Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Épître à Boisjolin

Œuvres de M. de FontanesL. Hachettetome 1 (p. 412-416).


ÉPITRE À BOISJOLIN

SUR L’EMPLOI DU TEMPS.


1792.


 Sur les bords de la Saône, heureux dans ma retraite,
Possédant plus de biens qu’il n’en faut au poëte,
Ma volage pensée, au milieu de Paris
Court retrouver encor tous ceux que j’ai chéris,
Ces premiers compagnons des goûts de ma jeunesse.
Qui préféraient aux rangs, aux dons de la richesse,
Les rêves de la gloire, à cet âge si chers,
Une heureuse indigence et l’amour et les vers.

 Boisjolin, c’est à toi qu’aujourd’hui je m’adresse ;
Nous aimons tous les deux les arts et la paresse ;
Peut-on nous en blâmer ? Sans nous assez d’auteurs
De leur fécondité fatiguent les lecteurs !
Il est doux de rêver ; il l’est si peu d’écrire !
Plus d’un Linière encore appelle la satire.
Mais tout à son excès : n’attendons pas trop tard ;
On railla justement le sommeil de Conrart.
Exerçons la pensée : elle croit par l’usage.
Les vers, comme l’amour, vont si bien au jeune âge !

 Mets-le à profit, crois-moi : tout fuit, cher Boisjolin,
Et trop tôt le talent a ses jours de déclin.

Quand il nait, tout l’accueille ; on aime son aurore.
Rappelle-toi ces jours où, commençant d’éclore,
Ta muse, qui brillait des plus fraiches couleurs,
Orna d’attirails nouveaux la Déesse des fleurs,
Alors que ton crayon, pur et brillant comme elles,
Accroissait du printemps les âmes immortelles[1].
Ô jours d’enchantements ! L’espérance, à tes yeux,
Ouvrait dans un ciel pur ces lointains radieux,
D’où la Gloire, au travers de cent miroirs magiques.
De son temple élevé fait briller les portiques.
La course était immense et ne t’effrayait pas.
Quelle langueur oisive a suspendu tes pas ?
Tu m’as trop imité : les plaisirs, la mollesse,
Dans un piège enchanteur ont surpris la faiblesse.
La gloire en vain promet des honneurs éclatants ;
Un souris de l’amour est plus doux à vingt ans ;
Mais à trente ans la gloire est plus douce peut-être.

 Je l’éprouve aujourd’hui ; j’ai trop vu disparaître
Dans quelques vains plaisirs, aussitôt échappés,
Des jours que le travail aurait mieux occupés.
Oh ! dans ces courts moments consacrés à l’étude,
Combien je chérissais ma docte solitude !
J’y bornais tous mes vœux, et, charmant mon loisir,
Chaque heure fugitive y laissait un plaisir.
Là, d’un air recueilli, mais sans être farouche,
Le Silence pensif, et le doigt sur la bouche,

Écartait loin de moi les vices, le malheur,
Les dégoûts, et l’ennui, pire que la douleur.
Alors indépendante, et même un peu sauvage.
Ma muse ne cherchait qu’un solitaire ombrage,
Ou venait, quand Vesper a noirci le coteau,
S’asseoir sur les débris des tours d’un vieux château
Ou rêvait au milieu de ces tombes champêtres.
Qui du hameau voisin rentament les ancêtres.
Quelquefois, plus riante, elle ornait un verger.
Un jour, dans les Cieux même elle osa voyager.
Les Alpes, le Jura, l’appelaient sur leurs cimes ;
Elle aimait à descendre au fond de leurs abimes,
Dans ces autres sacrés d’où sort la voix des Dieux,
D’où montaient jusqu’à moi ces sons mystérieux,
Ces accents inspirés, que, dans un saint délire,
L’enthousiasme seul peut entendre et redire.
Tels étaient mes plaisirs : tels ont été les tiens,
Et nos illusions nous donnaient tous les biens.
Malheur au vil mortel, malheur à l’amant même
Qui méconnaît des vers la puissance suprême !
Ce grand art, dont l’éclat souvent m’enorgueillit,
M’embellissait l’amour par qui tout s’embellit.

 Que n’es-tu près de moi ? De si fraiches retraites,
Aussi bien qu’aux amants, conviennent aux poëtes,
Et l’ombre, protégeant les lieux d’où je t’écris,
Comme pour t’inviter, t’offre tous ses abris.
Tu chantas le printemps : ses beautés m’environnent.
Du front de cent coteaux que les vignes couronnent,
Mon regard, abaissé sur d’immenses moissons,

Voit des Alpes au loin resplendir les glaçons.
Deux fleuves, en fuyant, dans leurs eaux réfléchissent
Une antique Cité que les arts enrichissent.
Quel contraste ! en ces champs peuplés d’heureux troupeaux,
Des cruels Triumvirs ont flotté les drapeaux[2].
Là, fut placé leur camp ; là, des vierges modestes
D’un palais des Césars foulent en paix les restes.
Ces débris sont leur temple, et leurs pieuses mains
Cultivent quelques fleurs sur des tombeaux romains.
De Jupiter couché sur son aigle brisée,
La Croix fit taire ici la foudre méprisée,
Mais tout change ; et, du haut de cette auguste tour,
La Croix qui la soumit va tomber à son tour[3].
Ici, plus d’une fois, rêva l’auteur d’Émile,
Et cet autre écarté fut, dit-on, son asile.
Ami de la nature, il aimait ces beaux lieux.
Qui peindra ces tableaux qu’ont admirés ses yeux ?
Pour Delille ou Vernet qu’ils seraient favorables !
Jadis la Poésie, au siècle heureux des fables,
Eût dit qu’en ces vallons, dans le mois des amours,
Les Nymphes, à dessein reprenant leurs atours,
De la Saône à mes pieds par le Rhône entraînée,
Viennent orner le lit, et fêter l’hyménée.

 Viens aussi, ce sujet est digne de tes chants.
Ta voix qu’instruisit Pope en tes plus jeunes ans,

Des bosquets de Windsor ressuscita la gloire[4].
Jeune, tu vis les champs embellis par la Loire ;
Mais ceux où je t’invite ont encor plus d’appas.
Comme on voit, quand l’hiver a chassé les frimas,
Revoler sur les fleurs l’abeille ranimée,
Qui, six mois dans sa ruche a langui renfermée,
Ainsi revole aux champs, Muse, fille du ciel !
De poétiques fleurs compose un nouveau miel ;
Laisse les vils frelons, qui te livrent la guerre,
À la hâte et sans art pétrir un miel vulgaire ;
Pour toi, saisis l’instant, marque d’un œil jaloux
Le terrain qui produit les parfums les plus doux ;
Reposant jusqu’au soir sur la tige choisie,
Exprime avec lenteur une douce ambroisie,
Épure-la sans cesse, et forme pour les cieux
Ce breuvage immortel attendu par les Dieux.


fin des poésies diverses.
  1. Fragments d’un poëme sur les paysages au printemps, que M. de Boisjolin avait publiés dans les recueils poétiques d’alors.
  2. Il parle des anciens triumvirs ; on était à la veille des nouveaux.
  3. Il s’agit d’un couvent de la Visitation qu’on allait démolir.
  4. Traduction en vers de la Forêt de Windsor.