Œuvres complètes (Crémazie)/Promenade de trois morts (fantaisie)

PROMENADE DE TROIS MORTS.


fantaisie.


(POÈME INACHEVÉ)

I


le ver.

 
Le soir est triste et froid. La lune solitaire
Donne comme à regret ses rayons à la terre ;
Le vent de la forêt jette un cri déchirant ;
Le flot du Saint-Laurent semble une voix qui pleure,
Et la cloche d’airain fait vibrer d’heure en heure
Dans le ciel nuageux son glas retentissant.

C’est le premier novembre. Au fond du cimetière,
On entend chaque mort remuer dans sa bière ;
Le travail du ver semble un instant arrêté.
Ramenant leur linceul sur leur poitrine nue,
Les morts, en soupirant une plainte inconnue,
Se lèvent dans leur morne et sombre majesté.

Drapés, comme des rois, dans leurs manteaux funèbres,
Ils marchent en silence au milieu des ténèbres

Et foulent les tombeaux qu’ils viennent de briser.
Heureux de se revoir, trois compagnons de vie
Se donnent, en pressant leur main roide et flétrie,
De leur bouche sans lèvre un horrible baiser.

Silencieux ils vont ; seuls quelques vieux squelettes
Gémissent en sentant de leurs chairs violettes
Les restes s’attacher aux branches des buissons.
Quand ils passent, la fleur se fane sur sa tige,
Le chien fuit en hurlant comme pris de vertige,
Le passant effaré sent d’étranges frissons.

Ils forment, en marchant, une blanche colonne ;
Leurs linceuls, agités par la brise d’automne,
Laissent voir aux regards leurs membres décharnés.
Trois d’entre eux cependant vont d’un pas moins rapide ;
Leurs os sont presque intacts, leur face est moins livide ;
Ils semblent de la mort être les nouveau-nés.

L’un avait déjà vu sur sa tête blanchie
Neiger soixante hivers, quand, arrêtant sa vie,
La mort vint l’enivrer de son breuvage amer.
Un fils, un fils unique, orgueil de sa vieillesse,
Avait, tout rayonnant des feux de la jeunesse,
Des fleurs de son printemps couronné son hiver.

Comme au souffle du Nord la rose épanouie
Avant la fin du jour voit sa beauté flétrie,
Le second avait vu la mort à son chevet
Quand, jeune encor, l’amour charmait son existence.
Sa femme avait voulu, modèle de constance,
S’enfermer avec lui dans le tombeau muet.


Le troisième, à sa mère arraché par la tombe,
Avait quitté la vie ainsi qu’une colombe
Qui s’envole en chantant un hymne de bonheur.
Vingt printemps n’avaient pas encor paré sa tête ;
La mort, pour son bouquet la trouvant toute prête,
À ces fruits déjà mûrs ajouta cette fleur.

Nés sous le même ciel, morts dans la même année,
Tous trois avaient connu la chaîne fortunée
Qu’ici-bas sur la terre on nomme l’amitié.
Maintenant réunis dans la cité pleurante,
Comme ces mendiants que chantait le vieux Dante,
Des vivants ils s’en vont implorer la pitié.

Ils marchent leur chemin, s’entretenant ensemble,
Quand l’un d’eux, s’arrêtant, dit d’une voix qui tremble
Au mort en cheveux blancs : « Pourquoi tous les tombeaux
« Ne sont-ils pas ouverts dans ce jour d’espérance ?
« Mes voisins ont gardé leur éternel silence
« Quand la cloche des morts a fait frémir nos os. »

« — Ami, dit le vieux mort, si cette voix sonore
« Dans nos tombeaux muets vient retentir encore,
« Apportant avec elle un rayon de chaleur,
« Ce n’est que pour ceux-là dont les âmes en peine
« Attendent le secours d’une prière humaine
« Avant d’aller se joindre aux anges du Seigneur.

« Déchirant pour toujours le voile de la vie,
« Pour le ciel ou l’enfer quand une âme est partie,

« Son corps, en descendant au repos éternel,
« Ne s’éveille jamais pour venir sur la terre
« Implorer les vivants, car, hélas ! leur prière,
« Sans force pour l’enfer, est inutile au ciel. »

Pendant quelques instants ils gardent le silence ;
La mer, chantant toujours son hymne de souffrance,
Fait monter ses sanglots dans les ciel nuageux.
Mais les trois voyageurs vont d’un pas plus rapide,
Quand, dévorant ses traits de son regard avide,
Le plus jeune soudain, s’adressant au plus vieux :

« Mon ami, lui dit-il, je vois sur votre joue
« Un ver qui vous dévore, et, quand le vent se joue
« Dans vos cheveux blanchis, à ses frémissements
« On dirait qu’il a peur de perdre sa pâture.
« Arrachez donc ce ver et cachez sa morsure,
« Peut-être pourrait-il effrayer les vivants !… »

Mais le vieux mort : « Enfant, quand nous quittons nos tombes,
« Crois-tu que nous soyons blancs comme les colombes,
« Et purs comme les lis qui croissent dans les champs ?
« Dans l’espace de temps que, là-haut sur la terre,
« Nous appelions trois mois, sais-tu combien ta bière
« A vu de vers nouveaux s’attacher à tes flancs ?

« La femme a sa beauté ; le printemps a ses roses,
« Qui tournent vers le ciel leurs lèvres demi-closes ;
« La foudre a son nuage où resplendit l’éclair ;
« Les grands bois ont leurs bruits mystérieux et vagues ;
« La mer a les sanglots que lui jettent ses vagues ;
« L’étoile a ses rayons ; mais le mort a son ver !…


« Le ver, c’est la couronne, épouvantable et sombre,
« Qui brille sur nos fronts comme un œil noir dans l’ombre ;
« C’est le baiser reçu dans ce lugubre jour
« Où la mort nous a dit : Viens, je suis ton épouse !
« Et, ce baiser fatal, cette reine jalouse
« Veut que nous le gardions comme un gage d’amour.

« Ah ! gardons notre ver. Lui seul par sa blessure
« Nous fait croire à la vie. En sentant sa morsure
« Le pauvre mort dit : Je souffre, donc je vis !
« Ce ver, que les vivants fuient comme un être horrible,
« Est, certes, moins cruel que le ver invisible
« Du remords, dévorant leurs cœurs endoloris.

« Un jour, — était-ce un jour ou bien une nuit sombre ?
« Je ne sais, car pour nous le temps n’a plus de nombre ;
« Nous n’avons qu’un seul jour, c’est l’éternelle nuit —
« Les vers rassasiés dormaient sur mon suaire ;
« Ma tombe était muette, et là-haut sur la terre
« On entendait la mort qui moissonnait sans bruit.

« Comme un avare seul qui compte ses richesses,
« Je comptais mes douleurs, mes amères tristesses,
« Quand j’entendis soudain un cri de désespoir.
« Une voix répondit, formidable et stridente,
« Dont l’écho seul suffit pour glacer d’épouvante,
« Lugubre comme un glas qui retentit le soir.

« Ce cri de désespoir qui frappait mon oreille,
« C’était le cri d’un mort enterré de la veille

« Que le ver attaquait pour la première fois.
« J’écoutai, frémissant d’une horreur indicible,
« Les étranges accents de ce duo terrible
« Que près de moi chantaient ces effrayantes voix.

le mort.


« Où suis-je ? Mais qui donc vient ainsi de me mordre ?
« J’ai senti tout mon corps s’agiter et se tordre
« Comme un arbre sous l’ouragan.
« Qui donc est-il celui qui partage ma couche ?…
« Il s’approche de moi, je sens encor sa bouche
« Qui presse et torture mon flanc !

le ver.


« Je suis le maître ici. Mon haleine est glacée
« Comme le vent un jour d’hiver ;
« Toute force par moi demeure terrassée,
« Je suis le roi, je suis le Ver.

le mort.


« Le ver ! le ver déjà !… Quoi ! c’est donc sa morsure
« Qui déchire ma chair ! Quoi ! déjà la pâture
« De cet horrible compagnon !
« Mais pourtant c’est hier que j’ai quitté la vie,
« Que j’ai vu près de moi ma famille attendrie
« Pleurer en prononçant mon nom !

le ver.


« Ta bière est mon empire et ton corps est mon trône ;
« Je suis ton maître et ton tourment.
« Des fibres de ton cœur je fais une couronne
« Plus brillante qu’un diamant. »

le mort.


« Oh ! si je pouvais fuir cette demeure horrible !
« Si je criais, peut-être une main invisible
« Viendrait-elle ouvrir mon tombeau !
« On dirait que là-haut on marche sur la terre.
« Au secours ! sauvez-moi !… Le cri de ma misère
« Ne trouve pas même un écho. »

le ver.


« Ils ne t’entendront pas. Les vivants n’ont d’oreilles
« Que pour ce qui peut les servir.
« Il leur faut des honneurs, des fêtes pour leurs veilles…
« Ô mort ! peux-tu leur en fournir ? »

le mort.


« Hélas ! je n’ai plus rien, rien que mon blanc suaire,
« Rien que mon corps flétri, rien que cet ossuaire
« Où le jour ne paraît jamais !
« Si je n’ai plus ces biens que leur folie adore,
« Ah ! pour penser à moi mes amis ont encore
« Le souvenir de mes bienfaits. »

le ver.


« Quand la main qui donnait est pour toujours fermée,
« Qui donc garde son souvenir ?
« Et qui songe au parfum de la rose embaumée,
« Quand on ne peut plus la cueillir ?

« Car l’homme veut toujours que sa reconnaissance
« Lui rapporte quelques profits ;
« Il ne se souvient plus, quand tombe la puissance
« Dont il pouvait tirer des fruits.

« Ô mort ! tu n’as plus rien, maintenant que ta bière
« Est mon empire sépulcral ;
« Ton linceul m’appartient ; ô mort ! dans ce suaire
« Je taille mon manteau royal.

« Ton cadavre, pour moi c’est la source de vie
« Où je m’abreuve chaque jour ;
« C’est le riche banquet où la faim me convie,
« Où je m’assieds avec amour.

« Tout est à moi, ton corps, ton cercueil, ton suaire,
« Tes douleurs seules sont à toi.
« Moi seul puis dire ici d’une voix haute et fière :
« Je suis le Ver, je suis le Roi !

« Comme ces conquérants qui passent sur le monde
« Frémissant sous leurs pas vainqueurs,
« Pour graver de leur nom une trace profonde,
« Laissent des sillons de douleurs ;


« Je laisserai tes os dans cette fosse impure
« Où ton désespoir s’exhala,
« Pour qu’on dise, en voyant ce qui fut ma pâture :
— « Le Roi, le Ver a passé là ! »

le mort.


« Ta voix est comme un glas, ô Ver ! et ta parole
« De son souffle maudit veut flétrir l’auréole
« De la pure et douce amitié !
« Mais es-tu donc certain, toi qui parles en maître,
« Que les hommes aient vu tomber et disparaître
« Le culte saint de la pitié ?

« Il est encor là-haut plus d’une âme pieuse
« Qui s’en vient chaque soir, triste et silencieuse,
« Pour nous implorer le Seigneur.
« Il est encor là-haut plus d’une âme bénie
« Qui pense aux pauvres morts et qui fait de sa vie
« Un holocauste à leur douleur.

« Il est… Mais qu’est-ce donc qui tombe sur ma tête ?
« Ô Ver ! est-ce un convive invité pour la fête
« Que tu vas donner sur mon corps ?
« Pour dévorer ma chair te faut-il donc un aide ?
« Ne peux-tu prendre seul ce peu que l’on possède
« Dans l’avare cité des morts ?

« On dirait une larme, une larme brûlante,
« Qui tombe sur mon front. Une voix gémissante

« Descend de là-haut comme un chant.
« Ah ! ma mère, c’est toi, dont la tendresse sainte
« Vient répandre à la fois tes larmes et ta plainte
« Sur le tombeau de ton enfant !

« Ô larme de ma mère,
« Petite goutte d’eau,
« Qui tombes sur ma bière
« Comme sur mon berceau ;

« Ô fleur épanouie
« De l’amour maternel,
« Par un ange cueillie
« Dans les jardins du ciel ;

« Larme sainte et pieuse,
« Fille du souvenir,
« Perle plus précieuse
« Que les trésors d’Ophir ;

« Larme douce et bénie,
« Toi, que ma mère en deuil
« Des hauteurs de la vie
« Verse sur mon cercueil ;

« Ah ! coule, coule encore
« Sur mon front pâle et nu !
« Dure jusqu’à l’aurore,
« Bonheur inattendu !


« Ma tombe solitaire,
« Où le ver accomplit
« Ce terrible mystère
« De l’éternelle nuit,

« Maintenant arrosée
« Par ces larmes du cœur,
« Comme sous la rosée
« S’épanouit la fleur,

« Dans ses ombres profondes,
« Voit briller, pour un jour,
« Ces deux flammes fécondes,
« L’espérance et l’amour.

« Si tu savais, ma mère,
« Comme il fait sombre et noir
« Dans cette fosse amère,
« Où la brise du soir

« Ni l’aurore vermeille
« Ne viennent plus jamais
« Porter à mon oreille
« La chanson des forêts.

« Dans cette solitude,
« Mon Dieu ! comme il [fait] froid !
« Comme ma couche est rude !
« Que mon lit est étroit !


« Cette nuit sans étoile,
« Lourde comme du plomb,
« Qui m’entoure d’un voile
« Sans fin comme sans nom ;

« Ce ver impitoyable
« Qui vient me mordre au cœur,
« Dont le rire effroyable
« Me glace de terreur ;

« Et cette plainte immense,
« Ces accents surhumains
« Qu’une même souffrance
« Arrache à mes voisins,

« Ah ! tous ces maux sans nombre,
« Ces réseaux de douleurs
« Ont de ma fosse sombre
« Fait un gouffre d’horreurs !

« Mais ce lieu plein d’alarmes,
« D’horreurs, d’affreux secrets,
« Ô ma mère, tes larmes
« Vont en faire un palais ! »

le ver.


« Décidément, ô mort ! tu devais, dans la vie,
« Voir bien souvent Phébus le blond
« Descendre te verser des flots de poésie,
« Et de lauriers couvrir ton front,


« Pour qu’une goutte d’eau, courant en étourdie,
« Qui tombe et vient tu ne sais d’où,
« T’inspire un pathos long comme une tragédie !
« Tu dus être ou poète ou fou.

« Ces beaux rêves du cœur qui, là-haut sur la terre,
« Ont tant d’attraits et de beauté,
« Quand on est près de moi se brisent comme verre
« Au choc de la réalité.

« Oui, quand la vie encor, circulant dans tes veines,
« T’apportait les hymnes du soir,
« Tu pouvais quelquefois dans tes douleurs humaines
« Voir passer un rayon d’espoir.

« Mais au moment suprême où la mort vint te prendre,
« T’emporter dans ses bras hideux,
« L’espoir ne voulut pas avec elle descendre
« Dans mon palais mystérieux.

« Si cette fleur du ciel qu’on nomme l’espérance
« Sur les tombeaux peut se cueillir,
« Jamais dans le séjour de l’éternel silence
« On n’entend ses feuilles frémir.

« Non, cette goutte d’eau, ce n’est pas une larme
« Que verse l’amour maternel
« Cherchant à soulever, avec un divin charme,
« Le voile qui cache le ciel.


« Non, cette goutte d’eau, ce n’est pas cette aumône
« Qu’on donne à qui vient de mourir,
« Ni cet élan du cœur qui tresse une couronne
« Avec les fleurs du souvenir.

« Ce n’est qu’un allié que la terre m’envoie
« Pour hâter ta destruction,
« La terre, qui partage avec moi chaque proie
« Et qui prend la part du lion !

« Quand tu voyais encor le ciel dont les étoiles
« Te jetaient leur douce clarté,
« La terre à tes regards se découvrait sans voiles,
« Dans sa splendeur et sa beauté.

« Egoïste et cruel, ta main insoucieuse
« Cueillait tous les fruits de son sein,
« Et sans remercier la mère généreuse
« Qui te donnait l’air et le pain.

« Aujourd’hui c’est son tour ; ta sombre créancière,
« T’enserrant dans ses bras profonds,
« Ô cadavre, enchaîné sur ton lit de poussière,
« Va te reprendre tous ses dons.

« Ta chair, qui retenait ton âme prisonnière
« Et voilait ce divin flambeau,
« Ta chair, dont elle fut l’origine première,
« Ta chair, ta honte et ton fardeau ;


« Oui, ta chair, maintenant sans force et sans défense
« Et pleine de corruptions,
« Elle en fera bientôt la nouvelle semence
« Qui doit féconder ses sillons.

« Sur le champ du repos quand la brise sereine
« Vient souffler dans l’ombre des nuits,
« Elle emporte en passant cette poussière humaine
« Qui doit se transformer en fruits.

« Quand au pied de l’autel la douce fiancée
« Vient courber son front virginal,
« C’est peut-être du cœur de sa sœur trépassée
« Qu’est fait son bouquet nuptial.

« La terre, par la mort sans cesse rajeunie,
« Voit passer fleurs et nations :
« Ainsi Dieu l’a voulu ; de la mort naît la vie,
« Comme l’épi sort des sillons.

« Et moi-même, le Ver, oui, moi-même, le Maître,
« Devant qui tremble toute chair,
« La mort me saisira, puis elle fera naître
« De mon cadavre un nouveau ver. »

le mort.


« Comme moi tu mourras ! Quoi ! la Mort, notre reine,
« Aussi t’écrasera sous sa main souveraine

« Comme le fruit sous le pressoir !
« Qui nous dira jamais, dans ce morne royaume,
« Du cadavre du ver ou de celui de l’homme
« Lequel est plus horrible à voir ?

« Eh bien ! poursuis ton œuvre, ô Ver ! et que ta bouche,
« En torturant ma chair de sa lèvre farouche,
« Mette bientôt mes os à nu !
« Oui, dévore ma chair sans trêve et sans relâche,
« Et, pour hâter la fin de ton affreuse tâche,
« Cherche et trouve un aide inconnu !

« J’aspire maintenant à devenir poussière,
« Et je veux échanger les ombres de ma bière
« Contre le jour et sa splendeur ;
« Et, porté par le vent dans cette humble vallée
« Où pleure chaque jour ma mère désolée,
« Je veux devenir une fleur.

« Pensant toujours à moi, lorsque sous le feuillage
« Où sa main conduisait les pas de mon jeune âge,
« Ma mère reviendra s’asseoir,
« La pauvre fleur qui fut l’objet de sa tendresse,
« En sentant son regard, frémira d’allégresse
« Comme les bois aux chants du soir.

« Et sa pieuse main, sur ma tige posée,
« En sentant sous ses doigts les gouttes de rosée
« Frémir d’amour et de bonheur,
« M’ajoutera peut-être aux lis, aux immortelles
« Qui forment ce bouquet qu’aux fêtes solennelles
« Elle offre à l’autel du Seigneur.


« L’autel où j’apportai l’innocence bénie
« De mon cœur jeune et pur, cette fleur de ma vie
« Alors sans tache et sans remord,
« Où les anges chantaient les hymnes de l’aurore,
« Oui, cet autel verra ma pauvre mère encore
« Offrir cette fleur de ma mort. »

le ver.


« Eh ! que m’importe à moi que ta froide poussière
« Frémissante au souffle du vent,
« Se transformant en fleur, vienne aux pieds de ta mère
« Apporter son parfum vivant ?

« Ton cadavre est mon bien, ton cadavre est ma vie !
« C’est mon orgueil et ton tourment ;
« C’est la fleur de la mort, la fleur épanouie
« Qui doit me servir d’aliment.

« Irai-je en un instant, comme un homme prodigue,
« Briser l’objet de mon amour,
« Et, pour te contenter, me donner la fatigue
 De te dévorer en un jour ?

« Oh ! je sais mieux jouir des biens que Dieu m’envoie ;
« J’aime à déguster mon bonheur.
« Je prendrai chaque jour une part de ma proie
« Pour mieux en goûter la saveur.


« Dans ce sombre royaume
« Dont moi seul suis le roi,
« Cette chair qui fut l’homme
« Est tout entière à moi.

« C’est mon bien, ma conquête !
« À moi son œil de feu,
« À moi sa noble tête,
« Ce chef-d’œuvre de Dieu !

« À moi sa lèvre fière !
« À moi son cœur profond,
« Dont les biens de la terre
« Ne trouvaient pas le fond.

« Oh ! l’homme me méprise,
« Moi, l’humble vermisseau,
« Et pourtant je le brise
« Comme un faible roseau.

« L’homme toujours oublie
« L’inexorable loi
« Qui veut, après la vie,
« Que le Ver soit son Roi.

« Trop longtemps, sur la terre,
« Il sème sous ses pas
« Un sillon de misère
« Qu’il ne soupçonne pas.


« Pour chasser de son âme
« Un remords trop cuisant,
« Pour ranimer la flamme
« D’un amour expirant,

« Souvent ses mains funestes
« Brisent ces deux bonheurs,
« Ces deux rayons célestes,
« Les oiseaux et les fleurs.

« Douces fleurs embaumées
« Souriant au ciel bleu !
« Ô fleurs ! Ô fleurs formées
« D’un sourire de Dieu !

« Oiseaux, troupe bénie,
« Orchestre éblouissant,
« De la lyre infinie
« Écho si ravissant !

« Voix qui semblez descendre
« Du palais d’Ariel,
« L’ange pour vous entendre
« Se penche au bord du ciel !

« Voix de la haute sphère
« Oiseaux harmonieux,
« Qui portez à la terre
« Un souvenir des cieux !


« Moi, dans ce monde étrange
« Qu’on nomme le tombeau,
« Seul, aujourd’hui je venge
« Et la fleur et l’oiseau.

« Cet homme dont le crime
« Fut le premier berceau,
« Est ici ma victime
« Et je suis son bourreau.

« Sombres voix de la terre,
« Clairons du désespoir,
« Sanglots du cimetière,
« Spectres mornes du soir ;

« Fanfares infernales
« Des damnés rugissants,
« Qui montez en spirales
« Du fond des lacs brûlants ;

« Lyres de la vengeance,
« Orchestre de l’enfer,
« Célébrez l’alliance
« Du cadavre et du Ver ! »

le mort.


« Spectres !… Enfer !… Damnés !… Rêve-t-on dans la tombe ?
« Est-ce un cri du vautour dévorant la colombe

« Qu’il vient d’arracher à son nid ?
« L’œil de Satan semblait étinceler dans l’ombre
« Quand s’élevait ce chant inénarrable et sombre
« Comme un cauchemar infini.

« Ô Ver ! d’où viens-tu donc ? quel être corruptible
« Pour la première fois a vu ton œil terrible
« S’ouvrir aux ombres de l’horreur ?
« Sentinelle placée au seuil de la souffrance,
« As-tu pour mission de chasser l’espérance
« Et de me garder la douleur ?

« Es-tu né seulement pour semer l’épouvante,
« Les angoisses sans nom dans la fosse béante
« Qui nous reçoit après la mort ?
« Montes-tu de l’enfer ? descends-tu de la terre,
« Ô maître souverain de ce lieu de misère
« Où jamais la douleur ne dort ? »

le ver.


« Avec ton premier crime, homme ! je pris naissance,
« Je suis presque aussi vieux que toi ;
« Tu m’appelais remords, ou bien la conscience,
« Et maintenant je suis le Roi  !

« Homme ! quand tu vivais je n’étais qu’une idée
« Sommeillant au fond de ton cœur ;
« Cette idée aujourd’hui, par la mort fécondée,
« A pris un corps dans ta douleur.


« Dans ce concert étrange où les chants de la vie
« Te semblaient des cris de bonheur,
« Tu n’entendais jamais de ma voix affaiblie
« Vibrer le reproche vengeur.

« Ces cris des passions, d’amour ou de vengeance,
« Sont étouffés sous ton linceul ;
« Ma voix s’élève ici dans toute sa puissance,
« Car aujourd’hui je parle seul.

« L’amour, ce mot sonore aussi trompeur qu’un songe,
« La gloire, ce beau rêve d’or,
« L’amitié des humains, cet impudent mensonge,
« La fortune, ce vain trésor ;

« Toutes ces voix d’en haut où ta pauvre existence
« Cherchait une fausse clarté,
« Oui, ces voix garderont pour toujours le silence
« Devant ma fauve majesté.

« Aux rêves qui chantaient dans ton âme ravie
« Dis donc un éternel adieu ;
« Car la mort a donné ces deux parts de ta vie,
« Ton corps au Ver, ton âme à Dieu.

« Et ton corps, je le prends ; aujourd’hui c’est ma fête,
« Le jour de rétribution…
« Je le reçois enfin ce prix de ma conquête,
« J’en viens prendre possession ! »


le mort.


« Soumis comme un esclave à ta toute-puissance,
« Pourquoi me frappes-tu, quand seul et sans défense
« Je ne suis plus bon qu’à souffrir ?
« Quel mal t’ai-je donc fait, pour que toujours ta haine
« Me torture le cœur ?… Ah ! pour briser ma chaîne
« Je ne peux plus même mourir ! »

le ver.


« Que t’avait fait l’oiseau, cette lyre qui chante
« Un hymne doux et solennel ?
« Que t’avait fait la fleur, la fleur frêle et charmante
« Reflétant les splendeurs du ciel ?

« Pourtant tu la brisais dans ta course insensée,
« Comme un enfant brise un jouet,
« Et tu foulais aux pieds la pauvre délaissée,
« Sans lui donner même un regret.

« Courbé par le malheur, isolé, sans défense,
« Quand tu marchais silencieux
« Et cherchais en pleurant, pour calmer ta souffrance,
« Un rayon d’espoir dans les cieux,

« Que faisaient tes amis, tes amis de la terre,
« Qu’autrefois nourrissait ta main ?
« De leurs traits acérés augmentant ta misère,
« Ils te frappaient de leur dédain !


« En torturant ton corps, moi le Ver, moi le Maître,
« Ton corps qui fut mon ennemi,
« En rendant au néant cette part de ton être,
« Ô mort, je suis bien ton ami !

« Car cette mort du mort, de cette chair flétrie
« Que ton âme vient de quitter,
« C’est le dernier rayon du soleil de la vie,
« Puisque souffrir c’est exister. »

Mais ici du vieux mort la voix faible, indécise,
Se tut ; puis on le vit, frissonnant sous la brise,
Rajuster son linceul déchiré par le vent ;
Sur sa main décharnée il appuya sa tête
Comme pour reposer sa pensée inquiète ;
Puis il reprit bientôt son récit émouvant.

— « Ils parlèrent encor les deux causeurs funèbres
« Ils parlèrent longtemps, et l’écho des ténèbres
« Aux tombeaux apportait les notes de leur chant.
« Mais bientôt cependant un solennel silence
« Remplaça ce duo d’angoisse et de vengeance,
« Puis le cri seul du Ver s’éleva triomphant.

« Horrible fut ce cri. Se levant dans ma bière,
« Tous mes vers, réveillés à ce cri de leur frère,
« Répondirent soudain en torturant ma chair,
« Et de tous les tombeaux une clameur immense
« De douleur et d’effroi, d’horreur et de souffrance,
« S’éleva comme un chant qui monte de l’enfer. »


Et le vieux mort se tut. La lune haute et pâle
Illuminant le ciel de ses rayons d’opale
Éclairait les trois morts de ses douces clartés.
Le chemin Saint-Louis était désert et morne ;
Un lugubre corbeau, posé sur une borne,
Salua les passants de ses cris attristés.

Montmorency roulait ses vagues mugissantes ;
Les bruits mystérieux des forêts ondoyantes
Semblaient le chant lointain d’une immense douleur ;
Et les chantres des bois, cachés dans le feuillage,
Avaient pour ce soir-là changé leur doux ramage
Pour le cri fauve et dur qu’inspire la terreur.

Les trois morts s’en allaient suivant la même voie ;
Attiré par leur chair, seul, un oiseau de proie,
Des yeux ardents cherchait l’instant de les saisir.
Les arrêtant soudain dans leur marche tremblante,
La voix du jeune mort s’éleva frémissante,
Faible comme un écho, triste comme un soupir :

— « Ce cadavre flétri, rebut de la nature,
« Boue infecte où le Ver trouve sa nourriture,
« Ce mort auquel le Ver disait : Je suis le Roi !
« Ce foyer dégoûtant de honte et de misère,
« Ce pauvre enfant qui crut aux larmes de sa mère,
« Compagnons du tombeau, ce cadavre, c’est moi !

« L’océan de douleurs que l’on nomme la tombe,
« L’impénétrable nuit, la nuit lourde qui tombe

« Sur nos os décharnés comme un manteau de plomb ;
« Les formidables voix qui montent de l’abîme,
« Le Ver, ce roi-bourreau, qui vit de sa victime ;
« Tout ce je ne sais quoi qui n’a pas même un nom,

« Me faisait moins de mal que cette voix stridente
« Du Ver qui déchirait de sa morsure ardente
« Ce souvenir sacré, dernier reste du cœur !
« Douter si l’être pur à qui l’on doit la vie
« Sur son fils verse encore une larme bénie :
« Quel tourment de l’enfer égale cette horreur ?

« Ah ! qui donc dois-je croire, effroyable mystère !
« La parole du Ver ou l’amour de ma mère ?…
« Venez, la neuvième heure a déjà retenti ;
« Allons, allons frapper au seuil de ces demeures
« Où coulèrent, hélas ! nos plus charmantes heures,
« Et nous saurons bientôt si le Ver a menti. »

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Québec, octobre 1862
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