Œuvres complètes (Crémazie)/Lettres 31

à sa son frère joseph.


Bordeaux, 26 août 1876.
Mon cher frère,

Si tu reçois mes lettres le dimanche, je continue à recevoir les tiennes le mardi soir.

Depuis deux jours, nous avons de la pluie, ce qui est excellent pour la vigne, qui commençait à souffrir considérablement d’une chaleur endiablée.

Au moment où tu m’écrivais, vous étiez, comme nous, grillés par le bonhomme Phébus. Il est probable que le 19 courant, jour de la nouvelle lune, vous aurez eu, sur les bords du Saint-Laurent, comme sur ceux de la Garonne, votre petite révolution atmosphérique et que vous jouissez maintenant d’une température chrétienne.

Lundi, 28 août 1876.

Quel drôle de temps nous avons ! Il fait presque froid. Dans la nuit de samedi à dimanche, le thermomètre a descendu à dix degrés, une température d’hiver. Ce changement cause beaucoup de cas de cholérine. Pour moi, depuis que le temps est revenu au frais, je me porte bien,

Bordeaux n’est pas une ville renommée pour ses églises. On cite partout Rouen, Strasbourg, Amiens, Tours, Bourges, etc., mais on ne parle jamais de Bordeaux en fait d’architecture religieuse. La cathédrale de Saint-André est ce qu’il y a de mieux, mais elle ne saurait être comparée aux églises des villes que je viens de nommer. Saint-Michel est fort joli et sa tour est très belle. Les autres églises, à l’exception du portail de Sainte-Croix, n’ont aucune espèce de cachet. Les carmes viennent de construire dans le quartier des Chartreux une assez grande église, style moitié ogival et moitié byzantin. C’est joli, mais ce n’est pas de la grande architecture.

À l’exception d’un dominicain que j’ai entendu à Notre-Dame pendant le carême, les prédicateurs de Bordeaux ne s’élèvent pas au-dessus de la moyenne. Ils ne sont pas, pour le fond et pour la forme, supérieurs aux nôtres, mais ils font plus d’effet sur la masse, avec leurs voix tonnantes et leurs gestes méridionaux. Pour ceux qui ne se laissent pas monter la tête par ces procédés purement physiques, ils ne sont pas plus malins que nos prêtres canadiens.

Comme dans toutes les églises de France, le clergé est peu nombreux dans celles de Bordeaux. Les séminaires, pensionnats, assistent aux offices, le dimanche, dans leurs chapelles. Les élèves des frères seuls viennent aux offices de leurs paroisses respectives, mais ils ne sont pas au chœur. On leur réserve une place dans l’un des côtés de l’église où ils sont confondus avec le commun des fidèles.

Bordeaux possède un magnifique jardin public. Dans ses allées ombreuses, les dames du quartier des Chartreux vont passer l’après-midi avec leurs enfants et leurs bonnes. Le soir, la musique militaire donne un concert trois fois par semaine. Pour deux sous, on a une chaise et l’on passe une heure fort agréable. Dans les chaleurs du mois dernier, je me suis souvent payé ce luxe.

Le chef-lieu de la Gironde se vante, à juste droit, d’avoir le plus beau théâtre de la France, après le Grand-Opéra de Paris. Cet édifice est réellement très beau ; construit, il y a un siècle, par l’architecte Louis, il a toujours fait l’admiration des étrangers par la pureté classique de ses lignes.

Il y a trois autres théâtres qui n’ont aucune espèce de valeur au point de vue de l’architecture. À l’égard de l’intérieur, je ne saurais te renseigner, car je ne suis jamais allé au théâtre depuis que je suis sur les bords de la Garonne.

Comme dans toutes les grandes villes, on trouve à Bordeaux des cafés-concerts, bals publics, etc., mais je ne les connais que par les affiches que je vois au coin des rues. Je n’en sais donc pas plus long que toi sur les amusements du peuple souverain de l’ancienne capitale de l’Aquitaine.

À propos de Bordeaux, je t’ai envoyé un plan de la ville ; tu ne m’en as jamais parlé. C’est dans le mois de janvier que je t’ai fait cet envoi. L’as-tu reçu ?

Le Bordelais est aussi blagueur que le Parisien et il est beaucoup plus causeur ; au fond bon enfant. Les femmes, dans les boutiques, sont fort peu polies. Quelle différence avec la boutiquière de Paris, qui vous fait tout aussi bon accueil si vous faites une emplette de deux sous que si vous lui achetez pour cent francs.

En dehors du commerce des liquides et de tout ce qui s’y rattache, il n’y a pas de grandes industries à Bordeaux. Les millionnaires sont ici très nombreux, ce qui fait que l’association est moins nécessaire que dans des pays moins riches. Il y a quelques maisons d’armateurs qui ont quarante ou cinquante navires sur mer. Comme je crois te l’avoir dit, il y a dans cette ville un très grand luxe de vêtements et de voitures et, pour aller dans la société, il faut avoir du foin dans ses bottes.

Me voici rendu au bout de mon papier et de mes renseignements sur la capitale de la Gascogne.

Mes amitiés à ta femme.