Œuvres complètes (Crémazie)/Lettres 26

aux mêmes.


Orléans, 13 mai 1871.
Mes chers frères,

J’ai reçu, vendredi matin, votre lettre du 28 avril, et celle du 17 mars, qui s’était arrêtée en route. Comme elle porte le timbre de Londres du 30 mars, il est probable qu’elle sera restée dans les bureaux de Versailles, où il doit y avoir un fouillis de lettres effrayant.

Je vois, par votre lettre du 28 avril, que vous avez reçu à la fois mes lettres du 3 et du 9 avril. Comme j’avais mis la première le lundi soir, 3, à la poste, elle ne sera pas arrivée à Liverpool à temps pour être expédiée par le bateau qui part le jeudi. C’est ce qui m’explique pourquoi vous ne m’avez pas écrit le 21 avril, car vous ne saviez pas encore si j’étais pincé une seconde fois dans Paris ou si j’avais quitté la capitale pour une ville de province.

Jacques me dit que vous avez eu un mois d’avril froid et pluvieux, et qu’il a été indisposé, par suite des variations subites de la température. J’espère que le joli mois de mai dont les charmes existent plutôt dans l’imagination de ces farceurs de poètes que sur les bords du Saint-Laurent, aura apporté à Jacques, avec les brises printanières et les parfums des fleurs fraîchement écloses, un remède à l’indisposition que le mois d’avril lui avait causée.

Dans sa lettre du 17 mars, Jacques me prouve que vous étiez mieux informés que nous sur ce qui se passait à Paris. Le télégraphe vous avait appris que les garibaldiens arrivaient en nombre à Paris. Pour nous, habitants de la capitale du monde civilisé, nous n’avons su que le lendemain du 18 mars que nous devions à la bande du héros de Caprera l’assassinat du général Thomas et du général Comte, et cette belle révolution qui a porté à l’Hôtel de Ville un gouvernement composé aux trois quarts de fripons et de souteneurs de filles publiques. Il faut que la Babylone moderne soit bien coupable pour que Dieu lui inflige cette humiliation suprême d’être gouvernée depuis deux mois par de pareilles canailles. Ce qui étonne, ce ne sont pas les cinquante mille pendards qui sont arrivés à terroriser la capitale. Dans une ville de plus de deux millions d’âmes, le centre de toutes les conspirations européennes, il n’est pas étonnant que l’on trouve 2½% de la population qui soient des gens de sac et de corde. Ce qui est inconcevable, c’est que les 97½% qui restent, armés et aguerris comme les 2½%, puisque tout le monde était soldat pendant le siège, se laissent ainsi faire la loi par cette infecte crapule. Il est vrai que rien n’égale la pusillanimité, la lâcheté des bourgeois et du boutiquier de Paris. Quand Paris était assiégé par les Prussiens, ils allaient aux tranchées et aux avant-postes, d’abord parce qu’ils voulaient empêcher l’étranger d’entrer à Paris, mais surtout parce qu’il y avait cent mille soldats sérieux qui leur auraient tiré dessus, s’ils n’avaient pas voulu obéir aux ordres du général Trochu.

Le 18 mars, il n’y a plus de dictature militaire. C’est un pékin, M. Thiers, qui est le chef du pouvoir exécutif. On s’en moque comme de l’an quarante. En vain le ministre de l’intérieur fait battre le rappel pendant l’après-midi du 18 mars, pour que les gardes nationaux du parti de l’ordre aillent combattre la canaille de Belleville et de la Villette, personne ne répond à cet appel. Dans la rue de l’Entrepôt et ses environs, j’ai entendu plus de dix boutiquiers dire : Que le gouvernement s’arrange, ce n’est pas moi qui risquerai ma peau pour le défendre !

Abandonné par cette masse inerte qui compose le parti des honnêtes gens, le gouvernement a bien été obligé de se réfugier à Versailles. Le bourgeois de Paris, plutôt que de se battre, acceptera tous les gouvernements, quelque honteux qu’ils soient, sanctionnera toutes les usurpations, quelque scandaleuses qu’elles paraissent aux yeux de l’univers écœuré devant le spectacle d’une grande cité où la majorité est si lâche et la minorité si audacieuse et si corrompue.

Lundi dernier, 8 mai, le 442e anniversaire de la délivrance d’Orléans par Jeanne d’Arc a été célébré, mais avec moins de pompe que d’habitude. Pas de cavalcade, pas de feu d’artifice, ni d’illumination. Vu les cirsconstances douloureuses que la France traverse depuis bientôt un an, le conseil municipal a décrété de distribuer aux veuves et aux orphelins faits par les combats livrés autour d’Orléans, les sommes que l’on dépensait, les années précédentes, pour célébrer l’anniversaire de la défaite des Anglais sous les murs de la cité orléanaise. C’est l’Église seule qui a fêté cette glorieuse date du 8 mai. La cathédrale de Sainte-Croix était pavoisée à l’intérieur, le chœur avec des oriflammes rouges brodés en or, la nef avec des drapeaux bleus et blancs sur lesquels se détachaient de nombreuses fleurs de lis. À dix heures et demie, on a fait le panégyrique de Jeanne d’Arc dont je n’ai pu entendre un traître mot. Immense est la basilique, et comme la nef était occupée par les autorités constituées, j’ai dû chercher un refuge dans les petites nefs des côtés de l’église. Là, inondation de femmes sur toute la ligne. Derrière un confessionnal, j’ai trouvé une vieille chaise dont trois pieds tenaient à peine et le quatrième pas du tout. Du reste, je n’ai pas le droit de me plaindre, car on ne m’a pas fait payer les deux sous réglementaires. J’ai entendu vaguement le chant des hymnes dans le chœur, mais le prédicateur, point. Il paraît que je n’ai pas perdu grand’chose, car ce n’est pas le père Perrault qui est monté en chaire. Empêché au dernier moment, le célèbre oratorien n’a pu faire entendre sa parole éloquente et Jeanne d’Arc n’a eu qu’un panégyriste d’occasion. La procession a parcouru les rues Jeanne-d’Arc et Royale, a traversé le pont et a fait une station au pied de la statue de la Pucelle, sur la place des Tourelles, dans le faubourg Saint-Marceau.

Chaque paroisse d’Orléans était représentée par son clergé, qui, précédé de la croix et de la bannière, portait, dans des châsses magnifiques, les reliques des saints de son église. Les bannières, surtout celle de Saint-Paterne, avec l’image du saint, en fil d’or qui a au moins six pouces de relief, sont magnifiques.

Après chaque clergé venait un détachement de gendarmerie ou de troupes de ligne. Enfin s’avançait, précédé du préfet du Loiret et du maire, tous deux ceints de l’écharpe tricolore, le clergé de la cathédrale. Sous le dais se tenait un évêque dont j’ignore le nom, qui portait la relique de la sainte croix. Mgr Dupanloup assistait à la procession. Il paraissait très fatigué. Derrière le dais, marchaient le général de Potier et son état-major, la magistrature debout, en robes noires, et la magistrature assise, en robes rouges.

Les rues n’étaient ni pavoisées, ni bordées d’arbres, comme chez nous à la procession de la Fête-Dieu ou à celle de la Saint-Jean-Baptiste. Beaucoup de femmes de la campagne, en bonnets de formes diverses et singulières. Aux fenêtres, quelques dames, en grande toilette.

La Commune, qui prétend combattre pour établir en France le règne de la liberté, vient de supprimer d’un seul coup le Petit Journal et six autres feuilles. Le journal de Millaud n’en continue pas moins à paraître. Seulement il laisse en blanc le mot Petit dans son titre.

On parle beaucoup d’une restauration bonapartiste. Si on posait carrément à la France la question : Empire ou république, l’empire aurait encore une immense majorité. Le peuple français votera pour n’importe quel homme à poigne solide qui le débarrassera d’abord de la Commune de Paris, ensuite du gouvernement de Versailles, de ce gouvernement qui n’est ni la république, ni la monarchie.

Si l’état d’anarchie dans lequel nous vivons depuis le 4 doit se prolonger, le commerce sera complètement ruiné. L’article de Paris surtout risque fort de voir se fermer les marchés étrangers. L’Allemagne fournit maintenant tous ces petits bibelots dont le monde civilisé est si friand, à meilleur marché que la France, parce que la main d’œuvre est moins payée de l’autre côté du Rhin. Depuis six mois, les commis voyageurs autrichiens parcourent l’Europe et les États-Unis et font une concurrence désastreuse aux articles fabriqués à Paris.

Privés, pendant six mois, des marchandises parisiennes, les négociants étrangers se sont empressés, dès les premiers jours de février, d’envoyer des commandes considérables aux fabriques de la capitale. On commençait à peine à travailler à l’exécution de ces ordres, qu’arriva la révolution du 18 mars. Les ateliers sont fermés et les ouvriers les quittent pour le corps de garde. L’expédition des commandes reçues de l’étranger est donc renvoyée aux calendes grecques. Dans cette situation, il est tout naturel que les marchands du continent, de l’Angleterre et de l’Amérique, songent à s’affranchir du monopole que Paris a toujours exercé, jusqu’à ce jour, pour tout ce qui concerne la fabrication des articles de goût, et qu’ils se décident à acheter les articles allemands, moins élégants peut-être, mais aussi bien moins dispendieux.

En voyant s’agrandir leur clientèle, les Allemands offriront aux ouvriers français des salaires assez élevés pour les engager à aller s’établir dans le pays où fleurit la choucroute, et ils pourront ainsi livrer des produits aussi élégants que ceux que Paris fournissait au commerce du monde entier. La guerre civile de 1871 pourrait bien produire sur le commerce français le même effet que la révocation de l’édit de Nantes, qui fit émigrer en Allemagne plusieurs des principales branches de l’industrie française.

Joseph me dit dans sa lettre que la maison X vend à prix coûtant et que la maison ** est à la veille de la banqueroute. Pour une ville de soixante mille âmes, Québec offre très peu d’acheteurs de livres. Sous ce rapport, nous sommes bien en arrière de l’Europe. Je me rappelle que lorsque j’étais chez M. Bossange, nous recevions, de petites villes de la Russie, des ordres pour des livres de science, d’histoire et de littérature, d’une importance supérieure à celle des commandes réunies de tous les libraires de Québec, pendant un an. Il ne faut pas oublier que les Russes sont considérés comme des demi-barbares et que la langue française n’est parlée que dans la haute société. Dans notre ville, il n’y a que le commerce des livres de prières et d’écoles qui puisse prendre de l’extension. Pour la haute librairie, il passera encore bien de l’eau dans le Saint-Laurent avant que l’on puisse en faire chez nous un commerce sérieux.