Œuvres complètes (Crémazie)/Lettres 24

à ses deux frères.


Orléans, 22 avril 1871.
Mes chers frères,

Je suis toujours privé de vos nouvelles. Les communications postales avec Paris sont encore interrompues. Les troupes de Versailles ont remporté trois avantages qui leur permettront d’investir la capitale. Les communeux ont fait des pertes considérables dans ces rencontres. La terreur continue à régner à Paris. On pille toutes les maisons. Les pauvres prêtres et les religieuses sont plus que jamais en butte à la persécution. Il nous est arrivé à Orléans deux vieux prêtres et un frère de la doctrine chrétienne qui ont réussi à s’échapper en se déguisant en paysans.

Nous sommes depuis deux jours sans dépêches de Versailles. On pense qu’aujourd’hui ou demain au plus tard, les troupes forceront l’enceinte et entreront dans Paris, car il paraît que les Prussiens ont envoyé à M. Thiers un ultimatum portant que, si le 25 avril, le gouvernement n’avait pas dompté l’émeute, les Prussiens bombarderaient immédiatement Paris et auraient raison de la Commune par le fer et par le feu. Je ne vous garantis pas l’authenticité de cet ultimatum, je vous le donne comme un bruit courant. Il est assez naturel que les quatre cent mille Prussiens qui sont encore en France, désirent retourner au plus vite dans leurs foyers. Sans l’émeute parisienne, trois cent cinquante mille auraient déjà passé le Rhin, puisque cinquante mille seulement doivent occuper la Champagne jusqu’au paiement des cinq milliards.

D’après ce que j’entends dire, je crois que d’ici à huit jours, l’émeute sera définitivement vaincue. Le découragement se met dans les rangs des soldats de la Commune. Privé de communications avec la province, Paris n’est plus ravitaillé. Comme pendant le siège, les victuailles se vendent très cher et le cheval remplace le bœuf sur la table des Parisiens. Il pourrait bien se faire que ma prochaine fût datée de Paris. Lundi dernier, j’ai fait la découverte de la bibliothèque publique d’Orléans. C’est là que je passe maintenant une partie de mes journées. Cette bibliothèque renferme trente mille volumes de science, d’histoire, etc. Le bibliothécaire est un beau vieillard, à figure monastique, qui est très affable et très complaisant. Je passe mon temps à étudier les vieilles chroniques d’Orléans.

Sous les Romains, Orléans s’appelait Genabum. Sa fondation par les druides remonte à plusieurs siècles avant l’occupation romaine. La partie des chroniques qui a trait au siège de la ville par les Anglais, et à sa délivrance par Jeanne d’Arc, est très intéressante. Je crois que l’Orléanais a fourni peu de colons au Canada. Dans la liste des honorables, vaillants et prudents bourgeois qui, du 12 octobre 1428 au 8 mai 1429, se sont distingués dans la lutte contre les Anglais qui les assiégeaient, je trouve, sur trois cent vingt et un noms, les suivants qui sont connus chez nous, à Québec : Brunet, Beaudry, Boucher, Deblois, Bonneau, Chauveau, Chartier, Durand, Doucet, Gauthier, Leclerc, Langlois, Langevin, Lefebvre, Lelièvre, Moreau, Martin, Petit, Prévost, Paré, Renvoizé, Rousseau, Simon. Trois cent soixante ans plus tard (1789), dans la liste des citoyens et citoyennes d’Orléans qui font des dons à la nation, je ne trouve que trente noms canadiens sur plus de six cents énumérés dans la chronique orléanaise : ce sont les citoyens Aubry, Asselin, Archambault, Benoît, Bussière, Boucher, Boily, Brunet, Clément, Bonneau, Chrétien, Dupuis, Duplessis, Gaudry, Julien, Leblond, Lemay, Lemoine, Lepage, Lecomte, Leclerc, Langlois, Métivier, Papillon, Renault, Pelletier, De Sallabery, Samson, Tremblay. Je suis très heureux d’avoir ainsi à ma disposition ces vieilles chroniques, qui sont pleines d’intérêt pour un Canadien.

Jeanne d’Arc a trois statues à Orléans : celle de la place du Martroi est magnifique. Avec les bas-reliefs de bronze qui décorent le piédestal, elle a coûté plus d’un million de francs.

À côté de la cathédrale, on trouve la statue en bronze que les Orléanais, en 1859, ont élevée à leur concitoyen Pothier. Sa statue en marbre est aussi dans la salle des pas-perdus du palais de justice. On montre encore, dans la rue de la Préfecture, la vieille maison où naquit et mourut le grand jurisconsulte. La famille de Pothier existe encore à Orléans.

Celui qui porte aujourd’hui ce nom illustre est une espèce de bohème qui mène une vie de polichinelle. Sa mère, en mourant, lui a laissé une rente de 300 francs par mois dont il ne peut engager le capital. Le notaire lui payant cette rente le premier de chaque mois, le descendant de l’auteur du Contrat de mariage fait la noce pendant une dizaine de jours, et, quand il n’a plus le sou, il s’engage comme domestique pour vivre en attendant les 300 francs du mois suivant. Je l’ai vu passer sur le Mail. C’est un homme d’une cinquantaine d’années. Il porte des pantalons de toile bleue et une blouse jadis blanche, presque noire aujourd’hui, sur la tête, une casquette crasseuse. Sa figure haute en couleur semble annoncer que le propriétaire d’icelle aime à vider bouteille. Du reste, c’est, dit-on, la meilleure nature du monde, très charitable et donnant avec autant de plaisir vingt sous à un malheureux, qu’un franc pour une bouteille de vin. Il a fait de très bonnes études. Il aurait pu s’établir à Orléans comme avocat et faire un brillant mariage. À cette vie tranquille et honorable, il a préféré la vie aventureuse du bohème. Il a fait le tour de la France à pied. Probablement que dans ses longues courses à travers son pays, il aura pris le goût de la boisson. Cependant il n’a jamais été vu en état d’ivresse. Quoique bohème, il n’a jamais fait un sou de dettes. Ce n’est pas un voyou, c’est une manière de philosophe qui se moque des usages de la société et se contente de vivre à sa guise. Pourtant j’aimerais mieux voir le petit-fils du grand Pothier avocat à Orléans que domestique pendant la moitié de chaque mois dans les auberges de la ville.

Il y a beaucoup de libraires dans la capitale de l’Orléanais. Ils ne se contentent pas, comme ceux de Paris, du seul commerce des livres. Comme chez nous, ils vendent la papeterie, les papiers peints, les articles de Paris et la parfumerie. Le plus important est Gatineau, au coin de la rue Royale et de la rue Jeanne-d’Arc.

Une chose curieuse à voir, ce sont les laitiàres. Elles mettent leurs deux bidons pleins de lait et leurs mesures dans une espèce de panier plat sans couvercle. Elles portent le panier ainsi chargé sur leur tête, qui est protégée par un coussinet, et, les deux bras sur les hanches, elles s’en vont trottinant par la ville avec une rapidité incroyable. Je suppose que défunte Perrette portait ainsi son pot au lait, puisque La Fontaine nous dit qu’il était « bien posé sur un coussinet. » Je ne m’étonne pas que la pauvre ménagère ait vu s’évanouir, avec son lait répandu, son beau rêve de veau, vache, cochon, couvée, car il faut être joliment habitué et surtout ne pas faire de châteaux en Espagne, pour porter sur sa tête un pareil fardeau sans le laisser tomber.

Avant-hier, j’ai visité le cimetière. Il n’offre rien de bien remarquable. À l’extrémité, on trouve un édifice à un étage, en pierre de taille, avec colonnade qui forme un très beau portique. Cette construction renferme les caveaux des familles nobles d’Orléans et des environs. Parmi ces tombeaux se trouve celui de Talleyrand-Périgord.

À gauche, en entrant dans le cimetière, il y a une allée occupée spécialement par les tombes des curés et vicaires des différentes paroisses d’Orléans. En France, il n’y a que les évêques qui soient enterrés dans les églises.

À quelques pas du champ de repos, se trouve la vieille église de Saint-Euverte. En 1848, pendant les mauvais jours de mai et juin, elle fut mise en vente par le conseil municipal. Les jésuites achetèrent pour 30,000 francs ce temple gothique dont les vitraux peints valent seuls six fois cette somme. On me dit qu’ils ont déjà dépensé 200,000 francs pour réparer cette église, qui est située à côté de leur collège.