Œuvres complètes (Crémazie)/Lettres 17

AUX MÊMES.


Paris, 6 mars 1871.
Mes chers frères,

Je n’ai pas reçu de vos nouvelles depuis votre lettre du 4 novembre, dont je vous accusais réception dans ma dernière. Ne m’avez-vous donc plus écrit depuis ? J’espérais recevoir une lettre portant la date des premiers jours de février, puisque vous avez dû connaître, le 30 ou le 31 janvier, la signature de l’amnistie. Ce silence prolongé me cause une inquiétude mortelle, et je ne sais plus à quelle cause l’attribuer.

Les communications postales sont rétablies avec l’Angleterre depuis bientôt un mois. Des personnes de la maison reçoivent régulièrement des lettres de Londres, où leurs parents avaient été chercher un asile lors de l’investissement de Paris. Dans la position critique où je me trouve, vous comprendrez facilement quelles doivent être mes angoisses. Vous m’aviez autorisé à tirer sur vous, mais, les lettres qui me portaient cette autorisation étant datées du mois d’octobre, il a pu se passer tant de choses pendant ces cinq longs mois que je n’oserais plus, quand même j’aurais la facilité de le faire, formuler une traite sur vous. Je suis donc obligé de continuer à vivre d’emprunts, ce qui ne peut pas durer éternellement. Si je ne reçois pas de vos nouvelles cette semaine, je ne sais pas comment je pourrai me tirer d’affaire. Enfin, à la grâce de Dieu !

Vous savez déjà depuis plusieurs jours que la paix est signée, la France démembrée, cinq milliards d’indemnité, la Champagne occupée jusqu’au paiement total de l’indemnité. Ces conditions à la Shylock laissent dans le cœur des Français une soif de vengeance qui fera recommencer la lutte avant cinq ans. La paix du ler mars n’est qu’une trève et la guerre n’est qu’ajournée. L’Europe, en prévision de ces luttes prochaines, va être obligée de continuer ses armements, et, la confiance dans l’avenir étant impossible, le commerce et l’industrie ne verront pas, d’ici à longtemps, de jours prospères. L’avenir est sombre, non seulement pour la France, mais encore pour toute l’Europe.

L’entrée des Prussiens à Paris a été tout simplement ridicule. Parqués comme des lépreux dans le quartier des Champs-Elysées, ils n’ont pu mettre le nez dans les autres parties de la capitale, car un cordon de troupes et de gardes nationaux les tenait en respect. La paix ayant été ratifiée le 1er mars, ils sont partis le 3 au matin, sans tambour ni trompette. C’est un fiasco complet. Tout s’est passé tranquillement et les craintes d’une collision entre les Prussiens et les Parisiens ne se sont pas réalisées.

En ce moment, nous sommes très inquiets. Sur les Buttes Montmartre, deux bataillons avec douze mitrailleuses et trente canons, se sont barricadés et menacent la capitale. Ces messieurs veulent proclamer la république rouge et en finir avec les réactionnaires. Le drapeau rouge flotte sur la colonne de la Bastille, et, du côté de la barrière de Fontainebleau, les ultra-radicaux qui ont volé, jeudi dernier, sept cent mille cartouches, à la réserve des Gobelins, sont prêts à donner la main aux frères et amis de la Butte Montmartre.

Le général Aurelle de Paladines, nommé commandant en chef de la garde nationale de la Seine, vient d’arriver à Paris. C’est un homme très énergique et qui ne reculera pas devant l’emploi des moyens extrêmes pour mettre à la raison toute cette fripouille qui veut cacher sous le nom de républicains ses besoins de vol et de pillage. Dans deux jours, nous aurons quarante mille hommes de l’armée de Chanzy. Déjà deux régiments sont arrivés hier au soir. Espérons que le vainqueur de Coulmiers réussira à maintenir l’ordre sans que nos rues soient ensanglantées par la guerre civile.

On dit que l’assemblée nationale va quitter Bordeaux pour aller siéger à Fontainebleau. Je crois qu’il serait prudent de ne pas venir à Paris en ce moment, car, cette assemblée étant composée en immense majorité de réactionnaires, comme disent les radicaux, la sainte canaille de Belleville voudra certainement faire un nouveau 4 septembre.

Il y a quelque chose de plus terrible que les Prussiens, c’est l’anarchie qui règne en ce moment à Paris. Avant-hier, on a forcé la prison de Sainte-Pélagie. Comme il n’y restait plus de détenus politiques, les émeutiers ont mis en liberté tous les voleurs qui s’y trouvaient enfermés. Nous avons besoin d’un homme à poigne de fer, autrement nous avons la guerre civile en permanence.