Œuvres complètes (Crémazie)/Lettres 09

Aux mêmes.


Paris, 30 août 1870.
Mes chers frères,

Vous avez été bien étonnés d’apprendre la douloureuse nouvelle de la défaite de l’armée française, et vous vous demandez comment il se fait que cette armée, invincible depuis Waterloo, ait été brisée à son premier choc avec la Prusse. D’abord le plan de bataille était mauvais. On avait échelonné les troupes sur toute la frontière ; l’ennemi, que l’on ne croyait pas si nombreux, a écrasé les deux extrémités, Forbach et Reichshoffen, sans qu’il fût possible au centre de porter secours.

D’ailleurs, les deux cent cinquante mille hommes que la France avait sur les bords du Rhin ne pouvaient résister, avec les armes nouvelles, aux masses profondes de l’armée allemande. Songez que la Prusse et ses alliés se lancent sur la France avec plus d’un million de soldats !

On ne voulait pas croire en France que l’Allemagne mettrait un pareil nombre de soldats en ligne, car on supposait que la Prusse allait faire la guerre selon les usages du dix-neuvième siècle, c’est-à-dire qu’elle ne lèverait que le nombre de soldats que l’intendance peut nourrir. Or, il n’y a pas de commissariat qui puisse alimenter un million d’hommes en campagne. On se trompait. Les Allemands comptent, pour se nourrir, non pas sur l’intendance militaire, mais sur les pays amis ou ennemis qu’ils traversent. Ils prennent tout ce qu’ils trouvent chez le bourgeois comme chez le marchand, dans le château comme dans la chaumière. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’ils oublient toujours de payer.

Ce n’est pas une guerre, c’est une invasion de hordes barbares, comme celles qui ont détruit l’empire romain, une invasion plus terrible même, puisque les Prussiens sont animés d’une haine féroce contre tout ce qui est catholique et de race latine, tandis que les Huns et les Vandales, sans haine contre les Romains, qu’ils ne connaissaient pas, ne cherchaient, en marchant vers le midi, qu’un sol plus fertile et un ciel plus attiédi.

La religion joue un rôle immense dans la lutte gigantesque à laquelle nous assistons. Tous les journaux d’outre-Rhin ne cessent de dire, sur tous les tons, que le but de la race germanique est de dominer la race latine, afin de la moraliser et de l’arracher à l’influence idiote et perverse (ces deux épithètes sont textuelles) de la papauté. La cause de la France est donc aujourd’hui une cause sacrée, puisqu’elle représente l’existence (to be or not to be) de la race latine et du catholicisme.

C’est tellement vrai que le fanatisme protestant, plus encore que la différence de race, domine la guerre actuelle, que les protestants français font des vœux secrets pour le triomphe de Bismark. Dans le midi, à Nîmes, les pasteurs protestants se sont prononcés dans leurs temples pour la cause du protestantisme allemand.

Nous avons à la maison une famille danoise. Il est bien évident qu’elle devrait être pour la France contre la Prusse, qui a volé au Danemark le duché de Holstein. Les Danois sont protestants, et la famille dont je vous parle désire le triomphe de l’Allemagne.

Chez les Suisses, les cantons catholiques sont pour la France, les cantons protestants pour la Prusse.

Ces réformateurs sont bien les dignes descendants des contemporains de Luther. Vous verrez dans les journaux qu’en Lorraine ils sont entrés dans un couvent, et ont violé et massacré les religieuses. Du reste, comme du temps de Cromwell, ces infamies sont toujours accompagnées de prières et de textes de la Bible. Quelle abominable race de scélérats hypocrites !

Je ne vous parle pas des événements de la semaine : les journaux vous renseignent mieux que je ne saurais le faire. Je préfère vous dire quelques mots de notre situation à Paris.

Vendredi, une communication ministérielle nous a appris que le prince royal de Prusse marchait sur Paris. Dans la capitale, cette nouvelle n’a produit aucune espèce de panique, mais à dix lieues à la ronde, une terreur bien excusable après ce qui se passe en Alsace et dans la Lorraine, s’est emparée de tous les paysans. Samedi et dimanche, on ne rencontrait que de grandes charrettes à foin remplies de meubles de ménage, de lits, etc., avec la femme et les enfants couronnant le tout, tandis que le mari conduisait le cheval par la bride. Sur le boulevard du prince Eugène, je ne saurais compter le nombre de ces pauvres familles qui ont passé devant moi depuis cinq heures jusqu’à six heures du soir, avant-hier. Depuis hier, le mouvement s’est ralenti. D’ailleurs les dépêches d’hier soir nous apprennent que le prince royal se dirige maintenant vers le nord, afin de porter secours au prince Frédéric-Charles, menacé par la jonction de Bazaine et de MacMahon. D’ici à deux ou trois jours, nous aurons certainement une bataille formidable, dans laquelle sept cent mille hommes au moins seront engagés.

En attendant, Paris est vivant comme dans ses plus beaux jours. Il a plus que la vie ordinaire, il a la fièvre, non de la peur, mais du combat. Les préparatifs de défense se font sur un pied gigantesque. Je suis allé vendredi sur les fortifications, qui ont seize lieues de tour. Il y a sur cette enceinte immense deux mille sept cents canons énormes. Ceux des remparts à Québec sembleraient des coulevrines à côté de ces engins. Les forts sont armés de mitrailleuses et de canons-revolvers. Toute la garde nationale est sur pied ; on distribue des fusils dans les mairies.

Au coin de la rue de l’Entrepôt les gardes nationaux se sont réunis, hier, pour se rendre au Vauxhall, où ils ont procédé à l’élection de leurs officiers. Les communautés se transforment en ambulances. Prêtres, moines, religieuses, tout le monde travaille au salut de la patrie. Des chariots traînés par six forts percherons, avec des montagnes de sacs de farine, passent à chaque instant sur le boulevard. Les estafettes du ministère de la guerre sillonnent à fond de train la capitale. L’approvisionnement de Paris est complet pour trois mois. On met à la porte tous les Allemands ; et tout ce qui compose le noyau ordinaire des révolutions, repris de justice, voleurs, etc., a été pris dans un immense coup de filet et dirigé sur les mairies centrales de la province. Paris est prêt à recevoir les Prussiens. Sans compter la garde nationale, nous avons en ce moment cent vingt mille soldats à Paris. Je crois que si le roi de Prusse et notre Fritz ne viennent pas montrer le nez sous les murs de Paris, les Parisiens diront qu’ils sont volés. C’est toujours ennuyeux de préparer un beau dîner et de voir les convives faire défaut. Quand bien même les Prussiens voudraient faire le siège de Paris, leurs boulets ne pourraient atteindre la ville proprement dite. Tout au plus pourraient-ils toucher les dernières maisons des faubourgs, celles qui avoisinent les fortifications. Les Prussiens ne peuvent s’approcher des murs avant de s’être emparés de tous les forts qui protègent la capitale, ce qui est presque impossible. Si le télégraphe vous apprenait que Paris est bombardé, soyez sans inquiétude pour moi ; je ne cours pas plus de danger de mourir en héros dans la rue de l’Entrepôt, que si j’étais dans la rue de la Fabrique, à Québec. Du reste, je suis convaincu que les Prussiens ne viendront pas chez nous. MacMahon et Bazaine vont leur donner assez de besogne dans le nord-est de la France pour les empêcher de pousser leur pointe jusque sur les bords de la Seine.

Je finis en vous répétant : Le triomphe définitif restera à la France !