Œuvres complètes (Crémazie)/Chant du vieux soldat canadien

Œuvres complètesBeauchemin & Valois (p. 112-114).

CHANT DU VIEUX SOLDAT CANADIEN


« Pauvre soldat, aux jours de ma jeunesse,
« Pour vous, Français, j’ai combattu longtemps ;
« Je viens encor, dans ma triste vieillesse,
« Attendre ici vos guerriers triomphants.
« Ah ! bien longtemps vous attendrai-je encore
« Sur ces remparts où je porte mes pas ?
« De ce grand jour quand verrai-je l’aurore ?
« Dis-moi, mon fils, ne paraissent-ils pas ?

« Qui nous rendra cette époque héroïque
« Où, sous Montcalm, nos bras victorieux
« Renouvelaient dans la jeune Amérique
« Les vieux exploits chantés par nos aïeux ?
« Ces paysans qui, laissant leurs chaumières,
« Venaient combattre et mourir en soldats,
« Qui redira leurs charges meurtrières ?
« Dis-moi, mon fils, ne paraissent-ils pas ?

« Napoléon, rassasié de gloire,
« Oublîrait-il nos malheurs et nos vœux,
« Lui, dont le nom, soleil de la victoire,
« Sur l’univers se lève radieux ?
« Serions-nous seuls privés de la lumière
« Qu’il verse à flots aux plus lointains climats ?
« Ô ciel ! qu’entends-je ? une salve guerrière ?
« Dis-moi, mon fils, ne paraissent-ils pas ?


« Quoi ! c’est, dis-tu, l’étendard d’Angleterre,
« Qui vient encor, porté par ces vaisseaux,
« Cet étendard que moi-même naguère,
« À Carillon, j’ai réduit en lambeaux.
« Que n’ai-je, hélas ! au milieu des batailles
« Trouvé plutôt un glorieux trépas
« Que de le voir flotter sur nos murailles !
« Dis-moi, mon fils, ne paraissent-ils pas ?

« Le drapeau blanc, — la gloire de nos pères, —
« Rougi depuis dans le sang de mon roi,
« Ne porte plus aux rives étrangères
« Du nom français la terreur et la loi.
« Des trois couleurs l’invincible puissance
« T’appellera pour de nouveaux combats,
« Car c’est toujours l’étendard de la France.
« Dis-moi, mon fils, ne paraissent-ils pas ?

« Pauvre vieillard, dont la force succombe,
« Rêvant encor l’heureux temps d’autrefois,
« J’aime à chanter sur le bord de ma tombe
« Le saint espoir qui réveille ma voix.
« Mes yeux éteints verront-ils dans la nue
« Le fier drapeau qui couronne leurs mâts ?
« Oui, pour le voir, Dieu me rendra la vue !
« Dis-moi, mon fils, ne paraissent-ils pas ?…

Un jour, pourtant, que grondait la tempête,
Sur les remparts on ne le revit plus.
La mort, hélas ! vint courber cette tête
Qui tant de fois affronta les obus.


Mais, en mourant, il redisait encore
À son enfant qui pleurait dans ses bras :
« De ce grand jour tes yeux verront l’aurore,
« Ils reviendront ! et je n’y serai pas ! »

Tu l’as dit, ô vieillard ! la France est revenue.
Au sommet de nos murs, voyez-vous dans la nue
Son noble pavillon dérouler sa splendeur ?
Ah ! ce jour glorieux où les Français, nos frères,
Sont venus, pour nous voir, du pays de nos pères,
Sera le plus aimé de nos jours de bonheur.

Voyez sur les remparts cette forme indécise,
Agitée et tremblante au souffle de la brise :
C’est le vieux Canadien à son poste rendu !
Le canon de la France a réveillé cette ombre,
Qui vient, sortant soudain de sa demeure sombre,
Saluer le drapeau si longtemps attendu.

Et le vieux soldat croit, illusion touchante !
Que la France, longtemps de nos rives absente,
Y ramène aujourd’hui ses guerriers triomphants,
Et que sur notre fleuve elle est encor maîtresse :
Son cadavre poudreux tressaille d’allégresse,
Et lève vers le ciel ses bras reconnaissants.

Tous les vieux Canadiens moissonnés par la guerre
Abandonnent ainsi leur couche funéraire,
Pour voir réalisés leurs rêves les plus beaux.
Et puis on entendit, le soir, sur chaque rive,
Se mêler au doux bruit de l’onde fugitive
Un long chant de bonheur qui sortait des tombeaux.