Œuvres complètes (Beaumarchais)/Lettres/Lettre 01

Œuvres complètes, Texte établi par Édouard Fournier, Laplace (p. 639).


LETTRE PREMIÈRE.
À LA DUCHESSE D***.
Ce 11 juin 1771.
Madame la duchesse,

Une fade adulation que vous mépriseriez sûrement n’est pas le sujet de cette lettre ; il s’agit d’un objet plus important. Votre amour pour les arts, l’étendue de vos connaissances en tout genre, la justesse de vos idées sur le théâtre, les grâces de votre esprit, le charme de votre langage, et surtout le noble zèle que je vous vois pour le rétablissement du spectacle national, ont échauffé en moi l’idée presque éteinte, et plusieurs fois abandonnée, de m’y consacrer entièrement.

Libre sur le choix de mes occupations, j’allais en faveur de mon fils tourner mes vues sur des objets de finances, utiles à la vérité, mais mortels pour un homme de lettres. Vous me rendez à mon attrait : eh ! quel homme y résiste ? J’aime le théâtre français à la folie, et j’adore votre beau zèle, madame la duchesse.

Après vous avoir attentivement écoutée, après avoir bien réfléchi, je vois tous les secours qu’un homme aimant sincèrement le bien peut espérer de votre génie, de vos lumières, et de votre influence naturelle sur les chefs-nés du théâtre : et si votre courage n’est pas l’effet d’une chaleur momentanée, mais un désir réel de soutenir de tout votre pouvoir celui qui brûle de seconder un si noble projet, accordez-moi la faveur d’une courte audience particulière.

J’aurai l’honneur d’y mettre sous vos yeux de quelle importance est le plus profond secret pour la réussite de cet ouvrage. Tant de gens sont intéressés à ce que le désordre actuel subsiste et même s’accroisse, que les cris, les clameurs, les noirceurs, les obstacles de toute nature, étoufferaient avant sa naissance un projet déjà très-difficile, mais qui n’en est que plus digne d’intéresser en sa faveur la protectrice des arts. J’aurai l’honneur de vous communiquer mes idées sur la marche qu’on peut tenir. Vous êtes jeune, j’ai de la patience, l’avenir est à nous : tout dépend aujourd’hui de n’être point pressenti. Si la confiance que vous m’avez inspirée vous-même a le bonheur de ne vous pas déplaire, il ne me restera qu’à vous prouver, par une conduite soutenue, avec quel attachement respectueux et quel parfait dévouement je suis, madame la duchesse,

Votre, etc.

Je n’oublie point que vous voulez effrayer le gibier de nos plaines, et je m’occupe essentiellement du projet de vous le voir mettre en fuite de temps en temps. Heureux si je puis réussir à vous être agréable en quelque chose ! J’attends votre bailli.