Œuvres choisies de Charles Perrault, édition 1826/Contes de ma mère l’Oye/L’Adroite Princesse

Texte établi par Collin de PlancyPeytieux (p. 112-149).

L’adroite Princesse,
OU
LES AVENTURES DE FINETTE.


A MADAME LA COMTESSE DE MURAT.


Vous faites les plus jolies nouvelles du monde en vers ; mais en vers aussi doux que naturels. Je voudrais bien, charmante comtesse, vous en dire une à mon tour ; cependant je ne sais si vous pourrez vous en divertir. Je suis aujourd’hui de l’humeur du Bourgeois-Gentilhomme ; je ne voudrais ni vers ni prose pour vous la conter : point de grands mots, point de brillant, point de rimes ; un tour naïf m’accommode mieux ; en un mot, un récit sans façon et comme on parle : je ne cherche que quelque moralité.

Mon historiette en fournit assez, et par-là elle pourra vous être agréable. Elle roule sur deux proverbes au lieu d’un : c’est la mode ; vous, vous les aimez : je m’accommode à l’usage avec plaisir. Vous y verrez comment nos aïeux savaient insinuer qu’on tombe dans mille désordres quand on se plaît à ne rien faire, ou, pour parler comme eux, qu’oisiveté est mère de tout vice ; et vous aimerez sans doute leur manière de persuader. Le second proverbe est, qu’il faut être toujours sur ses gardes : vous voyez bien que je veux dire que la défiance est mère de la sûreté[1].

Non, l’amour ne triomphe guères
Que des cœurs qui n’ont point d’affaires.
Vous, qui craignez que d’un adroit vainqueur
Votre raison ne devienne la dupe,
Beautés, si vous voulez conserver votre cœur,
Il faut que votre esprit s’occupe.
Mais si, malgré vos soins, votre sort est d’aimer,
Gardez du moins de vous laisser charmer,
Sans connaître
Celui que votre cœur veut se donner pour maître.
Craignez les blondins doucereux
Qui fatiguent les ruelles,
Et, ne sachant que dire aux belles,
Soupirent sans être amoureux.
Défiez-vous des conteurs de fleurettes ;
Connaissez-bien le fond de leurs esprits ;
Auprès de toutes les Iris
Ils débitent mille sornettes.
Défiez-vous enfin de ces brusques amans,
Qui se disent en feu dès les premiers momens
Et jurent une vive flamme ;
Moquez-vous de ces vains sermens :
Pour bien assujettir une ame,
Il faut qu’il en coûte du tems.

Gardez qu’un peu de complaisance
Ne désarme trop tôt votre austère fierté ;
De votre juste défiance
Dépend votre repos et votre sûreté.

Mais je n’y songe pas, madame, j’ai fait des vers : au lieu de m’en tenir au goût de M. Jourdain, j’ai rimé sur le ton de Quinault. Je reprends le tour simple au plus vite, de peur d’avoir part aux vieilles haines qu’on eut pour cet agréable moraliseur[2], et de peur qu’on ne m’accuse de le piller et de le mettre en pièces, comme tant d’auteurs impitoyables font tous les jours.


Du tems des premières croisades, un roi de je ne sais quel royaume de l’Europe, se résolut d’aller faire la guerre aux infidèles, dans la Palestine. Avant que d’entreprendre un si long voyage, il mit un si bon ordre aux affaires de son royaume, et il en confia la régence à un ministre si habile, qu’il fut en repos de ce côté-là. Ce qui inquiétait le plus ce prince, c’était le soin de sa famille. Il avait perdu la reine son épouse, depuis assez peu de tems : elle ne lui avait point laissé de fils ; mais il se voyait père de trois jeunes princesses à marier. Ma chronique ne m’a point appris leur véritable nom ; je sais seulement que comme, en ces tems heureux, la simplicité des peuples donnait sans façon des surnoms aux personnes éminentes, suivant leurs bonnes qualités ou leurs défauts, on avait surnommé l’aînée de ces princesses Nonchalante, ce qui signifie indolente en style moderne ; la seconde, Babillarde ; et la troisième, Finette : noms qui avaient tous un juste rapport aux caractères de ces trois sœurs.

Jamais on n’a rien vu de si indolent qu’était Nonchalante. Tous les jours elle n’était pas éveillée à une heure après-midi : on la traînait à l’église telle qu’elle sortait de son lit, sa coiffure en désordre, sa robe détachée, point de ceinture, et souvent une mule d’une façon et une de l’autre. On corrigeait cette différence durant la journée ; mais on ne pouvait résoudre cette princesse à être jamais autrement qu’en mules : elle trouvait une fatigue insupportable à mettre des souliers. Quand Nonchalante avait dîné, elle se mettait à sa toilette, où elle était jusqu’au soir : elle employait le reste de son tems, jusqu’à minuit, à jouer et à souper ; ensuite on était presqu’aussi long-tems à la déshabiller qu’on avait été à l’habiller : elle ne pouvait jamais parvenir à aller se coucher qu’au grand jour.

Babillarde menait une autre sorte de vie. Cette princesse était fort vive, et n’employait que peu de tems pour sa personne ; mais elle avait une envie de parler si étrange, que, depuis qu’elle était éveillée jusqu’à ce qu’elle fut endormie, la bouche ne lui fermait pas. Elle savait l’histoire des mauvais ménages, des liaisons tendres, des galanteries, non-seulement de toute la cour, mais des plus petits bourgeois. Elle tenait registre de toutes les femmes qui exerçaient certaines rapines dans leur domestique, pour se donner une parure plus éclatante, et était informée précisément de ce que gagnait la suivante de la comtesse une telle, et le maître-d’hôtel du marquis un tel. Pour être instruite de toutes ces petites choses, elle écoutait sa nourrice et sa couturière, avec plus de plaisir qu’elle n’aurait écouté un ambassadeur, et ensuite elle étourdissait de ces belles histoires, depuis le roi son père jusqu’à ses valets-de-pied ; car, pourvu qu’elle parlât, elle ne se souciait pas à qui.

La démangeaison de parler produisit encore un autre mauvais effet chez cette princesse. Malgré son grand rang, ses airs trop familiers donnèrent la hardiesse aux blondins de la cour de lui débiter des douceurs. Elle écouta leurs fleurettes sans façon, pour avoir le plaisir de leur répondre ; car, à quelque prix que ce fût, il fallait que, du matin au soir, elle écoutât ou caquetât. Babillarde, non plus que Nonchalante, ne s’occupait jamais ni à penser, ni à faire aucune réflexion, ni à lire ; elle s’embarrassait aussi peu d’aucun soin domestique, ni des amusemens que produisent l’aiguille et le fuseau. Enfin ces deux sœurs, dans une éternelle oisiveté, ne faisaient jamais agir ni leur esprit, ni leurs mains.

La sœur cadette de ces deux princesses était d’un caractère bien différent. Elle agissait incessamment de l’esprit et de sa personne ; elle avait une vivacité surprenante, et elle s’appliquait à en faire un bon usage. Elle savait parfaitement bien danser, chanter, jouer des instrumens ; réussissait avec une adresse admirable à tous les petits travaux de la main qui amusent d’ordinaire les personnes de son sexe, mettait l’ordre et la règle dans la maison du roi, et empêchait, par ses soins, les pilleries des petits officiers ; car, dès ce tems-là, ils se mêlaient de voler les princes.

Ses talens ne se bornaient pas là ; elle avait beaucoup de jugement, et une présence d’esprit si merveilleuse, quelle trouvait sur-le-champ des moyens pour sortir de toutes sortes d’affaires. Cette jeune princesse avait découvert, par sa pénétration, un piège dangereux qu’un ambassadeur de mauvaise foi avait tendu au roi son père, dans un traité que ce prince était tout prêt de signer. Pour punir la perfidie de cet ambassadeur et de son maître, le roi changea l’article du traité ; et en le mettant dans les termes que lui avait inspirés sa fille, il trompa à son tour le trompeur même. La jeune princesse découvrit encore un tour de fourberie qu’un ministre voulait jouer au roi ; et par le conseil qu’elle donna à son père, il fit retomber l’infidélité de cet homme-là sur lui-même. La princesse donna, dans plusieurs autres occasions, des marques de sa pénétration et de sa finesse d’esprit ; elle en donna tant, que le peuple lui donna le nom de Finette. Le roi l’aimait beaucoup plus que ses autres filles ; et il faisait un si grand fonds sur son bon sens, que s’il n’avait point eu d’autre enfant qu’elle, il serait parti sans inquiétude ; mais il se défiait autant de la conduite de ses autres filles, qu’il se reposait sur celle de Finette. Ainsi, pour être sur des démarches de sa famille, comme il se croyait sûr de celles de ses sujets, il prit les mesures que je vais dire.

Vous qui êtes si savante dans toutes sortes d’antiquités, je ne doute pas, comtesse charmante, que vous n’ayez cent fois entendu parler du merveilleux pouvoir des fées. Le roi dont je vous parle, étant ami intime d’une de ces habiles femmes, alla trouver cette amie ; il lui représenta l’inquiétude où il était touchant ses filles, « Ce n’est pas, lui dit ce prince, que les deux aînées dont je m’inquiète aient jamais fait la moindre chose contre leur devoir ; mais elles ont si peu d’esprit, elles sont si imprudentes, et vivent dans une si grande désoccupation, que je crains que, pendant mon absence, elles n’aillent s’embarquer dans quelque folle intrigue pour trouver de qui s’amuser. Pour Finette, je suis sûr de sa vertu ; cependant je la traiterai comme les autres , pour faire tout égal ; c’est pourquoi, sage fée, je vous prie de me faire trois quenouilles de verre pour mes filles, qui soient faites avec un tel art, que chaque quenouille ne manque point de se casser sitôt que celle à qui elle appartiendra fera quelque chose contre sa gloire. »

Comme cette fée était des plus habiles, elle donna à ce prince trois quenouilles enchantées, et travaillées avec tous les soins nécessaires pour le dessein qu’il avait. Mais il ne fut pas content de cette précaution ; il mena les princesses dans une tour fort haute, qui était bâtie dans un lieu bien désert. Le roi dit à ses filles qu’il leur ordonnait de faire leur demeure dans cette tour, pendant tout le tems de son absence, et qu’il leur défendait d’y recevoir : aucune personne que ce fût. Il leur ôta tous leurs officiers de l’un et de l’autre sexe ; et après leur avoir fait présent des quenouilles enchantées, dont il leur expliqua les qualités, il embrassa les princesses et ferma les portes de la tour, dont il prit lui-même les clefs ; puis il partit.

Vous allez peut-être croire, madame, que ces princesses étaient là en danger de mourir de faim. Point du tout : on avait eu soin d’attacher une poulie à une des fenêtres de la tour, et on y avait mis une corde à laquelle les princesses attachaient un corbillon quelles descendaient chaque jour. Dans ce corbillon, on mettait leurs provisions pour la journée, et quand elles l’avaient remonté, elles retiraient avec soin la corde dans la chambre.

Nonchalante et Babillarde menaient dans cette solitude une vie qui les désespérait : elles s’ennuyaient à un point qu’on ne saurait exprimer ; mais il fallait prendre patience ; car on leur avait fait la quenouille si terrible, qu’elles craignaient que la moindre démarche un peu équivoque ne la fît casser.

Pour Finette, elle ne s’ennuyait point du tout ; son fuseau, son aiguille et ses instrumena de musique lui fournissaient des amusemens ; et outre cela, par l’ordre du ministre qui gouvernait l’état, on mettait dans le corbillon des princesses des lettres qui les informaient de tout ce qui se passait au-dedans et au-dehors du royaume. Le roi l’avait permis ainsi ; et le ministre, pour faire sa cour aux princesses, ne manquait pas d’être exact, sur cet article. Finette lisait toutes ces nouvelles avec empressement, et s’en divertissait. Pour ses deux sœurs, elles ne daignaient pas y prendre la moindre part ; elles disaient qu’elles étaient trop chagrines pour avoir la force de s’amuser de si peu de chose ; il leur fallait au moins des cartes pour se désennuyer pendant l’absence de leur père.

Elles passaient donc ainsi tristement leur vie, en murmurant contre leur destin ; et je crois qu’elles ne manquèrent pas de dire, qu’il vaut mieux être né heureux, que d’être né fils de roi. Elles étaient souvent aux fenêtres de leur tour, pour voir du moins ce qui se passait dans la campagne. Un jour, comme Finette était occupée dans sa chambre à quelque joli ouvrage, ses sœurs, qui étaient à la fenêtre, virent au pied de leur tour une pauvre femme vêtue de baillons déchirés, qui leur criait sa misère fort pathétiquement ; elle les priait à mains jointes de la laisser entrer dans leur château, leur représentant qu’elle était une malheureuse étrangère qui savait mille sortes de choses, et quelle leur rendrait service avec la plus exacte fidélité. D’abord les princesses se souvinrent de l’ordre qu’avait donné le roi leur père, de ne laisser entrer personne dans la tour ; mais Nonchalante était si lasse de se servir elle-même, et Babillarde si ennuyée de n’avoir que ses sœurs, à qui parler, que l’envie qu’eut l’une d’être coiffée en détail, et l’empressement qu’eut l’autre d’avoir une personne de plus pour jaser, les engagea à se résoudre de laisser entrer la pauvre étrangère.

« Pensez-vous, dit Babillarde à sa sœur, que la défense du roi s’étende sur des gens comme cette malheureuse ? Je crois que nous la pouvons recevoir sans conséquence. — Vous ferez ce qu’il vous plaira, ma sœur, » répondit Nonchalante. Babillarde, qui n’attendait que ce consentement, descendit aussitôt le corbillon ; la pauvre femme se mit dedans, et les princesses la montèrent avec le secours de la poulie.

Quand cette femme fut devant leurs yeux, l’ horible malpropreté de ses habits les dégoûta ; elles voulurent lui en donner d’autres ; mais elle leur dit qu’elle en changerait le lendemain, et que pour l’heure qu’il était elle allait songer à les servir. Comme elle achevait de parler, Finette revint de sa chambre. Cette princesse fut étrangement surprise de voir cette inconnue avec ses sœurs ; elles lui dirent pour quelles raisons elles l’avaient fait monter ; et Finette qui vit que c’était une chose faite, dissimula le chagrin qu’elle eut de cette imprudence.

Cependant la nouvelle officière des princesses fit cent tours dans le château, sous prétexte de leur service, mais en effet pour observer la disposition du dedans ; car, madame, je ne sais si vous ne vous en doutez déjà ; mais cette gueuse prétendue était aussi dangereuse dans le château que le fut le comte Ory dans le couvent où il entra, déguisé en abbesse fugitive.

Pour ne pas vous tenir davantage en suspens, je vous dirai que cette créature couverte de haillons était le fils aîné d’un roi puissant, voisin du père des princesses. Ce jeune prince, qui était un des plus artificieux esprits de son tems, gouvernait entièrement le roi son père, et il n’avait pas besoin de beaucoup de finesse pour cela ; car ce roi était d’un caractère si doux et si facile, qu’on lui avait donné le surnom de Moult-Benin[3]. Pour le jeune prince, comme il n’agissait que par artifice et par détours, les peuples l’avaient surnommé Riche-en-Cautèle[4], et pour abréger, on disait Riche-Cautèle.

Il avait un frère cadet, qui était aussi rempli de belles qualités que son aîné l’était de défauts ; cependant, malgré la différence d’humeurs, on voyait entre ces deux frères une union si parfaite, que tout le monde en était surpris. Outre les bonnes qualités de l’ame qu’avait le prince cadet, la beauté de son visage et la grâce de sa personne étaient si remarquables, qu’elles l’avaient fait nommer Bel-à-Voir, C’était le prince de Riche-Cautèle qui avait inspiré à l’ambassadeur du roi, son père, ce trait de mauvaise foi que l’adresse de Finette avait fait tomber sur eux. Riche-Cautèle, qui n’aimait déjà guère le roi père des princesses, avait achevé par-là de le prendre en aversion ; ainsi, quand il sut les précautions que ce prince avait prises à l’égard de ses filles, il se fit un pernicieux plaisir de tromper la prudence d’un père si soupçonneux. Riche-Cautèle obtint permission, du roi son père, d’aller faire un voyage, sous des prétextes qu’il inventa ; et il prit des mesures qui le firent parvenir à entrer dans la tour des princesses, comme vous avez vu. En examinant le château, ce prince remarqua qu’il était facile aux princesses de se faire entendre des passans, et il en conclut qu’il devait rester dans son déguisement pendant tout le jour, parce qu’elles pourraient bien, si elles s’en avisaient, appeler du monde et le faire punir de son entreprise téméraire. Il conserva donc, toute la journée, les habits et le personnage de gueuse de profession ; et le soir, lorsque les trois sœurs eurent soupé, Riche-Cautèle jeta les haillons qui le couvraient, et laissa voir des habits de cavalier tout couverts d’or et de pierreries. Les pauvres princesses furent si épouvantées de cette vue, que toutes se mirent à fuir avec précipitation. Finette et Babillarde, qui étaient agiles, eurent bientôt gagné leur chambre, mais Nonchalante, qui avait à peine l’usage de marcher, fut en un instant atteinte par le prince.

Aussitôt il se jeta à ses pieds, lui déclara qui il était, et lui dit que la réputation de sa beauté et ses portraits l’avaient engagé à quitter une cour délicieuse pour lui venir offrir ses vœux et sa foi. Nonchalante fut d’abord si éperdue, qu’elle ne pouvait répondre au prince qui était toujours à genoux ; mais comme en lui disant mille douceurs et lui faisant mille protestations, il la conjurât avec ardeur de le recevoir pour époux dès ce moment-là même, sa mollesse naturelle ne lui laissant pas la force de disputer y elle dit nonchalamment à Riche-Cautèle qu’elle le croyait sincère, et qu’elle acceptait sa foi. Elle n’observa pas de plus grandes formalités que celles-là dans la conclusion de ce mariage ; mais aussi elle en perdit sa quenouille: elle se brisa en mille morceaux.

Cependant Babillarde et Finette étaient dans des inquiétudes étranges : elles avaient gagné séparément leurs chambres, et elles s’y étaient renfermées. Ces chambres étaient assez éloignées l’une de l’autre ; et, comme chacune de ces princesses ignorait entièrement le destin de ses sœurs, elles passèrent la nuit sans fermer l’œil. Le lendemain, le pernicieux prince mena Nonchalante dans un appartement bas qui était au bout du jardin ; et là cette princesse témoigna à Riche-Cautèle l’inquiétude où elle était de ses sœurs, quoiqu’elle n’osât se présenter devant elles, dans la crainte qu’elles ne blâmassent fort son mariage. Le prince lui dit qu’il se chargeait de le leur faire approuver ; et, après quelques discours, il sortit, et enferma Nonchalante sans quelle s’en aperçût ; ensuite il se mit à chercher les princesses avec soin.

Il fut quelque tems sans pouvoir découvrir dans quelles chambres elles étaient enfermées. Enfin, l’envie qu’avait Babillarde de toujours parler, étant cause que cette princesse parlait toute seule en se plaignant, le prince s’approcha de la porte de sa chambre, et la vit par le trou de la serrure. Riche-Cautèle lui parla au travers de la porte, et lui dit, comme il avait dit à sa sœur, que c’était pour lui offrir son cœur et sa foi qu’il avait fait l’entreprise d’entrer dans la tour. Il louait avec exagération sa beauté et son esprit ; et Babillarde, qui était très-persuadée qu’elle possédait un mérite extrême, fut assez folle pour croire ce que le prince lui disait : elle lui répondit un flux de paroles qui n’étaient pas trop désobligeantes. Il fallait que cette princesse eût une étrange fureur de parler, pour s’en acquitter comme elle faisait dans ces momens : car elle était dans un abattement terrible, outre qu’elle n’avait rien mangé de la journée, par la raison qu’il n’y avait rien dans sa chambre propre à manger. Comme elle était d’une paresse extrême, et qu’elle ne songeait jamais à rien qu’à toujours parler, elle n’avait pas la moindre prévoyance : quand elle avait besoin de quelque chose, elle avait recours à Finette ; et cette aimable princesse, qui était aussi laborieuse et prévoyante que ses sœurs l’étaient peu, avait toujours dans sa chambre une infinité de massepains, de pâtes, et de confitures sèches et liquides qu’elle avait faites elle-même. Babillarde donc, qui n’avait pas le même avantage, se sentant pressée par la faim et par les tendres protestations que lui faisait le prince, au travers de la porte, l’ouvrit enfin à ce séducteur ; et quand elle eut ouvert, il fit encore parfaitement le comédien auprès d’elle : il avait bien étudié son rôle.

Ensuite ils sortirent tous deux de cette chambre, et s’en allèrent à l’office du château, où ils trouvèrenttoutes sortes de rafraîchissemens ; car le corbillon en fournissait toujours les princesses d’avance. Babillarde continuait d’abord à être en peine de ce qu’étaient devenues ses sœurs ; mais elle s’alla mettre dans l’esprit, sur je ne sais quel fondement, qu’elles étaient sans doute toutes deux enfermées dans la chambre de Finette, où elles ne manquaient de rien. Riche-Cautèle fit tous ses efforts pour la confirmer dans cette pensée, et lui dit qu’ils iraient trouver ces princesses vers le soir : elle ne fut pas de cet avis ; elle répondit qu’il fallait les aller chercher quand ils auraient mangé.

Enfin, le prince et la princesse mangèrent ensemble de fort bon accord ; et après qu’ils eurent achevé, Riche-Cautèle demanda à aller-voir le bel appartement du château : il donna la main à la princesse , qui le mena dans ce lieu ; et, quand il y fut, il recommença à exagérer la tendresse qu’il avait pour elle, et les avantages qu’elle trouverait en l’épousant. Il lui dit, comme il avait dit à Nonchalante, qu’elle devait accepter sa foi au moment même, parce que, si elle allait trouver ses sœurs avant que de l’avoir reçu pour époux, elles ne manqueraient pas de s’y opposer, puisqu’étant sans contredit le plus puissant prince voisin, il paraissait plus vraisemblablement un parti pour l’aînée que pour elle ; qu’ainsi cette princesse ne consentirait jamais à une union qu’il souhaitait avec toute l’ ardeur imaginable. Babillarde, après bien des discours qui ne signifiaient rien, fut aussi extravagante que’avait été sa sœur ; elle accepta le prince pour époux, et ne se souvint des effets de sa quenouille de verre, qu’après que cette quenouille se fut casséee en cent pièces.

Vers le soir, Babillarde retourna dans Sa chambre avec le prince ; et la première chose que vit cette princesse, ce fut sa quenouille de verre en morceaux. Elle se troubla à ce spectacle : le prince lui demanda le sujet de son trouble. Comme la rage de parler la rendait incapable dé rien taire, elle dit sottement à Riche-Cautèle le mystère des quenouilles ; et ce prince eut une joie de scélérat, de ce que le père des princesses serait par-là entièrement convaincu de la mauvaise conduite de ses filles.

Cependant, Babillarde n’était plus en humeur d’aller chercher ses sœurs : elle craignait, avec raison, qu’elles ne pussent approuver sa conduite ; mais le prince s’offrit de les aller trouver, et dit qu’il ne manquerait pas de moyens pour les persuader de l’approuver. Après cette assurance, la princesse, qui n’avait point dormi la nuit, s’assoupit ; et pendant qu’elle dormait, Riche-Cautèle l’enferma à la clef, comme il avait fait Nonchalante.

N’est-il pas vrai, belle comtesse, que ce Riche-Cautèle était un grand scélérat, et ces deux princesses de lâches et imprudentes personnes ? Je suis fort en colère contre tous ces gens-là, et je ne doute pas que vous n’y soyez beaucoup aussi ; mais ne vous inquiétez point, ils seront tous traités comme ils le méritent. Il n’y aura que la sage et courageuse Finette qui triomphera.

Quand ce prince perfide eut enfermé Babillarde, il alla dans toutes les chambres du château les unes après les autres ; et, comme il les trouva toutes ouvertes, il conclut qu’une seule, qu’il voyait fermée par-dedans, était assurément celle où s’était retirée Finette. Comme il avait composé une harangue circulaire, il s’en alla débiter à la porte de Finette les mêmes choses qu’il avait dites à ses sœurs. Mais cette princesse, qui n’était pas une dupe comme ses aînées, l’écouta assez long-tems sans lui répondre. Enfin, voyant qu’il était éclairci qu’elle était dans cette chambre, elle lui dit, que s’il était vrai qu’il eût une tendresse aussi forte et aussi sincère pour elle qu’il voulait le lui persuader, elle le priait de descendre dans le jardin, et d’en fermer la porte sur lui ; et qu’après elle lui parlerait tant qu’il voudrait par la fenêtre de sa chambre, qui donnait sur le jardin.

Riche-Cautèle ne voulut point accepter ce parti ; et y, comme la princesse s’opiniâtrait toujours à ne point vouloir ouvrir, ce méchant prince, outré d’impatience, alla quérir une bûche et enfonça la porte. Il trouva Finette armée d’un gros marteau, qu’on avait laisse par hasard dans une garde-robe qui était proche de sa chambre. L’émotion animait le teint de cette princesse ; et, quoique ses yeux fussent pleins de colère, elle parut à Riche-Cautèle d’une beauté à enchanter. Il voulut se jeter à ses pieds ; mais elle lui dit fièrement, en se reculant : « Prince, si vous approchez de moi, je vous fendrai la tête avec ce marteau. — Quoi ! belle princesse, s’écria Riche-Cautèle de son ton hypocrite, l’amour qu’on a pour vous s’attire une si cruelle haine ? » Il se mit à lui prôner de nouveau, mais d’un bout de la chambre à l’autre, l’ardeur violente que lui avait inspirée la réputation de sa beauté et de son esprit merveilleux. Il ajouta qu’il ne s’était déguisé que pour venir lui offrir avec respect son cœur et sa main, et lui dit qu’elle devait pardonner à la violence de sa passion la hardiesse qu’il avait eue d’enfoncer sa porte. Il finit en lui voulant persuader, comme il l’avait fait à ses sœurs, qu’il était de son intérêt de le recevoir pour époux au plus vite. Il dit encore à Finette qu’il ne savait pas où s’étaient retirées les princesses, ses sœurs, parce qu’il ne s’était pas mis en peine de les chercher, n’ayant songé qu’à elle. L’adroite princesse, feignant de se radoucir, lui dit qu’il fallait chercher ses sœurs, et qu’après on prendrait des mesures tous ensemble ; mais Riche-Cautèle lui répondit qu’il ne pouvait se résoudre à aller trouver les princesses, qu’elle n’eût consenti à l’épouser, parce que ses sœurs ne manqueraient pas de s’y opposer, à cause de leur droit d’aînesse.

Finette, qui se défiait, avec raison , de ce prince perfide, sentit redoubler ses soupçons par cette réponse : elle trembla de ce qui pouvait être arrivé à ses sœurs, et se résolut de les venger du même coup qui lui ferait éviter un malheur pareil à celui qu’elle jugeait quelles avaient eu, Cette jeune princesse dit donc à Riche-Cautèle qu’elle consentait sans peine à l’épouser ; mais qu’elle était persuadée que les mariages qui se faisaient le soir étaient toujours malheureux ; qu’ainsi elle le priait de remettre la cérémonie de se donner une foi réciproque au lendemain matin : elle ajouta qu’elle l’assurait de n’avertir les princesses de rien, et lui dit quelle le priait de la laisser un peu de tems seule pour penser au ciel ; qu’ensuite elle le mènerait dans une chambre où il trouverait un fort bon lit, et qu’après elle reviendrait s’enfermer chez elle jusqu’au lendemain.

Riche-Cautèle, qui n’était pas un fort courageux personnage, et qui voyait toujours Finette armée du gros marteau dont elle badinait comme on fait d’un éventail ; Riche-Cautèle, dis-je, consentit à ce que souhaitait la princesse, et se retira pour la laisser quelque tems méditer. Il ne fut pas plutôt éloigné, que Finette courut faire un lit sur le trou d’un égout qui était dans une chambre du château. Cette chambre était aussi propre qu’une autre ; mais on jetait dans le trou de cet égout, qui était fort spacieux, toutes les ordures du château. Finette mit sur ce trou deux bâtons croisés très-faibles ; puis elle fit bien proprement un lit par-dessus, et s’en retourna aussitôt dans sa chambre. Un moment après, Riche-Cautèle y revint, et la princesse le conduisit où elle venait de faire le lit, et se retira.

Le prince, sans se déshabiller, se jeta sur le lit avec précipitation ; et sa pesanteur ayant fait tout d’un coup rompre les petits bâtons, il tomba au fond de l’égout, sans pouvoir se retenir, en se faisant vingt bosses à la tête, et en se fracassant de tous côtés. La chute du prince fit un grand bruit dans le tuyau : d’ailleurs il n’était pas éloigné de la chambre de Finette ; elle sut aussitôt que son artifice avait eu tout le succès qu’elle s’était promis, et elle en ressentit une joie secrète qui lui fut extrêmement agréable. On ne peut pas décrire le plaisir qu’elle eut de l’entendre barboter dans l’égout. Il méritait bien cette punition, et la princesse avait raison d’en être satisfaite. Mais sa joie ne l’occupait pas si fort qu’elle ne pensât plus à ses sœurs. Son premier soin fut de les chercher. Il lui fut facile de trouver Babillarde. Riche-Cautèle, après avoir enfermé cette princesse à double tour, avait laissé la clef à sa chambre. Finette entra dans cette chambre avec empressement, et le bruit qu’elle fit réveilla sa sœur en sursaut. Elle fut bien confuse en la voyant. Finette lui raconta de quelle manière elle s’était défaite du prince fourbe qui était venu pour les outrager. Babillarde fut frappée de cette nouvelle comme d’un coup de foudre ; car, malgré son caquet, elle était si peu éclairée, qu’elle avait cru ridiculement tout ce que Riche-Cautèle lui avait dit. Il y a encore des dupes comme celle-là au monde.

Cette princesse dissimulant l’excès de sa douleur, sortit de sa chambre pour aller avec Finette chercher Nonchalante. Elles parcoururent toutes les chambres du château sans trouver leur sœur ; enfin Finette s’avisa quelle pouvait bien être dans l’appartement du jardin : elles l’y trouvèrent en effet, demi-morte de désespoir et de faiblesse , car elle n’avait pris aucune nourriture dé la journée. Les princesses lui donnèrent tous les secours nécessaires ; ensuite elles firent ensemble des éclaircissemens qui mirent Nonchalante et Babillarde dans une douleur mortelle : puis toutes trois s’en allèrent reposer.

Cependant Riche-Cautèle passa la nuit fort mal à son aise ; et quand le jour fut venu, il ne fut guère mieux. Ce prince se trouvait dans des cavernes dont il ne pouvait pas voir toute l’horreur, parce que le jour n’y donnait jamais. Néanmoins, à force de se tourmenter, il trouva l’issue de l’égout qui donnait dans une rivière assez éloignée du château. Il trouva moyen de se faire entendre à des gens qui péchaient dans cette rivière , dont il fut tiré dans un état qui fit compassion à ces bonnes gens. Il se fit transporter à la cour du roi son père, pour se faire guérir à loisir ; et la disgrâce qui lui était arrivée lui fit prendre une si forte haine contre Finette, qu’il songea moins à se guérir qu’à se venger d’elle.

Cette princesse passait des momens bien tristes : la gloire lui était mille fois plus chère que la vie ; et la honteuse faiblesse de ses sœurs la mettait dans un désespoir dont elle avait peine à se rendre maîtresse. Cependant la mauvaise santé de ces deux princesses, qui était causée par les suites de leurs mariages indignes, mit encore la constance de Finette à l’épreuve. Riche-Cautèle, qui était déjà un habile fourbe, rappela tout son esprit depuis son aventure pour devenir fourbissime. L’égout ni les contusions ne lui donnaient pas tant de chagrin que le dépit d’avoir trouvé quelqu’un plus fin que lui. Il se douta des suites des deux mariages ; et, pour tenter les deux princesses malades, il fit porter, sous les fenêtres de leur château, de grandes caisses remplies d’arbres tout chargés de beaux fruits. Nonchalante et Babillarde, qui étaient souvent aux fenêtres, ne manquèrent pas de voir ces fruits : aussitôt il leur prit une envie violente d’en manger[5] ; et elles persécutèrent Finette de descendre dans le corbillon pour en aller cueillir. La complaisance de cette princesse fut assez grande pour vouloir bien contenter ses sœurs : elle descendit, et leur rapporta de ces beaux fruits, qu’elles mangèrent avec la dernière avidité.

Le lendemain, il parut des fruits d’une autre espèce. Nouvelle envie des princesses ; nouvelle complaisance de Finette ; mais les officiers de Riche-Cautèle, cachés, et qui avaient manqué leur coup la première fois, ne le manquèrent pas celle-ci : ils se saisirent de Finette, et l’emmenèrent, aux yeux de ses sœurs, qui s’arrachaient les cheveux de désespoir.

Les satellites de Riche-Cautèle firent si bien, qu’ils menèrent Finette dans une maison de campagne où était le prince pour achever de se remettre en santé. Comme il était transporté de fureur contre cette princesse, il lui dit cent choses brutales, à quoi elle répondit toujours avec une fermeté et une grandeur d’ame digne d’une héroïne comme elle était. Enfin, après l’avoir gardée quelques jours prisonnière, il la fit conduire au sommet d’une montagne extrêmement haute, et il y arriva lui-même un moment après elle. Dans ce lieu, il lui annonça qu’on l’allait faire mourir d’une manière qui le vengerait des tours qu’elle lui avait faits. Ensuite ce perfide prince montra barbarement à Finette un tonneau tout hérissé par-dedans de canifs, de rasoirs et de clous à crochets, et lui dit que, pour la punir comme elle le méritait, on allait la jeter dans ce tonneau, puis le rouler du haut de la montagne en bas.

Quoique Finette ne fût pas Romaine, elle ne fut pas plus effrayée du supplice qu’on lui préparait, que Régulus l’avait été autrefois à la vue d’un destin pareil. Cette jeune princesse conserva toute fermeté et même toute sa présence d’esprit. Riche-Cautèle, au lieu d’admirer son caractère héroïque, en prit une nouvelle rage contre elle, et songea à hâter sa mort. Dans cette vue, il se baissa vers l’entrée du tonneau qui devait être l’instrument de sa vengeance, pour examiner s’il était bien fourni de ses armes meurtrières. Finette, qui vit son persécuteur attentif à regarder, ne perdit point de tems ; elle le jeta dans le tonneau, et elle le fit rouler du haut de la montagne en bas, sans donner au prince le tems de se reconnaître. Après ce coup elle prit la fuite ; et les officiers du prince, qui avaient vu avec une extrême douleur la manière cruelle dont leur maître voulait traiter cette aimable princesse, n’eurent garde de courir après elle pour l’arrêter. D’ailleurs, ils étaient si effrayés de ce qui venait d’arriver à Riche-Cautèle, qu’ils ne purent songer à autre chose qu’à tâcher d’arrêter le tonneau qui roulait avec violence ; mais leurs soins furent inutiles : il roula jusqu’au bas de la montagne, et ils en tirèrent leur prince couvert de mille plaies. L’accident de Riche-Cautèle mit au désespoir le roi Moult-Benin et le prince Bel-à-Voir. Pour les peuples de leurs états, ils n’en furent point touchés. Riche-Cautèle en était très-haï, et même l’on s’étonnait de ce que le jeune prince, qui avait des sentimens si nobles et si généreux, pût tant aimer cet indigne aîné. Mais tel était le bon naturel de Bel-à-Voir, qu’il s’attachait fortement à tous ceux de son sang ; et Riche-Cautèle avait toujours eu l’adresse de lui témoigner tant d’amitié, que ce généreux prince n’aurait jamais pu se pardonner de n’y pas répondre avec vivacité. Bel-à-Voir eut donc une douleur violente des blessures de son frère, et il mit tout en usage pour tâcher de les guérir promptement : cependant, malgré les soins empressés que tout le monde en prit, rien ne soulageait Riche-Cautèle ; au contraire, ses plaies semblaient s’envenimer de plus en plus, et le faire souffrir long-tems.

Finette, après s’être dégagée de l’effroyable danger qu’elle avait couru, avait encore regagné heureusement le château où elle avait laissé ses sœurs, et n’y fut pas long-tems sans être livrée à de nouveaux chagrins. Les deux princesses mirent au monde chacune un fils, dont Finette se trouva fort embarrassée. Cependant le courage de cette princesse ne s’abattit point : l’envie qu’elle eut de cacher la honte de ses sœurs la fit résoudre à s’exposer encore une fois, quoiqu’elle en vît bien le péril. Elle prit, pour faire réussir le dessein qu’elle avait, toutes les mesures que la prudence peut inspirer : elle se déguisa en homme, enferma les enfans de ses sœurs dans des boîtes, et elle y fit de petits trous, vis-à-vis la bouche de ces enfans, pour leur laisser la respiration : elle prit un cheval, emporta ces boîtes et quelques autres ; et dans cet équipage elle arriva à la ville capitale du roi Moult-Benin, où était Riche-Cautèle.

Quand Finette fut dans cette ville, elle apprit que la manière magnifique dont le prince Bel-à-Voir récompensait les remèdes qu’on donnait à son frère avait attiré à la cour tous les charlatans de l’Europe ; car, dès ce tems-là , il y avait quantité d’aventuriers sans emploi, sans talent, qui se donnaient pour des hommes admirables, qui avaient reçu des dons du ciel pour guérir toutes sortes de maux. Ces gens dont la seule science était de fourber hardiment, trouvaient toujours beaucoup de croyance parmi les peuples. Ils savaient leur en imposer par leur extérieur extraordinaire et par les noms bizarres qu’ils prenaient. Ces sortes de médecins ne restent jamais dans le lieu de leur naissance ; et la prérogative de venir de loin souvent leur tient lieu de mérite chez le vulgaire.

L’ingénieuse princesse, bien informée de tout cela, se donna un nom étranger pour ce royaume-là : ce nom était Sanatio ; puis elle fit annoncer de tous côtés que le chevalier Sanatio était arrivé avec des secrets merveilleux pour guérir toutes sortes de blessures les plus dangereuses et les plus envenimées. Aussitôt Bel-à-Voir envoya quérir le prétendu chevalier. Finette vint, fit le médecin empirique le mieux du monde, débita cinq ou six mots de l’art d’un air cavalier : rien n’y manquait. Cette princesse fut surprise de la bonne mine et des manières agréables de Bel-à-Voir ; et après avoir raisonné quelque tems avec ce prince au sujet des blessures de Riche-Cautèle, elle dit quelle allait quérir une bouteille d’une eau incomparable, et que cependant elle laissait deux boîtes qu’elle avait apportées, qui contenaient des onguens excellens propres au prince blessé.

Là-dessus, le prétendu médecin sortit ; il ne revenait point : l’on s’impatientait beaucoup de le voir tant tarder. Enfin, comme on allait envoyer le presser de revenir, on entendit des cris de petits enfans dans la chambre de Riche-Cautèle. Cela surprit tout le monde ; car il ne paraissait point d’enfans. Quelqu’un prêta l’oreille, et on découvrit que ces cris venaient des boîtes de l’empirique.

C’étaient en effet les neveux de Finette. Cette princesse leur avait fait prendre beaucoup de nourriture avant que de venir au palais ; mais comme il y avait déjà long-tems, ils en souhaitaient de nouvelle, et ils expliquaient leurs besoins en chantant sur un ton dolent. On ouvrit les boites, et l’on fut fort surpris d’y voir bien effectivement deux marmots qu’on trouva fort jolis. Riche-Cautèle se douta aussitôt que c’était encore un nouveau tour de Finette : il en conçut une fureur qu’on ne peut pas dire, et ses maux en augmentèrent à un tel point, qu’on vit bien qu’il fallait qu’il en mourût.

Bel-à-Voir en fut pénétré de douleur ; et Riche-Cautèle, perfide jusqu’à son dernier moment, songea à abuser de la tendresse de son frère. « Vous m’avez toujours aimé, prince, lui dit-il, et vous pleurez ma perte. Je n’ai plus besoin des preuves de votre amitié par rapport à la vie. Je meurs ; mais si je vous ai été véritablement cher, promettez-moi de m’accorder la prière que je vais vous faire. »

Bel-à-Voir, qui, dans l’état où il voyait son frère, se sentait incapable de lui rien refuser, lui promit, avec les plus terribles sermens, de lui accorder tout ce qu’il lui demanderait. Aussitôt que Riche-Cautèle eut entendu ces sermens, il dit à son frère, en l’embrassant : « Je meurs consolé, prince, puisque je serai vengé ; car la prière que j’ai à vous faire, c’est de demander Finette en mariage aussitôt que je serai mort. Vous obtiendrez, sans doute, cette maligne princesse, et dès qu’elle sera en votre pouvoir, vous lui plongerez un poignard dans le sein. » Bel-à-Voir frémit d’horreur à ces mots : il se repentit de l’imprudence de ses sermens ; mais il n’était plus tems de se dédire, et il ne voulut rien témoigner de son repentir à son frère, qui expira peu de tems après. Le roi Moult-Benin en eut une sensible douleur. Pour son peuple, loin de regretter Riche-Cautèle, il fut ravi que sa mort assurât la succession du royaume à Bel-à-Voir, dont le mérite était chéri de tout le monde.

Finette, qui était encore une fois heureusement retournée avec ses sœurs, apprit bientôt la mort de Riche-Cautèle ; et peu de tems après on annonça aux trois princesses le retour du roi leur père. Ce prince vint avec empressement dans leur tour, et son premier soin fut de demander à voir les quenouilles de verre. Nonchalante alla quérir la quenouille de Finette, la montra au roi ; puis ayant fait une profonde révérence, elle reporta la quenouille où elle l’avait prise. Babillarde fit le même manége ; et Finette à son tour apporta sa quenouille ; mais le roi, qui était soupçonneux, voulut voir les trois quenouilles à la fois. Il n’y eut que Finette qui put montrer la sienne ; et le roi entra dans une telle fureur contre ses deux filles aînées, qu’il les envoya à l’heure même à la fée qui lui avait donné les quenouilles, en la priant de les garder toute leur vie auprès d’elle, et de les punir comme elles le méritaient.

Pour commencer la punition des princesses, la fée les mena dans une galerie de son château enchanté, où elle avait fait peindre l’histoire d’un nombre infini de femmes illustres qui s’étaient rendues célèbres par leurs vertus et par leur vie laborieuse. Par un effet merveilleux de l’art de la féerie, toutes ces figures avaient du mouvement, et étaient en action depuis le matin jusqu’au soir. On voyait de tous côtés des trophées et des devises à la gloire de ces femmes vertueuses ; et ce ne fut pas une légère mortification pour les deux sœurs de comparer le triomphe de ces héroïnes avec la situation méprisable où leur malheureuse imprudence les avait réduites. Pour comble de chagrin, la fée leur dit avec gravité, que si elles s’étaient aussi bien occupées que celles dont elles voyaient les tableaux, elles ne seraient pas tombées dans les indignes égaremens où elles s’étaient perdues ; mais que l’oisiveté était la mère de tout vice et la source de tous leurs malheurs.

La fée ajouta, que pour les empêcher de retomber jamais dans des malheurs pareils, et pour leur faire réparer le tems qu’elles avaient perdu, elle allait les occuper d’une bonne manière. En effet, elle obligea les princesses de s’employer aux travaux les plus grossiers et les plus vils ; et, sans égard pour leur teint, elle les envoyait cueillir des pois dans ses jardins et en arracher les mauvaises herbes. Nonchalante ne put résister au désespoir qu’elle eut de mener une vie si peu conforme à ses inclinations : elle mourut de chagrin et de fatigue. Babillarde, qui trouva moyen, quelque tems après, de s’échapper la nuit du château de la fée, se cassa la tête contre un arbre, et mourut de cette blessure entre les mains des paysans.

Le bon naturel de Finette lui fit ressentir une douleur bien vive du destin de ses sœurs, et, au milieu de ses chagrins, elle apprit que le prince Bel-à-Voir l’avait fait demander en mariage au roi, son père , qui l’avait accordée sans l’en avertir ; car, dès ce tems-là, l’inclination des parties était la moindre chose que l’on considérait dans les mariages. Finette trembla à cette nouvelle ; elle craignait, avec raison, que la haine que Riche-Cautèle avait pour elle n’eût passé dans le cœur d’un frère dont il était si chéri ; et elle appréhenda que ce jeune prince ne voulût l’épouser pour la sacrifier à son frère. Pleine de cette inquiétude, la princesse alla consulter la sage fée, qui l’estimait autant qu’elle avait méprisé Nonchalante et Babillarde.

La fée ne voulut rien révéler à Finette ; elle lui dit seulement : « Princesse, vous êtes sage et prudente ; vous n’avez pris jusqu’ici des mesures si justes pour votre conduite, qu’en vous mettant toujours dans l’esprit que la défiance est mère de la sûreté. Continuez de vous souvenir vivement de l’importance de cette maxime, et vous parviendrez à être heureuse sans le secours de mon art. » Finette n’ayant pu tirer d’autres éclaircissemens de la fée, s’en retourna au palais dans une extrême agitation. Quelques jours après, cette princesse fut épousée par un ambassadeur, au nom du prince Bel-à-Voir ; et on l’emmena trouver son époux dans un équipage magnifique. On lui fit des entrées de même dans les deux premières villes frontières du roi Moult-Benin ; et dans la troisième elle trouva le prince Bel-à-Voir qui était venu au-devant d’elle par l’ordre de son père. Tout le monde était surpris de voir la tristesse de ce jeune prince aux approches d’un mariage qu’il avait témoigné souhaiter : le roi même lui en faisait la guerre, et l’avait envoyé , malgré lui, au-devant de la princesse.

Quand Bel-à-Voir la rit, il fut frappé de ses charmes, et lui en fit compliment, mais d’une manière si confuse, que les deux cours, qui savaient combien ce prince était spirituel et galant, crurent qu’il en était si vivement touché, qu’à force d’être amoureux, il perdait sa présence d’esprit. Toute la ville retentissait des cris de joie, et l’on n’entendait de tous côtés que des concerts et des feux d’artifice. Enfin, après un souper magnifique, on songea à mener les deux époux dans leur appartement.

Finette, qui se souvenait toujours de la maxime que la fée lui avait renouvelée dans l’esprit, avait son dessein en tête. Cette princesse avait gagné une de ses femmes qui avait la clef du cabinet de l’appartement qu’on lui destinait ; et elle avait donné ordre à cette femme de porter dans ce cabinet de la paille, une vessie, du sang de mouton, et les boyaux de quelques-uns des animaux qu’on avait mangés au souper. La princesse passa dans ce cabinet sous quelque prétexte, et composa une figure de paille, dans laquelle elle mit les boyaux et la vessie pleine de sang. Ensuite, elle ajusta cette figure en déshabillé de femme et en bonnet de nuit. Lorsque Finette eut achevé cette belle marionnette, elle alla rejoindre la compagnie, et peu de tems après on conduisit la princesse et son époux dans leur appartement. Quand on eut donné à la toilette le tems qu’il lui fallait donner, la dame d’honneur emporta les flambeaux et se retira. Aussitôt Finette jeta la femme de paille dans le lit, et se cacha dans un des coins de la chambre.

Le prince, après avoir soupiré deux ou trois fois tout haut, prit son épée, et la passa au travers du corps de la prétendue Finette. Au même moment il sentit le sang ruisseler de tous côtés, et trouva la femme de paille sans mouvement. « Qu’ai-je fait ? s’écria Bel-à-Voir. Quoi ! après tant de cruelles agitations ; quoi ! après avoir tant balancé si je garderais mes sermens aux dépens d’un crime, j’ai ôté la vie à une charmante princesse que j’étais né pour aimer ! Ses charmes m’ont ravi dès le moment que je l’ai vue ; cependant je n’ai pas eu ta force de m’affranchir d’un serment qu’un frère possédé de fureur avait exigé de moi par une indigne surprise ! Ah ! ciel ! peut-on songer à vouloir, punir une femme d’avoir trop de vertu ? Eh bien ! Riche-Cautèle, j’ai satisfait ton injuste vengeance ; mais je vais venger Finette à son tour par ma mort. Oui, belle princesse, il faut que la même épée…. »

À ces mots, Finette entendit que le prince qui, dans son transport, avait laissé tomber son épée, la cherchait pour se la passer au travers du corps : elle ne voulut pas qu’il fît une telle sottise ; ainsi elle lui cria : « Prince, je ne suis pas morte. Votre bon cœur m’a fait deviner votre repentir ; et, par une tromperie innocente, je vous ai épargné un crime. »

Là-dessus Finette raconta à Bel-à-Voir la prévoyance qu’elle avait eue touchant la femme de paille. Le prince, transporté de joie d’apprendre que la princesse vivait, admira la prudence qu’elle avait en toutes sortes d’occasions, et lui eut une obligation infinie de lui avoir épargné un crime auquel il ne pouvait penser sans horreur ; et il ne comprenait pas comment il avait eu la faiblesse de ne pas voir la nullité des malheureux sermens qu’on avait exigés de lui par artifice.

Cependant, si Finette n’eût pas toujours été bien persuadée que défiance est mère de sûreté, elle eût été tuée, et sa mort eût été cause de celle de Bel-à-Voir ; et puis après on aurait raisonné à loisir sur la bizarrerie des sentimens de ce prince. Vive la prudence et la présence d’esprit ! elles préservèrent ces deux époux de malheurs bien funestes, pour les réserver à un destin le plus doux in monde . Ils eurent toujours l’un pour l’autre une tendresse extrême, et passèrent une longue suite de beaux jours dans une gloire et dans une félicité qu’on aurait peine à bien décrire.

Voilà, madame, la très-merveilleuse histoire de Finette. Je vous avoue que je l’ai brodée, et que je vous l’ai contée un peu au long ; mais quand on dit des contes, c’est une marque que l’on n’a pas beaucoup d’affaires ; on cherche à s’amuser, et il me paraît qu’il ne coûte pas plus de les alonger, pour faire durer davantage la conversation. D’ailleurs, il me semble que les circonstances font le plus souvent l’agrément de ces histoires badines. Vous pouvez croire, charmante comtesse, qu’il est facile de les réduire en abrégé. Je vous assure que quand vous voudrez, je vous dirai les aventures de Finette en fort peu de mots. Cependant ce n’est pas ainsi que l’on me les racontait quand j’étais enfant : le récit en durait au moins une bonne heure.

Je ne doute pas que vous ne sachiez que ce conte est très-fameux ; mais je ne sais si vous êtes informée de ce que la tradition nous dit de son antiquité. Elle nous assure que les troubadours ou conteurs de Provence ont inventé Finette bien long-tems devant qu’Abailard, ni le célèbre comte Thibaud de Champagne eussent produit des romans. Ces sortes de fables renferment une bonne morale. Vous avez remarqué, avec beaucoup de justesse, qu’on fait parfaitement bien de les raconter aux enfans, pour leur inspirer l’amour de la vertu. Je ne sais pas si dans cet âge on vous a parlé de Finette ; mais pour moi,

    Cent et cent fois ma gouvernante,
    Au lieu de fables d’animaux,
    M’a raconté les traits moraux
    De cette histoire surprenante.
    On y voit, accablé de maux,
Un prince dangereux , qu’une noire malice
    Entraîna dans l’horreur du vice.
    On y voit naturellement
    Que deux imprudentes princesses,
Qui passaient tous les jours dans de vaines mollesses,
    Et tombèrent indignement
    Dans un affreux égarement,
Reçurent, pour le prix de leurs lâches faiblesses,
    Un prompt et juste châtiment.
Mais, autant que l’on voit dans cette belle histoire,
    Le vice puni, malheureux,
    Autant on voit les vertueux
    Triomphans et couverts de gloire.
Après mille incidens qu’on ne saurait prévoir,
    La sage et prudente Finette
    Et le généreux Bel-à-Voir,
    Goûtent une gloire parfaite.
    Oui, ces contes frappent beaucoup
Plus que ne font les faits et du singe et du loup.
    J’y prenais an plaisir extrême ;
    Tous les enfans en font de même ;
Mais ces fables plairont jusqu’aux plus grands esprits,
    Si vous voulez, belle comtesse,
Par vos heureux talens, orner de tels récits ;

    L’antique Gaule vous en presse.
    Daignez donc meilre dans leurs ¡ours
Les contes ingënus, quoique remplis d’adresse ,
    Qu’ont inventés les troubadours.
Le sens mystérieux que leur tour enveloppe ,
    Égale bien celui d’Ésope[6]



  1. C’est la morale de la fable dernière du troisième livre de La Fontaine : le Chat et le vieux Rat.
  2. On sait que Perrault était en guerre avec Boileau, qui poursuivaitaussi Quinault.
  3. Beaucoup benin
  4. Riche en fourberie.
  5. Envies de femmes grosses.
  6. On voit, dans toute cette fin, où l’auteur a puisé ce joli conte, qui
    est en effet un ancien fabliau.