Œuvres (Rimbaud)/Premières proses/Prologue

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Œuvres, Texte établi par Paul Hartmann, Mercure de France (p. 275-277).


Prologue

I

Le soleil était encore chaud ; cependant il n’éclairait presque plus la terre ; comme un flambeau placé devant les voûtes gigantesques ne les éclaire plus que par une faible lueur, ainsi le soleil, flambeau terrestre, s’éteignait en laissant échapper de son corps de feu une dernière et faible lueur, laissant encore cependant voir les feuilles vertes des arbres, les petites fleurs qui se flétrissaient, et le sommet gigantesque des pins, des peupliers et des chênes séculaires. Le vent rafraîchissant, c’est-à-dire une brise fraîche, agitait les feuilles des arbres avec un bruissement à peu près semblable à celui que faisait le bruit des eaux argentées du ruisseau qui coulait à mes pieds. Les fougères courbaient leur front vert devant le vent. Je m’endormis, non sans m’être abreuvé de l’eau du ruisseau.

II

Je rêvai que.................. j’étais né à Reims, l’an 1503. Reims était alors une petite ville ou, pour mieux dire, un bourg cependant renommé à cause de sa belle cathédrale, témoin du sacre du roi Clovis.

Mes parents étaient peu riches, mais très honnêtes : ils n’avaient pour tout bien qu’une petite maison qui leur avait toujours appartenu et qui était en leur possession vingt ans avant que je ne fusse encore né, en plus, quelque mille francs et il faut encore ajouter les petits louis provenant des économies de ma mère.

Mon père était officier[1] dans les armées du roi. C’était un homme grand, maigre, chevelure noire, barbe, yeux, peau de même couleur… Quoiqu’il n’eût guère, quand j’étais né, que 48 ou 50 ans, on lui en aurait certainement bien donné 60 ou… 58. Il était d’un caractère vif, bouillant, souvent en colère et ne voulant rien souffrir qui lui déplût.

Ma mère était bien différente : femme douce, calme, s’effrayant de peu de chose, et cependant tenant la maison dans un ordre parfait. Elle était si calme que mon père l’amusait comme une jeune demoiselle. J’étais le plus aimé. Mes frères étaient moins vaillants que moi et cependant plus grands : j’aimais peu l’étude, c’est-à-dire d’apprendre à lire, écrire et compter… mais si c’était pour arranger une maison, cultiver un jardin, faire des commissions, à la bonne heure, je me plaisais à cela.

Je me rappelle qu’un jour mon père m’avait promis vingt sous, si je lui faisais bien une division ; je commençai ; mais je ne pus finir. Ah ! combien de fois ne m’a-t-il pas promis des sous, des jouets, des friandises, même une fois cinq francs, si je pouvais lui… lire quelque chose… malgré cela, mon père me mit en classe dès que j’eus 10 ans.

Pourquoi, me disais-je, apprendre du grec, du latin ? je ne le sais. Enfin, on n’a pas besoin de cela. Que m’importe à moi, que je sois reçu… à quoi cela sert-il d’être reçu, à rien, n’est-ce pas ? Si pourtant, on dit qu’on n’a une place que lorsqu’on est reçu. Moi, je ne veux pas de place, je serai rentier. Quand même on en voudrait une, pourquoi apprendre le latin ; personne ne parle cette langue. Quelquefois j’en vois sur les journaux, mais Dieu merci, je ne serai pas journaliste.

Pourquoi apprendre et de l’histoire et de la géographie ? On a, il est vrai, besoin de savoir que Paris est en France, mais on ne demande pas à quel degré de latitude. De l’histoire, apprendre la vie de Chinaldon, de Nabopolassar, de Darius, de Cyrus, et d’Alexandre et de leurs autres compères remarquables par leurs noms diaboliques, est un supplice ?

Que m’importe moi qu’Alexandre ait été célèbre ? Que m’importe… Que sait-on si les latins ont existé ? C’est peut-être quelque langue forgée ; et quand même ils auraient existé, qu’ils me laissent rentier et conservent leur langue pour eux. Quel mal leur ai-je fait pour qu’ils me flanquent au supplice.

Passons au grec… cette sale langue n’est parlée par personne, personne au monde !… Ah ! saperlipotte de saperlopopette ! sapristi moi je serai rentier ; il ne fait pas si bon de s’user les culottes sur les bancs… saperlipopettouille !

Pour être décrotteur, gagner la place de décrotteur, il faut passer un examen, car les places qui vous sont accordées sont d’être ou décrotteur ou porcher ou bouvier. Dieu merci, je n’en veux pas moi, saperlipouille !

Avec ça des soufflets vous sont accordés pour récompense, on vous appelle animal, ce qui n’est pas vrai, bout d’homme, etc.

La suite prochainement
ah ! saperpouillotte ! »
(1864)
Arthur.
  1. Colonel des cent-gardes.