Edouard Garand (74 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 46-47).

XIV


Des jours ont passé, des jours tragiques. Avec une volonté de fer, le jeune ministre des affaires étrangères qui, effectivement tient dans ses mains les destinées de l’Uranie, détruit implacablement tout ce qui menace la sécurité du pays et entrave sa marche vers la prospérité…

Aux démarches nombreuses faites vis-à-vis de lui pour obtenir la grâce de son beau-frère, il a opposé sa détermination formelle de laisser la loi suivre son cours.

Cette exécution est nécessaire. Elle doit être un exemple pour ceux qui seraient tentés de conspirer contre la patrie, ou même contre le pouvoir établi.

L’exécution doit avoir lieu dès l’aube le lendemain matin.

C’est le soir.

Herman n’a voulu recevoir, ni voir personne.

Aux larmes de Natalie, il n’a pas fléchi ; il ne veut pas fléchir. Il l’a reconduite à ses appartements, lui a souhaité une bonne nuit et s’est retiré…

Enfermé dans son cabinet de travail, il arpente fiévreusement la pièce. Toutes ses idées sont en désarroi.

Cette mort tragique signifiera-t-elle l’écroulement de son bonheur familial ?

Il ferme les yeux et voit par la pensée le jeune homme adossé au mur, face au peloton sinistre… Il entend les détonations. Il le voit tomber sur le sol, un filet de rouge lui marbrant la figure… L’horloge marque la demie d’une heure.

Encore quatre heures d’attente. Encore quatre heures à vivre pour l’autre là-bas, qui va tomber, fauché, en pleine jeunesse.

Et Natalie ?

C’était le seul parent qui lui restait ?

Une tentation lui vient de décrocher l’appareil téléphonique. Un numéro. Un ordre. Un sursis. Une vie humaine prolongée.

Cela, il le peut. Il en a le pouvoir. Que dira la presse d’opposition ?

Il n’en a cure.

Il s’assied, allume un cigare, et regarde quelques instants la fumée bleue s’élever dans l’air, s’étirer et se dissoudre.

Il aperçoit des rues jonchées de cadavres. Il entend le crépitement saccadé des mitrailleuses. Il voit des cavaliers charger la foule. Il entend les hurlements ; les plaintes, les cris de rage, de douleurs, d’impuissance.

Gracier Lowinski !

Il ne le peut pas.

La crapule relèverait la tête. Les conspirateurs redoubleraient d’activités avec une audace toute nouvelle. Et lui ! lui, qui s’est donné à son pays, aura-t-il rempli son devoir vis-à-vis de lui ?

Ne doit-il pas sacrifier son bonheur personnel au bonheur de son peuple ? Un accablement morne l’envahit ; il se sent las, fatigué du fardeau de la puissance.

Il aspire à s’en débarrasser. Il voudrait se terrer dans quelque petit coin tranquille, et là, avec les siens, Natalie et son fils, ce petit bébé à tête blonde qui repose dans son berceau, vivre dans le calme et la paix une vie sereine qu’aucune passion ne trouble.

Cela non plus, il ne le peut pas. Il est entraîné dans le courant. Il a juré de servir son pays, de toutes les forces de son esprit et de son âme… Le pays commande. L’honneur commande.

Il se lève, et lentement se dirige vers la chambre où dort son fils.

Il se penche vers le berceau et délicatement pour ne pas éveiller l’innocente créature qui repose, il l’embrasse sur le front.

Il lui semble que le contact de cette peau douce et tiède dont il respire l’odeur apaise un peu la fièvre qui le ronge.

Ses yeux s’embuent de larmes. Pleurerait-il ? Il en éprouve le besoin mais ne veut pas succomber à cette faiblesse. Il se raidit contre l’émotion qui le gagne et retourne à son cabinet de travail.

Les heures avancent au cadran cruel du temps.

Bientôt pour Lowinski la dernière aura sonné.

Partir ainsi en pleine jeunesse, en pleine santé.

De nouveau la vision se dresse du mur fatal et du peloton prêt à tirer.

De nouveau la tentation le saisit d’arrêter l’exécution.

Le téléphone est là à portée de sa main. Un geste, un mot, Lowinski est gracié…

Sa tête brûlante lui fait mal. Quelle nuit d’agonie.

De plus en plus la minute tragique approche.

Le noir de la nuit s’évanouit peu à peu. Dans quelques minutes, cinq heures va sonner…

Herman von Buelow se lève. Son cœur bat comme s’il allait briser la prison de sa poitrine…

Un étouffement le saisit à la gorge. Il s’appuie à la table de travail… Cinq heures sonnent…

Une grimace involontaire contracte ses traits…

C’est fini.

L’Uranie est vengé de celui qui voulait la perdre…

Une vie humaine, une autre vient d’être offerte en sacrifice au Régime nouveau.

Herman griffonne un mot à la hâte, et se sauve vers la ville.

Il ne se sent pas le courage d’affronter la douleur de sa femme. Il fuit vers le conseil de ministres étouffer dans le travail ardu le cri de sa détresse intime.