Œdipe (Voltaire)/Texte entier
ŒDIPE
L’auteur composa cette pièce à l’âge de dix-neuf ans[2]. Elle fut jouée, en 1718, quarante-cinq fois de suite. Ce fut le sieur Dufresne, célèbre acteur de l’âge de l’auteur, qui joua le rôle d’Œdipe ; la demoiselle Desmares, très-grande actrice, joua celui de Jocaste, et quitta le théâtre quelque temps après. On a rétabli dans cette édition le rôle de Philoctète tel qu’il fut joué à la première représentation.
La pièce fut imprimée pour la première fois en 1719. M. de Lamotte approuva la tragédie d’Œdipe. On trouve dans son approbation cette phrase remarquable : « Le public, à la représentation de cette pièce, s’est promis un digne successeur de Corneille et de Racine ; et je crois qu’à la lecture il ne rabattra rien de ses espérances. »
L’abbé de Chaulieu fit une mauvaise épigramme[3] contre cette approbation : il disait que l’on connaissait Lamotte pour un mauvais auteur, mais non pour un faux prophète. C’est ainsi que les grands hommes sont traités au commencement de leur carrière ; mais il ne faut pas que tous ceux que l’on traite de même s’imaginent pour cela être de grands hommes : la médiocrité insolente éprouve les mêmes obstacles que le génie ; et cela prouve seulement qu’il y a plusieurs manières de blesser l’amour-propre des hommes.
La première édition d’Œdipe fut dédiée à Madame, femme du Régent[4]. Voici cette dédicace : elle ressemble aux épîtres dédicatoires de ce temps-là. Ce ne fut qu’après son voyage en Angleterre, et lorsqu’il dédia Brutus au lord Bolingbroke, que M. de Voltaire montra qu’on pouvait, dans une dédicace, parler à celui qui la reçoit d’autre chose que de lui-même.
« Madame,
« Si l’usage de dédier ses ouvrages à ceux qui en jugent le mieux n’était pas établi, il commencerait par Votre Altesse Royale. La protection éclairée dont vous honorez les succès ou les efforts des auteurs met en droit ceux mêmes qui réussissent le moins d’oser mettre sous votre nom des ouvrages qu’ils ne composent que dans le dessein de vous plaire[5]. Pour moi, dont le zèle tient lieu de mérite auprès de vous, souffrez que je prenne la liberté de vous offrir les faibles essais de ma plume. Heureux si, encouragé par vos bontés, je puis travailler longtemps pour Votre Altesse Royale, dont la conservation n’est pas moins précieuse à ceux qui cultivent les beaux-arts qu’à toute la France, dont elle est les délices et l’exemple.
« Je suis, avec un profond respect,
« Madame,
« De Votre Altesse Royale,
Le très-humble et très-obéissant
serviteur,
Arouet de Voltaire[6]. »
On trouvera, page 47, une préface imprimée en 1729[7], dans laquelle M. de Voltaire combat les opinions de M. de Lamotte sur la tragédie. Lamotte y a répondu avec beaucoup de politesse, d’esprit et de raison. On peut voir cette réponse dans ses œuvres. M. de Voltaire n’a répliqué qu’en faisant Zaïre, Alzire, Mahomet, etc. ; et jusqu’à ce que des pièces en prose, où les règles des unités seraient violées, aient fait autant d’effet au théâtre et autant de plaisir à la lecture, l’opinion de M. de Voltaire doit l’emporter[8].
Je vous envoie, monsieur, ma tragédie d’Œdipe que vous avez vue naître. Vous savez que j’ai commencé cette pièce à dix-neuf ans : si quelque chose pouvait faire pardonner la médiocrité d’un ouvrage, ma jeunesse me servirait d’excuse. Du moins, malgré les défauts dont cette tragédie est pleine, et que je suis le premier à reconnaître, j’ose me flatter que vous verrez quelque différence entre cet ouvrage et ceux que l’ignorance et la malignité m’ont imputés.
[11]Vous savez mieux que personne que cette satire intitulée les J’ai vu, est d’un poëte du Marais, nommé Le Brun, auteur de l’opéra d’Hippocrate amoureux, qu’assurément personne ne mettra en musique.
Ces J’ai vu sont grossièrement imités de ceux de l’abbé
Regnier, de l’Académie, avec qui l’auteur n’a rien de commun. Ils finissent par ces vers :
J’ai vu ces maux, et je n’ai pas vingt ans.
Il est vrai que je n’avais pas vingt ans alors ; mais ce n’est pas
une raison qui puisse faire croire que j’ai fait les vers de M. Le Brun.
Hos Le Brun versiculos fecit ; tulit alter honores.
J’apprends que c’est un des avantages attachés à la littérature, et surtout à la poésie, d’être exposé à être accusé sans cesse de toutes les sottises qui courent la ville. On vient de me montrer une épître de l’abbé de Chaulieu au marquis de La Fare, dans laquelle il se plaint de cette injustice. Voici le passage :
....................
Accort, insinuant, et quelquefois flatteur,
J’ai su d’un discours enchanteur
Tout l’usage que pouvait faire
Beaucoup d’imagination,
Qui rejoignît avec adresse,
Au tour précis, à la justesse,
Le charme de la fiction.
............
Chapelle, par malheur..........
.......comme moi libertin,
Entre les amours et le vin,
M’apprit, sans rabot et sans lime.
L’art d’attraper facilement,
Sans être esclave de la rime,
Ce tour aisé, cet enjoûment
Qui seul peut faire le sublime.
Que ne m’ont point coûté ces funestes talents !
Dès que j’eus bien ou mal rimé quelque sornette,
Je me vis, tout en même temps,
Affublé du nom de poëte.
Dès lors on ne fit de chanson,
On ne lâcha de vaudeville,
Que, sans rime ni sans raison,
On ne me donnât par la ville.
Sur la foi d’un ricanement,
Qui n’était que l’effet d’un gai tempérament,
Dont je fis, j’en conviens, assez peu de scrupule,
Les fats crurent qu’impunément
Personne devant moi ne serait ridicule.
Ils m’ont fait là-dessus mille injustes procès :
J’eus beau les souffrir et me taire,
On m’imputa des vers que je n’ai jamais faits ;
C’est assez que j’en susse faire.
Ces vers, monsieur, ne sont pas dignes de l’auteur de la Tocane et de la Retraite ; vous les trouverez bien plats[12], et aussi remplis de fautes que d’une vanité ridicule. Je vous les cite comme une autorité en ma faveur ; mais j’aime mieux vous citer l’autorité de Boileau. Il ne répondit un jour aux compliments d’un campagnard qui le louait d’une impertinente satire contre les évêques, très-fameuse parmi la canaille, qu’en répétant à ce pauvre louangeur :
Vient-il de la province une satire fade.
D’un plaisant du pays insipide boutade :
Pour la faire courir on dit qu’elle est de moi,
Et le sot campagnard le croit de bonne foi.
Je ne suis ni ne serai Boileau ; mais les mauvais vers de M. Le Brun m’ont attiré des louanges et des persécutions qu’assurément je ne méritais pas.
[13]Je m’attends bien que plusieurs personnes, accoutumées à juger de tout sur le rapport d’autrui, seront étonnées de me trouver si innocent, après m’avoir cru, sans me connaître, coupable des plus plats vers du temps présent. Je souhaite que mon exemple puisse leur apprendre à ne plus précipiter leurs jugements sur les apparences les plus frivoles, et à ne plus condamner ce qu’ils ne connaissent pas. On rougirait bientôt de ses décisions, si l’on voulait réfléchir sur les raisons par lesquelles on se détermine.
[14]Il s’est trouvé des gens qui ont cru sérieusement que l’auteur de la tragédie d’Atrée était un méchant homme, parce qu’il avait rempli la coupe d’Atrée du sang du fils de Thyeste ; et aujourd’hui il y a des consciences timorées qui prétendent que je n’ai point de religion, parce que Jocaste se défie des oracles d’Apollon. C’est ainsi qu’on décide presque toujours dans le monde[15] ; et ceux qui sont accoutumés à juger de la sorte ne se corrigeront pas par la lecture de cette lettre ; peut-être même ne la liront-ils point.
Je ne prétends donc point ici faire taire la calomnie, elle est trop inséparable des succès ; mais du moins il m’est permis de souhaiter que ceux qui ne sont en place que pour rendre justice ne fassent point des malheureux sur le rapport vague et incertain du premier calomniateur. Faudra-t-il donc qu’on regarde désormais comme un malheur d’être connu par les talents de l’esprit, et qu’un homme soit persécuté dans sa patrie, uniquement parce qu’il court une carrière dans laquelle il peut faire honneur à sa patrie même ?
Ne croyez pas, monsieur, que je compte parmi les preuves de mon innocence le présent dont M. le Régent a daigné m’honorer ; cette bonté pourrait n’être qu’une marque de sa clémence ; il est au nombre des princes qui, par des bienfaits, savent lier à leur devoir ceux mêmes qui s’en sont écartés. Une preuve plus sûre de mon innocence, c’est qu’il a daigné dire que je n’étais point coupable, et qu’il a reconnu la calomnie lorsque le temps a permis qu’il pût la découvrir.
Je ne regarde point non plus cette grâce que monseigneur le duc d’Orléans m’a faite comme une récompense de mon travail, qui ne méritait tout au plus que son indulgence ; il a moins voulu me récompenser que m’engager à mériter sa protection[16].
Sans parler de moi, c’est un grand bonheur pour les lettres que nous vivions sous un prince qui aime les beaux-arts autant qu’il hait la flatterie, et dont on peut obtenir la protection plutôt par de bons ouvrages que par des louanges, pour lesquelles il a un dégoût peu ordinaire dans ceux qui, par leur naissance et par leur rang, sont destinés à être loués toute leur vie.
Monsieur, avant que de vous faire lire ma tragédie, souffrez que je vous prévienne sur le succès qu’elle a eu, non pas pour m’en applaudir, mais pour vous assurer combien je m’en défie.
Je sais que les premiers applaudissements du public ne sont pas toujours de sûrs garants de la bonté d’un ouvrage. Souvent un auteur doit le succès de sa pièce ou à l’art des acteurs qui la jouent, ou à la décision de quelques amis accrédités dans le monde, qui entraînent pour un temps les suffrages de la multitude ; et le public est étonné, quelques mois après, de s’ennuyer à la lecture du même ouvrage qui lui arrachait des larmes dans la représentation.
Je me garderai donc bien de me prévaloir d’un succès peut-être passager, et dont les comédiens ont plus à s’applaudir que moi-même.
On ne voit que trop d’auteurs dramatiques qui impriment à la tête de leurs ouvrages des préfaces pleines de vanité ; « qui comptent les princes et les princesses qui sont venus pleurer aux représentations ; qui ne donnent d’autres réponses à leurs censeurs que l’approbation du public » ; et qui enfin, après s’être placés à côté de Corneille et de Racine, se trouvent confondus dans la foule des mauvais auteurs, dont ils sont les seuls qui s’exceptent.
J’éviterai du moins ce ridicule ; je vous parlerai de ma pièce plus pour avouer mes défauts que pour les excuser ; mais aussi je traiterai Sophocle et Corneille avec autant de liberté que je me traiterai avec justice.
J’examinerai les trois Œdipes avec une égale exactitude. Le respect que j’ai pour l’antiquité de Sophocle et pour le mérite de Corneille ne m’aveuglera pas sur leurs défauts ; l’amour-propre ne m’empêchera pas non plus de trouver les miens. Au reste, ne regardez point ces dissertations comme les décisions d’un critique orgueilleux, mais comme les doutes d’un jeune homme qui cherche à s’éclairer. La décision ne convient ni à mon âge, ni à mon peu de génie ; et si la chaleur de la composition m’arrache quelques termes peu mesurés, je les désavoue d’avance, et je déclare que je ne prétends parler affirmativement que sur mes fautes.
Monsieur, mon peu d’érudition ne me permet pas d’examiner « si la tragédie de Sophocle fait son imitation par le discours, le nombre et l’harmonie ; ce qu’Aristote appelle expressément un discours agréablement assaisonné[18] ». Je ne discuterai pas non plus « si c’est une pièce du premier genre, simple et implexe : simple parce qu’elle n’a qu’une simple catastrophe ; et implexe, parce qu’elle a la reconnaissance avec la péripétie ».
Je vous rendrai seulement compte avec simplicité des endroits qui m’ont révolté, et sur lesquels j’ai besoin des lumières de ceux qui, connaissant mieux que moi les anciens, peuvent mieux excuser tous leurs défauts.
La scène ouvre, dans Sophocle, par un cœur de Thébains prosternés au pied des autels, et qui, par leurs larmes et par leurs cris, demandent aux dieux la fin de leurs calamités. Œdipe, leur libérateur et leur roi, paraît au milieu d’eux.
« Je suis Œdipe, leur dit-il, si vanté par tout le monde. » Il y a quelque apparence que les Thébains n’ignoraient pas qu’il s’appelait Œdipe.
À l’égard de cette grande réputation dont il se vante, M. Dacier dit que c’est une adresse de Sophocle, qui veut fonder par là le caractère d’Œdipe, qui est orgueilleux.
« Mes enfants, dit Œdipe, quel est le sujet qui vous amène ici ? » Le grand-prêtre lui répond : « Vous voyez devant vous des jeunes gens et des vieillards. Moi qui vous parle, je suis le grand-prêtre de Jupiter. Votre ville est comme un vaisseau battu de la tempête : elle est prête d’être abîmée, et n’a pas la force de surmonter les flots qui fondent sur elle. » De là le grand-prêtre prend occasion de faire une description de la peste, dont Œdipe était aussi bien informé que du nom et de la qualité du grand-prêtre de Jupiter. D’ailleurs ce grand-prêtre rend-il son homélie bien pathétique, en comparant une ville pestiférée, couverte de morts et de mourants, à un vaisseau battu par la tempête ? Ce prédicateur ne savait-il pas qu’on affaiblit les grandes choses quand on les compare aux petites ?
Tout cela n’est guère une preuve de cette perfection où on prétendait, il y a quelques années, que Sophocle avait poussé la tragédie ; et il ne paraît pas qu’on ait si grand tort dans ce siècle de refuser son admiration à un poëte qui n’emploie d’autre artifice pour faire connaître ses personnages que de faire dire à l’un : « Je m’appelle Œdipe, si vanté par tout le monde » ; et à l’autre : « Je suis le grand-prêtre de Jupiter. » Cette grossièreté n’est plus regardée aujourd’hui comme une noble simplicité.
La description de la peste est interrompue par l’arrivée de Créon, frère de Jocaste, que le roi avait envoyé consulter l’oracle, et qui commence par dire à Œdipe :
« Seigneur, nous avons eu autrefois un roi qui s’appelait Laïus.
Je le sais, quoique je ne l’aie jamais vu.
Il a été assassiné, et Apollon veut que nous punissions ses meurtriers.
Fut-ce dans sa maison ou à la campagne que Laïus fut tué ? »
Il est déjà contre la vraisemblance qu’Œdipe, qui règne depuis si longtemps, ignore comment son prédécesseur est mort ; mais qu’il ne sache pas même si c’est aux champs ou à la ville que ce meurtre a été commis, et qu’il ne donne pas la moindre raison ni la moindre excuse de son ignorance, j’avoue que je ne connais point de terme pour exprimer une pareille absurdité.
C’est une faute du sujet, dit-on, et non de l’auteur : comme si ce n’était pas à l’auteur à corriger son sujet lorsqu’il est défectueux ! Je sais qu’on peut me reprocher à peu près la même faute ; mais aussi je ne me ferai pas plus de grâce qu’à Sophocle, et j’espère que la sincérité avec laquelle j’avouerai mes défauts justifiera la hardiesse que je prends de relever ceux d’un ancien.
Ce qui suit me paraît également éloigné du sens commun. Œdipe demande s’il ne revint personne de la suite de Laïus à qui on puisse en demander des nouvelles ; on lui répond « qu’un de ceux qui accompagnaient ce malheureux roi, s’étant sauvé, vint dire dans Thèbes que Laïus avait été assassiné par des voleurs, qui n’étaient pas en petit, mais en grand nombre ».
Comment se peut-il faire qu’un témoin de la mort de Laïus dise que son maître a été accablé sous le nombre, lorsqu’il est pourtant vrai que c’est un homme seul qui a tué Laïus et toute sa suite ?
Pour comble de contradiction, Œdipe dit au second acte qu’il a ouï dire que Laïus avait été tué par des voyageurs, mais qu’il n’y a personne qui dise l’avoir vu ; et Jocaste, au troisième acte, en parlant de la mort de ce roi, s’explique ainsi à Œdipe :
« Soyez bien persuadé, seigneur, que celui qui accompagnait Laïus a rapporté que son maître avait été assassiné par des voleurs : il ne saurait changer présentement ni parler d’une autre manière ; toute la ville l’a entendu comme moi. »
Les Thébains auraient été bien plus à plaindre, si l’énigme du sphinx n’avait pas été plus aisée à deviner que toutes ces contradictions[19].
Mais ce qui est encore plus étonnant, ou plutôt ce qui ne l’est point après de telles fautes contre la vraisemblance, c’est qu’Œdipe, lorsqu’il apprend que Phorbas vit encore, ne songe pas seulement à le faire chercher ; il s’amuse à faire des imprécations et à consulter des oracles, sans donner ordre qu’on amène devant lui le seul homme qui pouvait lui fournir[20] des lumières. Le chœur lui-même, qui est si intéressé à voir finir les malheurs de Thèbes, et qui donne toujours des conseils à Œdipe, ne lui donne pas celui d’interroger ce témoin de la mort du feu roi ; il le prie seulement d’envoyer chercher Tirésie.
Enfin Phorbas arrive au quatrième acte. Ceux qui ne connaissent point Sophocle s’imaginent sans doute qu’Œdipe, impatient de connaître le meurtrier de Laïus et de rendre la vie aux Thébains, va l’interroger avec empressement sur la mort du feu roi. Rien de tout cela. Sophocle oublie que la vengeance de la mort de Laïus est le sujet de sa pièce : on ne dit pas un mot à Phorbas de cette aventure ; et la tragédie finit sans que Phorbas ait seulement ouvert la bouche sur la mort du roi son maître. Mais continuons à examiner de suite l’ouvrage de Sophocle.
Lorsque Créon a appris à Œdipe que Laïus a été assassiné par des voleurs qui n’étaient pas en petit, mais en grand nombre, Œdipe répond au sens de plusieurs interprètes : « Comment des voleurs auraient-ils pu entreprendre cet attentat, puisque Laïus n’avait point d’argent sur lui ? » La plupart des autres scoliastes entendent autrement ce passage, et font dire à Œdipe : « Comment des voleurs auraient-ils pu entreprendre cet attentat, si on ne leur avait donné de l’argent ? » Mais ce sens-là n’est guère plus raisonnable que l’autre : on sait que des voleurs n’ont pas besoin qu’on leur promette de l’argent pour les engager à faire un mauvais coup.
Et puisqu’il dépend souvent des scoliastes de faire dire tout ce qu’ils veulent à leurs auteurs, que leur coûterait-il de leur donner un peu de bon sens ?
Œdipe, au commencement du second acte, au lieu de mander Phorbas, fait venir devant lui Tirésie. Le roi et le devin commencent par se mettre en colère l’un contre l’autre. Tirésie finit par lui dire :
« C’est vous qui êtes le meurtrier de Laïus. Vous vous croyez fils de Polybe, roi de Carinthe, vous ne l’êtes point ; vous êtes Thébain. La malédiction de votre père et de votre mère vous a autrefois éloigné de cette terre ; vous y êtes revenu, vous avez tué votre père, vous avez épousé votre mère, vous êtes l’auteur d’un inceste et d’un parricide : et si vous trouvez que je mente, dites que je ne suis pas prophète. »
Tout cela ne ressemble guère à l’ambiguïté ordinaire des oracles : il était difficile de s’expliquer moins obscurément ; et si vous joignez aux paroles de Tirésie le reproche qu’un ivrogne a fait autrefois à Œdipe qu’il n’était pas fils de Polybe, et l’oracle d’Apollon qui lui prédit qu’il tuerait son père et qu’il épouserait sa mère, vous trouverez que la pièce est entièrement finie au commencement de ce second acte.
Nouvelle preuve que Sophocle n’avait pas perfectionné son art, puisqu’il ne savait pas préparer les événements, ni cacher sous le voile le plus mince la catastrophe de ses pièces.
Allons plus loin. Œdipe traite Tirésie de fou et de vieux enchanteur : cependant, à moins que l’esprit ne lui ait tourné, il doit le regarder comme un véritable prophète. Eh ! de quel étonnement et de quelle horreur ne doit-il point être frappé en apprenant de la bouche de Tirésie tout ce qu’Apollon lui a prédit autrefois ? Quel retour ne doit-il point faire sur lui-même en apprenant ce rapport fatal qui se trouve entre les reproches qu’on lui a faits à Corinthe qu’il n’était qu’un fils supposé, et les oracles de Thèbes qui lui disent qu’il est Thébain ? entre Apollon qui lui a prédit qu’il épouserait sa mère et qu’il tuerait son père, et Tirésie qui lui apprend que ses destins affreux sont remplis ? Cependant, comme s’il avait perdu la mémoire de ces événements épouvantables, il ne lui vient d’autre idée que de soupçonner Créon, son ancien et fidèle ami (comme il l’appelle), d’avoir tué Laïus ; et cela, sans aucune raison, sans aucun fondement, sans que le moindre jour puisse autoriser ses soupçons, et (puisqu’il faut appeler les choses par leur nom) avec une extravagance dont il n’y a guère d’exemple parmi les modernes, ni même parmi les anciens.
« Quoi ! tu oses paraître devant moi ! dit-il à Créon ; tu as l’audace d’entrer dans ce palais, toi qui es assurément le meurtrier de Laïus, et qui as manifestement conspiré contre moi pour me ravir ma couronne !
« Voyons, dis-moi, au nom des dieux, as-tu remarqué en moi de la lâcheté ou de la folie pour que tu aies entrepris un si hardi dessein ? N’est-ce pas la plus folle de toutes les entreprises que d’aspirer à la royauté sans troupes et sans amis, comme si, sans ce secours, il était aisé de monter au trône ? »
Créon lui répond :
« Vous changerez de sentiment si vous me donnez le temps de parler. Pensez-vous qu’il y ait un homme au monde qui préférât d’être roi, avec toutes les frayeurs et toutes les craintes qui accompagnent la royauté, à vivre dans le sein du repos avec toute la sûreté d’un particulier qui, sous un autre nom, posséderait la même puissance ? »
Un prince qui serait accusé d’avoir conspiré contre son roi, et qui n’aurait d’autre preuve de son innocence que le verbiage de Créon, aurait besoin de la clémence de son maître. Après tous ces grands discours, étrangers au sujet, Créon demande à Œdipe :
« Voulez-vous me chasser du royaume[21] ?
Il faut que vous fassiez voir auparavant si je suis coupable.
Tu parles en homme résolu de ne pas obéir.
C’est parce que vous êtes injuste.
Je prends mes sûretés.
Je dois prendre aussi les miennes.
Ô Thèbes ! Thèbes !
Il m’est permis de crier aussi : Thèbes ! Thèbes ! »
Jocaste vient pendant ce beau discours, et le chœur la prie d’emmener le roi ; proposition très-sage, car, après toutes les folies qu’Œdipe vient de faire, on ne ferait pas mal de l’enfermer.
« J’emmènerai mon mari quand j’aurai appris la cause de ce désordre.
Œdipe et Créon ont eu ensemble des paroles sur des rapports fort incertains. On se pique souvent sur des soupçons très-injustes.
Cela est-il venu de l’un et de l’autre ?
Oui, madame.
Quelles paroles ont-ils donc eues ?
C’est assez, madame ; les princes n’ont pas poussé la chose plus loin, et cela suffit. »
Effectivement, comme si cela suffisait, Jocaste n’en demande pas davantage au chœur.
C’est dans cette scène qu’Œdipe raconte à Jocaste qu’un jour, à table, un homme ivre lui reprocha qu’il était un fils supposé : « J’allai, continue-t-il, trouver le roi et la reine : je les interrogeai sur ma naissance : ils furent tous deux très-fâchés du reproche qu’on m’avait fait. Quoique je les aimasse avec beaucoup de tendresse, cette injure, qui était devenue publique, ne laissa pas de me demeurer sur le cœur, et de me donner des soupçons. Je partis donc, à leur insu, pour aller à Delphes : Apollon ne daigna pas répondre précisément à ma demande ; mais il me dit les choses les plus affreuses et les plus épouvantables dont on ait jamais ouï parler : que j’épouserais infailliblement ma propre mère ; que je ferais voir aux hommes une race malheureuse qui les remplirait d’horreur, et que je serais le meurtrier de mon père. »
Voilà encore la pièce finie. On avait prédit à Jocaste que son fils tremperait ses mains dans le sang de Laïus, et porterait ses crimes jusqu’au lit de sa mère. Elle avait fait exposer ce fils sur le mont Cithéron, et lui avait fait percer les talons (comme elle l’avoue dans cette même scène) : Œdipe porte encore les cicatrices de cette blessure ; il sait qu’on lui a reproché qu’il n’était point fils de Polybe : tout cela n’est-il pas pour Œdipe et pour Jocaste une démonstration de leurs malheurs ? et n’y a-t-il pas un aveuglement ridicule à en douter ?
Je sais que Jocaste ne dit point dans cette scène quelle dût un jour épouser son fils ; mais cela même est une nouvelle faute. Car, lorsque Œdipe dit à Jocaste : « On m’a prédit que je souillerais le lit de ma mère, et que mon père serait massacré par mes mains », Jocaste doit répondre sur-le-champ : « On en avait prédit autant à mon fils » ; ou du moins elle doit faire sentir au spectateur qu’elle est convaincue, dans ce moment, de son malheur.
Tant d’ignorance dans Œdipe et dans Jocaste n’est qu’un artifice grossier du poëte, qui, pour donner à sa pièce une juste étendue, fait filer jusqu’au cinquième acte une reconnaissance déjà manifestée au second, et qui viole les règles du sang commun pour ne point manquer en apparence à celles du théâtre.
Cette même faute subsiste dans tout le cours de la pièce.
Cet Œdipe, qui expliquait les énigmes, n’entend pas les choses les plus claires. Lorsque le pasteur de Corinthe lui apporte la nouvelle de la mort de Polybe, et qu’il lui apprend que Polybe n’était pas son père, qu’il a été exposé par un Thébain sur le nuit Cithéron, que ses pieds avaient été percés et liés avec des courroies, Œdipe ne soupçonne rien encore : il n’a d’autre crainte que d’être né d’une famille obscure ; et le chœur, toujours présent dans le cours de la pièce, ne prête aucune attention à tout ce qui aurait dû instruire Œdipe de sa naissance. Le chœur, qu’on donne pour une assemblée de gens éclairés, montre aussi peu de pénétration qu’Œdipe ; et, dans le temps que les Thébains devraient être saisis de pitié et d’horreur à la vue des malheurs dont ils sont témoins, il s’écrie : « Si je puis juger de l’avenir, et si je ne me trompe dans mes conjectures, Cithéron, le jour de demain ne se passera pas que vous ne nous fassiez connaitre la patrie et la mère d’Œdipe, et que nous ne menions des danses en votre honneur, pour vous rendre grâces du plaisir que vous aurez fait à nos princes. Et vous, prince, duquel des dieux êtes-vous donc fils ? Quelle nymphe vous a eu de Pan, dieu des montagnes ? Êtes-vous le fruit des amours d’Apollon ? car Apollon se plaît aussi sur les montagnes. Est-ce Mercure ou Bacchus, qui se tient aussi sur les sommets des montagnes ? etc. »
Enfin celui qui a autrefois exposé Œdipe arrive sur la scène. Œdipe l’interroge sur sa naissance ; curiosité que M. Dacier condamne après Plutarque, et qui me paraîtrait la seule chose raisonnable qu’Œdipe eût faite dans toute la pièce, si cette juste envie de se connaître n’était pas accompagnée d’une ignorance ridicule de lui-même.
Œdipe sait donc enfin tout son sort au quatrième acte. Voilà donc encore la pièce finie.
M. Dacier, qui a traduit l’Œdipe de Sophocle, prétend que le spectateur attend avec beaucoup d’impatience le parti que prendra Jocaste, et la manière dont Œdipe accomplira sur lui-même les malédictions qu’il a prononcées contre le meurtrier de Laïus. J’avais été séduit là-dessus par le respect que j’ai pour ce savant homme, et j’étais de son sentiment lorsque je lus sa traduction. La représentation de ma pièce m’a bien détrompé ; et j’ai reconnu qu’on peut sans péril louer tant qu’on veut les poëtes grecs, mais qu’il est dangereux de les imiter.
J’avais pris dans Sophocle une partie du récit de la mort de Jocaste et de la catastrophe d’Œdipe. J’ai senti que l’attention du spectateur diminuait avec son plaisir au récit de cette catastrophe : les esprits, remplis de terreur au moment de la reconnaissance, n’écoutaient plus qu’avec dégoût la fin de la pièce. Peut-être que la médiocrité des vers en était la cause : peut-être que le spectateur, à qui cette catastrophe est connue, regrettait de n’entendre rien de nouveau ; peut-être aussi que la terreur ayant été poussée à son comble, il était impossible que le reste ne parût languissant. Quoi qu’il en soit, je me suis cru obligé[22] de retrancher ce récit, qui n’était pas de plus de quarante vers ; et dans Sophocle, il tient tout le cinquième acte. Il y a grande apparence qu’on ne doit point passer à un ancien deux ou trois cents vers inutiles, lorsqu’on n’en passe pas quarante à un moderne.
M. Dacier avertit dans ses notes que la pièce de Sophocle n’est point finie au quatrième acte. N’est-ce pas avouer qu’elle est finie que d’être obligé de prouver qu’elle ne l’est pas ? On ne se trouve
pas dans la nécessité de faire de pareilles notes sur les tragédies de Racine et de Corneille ; il n’y a que les Horaces qui auraient besoin d’un tel commentaire ; mais le cinquième acte des Horaces n’en paraîtrait pas moins défectueux.
Je ne puis m’empêcher de parler ici d’un endroit du cinquième acte de Sophocle, que Longin a admiré, et que Despréaux a traduit[23] :
Hymen, funeste hymen, tu m’as donné la vie ;
Mais dans ces mêmes flancs où je fus renfermé
Tu fais rentrer ce sang dont tu m’avais formé ;
Et par là tu produis et des fils et des pères.
Des frères, des maris, des femmes et des mères,
Et tout ce que du sort la maligne fureur
Fit jamais voir au jour et de honte et d’horreur.
Premièrement, il fallait exprimer que c’est dans la même personne qu’on trouve ces mères et ces maris ; car il n’y a point de mariage qui ne produise de tout cela. En second lieu, on ne passerait point aujourd’hui à Œdipe de faire une si curieuse recherche des circonstances de son crime, et d’en combiner ainsi toutes les horreurs ; tant d’exactitude à compter tous ses titres incestueux, loin d’ajouter à l’atrocité de l’action, semble plutôt l’affaiblir.
Ces deux vers de Corneille[24] disent beaucoup plus :
Ce sont eux qui m’ont fait l’assassin de mon père ;
Ce sont eux qui m’ont fait le mari de ma mère.
Les vers de Sophocle sont d’un déclamateur, et ceux de Corneille sont d’un poëte.
Vous voyez que, dans la critique de l’Œdipe de Sophocle, je ne me suis attaché à relever que les défauts qui sont de tous les temps et de tous les lieux : les contradictions, les absurdités, les vaines déclamations, sont des fautes par tout pays. Je ne suis point étonné que, malgré tant d’imperfections, Sophocle ait surpris l’admiration de son siècle : l’harmonie de ses vers et le pathétique qui règne dans son style ont pu séduire les Athéniens, qui, avec tout leur esprit et toute leur politesse, ne pouvaient avoir une juste idée de la perfection d’un art qui était encore dans son enfance.
Sophocle touchait au temps où la tragédie lut inventée : Eschyle, contemporain de Sophocle, était le premier qui se fût[25] avisé de mettre plusieurs personnages sur la scène. Nous sommes aussi touchés de l’ébauche la plus grossière dans les premières découvertes d’un art, que des beautés les plus achevées lorsque la perfection nous est une fois connue. Ainsi Sophocle et Euripide, tout imparfaits qu’ils sont, ont autant réussi chez les Athéniens que Corneille et Racine parmi nous. Nous devons nous-mêmes, en blâmant les tragédies des Grecs, respecter le génie de leurs auteurs : leurs fautes sont sur le compte de leur siècle, leurs beautés n’appartiennent qu’à eux ; et il est à croire que, s’ils étaient nés de nos jours, ils auraient perfectionné l’art qu’ils ont presque inventé de leur temps.
Il est vrai qu’ils sont bien déchus de cette haute estime où ils étaient autrefois : leurs ouvrages sont aujourd’hui ou ignorés ou méprisés ; mais je crois que cet oubli et ce mépris sont au nombre des injustices dont on peut accuser notre siècle. Leurs ouvrages méritent d’être lus, sans doute ; et, s’ils sont trop défectueux pour qu’on les approuve, ils sont trop pleins de beautés pour qu’on les méprise entièrement.
Euripide surtout, qui me parait si supérieur à Sophocle, et qui serait le plus grand des poëtes s’il était né dans un temps plus éclairé, a laissé des ouvrages qui décèlent un génie parfait, malgré les imperfections de ses tragédies.
Eh ! quelle idée ne doit-on point avoir d’un poëte qui a prêté des sentiments à Racine même ? Les endroits que ce grand homme a traduits d’Euripide, dans son inimitable rôle[26] de Phèdre, ne sont pas les moins beaux de son ouvrage.
Dieux, que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !
Quand pourrai-je, au travers d’une noble poussière,
Suivre de l’œil un char fuyant dans la carrière ?
. . . . . . . . . . . Insensée, où suis-je ? et qu’ai-je dit ?
Où laissé-je égarer mes vœux et mon esprit ?
Je l’ai perdu, les dieux m’en ont ravi l’usage.
Œnone, la rougeur me couvre le visage ;
Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs,
Et mes yeux, malgré moi, se remplissent de pleurs.
Presque toute cette scène est traduite mot pour mot d’Euripide. Il ne faut pas cependant que le lecteur, séduit par cette traduction, s’imagine que la pièce d’Euripide soit un bon ouvrage : voilà le seul bel endroit de sa tragédie, et même le seul raisonnable ; car c’est le seul que Racine ait imité. Et comme on ne s’avisera jamais d’approuver l’Hippolyte de Sénèque, quoique Racine ait pris dans cet auteur toute la déclaration de Phèdre, aussi ne doit-on pas admirer l’Hippolyte d’Euripide pour trente ou quarante vers qui se sont trouvés dignes d’être imités par le plus grand de nos poëtes.
Molière prenait quelquefois des scènes entières dans Cyrano de Bergerac, et disait pour son excuse : « Cette scène est bonne ; elle m’appartient de droit : je reprends mon bien partout où je le trouve[27]. »
Racine pouvait à peu près en dire autant d’Euripide.
Pour moi, après avoir dit bien du mal de Sophocle, je suis obligé de vous en dire tout le bien[28] que j’en sais : tout différent en cela des médisants, qui commencent par louer un homme, et qui finissent par le rendre ridicule.
J’avoue que peut-être sans Sophocle je ne serais jamais venu à bout de mon Œdipe ; je ne l’aurais même jamais entrepris. Je traduisis d’abord la première scène de mon quatrième acte ; celle du grand-prêtre qui accuse le roi est entièrement de lui ; la scène des deux vieillards lui appartient encore. Je voudrais lui avoir d’autres obligations, je les avouerais avec la même bonne foi. Il est vrai que, comme je lui dois des beautés, je lui dois aussi des fautes, et j’en parlerai dans l’examen de ma pièce, où j’espère vous rendre compte des miennes.
Monsieur, après vous avoir fait part de mes sentiments sur l’Œdipe de Sophocle, je vous dirai ce que je pense de celui de Corneille. Je respecte beaucoup plus, sans doute, ce tragique français que le grec ; mais je respecte encore plus la vérité, à qui je dois les premiers égards. Je crois même que quiconque ne sait pas connaître les fautes des grands hommes est incapable de sentir le prix de leurs perfections. J’ose donc critiquer l’Œdipe de Corneille ; et je le ferai avec d’autant plus de liberté, que je ne crains pas que vous me soupçonniez de jalousie, ni que vous me reprochiez de vouloir m’égaler à lui. C’est en l’admirant que je hasarde ma censure : et je crois avoir une estime plus véritable pour ce fameux poëte que ceux qui jugent de l’Œdipe par le nom de l’auteur, et non par l’ouvrage même, et qui eussent méprisé dans tout autre ce qu’ils admirent dans l’auteur de Cinna.
Corneille sentit bien que la simplicité ou plutôt la sécheresse de la tragédie de Sophocle ne pouvait fournir toute l’étendue qu’exigent nos pièces de théâtre. On se trompe fort lorsqu’on pense que tous ces sujets, traités autrefois avec succès par Sophocle et par Euripide, l’Œdipe, le Philoctète, l’Électre, l’Iphigénie en Tauride, sont des sujets heureux et aisés à manier : ce sont les plus ingrats et les plus impraticables ; ce sont des sujets d’une ou de deux scènes tout au plus, et non pas d’une tragédie. Je sais qu’on ne peut guère voir sur le théâtre des événements plus affreux ni plus attendrissants ; et c’est cela même qui rend le succès plus difficile. Il faut joindre à ces événements des passions qui les préparent : si ces passions sont trop fortes, elles étouffent le sujet : si elles sont trop faibles, elles languissent. Il fallait que Corneille marchât entre ces deux extrémités, et qu’il suppléât, par la fécondité de son génie, à l’aridité de la matière. Il choisit donc l’épisode de Thésée et de Dircé ; et quoique cet épisode ait été universellement condamné, quoique Corneille eût pris dès longtemps la glorieuse habitude d’avouer ses fautes, il ne reconnut point celle-ci ; et parce que cet épisode était tout entier de son invention, il s’en applaudit dans sa préface : tant il est difficile aux plus grands hommes, et même aux plus modestes, de se sauver des illusions de l’amour-propre !
Il faut avouer que Thésée joue un étrange rôle pour un héros. Au milieu des maux les plus horribles dont un peuple puisse être accablé, il débute par dire[30] que,
Quelque ravage affreux qu’étale ici la peste,
L’absence aux vrais amants est encor plus funeste.
En parlant dans la troisième scène[31], à Œdipe :
Je vous aurais fait voir un beau feu dans mon sein.
Et tâché d’obtenir cet aveu favorable
Qui peut faire un heureux d’un amant misérable.
. . . . . . . . . . . . . Il est tout vrai, j’aime en votre palais ;
Chez vous est la beauté qui fait tous mes souhaits.
Vous l’aimez à l’égal d’Antigone et d’Ismène ;
Elle tient même rang chez vous et chez la reine ;
En un mot, c’est leur sœur, la princesse Dircé,
Dont les yeux…
Œdipe répond :
Quoi ! ses yeux, prince, vous ont blessé ?
Je suis fâché pour vous que la reine sa mère
Ait su vous prévenir pour un fils de son frère.
Ma parole est donnée, et je n’y puis plus rien :
Mais je crois qu’après tout ses sœurs la valent bien.
Antigone est parfaite, Ismène est admirable :
Dircé, si vous voulez, n’a rien de comparable ;
Elles sont l’une et l’autre un chef-d’œuvre des cieux ;
Mais. . . . . . . . . . . . .
Ce n’est pas offenser deux si charmantes sœurs
Que voir en leur aînée aussi quelques douceurs.
Il faut avouer que les discours de Guillot-Gorju et de Tabarin ne sont guère différents.
Cependant l’ombre de Laïus demande un prince ou une princesse de son sang pour victime : Dircé, seul reste du sang de ce roi, est prête à s’immoler sur le tombeau de son père ; Thésée, qui veut mourir pour elle, lui fait accroire qu’il est son frère, et ne laisse pas de lui parler d’amour, malgré la nouvelle parenté[32] :
J’ai mêmes yeux encore, et vous mêmes appas. . . . . .
Mon cœur n’écoute point ce que le sang veut dire ;
C’est d’amour qu’il gémit, c’est d’amour qu’il soupire ;
Et, pour pouvoir sans crime en goûter la douceur,
Il se révolte exprès contre le nom de sœur.
Cependant, qui le croirait ? Thésée, dans cette même scène, se lasse de son stratagème. Il ne peut pas soutenir plus longtemps le personnage de frère ; et sans attendre que le frère de Dircé soit connu, il lui avoue toute la feinte, et la remet par là dans le péril dont il voulait la tirer, en lui disant pourtant que
. . . L’amour, pour défendre une si chère vie,
Peut faire vanité d’un peu de tromperie.
Enfin, lorsque Œdipe reconnaît qu’il est le meurtrier de Laïus, Thésée, au lieu de plaindre ce malheureux roi, lui propose un duel pour le lendemain, et il épouse Dircé à la fin de la pièce. Ainsi la passion de Thésée fait tout le sujet de la tragédie, et les malheurs d’Œdipe n’en sont que l’épisode.
Dircé, personnage plus défectueux que Thésée, passe tout son temps à dire des injures à Œdipe et à sa mère ; elle dit à Jocaste, sans détour[33], qu’elle est indigne de vivre :
Votre second hymen put avoir d’autres causes :
Mais j’oserai vous dire, à bien juger des choses,
Que, pour avoir reçu la vie en votre flanc,
J’y dois avoir sucé fort peu de votre sang.
Celui du grand Laïus, dont je m’y suis formée,
Trouve bien qu’il est doux d’aimer et d’être aimée ;
Mais il ne trouve pas qu’on soit digne du jour,
Quand aux soins de sa gloire on préfère l’amour.
Il est étonnant que Corneille, qui a senti ce défaut, ne l’ait connu que pour l’excuser. « Ce manque de respect, dit-il[34], de Dircé envers sa mère ne peut être une faute de théâtre, puisque nous ne sommes pas obligés de rendre parfaits ceux que nous y faisons voir. » Non, sans doute, on n’est pas obligé de faire des gens de bien de tous ses personnages ; mais les bienséances exigent du moins qu’une princesse qui a assez de vertu pour vouloir sauver son peuple aux dépens de sa vie, en ait assez pour ne point dire des injures atroces à sa mère.
Pour Jocaste, dont le rôle devrait être intéressant, puisqu’elle partage tous les malheurs d’Œdipe, elle n’en est pas même le témoin : elle ne paraît point au cinquième acte, lorsque Œdipe apprend qu’il est son fils : en un mot, c’est un personnage absolument inutile, qui ne sert qu’à raisonner avec Thésée, et à excuser les insolences de sa fille, qui agit, dit-elle,
En amante à bon titre, en princesse avisée[35].
Finissons par examiner le rôle d’Œdipe, et avec lui la contexture du poëme.
Il commence par vouloir marier une de ses filles avant que de s’attendrir sur les malheurs des Thébains ; bien plus condamnable en cela que Thésée, qui, n’étant point, comme lui, chargé du salut de tout ce peuple, peut sans crime écouter sa passion.
Cependant comme il fallait bien dire, au premier acte, quelque chose du sujet de la pièce, on en touche un mot dans la cinquième scène. Œdipe soupçonne que les dieux sont irrités contre les Thébains, parce que Jocaste avait autrefois fait exposer son fils, et trompé par là les oracles des dieux qui prédisaient que ce fils tuerait son père et épouserait sa mère.
Il me semble qu’il doit croire plutôt que les dieux sont satisfaits que Jocaste ait étouffé un monstre au berceau ; et vraisemblablement ils n’ont prédit les crimes de ce fils qu’afin qu’on l’empêchât de les commettre.
Jocaste soupçonne, avec aussi peu de fondement, que les dieux punissent les Thébains de n’avoir pas vengé la mort de Laïus. Elle prétend qu’on n’a jamais pu venger cette mort : comment donc peut-elle croire que les dieux la punissent de n’avoir pas fait l’impossible ?
Avec moins de fondement encore Œdipe répond[36] :
Pourrions-nous en punir des brigands inconnus,
Que peut-être jamais en ces lieux on n’a vus ?
Si vous m’avez dit vrai, peut-être ai-je moi-même
Sur trois de ces brigands vengé le diadème ;
Au lieu même, au temps même, attaqué seul par trois,
J’en laissai deux sans vie, et mis l’autre aux abois.
Œdipe n’a aucune raison de croire que ces trois voyageurs fussent des brigands, puisqu’au quatrième acte[37], lorsque Phorbas paraît devant lui, il lui dit :
Et tu fus un des trois que je sus arrêter
Dans ce passage étroit qu’il fallut disputer.
S’il ne les a arrêtés lui-même, et s’il ne les a combattus que parce qu’ils ne voulaient pas lui céder le pas, il n’a pas dû les prendre pour des voleurs, qui font ordinairement très-peu de cas des cérémonies, et qui songent plutôt à détrousser les gens qu’à leur disputer le haut du pavé.
Mais il me semble qu’il y a dans cet endroit une faute encore plus grande. Œdipe avoue à Jocaste qu’il s’est battu contre trois inconnus, au temps même et au lieu même où Laïus a été tué. Jocaste sait que Laïus n’avait avec lui que deux compagnons de voyage : ne devrait-elle donc pas soupçonner que Laïus est peut-être mort de la main d’Œdipe ? Cependant elle ne fait nulle attention à cet aveu ; et de peur que la pièce ne finisse au premier acte, elle ferme les yeux sur les lumières qu’Œdipe lui donne : et, jusqu’à la fin du quatrième acte, il n’est pas dit un mot de la mort de Laïus, qui pourtant est le sujet de la pièce. Les amours de Thésée et de Dircé occupent toute la scène.
C’est au quatrième acte[38] qu’Œdipe, en voyant Phorbas, s’écrie :
C’est un de mes brigands à la mort échappé,
Madame, et vous pouvez lui choisir des supplices :
S’il n’a tué Laïus, il fut un des complices.
Pourquoi prendre Phorbas pour un brigand ? et pourquoi affirmer avec tant de certitude qu’il est complice de la mort de Laïus ? Il me paraît que l’Œdipe de Corneille accuse Phorbas avec autant de légèreté que l’Œdipe de Sophocle accuse Créon.
Je ne parle point de l’acte gigantesque d’Œdipe qui tue trois hommes tout seul dans Corneille, et qui en tue sept dans Sophocle. Mais il est bien étrange qu’Œdipe se souvienne, après seize ans, de tous les traits de ces trois hommes ; « que l’un avait le poil noir, la mine assez farouche, le front cicatrisé et le regard un peu louche ; que l’autre avait le teint frais et l’œil perçant ; qu’il était chauve sur le devant et mêlé sur le derrière » ; et pour rendre la chose encore moins vraisemblable, il ajoute (acte IV, scène iv) :
On en peut voir en moi la taille et quelques traits.
Ce n’était point à Œdipe à parler de cette ressemblance ; c’était à Jocaste, qui, ayant vécu avec l’un et avec l’autre, pouvait en être bien mieux informée qu’Œdipe, qui n’a jamais vu Laïus qu’un moment en sa vie. Voilà comme Sophocle a traité cet endroit : mais il fallait que Corneille, ou n’eût point lu du tout Sophocle, ou le méprisât beaucoup, puisqu’il n’a rien emprunté de lui, ni beautés, ni défauts.
Cependant, comment se peut-il faire qu’Œdipe ait seul tué Laïus, et que Phorbas, qui a été blessé à côté de ce roi, dise pourtant qu’il a été tué par des voleurs ? Il était difficile de concilier cette contradiction ; et Jocaste, pour toute réponse, dit que
C’est un conte
Dont Phorbas, au retour, voulut cacher sa honte.
Cette petite tromperie de Phorbas devait-elle être le nœud de la tragédie d’Œdipe ? Il s’est pourtant trouvé des gens qui ont admiré cette puérilité ; et un homme distingué à la cour par son esprit m’a dit que c’était là le plus bel endroit de Corneille.
Au cinquième acte[39], Œdipe, honteux d’avoir épousé la veuve d’un roi qu’il a massacré, dit qu’il veut se bannir et retourner à Corinthe ; et cependant il envoie chercher Thésée et Dircé, pour lire
En leur âme
S’ils prêteraient la main à quelque sourde traîne.
Eh ! que lui importent les sourdes trames de Dircé, et les prétentions de cette princesse sur une couronne à laquelle il renonce pour jamais ?
Enfin il me paraît qu’Œdipe apprend avec trop de froideur son affreuse aventure. Je sais qu’il n’est point coupable, et que sa vertu peut le consoler d’un crime involontaire ; mais s’il a assez de fermeté dans l’esprit pour sentir qu’il n’est que malheureux, doit-il se punir de son malheur ? et s’il est assez furieux et assez désespéré pour se crever les yeux, doit-il être assez froid pour dire à Dircé dans un moment si terrible[40] :
Votre frère est connu ; le savez-vous, madame ?…
Votre amour pour Thésée est dans un plein repos.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Aux crimes, malgré moi, l’ordre du ciel m’attache ;
Pour m’y faire tomber, à moi-même il me cache ;
Il offre, en m’aveuglant sur ce qu’il a prédit,
Mon père à mon épée, et ma mère à mon lit.
Hélas ! qu’il est bien vrai qu’en vain on s’imagine
Dérober notre vie à ce qu’il nous destine !
Les soins de l’éviter font courir au-devant,
Et l’adresse à le fuir y plonge plus avant.
Doit-il rester sur le théâtre à débiter plus de quatre-vingts vers avec Dircé et avec Thésée, qui est un étranger[41] pour lui, tandis que Jocaste, sa femme et sa mère, ne sait encore rien de son aventure, et ne paraît pas même sur la scène ?
Voilà à peu près les principaux défauts que j’ai cru apercevoir dans l’Œdipe de Corneille. Je m’abuse peut-être ; mais je parle de ses fautes avec la même sincérité que j’admire les beautés qui y sont répandues ; et quoique les beaux morceaux de cette pièce me paraissent très-inférieurs aux grands traits de ses autres tragédies, je désespère pourtant de les égaler jamais ; car ce grand homme est toujours au-dessus des autres, lors même qu’il n’est pas entièrement égal à lui-même.
Je ne parle point de la versification : on sait qu’il n’a jamais fait de vers si faibles et si indignes de la tragédie. En effet, Corneille ne connaissait guère la médiocrité, et il tombait dans le bas avec la même facilité qu’il s’élevait au sublime.
J’espère que vous me pardonnerez, monsieur, la témérité avec laquelle je parle, si pourtant c’en est une de trouver mauvais ce qui est mauvais, et de respecter le nom de l’auteur sans en être l’esclave.
Et quelles fautes voudrait-on que l’on relevât ? Seraient-ce celles des auteurs médiocres, dont on ignore tout, jusqu’aux défauts ? C’est sur les imperfections des grands hommes qu’il faut attacher sa critique ; car si le préjugé nous faisait admirer leurs fautes, bientôt nous les imiterions, et il se trouverait peut-être que nous n’aurions pris de ces célèbres écrivains que l’exemple de mal faire.
Monsieur, me voilà enfin parvenu à la partie de ma dissertation la plus aisée, c’est-à-dire à la critique de mon ouvrage ; et pour ne point perdre de temps, je commencerai par le premier défaut, qui est celui du sujet. Régulièrement, la pièce d’Œdipe devrait finir au premier acte. Il n’est pas naturel qu’Œdipe ignore comment son prédécesseur est mort. Sophocle ne s’est point mis du tout en peine de corriger cette faute ; Corneille, en voulant la sauver, a fait encore plus mal que Sophocle ; et je n’ai pas mieux réussi qu’eux. Œdipe, chez moi, parle ainsi à Jocaste (acte Ier, scène iii) :
On m’avait toujours dit que ce fut un Thébain
Qui leva sur son prince une coupable main.
[42]Pour moi, qui, sur son trône élevé par vous-même,
Deux ans après sa mort ai ceint le diadème,
Madame, jusqu’ici respectant vos douleurs,
Je n’ai point rappelé le sujet de vos pleurs,
Et, de vos seuls périls chaque jour alarmée,
Mon âme à d’autres soins sembla t être fermée.
Ce compliment ne me paraît point une excuse valable de l’ignorance d’Œdipe. La crainte de déplaire à sa femme en lui parlant de son premier mari ne doit point du tout l’empêcher de s’informer des circonstances de la mort de son prédécesseur : c’est avoir trop de discrétion et trop peu de curiosité. Il ne lui est pas permis non plus de ne point savoir l’histoire de Phorbas : un ministre d’État ne saurait jamais être un homme assez obscur pour être en prison plusieurs années sans qu’on n’en sache rien.
Jocaste a beau dire (acte Ier, scène iii) :
Dans un château voisin conduit secrètement,
Je dérobai sa tête à leur emportement ;
on voit bien que ces deux vers ne sont mis que pour prévenir la critique ; c’est une faute qu’on tache de déguiser, mais qui n’est pas moins faute.
Voici un défaut plus considérable qui n’est pas du sujet, et dont je suis seul responsable ; c’est le personnage de Philoctète. Il semble qu’il ne soit venu à Thèbes que pour y être accusé ; encore est-il soupçonné peut-être un peu légèrement, il arrive au premier acte, et s’en retourne au troisième ; on ne parie de lui que dans les trois premiers actes, et on n’en dit pas un seul mot dans les deux derniers. Il contribue un peu au nœud de la pièce, et le dénoûment se fait absolument sans lui. Ainsi il paraît que ce sont deux tragédies dont l’une roule sur Philoctète et l’autre sur Œdipe.
J’ai voulu donner à Philoctète le caractère d’un héros ; mais j’ai bien peur d’avoir poussé la grandeur d’âme jusqu’à la fanfaronnade. Heureusement, j’ai lu dans Mme Dacier qu’un homme peut parler avantageusement de soi lorsqu’il est calomnié. Voilà le cas où se trouve Philoctète : il est réduit par la calomnie à la nécessité de dire du bien de lui-même. Dans une autre occasion, j’aurais taché de lui donner plus de politesse que de fierté ; et s’il s’était trouvé dans les mêmes circonstances que Sertorius et Pompée, j’aurais pris la conversation héroïque de ces deux grands hommes pour modèles, quoique je n’eusse pas espéré de l’atteindre. Mais comme il est dans la situation de Nicomède, j’ai donc cru devoir le faire parler à peu près comme ce jeune prince, et qu’il lui était permis de dire : un homme tel que moi, lorsqu’on l’outrage. Quelques personnes s’imaginent que Philoctète était un pauvre écuyer d’Hercule, qui n’avait d’autre mérite que d’avoir porté ses flèches, et qui veut s’égaler à son maître dont il parle toujours. Cependant il est certain que Philoctète était un prince de la Grèce, fameux par ses exploits, compagnon d’Hercule, et de qui même les dieux avaient fait dépendre le destin de Troie. Je ne sais si je n’en ai point fait en quelques endroits un fanfaron ; mais il est certain que c’était un héros.
Pour l’ignorance où il est, en arrivant, sur les affaires de Thèbes, je ne la trouve pas moins condamnable que celle d’Œdipe. Le mont Œta, où il avait vu mourir Hercule, n’était pas si éloigné de Thèbes qu’il ne pût savoir aisément ce qui se passait dans cette ville. Heureusement, cette ignorance vicieuse de Philoctète m’a fourni une exposition du sujet qui m’a paru assez bien reçue ; et c’est ce qui me persuade que les beautés d’un ouvrage naissent quelquefois d’un défaut.
Dans toutes les tragédies, on tombe dans un écueil tout contraire. L’exposition du sujet se fait ordinairement à un personnage qui en est aussi bien informé que celui qui lui parle. On est obligé, pour mettre les auditeurs au fait, de faire dire aux principaux acteurs ce qu’ils ont dû vraisemblablement déjà dire mille fois. Le point de perfection serait de combiner tellement les événements, que l’acteur qui parle n’eût jamais dû dire ce qu’on met dans sa bouche que dans le temps même où il le dit. Telle est, entre autres exemples de cette perfection, la première scène de la tragédie de Bajazet. Acomat ne peut être instruit de ce qui se passe dans l’armée ; Osmin ne peut savoir des nouvelles du sérail ; ils se font l’un à l’autre des confidences réciproques qui instruisent et qui intéressent également le spectateur ; et l’artifice de cette exposition est conduit avec un ménagement dont je crois que Racine seul était capable.
Il est vrai qu’il y a des sujets de tragédie où l’on est tellement gêné par la bizarrerie des événements, qu’il est presque impossible de réduire l’exposition de sa pièce à ce point de sagesse et de vraisemblance. Je crois, pour mon bonheur[43], que le sujet d’Œdipe est de ce genre ; et il me semble que, lorsqu’on se trouve si peu maître du terrain, il faut toujours songer à être intéressant plutôt qu’exact : car le spectateur pardonne tout, hors la longueur ; et lorsqu’il est une fois ému, il examine rarement s’il a raison de l’être.
À l’égard de ce souvenir d’amour[44] entre Jocaste et Philoctète, j’ose encore dire que c’est un défaut nécessaire. Le sujet ne me fournissait rien par lui-même pour remplir les trois premiers actes ; à peine même avais-je de la matière pour les deux derniers. Ceux qui connaissent le théâtre, c’est-à-dire ceux qui sentent les difficultés de la composition aussi bien que les fautes, conviendront de ce que je dis. Il faut toujours donner des passions aux principaux personnages. Eh ! quel rôle insipide aurait joué Jocaste, si elle n’avait eu du moins le souvenir d’un amour légitime, et si elle n’avait craint pour les jours d’un homme qu’elle avait autrefois aimé[45] ?
Il est surprenant que Philoctète aime encore Jocaste après une si longue absence : il ressemble assez aux chevaliers errants, dont la profession était d’être toujours fidèles à leurs maîtresses. Mais je ne puis être de l’avis de ceux qui trouvent Jocaste trop âgée pour faire naître encore des passions : elle a pu être mariée si jeune, et il est si souvent répété dans la pièce qu’Œdipe est dans une grande jeunesse, que, sans trop presser les temps, il est aisé de voir qu’elle n’a pas plus de trente-cinq ans. Les femmes seraient bien malheureuses si on n’inspirait plus de sentiments à cet âge.
Je veux que Jocaste ait plus de soixante ans dans Sophocle et dans Corneille ; la construction de leur fable n’est pas une règle pour la mienne ; je ne suis pas obligé d’adopter leurs fictions : et s’il leur a été permis de faire revivre dans plusieurs de leurs pièces des personnes mortes depuis longtemps, et d’en faire mourir d’autres qui étaient encore vivantes, on doit bien me passer d’ôter à Jocaste quelques années.
Mais je m’aperçois que je fais l’apologie de ma pièce au lieu de la critique que j’en avais promise ; revenons vite à la censure.
Le troisième acte n’est point fini : on ne sait pourquoi les acteurs sortent de la scène. Œdipe dit à Jocaste (acte Ier, scène v) :
Suivez mes pas, rentrons ; il faut que j’éclaircisse
Un soupçon que je forme avec trop de justice.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Suivez-moi,
Et venez dissiper ou combler mon effroi.
Mais il n’y a pas de raison pour qu’Œdipe éclaircisse son doute plutôt derrière le théâtre que sur la scène : aussi, après avoir dit à Jocaste de le suivre, revient-il avec elle le moment d’après, et il n’y a aucune autre distinction entre le troisième et le quatrième acte que le coup d’archet qui les sépare.
La première scène du quatrième acte est celle qui a le plus réussi ; mais je ne me reproche pas moins d’avoir fait dire dans cette scène à Jocaste et à Œdipe tout ce qu’ils avaient dû s’apprendre depuis longtemps. L’intrigue n’est fondée que sur une ignorance bien peu vraisemblable : j’ai été obligé de recourir à un miracle pour couvrir ce défaut du sujet.
Je mets dans la bouche d’Œdipe (acte IV, scène ire) :
Enfin je me souviens qu’aux champs de la Phocide
(Et je ne conçois pas par quel enchantement
J’oubliais jusqu’ici ce grand événement ;
La main des dieux sur moi si longtemps suspendue
Semble ôter le bandeau qu’ils mettaient sur ma vue) :
Dans un chemin étroit je trouvai deux guerriers, etc.
Il est manifeste que c’était au premier acte qu’Œdipe devait raconter cette aventure de la Phocide ; car, dès qu’il apprend de la bouche du grand-prêtre que les dieux demandent la punition du meurtrier de Laïus, son devoir est de s’informer scrupuleusement et sans délai de toutes les circonstances de ce meurtre. On doit lui répondre que Laïus a été tué en Phocide, dans un chemin étroit, par deux étrangers : et lui, qui sait que, dans ce temps-là même, il s’est battu contre deux étrangers en Phocide, doit soupçonner dès ce moment que Laïus a été tué de sa main. Il est triste d’être obligé, pour cacher cette faute, de supposer que la vengeance des dieux ôte dans un temps la mémoire à Œdipe, et la lui rend dans un autre. La scène suivante d’Œdipe et de Phorbas me paraît bien moins intéressante chez moi que dans Corneille. Œdipe, dans ma pièce, est déjà instruit de son malheur avant que Phorbas achève de l’en persuader ; Phorbas ne laisse l’esprit du spectateur dans aucune incertitude, il ne lui inspire aucune surprise, il ne doit donc point l’intéresser. Dans Corneille, au contraire, Œdipe, loin de se douter d’être le meurtrier de Laïus, croit en être le vengeur, et il se convainc lui-même en voulant convaincre Phorbas. Cet artifice de Corneille serait admirable, si Œdipe avait quelque lieu de croire que Phorbas est coupable, et si le nœud de la pièce n’était pas fondé sur un mensonge puéril.
C’est un conte
Dont Phorbas, au retour, voulut cacher sa honte.
Je ne pousserai pas plus loin la critique de mon ouvrage ; il me semble que j’en ai reconnu les défauts les plus importants. On ne doit pas en exiger davantage d’un auteur, et peut-être un censeur ne m’aurait-il pas plus maltraité. Si on me demande pourquoi je n’ai pas corrigé ce que je condamne, je répondrai qu’il y a souvent dans un ouvrage des défauts qu’on est obligé de laisser malgré soi ; et d’ailleurs il y a peut-être autant d’honneur à avouer ses fautes[46] qu’à les corriger. J’ajouterai encore que j’en ai ôté autant qu’il en reste : chaque représentation de mon Œdipe était pour moi un examen sévère où je recueillais les suffrages et les censures du public, et j’étudiais son goût pour former le mien. Il faut que j’avoue que monseigneur le prince de Conti est celui qui m’a fait les critiques les plus judicieuses et les plus fines[47]. S’il n’était qu’un particulier, je me contenterais d’admirer son discernement ; mais puisqu’il est élevé au-dessus des autres par son rang autant que par son esprit, j’ose ici le supplier d’accorder sa protection aux belles-lettres dont il a tant de connaissance.
J’oubliais de dire que j’ai pris deux vers dans l’Œdipe de Corneille. L’un est au premier acte (scène ire) :
Ce monstre à voix humaine, aigle, femme, et lion.
L’autre est au dernier acte[48] ; c’est une traduction de Sénèque ; Œdip., act. V, v. 950 :
. . . . . . . Nec sepultis mistus, et vivis tamen
Exemptus. . . . .
Et le sort qui l’accable
Des morts et des vivants semble le séparer.
Je n’ai point fait scrupule de voler ces deux vers, parce qu’ayant précisément la même chose à dire que Corneille, il m’était impossible de l’exprimer mieux ; et j’ai mieux aimé donner deux bons vers de lui que d’en donner deux mauvais de moi.
Il me reste à parler de quelques rimes que j’ai hasardées dans ma tragédie. J’ai fait rimer frein à rien[49], héros à tombeaux, contagion à poison, etc. Je ne défends point ces rimes, parce que je les ai employées ; mais je ne me suis servi que parce que je les ai crues bonnes. Je ne puis souffrir qu’on sacrifie à la richesse de la rime toutes les autres beautés de la poésie, et qu’on cherche plutôt à plaire à l’oreille qu’au cœur et à l’esprit. On pousse même la tyrannie jusqu’à exiger qu’on rime pour les yeux encore plus que pour les oreilles. Je ferois, j’aimerois, etc., ne se prononcent point autrement que traits et attraits ; cependant on prétend que ces mots ne riment point ensemble, parce qu’un mauvais usage veut qu’on les écrive différemment. M. Racine avait mis dans son Andromaque (III, i) :
M’en croirez-vous ? lassé de ses trompeurs attraits,
Au lieu de l’enlever, seigneur, je la fuirois.
Le scrupule lui prit, et il ôta la rime fuirois, qui me paraît, à ne consulter que l’oreille, beaucoup plus juste que celle de jamais qu’il lui substitua.
La bizarrerie de l’usage, ou plutôt des hommes qui l’établissent, est étrange sur ce sujet comme sur bien d’autres. On permet que le mot abhorre, qui a deux r, rime avec encore, qui n’en a qu’une. Par la même raison, tonnerre et terre devraient rimer avec père et mère : cependant on ne le souffre pas, et personne ne réclame contre cette injustice.
Il me paraît que la poésie française y gagnerait beaucoup, si on voulait secouer le joug de cet usage déraisonnable et tyrannique. Donner aux auteurs de nouvelles rimes, ce serait leur donner de nouvelles pensées, car l’assujettissement à la rime fait que souvent on ne trouve dans la langue qu’un seul mot qui puisse finir un vers : on ne dit presque jamais ce qu’on voulait dire ; on ne peut se servir du mot propre ; on est obligé de chercher une pensée pour la rime, parce qu’on ne peut trouver de rime pour exprimer ce que l’on pense.
C’est à cet esclavage qu’il faut imputer plusieurs impropriétés qu’on est choqué de rencontrer dans nos poëtes les plus exacts. Les auteurs sentent encore mieux que les lecteurs la dureté de cette contrainte, et ils n’osent s’en affranchir. Pour moi, dont l’exemple ne tire point à conséquence, j’ai taché de regagner un peu de liberté ; et si la poésie occupe encore mon loisir, je préférerai toujours les choses aux mots, et la pensée à la rime.
Monsieur, il ne me reste plus[50] qu’à parler du chœur que j’introduis dans ma pièce. J’en ai fait un personnage qui paraît à son rang comme les autres acteurs, et qui se montre quelquefois sans parler, seulement pour jeter plus d’intérêt dans la scène, et pour ajouter plus de pompe au spectacle.
Comme on croit d’ordinaire que la route qu’on a tenue était la seule qu’on devait prendre, je m’imagine que la manière dont j’ai hasardé les chœurs est la seule qui pouvait réussir parmi nous.
Chez les anciens, le chœur remplissait l’intervalle des actes, et paraissait toujours sur la scène. Il y avait à cela plus d’un inconvénient ; car, ou il parlait dans les entr’actes de ce qui s’était passé dans les actes précédents, et c’était une répétition fatigante ; ou il prévenait de ce qui devait arriver dans les actes suivants, et c’était une annonce qui pouvait dérober le plaisir de la surprise ; ou enfin il était étranger au sujet, et par conséquent il devait ennuyer.
La présence continuelle du chœur dans la tragédie me paraît encore plus impraticable. L’intrigue d’une pièce intéressante exige d’ordinaire que les principaux acteurs aient des secrets à seconder. Eh ! le moyen de dire son secret à tout un peuple ? C’est une chose plaisante de voir Phèdre, dans Euripide, avouer à une troupe de femmes un amour incestueux, qu’elle doit craindre de s’avouer à elle-même. On demandera peut-être comment les anciens pouvaient conserver si scrupuleusement un usage si sujet au ridicule : c’est qu’ils étaient persuadés que le chœur était la base et le fondement de la tragédie. Voilà bien les hommes, qui prennent presque toujours l’origine d’une chose pour l’essence de la chose même. Les anciens savaient que ce spectacle avait commencé par une troupe de paysans ivres qui chantaient les louanges de Bacchus, et ils voulaient que le théâtre fût toujours rempli d’une troupe d’acteurs qui, en chantant les louanges des dieux, rappelassent l’idée que le peuple avait de l’origine de la tragédie. Longtemps même le poëme dramatique ne fut qu’un simple chœur ; les personnages qu’on y ajouta ne furent regardés que comme des épisodes ; et il y a encore aujourd’hui des savants qui ont le courage d’assurer que nous n’avons aucune idée de la véritable tragédie, depuis que nous en avons banni les chœurs. C’est comme si, dans une même pièce, on voulait que nous missions Paris, Londres et Madrid sur le théâtre, parce que nos pères en usaient ainsi lorsque la comédie fut établie en France.
M. Racine, qui a introduit des chœurs dans Athalie et dans Esther, s’y est pris avec plus de précaution que les Grecs ; il ne les a guère fait paraître que dans les entractes ; encore a-t-il eu bien de la peine à le faire avec la vraisemblance qu’exige toujours l’art du théâtre.
À quel propos faire chanter une troupe de Juives lorsque Esther a raconté ses aventures à Élise ? Il faut nécessairement, pour amener cette musique, qu’Esther leur ordonne de lui chanter quelque air (I, ii) :
Mes filles, chantez-nous quelqu’un de ces cantiques…
Je ne parle pas du bizarre assortiment du chant et de la déclamation dans une même scène ; mais du moins il faut avouer que des moralités mises en musique doivent paraître bien froides après ces dialogues pleins de passion qui font le caractère de la tragédie. Un chœur serait bien mal venu après la déclaration de Phèdre, ou après la conversation de Sévère et de Pauline.
Je croirai donc toujours, jusqu’à ce que l’événement me détrompe, qu’on ne peut hasarder le chœur dans une tragédie qu’avec la précaution de l’introduire à son rang, et seulement lorsqu’il est nécessaire pour l’ornement de la scène ; encore n’y a-t-il que très-peu de sujets où cette nouveauté puisse être reçue. Le chœur serait absolument déplacé dans Bajazet, dans Mithridate, dans Britannicus, et généralement dans toutes les pièces dont l’intrigue n’est fondée que sur les intérêts de quelques particuliers : il ne peut convenir qu’à des pièces où il s’agit du salut de tout un peuple.
Les Thébains sont les premiers intéressés dans le sujet de ma tragédie : c’est de leur mort ou de leur vie dont il s’agit ; et il n’est pas hors des bienséances de faire paraître quelquefois sur la scène ceux qui ont le plus d’intérêt de s’y trouver.
Monsieur, on vient de me montrer une critique[52] de mon Œdipe, qui, je crois, sera imprimée avant que cette seconde édition puisse paraître. J’ignore quel est l’auteur de cet ouvrage. Je suis fâché qu’il me prive du plaisir de le remercier des éloges qu’il me donne avec bonté, et des critiques qu’il fait de mes fautes avec autant de discernement que de politesse.
J’avais déjà reconnu, dans l’examen que J’ai fait de ma tragédie, une bonne partie des défauts que l’observateur relève : mais je me suis aperçu qu’un auteur s’épargne toujours quand il se critique lui-même, et que le censeur veille lorsque l’auteur s’endort. Celui qui me critique a vu sans doute mes fautes d’un œil plus éclairé que moi : cependant je ne sais si, comme j’ai été un peu indulgent, il n’est pas quelquefois un peu trop sévère. Son ouvrage m’a confirmé dans l’opinion où je suis que le sujet d’Œdipe est un des plus difficiles qu’on ait jamais mis au théâtre. Mon censeur me propose un plan sur lequel il voudrait que j’eusse composé ma pièce : c’est au public à en juger ; mais je suis persuadé que, si j’avais travaillé sur le modèle qu’il me présente, on ne m’aurait pas fait même l’honneur de me critiquer. J’avoue qu’en substituant, comme il le veut, Créon à Philoctète, j’aurais peut-être donné plus d’exactitude à mon ouvrage ; mais Créon aurait été un personnage bien froid, et j’aurais trouvé par là le secret d’être à la fois ennuyeux et irrépréhensible.
On m’a parlé de quelques autres critiques : ceux qui se donnent la peine de les faire me feront toujours beaucoup d’honneur, et même de plaisir, quand ils daigneront me les montrer. Si je ne puis à présent profiter de leurs observations, elles m’éclaireront du moins pour les premiers ouvrages que je pourrai composer, et me feront marcher d’un pas plus sûr dans cette carrière dangereuse.
On m’a fait apercevoir que plusieurs vers de ma pièce se trouvaient dans d’autres pièces de théâtre. Je dis qu’on m’en a fait apercevoir ; car, qu’on se rencontre quelquefois dans les mêmes pensées et dans les mêmes tours, il est certain que j’ai été plagiaire sans le savoir, et que, hors ces deux beaux vers de Corneille que j’ai pris hardiment, et dont je parle dans mes lettres, je n’ai eu dessein de voler personne.
Il y a dans les Horaces (I, iii) :
Est-ce vous, Curiace, en croirai-je mes yeux ?
Et dans ma pièce il y avait (I, i) :
Est-ce vous, Philoctète, en croirai-je mes yeux ?
J’espère qu’on me fera l’honneur de croire que j’aurais bien trouvé tout seul un pareil vers. Je l’ai changé cependant, aussi bien que plusieurs autres, et je voudrais que tous les défauts de mon ouvrage fussent aussi aisés à corriger que celui-là.
On m’apporte en ce moment une nouvelle critique de mon Œdipe[53] ; celle-ci me paraît moins instructive que l’autre, mais beaucoup plus maligne. La première est d’un religieux, à ce qu’on vient de me dire ; la seconde est d’un homme de lettres ; et, ce qui est assez singulier, c’est que le religieux possède mieux le théâtre, et l’autre le sarcasme. Le premier a voulu m’éclairer, et y a réussi ; le second a voulu m’outrager, mais il n’en est point venu à bout. Je lui pardonne sans peine ses injures en faveur de quelques traits ingénieux et plaisants dont son ouvrage m’a paru semé. Ses railleries m’ont plus diverti qu’elles ne m’ont offensé ; et même, de tous ceux qui ont vu cette satire en manuscrit, je suis celui qui en ai jugé le plus avantageusement. Peut-être ne l’ai-je trouvée bonne que par la crainte où j’étais de succomber à la tentation de la trouver mauvaise : le public jugera de son prix.
Ce censeur assure, dans son ouvrage, que ma tragédie languira tristement dans la boutique de Ribou, lorsque sa lettre aura dessillé les yeux du public. Heureusement il empêche lui-même le mal qu’il veut me faire : si sa satire est bonne, tous ceux qui la liront auront quelque curiosité de voir la tragédie qui en est l’objet ; et, au lieu que les pièces de théâtre font vendre d’ordinaire leurs critiques, cette critique fera vendre mon ouvrage. Je lui aurai la même obligation qu’Escobar eut à Pascal. Cette comparaison me paraît assez juste ; car ma poésie pourrait bien être aussi relâchée que la morale d’Escobar ; et il y a quelques traits dans la satire de ma pièce qui sont peut-être dignes des Lettres provinciales, du moins pour la malignité.
Je reçois une troisième critique[54] : celle-ci est si misérable que je n’en puis moi-même soutenir la lecture. On m’en promet encore deux autres[55]. Voilà bien des ennemis : si je fais encore une tragédie, où fuirai-je[56] ?
L’Œdipe, dont on donne cette nouvelle édition, fut représenté, pour la première fois, à la fin de l’année 1718. Le public le reçut avec beaucoup d’indulgence. Depuis même, cette tragédie s’est toujours soutenue sur le théâtre, et on la revoit encore avec quelque plaisir, malgré ses défauts ; ce que j’attribue, en partie, à l’avantage qu’elle a toujours eu d’être très-bien représentée, et en partie à la pompe et au pathétique du spectacle même.
Le P. Folard, jésuite[58], et M. de Lamotte, de l’Académie française, ont depuis traité tous deux le même sujet, et tous deux ont évité les défauts dans lesquels je suis tombé. Il ne m’appartient pas de parler de leurs pièces ; mes critiques et même mes louanges paraîtraient également suspectes[59].
Je suis encore plus éloigné de prétendre donner une poétique à l’occasion de cette tragédie : je suis persuadé que tous ces raisonnements délicats, tant rebattus depuis quelques années, ne valent pas une scène de génie, et qu’il y a bien plus à apprendre dans Polyeucte et dans Cinna que dans tous les préceptes de l’abbé d’Aubignac : Sévère et Pauline sont les véritables maîtres de l’art. Tant de livres faits sur la peinture par des connaisseurs n’instruiront pas tant un élève que la seule vue d’une tête de Raphaël.
Les principes de tous les arts qui dépendent de l’imagination sont tous aisés et simples, tous puisés dans la nature et dans la raison. Les Pradon et les Boyer les ont connus aussi bien que les Corneille et les Racine : la différence n’a été et ne sera jamais que dans l’application. Les auteurs d’Armide et d’Issé[60], et les plus mauvais compositeurs, ont eu les mêmes règles de musique ; Le Poussin a travaillé sur les mêmes principes que Vignon. Il paraît donc aussi inutile de parler de règles à la tête d’une tragédie qu’il le serait à un peintre de prévenir le public par des dissertations sur ses tableaux, ou à un musicien de vouloir démontrer que sa musique doit plaire.
Mais, puisque M. de Lamotte veut établir des règles toutes contraires à celles qui ont guidé nos grands maîtres, il est juste de défendre ces anciennes lois, non pas parce qu’elles sont anciennes, mais parce qu’elles sont bonnes et nécessaires, et qu’elles pourraient avoir dans un homme de son mérite un adversaire redoutable.
M. de Lamotte veut d’abord proscrire l’unité d’action, de lieu, et de temps.
Les Français sont les premiers d’entre les nations modernes qui ont fait revivre ces sages règles du théâtre : les autres peuples ont été longtemps sans vouloir recevoir un joug qui paraissait si sévère ; mais comme ce joug était juste, et que la raison triomphe enfin de tout, ils s’y sont soumis avec le temps. Aujourd’hui même, en Angleterre, les auteurs affectent d’avertir au devant de leurs pièces que la durée de l’action est égale à celle de la représentation ; et ils vont plus loin que nous, qui en cela avons été leurs maîtres. Toutes les nations commencent à regarder comme barbares les temps où cette pratique était ignorée des plus grands génies, tels que don Lope de Véga[61] et Shakespeare : elles avouent même l’obligation qu’elles nous ont de les avoir retirées de cette barbarie : faut-il qu’un Français se serve aujourd’hui de tout son esprit pour nous y ramener ?
Quand je n’aurais autre chose à dire à M. de Lamotte, sinon que MM. Corneille, Racine, Molière, Addison, Congrève, Maffei, ont tous observé les lois du théâtre, c’en serait assez pour devoir arrêter quiconque voudrait les violer : mais M. de Lamotte mérite qu’on le combatte par des raisons plus que par des autorités.
Qu’est-ce qu’une pièce de théâtre ? La représentation d’une action. Pourquoi d’une seule, et non de deux ou trois ? C’est que l’esprit humain ne peut embrasser plusieurs objets à la fois ; c’est que l’intérêt qui se partage s’anéantit bientôt ; c’est que nous sommes choqués de voir, même dans un tableau, deux événements : c’est qu’enfin la nature seule nous a indiqué ce précepte, qui doit être invariable comme elle.
Par la même raison, l’unité de lieu est essentielle ; car une seule action ne peut se passer en plusieurs lieux à la fois. Si les personnages que je vois sont à Athènes au premier acte, comment peuvent-ils se trouver en Perse au second ? M. Le Brun a-t-il peint Alexandre à Arbelles et dans les Indes sur la même toile ? « Je ne serais pas étonné, dit adroitement M. de Lamotte, qu’une nation sensée, mais moins amie des règles, s’accommodât de voir Coriolan condamné à Rome au premier acte, reçu chez les Volsques au troisième, et assiégeant Rome au quatrième, etc. » Premièrement, je ne conçois point qu’un peuple sensé et éclairé ne fût pas ami de règles toutes puisées dans le bon sens, et toutes faites pour son plaisir. Secondement, qui ne sent que voilà trois tragédies, et qu’un pareil projet, fût-il exécuté même en beaux vers, ne serait jamais qu’une pièce de Jodelle ou de Hardy, versifiée par un moderne habile ?
L’unité de temps est jointe naturellement aux deux premières. En voici, je crois, une preuve bien sensible. J’assiste à une tragédie, c’est-à-dire à la représentation d’une action ; le sujet est l’accomplissement de cette action unique. On conspire contre Auguste dans Rome : je veux savoir ce qui va arriver d’Auguste et des conjurés. Si le poëte fait durer l’action quinze jours, il doit me rendre compte de ce qui se sera passé dans ces quinze jours ; car je suis là pour être informé de ce qui se passe, et rien ne doit arriver d’inutile. Or, s’il met devant mes yeux quinze jours d’événements, voilà au moins quinze actions différentes, quelque petites qu’elles puissent être. Ce n’est plus uniquement cet accomplissement de la conspiration, auquel il fallait marcher rapidement ; c’est une longue histoire, qui ne sera plus intéressante, parce qu’elle ne sera plus vive, parce que tout se sera écarté du moment de la décision, qui est le seul que j’attends. Je ne suis point venu à la comédie pour entendre l’histoire d’un héros, mais pour voir un seul événement de sa vie. Il y a plus : le spectateur n’est que trois heures à la comédie ; il ne faut donc pas que l’action dure plus de trois heures. Cinna, Andromaque, Bajazet, Œdipe, soit celui du grand Corneille, soit celui de M. de Lamotte, soit même le mien, si j’ose en parler, ne durent pas davantage. Si quelques autres pièces exigent plus de temps, c’est une licence qui n’est pardonnable qu’en faveur des beautés de l’ouvrage ; et plus cette licence est grande, plus elle est faute.
Nous étendons souvent l’unité de temps jusqu’à vingt-quatre heures, et l’unité de lieu à l’enceinte de tout un palais. Plus de sévérité rendrait quelquefois d’assez beaux sujets impraticables, et plus d’indulgence ouvrirait la carrière à de trop grands abus. Car s’il était une fois établi qu’une action théâtrale pût se passer en deux jours, bientôt quelque auteur y emploierait deux semaines, et un autre deux années ; et si l’on ne réduisait pas le lieu de la scène à un espace limité, nous verrions en peu de temps des pièces telles que l’ancien Jules César des Anglais[62], où Cassius et Brutus sont à Rome au premier acte, et en Thessalie dans le cinquième.
Ces lois observées, non-seulement servent à écarter les défauts, mais elles amènent de vraies beautés ; de même que les règles de la belle architecture, exactement suivies, composent nécessairement un bâtiment qui plaît à la vue. On voit qu’avec l’unité de temps, d’action et de lien, il est bien difficile qu’une pièce ne soit pas simple : aussi voilà le mérite de toutes les pièces de M. Racine, et celui que demandait Aristote. M. de Lamotte, en défendant une tragédie de sa composition, préfère à cette noble simplicité la multitude des événements : il croit son sentiment autorisé par le peu de cas qu’on fait de Bérénice, par l’estime où est encore le Cid. Il est vrai que le Cid est plus touchant que Bérénice ; mais Bérénice n’est condamnable que parce que c’est une élégie plutôt qu’une tragédie simple ; et le Cid, dont l’action est véritablement tragique, ne doit point son succès à la multiplicité des événements ; mais il plaît malgré cette multiplicité, comme il touche malgré l’Infante, et non pas à cause de l’Infante.
M. de Lamotte croit qu’on peut se mettre au-dessus de toutes ces règles, en s’en tenant à l’unité d’intérêt, qu’il dit avoir inventée et qu’il appelle un paradoxe : mais cette unité d’intérêt ne me paraît autre chose que celle de l’action. « Si plusieurs personnages, dit-il, sont diversement intéressés dans le même événement, et s’ils sont tous dignes que j’entre dans leurs passions, il y a alors unité d’action, et non pas unité d’intérêt[63]. »
Depuis que j’ai pris la liberté de disputer contre M. de Lamotte sur cette petite question, j’ai relu le discours du grand Corneille sur les trois unités : il vaut mieux consulter ce grand maître que moi. Voici comme il s’exprime : « Je tiens donc, et je l’ai déjà dit, que l’unité d’action consiste en l’unité d’intrigue et en l’unité de péril. » Que le lecteur lise cet endroit de Corneille, et il décidera bien vite entre M. de Lamotte et moi ; et, quand je ne serais pas fort de l’autorité de ce grand homme, n’ai-je pas encore une raison plus convaincante ? C’est l’expérience. Qu’on lise nos meilleures tragédies françaises, on trouvera toujours les personnages principaux diversement intéressés ; mais ces intérêts divers se rapportent tous à celui du personnage principal, et alors il y a unité d’action. Si, au contraire, tous ces intérêts différents ne se rapportent pas au principal acteur, si ce ne sont pas des lignes qui aboutissent à un centre commun, l’intérêt est double ; et ce qu’on appelle action au théâtre l’est aussi. Tenons-nous-en donc, comme le grand Corneille, aux trois unités dans lesquelles les autres règles, c’est-à-dire les autres beautés, se trouvent renfermées.
M. de Lamotte les appelle des principes de fantaisie, et prétend qu’on peut fort bien s’en passer dans nos tragédies, parce qu’elles sont négligées dans nos opéras : c’est, ce me semble, vouloir réformer un gouvernement régulier sur l’exemple d’une anarchie.
L’opéra est un spectacle aussi bizarre que magnifique, où les yeux et les oreilles sont plus satisfaits que l’esprit, où l’asservissement à la musique rend nécessaires les fautes les plus ridicules, où il faut chanter des ariettes dans la destruction d’une ville, et danser autour d’un tombeau : où l’on voit le palais de Pluton et celui du Soleil ; des dieux, des démons, des magiciens, des prestiges, des monstres, des palais formés et détruits en un clin d’œil. On tolère ces extravagances, on les aime même, parce qu’on est là dans le pays des fées ; et, pourvu qu’il y ait du spectacle, de belles danses, une belle musique, quelques scènes intéressantes, on est content. Il serait aussi ridicule d’exiger dans Alceste l’unité d’action, de lieu et de temps, que de vouloir introduire des danses et des démons dans Cinna et dans Rodogune.
Cependant, quoique les opéras soient dispensés de ces trois règles, les meilleurs sont encore ceux où elles sont le moins violées : on les retrouve même, si je ne me trompe, dans plusieurs, tant elles sont nécessaires et naturelles, et tant elles servent à intéresser le spectateur. Comment donc M. de Lamotte peut-il reprocher à notre nation la légèreté de condamner dans un spectacle les mêmes choses que nous approuvons dans un autre ? Il n’y a personne qui ne pût répondre à M. de Lamotte : « J’exige avec raison beaucoup plus de perfection d’une tragédie que d’un opéra, parce qu’à une tragédie mon attention n’est point partagée, que ce n’est ni d’une sarabande, ni d’un pas de deux que dépend mon plaisir, et que c’est à mon âme uniquement qu’il faut plaire. J’admire qu’un homme ait su amener et conduire dans un seul lieu et dans un seul jour un seul événement que mon esprit conçoit sans fatigue, et où mon cœur s’intéresse par degrés. Plus je vois combien cette simplicité est difficile, plus elle me charme ; et si je veux ensuite me rendre raison de mon plaisir, je trouve que je suis de l’avis de M. Despréaux, qui dit (Art poét., III, 45) :
« Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli. »
« J’ai pour moi, pourrait-il dire, l’autorité du grand Corneille : j’ai plus encore ; j’ai son exemple, et le plaisir que me font ses ouvrages à proportion qu’il a plus ou moins obéi à cette règle. »
M. de Lamotte ne s’est pas contenté de vouloir ôter du théâtre ses principales règles, il veut encore lui ôter la poésie, et nous donner des tragédies en prose.
Cet auteur ingénieux et fécond, qui n’a fait que des vers en sa vie, ou des ouvrages de prose à l’occasion de ses vers, écrit contre son art même, et le traite avec le même mépris qu’il a traité Homère, que pourtant il a traduit[64]. Jamais Virgile, ni le Tasse, ni M. Despréaux, ni M. Racine, ni M. Pope, ne se sont avisés d’écrire contre l’harmonie des vers : ni M. de Lulli contre la musique ; ni M. Newton contre les mathématiques. On a vu des hommes qui ont eu quelquefois la faiblesse de se croire supérieurs à leur profession, ce qui est le sûr moyen d’être au-dessous ; mais on n’en avait pas encore vu qui voulussent l’avilir. Il n’y a que trop de personnes qui méprisent la poésie, faute de la connaître. Paris est plein de gens de bon sens, nés avec des organes insensibles à toute harmonie, pour qui de la musique n’est que du bruit, et à qui la poésie ne paraît qu’une folie ingénieuse. Si ces personnes apprennent qu’un homme de mérite, qui a fait cinq ou six volumes de vers, est de leur avis, ne se croiront-elles pas en droit de regarder tous les autres poëtes comme des fous, et celui-là comme le seul à qui la raison est revenue ? Il est donc nécessaire de lui répondre, pour l’honneur de l’art, et, j’ose dire, pour l’honneur d’un pays qui doit une partie de sa gloire, chez les étrangers, à la perfection de cet art même.
M. de Lamotte avance que la rime est un usage barbare inventé depuis peu.
Cependant tous les peuples de la terre, excepté les anciens Romains et les Grecs, ont rimé et riment encore. Le retour des mêmes sons est si naturel à l’homme, qu’on a trouvé la rime établie chez les sauvages, comme elle l’est à Rome, à Paris, à Londres, et à Madrid. Il y a dans Montaigne une chanson en rimes américaines traduite en français ; on trouve dans un des Spectateurs de M. Addison une traduction d’une ode laponne rimée, qui est pleine de sentiment.
Les Grecs, quibus dedit ore rotundo Musa loqui[65], nés sous un ciel plus heureux, et favorisés par la nature d’organes plus délicats que les autres nations, formèrent une langue dont toutes les syllabes pouvaient, par leur longueur ou leur brièveté, exprimer les sentiments lents ou impétueux de l’âme. De cette variété de syllabes et d’intonations résultait dans leurs vers, et même aussi dans leur prose, une harmonie que les anciens Italiens sentirent, qu’ils imitèrent, et qu’aucune nation n’a pu saisir après eux. Mais, soit rime, soit syllabes cadencées, la poésie, contre laquelle M. de Lamotte se révolte, a été et sera toujours cultivée par tous les peuples.
Avant Hérodote, l’histoire même ne s’écrivait qu’en vers chez les Grecs, qui avaient pris cette coutume des anciens Égyptiens, le peuple le plus sage de la terre, le mieux policé, et le plus savant. Cette coutume était très-raisonnable, car le but de l’histoire était de conserver à la postérité la mémoire du petit nombre de grands hommes qui lui devait servir d’exempe. On ne s’était point encore avisé de donner l’histoire d’un couvent, ou d’une petite ville, en plusieurs volumes in-folio ; on n’écrivait que ce qui en était digne, que ce que les hommes devaient retenir par cœur. Voilà pourquoi on se servait de l’harmonie des vers pour aider la mémoire. C’est pour cette raison que les premiers philosophes, les législateurs, les fondateurs des religions, et les historiens, étaient tous poëtes.
Il semble que la poésie dût manquer communément, dans de pareils sujets, ou de précision ou d’harmonie : mais, depuis que Virgile et Horace ont réuni ces deux grands mérites, qui paraissent si incompatibles, depuis que MM. Despréaux et Racine ont écrit comme Virgile et Horace, un homme qui les a lus, et qui sait qu’ils sont traduits dans presque toutes les langues de l’Europe, peut-il avilir à ce point un talent qui lui a fait tant d’honneur à lui-même ? Je placerai nos Despréaux et nos Racine à côté de Virgile pour le mérite de la versification, parce que si l’auteur de l’Enéide était né à Paris, il aurait rimé comme eux ; et si ces deux Français avaient vécu du temps d’Auguste, ils auraient fait le même usage que Virgile de la mesure des vers latins. Quand donc M. de Lamotte appelle la versification un travail mécanique et ridicule, c’est charger de ce ridicule, non-seulement nos grands poëtes, mais tous ceux de l’antiquité.
Virgile et Horace se sont asservis à un travail aussi mécanique que nos auteurs : un arrangement heureux de spondées et de dactyles était aussi pénible que nos rimes et nos hémistiches. Il fallait que ce travail fût bien laborieux, puisque l’Enéide, après onze années, n’était pas encore dans sa perfection.
M. de Lamotte prétend qu’au moins une scène de tragédie mise en prose ne perd rien de sa grâce ni de sa force. Pour le prouver, il tourne en prose la première scène de Mithridate, et personne ne peut la lire. Il ne songe pas que le grand mérite des vers est qu’ils soient aussi corrects que la prose ; c’est cette extrême difficulté surmontée qui charme les connaisseurs : réduisez les vers en prose, il n’y a plus ni mérite ni plaisir.
« Mais, dit-il, nos voisins ne riment point dans leurs tragédies. » Cela est vrai ; mais ces pièces sont en vers, parce qu’il faut de l’harmonie à tous les peuples de la terre. Il ne s’agit donc plus que de savoir si nos vers doivent être rimés ou non. MM. Corneille et Racine ont employé la rime ; craignons que si nous voulons ouvrir une autre carrière, ce soit plutôt par l’impuissance de marcher dans celle de ces grands hommes que par le désir de la nouveauté. Les Italiens et les Anglais peuvent se passer de rimes, parce que leur langue a des inversions, et leur poésie mille libertés qui nous manquent. Chaque langue a son génie déterminé par la nature de la construction de ses phrases, par la fréquence de ses voyelles ou de ses consonnes, ses inversions, ses verbes auxiliaires, etc. Le génie de notre langue est la clarté et l’élégance ; nous ne permettons nulle licence à notre poésie, qui doit marcher, comme notre prose, dans l’ordre précis de nos idées. Nous avons donc un besoin essentiel du retour des mêmes sons pour que notre poésie ne soit pas confondue avec la prose. Tout le monde connaît ces vers[66] :
Où me cacher ? fuyons dans la nuit infernale.
Mais que dis-je ? mon père y tient l’urne fatale ;
Le sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains :
Minos juge aux enfers tous les pâles humains.
Mettez à la place :
Où me cacher ? fuyons dans la nuit infernale.
Mais que dis-je ? mon père y tient l’urne funeste ;
Le sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains :
Minos juge aux enfers tous les pâles mortels.
Quelque poétique que soit ce morceau, fera-t-il le même plaisir, dépouillé de l’agrément de la rime ? Les Anglais et les Italiens diraient également, après les Grecs et les Romains, Les pâles humains Minos aux enfers juge, et enjamberaient avec grâce sur l’autre vers ; la manière même de réciter des vers en italien et en anglais fait sentir des syllabes longues et brèves, qui soutiennent encore l’harmonie sans besoin de rimes : nous, qui n’avons aucun de ces avantages, pourquoi voudrions-nous abandonner ceux que la nature de notre langue nous laisse ?
M. de Lamotte compare nos poëtes, c’est-à-dire nos Corneille, nos Racine, nos Despréaux, à des faiseurs d’acrostiches, et à un charlatan qui fait passer des grains de millet par le trou d’une aiguille ; il ajoute que toutes ces puérilités n’ont d’autre mérite que celui de la difficulté surmontée. J’avoue que les mauvais vers sont à peu près dans ce cas ; ils ne diffèrent de la mauvaise prose que par la rime : la rime seule ne fait ni le mérite du poëte, ni le plaisir du lecteur. Ce ne sont point seulement des dactyles et des spondées qui plaisent dans Homère et dans Virgile : ce qui enchante toute la terre, c’est l’harmonie charmante qui naît de cette mesure difficile. Quiconque se borne à vaincre une difficulté pour le mérite seul de la vaincre est un fou ; mais celui qui tire du fond de ces obstacles mêmes des beautés qui plaisent à tout le monde est un homme très-sage et presque unique. Il est très-difficile de faire de beaux tableaux, de belles statues, de bonne musique, de bons vers : aussi les noms des hommes supérieurs qui ont vaincu ces obstacles dureront-ils beaucoup plus peut-être que les royaumes où ils sont nés.
Je pourrais prendre encore la liberté de disputer avec M. de Lamotte sur quelques autres points ; mais ce serait peut-être marquer un dessein de l’attaquer personnellement, et faire soupçonner une malignité dont je suis aussi éloigné que de ses sentiments. J’aime beaucoup mieux profiter des réflexions judicieuses et fines qu’il a répandues dans son livre que de m’engager à en réfuter quelques-unes, qui me paraissent moins vraies que les autres. C’est assez pour moi d’avoir tâché de défendre un art que j’aime, et qu’il eût dû défendre lui-même.
Je dirai seulement un mot, si M. de La Faye veut bien me le permettre, à l’occasion de l’ode en faveur de l’harmonie, dans laquelle il combat en beaux vers le système de M. de Lamotte, et à laquelle ce dernier n’a répondu qu’en prose. Voici une stance dans laquelle M. de La Faye a rassemblé en vers harmonieux et pleins d’imagination presque toutes les raisons que j’ai alléguées :
De la contrainte rigoureuse
Où l’esprit semble resserré
Il reçoit cette force heureuse
Qui l’élève au plus haut degré.
Telle, dans des canaux pressée,
Avec plus de force élancée,
L’onde s’élève dans les airs ;
Et la règle, qui semble austère,
N’est qu’un art plus certain de plaire,
Inséparable des beaux vers.
Je n’ai jamais vu de comparaison plus juste, plus gracieuse, ni mieux exprimée. M. de Lamotte, qui n’eût dû y répondre qu’en l’imitant seulement, examine si ce sont les canaux qui font que l’eau s’élève, ou si c’est la hauteur dont elle tombe qui fait la mesure de son élévation. « Or où trouvera-t-on, continue-t-il, dans les vers plutôt que dans la prose, cette première hauteur de pensées ? etc. »
Je crois que M. de Lamotte se trompe comme physicien, puisqu’il est certain que, sans la gêne des canaux dont il s’agit, l’eau ne s’élèverait point du tout, de quelque hauteur qu’elle tombât. Mais ne se trompe-t-il pas encore plus comme poëte ? Comment n’a-t-il pas senti que, comme la gêne de la mesure des vers produit une harmonie agréable à l’oreille, ainsi cette prison où l’eau coule renfermée produit un jet d’eau qui plaît à la vue ? La comparaison n’est-elle pas aussi juste que riante ? M. de La Faye a pris sans doute un meilleur parti que moi ; il s’est conduit comme ce philosophe qui, pour toute réponse à un sophiste qui niait le mouvement, se contenta de marcher en sa présence. M. de Lamotte nie l’harmonie des vers ; M. de La Faye lui envoie des vers harmonieux : cela seul doit m’avertir de finir ma prose.
ŒDIPE, roi de Thèbes.
JOCASTE, reine de Thèbes.
PHILOCTÈTE, prince d’Eubée.
LE GRAND-PRÊTRE.
ARASPE, confident d’Œdipe.
ÉGINE, confidente de Jocaste.
DIMAS, ami de Philoctète.
PHORBAS, vieillard thébain.
ICARE, vieillard de Corinthe.
CHŒUR DE THÉBAINS.
ACTE PREMIER.
Scène I.
Philoctète, est-ce vous ? Quel coup affreux du sort
Dans ces lieux empestés vous fait chercher la mort ?
Venez-vous de nos dieux affronter la colère ?
Nul mortel n’ose ici mettre un pied téméraire :
Ces climats sont remplis du céleste courroux ;
Et la mort dévorante habite parmi nous.
Thèbes, depuis longtemps aux horreurs consacrée,
Du reste des vivants semble être séparée :
Retournez……
Va, laisse-moi le soin de mes destins affreux,
Et dis-moi si des dieux la colère inhumaine,
En accablant ce peuple, a respecté la reine.
Oui, seigneur, elle vit ; mais la contagion
Jusqu’au pied de son trône apporte son poison.
Chaque instant lui dérobe un serviteur fidèle,
Et la mort par degrés semble s’approcher d’elle.
On dit qu’enfin le ciel, après tant de courroux,
Va retirer son bras appesanti sur nous :
Tant de sang, tant de morts, ont dû le satisfaire.
Eh ! Quel crime a produit un courroux si sévère ?
Depuis la mort du roi…
Qu’entends-je ? Quoi ! Laïus…
Seigneur, depuis quatre ans ce héros ne vit plus.
Il ne vit plus ! Quel mot a frappé mon oreille !
Quel espoir séduisant dans mon cœur se réveille !
Quoi ! Jocaste… les dieux me seraient-ils plus doux ?
Quoi ! Philoctète enfin pourrait-il être à vous ?
Il ne vit plus !… quel sort a terminé sa vie ?
Quatre ans sont écoulés depuis qu’en Béotie
Pour la dernière fois le sort guida vos pas.
À peine vous quittiez le sein de vos états,
À peine vous preniez le chemin de l’Asie,
Lorsque, d’un coup perfide, une main ennemie
Ravit à ses sujets ce prince infortuné.
Quoi ! Dimas, votre maître est mort assassiné ?
Ce fut de nos malheurs la première origine :
Ce crime a de l’empire entraîné la ruine.
Du bruit de son trépas mortellement frappés,
À répandre des pleurs nous étions occupés,
Quand, du courroux des dieux ministre épouvantable,
Funeste à l’innocent sans punir le coupable,
Un monstre (loin de nous que faisiez-vous alors ?),
Un monstre furieux vint ravager ces bords.
Le ciel, industrieux dans sa triste vengeance,
Avait à le former épuisé sa puissance.
Né parmi des rochers, au pied du Cithéron[69],
Ce monstre à voix humaine, aigle, femme, et lion,
De la nature entière exécrable assemblage,
Unissait contre nous l’artifice à la rage.
Il n’était qu’un moyen d’en préserver ces lieux.
D’un sens embarrassé dans des mots captieux,
Le monstre, chaque jour, dans Thèbes épouvantée,
Proposait une énigme avec art concertée,
Et si quelque mortel voulait nous secourir,
Il devait voir le monstre et l’entendre, ou périr.
À cette loi terrible il nous fallut souscrire.
D’une commune voix Thèbes offrit son empire
À l’heureux interprète inspiré par les dieux
Qui nous dévoilerait ce sens mystérieux.
Nos sages, nos vieillards, séduits par l’espérance,
Osèrent, sur la foi d’une vaine science,
Du monstre impénétrable affronter le courroux :
Nul d’eux ne l’entendit ; ils expirèrent tous.
Mais Œdipe, héritier du sceptre de Corinthe,
Jeune, et dans l’âge heureux qui méconnaît la crainte,
Guidé par la fortune en ces lieux pleins d’effroi,
Vint, vit ce monstre affreux, l’entendit, et fut roi.
Il vit, il règne encor ; mais sa triste puissance
Ne voit que des mourants sous son obéissance.
Hélas ! Nous nous flattions que ses heureuses mains
Pour jamais à son trône enchaînaient les destins.
Déjà même les dieux nous semblaient plus faciles :
Le monstre en expirant laissait ces murs tranquilles ;
Mais la stérilité, sur ce funeste bord,
Bientôt avec la faim nous rapporta la mort.
Les dieux nous ont conduits de supplice en supplice ;
La famine a cessé, mais non leur injustice ;
Et la contagion, dépeuplant nos états,
Poursuit un faible reste échappé du trépas.
Tel est l’état horrible où les dieux nous réduisent.
Mais vous, heureux guerrier que ces dieux favorisent,
Qui du sein de la gloire a pu vous arracher ?
Dans ce séjour affreux que venez-vous chercher ?
J’y viens porter mes pleurs et ma douleur profonde.
Apprends mon infortune et les malheurs du monde.
Mes yeux ne verront plus ce digne fils des dieux,
Cet appui de la terre, invincible comme eux.
L’innocent opprimé perd son dieu tutélaire ;
Je pleure mon ami, le monde pleure un père.
Hercule est mort ?
Ont mis sur le bûcher le plus grand des humains ;
Je rapporte en ces lieux ses flèches invincibles,
Du fils de Jupiter présents chers et terribles ;
Je rapporte sa cendre, et viens à ce héros.
Attendant des autels, élever des tombeaux.
Crois-moi ; s’il eût vécu, si d’un présent si rare
Le ciel pour les humains eût été moins avare,
J’aurais loin de Jocaste achevé mon destin :
Et, dût ma passion renaître dans mon sein,
Tu ne me verrais point, suivant l’amour pour guide,
Pour servir une femme abandonner Alcide.
J’ai plaint longtemps ce feu si puissant et si doux ;
Il naquit dans l’enfance, il croissait avec vous ;
Jocaste, par un père à son hymen forcée,
Au trône de Laïus à regret fut placée.
Hélas ! Par cet hymen qui coûta tant de pleurs,
Les destins en secret préparaient nos malheurs.
Que j’admirais en vous cette vertu suprême,
Ce cœur digne du trône et vainqueur de soi-même !
En vain l’amour parlait à ce cœur agité,
C’est le premier tyran que vous avez dompté.
Il fallut fuir pour vaincre ; oui, je te le confesse,
Je luttai quelque temps ; je sentis ma faiblesse :
Il fallut m’arracher de ce funeste lieu,
Et je dis à Jocaste un éternel adieu.
Cependant l’univers, tremblant au nom d’Alcide,
Attendait son destin de sa valeur rapide ;
À ses divins travaux j’osai m’associer ;
Je marchai près de lui, ceint du même laurier.
C’est alors, en effet, que mon âme éclairée
Contre les passions se sentit assurée.
L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux[70] :
Je lisais mon devoir et mon sort dans ses yeux ;
Des vertus avec lui je fis l’apprentissage ;
Sans endurcir mon cœur, j’affermis mon courage :
L’inflexible vertu m’enchaîna sous sa loi.
Qu’eussé-je été sans lui ? Rien que le fils d’un roi[71],
Rien qu’un prince vulgaire, et je serais peut-être
Esclave de mes sens, dont il m’a rendu maître.
Ainsi donc désormais, sans plainte et sans courroux,
Vous reverrez Jocaste et son nouvel époux ?
Comment ! Que dites-vous ? Un nouvel hyménée…
Œdipe à cette reine a joint sa destinée.
Œdipe est trop heureux ! Je n’en suis point surpris ;
Et qui sauva son peuple est digne d’un tel prix :
Le ciel est juste.
Tout le peuple avec lui, conduit par le grand-prêtre,
Vient des dieux irrités conjurer les rigueurs.
Je me sens attendri, je partage leurs pleurs.
Ô toi, du haut des cieux, veille sur ta patrie ;
Exauce en sa faveur un ami qui te prie ;
Hercule, sois le dieu de tes concitoyens ;
Que leurs vœux jusqu’à toi montent avec les miens !
Scène II.
Esprits contagieux, tyrans de cet empire,
Qui soufflez dans ces murs la mort qu’on y respire,
Redoublez contre nous votre lente fureur,
Et d’un trépas trop long épargnez-nous l’horreur.
Frappez, dieux tout-puissants ; vos victimes sont prêtes :
Ô monts, écrasez-nous… cieux, tombez sur nos têtes !
Ô mort, nous implorons ton funeste secours !
Ô mort, viens nous sauver, viens terminer nos jours[72] !
Cessez, et retenez ces clameurs lamentables,
Faible soulagement aux maux des misérables.
Fléchissons sous un dieu qui veut nous éprouver,
Qui d’un mot peut nous perdre, et d’un mot nous sauver.
Il sait que dans ces murs la mort nous environne.
Et les cris des Thébains sont montés vers son trône.
Le roi vient. Par ma voix le ciel va lui parler ;
Les destins à ses yeux veulent se dévoiler.
Les temps sont arrivés, cette grande journée
Va du peuple et du roi changer la destinée.
Scène III.
Peuple qui, dans ce temple apportant vos douleurs,
Présentez à nos dieux des offrandes de pleurs,
Que ne puis-je, sur moi détournant leurs vengeances,
De la mort qui vous suit étouffer les semences !
Mais un roi n’est qu’un homme en ce commun danger,
Et tout ce qu’il peut faire est de le partager.
Vous, ministre des dieux que dans Thèbes on adore,
Dédaignent-ils toujours la voix qui les implore ?
Verront-ils sans pitié finir nos tristes jours ?
Ces maîtres des humains sont-ils muets et sourds ?
Roi, peuple, écoutez-moi. Cette nuit, à ma vue,
Du ciel sur nos autels la flamme est descendue ;
L’ombre du grand Laïus a paru parmi nous,
Terrible et respirant la haine et le courroux.
Une effrayante voix s’est fait alors entendre :
« Les Thébains de Laïus n’ont point vengé la cendre ;
Le meurtrier du roi respire en ces états,
Et de son souffle impur infecte vos climats.
Il faut qu’on le connaisse, il faut qu’on le punisse.
Peuple, votre salut dépend de son supplice. »
Thébains, je l’avouerai, vous souffrez justement
D’un crime inexcusable un rude châtiment.
Laïus vous était cher, et votre négligence
De ses mânes sacrés a trahi la vengeance.
Tel est souvent le sort des plus justes des rois[73] !
Tant qu’ils sont sur la terre on respecte leurs lois,
On porte jusqu’aux cieux leur justice suprême ;
Adorés de leur peuple, ils sont des dieux eux-mêmes ;
Mais après leur trépas que sont-ils à vos yeux ?
Vous éteignez l’encens que vous brûliez pour eux ;
Et, comme à l’intérêt l’âme humaine est liée,
La vertu qui n’est plus est bientôt oubliée.
Ainsi du ciel vengeur implorant le courroux,
Le sang de votre roi s’élève contre vous.
Apaisons son murmure, et qu’au lieu d’hécatombe
Le sang du meurtrier soit versé sur sa tombe.
À chercher le coupable appliquons tous nos soins.
Quoi ! De la mort du roi n’a-t-on pas de témoins ?
Et n’a-t-on jamais pu, parmi tant de prodiges,
De ce crime impuni retrouver les vestiges ?
On m’avait toujours dit que ce fut un Thébain
Qui leva sur son prince une coupable main.
Pour moi qui, de vos mains recevant sa couronne,
Deux ans après sa mort ai monté sur son trône,
Madame, jusqu’ici, respectant vos douleurs,
Je n’ai point rappelé le sujet de vos pleurs ;
Et, de vos seuls périls chaque jour alarmée,
Mon âme à d’autres soins semblait être fermée.
Seigneur, quand le destin, me réservant à vous,
Par un coup imprévu m’enleva mon époux,
Lorsque, de ses états parcourant les frontières,
Ce héros succomba sous des mains meurtrières,
Phorbas en ce voyage était seul avec lui ;
Phorbas était du roi le conseil et l’appui :
Laïus, qui connaissait son zèle et sa prudence,
Partageait avec lui le poids de sa puissance.
Ce fut lui qui du prince, à ses yeux massacré,
Rapporta dans nos murs le corps défiguré :
Percé de coups lui-même, il se traînait à peine ;
Il tomba tout sanglant aux genoux de sa reine :
« Des inconnus, dit-il, ont porté ces grands coups ;
Ils ont devant mes yeux massacré votre époux ;
Ils m’ont laissé mourant ; et le pouvoir céleste
De mes jours malheureux a ranimé le reste. »
Il ne m’en dit pas plus ; et mon cœur agité
Voyait fuir loin de lui la triste vérité ;
Et peut-être le ciel, que ce grand crime irrite,
Déroba le coupable à ma juste poursuite :
Peut-être, accomplissant ses décrets éternels,
Afin de nous punir il nous fit criminels.
Le sphinx bientôt après désola cette rive ;
À ses seules fureurs Thèbes fut attentive :
Et l’on ne pouvait guère, en un pareil effroi,
Venger la mort d’autrui quand on tremblait pour soi.
Madame, qu’a-t-on fait de ce sujet fidèle ?
Seigneur, on paya mal son service et son zèle.
Tout l’état en secret était son ennemi :
Il était trop puissant pour n’être point haï ;
Et du peuple et des grands la colère insensée
Brûlait de le punir de sa faveur passée.
On l’accusa lui-même, et d’un commun transport
Thèbes entière à grands cris me demanda sa mort :
Et moi, de tout côté redoutant l’injustice,
Je tremblai d’ordonner sa grâce ou son supplice.
Dans un château voisin conduit secrètement,
Je dérobai sa tête à leur emportement.
Là, depuis quatre hivers, ce vieillard vénérable,
De la faveur des rois exemple déplorable,
Sans se plaindre de moi ni du peuple irrité,
De sa seule innocence attend sa liberté.
Madame, c’est assez. Courez ; que l’on s’empresse ;
Qu’on ouvre sa prison, qu’il vienne, qu’il paraisse.
Moi-même devant vous je veux l’interroger.
J’ai tout mon peuple ensemble et Laïus à venger.
Il faut tout écouter, il faut d’un œil sévère
Sonder la profondeur de ce triste mystère.
Et vous, dieux des Thébains, dieux qui nous exaucez,
Punissez l’assassin, vous qui le connaissez !
Soleil, cache à ses yeux le jour qui nous éclaire !
Qu’en horreur à ses fils, exécrable à sa mère,
Errant, abandonné, proscrit dans l’univers,
Il rassemble sur lui tous les maux des enfers ;
Et que son corps sanglant, privé de sépulture,
Des vautours dévorants devienne la pâture !
À ces serments affreux nous nous unissons tous.
Dieux, que le crime seul éprouve enfin vos coups !
Ou si de vos décrets l’éternelle justice
Abandonne à mon bras le soin de son supplice,
Et si vous êtes las enfin de nous haïr,
Donnez, en commandant, le pouvoir d’obéir.
Si sur un inconnu vous poursuivez le crime,
Achevez votre ouvrage et nommez la victime.
Vous, retournez au temple ; allez, que votre voix
Interroge ces dieux une seconde fois ;
Que vos vœux parmi nous les forcent à descendre :
S’ils ont aimé Laïus, ils vengeront sa cendre ;
Et, conduisant un roi facile à se tromper,
Ils marqueront la place où mon bras doit frapper.
ACTE DEUXIÈME.
Scène I.
Oui, ce peuple expirant, dont je suis l’interprète,
D’une commune voix accuse Philoctète,
Madame ; et les destins, dans ce triste séjour,
Pour nous sauver, sans doute, ont permis son retour.
Qu’ai-je entendu, grands dieux !
Ma surprise est extrême !…
Qui ? Lui ! Qui ? Philoctète !
À quel autre, en effet, pourraient-ils imputer
Un meurtre qu’à nos yeux il sembla méditer ?
Il haïssait Laïus, on le sait ; et sa haine
Aux yeux de votre époux ne se cachait qu’à peine :
La jeunesse imprudente aisément se trahit ;
Son front mal déguisé découvrait son dépit :
J’ignore quel sujet animait sa colère ;
Mais au seul nom du roi, trop prompt et trop sincère,
Esclave d’un courroux qu’il ne pouvait dompter,
Jusques à la menace il osa s’emporter :
Il partit ; et, depuis, sa destinée errante
Ramena sur nos bords sa fortune flottante.
Même il était dans Thèbes en ces temps malheureux
Que le ciel a marqués d’un parricide affreux :
Depuis ce jour fatal, avec quelque apparence
De nos peuples sur lui tomba la défiance.
Que dis-je ? Assez longtemps les soupçons des Thébains
Entre Phorbas et lui flottèrent incertains.
Cependant ce grand nom qu’il s’acquit dans la guerre,
Ce titre si fameux de vengeur de la terre,
Ce respect qu’aux héros nous portons malgré nous,
Fit taire nos soupçons, et suspendit nos coups.
Mais les temps sont changés : Thèbes, en ce jour funeste,
D’un respect dangereux dépouillera le reste ;
En vain sa gloire parle à ces cœurs agités ;
Les dieux veulent du sang, et sont seuls écoutés.
Ô reine ! Ayez pitié d’un peuple qui vous aime ;
Imitez de ces dieux la justice suprême ;
Livrez-nous leur victime ; adressez-leur nos vœux :
Qui peut mieux les toucher qu’un cœur si digne d’eux ?
Pour fléchir leur courroux s’il ne faut que ma vie,
Hélas ! C’est sans regret que je la sacrifie.
Thébains, qui me croyez encor quelques vertus,
Je vous offre mon sang : n’exigez rien de plus.
Allez.
Scène II.
Que je vous plains !
À ceux qui dans ces murs ont terminé leur vie.
Quel état ! Quel tourment pour un cœur vertueux !
Il n’en faut point douter, votre sort est affreux !
Ces peuples, qu’un faux zèle aveuglément anime,
Vont bientôt à grands cris demander leur victime.
Je n’ose l’accuser ; mais quelle horreur pour vous
Si vous trouvez en lui l’assassin d’un époux !
Et l’on ose à tous deux faire un pareil outrage !
Le crime, la bassesse eût été son partage !
Égine, après les nœuds qu’il a fallu briser,
Il manquait à mes maux de l’entendre accuser.
Apprends que ces soupçons irritent ma colère,
Et qu’il est vertueux, puisqu’il m’avait su plaire.
Cet amour si constant…
De cet amour funeste ait pu nourrir l’ardeur ;
Je l’ai trop combattu. Cependant, chère Égine,
Quoi que fasse un grand cœur où la vertu domine,
On ne se cache point ces secrets mouvements,
De la nature en nous indomptables enfants ;
Dans les replis de l’âme ils viennent nous surprendre ;
Ces feux qu’on croit éteints renaissent de leur cendre :
Et la vertu sévère, en de si durs combats,
Résiste aux passions et ne les détruit pas.
Votre douleur est juste autant que vertueuse,
Et de tels sentiments…
Tu connais, chère Égine, et mon cœur et mes maux ;
J’ai deux fois de l’hymen allumé les flambeaux ;
Deux fois, de mon destin subissant l’injustice,
J’ai changé d’esclavage, ou plutôt de supplice ;
Et le seul des mortels dont mon cœur fut touché
À mes vœux pour jamais devait être arraché.
Pardonnez-moi, grands dieux, ce souvenir funeste ;
D’un feu que j’ai dompté c’est le malheureux reste.
Égine, tu nous vis l’un de l’autre charmés,
Tu vis nos nœuds rompus aussitôt que formés :
Mon souverain m’aima, m’obtint malgré moi-même ;
Mon front chargé d’ennuis fut ceint du diadème ;
Il fallut oublier dans ses embrassements
Et mes premiers amours, et mes premiers serments.
Tu sais qu’à mon devoir tout entière attachée,
J’étouffai de mes sens la révolte cachée ;
Que, déguisant mon trouble et dévorant mes pleurs,
Je n’osais à moi-même avouer mes douleurs…
Comment donc pouviez-vous du joug de l’hyménée
Une seconde fois tenter la destinée ?
Hélas !
M’est-il permis de ne vous rien cacher ?
Parle.
Et votre cœur, du moins sans trop de résistance,
De vos états sauvés donna la récompense.
Ah ! Grands dieux !
Ou Philoctète absent ne vous touchait-il plus ?
Entre ces deux héros étiez-vous partagée ?
Par un monstre cruel Thèbes alors ravagée
À son libérateur avait promis ma foi ;
Et le vainqueur du sphinx était digne de moi.
Vous l’aimiez ?
Mais que ce sentiment fut loin de la faiblesse !
Ce n’était point Égine, un feu tumultueux,
De mes sens enchantés enfant impétueux ;
Je ne reconnus point cette brûlante flamme
Que le seul Philoctète a fait naître en mon âme,
Et qui, sur mon esprit répandant son poison,
De son charme fatal a séduit ma raison.
Je sentais pour Œdipe une amitié sévère :
Œdipe est vertueux, sa vertu m’était chère ;
Mon cœur avec plaisir le voyait élevé
Au trône des Thébains qu’il avait conservé.
Cependant sur ses pas aux autels entraînée,
Égine, je sentis dans mon âme étonnée
Des transports inconnus que je ne conçus pas ;
Avec horreur enfin je me vis dans ses bras.
Cet hymen fut conclu sous un affreux augure :
Égine, je voyais dans une nuit obscure,
Près d’Œdipe et de moi, je voyais des enfers
Les gouffres éternels à mes pieds entr’ouverts ;
De mon premier époux l’ombre pâle et sanglante
Dans cet abîme affreux paraissait menaçante :
Il me montrait mon fils, ce fils qui dans mon flanc
Avait été formé de son malheureux sang ;
Ce fils dont ma pieuse et barbare injustice
Avait fait à nos dieux un secret sacrifice :
De les suivre tous deux ils semblaient m’ordonner ;
Tous deux dans le Tartare ils semblaient m’entraîner.
De sentiments confus mon âme possédée
Se présentait toujours cette effroyable idée ;
Et Philoctète encor trop présent dans mon cœur
De ce trouble fatal augmentait la terreur.
J’entends du bruit, on vient, je le vois qui s’avance.
C’est lui-même ; je tremble : évitons sa présence.
Scène III.
Ne fuyez point, madame, et cessez de trembler ;
Osez me voir, osez m’entendre et me parler.
Ne craignez point ici que mes jalouses larmes
De votre hymen heureux troublent les nouveaux charmes :
N’attendez point de moi des reproches honteux,
Ni de lâches soupirs indignes de tous deux.
Je ne vous tiendrai point de ces discours vulgaires
Que dicte la mollesse aux amants ordinaires.
Un cœur qui vous chérit, et, s’il faut dire plus,
S’il vous souvient des nœuds que vous avez rompus,
Un cœur pour qui le vôtre avait quelque tendresse,
N’a point appris de vous à montrer de faiblesse.
De pareils sentiments n’appartenaient qu’à nous ;
J’en dois donner l’exemple, ou le prendre de vous.
Si Jocaste avec vous n’a pu se voir unie,
Il est juste, avant tout, qu’elle s’en justifie.
Je vous aimais, seigneur : une suprême loi
Toujours malgré moi-même a disposé de moi ;
Et du sphinx et des dieux la fureur trop connue
Sans doute à votre oreille est déjà parvenue ;
Vous savez quels fléaux ont éclaté sur nous,
Et qu’Œdipe…
Je sais qu’il en est digne ; et, malgré sa jeunesse,
L’empire des Thébains sauvé par sa sagesse,
Ses exploits, ses vertus, et surtout votre choix,
Ont mis cet heureux prince au rang des plus grands rois.
Ah ! Pourquoi la fortune, à me nuire constante,
Emportait-elle ailleurs ma valeur imprudente ?
Si le vainqueur du sphinx devait vous conquérir,
Fallait-il loin de vous ne chercher qu’à périr ?
Je n’aurais point percé les ténèbres frivoles
D’un vain sens déguisé sous d’obscures paroles ;
Ce bras, que votre aspect eût encore animé,
À vaincre avec le fer était accoutumé :
Du monstre à vos genoux j’eusse apporté la tête.
D’un autre cependant Jocaste est la conquête !
Un autre a pu jouir de cet excès d’honneur !
Vous ne connaissez pas quel est votre malheur.
Je perds Alcide et vous : qu’aurais-je à craindre encore ?
Vous êtes en des lieux qu’un dieu vengeur abhorre ;
Un feu contagieux annonce son courroux,
Et le sang de Laïus est retombé sur nous.
Du ciel qui nous poursuit la justice outragée
Venge ainsi de ce roi la cendre négligée :
On doit sur nos autels immoler l’assassin ;
On le cherche, on vous nomme, on vous accuse enfin.
Madame, je me tais, une pareille offense
Étonne mon courage et me force au silence.
Qui ? Moi, de tels forfaits ! Moi, des assassinats !
Et que de votre époux… vous ne le croyez pas.
Non, je ne le crois point, et c’est vous faire injure
Que daigner un moment combattre l’imposture.
Votre cœur m’est connu, vous avez eu ma foi,
Et vous ne pouvez point être indigne de moi.
Oubliez ces Thébains que les dieux abandonnent,
Trop dignes de périr depuis qu’ils vous soupçonnent.
Fuyez-moi, c’en est fait : nous nous aimions en vain ;
Les dieux vous réservaient un plus noble destin ;
Vous étiez né pour eux : leur sagesse profonde
N’a pu fixer dans Thèbes un bras utile au monde,
Ni souffrir que l’amour, remplissant ce grand cœur,
Enchaînât près de moi votre obscure valeur.
Non, d’un lien charmant le soin tendre et timide
Ne doit point occuper le successeur d’Alcide :
De toutes vos vertus comptable à leurs besoins,
Ce n’est qu’aux malheureux que vous devez vos soins.
Déjà de tous côtés les tyrans reparaissent ;
Hercule est sous la tombe et les monstres renaissent :
Allez, libre des feux dont vous fûtes épris,
Partez, rendez Hercule à l’univers surpris.
Seigneur, mon époux vient, souffrez que je vous laisse :
Non que mon cœur troublé redoute sa faiblesse ;
Mais j’aurais trop peut-être à rougir devant vous,
Puisque je vous aimais, et qu’il est mon époux.
Scène IV.
Araspe, c’est donc là le prince Philoctète ?
Oui, c’est lui qu’en ces murs un sort aveugle jette,
Et que le ciel encore, à sa perte animé,
À souffrir des affronts n’a point accoutumé.
Je sais de quels forfaits on veut noircir ma vie ;
Seigneur, n’attendez pas que je m’en justifie ;
J’ai pour vous trop d’estime, et je ne pense pas
Que vous puissiez descendre à des soupçons si bas.
Si sur les mêmes pas nous marchons l’un et l’autre,
Ma gloire d’assez près est unie à la vôtre.
Thésée, Hercule, et moi, nous vous avons montré
Le chemin de la gloire où vous êtes entré.
Ne déshonorez point par une calomnie
La splendeur de ces noms où votre nom s’allie ;
Et soutenez surtout, par un trait généreux,
L’honneur que vous avez d’être placé près d’eux.
Être utile aux mortels, et sauver cet empire,
Voilà, seigneur, voilà l’honneur seul où j’aspire,
Et ce que m’ont appris en ces extrémités
Les héros que j’admire et que vous imitez.
Certes, je ne veux point vous imputer un crime :
Si le ciel m’eût laissé le choix de la victime,
Je n’aurais immolé de victime que moi :
Mourir pour son pays, c’est le devoir d’un roi ;
C’est un honneur trop grand pour le céder à d’autres.
J’aurais donné mes jours et défendu les vôtres ;
J’aurais sauvé mon peuple une seconde fois ;
Mais, seigneur, je n’ai point la liberté du choix.
C’est un sang criminel que nous devons répandre :
Vous êtes accusé, songez à vous défendre ;
Paraissez innocent, il me sera bien doux
D’honorer dans ma cour un héros tel que vous ;
Et je me tiens heureux s’il faut que je vous traite,
Non comme un accusé, mais comme Philoctète.
Je veux bien l’avouer ; sur la foi de mon nom
J’avais osé me croire au-dessus du soupçon.
Cette main qu’on accuse, au défaut du tonnerre,
D’infâmes assassins a délivré la terre ;
Hercule à les dompter avait instruit mon bras :
Seigneur, qui les punit ne les imite pas.
Ah ! Je ne pense point qu’aux exploits consacrées
Vos mains par des forfaits se soient déshonorées,
Seigneur, et si Laïus est tombé sous vos coups,
Sans doute avec honneur il expira sous vous :
Vous ne l’avez vaincu qu’en guerrier magnanime ;
Je vous rends trop justice.
Si ce fer chez les morts eût fait tomber Laïus,
Ce n’eût été pour moi qu’un triomphe de plus.
Un roi pour ses sujets est un dieu qu’on révère ;
Pour Hercule et pour moi, c’est un homme ordinaire.
J’ai défendu des rois ; et vous devez songer
Que j’ai pu les combattre, ayant pu les venger.
Je connais Philoctète à ces illustres marques :
Des guerriers comme vous sont égaux aux monarques ;
Je le sais : cependant, prince, n’en doutez pas,
Le vainqueur de Laïus est digne du trépas ;
Sa tête répondra des malheurs de l’empire ;
Et vous…
Seigneur, si c’était moi, j’en ferais vanité.
En vous parlant ainsi, je dois être écouté.
C’est aux hommes communs, aux âmes ordinaires
À se justifier par des moyens vulgaires ;
Mais un prince, un guerrier, tel que vous, tel que moi,
Quand il a dit un mot, en est cru sur sa foi.
Du meurtre de Laïus Œdipe me soupçonne ;
Ah ! Ce n’est point à vous d’en accuser personne :
Son sceptre et son épouse ont passé dans vos bras,
C’est vous qui recueillez le fruit de son trépas.
Ce n’est pas moi surtout de qui l’heureuse audace
Disputa sa dépouille, et demanda sa place.
Le trône est un objet qui n’a pu me tenter :
Hercule à ce haut rang dédaignait de monter.
Toujours libre avec lui, sans sujets et sans maître,
J’ai fait des souverains, et n’ai point voulu l’être[74].
Mais c’est trop me défendre et trop m’humilier :
La vertu s’avilit à se justifier.
Votre vertu m’est chère, et votre orgueil m’offense.
On vous jugera, prince ; et si votre innocence
De l’équité des lois n’a rien à redouter,
Avec plus de splendeur elle en doit éclater.
Demeurez parmi nous…
Il y va de ma gloire ; et le ciel qui m’écoute
Ne me verra partir que vengé de l’affront
Dont vos soupçons honteux ont fait rougir mon front.
Scène V.
Je l’avouerai, j’ai peine à le croire coupable.
D’un cœur tel que le sien l’audace inébranlable
Ne sait point s’abaisser à des déguisements :
Le mensonge n’a point de si hauts sentiments.
Je ne puis voir en lui cette bassesse infâme.
Je te dirai bien plus ; je rougissais dans l’âme
De me voir obligé d’accuser ce grand cœur :
Je me plaignais à moi de mon trop de rigueur.
Nécessité cruelle attachée à l’empire !
Dans le cœur des humains les rois ne peuvent lire ;
Souvent sur l’innocence ils font tomber leurs coups,
Et nous sommes, Araspe, injustes malgré nous.
Mais que Phorbas est lent pour mon impatience !
C’est sur lui seul enfin que j’ai quelque espérance ;
Car les dieux irrités ne nous répondent plus :
Ils ont par leur silence expliqué leur refus.
Tandis que par vos soins vous pouvez tout apprendre,
Quel besoin que le ciel ici se fasse entendre ?
Ces dieux dont le pontife a promis le secours,
Dans leurs temples, seigneur, n’habitent pas toujours.
On ne voit point leur bras si prodigue en miracles :
Ces antres, ces trépieds, qui rendent leurs oracles,
Ces organes d’airain que nos mains ont formés,
Toujours d’un souffle pur ne sont pas animés.
Ne nous endormons point sur la foi de leurs prêtres ;
Au pied du sanctuaire il est souvent des traîtres,
Qui, nous asservissant sous un pouvoir sacré,
Font parler les destins, les font taire à leur gré.
Voyez, examinez avec un soin extrême
Philoctète, Phorbas, et Jocaste elle-même.
Ne nous fions qu’à nous ; voyons tout par nos yeux :
Ce sont là nos trépieds, nos oracles, nos dieux.
Serait-il dans le temple un cœur assez perfide ?…
Non, si le ciel enfin de nos destins décide,
On ne le verra point mettre en d’indignes mains
Le dépôt précieux du salut des Thébains.
Je vais, je vais moi-même, accusant leur silence,
Par mes vœux redoublés fléchir leur inclémence.
Toi, si pour me servir tu montres quelque ardeur,
De Phorbas que j’attends cours hâter la lenteur :
Dans l’état déplorable où tu vois que nous sommes,
Je veux interroger et les dieux et les hommes.
ACTE TROISIÈME.
Scène I.
Oui, j’attends Philoctète, et je veux qu’en ces lieux
Pour la dernière fois il paraisse à mes yeux.
Madame, vous savez jusqu’à quelle insolence
Le peuple a de ses cris fait monter la licence :
Ces Thébains, que la mort assiége à tout moment,
N’attendent leur salut que de son châtiment ;
Vieillards, femmes, enfants, que leur malheur accable,
Tous sont intéressés à le trouver coupable.
Vous entendez d’ici leurs cris séditieux ;
Ils demandent son sang de la part de nos dieux.
Pourrez-vous résister à tant de violence ?
Pourrez-vous le servir et prendre sa défense ?
Moi ! Si je la prendrai ? Dussent tous les Thébains
Porter jusque sur moi leurs parricides mains,
Sous ces murs tout fumants dussé-je être écrasée,
Je ne trahirai point l’innocence accusée.
Mais une juste crainte occupe mes esprits :
Mon cœur de ce héros fut autrefois épris ;
On le sait : on dira que je lui sacrifie
Ma gloire, mes époux, mes dieux, et ma patrie ;
Que mon cœur brûle encore.
Cet amour malheureux n’eut de témoin que moi ;
Et jamais…
Puisse jamais cacher sa haine ou sa tendresse ?
Des courtisans sur nous les inquiets regards
Avec avidité tombent de toutes parts ;
À travers les respects leurs trompeuses souplesses
Pénètrent dans nos cœurs et cherchent nos faiblesses ;
À leur malignité rien n’échappe et ne fuit ;
Un seul mot, un soupir, un coup d’œil nous trahit ;
Tout parle contre nous, jusqu’à notre silence ;
Et quand leur artifice et leur persévérance
Ont enfin, malgré nous, arraché nos secrets,
Alors avec éclat leurs discours indiscrets,
Portant sur notre vie une triste lumière,
Vont de nos passions remplir la terre entière.
Eh ! Qu’avez-vous, madame, à craindre de leurs coups ?
Quels regards si perçants sont dangereux pour vous ?
Quel secret pénétré peut flétrir votre gloire ?
Si l’on sait votre amour, on sait votre victoire :
On sait que la vertu fut toujours votre appui.
Et c’est cette vertu qui me trouble aujourd’hui.
Peut-être, à m’accuser toujours prompte et sévère,
Je porte sur moi-même un regard trop austère ;
Peut-être je me juge avec trop de rigueur :
Mais enfin Philoctète a régné sur mon cœur ;
Dans ce cœur malheureux son image est tracée,
La vertu ni le temps ne l’ont point effacée :
Que dis-je ? Je ne sais, quand je sauve ses jours,
Si la seule équité m’appelle à son secours ;
Ma pitié me paraît trop sensible et trop tendre ;
Je sens trembler mon bras tout prêt à le défendre ;
Je me reproche enfin mes bontés et mes soins :
Je le servirais mieux si je l’eusse aimé moins.
Mais voulez-vous qu’il parte ?
C’est ma seule espérance ; et pour peu qu’il m’écoute,
Pour peu que ma prière ait sur lui de pouvoir,
Il faut qu’il se prépare à ne plus me revoir.
De ces funestes lieux qu’il s’écarte, qu’il fuie,
Qu’il sauve en s’éloignant et ma gloire et sa vie.
Mais qui peut l’arrêter ? Il devrait être ici.
Chère Égine, va, cours.
Scène II.
Dans le mortel effroi dont mon âme est émue,
Je ne m’excuse point de chercher votre vue :
Mon devoir, il est vrai, m’ordonne de vous fuir ;
Je dois vous oublier, et non pas vous trahir :
Je crois que vous savez le sort qu’on vous apprête.
Un vain peuple en tumulte a demandé ma tête :
Il souffre, il est injuste, il faut lui pardonner.
Gardez à ses fureurs de vous abandonner.
Partez ; de votre sort vous êtes encor maître ;
Mais ce moment, seigneur, est le dernier peut-être
Où je puis vous sauver d’un indigne trépas.
Fuyez ; et loin de moi précipitant vos pas,
Pour prix de votre vie heureusement sauvée,
Oubliez que c’est moi qui vous l’ai conservée.
Daignez montrer, madame, à mon cœur agité
Moins de compassion et plus de fermeté ;
Préférez, comme moi, mon honneur à ma vie ;
Commandez que je meure, et non pas que je fuie ;
Et ne me forcez point, quand je suis innocent,
À devenir coupable en vous obéissant.
Des biens que m’a ravis la colère céleste,
Ma gloire, mon honneur est le seul qui me reste ;
Ne m’ôtez pas ce bien dont je suis si jaloux,
Et ne m’ordonnez pas d’être indigne de vous.
J’ai vécu, j’ai rempli ma triste destinée,
Madame : à votre époux ma parole est donnée ;
Quelque indigne soupçon qu’il ait conçu de moi,
Je ne sais point encor comme on manque de foi.
Seigneur, au nom des dieux, au nom de cette flamme
Dont la triste Jocaste avait touché votre âme,
Si d’une si parfaite et si tendre amitié
Vous conservez encore un reste de pitié,
Enfin, s’il vous souvient que, promis l’un à l’autre,
Autrefois mon bonheur a dépendu du vôtre,
Daignez sauver des jours de gloire environnés,
Des jours à qui les miens ont été destinés.
Je vous les consacrai ; je veux que leur carrière
De vous, de vos vertus, soit digne tout entière.
J’ai vécu loin de vous ; mais mon sort est trop beau
Si j’emporte en mourant votre estime au tombeau.
Qui sait même, qui sait si d’un regard propice
Le ciel ne verra point ce sanglant sacrifice ?
Qui sait si sa clémence, au sein de vos états,
Pour m’immoler à vous n’a point conduit mes pas ?
Peut-être il me devait cette grâce infinie
De conserver vos jours aux dépens de ma vie ;
Peut-être d’un sang pur il peut se contenter,
Et le mien vaut du moins qu’il daigne l’accepter.
Scène III.
Prince, ne craignez point l’impétueux caprice
D’un peuple dont la voix presse votre supplice :
J’ai calmé son tumulte, et même contre lui
Je vous viens, s’il le faut, présenter mon appui.
On vous a soupçonné ; le peuple a dû le faire.
Moi qui ne juge point ainsi que le vulgaire,
Je voudrais que, perçant un nuage odieux,
Déjà votre innocence éclatât à leurs yeux.
Mon esprit incertain, que rien n’a pu résoudre,
N’ose vous condamner, mais ne peut vous absoudre.
C’est au ciel que j’implore à me déterminer.
Ce ciel enfin s’apaise, il veut nous pardonner ;
Et bientôt, retirant la main qui nous opprime,
Par la voix du grand-prêtre il nomme la victime ;
Et je laisse à nos dieux, plus éclairés que nous,
Le soin de décider entre mon peuple et vous.
Votre équité, seigneur, est inflexible et pure ;
Mais l’extrême justice est une extrême injure :
Il n’en faut pas toujours écouter la rigueur.
Des lois que nous suivons la première est l’honneur,
Je me suis vu réduit à l’affront de répondre
À de vils délateurs que j’ai trop su confondre.
Ah ! Sans vous abaisser à cet indigne soin,
Seigneur, il suffisait de moi seul pour témoin :
C’était, c’était assez d’examiner ma vie ;
Hercule appui des dieux, et vainqueur de l’Asie,
Les monstres, les tyrans, qu’il m’apprit à dompter,
Ce sont là les témoins qu’il me faut confronter.
De vos dieux cependant interrogez l’organe :
Nous apprendrons de lui si leur voix me condamne.
Je n’ai pas besoin d’eux, et j’attends leur arrêt
Par pitié pour ce peuple, et non par intérêt.
Scène IV.
Eh bien ! Les dieux, touchés des vœux qu’on leur adresse,
Suspendent-ils enfin leur fureur vengeresse ?
Quelle main parricide a pu les offenser ?
Parlez, quel est le sang que nous devons verser ?
Fatal présent du ciel ! Science malheureuse !
Qu’aux mortels curieux vous êtes dangereuse !
Plût aux cruels destins qui pour moi sont ouverts,
Que d’un voile éternel mes yeux fussent couverts !
Eh bien ! Que venez-vous annoncer de sinistre ?
D’une haine éternelle êtes-vous le ministre ?
Ne craignez rien.
Les dieux veulent-ils mon trépas ?
Ah ! Si vous m’en croyez, ne m’interrogez pas.
Quel que soit le destin que le ciel nous annonce,
Le salut des Thébains dépend de sa réponse.
Parlez.
Songez qu’Œdipe…
Œdipe est plus à plaindre qu’eux.
Œdipe a pour son peuple une amour paternelle ;
Nous joignons à sa voix notre plainte éternelle.
Vous à qui le ciel parle, entendez nos clameurs.
Nous mourons, sauvez-nous, détournez ses fureurs ;
Nommez cet assassin, ce monstre, ce perfide.
Nos bras vont dans son sang laver son parricide.
Peuples infortunés, que me demandez-vous ?
Dites un mot, il meurt, et vous nous sauvez tous.
Quand vous serez instruits du destin qui l’accable,
Vous frémirez d’horreur au seul nom du coupable.
Le dieu qui par ma voix vous parle en ce moment
Commande que l’exil soit son seul châtiment ;
Mais bientôt éprouvant un désespoir funeste,
Ses mains ajouteront à la rigueur céleste.
De son supplice affreux vos yeux seront surpris,
Et vous croirez vos jours trop payés à ce prix.
Obéissez.
Parlez.
C’est trop de résistance.
C’est vous qui me forcez à rompre le silence.
Que ces retardements allument mon courroux !
Vous le voulez… eh bien !… c’est…
Achève : qui ?
Vous.
Moi ?
Vous, malheureux prince !
Ah ! Que viens-je d’entendre !
Interprète des dieux, qu’osez-vous nous apprendre ?
Qui, vous ! De mon époux vous seriez l’assassin ?
Vous à qui j’ai donné ma couronne et ma main ?
Non, seigneur, non : des dieux l’oracle nous abuse ;
Votre vertu dément la voix qui vous accuse.
Ô ciel, dont le pouvoir préside à notre sort,
Nommez une autre tête, ou rendez-nous la mort.
N’attendez point, seigneur, outrage pour outrage ;
Je ne tirerai point un indigne avantage
Du revers inouï qui vous presse à mes yeux :
Je vous crois innocent malgré la voix des dieux.
Je vous rends la justice enfin qui vous est due,
Et que ce peuple et vous ne m’avez point rendue.
Contre vos ennemis je vous offre mon bras ;
Entre un pontife et vous je ne balance pas.
Un prêtre, quel qu’il soit, quelque dieu qui l’inspire,
Doit prier pour ses rois, et non pas les maudire.
Quel excès de vertu ! Mais quel comble d’horreur !
L’un parle en demi-dieu, l’autre en prêtre imposteur.
Voilà donc des autels quel est le privilége !
Grâce à l’impunité, ta bouche sacrilége,
Pour accuser ton roi d’un forfait odieux,
Abuse insolemment du commerce des dieux !
Tu crois que mon courroux doit respecter encore
Le ministère saint que ta main déshonore.
Traître, au pied des autels il faudrait t’immoler,
À l’aspect de tes dieux que ta voix fait parler.
Ma vie est en vos mains, vous en êtes le maître :
Profitez des moments que vous avez à l’être ;
Aujourd’hui votre arrêt vous sera prononcé[76].
Tremblez, malheureux roi, votre règne est passé ;
Une invisible main suspend sur votre tête
Le glaive menaçant que la vengeance apprête ;
Bientôt, de vos forfaits vous-même épouvanté,
Fuyant loin de ce trône où vous êtes monté,
Privé des feux sacrés et des eaux salutaires,
Remplissant de vos cris les antres solitaires,
Partout d’un dieu vengeur vous sentirez les coups :
Vous chercherez la mort : la mort fuira de vous.
Le ciel, ce ciel témoin de tant d’objets funèbres,
N’aura plus pour vos yeux que d’horribles ténèbres :
Au crime, au châtiment, malgré vous destiné,
Vous seriez trop heureux de n’être jamais né.
J’ai forcé jusqu’ici ma colère à t’entendre ;
Si ton sang méritait qu’on daignât le répandre,
De ton juste trépas mes regards satisfaits
De ta prédiction préviendraient les effets.
Va, fuis, n’excite plus le transport qui m’agite,
Et respecte un courroux que ta présence irrite ;
Fuis, d’un mensonge indigne abominable auteur.
Vous me traitez toujours de traître et d’imposteur :
Votre père autrefois me croyait plus sincère.
Arrête : que dis-tu ? Qui ? Polybe mon père…
Vous apprendrez trop tôt votre funeste sort ;
Ce jour va vous donner la naissance et la mort.
Vos destins sont comblés, vous allez vous connaître.
Malheureux ! Savez-vous quel sang vous donna l’être ?
Entouré de forfaits à vous seul réservés,
Savez-vous seulement avec qui vous vivez ?
Ô Corinthe ! ô Phocide ! Exécrable hyménée !
Je vois naître une race impie, infortunée,
Digne de sa naissance, et de qui la fureur
Remplira l’univers d’épouvante et d’horreur.
Sortons.
Scène V.
Je ne sais où je suis ; ma fureur est tranquille :
Il me semble qu’un dieu descendu parmi nous,
Maître de mes transports, enchaîne mon courroux,
Et, prêtant au pontife une force divine,
Par sa terrible voix m’annonce ma ruine.
Si vous n’aviez, seigneur, à craindre que des rois,
Philoctète avec vous combattrait sous vos lois ;
Mais un prêtre est ici d’autant plus redoutable
Qu’il vous perce à nos yeux par un trait respectable.
Fortement appuyé sur des oracles vains,
Un pontife est souvent terrible aux souverains ;
Et, dans son zèle aveugle, un peuple opiniâtre,
De ses liens sacrés imbécile idolâtre,
Foulant par piété les plus saintes des lois,
Croit honorer les dieux en trahissant ses rois ;
Surtout quand l’intérêt, père de la licence,
Vient de leur zèle impie enhardir l’insolence.
Ah ! Seigneur, vos vertus redoublent mes douleurs :
La grandeur de votre âme égale mes malheurs ;
Accablé sous le poids du soin qui me dévore,
Vouloir me soulager, c’est m’accabler encore.
Quelle plaintive voix crie au fond de mon cœur ?
Quel crime ai-je commis ? Est-il vrai, dieu vengeur ?
Seigneur, c’en est assez, ne parlons plus de crime ;
À ce peuple expirant il faut une victime ;
Il faut sauver l’état, et c’est trop différer.
Épouse de Laïus, c’est à moi d’expirer ;
C’est à moi de chercher sur l’infernale rive
D’un malheureux époux l’ombre errante et plaintive ;
De ses mânes sanglants j’apaiserai les cris ;
J’irai… puissent les dieux, satisfaits à ce prix,
Contents de mon trépas, n’en point exiger d’autre,
Et que mon sang versé puisse épargner le vôtre !
Vous, mourir ! Vous, madame ! Ah ! N’est-ce point assez
De tant de maux affreux sur ma tête amassés ?
Quittez, reine, quittez ce langage terrible ;
Le sort de votre époux est déjà trop horrible,
Sans que, de nouveaux traits venant me déchirer,
Vous me donniez encor votre mort à pleurer.
Suivez mes pas, rentrons ; il faut que j’éclaircisse
Un soupçon que je forme avec trop de justice.
Venez.
Comment, seigneur, vous pourriez…
Et venez dissiper ou combler mon effroi.
ACTE QUATRIÈME.
Scène I.
Non, quoi que vous disiez, mon âme inquiétée
De soupçons importuns n’est pas moins agitée.
Le grand-prêtre me gêne, et, prêt à l’excuser,
Je commence en secret moi-même à m’accuser.
Sur tout ce qu’il m’a dit, plein d’une horreur extrême,
Je me suis en secret interrogé moi-même ;
Et mille événements de mon âme effacés
Se sont offerts en foule à mes esprits glacés.
Le passé m’interdit, et le présent m’accable ;
Je lis dans l’avenir un sort épouvantable :
Et le crime partout semble suivre mes pas.
Eh quoi ! Votre vertu ne vous rassure pas !
N’êtes-vous pas enfin sûr de votre innocence ?
On est plus criminel quelquefois qu’on ne pense.
Ah ! D’un prêtre indiscret dédaignant les fureurs,
Cessez de l’excuser par ces lâches terreurs.
Au nom du grand Laïus et du courroux céleste,
Quand Laïus entreprit ce voyage funeste,
Avait-il près de lui des gardes, des soldats ?
Je vous l’ai déjà dit, un seul suivait ses pas.
Un seul homme ?
[78],
Dédaignait comme vous une pompe importune ;
On ne voyait jamais marcher devant son char[79]
D’un bataillon nombreux le fastueux rempart ;
Au milieu des sujets soumis à sa puissance,
Comme il était sans crainte, il marchait sans défense ;
Par l’amour de son peuple il se croyait gardé.
Ô héros ! Par le ciel aux mortels accordé,
Des véritables rois exemple auguste et rare !
Œdipe a-t-il sur toi porté sa main barbare ?
Dépeignez-moi du moins ce prince malheureux.
Puisque vous rappelez un souvenir fâcheux,
Malgré le froid des ans, dans sa mâle vieillesse,
Ses yeux brillaient encor du feu de la jeunesse ;
Son front cicatrisé sous ses cheveux blanchis[80]
Imprimait le respect aux mortels interdits ;
Et si j’ose, seigneur, dire ce que j’en pense,
Laïus eut avec vous assez de ressemblance ;
Et je m’applaudissais de retrouver en vous,
Ainsi que les vertus, les traits de mon époux.
Seigneur, qu’a ce discours qui doive vous surprendre ?
J’entrevois des malheurs que je ne puis comprendre :
Je crains que par les dieux le pontife inspiré
Sur mes destins affreux ne soit trop éclairé.
Moi, j’aurais massacré !… dieux ! Serait-il possible ?
Cet organe des dieux est-il donc infaillible ?
Un ministère saint les attache aux autels ;
Ils approchent des dieux, mais ils sont des mortels.
Pensez-vous qu’en effet, au gré de leur demande,
Du vol de leurs oiseaux la vérité dépende ?
Que sous un fer sacré des taureaux gémissants
Dévoilent l’avenir à leurs regards perçants,
Et que de leurs festons ces victimes ornées
Des humains dans leurs flancs portent les destinées[81] ?
Non, non : chercher ainsi l’obscure vérité,
C’est usurper les droits de la divinité.
Nos prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense,
Notre crédulité fait toute leur science[82].
Ah dieux ! S’il était vrai, quel serait mon bonheur !
Seigneur, il est trop vrai ; croyez-en ma douleur.
Comme vous autrefois pour eux préoccupée,
Hélas ! Pour mon malheur je suis bien détrompée,
Et le ciel me punit d’avoir trop écouté
D’un oracle imposteur la fausse obscurité.
Il m’en coûta mon fils. Oracles que j’abhorre !
Sans vos ordres, sans vous, mon fils vivrait encore.
Votre fils ! Par quel coup l’avez-vous donc perdu ?
Quel oracle sur vous les dieux ont-ils rendu ?
Apprenez, apprenez, dans ce péril extrême,
Ce que j’aurais voulu me cacher à moi-même ;
Et d’un oracle faux ne vous alarmez plus.
Seigneur, vous le savez, j’eus un fils de Laïus.
Sur le sort de mon fils ma tendresse inquiète
Consulta de nos dieux la fameuse interprète.
Quelle fureur, hélas ! De vouloir arracher
Des secrets que le sort a voulu nous cacher !
Mais enfin j’étais mère, et pleine de faiblesse ;
Je me jetai craintive aux pieds de la prêtresse :
Voici ses propres mots, j’ai dû les retenir :
Pardonnez si je tremble à ce seul souvenir.
« Ton fils tuera son père, et ce fils sacrilége,
Inceste et parricide… » ô dieux ! Achèverai-je ?
Eh bien ! Madame ?
Que mon fils, que ce monstre entrerait dans mon lit :
Que je le recevrais, moi, seigneur, moi sa mère,
Dégouttant dans mes bras du meurtre de son père ;
Et que, tous deux unis par ces liens affreux,
Je donnerais des fils à mon fils malheureux.
Vous vous troublez, seigneur, à ce récit funeste ;
Vous craignez de m’entendre et d’écouter le reste.
Ah ! Madame, achevez : dites, que fîtes-vous
De cet enfant, l’objet du céleste courroux ?
Je crus les dieux, seigneur ; et, saintement cruelle,
J’étouffai pour mon fils mon amour maternelle.
En vain de cet amour l’impérieuse voix
S’opposait à nos dieux, et condamnait leurs lois ;
Il fallut dérober cette tendre victime
Au fatal ascendant qui l’entraînait au crime,
Et, pensant triompher des horreurs de son sort,
J’ordonnai par pitié qu’on lui donnât la mort.
Ô pitié criminelle autant que malheureuse !
Ô d’un oracle faux obscurité trompeuse !
Quel fruit me revient-il de mes barbares soins
Mon malheureux époux n’en expira pas moins ;
Dans le cours triomphant de ses destins prospères
Il fut assassiné par des mains étrangères :
Ce ne fut point son fils qui lui porta ces coups ;
Et j’ai perdu mon fils sans sauver mon époux !
Que cet exemple affreux puisse au moins vous instruire !
Bannissez cet effroi qu’un prêtre vous inspire ;
Profitez de ma faute, et calmez vos esprits.
Après le grand secret que vous m’avez appris,
Il est juste à mon tour que ma reconnaissance
Fasse de mes destins l’horrible confidence.
Lorsque vous aurez su, par ce triste entretien,
Le rapport effrayant de votre sort au mien,
Peut-être, ainsi que moi, frémirez-vous de crainte.
Le destin m’a fait naître au trône de Corinthe :
Cependant de Corinthe et du trône éloigné,
Je vois avec horreur les lieux où je suis né.
Un jour, ce jour affreux, présent à ma pensée,
Jette encor la terreur dans mon âme glacée ;
Pour la première fois, par un don solennel,
Mes mains jeunes encor enrichissaient l’autel :
Du temple tout à coup les combles s’entr’ouvrirent ;
De traits affreux de sang les marbres se couvrirent ;
De l’autel ébranlé par de longs tremblements
Une invisible main repoussait mes présents ;
Et les vents, au milieu de la foudre éclatante,
Portèrent jusqu’à moi cette voix effrayante :
« Ne viens plus des lieux saints souiller la pureté ;
Du nombre des vivants les dieux t’ont rejeté ;
Ils ne reçoivent point tes offrandes impies ;
Va porter tes présents aux autels des furies ;
Conjure leurs serpents prêts à te déchirer ;
Va, ce sont là les dieux que tu dois implorer. »
Tandis qu’à la frayeur j’abandonnais mon âme,
Cette voix m’annonça, le croirez-vous, madame ?
Tout l’assemblage affreux des forfaits inouïs
Dont le ciel autrefois menaça votre fils,
Me dit que je serais l’assassin de mon père.
Ah dieux !
Que je serais le mari de ma mère.
Où suis-je ? Quel démon en unissant nos cœurs,
Cher prince, a pu dans nous rassembler tant d’horreurs ?
Il n’est pas encor temps de répandre des larmes ;
Vous apprendrez bientôt d’autres sujets d’alarmes.
Écoutez-moi, madame, et vous allez trembler.
Du sein de ma patrie il fallut m’exiler.
Je craignis que ma main, malgré moi criminelle,
Aux destins ennemis ne fût un jour fidèle ;
Et, suspect à moi-même, à moi-même odieux,
Ma vertu n’osa point lutter contre les dieux.
Je m’arrachai des bras d’une mère éplorée ;
Je partis, je courus de contrée en contrée ;
Je déguisai partout ma naissance et mon nom :
Un ami de mes pas fut le seul compagnon.
Dans plus d’une aventure, en ce fatal voyage,
Le dieu qui me guidait seconda mon courage :
Heureux si j’avais pu, dans l’un de ces combats,
Prévenir mon destin par un noble trépas !
Mais je suis réservé sans doute au parricide.
Enfin je me souviens qu’aux champs de la Phocide
(et je ne conçois pas par quel enchantement
J’oubliais jusqu’ici ce grand événement ;
La main des dieux sur moi si longtemps suspendue
Semble ôter le bandeau qu’ils mettaient sur ma vue),
Dans un chemin étroit je trouvai deux guerriers
Sur un char éclatant que traînaient deux coursiers ;
Il fallut disputer, dans cet étroit passage,
Des vains honneurs du pas le frivole avantage.
J’étais jeune et superbe, et nourri dans un rang
Où l’on puisa toujours l’orgueil avec le sang.
Inconnu, dans le sein d’une terre étrangère,
Je me croyais encore au trône de mon père ;
Et tous ceux qu’à mes yeux le sort venait offrir
Me semblaient mes sujets, et faits pour m’obéir :
Je marche donc vers eux, et ma main furieuse
Arrête des coursiers la fougue impétueuse ;
Loin du char à l’instant ces guerriers élancés
Avec fureur sur moi fondent à coups pressés.
La victoire entre nous ne fut point incertaine :
Dieux puissants, je ne sais si c’est faveur ou haine,
Mais sans doute pour moi contre eux vous combattiez ;
Et l’un et l’autre enfin tombèrent à mes pieds.
L’un d’eux, il m’en souvient, déjà glacé par l’âge,
Couché sur la poussière, observait mon visage ;
Il me tendit les bras, il voulut me parler ;
De ses yeux expirants je vis des pleurs couler ;
Moi-même en le perçant, je sentis dans mon âme,
Tout vainqueur que j’étais… vous frémissez, madame.
Seigneur, voici Phorbas ; on le conduit ici.
Hélas ! Mon doute affreux va donc être éclairci !
Scène II.
Viens, malheureux vieillard, viens, approche… À sa vue
D’un trouble renaissant je sens mon âme émue ;
Un confus souvenir vient encor m’affliger :
Je tremble de le voir et de l’interroger.
Eh bien ! Est-ce aujourd’hui qu’il faut que je périsse ?
Grande reine, avez-vous ordonné mon supplice ?
Vous ne fûtes jamais injuste que pour moi.
Rassurez-vous, Phorbas, et répondez au roi.
Au roi !
C’est devant lui que je vous fais paraître.
Ô dieux ! Laïus est mort, et vous êtes mon maître !
Vous, seigneur ?
Tu fus le seul témoin du meurtre de Laïus ;
Tu fus blessé, dit-on, en voulant le défendre.
Seigneur, Laïus est mort, laissez en paix sa cendre ;
N’insultez pas du moins au malheureux destin
D’un fidèle sujet blessé de votre main.
Je t’ai blessé ? Qui, moi ?
Contentez votre envie ;
Achevez de m’ôter une importune vie ;
Seigneur, que votre bras, que les dieux ont trompé,
Verse un reste de sang qui vous est échappé ;
Et puisqu’il vous souvient de ce sentier funeste
Où mon roi…
J’ai tout fait, je le vois, c’en est assez. Ô dieux !
Enfin après quatre ans vous dessillez mes yeux.
Hélas ! Il est donc vrai !
Attaqua vers Daulis en cet étroit passage !
Oui, c’est toi : vainement je cherche à m’abuser ;
Tout parle contre moi, tout sert à m’accuser ;
Et mon œil étonné ne peut te méconnaître.
Il est vrai, sous vos coups j’ai vu tomber mon maître ;
Vous avez fait le crime, et j’en fus soupçonné ;
J’ai vécu dans les fers, et vous avez régné.
Va, bientôt à mon tour je me rendrai justice ;
Va, laisse-moi du moins le soin de mon supplice :
Laisse-moi, sauve-moi de l’affront douloureux
De voir un innocent que j’ai fait malheureux.
Scène III.
Jocaste… car enfin la fortune jalouse
M’interdit à jamais le tendre nom d’épouse ;
Vous voyez mes forfaits : libre de votre foi,
Frappez, délivrez-vous de l’horreur d’être à moi.
Hélas !
Prenez ce fer, instrument de ma rage ;
Qu’il vous serve aujourd’hui pour un plus juste usage ;
Plongez-le dans mon sein.
Que faites-vous, seigneur ?
Arrêtez ; modérez cette aveugle douleur ;
Vivez.
Je dois mourir.
Écoutez ma prière.
Ah ! Je n’écoute rien ;
J’ai tué votre époux.
Mais vous êtes le mien.
Je le suis par le crime.
Il est involontaire.
N’importe, il est commis.
Ô comble de misère !
Ô trop funeste hymen ! ô feux jadis si doux !
Ils ne sont point éteints ; vous êtes mon époux.
Non, je ne le suis plus ; et ma main ennemie
N’a que trop bien rompu le saint nœud qui nous lie.
Je remplis ces climats du malheur qui me suit.
Redoutez-moi, craignez le dieu qui me poursuit ;
Ma timide vertu ne sert qu’à me confondre,
Et de moi désormais je ne puis plus répondre.
Peut-être de ce dieu partageant le courroux,
L’horreur de mon destin s’étendrait jusqu’à vous :
Ayez du moins pitié de tant d’autres victimes ;
Frappez, ne craignez rien, vous m’épargnez des crimes.
Ne vous accusez point d’un destin si cruel ;
Vous êtes malheureux, et non pas criminel :
Dans ce fatal combat que Daulis vous vit rendre,
Vous ignoriez quel sang vos mains allaient répandre ;
Et, sans trop rappeler cet affreux souvenir,
Je ne puis que me plaindre, et non pas vous punir.
Vivez…
Moi, que je vive ! Il faut que je vous fuie.
Hélas ! Où traînerai-je une mourante vie ?
Sur quels bords malheureux, en quels tristes climats,
Ensevelir l’horreur qui s’attache à mes pas ?
Irai-je, errant encore, et me fuyant moi-même,
Mériter par le meurtre un nouveau diadème ?
Irai-je dans Corinthe, où mon triste destin
À des crimes plus grands réserve encor ma main ?
Corinthe ! Que jamais ta détestable rive…
Scène IV.
Seigneur, en ce moment un étranger arrive :
Il se dit de Corinthe, et demande à vous voir.
Allons, dans un moment je vais le recevoir.
Adieu : que de vos pleurs la source se dissipe.
Vous ne reverrez plus l’inconsolable Œdipe :
C’en est fait, j’ai régné, vous n’avez plus d’époux ;
En cessant d’être roi, je cesse d’être à vous.
Je pars : je vais chercher, dans ma douleur mortelle,
Des pays où ma main ne soit point criminelle ;
Et vivant loin de vous, sans états, mais en roi,
Justifier les pleurs que vous versez pour moi.
ACTE CINQUIÈME.
Scène I.
Finissez vos regrets, et retenez vos larmes :
Vous plaignez mon exil, il a pour moi des charmes ;
Ma fuite à vos malheurs assure un prompt secours ;
En perdant votre roi vous conservez vos jours.
Du sort de tout ce peuple il est temps que j’ordonne.
J’ai sauvé cet empire en arrivant au trône :
J’en descendrai du moins comme j’y suis monté ;
Ma gloire me suivra dans mon adversité.
Mon destin fut toujours de vous rendre la vie ;
Je quitte mes enfants, mon trône, ma patrie :
Écoutez-moi du moins pour la dernière fois ;
Puisqu’il vous faut un roi, consultez-en mon choix.
Philoctète est puissant, vertueux, intrépide :
Un monarque est son père[83], il fut l’ami d’Alcide ;
Que je parte, et qu’il règne. Allez chercher Phorbas,
Qu’il paraisse à mes yeux, qu’il ne me craigne pas ;
Il faut de mes bontés lui laisser quelque marque,
Et quitter mes sujets et le trône en monarque.
Que l’on fasse approcher l’étranger devant moi.
Vous, demeurez.
Scène II.
vois ?
Icare, est-ce vous que jeVous, de mes premiers ans sage dépositaire,
Vous, digne favori de Polybe mon père ?
Quel sujet important vous conduit parmi nous ?
Seigneur, Polybe est mort.
Mon père…
Dans la nuit du tombeau les ans l’ont fait descendre ;
Ses jours étaient remplis, il est mort à mes yeux.
Qu’êtes-vous devenus, oracles de nos dieux ?
Vous qui faisiez trembler ma vertu trop timide,
Vous qui me prépariez l’horreur d’un parricide.
Mon père est chez les morts, et vous m’avez trompé ;
Malgré vous dans son sang mes mains n’ont point trempé.
Ainsi de mon erreur esclave volontaire,
Occupé d’écarter un mal imaginaire,
J’abandonnais ma vie à des malheurs certains,
Trop crédule artisan de mes tristes destins !
Ô ciel ! Et quel est donc l’excès de ma misère
Si le trépas des miens me devient nécessaire ?
Si, trouvant dans leur perte un bonheur odieux,
Pour moi la mort d’un père est un bienfait des dieux ?
Allons, il faut partir ; il faut que je m’acquitte
Des funèbres tributs que sa cendre mérite.
Partons. Vous vous taisez, je vois vos pleurs couler :
Que ce silence…
Ô ciel ! Oserai-je parler ?
Vous reste-t-il encor des malheurs à m’apprendre ?
Un moment sans témoin daignerez-vous m’entendre ?
Allez, retirez-vous. Que va-t-il m’annoncer ?
À Corinthe, seigneur, il ne faut plus penser :
Si vous y paraissez, votre mort est jurée.
Eh ! Qui de mes états me défendrait l’entrée ?
Du sceptre de Polybe un autre est l’héritier.
Est-ce assez ? Et ce trait sera-t-il le dernier ?
Poursuis, destin, poursuis, tu ne pourras m’abattre.
Eh bien ! J’allais régner ; Icare, allons combattre :
À mes lâches sujets courons me présenter.
Parmi ces malheureux, prompts à se révolter,
Je puis trouver du moins un trépas honorable :
Mourant chez les Thébains, je mourrais en coupable ;
Je dois périr en roi. Quels sont mes ennemis ?
Parle, quel étranger sur mon trône est assis ?
Le gendre de Polybe ; et Polybe lui-même
Sur son front en mourant a mis le diadème.
À son maître nouveau tout le peuple obéit.
Eh quoi ! Mon père aussi, mon père me trahit ?
De la rebellion mon père est le complice ?
Il me chasse du trône !
Vous n’étiez point son fils.
Icare !…
Je révèle en tremblant ce terrible secret ;
Mais il le faut, seigneur ; et toute la province…
Je ne suis point son fils !
A tout dit en mourant. De ses remords pressé,
Pour le sang de nos rois il vous a renoncé ;
Et moi, de son secret confident et complice,
Craignant du nouveau roi la sévère justice,
Je venais implorer votre appui dans ces lieux.
Je n’étais point son fils ! Et qui suis-je, grands dieux[84] ?
Le ciel, qui dans mes mains a remis votre enfance,
D’une profonde nuit couvre votre naissance ;
Et je sais seulement qu’en naissant condamné,
Et sur un mont désert à périr destiné,
La lumière sans moi vous eût été ravie.
Ainsi donc mon malheur commence avec ma vie ;
J’étais dès le berceau l’horreur de ma maison.
Où tombai-je en vos mains ?
Sur le mont Cithéron.
Près de Thèbes ?
Exposa votre enfance en ce lieu solitaire.
Quelque dieu bienfaisant guida vers vous mes pas :
La pitié me saisit, je vous pris dans mes bras ;
Je ranimai dans vous la chaleur presque éteinte.
Vous viviez ; aussitôt je vous porte à Corinthe ;
Je vous présente au prince : admirez votre sort !
Le prince vous adopte au lieu de son fils mort ;
Et par ce coup adroit, sa politique heureuse
Affermit pour jamais sa puissance douteuse.
Sous le nom de son fils vous fûtes élevé
Par cette même main qui vous avait sauvé.
Mais le trône en effet n’était point votre place ;
L’intérêt vous y mit, le remords vous en chasse.
Ô vous qui présidez aux fortunes des rois,
Dieux ! Faut-il en un jour m’accabler tant de fois,
Et, préparant vos coups par vos trompeurs oracles,
Contre un faible mortel épuiser les miracles ?
Mais ce vieillard, ami, de qui tu m’as reçu,
Depuis ce temps fatal ne l’as-tu jamais vu ?
Jamais ; et le trépas vous a ravi peut-être
Le seul qui vous eût dit quel sang vous a fait naître.
Mais longtemps de ses traits mon esprit occupé
De son image encore est tellement frappé
Que je le connaîtrais s’il venait à paraître.
Malheureux ! Eh ! Pourquoi chercher à le connaître ?
Je devrais bien plutôt, d’accord avec les dieux,
Chérir l’heureux bandeau qui me couvre les yeux.
J’entrevois mon destin ; ces recherches cruelles
Ne me découvriront que des horreurs nouvelles.
Je le sais ; mais, malgré les maux que je prévois,
Un désir curieux m’entraîne loin de moi.
Je ne puis demeurer dans cette incertitude ;
Le doute en mon malheur est un tourment trop rude ;
J’abhorre le flambeau dont je veux m’éclairer ;
Je crains de me connaître, et ne puis m’ignorer.
Scène III.
Ah ! Phorbas, approchez !
Plus je le vois, et plus… ah !
Seigneur, c’est lui-même ;
C’est lui.
Pardonnez-moi si vos traits inconnus…
Quoi ! Du mont Cithéron ne vous souvient-il plus ?
Comment ?
Cet enfant qu’au trépas…
Et de quel souvenir venez-vous m’accabler ?
Allez, ne craignez rien, cessez de vous troubler ;
Vous n’avez en ces lieux que des sujets de joie.
Œdipe est cet enfant.
Malheureux ! Qu’as-tu dit ?
Quoi que ce Thébain dise, il vous mit dans mes bras :
Vos destins sont connus, et voilà votre père…
Ô sort qui me confond ! ô comble de misère !
Je serais né de vous ? Le ciel aurait permis
Que votre sang versé…
Vous n’êtes point mon fils.
Eh quoi ! N’avez-vous point exposé mon enfance ?
Seigneur, permettez-moi de fuir votre présence,
Et de vous épargner cet horrible entretien.
Phorbas, au nom des dieux, ne me déguise rien.
Partez, seigneur, fuyez vos enfants et la reine.
Réponds-moi seulement ; la résistance est vaine.
Cet enfant, par toi-même à la mort destiné,
Le mis-tu dans ses bras ?
Que ce jour ne fût-il le dernier de ma vie !
Quel était son pays ?
Thèbes était sa patrie.
Tu n’étais point son père ?
D’un sang plus glorieux et plus infortuné.
Quel était-il enfin ?
Seigneur, qu’allez-vous faire ?
Achève, je le veux.
Jocaste était sa mère.
Et voilà donc le fruit de mes généreux soins ?
Qu’avons-nous fait tous deux ?
Je n’attendais pas moins.
Seigneur…
De vos affreux bienfaits craignez la récompense :
Fuyez ; à tant d’horreurs par vous seuls réservé,
Je vous punirais trop de m’avoir conservé.
Scène IV.
Le voilà donc rempli cet oracle exécrable
Dont ma crainte a pressé l’effet inévitable[85] !
Et je me vois enfin, par un mélange affreux,
Inceste et parricide, et pourtant vertueux.
Misérable vertu, nom stérile et funeste,
Toi par qui j’ai réglé des jours que je déteste,
À mon noir ascendant tu n’as pu résister :
Je tombais dans le piége en voulant l’éviter.
Un dieu plus fort que toi m’entraînait vers le crime ;
Sous mes pas fugitifs il creusait un abîme ;
Et j’étais, malgré moi, dans mon aveuglement,
D’un pouvoir inconnu l’esclave et l’instrument.
Voilà tous mes forfaits ; je n’en connais point d’autres.
Impitoyables dieux, mes crimes sont les vôtres,
Et vous m’en punissez !… où suis-je ? Quelle nuit
Couvre d’un voile affreux la clarté qui nous luit ?
Ces murs sont teints de sang ; je vois les Euménides
Secouer leurs flambeaux vengeurs des parricides ;
Le tonnerre en éclats semble fondre sur moi ;
L’enfer s’ouvre… ô Laïus, ô mon père ! Est-ce toi ?
Je vois, je reconnais la blessure mortelle
Que te fit dans le flanc cette main criminelle.
Punis-moi, venge-toi d’un monstre détesté,
D’un monstre qui souilla les flancs qui l’ont porté.
Approche, entraîne-moi dans les demeures sombres ;
J’irai de mon supplice épouvanter les ombres.
Viens, je te suis[86].
Scène V.
Vos redoutables cris sont venus jusqu’à moi.
Terre, pour m’engloutir entr’ouvre tes abîmes !
Quel malheur imprévu vous accable ?
Mes crimes.
Seigneur…
Fuyez, Jocaste.
Ah ! Trop cruel époux !
Malheureuse ! Arrêtez ; quel nom prononcez-vous ?
Moi, votre époux ! Quittez ce titre abominable,
Qui nous rend l’un à l’autre un objet exécrable.
Qu’entends-je ?
Laïus était mon père, et je suis votre fils.
Ô crime !
Ô jour affreux ! Jour à jamais terrible !
Égine, arrache-moi de ce palais horrible.
Hélas !
Si ta main, sans frémir, peut encor m’approcher,
Aide-moi, soutiens-moi, prends pitié de ta reine.
Dieux ! Est-ce donc ainsi que finit votre haine ?
Reprenez, reprenez vos funestes bienfaits ;
Cruels ! Il valait mieux nous punir à jamais.
Scène VI.
Peuples, un calme heureux écarte les tempêtes ;
Un soleil plus serein se lève sur vos têtes ;
Les feux contagieux ne sont plus allumés ;
Vos tombeaux qui s’ouvraient sont déjà refermés ;
La mort fuit, et le dieu du ciel et de la terre
Annonce ses bontés par la voix du tonnerre.
Quels éclats ! Ciel ! Où suis-je ? Et qu’est-ce que j’entends ?
Barbares !…
Laïus du sein des morts cesse de vous poursuivre ;
Il vous permet encor de régner et de vivre ;
Le sang d’Œdipe enfin suffit à son courroux.
Dieux !
Ô des noms les plus chers assemblage effroyable !
Il est donc mort ?
Des morts et des vivants semble le séparer :
Il s’est privé du jour avant que d’expirer.
Je l’ai vu dans ses yeux enfoncer cette épée
Qui du sang de son père avait été trempée ;
Il a rempli son sort ; et ce moment fatal
Du salut des Thébains est le premier signal.
Tel est l’ordre du ciel, dont la fureur se lasse ;
Comme il veut, aux mortels il fait justice ou grâce ;
Ses traits sont épuisés sur ce malheureux fils.
Vivez, il vous pardonne.
Par un pouvoir affreux réservée à l’inceste,
La mort est le seul bien, le seul dieu qui me reste.
Laïus, reçois mon sang, je te suis chez les morts :
J’ai vécu vertueuse, et je meurs sans remords.
Ô malheureuse reine ! ô destin que j’abhorre !
Ne plaignez que mon fils, puisqu’il respire encore.
Prêtres, et vous Thébains, qui fûtes mes sujets,
Honorez mon bûcher, et songez à jamais
Qu’au milieu des horreurs du destin qui m’opprime,
J’ai fait rougir les dieux qui m’ont forcée au crime.
Page 61, vers 3. — Dans l’édition de 1719, au lieu de ces trois premiers vers, on lit :
Est-ce vous, Philoctète ? on croirai-je mes jeux ?
Quel implacable dieu vous ramène en ces lieux ?
Vous dans Thèbes, seigneur ! Eh ! qu’y venez-vous faire ?
Ce dernier hémistiche avertissait trop clairement de l’inutilité du rôle de Philoctète. (K.)
Ibid., vers 12 :
A respecté du moins les jours de votre reine.
Ibid., vers 20 :
Eh ! quel crime a donc pu mériter sa colère ? (1719.)
Page 63, vers 10. — Dans les dernières éditions (depuis 1751), on lisait :
Au-dessus de son âge, au-dessus de la crainte.
Dans la nôtre, on lit :
Jeune et dans l’âge heureux qui méconnaît la crainte.
Méconnaître, pour dire ne pas connaître, n’est point en usage. On reprocha cette expression à M. de Voltaire : il céda à ses critiques, et sacrifia un très-beau vers que nous avons cru devoir rétablir. (K.)
Page 65, vers 16. — Voici la fin de cette scène, telle qu’elle était dans la première édition de 1719 :
Mon trouble dit assez le sujet qui m’amène ;
Tu vois un malheureux que sa faiblesse entraîne,
De ces lieux autrefois par l’amour exilé.
Et par ce même amour aujourd’hui rappelé.
Vous, seigneur ? vous pourriez, dans l’ardeur qui vous brûle,
Pour chercher une femme abandonner Hercule ?
Dimas, Hercule est mort, et mes fatales mains
Ont mis sur le bûcher le plus grand des humains.
Je rapporte en ces lieux ces flèches invincibles,
Du fils de Jupiter présents chers et terribles.
Je rapporte sa cendre, et viens à ce héros.
Attendant des autels, élever des tombeaux.
Sa mort de mon trépas devrait être suivie :
Mais vous savez, grands dieux, pour qui j’aime la vie ?
Dimas, à cet amour si constant, si parfait,
Tu vois trop que Jocaste en doit être l’objet.
Jocaste par un père à son hymen forcée,
Au trône de Laïus à regret fut placée :
L’amour nous unissait, et cet amour si doux
Était né dans l’enfance, et croissait avec nous.
Tu sais combien alors mes fureurs éclatèrent.
Combien contre Laïus mes plaintes s’emportèrent.
Tout l’État, ignorant mes sentiments jaloux.
Du nom de politique honorait mon courroux.
Hélas ! de cet amour accru dans le silence.
Je t’épargnais alors la triste confidence :
Mon cœur, qui languissait de mollesse abattu,
Redoutait tes conseils, et craignait ta vertu.
Je crus que, loin des bords où Jocaste respire,
Ma raison sur mes sens reprendrait son empire ;
Tu le sais, je partis de ce funeste lieu,
Et je dis à Jocaste un éternel adieu.
Cependant l’univers, tremblant au nom d’Alcide,
Attendait son destin de sa valeur rapide ;
À ses divins travaux j’osais m’associer ;
Je marchai près de lui ceint du même laurier.
Mais parmi les dangers, dans le sein de la guerre,
Je portais ma faiblesse aux deux bouts de la terre :
Le temps, qui détruit tout, augmentait mon amour ;
Et, des lieux fortunés où commence le jour,
Jusqu’aux climats glacés où la nature expire,
Je traînais avec moi le trait qui me déchire.
Enfin je viens dans Thèbe, et je puis de mon feu,
Sans rougir, aujourd’hui te faire un libre aveu.
Par dix ans de travaux utiles à la Grèce,
J’ai bien acquis le droit d’avoir une faiblesse ;
Et cent tyrans punis, cent monstres terrassés,
Suffisent à ma gloire, et m’excusent assez.
Quel fruit espérez-vous d’un amour si funeste ?
Venez-vous de l’État embraser ce qui reste ?
Ravirez-vous Jocaste à son nouvel époux ?
Son époux ! juste ciel ! ah ! que me dites-vous ?
Jocaste !… Il se pourrait qu’un second hyménée ?
Œdipe à cette reine a joint sa destinée…
Voilà, voilà le coup que j’avais pressenti,
Et dont mon cœur jaloux tremblait d’être averti.
Seigneur, la porte s’ouvre, et le roi va paraître.
Tout ce peuple, à longs flots, conduit par le grand-prêtre,
Vient conjurer des dieux le courroux obstiné :
Vous n’êtes point ici le seul infortuné.
Dans la seconde édition de 1719, voici quels étaient les sept derniers vers :
Œdipe à cette reine a joint sa destinée…
De ses heureux travaux c’était le plus doux prix.
Ô dangereux appas que j’avais trop chéris !
Ô trop heureux Œdipe !
Il va bientôt paraître.
Tout ce peuple, à longs flots, conduit par le grand-prêtre,
Vient du ciel irrité conjurer les rigueurs.
Sortons, et, s’il se peut, n’imitons point leurs pleurs.
Page 66, vers 29 :
Reconnaissez ce monstre, et lui faites justice. (1719.)
Page 67, vers 23. — Ce vers et le suivant sont dans la première édition. Voltaire avait d’abord mis :
Pour moi qui, sur son trône élevé par vous-même,
Deux ans après sa mort ait ceint son diadème.
Cette première version est citée par Voltaire dans sa Lettre cinquième, (voyez page 36). En 1768, au lieu de son diadème, il mit le diadème. (B.)
Page 71, vers 8. — Dans la première édition on lisait :
D’un respect dangereux a dépouillé le reste ;
Ce peuple épouvanté ne connaît plus de frein,
Et quand le ciel lui parle il n’écoute plus rien.
Sortez, etc.
Voyez la note, page 44.
Ibid., vers 27 :
Lui ! qu’un assassinat ait pu souiller son âme !
Des lâches scélérats c’est le partage infâme.
Il ne manquait, Égine, au comble de mes maux
Que d’entendre d’un crime accuser ce héros. (1719-1730.)
Page 74, vers 19 :
Je ne viens point ici par des jalouses larmes. (Ire édition.)
Ibid., ligne 32 :
. . . . . . . . . . . . . . . . . Que je m’en justifie.
Page 75, vers 23 :
Je vous perds pour jamais : qu’aurais-je à craindre encore ?
Vous êtes dans des lieux qu’un dieu vengeur abhorre ! (1719.)
Page 76, vers 6 :
Et si jamais enfin je fus chère à vos yeux,
Si vous m’aimez encore, abandonnez ces lieux.
Pour la dernière fois renoncez à ma vue !
Jocaste I pour jamais je vous ai donc perdue !
Oui, prince, c’en est fait ; nous nous aimions en vain, etc.
Page 77, vers 4 :
Et méritez enfin, par un trait généreux.
L’honneur que je vous fais de vous mettre auprès d’eux. (1719.)
Page 78, vers 15. — Dans l’édition de 1719, il y avait :
Mais un prince, un guerrier, un homme tel que moi.
L’auteur d’Œdipe a cru devoir adoucir ces espèces de rodomontades si fréquentes dans Corneille, mais que M. de Voltaire ne s’est jamais permises que dans ce rôle de Philoctète. (K.)
Ibid., vers 21 :
Et je n’ai point, seigneur, au temps de sa disgrâce,
Disputé sa dépouille et demandé sa place.
Le trône est un objet qui ne peut me tenter. (1719-1730.)
Page 83, vers 7 :
Mon devoir, dont la voix m’ordonne de vous fuir,
Ne me commande pas de vous laisser périr. (1719.)
Ibid., vers 11 :
Du jour qui m’importune il veut me délivrer.
Ah ! de ce coup affreux songeons à me parer. (1719-1730.)
Pge 84. vers 11 :
Non, la mort à mes maux est l’unique remède.
J’ai vécu pour vous seule, un autre vous possède ;
Je suis assez content, et mon sort est trop beau, etc. (1719-1730.)
Ibid., vers 30 :
Déjà votre vertu brillât à tous les yeux. (1719.)
Page 85, vers 7 :
Tout autre aurait, seigneur, des grâces à vous rendre ;
Mais je suis Philoctète, et veux bien vous apprendre
Que l’exacte équité dont vous suivez la loi,
Si c’est beaucoup pour vous, n’est point assez pour moi.
Page 88, vers 2 :
Et que ce peuple et vous ne m’avez point rendue.
J’abandonne à jamais ces lieux remplis d’effroi ;
Les chemins de la gloire y sont fermés pour moi.
Sur les pas du héros dont je garde la cendre,
Cherchons des malheureux que je puisse défendre.
(Il sort.)
Non, je ne reviens point de mon saisissement,
Et ma rage est égale à mon étonnement.
(Au grand-prêtre.)
Voilà donc des autels quel est le privilége !
Imposteur, ainsi donc ta bouche sacrilége…
Cette leçon était de 1719. Dans l’édition de 1730, au lieu des vers 6 et 7 de cette variante, il y avait :
Ma colère est égale à mon étonnement,
Et je ne reviens point de mon saisissement.
La version actuelle est de 1738. (B.)
Page 89, vers 23. — Dans les éditions antérieures à 1738, c’est dans la bouche d’Hidaspe (nommé depuis Araspe, voyez la note 2, page 60) qu’est la réplique que voici :
Seigneur, vous avez vu ce qu’on ose attenter :
Un orage se forme, il le faut écarter.
Craignez un ennemi d’autant plus redoutable
Qu’il vous perce à nos yeux par un trait respectable.
Quelle funeste voix s’élève dans mon cœur !
Quel crime, juste ciel ! et quel comble d’horreur !
Seigneur, c’en est assez, etc.
Page 91, vers 17. — Dans les éditions antérieures à 1748, on lit :
Madame, au nom des dieux, sans vous parler du reste.
Page 94, vers 19. — La première édition de 1719 porte :
Vous frémissez, seigneur, et vos lèvres pâlissent ;
Sur votre front tremblant vos cheveux se hérissent.
Ibid., vers 25. — Dans la première édition, on lit :
En vain de cet amour le pouvoir tout-puissant
Excitait ma pitié pour son sang innocent.
Page 101, vers 9. — Dans les éditions antérieures à 1738, il y a :
Mon destin fut toujours de vous rendre la vie.
(À la suite.)
Que Phorbas vienne ici : c’est son roi qui l’en prie.
Auteur de tous ses maux, c’est peu de les venger,
C’est peu de m’en punir, je dois les soulager ;
Il faut de nos bontés lui laisser quelque marque,
Et descendre du moins de mon trône en monarque.
Que l’on fasse approcher, etc.
Page 101, vers 11. — C’est le texte des éditions de 1738, 1748, 1768 (ou in-4o), 1775. Les éditions de Kehl portent :
Amis, écoutez-moi pour la dernière fois.
mais l’errata rétablit le texte que j’ai suivi. L’édition en 41 volumes a mis :
Écoutez-moi, Thébains, pour la dernière fois.
(B.)Page 103, vers 2 :
Allez, retirez-vous… Ciel ! que dois-je penser ?
À Corinthe, seigneur, il vous faut renoncer.
(Ire édition de 1719.)
Page 104. vers 4 :
Pressé de ses remords, a tout dit aux abois.
Et vous a renoncé pour le sang de ses rois.
(Éditions de 1719.)
- ↑ Le premier alinéa formait tout l’Avertissement en 1738. Le reste parut pour la première fois dans les éditions de Kehl, et probablement est des rédacteurs de cette édition. (B.)
- ↑ Dans une note de son Commentaire historique sur sa vie, Voltaire parle d’une lettre écrite, en 1713, par Dacier, à l’auteur, qui avait déjà fait sa pièce. (B.)
- ↑ Voici cette épigramme :
Ô la belle approbation !
Qu’elle nous promet de merveilles !
C’est la sûre prédiction
De voir Voltaire un jour remplacer les Corneilles.
Mais où diable, Lamotte, as-tu pris cette erreur ?
Je te connaissais bien pour assez plat auteur,
Et surtout très-méchant poëte,
Mais non pour un lâche flatteur,
Encor moins pour un faux prophète. - ↑ Françoise-Marie de Bourbon, dite Mlle de Blois, fille de Louis XIV et de Mme de Montespan, épouse de Philippe, duc d’Orléans, régent. Voyez aussi l’Épître au roi d’Angleterre George Ier, en lui envoyant la tragédie d’Œdipe.
- ↑ Dans la seconde édition d’Œdipe, qui est aussi de 1719, il y a : « … de vous plaire. La liberté que je prends de vous offrir ces faibles essais n’est autorisée que par mon zèle qui me tient lieu de mérite auprès de vous. Heureux, etc. »
- ↑ Il avait écrit au duc d’Orléans pour lui demander de souffrir qu’il lui dédiât son Œdipe. Cela est d’autant plus à noter qu’on avait voulu voir dans le personnage de Jocaste une allusion aux mœurs affreuses du Régent. Nous ne savons si le prince déclina catégoriquement l’hommage ; il est à croire, s’il en eût été ainsi, qu’Arouet n’eut pas osé le reporter sur un membre de la famille, la duchesse douairière d’Orléans. Le poëte envoya également sa tragédie au roi d’Angleterre en lui disant que ce tribut d’estime et de respect, ce n’était pas au roi, mais au sage, mais au héros qu’il le rendait. Même envoi et compliment pareil au duc et à la duchesse de Lorraine, auxquels il offrait les prémices de sa jeune muse : « C’est aux dieux qu’on les doit, et vous êtes les miens. » La dédicace à Madame a cela de remarquable qu’elle est signée « Arouet de Voltaire ». C’est la première fois qu’il prend ce nom. (G. D.)
- ↑ Le millésime 1730 est celui de l’édition qui la contient. (B.)
- ↑ Le 17 avril 1719, Dominique fit jouer, sur le théâtre italien, Œdipe travesti, comédie, imprimée en 1719, in-12, et qu’on trouve dans le tome Ier des Parodies du nouveau théâtre italien. Beaucoup d’autres écrits parurent à l’occasion d’Œdipe :
I. Remarques critiques sur la nouvelle tragédie d’Œdipe, dénoncées à M. de Voltaire (dans le Nouveau Mercure, mars 1719, pages 107-123).
II. Lettre critique sur la nouvelle tragédie d’Œdipe. Paris, Mongé, 1719, in-8o, attribuée au jésuite Arthuis.
III. Lettre à M. de Voltaire sur la nouvelle tragédie d’Œdipe. Paris, Guillaume, 1719, in-8o. Quelques personnes la croient de Longepierre. Une note que je crois de l’écriture de Voltaire, sans l’affirmer toutefois, la donne à Racine le cadet. Cette Critique est celle dont Laharpe parle dans son Lycée (dix-huitième siècle, chapitre III, section ire), comme étant de Louis Racine, et la seconde de celles dont Voltaire parle dans la VIIe de ses Lettres, ci-après. On trouve à la fin près de cent vers d’Œdipe, imprimés en regard d’autant de vers de P. Corneille, J. Racine, La Fontaine, Mme de La Suze, Th. Corneille, Molière, Despréaux, l’abbé Genest, et d’un Recueil d’épigrammes, auxquels ressemblaient beaucoup de vers dont Voltaire a depuis changé une partie.
IV. Critique de l’Œdipe de M. de Voltaire, par M. Le G*** (Legendre, ou Le Grimarets, ou plutôt Le Grand, le comédien). Paris, Gandouin, 1719, in-8o.
V. Apologie de Sophocle, ou Remarques sur la troisième lettre critique de M. de Voltaire (par l’abbé Capperonier). Paris, Coustelier, 1719, in-8o.
VI. Apologie de la nouvelle tragédie d’Œdipe, par M. Mannory, avocat au parlement. Paris, Huet, 1719, in-8o.
VII. Réponse à l’apologie du nouvel Œdipe, par M. M***. Paris, Trabouillet, 1719, in-8o.
VIII. Le Journal satirique intercepté, ou Apologie de M. Arouet de Voltaire et de M. Houdard de Lamotte, par le sieur Bourguignon (Gacon). 1719, in-8o de quarante-huit pages.
IX. Lettre d’un abbé à un gentilhomme de province, contenant des observations sur le style et les pensées de la nouvelle tragédie d’Œdipe, et des Réflexions sur la dernière lettre de M. de Voltaire. Paris, Mongé, 1719, in-8o.
X. Lettre d’un gentilhomme suédois à M***, maître de la langue française, sur la nouvelle tragédie d’Œdipe. Paris, Cailleau (1719), in-8o.
XI. Réfutation de la lettre d’un gentilhomme suédois, etc., par M. D***. Paris, Jollet et Lamesle, 1719, in-8o.
XII. Lettre de M. le marquis d- J7*** à un gentilhomme de ses amis, contenant la critique des critiques de l’Œdipe de M. de Voltaire. Paris, Sevestre (1719), in-8o.
XIII. Lettre à madame ***, contenant la critique de l’Œdipe de M. de Voltaire, par M. Van Effen (dans le Journal historique, politique, critique et galant, mars-avril 1719).XIV. Nouvelles Remarques sur l’Œdipe de M. de Voltaire et sur ses lettres critiques où l’on justifie Corneille, etc. (par l’abbé Gérard). Paris, L. D’Houry, 1719, in-8o. Dix ans plus tard, à l’occasion d’une représentation de l’Œdipe de Corneille, l’abbé Pellegrin fit insérer dans le Mercure (1729, deuxième volume de juin, pages 1315-1345, et mois d’août, pages 1700-1731) une Dissertation sur l’Œdipe de Corneille et sur celui de M. de Voltaire, par M. le chevalier de…, à madame la comtesse de… La Grange Chancel a fait une Épître à M. Arouet de Voltaire sur sa tragédie d’Œdipe et sur les deux dissertations qui la suivent. (B.)
- ↑
Tel est le titre de ces lettres dans les éditions de 1708, 1773, etc. Les éditeurs de Kehl et leurs successeurs les ont intitulées : Lettres à M. Genonville, etc. Le ton de ces lettres m’a permis de ne pas les classer dans la Correspondance, et me porte à douter qu’elles aient été adressées à Genonville, que Voltaire traitait bien moins cérémonieusement ; voyez, dans la Correspondance, l’année 1718 ; les Lettres sur Œdipe, imprimées en 1719, à la suite de la tragédie, n’ont été comprises dans les Œuvres de l’auteur qu’à partir de 1764. Le début de la seconde lettre prouve qu’elles doivent être placées avant la pièce. (B.)
- ↑
Les éditions de 1719 portent de plus ces mots : « Imprimée par permission expresse de monseigneur le duc d’Orléans. » (B.)
Ce n’étaient pas des calomnies qui l’avaient fait mettre à la Bastille. Il se défend ici d’être l’auteur des J’ai vu ; mais il sait bien que c’est pour le Puero regnante qu’il fut arrêté ; et le Puero regnante est bien de lui. (G. A.)
- ↑
Dans l’édition de 1719, au lieu de ce qui suit, on lisait :
« Je sens combien il est dangereux de parler de soi ; mais mes malheurs ayant été publics, il faut que ma justification le soit aussi. La réputation d’honnête homme m’est plus chère que celle d’auteur : ainsi je crois que personne ne trouvera mauvais qu’en donnant au public un ouvrage pour lequel il a eu tant d’indulgence, j’essaie de mériter entièrement son estime en détruisant l’imposture qui pourrait me l’ôter.
« Je sais que tous ceux avec qui j’ai vécu sont persuadés de mon innocence ; mais aussi, bien des gens, qui ne connaissent ni la poésie ni moi, m’imputent encore les ouvrages les plus indignes d’un honnête homme et d’un poëte.
« Il y a peu d’écrivains célèbres qui n’aient essuyé de pareilles disgrâces ; presque tous les poëtes qui ont réussi ont été calomniés ; et il est bien triste pour moi de ne leur ressembler que par mes malheurs.
« Vous n’ignorez pas que la cour et la ville ont de tout temps été remplies de critiques obscurs, qui, à la faveur des nuages qui les couvrent, lancent, sans être aperçus, les traits les plus envenimés contre les femmes et contre les puissances, et qui n’ont que la satisfaction de blesser adroitement, sans goûter le plaisir dangereux de se faire connaître. Leurs épigrammes et leurs vaudevilles sont toujours des enfants supposés dont on ne connaît point les vrais parents ; ils cherchent à charger de ces indignités quelqu’un qui soit assez connu pour que le monde puisse l’en soupçonner, et qui soit assez peu protégé pour ne pouvoir se défendre. Telle était la situation où je me suis trouvé en entrant dans le monde. Je n’avais pas plus de dix-huit ans ; l’imprudence attachée d’ordinaire à la jeunesse pouvait aisément autoriser les soupçons que l’on faisait naître sur moi : j’étais d’ailleurs sans appui, et je n’avais jamais songé à me faire des protecteurs, parce que je ne croyais pas que je dusse jamais avoir des ennemis.
« Il parut, à la mort de Louis XIV, une petite pièce imitée des J’ai vu de l’abbé Régnier. C’était un ouvrage où l’auteur passait en revue tout ce qu’il avait vu dans sa vie ; cette pièce est aussi négligée aujourd’hui qu’elle était alors recherchée ; c’est le sort de tous les ouvrages qui n’ont d’autre mérite que celui de la satire. Cette pièce n’en avait point d’autre ; elle n’était remarquable que par les injures grossières qui y étaient indignement répandues, et c’est ce qui lui donna un cours prodigieux : on oublia la bassesse du style en faveur de la malignité de l’ouvrage. Elle finissait ainsi :
« J’ai vu ces maux, et je n’ai pas vingt ans. »
« Comme je n’avais pas vingt ans alors, plusieurs personnes crurent que j’avais mis par là mon cachet à cet indigne ouvrage ; on ne me fit pas l’honneur de croire que je pusse avoir assez de prudence pour me déguiser. L’auteur de cette misérable satire ne contribua pas peu à la faire courir sous mon nom, afin de mieux cacher le sien. Quelques-uns m’imputèrent cette pièce par malignité, pour me décrier et pour me perdre ; quelques autres, qui l’admiraient bonnement, me l’attribuèrent pour m’en faire honneur : ainsi un ouvrage que je n’avais point fait, et même que je n’avais point encore vu alors, m’attira de tous côtés des malédictions et des louanges.
« Je me souviens que, passant alors par une petite ville de province, les beaux-esprits du lieu me prièrent de leur réciter cette pièce, qu’ils disaient être un chef-d’œuvre ; j’eus beau leur répondre que je n’en étais point l’auteur, et que la pièce était misérable, ils ne m’en crurent point sur ma parole ; ils admirèrent ma retenue, et j’acquis ainsi auprès d’eux, sans y penser, la réputation d’un grand poëte et d’un homme fort modeste.
« Cependant ceux qui m’avaient attribué ce malheureux ouvrage continuèrent à me rendre responsable de toutes les sottises qui se débitaient dans Paris, et que moi-même je dédaignais de lire. Quand un homme a eu le malheur d’être calomnié une fois, il est sûr de l’être toujours, jusqu’à ce que son innocence éclate, ou que la mode de le persécuter soit passée ; car tout est mode en ce pays, et on se lasse de tout à la fin, même de faire du mal.
« Heureusement ma justification est venue, quoique un peu tard ; celui qui m’avait calomnié et qui avait cause ma disgrâce m’a signé lui-même, les larmes aux yeux, le désaveu de sa calomnie, en présence de deux personnes de considération, qui ont signé après lui. M. le marquis de la Vrillière a eu la bonté de faire voir ce certificat à monseigneur le Régent.
« Ainsi il ne manquait à ma justification que de la faire connaître au public. Je le fais aujourd’hui parce que je n’ai pas eu occasion de le faire plutôt ; et je le fais avec d’autant plus de confiance, qu’il n’y a personne en France qui puisse avancer que je suis l’auteur des choses dont j’ai été accusé, ni que j’en aie débité aucune, ni même que j’en aie jamais parlé que pour marquer le mépris souverain que je fais de ces indignités.
« Je m’attends bien, etc. » (Voyez, ci-après, page 16 du texte.)
Dans l’édition de 1775, Voltaire fit des additions et corrections à ce morceau. Il y a : « Quand un homme a eu le malheur d’être calomnié une fois, on dit qu’il le sera longtemps. On m’assure que de toutes les modes de ce pays-ci, c’est celle qui dure davantage.
« La justification est venue, quoique un peu tard ; le calomniateur a signé, les larmes aux yeux, le désaveu de sa calomnie devant un secrétaire d’État ; c’est sur quoi un vieux connaisseur en vers et en hommes m’a dit : « Oh ! le beau billet qu’a La Châtre ! Continuez, mon enfant, à faire des tragédies ; renoncez à toute profession sérieuse pour ce malheureux métier ; et comptez que vous serez harcelé publiquement toute votre vie, puisque vous êtes assez abandonné de Dieu pour vous faire de gaieté de cœur un homme public. » Il m’en a cité cent exemples ; il m’a donné les meilleures raisons du monde pour me détourner de faire des vers. Que lui ai-je répondu ? Des vers.
« Je me suis donc aperçu de bonne heure qu’on ne peut ni résister à son goût dominant, ni vaincre sa destinée. Pourquoi la nature force-t-elle un homme à calculer, celui-ci à faire rimer des syllabes, cet autre à former des croches et des rondes sur des lignes parallèles ?
« Scit Genius, natale comes qui temperat astrum. »
Horace, II, épître II, v. 187.« Mais on prétend que tous peuvent dire :
« Ploravere suis non respondere favorem
Speratum meritis. »Id., II, épître Ire, v. 2.« Boileau disait à Racine (épître VII, 43-45) :
« Cesse de t’étonner si l’Envie animée,
Attachant à ton nom sa rouille envenimée,
La calomnie en main, quelquefois te poursuit. »« Scudéri et l’abbé d’Aubignac calomniaient Corneille ; Montfleury et toute sa troupe calomniaient Molière ; Térence se plaint dans ses prologues (Andria, prol., 5-7) d’être calomnié par un vieux poëte ; Aristophane calomnia Socrate ; Homère fut calomnié par Margitès. C’est là l’histoire de tous les arts et de toutes les professions.
« Il s’est trouvé des gens, etc. » (Voyez, dans le texte, page 16, l’alinéa qui commence ainsi.)
« Vous savez comment M. le Régent a daigné me consoler de ces petites persécutions ; vous savez quel beau présent il m’a fait. Je ne dirai pas, comme Chapelain disait de Louis XIII :
« Les trois fois mille francs qu’il met dans ma famille
Témoignent mon mérite, et font connaître assez
Qu’il ne hait pas mes vers, pour être un peu forcés. »« Chærile, Chapelain et moi, nous avons été tous trois trop bien payés pour de mauvais vers.
« Retulit acceptos, regale numisma, Philippos. »
Horace, II, épître I, v. 234.« Le Régent, qui s’appelle Philippe, rend la comparaison parfaite. Ne nous enorgueillissons ni des méchancetés de nos ennemis, ni des bontés de nos protecteurs : on peut être avec tout cela un homme très-médiocre ; on peut être récompensé et envié sans aucun mérite.
« Mais il faut convenir que c’est un grand bonheur pour les lettres, etc. » (La fin comme dans le texte.)
L’édition de Kehl est la première qui ait donné le texte actuel. Le présent fait par le Régent à Voltaire était une pension de 2,000 francs. (B.)
- ↑ Tout ce morceau fut retranché dans l’édition qu’on fit de ces lettres, parce qu’on ne voulut pas affliger l’abbé de Chaulieu : on doit des égards aux vivants ; on ne doit aux morts que la vérité. — Cette note est posthume, ainsi que le passage auquel elle se rapporte. Cependant la sentence qui la termine est citée par Trublet, page 139 de ses Mémoires pour servir à l’histoire de Fontenelle, 1759 ou 1761, in-12. (B.)
- ↑ Cet alinéa existait dès 1719, ainsi que presque tout le reste de cette lettre. (B.)
- ↑ La plus grande partie de cet alinéa est aussi de 1719. (B.)
- ↑ Dans la première édition de 1719, on lisait : « … d’Apollon. Voilà comme on décide presque toujours dans le monde ; et rien n’est si dangereux que de se faire connaître par les talents de l’esprit qui, en donnant à un homme un peu de célébrité, ne font que prêter des armes à la calomnie. Ne croyez pas, etc. » L’alinéa qui commence par les mots : « Je ne prétends point, etc. », fut ajouté dans la seconde édition de 1719. (B.)
- ↑ Dans les éditions de 1719, on lisait de plus ici cette phrase : « L’envie de lui plaire me tiendra lieu désormais de génie. » (B.)
- ↑
Sophocle est mieux apprécié par Voltaire dans l’Épître dédicatoire à la duchesse du Maine, qui est en tête d’Oreste. Une critique de cette troisième lettre parut en 1719 ; voyez le n° V de ma note, page 9. (B.)
- ↑ M. Dacier, préface sur l’Œdipe de Sophocle.
- ↑ Les éditions de 1719 à 1775 portent : « que tout ce galimatias ». (B.)
- ↑ Toutes les éditions du vivant de l’auteur portent : donner. (B.)
- ↑ On avertit qu’on a suivi partout la traduction de M. Dacier. (Note de l’auteur.)
- ↑ Toutes les éditions du vivant de l’auteur portent : « j’ai été obligé ». (B.)
- ↑ Traité du sublime, chapitre XIX.
- ↑ Œdipe, V, v.
- ↑ Toutes les éditions du vivant de l’auteur portent : « qui s’était ». (B.)
- ↑ Les éditions de 1719 à 1775 disent : « inimitable tragédie ». (B.)
- ↑ Partout répété, ce mot de Molière n’a pourtant rien d’authentique.
- ↑ Les éditions antérieures à celles de Kehl portent : « le peu de bien ». (B.)
- ↑ Comparez la critique du même Œdipe faite par Voltaire quarante-cinq ans plus tard, dans ses Commentaires sur Corneille.
- ↑ Acte Ier, scène ire.
- ↑ Les éditions antérieures à l’édition de Kehl portent : seconde scène. Mais Voltaire ayant, dans son édition de Corneille, fait, avec raison, deux scènes de la première, il était assez naturel que les éditeurs de Voltaire suivissent la distribution qu’il avait faite, et missent ici : troisième scène. (B.)
- ↑ Acte IV, scène ire.
- ↑ Acte III, scène ii.
- ↑ Dans l’Examen d’Œdipe.
- ↑ Acte Ier, scène v.
- ↑ Acte Ier, scène vi.
- ↑ Scène iv.
- ↑ Scène iv.
- ↑ Scène ire.
- ↑ Acte V, scène vii.
- ↑ Dans les éditions antérieures à l’édition de Kehl, il y a : « qui sont deux étrangers pour lui ». (B.)
- ↑ Ce vers et le suivant ne sont dans aucune édition d’Œdipe. La première même contient les deux qu’on lit aujourd’hui. (B.)
- ↑ On lit bonheur dans les éditions de 1768 et 1775. Il y a honneur dans celles de 1719. (B.)
- ↑ Les éditions antérieures à celles de Kehl portent : « À l’égard de l’amour de Jocaste et de Philoctète ». (B.)
- ↑ Voyez l’épître dédicatoire d’Oreste à la duchesse du Maine.
- ↑ C’est ainsi qu’on lit dès la seconde édition. Mais dans la première, il y a : « Et d’ailleurs j’ai peut-être autant de plaisir à les avouer que j’en aurais à les corriger ». (B.)
- ↑ Il est tout naturel que Voltaire encense ici le prince de Conti, qui, après la première représentation d’Œdipe, lui adressa une pièce de vers enthousiaste.
- ↑ Scène vi.
- ↑ L’auteur a depuis changé les vers où était cette rime (acte II, scène ire), qui lui avait été reprochée par La Grange Chancel, dans l’épître dont j’ai parlé ci-dessus, dans ma note, page 9.
. . . . De frein avec rien tu n’as pas d’éloquence
Qui fasse tolérer l’horrible dissonance.Voyez les Variantes, à la suite d’Œdipe. (B.)
- ↑ La première édition ne contenait que six lettres. (B.)
- ↑ Cette septième lettre ne parut qu’avec la seconde édition d’Œdipe, en 1719. (B.)
- ↑ C’est celle que j’ai mentionnée sous le n° II, dans ma note, page 9. (B.)
- ↑ C’est la Lettre à M. de Voltaire, etc. (par Louis Racine), dont il est question sous le n° III, dans ma note, page 9. (B.)
- ↑ Ce doit être la pièce intitulée : Critique de l’Œdipe de M. de Voltaire, par Le G***, Paris, Gandouin, 1719, in-8o, attribuée à Le Gendre, à Le Grand, et à Le Grimarest. Voyez le n° IV de ma note, page 9. (B.)
- ↑ Il parut plus de cinq critiques d’Œdipe. Voyez ma note, page 9. (B.)
- ↑ Toutes les éditions données du vivant de l’auteur se terminent ainsi : « .... la lecture. J’en attends encore deux autres ; voilà bien des ennemis. Mais je souhaite donner bientôt une tragédie qui m’en attire encore davantage. » (B.)
Nota. La lettre du P. Porée, qui, dans beaucoup d’éditions, a été mise à la suite des sept lettres qu’on vient de lire, a été par moi reportée dans la Correspondance, à la date du 7 janvier 1730. (B.)
- ↑ On a, jusqu’à ce jour, donné cette préface comme étant d’une édition de 1720. Elle est de l’édition de 1730. L’approbation du censeur est du 17 janvier 1730. Voici cette approbation dont Voltaire parle dans son Mémoire sur la satire : « J’ai lu, par ordre de monseigneur le garde des sceaux, la Préface d’Œdipe, où M. de Voltaire fait plusieurs observations contre mes sentiments : elles m’ont paru polies et même obligeantes par les égards personnels ; agréables et spécieuses par les raisons ; je me réserve d’en examiner la force devant le public, et, s’il est possible, comme si j’étais hors d’intérêt. Fait à Paris, ce 17 janvier 1730. Boudard de Lamotte. » Il ne faut pas croire toutefois que cette préface, telle qu’on la lit aujourd’hui, soit de 1730. L’auteur y fit des changements en 1736, et de plus grands encore en 1738, date des sous-divisions qu’il y mit ; et quelques additions sont plus récentes. (B.)
- ↑ L’Œdipe du P. Folard avait été représenté par des écoliers du collége de Lyon. L’édition porte le millésime 1722. mais peut être de la fin de 1721. (B.)
- ↑ M. de Lamotte donna deux Œdipes en 1726, l’un en rimes, et l’autre en prose non rimée. L’Œdipe en rimes fut représenté quatre fois, l’autre n’a jamais été joué. (Note de l’auteur.)
- ↑ Armide, de Quinault, musique de Lulli ; Issé, de Lamotte, musique de Destouches.
- ↑ On appelle trop communément en France Lopez de Véga le célèbre poëte dramatique espagnol. C’est une erreur. Lopez, ou plutôt Lopès, est un nom de famille. Le prénom de Vega est Lope, qui veut dire Loup. Toutes les éditions d’Œdipe données du vivant de l’auteur, et beaucoup d’autres, portent : Lopez. C’est encore Lopez que Voltaire a écrit ou laissé imprimer dans la XVIIIe de ses Lettres philosophiques (1734) ; dans l’Appel aux nations (1761) ; dans les Questions sur l’Encyclopédie, au mot Art dramatique (1770} ; dans sa Dissertation sur l’Héraclius de Calderon ; dans sa Lettre à l’Académie française (du 25 auguste 1776), seconde partie ; mais dans la dédicace de l’Orphelin de la Chine (1755), on lit : Lope : c’est donc d’après Voltaire lui-même qu’au lieu de Lopez j’écris ici correctement Lope de Vega. (B.)
- ↑ La tragédie de Shakespeare que Voltaire a traduite.
- ↑ « Je soupçonne qu’il y a erreur dans cette proposition, qui m’avait paru d’abord très-plausible ; je supplie M. de Lamotte de l’examiner avec moi. N’y a-t-il pas dans Rodogune plusieurs personnages principaux diversement intéressés ? Cependant il n’y a réellement qu’un seul intérêt dans la pièce, qui est celui de l’amour de Rodogune et d’Antiochus. Dans Britannicus, Agrippine, Néron, Narcisse, Britannicus, Junie, n’ont-ils pas tous des intérêts séparés ? ne méritent-ils pas tous mon attention ? Cependant ce n’est qu’à l’amour de Britannicus et de Junie que le public prend une part intéressante. Il est donc très-ordinaire qu’un seul et unique intérêt résulte de diverses passions bien ménagées. C’est un centre où plusieurs lignes différentes aboutissent ; c’est la principale figure du tableau, que les autres font paraître sans se dérober à la vue. Le défaut n’est pas d’amener sur la scène plusieurs personnages avec des désirs et des desseins différents ; le défaut est de ne savoir pas fixer notre intérêt sur un seul objet, lorsqu’on en présente plusieurs. C’est alors qu’il n’y a plus unité d’intérêt ; et c’est alors aussi qu’il n’y a plus unité d’action.
« La tragédie de Pompée en est un exemple : César vient en Égypte pour voir Cléopâtre ; Pompée, pour s’y réfugier ; Cléopâtre veut être aimée, et régner ; Cornélie veut se venger sans savoir comment ; Ptolémée songe à conserver sa couronne. Toutes ces parties désassemblées ne composent point un tout ; aussi l’action est double et même triple, et le spectateur ne s’intéresse pour personne.
« Si ce n’est point une témérité d’oser mêler mes défauts avec ceux du grand Corneille, j’ajouterai que mon Œdipe est encore une preuve que des intérêts très-divers, et, si je puis user de ce mot, mal assortis, font nécessairement une duplicité d’action. L’amour de Philoctète n’est point lié à la situation d’Œdipe, et dès là cette pièce est double. Il faut donc, je crois, s’en tenir aux trois unités d’action, de lieu et de temps, dans lesquelles presque toutes les autres règles, c’est-à-dire, etc. »
Ce passage, ajouté en 1736, fut, en 1738, remplacé par ce qu’on lit aujourd’hui. (B.)
- ↑ L’Iliade, poëme en vers français, avec un Discours sur Homère, par M. de Lamotte, 1714, in-8o, est en douze livres ; le poëme grec en a vingt-quatre. (B.)
- ↑
Graiis ingenium, Graiis dedit ore rotundo
Musa loqui. Hor. Art. poet., 323-24. - ↑ Racine, Phèdre, IV, vi. (B.)
- ↑ Noms des acteurs : La Thorillière, Lavoy, Legrand, Du Boccage, Dangeville, Quinault (Philoctète), Fontenay, Dufresne (Œdipe), Poisson le fils, Duchemin ; Mmes Fonpré, Champvallon, Desmares (Jocaste), Salley, Gautier. — Recette : 2,743 livres. — Dans sa nouveauté, Œdipe eut quarante-cinq représentations. (G. A.)
- ↑ L’édition de Dresde, 1748, est la première qui porte Araspe. Dans les précédentes éditions, au lieu d’Araspe, on lisait Hidaspe. La Grange Chancel le reproche à Voltaire dans une épître dont j’ai rapporté le titre dans ma note ci-dessus, page 9. (B.)
- ↑ Il y a dans l’Œdipe de Corneille :
Ce monstre à voix humaine, aigle, femme, lion,
Se campait fièrement sur le mont Cithéron. (K.) - ↑ On sait qu’en 1807, pendant les fêtes de l’entrevue de Tilsitt, l’empereur de Russie Alexandre, en entendant ce vers à une représentation d’Œdipe, serra la main de son nouvel ami Napoléon, s’inclina, et dit : « Je ne l’ai jamais mieux senti. » Napoléon accepta la flatterie avec le même sérieux qu’Alexandre la lui adressait. (G. A.) »
- ↑ À la première représentation ce vers fut applaudi avec transport.
- ↑ Ces vers furent accueillis par un éclat de rire. « Le parterre, dit Voltaire lui-même, ne sentit d’abord que le prétendu ridicule d’avoir mis ces vers dans la bouche d’acteurs peu accoutumés. » (G. A.)
- ↑ Aux premières représentations, on appliqua ces vers à Louis XIV, dont la mémoire avait été outragée par les Parisiens, mais que déjà ils commençaient à regretter. (K.)
- ↑ Le 29 mai 1801, sous le consulat de Bonaparte, le roi d’Étrurie, Louis Ier, qui lui devait sa couronne, assistait à une représentation d’Œdipe, au Théâtre Français. On y applaudit, à plusieurs reprises, le vers :
J’ai fait des souverains, et n’ai point voulu l’être.
- ↑ C’est à cette scène, sans doute, que Voltaire s’avisa de paraître en portant la queue du grand-prêtre. La maréchale de Villars, qui assistait à la représentation, demanda quel était ce jeune homme qui voulait faire tomber la pièce. C’est l’auteur, lui répondit-on. Émerveillée de tant d’audace, elle se le fit présenter, et lui fit le plus charmant accueil.
- ↑ Racine a dit dans Esther (act. III, sc. v) :
Bientôt ton juste arrêt te sera prononcé
(B.) - ↑ Les acteurs, et surtout Quinault-Dufresne, ne voulaient pas du tout de ce quatrième acte, parce que, appartenant à Sophocle, il devait être insipide. La scène de la double confidence entre Œdipe et Jocaste fut pourtant la plus applaudie. (G. A.)
- ↑ La première fois que l’empereur Joseph II parut la Comédie-Française, à Paris en 1777, on donnait Œdipe, et le public lui appliqua ce vers. (K.)
- ↑ La Grange-Chancel, dans son Épître à Voltaire, dit sur cette rime :
Jamais un écrivain habile dans son art
Ne fit rimer les mots de char et de rempart. (B.) - ↑ Toutes les éditions portent cicatrisé ; mais on n’a pas pris garde que cicatrisé se dit d’une plaie qui commence à se fermer, au lieu que cicatricé signifie couvert de cicatrices. C’est dans ce sens que Boileau a dit dans son Épître IV :
Son front cicatricé rend son air furieux.
Voyez à cet égard, dans les éditions de Boileau de 1747, 1772 et 1812, les remarques judicieuses des éditeurs MM. Brossette, de Saint-Marc et Daunou. (Note de M. Miger.) — Cette observation est très-bonne ; mais chargé de reproduire Voltaire et non de le corriger, j’ai conservé le mot qu’il a employé. (B.) Le mot cicatricé est inusité.
- ↑ On lit dans le Scévole de Du Ryer :
Donc vous vous figurez qu’une bête assommée
Tienne notre fortune en son sein enfermée ;
Et que des animaux les sales intestins
Soient un temple adorable où parlent les destins. (K.) - ↑ « Un comédien disait un jour dans une bonne compagnie, raconte le jésuite Nonnotte, qu’il avait toujours remarqué, lorsqu’on prononçait ces vers sur la scène, l’application qu’en faisaient en même temps les spectateurs. Sans doute que le poëte l’a également remarquée, et s’en est applaudi. »
- ↑ Il était fils du roi d’Eubée, aujourd’hui Négrepont.
- ↑ Corneille a dit dans son Œdipe (acte V, scène IX) :
Je ne suis point son fils ? Et qui suis-je, Iphicrate ?
Ce vers de Corneille est traduit de Sénèque (acte V, v. 950.) (B.) - ↑ Ce vers raconte tout Œdipe. On lit dans l’Œdipe de Corneille (acte V, scène V) :
Cependant je me trouve inceste et parricide. - ↑ L’acteur qui, au dix-huitième siècle, remplit le rôle d’Œdipe avec autant de succès que Quinault-Dufresne, fut Larive. Un jour, à Lyon, après une représentation de cette tragédie, on lui jeta une couronne avec un compliment, dont quatre vers :
Œdipe, de ton être agitant les ressorts,
De la nuit du tombeau t’inspire ses remords.
Tremblant, saisi d’horreur, je vois tes pas timides
Reculer à l’aspect des fières Euménides. (G. A.)