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Œdipe
traductions de la collection Panckoucke, par E. Greslou, nouvelle édition revue avec le plus grand soin par M. Cabaret-Dupaty
Traduction par Eugène Greslou.
Texte établi par Joseph Cabaret-DupatyGarnier frères.




PERSONNAGES

Oedipe

Jocaste

Créon

Tirésias

Choeur de Thébains

Manto

Un Vieillard

Phorbas

Un envoyé



Scène I

Œdipe, Jocaste
Œdipe.
Une clarté douteuse a dissipé les ténèbres. Le soleil élève tristement son disque pâle et voilé de sombres nuages pour contempler le deuil de notre ville désolée par un fléau dévorant, et le jour va découvrir à nos yeux les ravages de la nuit. Est-il un roi qui se trouve heureux sur le trône ? O trompeuse idole, que de misères tu caches sous une riante image ! Comme les hautes montagnes sont toujours en butte à la fureur des vents ; comme les rochers qui s’avancent sur la plaine liquide, ne cessent pas, même en temps de calme, d’être battus des flots ; ainsi le rang suprême des rois les expose davantage aux coups de la Fortune. Oh ! que j’avais bien fait de fuir les états de Polybe mon père ! J’étais exilé, mais tranquille ; errant, mais exempt d’alarmes. Le ciel et les dieux me sont témoins que je ne cherchais pas le trône. Une affreuse prédiction me poursuit : je crains de devenir l’assassin de mon père. Le laurier prophétique de Delphes me menace de ce crime et d’un autre plus grand encore. Cependant peut-il en être un plus abominable que le meurtre d’un père ? Infortuné que je suis ! j’ai honte de rappeler cette prédiction. Apollon m’annonce un hymen infâme, une couche incestueuse, et des torches impies qui doivent éclairer l’union d’un fils avec sa mère ! C’est cette crainte qui m’a chassé de ma patrie. Je n’ai point quitté le lieu de ma naissance comme un banni ; mais, me défiant de moi-même, ô nature ! j’ai sauvegardé tes saintes lois. Lorsqu’on tremble à l’idée d’un crime qu’on ne croit pas même possible, on doit le redouter encore. Tout m’effraie, et je n’ose compter sur moi-même. Il faut bien que la Destinée me prépare quelque malheur : car que dois-je penser de me voir seul épargné par le fléau qui, déchaîné contre le peuple de Cadmus, étend si loin ses ravages ? À quelle infortune suis-je donc réservé ? Dans la désolation d’une ville entière, au milieu des larmes et des funérailles qui se renouvellent sans cesse, je reste seul debout sur les débris de tout un peuple. Condamné comme je le suis par la bouche d’Apollon, pouvais-je attendre une royauté plus heureuse pour prix de si grands crimes ? C’est moi qui empoisonne l’air qu’on respire ici. Le souffle pur de la brise ne rafraichit plus les poitrines essoufflées et brûlantes ; les légers Zéphyrs ont fui ; le soleil s’embrase de tous les feux de l’ardent Sirius que précède le terrible Lion de Némée ; les fleuves ont perdu leurs eaux et les prés leur verdure ; la fontaine de Dircé est tarie, et l’Ismène n’a plus qu’un filet d’eau qui peut à peine humecter son lit. La sœur d’Apollon passe invisible à travers le ciel, et une obscurité inconnue attriste l’univers. Les nuits, même les plus sereines, sont sans étoiles ; une lourde et sombre vapeur enveloppe la terre ; des ténèbres infernales voilent l’Olympe et les demeures des dieux. Cérès nous refuse ses trésors. Au moment où les blonds épis se balancent dans l’air, le fruit meurt sur sa tige desséchée. Personne n’échappe à ce fléau désastreux. Il frappe sans distinction d’âge ni de sexe, moissonne les jeunes gens et les vieillards, les pères et les enfants, joint l’époux et l’épouse sur le même bûcher. Le deuil et les pleurs n’accompagnent point les funérailles. Que dis-je ? la rigueur obstinée de ce mal terrible a tari la source des larmes, et (ce qui est le dernier terme de la douleur) les yeux demeurent secs. Ici c’est un père mourant, là une mère éperdue, qui portent leur enfant sur le bûcher, et se hâtent d’en aller prendre un autre pour lui rendre le même devoir. La mort même naît de la mort : ceux qui conduisent les convois tombent sans vie à côté de leur fardeau. On voit aussi des infortunés jeter leurs morts sur des bûchers allumés pour d’autres. On se dispute la flamme funéraire : le malheur étouffe tout sentiment. Les restes sacrés des morts ne sont point ensevelis dans des tombes séparées on se contente de les brûler, et encore ne les brûle-t-on pas tout entiers. L’espace manque pour les sépultures et le bois pour les bûchers. Ni prières, ni soins ne peuvent adoucir la violence du mal. L’art succombe, et le malade entraîne avec lui le médecin. Prosterné au pied des autels, j’étends des mains suppliantes pour demander que la mort me fasse devancer la ruine de ma patrie, et m’épargne le malheur de périr le dernier, après avoir suivi les obsèques de mes sujets, O dieux cruels ! ô Destins impitoyables ! c’est à moi seul que vous refusez la mort, si prompte à frapper autour de moi. Fuis donc, malheureux, ce royaume souillé par tes mains criminelles. Dérobe-toi à ces larmes, à ces funérailles, à cet air empoisonné que tu portes partout. Hâte-toi de fuir, quand tu devrais ne trouver d’asile qu’auprès de tes parents.
Jocaste.
. — Pourquoi, cher époux, aggraver nos malheurs par ces plaintes ? Il faut qu’un roi sache supporter les revers. Plus un état chancelle et penche vers sa ruine, plus le monarque doit s’affermir lui-même et s’efforcer de le soutenir. Il n’est pas digne d’un homme de tourner le dos à la Fortune ennemie.
Œdipe.
. — Je ne mérite pas ce reproche honteux de lâcheté : la crainte n’a point d’accès dans mon cœur. J’affronterais les épées nues et toutes les horreurs des combats ; j’aurais le courage de marcher contre les cruels Géants. Ai-je reculé devant le Sphinx, quand il me proposa son énigme ? J’ai bravé sa gueule sanglante, et le sol blanchi des ossements de ses victimes. Au moment où, du haut de son rocher, il agitait ses ailes pour s’abattre sur sa proie, et, comme un lion terrible, s’excitait lui-même en frappant ses flancs de sa queue, je lui demandai ses vers obscurs. Il les prononça d’une voix formidable, grinça des dents, et, dans son impatience de dévorer mes entrailles, il creusait le rocher de ses griffes. Je n’en sus pas moins dissiper les ténèbres dont il s’enveloppait, et percer le sens de son énigme fatale.
Jocaste.
. — Pourquoi donc maintenant adresser à la mort des vœux tardifs et insensés ? Vous pouviez mourir alors. Mais aujourd’hui le sceptre est la récompense de votre courage et le prix de votre victoire sur le Sphinx.
Œdipe.
. — C’est la cendre de ce monstre perfide qui s’acharne contre nous ; oui, c’est le Sphinx mort qui nous tue. L’unique voie de salut qui nous reste, c’est qu’Apollon nous indique un remède à nos maux.

Scène II

Le Chœur

Généreux enfants de Cadmus, vous périssez, vous et votre ville tout entière ! Malheureuse Thèbes, tu vois tes campagnes veuves d’habitants l Divin Bacchus, la mort enlève ces guerriers intrépides qui te suivirent jusqu’aux extrémités de l’Inde, qui osèrent s’avancer jusqu’aux plaines de l’Aurore et arborer tes étendards sur le berceau du monde. Ils ont vu les forêts embaumées de l’Arabie Heureuse ; ils ont vu fuir la redoutable cavalerie des Parthes, armés de flèches perfides ; ils ont abordé aux rivages de la mer Rouge, et parcouru les climats où le soleil darde ses premiers feux, et noircit les Indiens nus, trop voisins de son char enflammé. Enfants d’une race invincible, nous succombons : une destinée fatale nous entraîne. Chaque instant voit un nouveau triomphe de la mort. Une longue file accourt vers la demeure des mânes : le cortège lugubre s’embarrasse, et nos sept portes ne suffisent point à cette foule qui demande des tombeaux. Les cadavres s’entassent, et les convois funèbres se pressent les uns les autres. Le mal a d’abord atteint nos troupeaux. L’agneau malade dédaignait les gras pâturages. Au moment où le sacrificateur allait immoler la victime, lorsque, la main haute, il s’apprêtait à frapper un coup sûr, le taureau aux cornes dorées tombait sans vie : sa tête s’ouvrait sous le coup terrible de la hache, mais le sang ne teignait point le fer sacré, et il ne sortait de la blessure qu’une humeur noire et immonde. Le cheval fléchissait au milieu de sa course et entraînait avec lui son cavalier. Les brebis abandonnées jonchent les prairies, et le taureau languit au milieu de ses compagnons expirants. Le pâtre lui-même succombe, et voit de ses yeux mourants diminuer son troupeau. Les cerfs ne craignent plus les loups ravissants ; le lion cesse de faire entendre son rugissement formidable, et l’ours oublie sa fureur. Le reptile meurt au fond de sa retraite, sans songer à nuire, et son venin se dessèche dans ses veines. Dépouillée de sa verte chevelure, la forêt ne projette plus d’ombre sur les montagnes les plaines ont perdu leurs riches moissons, et la vigne ne courbe plus ses bras chargés des présents de Bacchus. Tout a ressenti les atteintes du mal qui nous consume ; les Euménides, armées de leurs torches infernales, ont brisé les portes de l’Érèbe ; le Phlégéthon a poussé le Styx hors de son lit, et mêlé ses eaux à celles de nos fleuves. La Mort ouvre son gosier insatiable, et plane sur nos têtes. Le vieux et inflexible nocher qui garde le sombre fleuve n’a plus la force de soulever son aviron, et se lasse à passer la foule innombrable des âmes qui assiégent sa large barque. On dit même que le chien du Ténare a brisé sa chaîne de fer, et qu’il rôde maintenant autour de nos demeures ; que le sol a mugi, et qu’on a vu des spectres d’une taille plus qu’humaine errer dans nos bois ; que la forêt de Cadmus, secouant les neiges qui la couvrent, a tremblé deux fois ; que la fontaine de Dircé a deux fois roulé du sang, et que, dans le silence des nuits, nos chiens ont fait entendre des hurlements. Image affreuse de la mort, plus cruelle que la mort même ! une sourde langueur engourdit nos membres ; la rougeur colore nos visages parsemés de légères taches ; un feu dévorant enflamme le siège de la pensée, et gonfle les joues de sang ; les yeux deviennent fixes ; une chaleur infernale nous consume ; nos oreilles tintent ; un sang noir rompt les veines et sort par les narines ; une toux opiniâtre et fréquente ébranle nos entrailles. On voit des malheureux étreindre des marbres glacés ; d’autres, devenus libres par la mort de leurs gardiens, courent aux fontaines, et l’eau qu’ils boivent ne fait qu’irriter leur soif. La plupart se pressent autour des autels en invoquant la mort, seule faveur que les dieux ne refusent pas.  Ce n’est point pour apaiser le ciel par des vœux qu’on se presse dans les temples ; c’est pour assouvir sa colère à force de victimes. Mais qui s’avance à pas précipités vers le palais ? N’est-ce pas le noble et vaillant Créon ? ou suis-je abusé par une illusion de mon esprit malade ? Oui, c’est bien Créon que nous appelons tous avec impatience.

ACTE II


Scène I

Œdipe, Créon
Œdipe.
. — Je frémis d’horreur, dans l’attente de ce qui doit arriver, et mon cœur agité succombe sous des pressentiments contraires. Quand l’esprit flotte irrésolu entre la crainte et l’espérance, on tremble d’apprendre ce qu’on désire le plus savoir. Ce n’est point pour apaiser le ciel par des vœux qu’on se presse dans les temples ; c’est pour assouvir sa colère à force de victimes. Mais qui s’avance à pas précipités vers le palais ? N’est-ce pas le noble et vaillant Créon ? ou suis-je abusé par une illusion de mon esprit malade ? Oui, c’est bien Créon que nous appelons tous avec impatience.
Créon.
. — La réponse de l’oracle est obscure et présente un sens douteux.
Œdipe.
. — Ne donner aux malheureux que des chances douteuses de salut, c’est ne pas vouloir les sauver.
Créon.
. — Le dieu de Delphes ne manque jamais de voiler ses oracles.
Œdipe.
. — Quelle que soit l’ambiguïté de sa réponse, apprenez-la-moi. C’est à Œdipe seul qu’il appartient d’expliquer les énigmes.
Créon.
. — Apollon veut que le meurtre du roi s’expie par l’exil du meurtrier. Il vous ordonne de venger la mort de Laïus. C’est à ce prix seulement que la pureté du jour et la salubrité de l’air nous seront rendues.
Œdipe.
. — Et quel fut l’assassin de ce grand roi ? Quel est celui que nomme le dieu ? Parlez : il sera puni.
Créon.
. — Promettez-moi, je vous prie, d’écouter sans colère le récit affreux de ce que j’ai vu et entendu. j’en tremble encore d’effroi, et mon sang se glace dans mes veines. Dès que mes pieds eurent franchi le seuil du sanctuaire, et que j’eus, selon l’usage, élevé mes mains suppliantes en invoquant le dieu, les deux cimes neigeuses du Parnasse firent entendre un bruit terrible, le laurier sacré qui ombrage l’autel s’ébranla et le temple même avec lui, et l’eau sainte de la fontaine de Castalie cessa de couler. La prêtresse alors se mit à secouer d’une manière effrayante ses cheveux hérissés, et à se débattre contre le dieu qui l’obsédait. À peine se fut-elle approchée de l’antre fatidique, qu’une voix plus qu’humaine fit retentir cet oracle : « La pureté de l’air sera rendue aux Thébains quand l’étranger coupable du meurtre de Laïus, et connu d’Apollon depuis son enfance, aura quitté les lieux qu’arrosent les eaux de Dircé, tributaires de l’Ismène. Il ne jouira pas longtemps du fruit de son crime. Il se fera la guerre à lui-même, et lèguera la guerre à ses enfants, tristes rejetons d’un fils rentré dans le sein de sa mère. »
Œdipe.
. — La vengeance que les dieux m’ordonnent d’exercer aujourd’hui aurait dû suivre immédiatement la mort de Laïus, pour mettre la sainte majesté du trône à l’abri de pareils attentats. C’est aux rois surtout qu’il appartient de veiller au salut des rois. Le sujet ne s’intéresse guère à la mort du maitre qu’il craignait pendant sa vie.
Créon.
. — La terreur qui nous accablait alors ne nous permit pas de punir le meurtrier.
Œdipe.
. — Quelle crainte a pu vous empêcher d’accomplir ce pieux devoir ?
Créon.
. — Celle du Sphinx et de son énigme funeste.
Œdipe.
. — Aujourd’hui le ciel parle : il faut expier ce crime. Vous tous, dieux, qui abaissez sur la terre des regards favorables, puissant maitre de l’Olympe, et toi le plus bel ornement de la voûte céleste, soleil, qui parcours successivement les douze signes, entraînant dans ta course rapide les siècles tardifs ; et toi, Phébé, pâle courrière des nuits, qui marches toujours à la rencontre de ton frère ; roi des vents, qui conduis ton char azuré sur les mers profondes ; et toi aussi, monarque du sombre empire, écoutez ma prière : « Puisse l’assassin de Laïus ne trouver sur la terre ni repos, ni asile, ni demeure hospitalière ! Que son hymen soit infâme, et ses enfants dénaturés ! qu’il devienne l’assassin de son père ! qu’il commette enfin (et c’est la plus terrible imprécation que je puisse former contre lui), qu’il commette tous les crimes que j’ai eu le bonheur d’éviter ! Pour lui point de pardon : j’en jure par le sceptre que je porte ici comme étranger, et auquel j’ai renoncé dans ma patrie ; j’en jure par mes dieux domestiques, et par toi, Neptune, dont les flots baignent mollement les deux rives de ma terre natale. Je te prends aussi à témoin de mes serments, dieu des oracles, qui révèles l’avenir à la prêtresse de Cyrrha. Puisse mon père, toujours tranquille sur le trône, arriver à sa dernière heure après la plus douce vieillesse ! puisse Mérope ne connaître jamais d’autre époux que Polybe, comme il est vrai que le meurtrier de Laïus ne trouvera jamais grâce devant mes yeux." Mais dites-moi dans quel lieu ce crime abominable a été commis. Est-ce dans un combat que Laïus a perdu la vie, ou dans une embuscade ?
Créon.
. — Laïus était parti pour se rendre au bois épais qu’arrose la fontaine de Castalie. Il eut à traverser un sentier étroit et hérissé d’épines, à l’endroit où le chemin se partage en trois routes. L’une conduit aux vignes fécondes de la Phocide, au-dessus desquelles s’élèvent, par une pente insensible, les deux cimes du Parnasse ; une autre mène à la ville de Sisyphe, bâtie entre deux mers, vers les champs d’Olène ; la troisième enfin serpente dans une profonde vallée entre les fraîches eaux de l’Ilissus. C’est là que le roi, sans défiance, fut assailli tout à coup par une troupe de brigands qui le tuèrent sans témoins. Mais voici le vieux Tirésias qui, par l’inspiration du dieu des oracles, s’avance vers nous à pas lents et mal assurés. Sa fille Manto l’accompagne et sert de guide à son père aveugle.

Scène II

Œdipe, Tirésias, Créon, Manto
.
Œdipe.
. — Ministre sacré, toi qu’Apollon inspire, dis-nous sa réponse. Quel est le coupable qu’il faut punir ?
Tirésias.
. — Magnanime Œdipe, si ma bouche tarde à s’ouvrir, si ma langue hésite à parler, n’en soyez point surpris : la privation de la vue me dérobe une grande partie de la vérité. Mais l’intérêt de mon pays l’exige, Apollon m’appelle ; il faut obéir, il faut faire parler le Destin. Si j’avais encore le sang vif et bouillant de la jeunesse, le dieu descendrait dans mon sein. Approchez des autels un taureau blanc qui n’ait jamais courbé la tête sous le joug. Toi, ma fille, sers de guide à ton père aveugle, et fais-moi connaître les signes de ce sacrifice prophétique.
Manto.
. — La blanche victime est au pied de l’autel.
Tirésias.
. — Adresse aux dieux de solennelles prières, et fais brûler sur l’autel un pur encens.
Manto.
. — J’en ai déjà rempli l’auguste brasier.
Tirésias.
. — Et la flamme ? a-t-elle consummé les viandes sacrées ?
Manto.
. — Non, ce n’a été qu’une lueur soudaine qui s’est éteinte au même instant.
Tirésias.
. — A-t-elle au moins été claire et brillante ? a-t-elle monté vers le ciel en colonne droite et pure dont le sommet s’est perdu dans les airs ? ou bien la vois-tu serpenter autour de l’autel, indécise et obscurcie par des flots de fumée ?
Manto.
. — Cette flamme offre un aspect changeant et divers, comme les couleurs de l’arc-en-ciel qui, embrassant une vaste étendue, annonce la pluie par les nuances dont il se colore. Il est impossible de déterminer chacune de ses teintes successives. D’abord, elle était bleuâtre et parsemée de taches brunes, puis d’un rouge sanguin, puis noire en s’éteignant. La voici maintenant qui se partage en deux flammes rivales, et la cendre d’un même sacrifice se divise pour se combattre. O mon père ! je frémis de ce que je vois. Le vin répandu se change en sang, et une épaisse fumée enveloppe la tête du roi. Une fumée plus épaisse encore se répand autour de son visage, et couvre d’un sombre nuage cette lumière ténébreuse. Quel est ce présage, ô mon père ! dites-nous le ?
Tirésias.
. — Puis-je parler dans le trouble qui m’agite et dans le désordre de mes esprits ? Que dirai-je ? ce sont d’affreux malheurs, mais un voile les couvre encore. Le courroux des dieux s’annonce d’ordinaire par des signes certains. Quel est donc ce mystère qu’ils veulent me révéler, et qu’ils dérobent ensuite à mes regards ? Pourquoi me cachent-ils le secret de leur colère ? On dirait que la honte les arrêté. Prends vite la farine sacrée, et répands-la sur la tête des victimes. Sont-elles paisibles, et souffrent-elles patiemment la main qui les touche ?
Manto.
. — Le taureau a levé la tête. Tourné vers l’orient, il a peur du jour, et il cherche à éviter la vive lumière du soleil.
Tirésias.
. — Les deux victimes sont-elles tombées du premier coup ?
Manto.
. — La génisse est venue d’elle-même s’offrir au glaive : un seul coup a suffi pour l’abattre ; mais le taureau, déjà frappé deux fois, s’agite en tous sens, et il expire avec peine, épuisé par sa résistance.
Tirésias.
. — Le sang s’échappe-t-il à flots de la blessure étroite, ou ne tombe-t-il que goutte à goutte des larges blessures ?
Manto.
. — Par l’ouverture faite à la poitrine, il sort comme un fleuve débordé ; par les grandes issues, ce n’est qu’une pluie légère. Mais voilà qu’il se refoule, et se dégorge en abondance par la bouche et les yeux.
Tirésias.
. — Je suis épouvanté de ces funestes présages. Mais, dis-moi, quels signes certains remarques-tu dans les entrailles ?
Manto.
. — Ô mon père ! quel est ce phénomène ? au lieu de palpiter doucement, comme d’ordinaire, elles bondissent violemment sous la main qui les touche, et un sang nouveau ruisselle par les veines. Le cœur blessé s’affaisse et reste enfoncé dans la poitrine ; les veines sont livides, et une grande partie des fibres a disparu ; le foie corrompu écume d’un fiel noir ; et (ce qui est un présage toujours fatal aux monarchies) il présente deux têtes pareilles. Une membrane légère, et qui ne peut cacher longtemps les secrets qu’elle nous dérobe encore, enveloppe ces deux tètes. La partie hostile des entrailles se gonfle avec violence, et les sept veines sont tendues. Une ligne oblique les coupe toutes par derrière et les empêche de se rejoindre. L’ordre naturel est troublé ; rien n’est à sa place, tout est interverti. Le poumon, plein de sang, au lieu de l’air qui devrait le remplir, n’est point à droite ; le ceeur n’est point à gauche ; la membrane des intestins ne les enveloppe point d’un tissu moelleux. Dans la génisse, la nature est renversée ; toutes les lois sont violées. Tâchons de savoir d’où vient ce gonflement extraordinaire des entrailles. Ô prodige épouvantable ! la génisse a conçu, et le fruit qu’elle porte n’est point à sa place. Il remue ses membres en gémissant, et ses articulations débiles cherchent à s’affranchir. Un sang livide a noirci les fibres. La victime horriblement mutilée fait effort pour marcher. Ce fantôme se dresse pour frapper de ses cornes les ministres sacrés. Les entrailles s’échappent de leurs mains. Cette voix que vous entendez, ô mon père, n’est point la forte voix des bêtes mugissantes, ni le cri des troupeaux effrayés : c’est la flamme qui gronde sur l’autel, c’est le brasier qui petille.
Œdipe.
. — Dis-moi ce que signifient ces phénomènes terribles ; je l’apprendrai sans pâlir. Souvent l’excès des maux rassure.
Tirésias.
. — Vous allez regretter le malheur dont vous cherchez à vous délivrer.
Œdipe.
. — Apprends-moi la seule chose que les dieux m’ordonnent de savoir. Quel est celui qui a souillé ses mains du meurtre de Laïus ?
Tirésias.
. Ni l’oiseau qui fend l’air de ses ailes rapides, ni les fibres arrachées des entrailles vivantes ne peuvent nous révéler son nom. Il faut tenter une autre voie. Il faut évoquer, du sein de la nuit éternelle et du fond de l’Érèbe, Laïus lui-même, pour qu’il nous dénonce l’auteur de sa mort. Il faut ouvrir la terre, fléchir l’implacable dieu des morts et traîner à la lumière les habitants du sombre empire. Dites-nous quel est celui que vous chargez de ce soin ; car, pour vous, la puissance royale dont vous êtes revêtu ne vous permet pas de descendre chez les Ombres.
Œdipe.
. — Acquittez-vous de ce devoir, Créon : vous êtes après moi le premier de ce royaume.
Tirésias.
. — Tandis que nous allons ouvrir les portes de l’enfer, Thébains, faites entendre votre hymne en l’honneur de Bacchus.

Scène III

Le Chœur
.

Dieu qui couronnes de lierre tes cheveux flottants, et qui balances dans tes jeunes mains les thyrses de Nysa, glorieux ornement du ciel, Bacchus, écoute les vœux que Thèbes, ta noble patrie, t’adresse d’une voix suppliante. Daigne tourner vers nous ta figure virginale. Qu’un regard de tes yeux aussi brillants que le soleil dissipe les nuages qui nous couvrent, les affreuses menaces de l’enfer et le fléau qui dépeuple notre cité. Soit que tu pares ton front des fleurs du printemps ou que tu le cernes de la mitre de Tyr, soit que tu l’entoures de grappes de lierre, soit que tu abandonnes tes cheveux au caprice des vents, ou que tu les rattaches avec un nœud sur ta tête, tout relève l’éclat de là beauté. Jadis, craignant la colère d’une marâtre jalouse, pour déguiser ton sexe, tu pris le vêtement et la ceinture dorée d’une vierge blonde. Depuis tu t’es plu à conserver cette parure si voluptueuse et les larges plis de cette robe trainante. Elle enveloppait les lions attachés à ton char superbe, quand tu parcourais en vainqueur les vastes plaines de l’Aurore, et les peuples du Gange, et ceux qui boivent les fraiches eaux de l’Araxe. Le vieux Silène te suit sur son humble monture, la tête lourde et couronnée de pampres. Tes folâtres ministres conduisent tes symboles cachés. Les Bacchantes qui forment ton cortège, tantôt frappent en cadence le mont Pangée ou le sommet du Pinde, tantôt, revêtues d’une peau de chevreuil, s’élancent furieuses sur les pas de Bacchus, au milieu des Thébaines. Celles-ci, embrasées de ton feu divin, dénouent leur chevelure. Les Ménades brandissent leurs thyrses légers, et ce n’est qu’après avoir mis en pièces le corps de Penthée, que, leur fureur venant à se calmer, elles reconnaissent leur crime. La sœur de ta mère, ô Bacchus, règne sur les flots, et Ino, fille de Cadmus, tient sa cour au milieu des Néréides. Son fils, l’illustre Palémon, parent de Bacchus, reconnu dieu des mers, les soumet à son empire. Quand les pirates de la mer Tyrrhénienne t’enlevèrent, Neptune apaisa ses ondes furieuses, et métamorphosa la mer en riante prairie. Là s’élevaient le platane au vert feuillage et le laurier chéri d’Apollon. Les oiseaux chantaient dans les bois. Les rames étaient devenues des arbres que le lierre enlaçait de ses bras flexibles, et une vigne serpentait jusqu’au haut des mâts. Le lion de l’Ida rugissait à la proue, et. le tigre du Gange était assis à la poupe. À cet aspect les pirates effrayés s’élancèrent dans les flots où ils prirent une forme nouvelle. Leurs avant-bras se détachèrent, et leur poitrine se confondit avec leur ventre. De petites nageoires se fixèrent à leurs flancs ; leur dos s’arrondit sous les eaux, et leurs queues recourbées sillonnèrent l’abîme. Changés en dauphins, ils poursuivent encore les vaisseaux dans leur fuite rapide. Le fleuve de Lydie, le riche Pactole qui roule de l’or dans son cours, t’a porté sur ses ondes. À ta vue, le Massagète, qui rougit son lait du sang de ses chevaux, s’est avoué vaincu : il a déposé son arc et ses flèches. Tu as fait sentir ta puissance au violent Lycurgue, aux Daces intrépides, aux peuples nomades qui bravent le souffle de Borée, aux nations qui habitent les bords glacés des Palus-Méotides, et à celles que l’astre de l’Arcadie et le double Chariot éclairent de leurs feux. Tu as dompté les Gélons errants et désarmé les cruelles Amazones. Ces redoutables vierges du Thermodon se sont prosternées, devant toi, et, quittant leurs flèches légères, ont paré leurs mains du thyrse des Bacchantes. Tu as rougi du sang thébain les sommets sacrés du Cythéron. Tu dispersas dans les bois les filles de Prétus, et méritas des autels dans Argos, à côté de ceux de ta marâtre. Naxos, que la mer Égée entoure d’une humide ceinture, t’offrit pour épouse une vierge délaissée, qui trouva ainsi, dans son malheur, un mari plus fidèle. D’une roche aride, tu fis jaillir la source qui t’est consacrée. Ses ruisseaux murmurants arrosent les pairies et versent leurs sucs nourriciers dans le sein de la terre d’où sortent des fontaines d’un lait pur, les vignes de Lesbos et le thym parfumé. La nouvelle épouse est conduite en grande pompe dans les parvis célestes ; et c’est Apollon, le dieu à la flottante chevelure, qui fait entendre l’hymne solennel. Les deux Amours agitent leurs flambeaux. Jupiter, à l’approche de Bacchus, oublie d’embraser le ciel de ses foudres terribles. Tant que rien n’arrêtera les astres dans leur cours, tant que l’Océan baignera la terre qu’il entoure de ses flots, tant que la lune réparera les pertes de sa lumière, tant que l’étoile du matin annoncera le lever du jour, tant que la grande Ourse ne se plongera point dans l’azur des mers, nous adorerons les traits charmants de Bacchus.

ACTE III


Scène I

Créon, Œdipe
.
Œdipe.
. — Quoique votre air m’annonce une révélation funeste, parlez. Les deux Amours agitent leurs flambeaux. Jupiter, à l’approche de Bacchus, oublie d’embraser le ciel de ses foudres terribles. Tant que rien n’arrêtera les astres dans leur cours, tant que l’Océan baignera la terre qu’il entoure de ses flots, tant que la lune réparera les pertes de sa lumière, tant que l’étoile du matin annoncera le lever du jour, tant que la grande Ourse ne se plongera point dans l’azur des mers, nous adorerons les traits charmants de Bacchus. Quelle tête faut-il frapper pour apaiser les dieux ?
Créon.
. — La crainte m’empêche de vous le dire.
Œdipe.
. — Si le malheur de Thèbes ne vous touche pas, pensez du moins au sceptre qui échappe à votre famille.
Créon.
. — Vous souhaiterez d’ignorer ce que vous êtes si impatient de savoir.
Œdipe.
. — L’ignorance ne guérit point les maux. Prétendez-vous me faire un mystère de ce qui doit sauver ce pays ?
Créon.
. — Quand le remède est un opprobre, on n’ose guérir.
Œdipe.
. — Dites ce que vous savez, ou les tortures vont vous apprendre ce que peut le courroux d’un roi.
Créon.
. — Les rois s’irritent des paroles qu’ils ont provoquées eux-mêmes.
Œdipe.
. — Votre tête paiera pour tous, si vous ne me révélez les mystères de ce sacrifice.
Créon.
. — Permettez-moi de me taire : c’est la moindre liberté qu’on puisse demander à un roi.
Œdipe.
. — Une liberté muette est souvent plus fatale à un roi et à ses sujets qu’un discours hardi.
Créon.
. — S’il n’est pas permis de se taire, quel bien reste-t-il à l’homme ?
Œdipe.
. — C’est trahir son roi, que de ne point parler quand il l’ordonne.
Créon.
. — Je vous obéis malgré moi. Ecoutez-moi, du moins, sans colère.
Œdipe.
. — A-t-on jamais puni des paroles arrachées par force ?
Créon.
. — À quelque distance de la ville, s’élève une épaisse forêt d’yeuses, près de la vallée qu’arrosent les eaux de Dircé. Des cyprès, à la tête altière, la couronnent de leur éternelle verdure. Un vieux chêne y incline ses rameaux tombant de vétusté. Les siècles en ont creusé le flanc. Ses racines épuisées ne le soutiennent plus, et des arbres voisins lui servent de piliers d’appui. On voit aussi dans ce bois le laurier aux fruits amers, le tilleul léger, le myrte de Paphos, l’aune qui fournit des rames pour fendre les vastes mers, et le pin dont la tige unie résiste au soleil et aux vents. Au milieu s’élève ce vieux chêne qui couvre la forêt de son ombre immense, et seul, par l’étendue de ses rameaux, la couvre tout entière. À son pied dort une eau stagnante, inaccessible à la lumière du soleil et éternellement glacée. Un marais bourbeux s’étend à l’entour. À peine arrivé, le vieux devin, trouvant dans l’obscurité du lieu la nuit dont il a besoin, commence, à l’instant même, son sacrifice. Il creuse la terre et y jette des tisons retirés d’un bûcher. II endosse un vêtement lugubre et se frappe le front. Sa robe funèbre traine jusqu’à ses pieds. Il s’avance tristement dans cet appareil sinistre. L’if des tombeaux couronne ses cheveux blancs. On traîne par derrière des brebis et des vaches noires. La flamme dévore les victimes sacrées, et leurs membres palpitent au milieu du funeste brasier. Alors il invoque les Mânes, le roi du sombre empire et le gardien du fleuve des enfers. Il murmure des paroles magiques ; puis, d’une voix menaçante et terrible, il récite les chants qui apaisent ou évoquent les ombres légères. Il arrose de sang les flammes sacrées, brûle des victimes entières et remplit l’antre de carnage. Il fait des libations de lait, répand de la main gauche la liqueur de Bacchus, recommence ses chants funèbres, et, les yeux attachés à la terre, appelle les Mânes d’une voix plus forte et plus émue. L’enfer pousse un cri formidable ; le vallon gémit trois fois ; le sol tremble sous nos pas. « On m’a entendu, dit le devin ; mes paroles ont produit leur effet ; le Chaos est forcé : les morts vont revenir sur la terre. » Les arbres s’inclinent et se redressent ; leurs troncs se fendent ; toute la forêt est saisie d’horreur. La terre se retire et fait entendre un son plaintif, soit que l’Achéron s’indigne qu’on ose sonder ses abimes, soit que le sein de la terre elle-même se brise avec fracas pour livrer passage aux morts, soit enfin que le chien aux trois tètes secoue avec fureur ses lourdes chaînes. Tout à coup la terre s’entr’ouvre et nous présente un gouffre immense. Moi-même alors j’ai vu les pâles divinités au milieu des Ombres ; j’ai vu le fleuve aux eaux dormantes et la véritable nuit. Je frissonne : mon sang se glace dans mes veines. Les cruelles Furies s’élancent. Tous les frères, nés des dents du dragon de Dircé, et lé monstre insatiable qui dévorait les enfants de Cadmus, se rangent en bataille devant moi. J’entends venir avec grand bruit la farouche Érinnys, la Fureur aveugle, l’Épouvante, tous les spectres que la nuit éternelle engendre et renferme dans son sein ; le Deuil, qui s’arrache les cheveux ; la Maladie, qui soutient à peine sa tête pesante ; la Vieillesse, insupportable à elle-même, et la Crainte irrésolue. Le courage nous abandonne. Manto elle-même, quoique versée dans l’art et les sortiléges de son père, se sent frappée d’effroi. Mais l’intrépide vieillard, à qui la perte de la vue laisse plus de force, appelle à grands cris les pâles habitants du sombre empire. Ils accourent à sa voix comme de légers nuages, et se plaisent à respirer l’air des vivants, plus nombreux que les feuilles qui tombent sur l’Éryx en automne, ou que les fleurs qui couvrent au printemps les sommets de l’Hybla, quand un innombrable essaim vient s’y abattre. Moins de flots se brisent sur les rivages de la mer Ionienne, moins d’oiseaux fuient les bords glacés du Strymon pour échapper aux frimas, et traversent l’air pour échanger les neiges de l’Ourse contre les douces rives du Nil, que la voix du vieux devin ne fit apparaître d’Ombres. Toutes ces âmes vont se cacher en tremblant dans les retraites les plus sombres de la forêt. Le premier qui s’élève du sein de la terre est Zéthus dont la main droite presse la corne d’un taureau furieux ; puis Amphion tenant dans sa main gauche la lyre harmonieuse qui força les rochers à le suivre. Au milieu de ses enfants, la superbe fille de Tantale s’avance avec majesté, et compte impunément ses fils et ses filles. Après elle vient la coupable Agavé, mère furieuse, suivie de toutes les Bacchantes qui mirent en pièces un de nos rois. Panthée, qu’elles ont déchiré, marche sur leurs pas, et conserve encore l’air terrible et menaçant qu’il eut durant sa vie. Enfin, après des évocations réitérées, une Ombre sort, le front voilé de honte. Elle s’écarte de la foule et cherche à se cacher. Mais le devin insiste, redouble ses conjurations infernales, et la force de se découvrir : c’est Laïus. Je n’ose achever. Il se dresse devant moi, tout sanglant et les cheveux souillés d’une affreuse poussière. Il ouvre la bouche avec colère et dit : « Ô famille de Cadmus, toujours cruelle, et toujours altérée de ton sang ! arme-toi du thyrse, et, dans ta fureur, déchire tes propres enfants. Le plus grand crime de Thèbes, c’est l’amour d’une mère pour son fils ! Ô ma patrie ! ce n’est point le courroux des dieux, c’est un forfait qui te perd. Ce n’est point le souffle homicide de l’Autan, ni la sécheresse de la terre dont la pluie du ciel ne tempère plus l’ardeur, que tu dois accuser de tes désastres ; c’est ce roi couvert de sang, qui a reçu, pour prix d’un meurtre abominable, le sceptre et l’épouse de son père ; enfant dénaturé (mais moins odieux encore que sa mère, deux fois malheureuse par sa fécondité), qui, remontant aux sources de son être, a fait rentrer la vie dans les entrailles qui l’ont porté, et, par un crime qui n’a pas d’exemple parmi les bêtes féroces, s’est engendré à lui-même des sœurs et des frères, énigme monstrueuse et plus inexplicable que celle du Sphinx qu’il a vaincu ! o toi qui portes le sceptre d’une main sanglante, moi ton père, c’est contre toi, oui, contre toi que je poursuivrai avec toute la ville la vengeance qui m’est due. J’amènerai les Furies qui présidèrent à ton hymen : elles viendront armées de leurs fouets. J’exterminerai ta famille incestueuse, et je détruirai ton palais par une guerre impie. Hâtez-vous de chasser du trône et de votre pays ce roi maudit. Toute terre dont il aura retiré son pied funeste se couvrira, au printemps, de verdure et de fleurs. L’air deviendra pur. Les bois retrouveront la beauté de leur feuillage ; la mort, la peste, la destruction, la maladie, la corruption, la douleur, cligne cortége qui l’accompagne, disparaîtront avec lui. Lui-même voudra précipiter sa fuite ; mais je sèmerai des obstacles sur sa route et je le retiendrai. Il se traînera, ne sachant où aller, et cherchera tristement son chemin avec un bâton, comme un vieillard. Otez-lui la terre, et moi, son père, je lui ravirai le ciel.
Œdipe.
. — Je tremble : la terre a glacé mes sens.  Tout ce que je craignais de faire, on m’accuse de l’avoir fait ! Mérope, toujours unie à Polybe, repousse cet incestueux hymen. Polybe vivant me justifie du parricide qui m’est imputé. Mon père et ma mère m’absolvent de meurtre et d’inceste. De quoi pourrait-on encore m’accuser ? Thèbes pleurait la mort de Laïus longtemps avant que j’eusse touché le sol de la Béotie. Le devin s’est-il trompé ? ou Apollon veut-il accabler cette ville d’un nouveau malheur ? Non, non : je découvre les complices d’une adroite conspiration. C’est une calomnie de Tirésias qui fait mentir les dieux pour faire passer mon sceptre dans vos mains.
Créon.
. — Moi penser à détrôner ma sœur ? Quand la foi qui me lie à ma famille ne suffirait pas pour me retenir à ma place, j’aurais à craindre, au moins, les dangers d’une élévation entourée de soucis et d’alarmes. Tandis que vous le pouvez encore sans péril, c’est à vous de déposer volontairement un fardeau qui bientôt vous accablera. Une moindre fortune est pour vous plus sûre.
Œdipe.
. — Quoi ! vous m’invitez à déposer le sceptre, comme trop pesant pour moi !
Créon.
. — C’est un conseil que je donnerais à des rois qui seraient libres de rester sur le trône ou d’en descendre. Mais vous, vous êtes forcé de subir les nécessités de votre rang.
Œdipe.
. — Louer la médiocrité, vanter le repos et les délices d’une vie oisive, telle est la marche ordinaire d’un ambitieux qui veut régner. Ce calme apparent n’est souvent que le masque d’un esprit inquiet.
Créon.
. — Ma fidélité à toute épreuve ne répond-elle pas suffisamment à de tels reproches ?
Œdipe.
. — La fidélité n’est pour les perfides qu’un moyen de nuire.
Créon.
. — Sans porter le poids de la royauté, je jouis de tous les avantages du rang suprême. Mes concitoyens s’empressent dans mon palais. Voisin du trône, je vois tous les jours leurs dons enrichir ma demeure. Meubles somptueux, table opulente, grâces obtenues par mon crédit, que manque-t-il à mon bonheur ?
Œdipe.
. — Ce que vous n’avez pas. Jamais on ne se contente du second rang.
Créon.
. — Vous me condamnez donc comme coupable, sans m’entendre.
Œdipe.
. — Moi-même, vous ai-je rendu compte de ma vie ? Tirésias a-t-il examiné ma cause ? Cependant il me déclare criminel. C’est un exemple que vous me donnez. Je veux le suivre.
Créon.
. — Et si je suis innocent ?
Œdipe.
. — Pour les rois un soupçon vaut une certitude.
Créon.
. — S’effrayer ainsi sans sujet, c’est mériter dé courir un danger réel.
Œdipe.
. — Un coupable absous hait toujours celui qui lui a fait grâce.
Créon.
. — C’est ainsi qu’on s’attire la haine.
Œdipe.
. — Un roi qui craint trop la haine ne sait pas régner. La crainte est le rempart des trônes.
Créon.
. — Le roi qui gouverne avec un sceptre de fer finit par redouter ceux qui le redoutent. La crainte retourne à celui qui l’inspire.
Œdipe.
. — Arrêtez ce coupable, et renfermez-le dans une tour. Je rentre dans mon palais.

Scène II

Le Chœur

Non, Œdipe, vous n’êtes point l’auteur de nos affreux désastres.  Ce n’est point la destinée des Labdacides qui s’appesantit sur nous, mais l’éternel courroux des dieux. Depuis le jour où la forêt de Castalie à prêté son ombre à l’étranger de Sidon, et que Dircé a baigné de son onde les pieds des navigateurs tyriens ; depuis que le fils du grand Agénor, las de chercher à travers le monde l’amoureux larcin de Jupiter, s’est reposé sous nos arbres pour rendre hommage au dieu qui avait ravi sa sœur, et. que, par le conseil d’Apollon, qui lui ordonnait de suivre une génisse errante dont la charrue ou le chariot n’eût jamais courbé la tête, il arrêta sa course, et appela notre contrée Béotie du nom de cette génisse fatale ; depuis ce temps, hélas ! cette terre ne cesse de produire des monstres nouveaux. Tantôt c’est un dragon qui, nourri dans nos vallées, fait entendre ses affreux sifflements, et dresse au-dessus des vieux chênes, des pins et des arbres de Chaonie sa tête noire,   tandis que la plus grande partie de son corps se replie sur le sol ; tantôt c’est une armée de soldats furieux que la terre enfante. La trompette sonne ; le clairon fait retentir ses belliqueux accents. Avant d’avoir la langue déliée, avant de connaitre l’usage de la voix, ils s’attaquent avec des cris hostiles et se divisent en deux camps. Ces guerriers, dignes de la semence qui les avait produits, n’eurent qu’une vie éphémère : nés avec le soleil, ils n’existaient déjà plus à son coucher. L’étranger de Sidon frémit d’un tel prodige : il regarde avec effroi la guerre que se livre ce peuple récent, jusqu’à ce que cette jeunesse furieuse ait péri, et que la terre ait vu rentrer dans son sein la moisson qu’elle venait d’enfanter. Faut-il que cet affreux carnage soit venu jusqu’à nous, et que Thèbes, la patrie d’Hercule, ait connu ces luttes fratricides. Parlerai-je aussi de ce descendant de Cadmus dont le front se couvrit de la ramure du cerf, et que sa propre meute poursuivit comme une proie ? L’agile Actéon se précipite à travers les monts et les forêts, parcourt au hasard les gorges des rochers avec une vitesse inconnue, redoute le vol des flèches empennées, et fuit les toiles qu’il a tendues lui-même. Enfin, il voit son bois et ses traits sauvages dans l’onde paisible où la déesse, trop sévère à venger sa pudeur, avait baigné ses chastes attraits.

ACTE IV


Scène I

Œdipe, Jocaste
Œdipe.
. — J’interroge le passé, et j’examine s’il me présente des sujets d’inquiétude et d’alarme. Lé ciel et l’enfer me déclarent coupable du meurtre de Laïus. Mais ma conscience révoltée, et mieux connue d’elle-même que des dieux, proteste contre l’arrêt qui me condamne. Néanmoins je me rappelle vaguement que, dans ma jeunesse, je terrassai d’un coup de massue,   et, fis descendre chez les morts un vieillard qui me fermait le passage avec son char orgueilleux. C’était loin de Thèbes, au lieu même où les champs de la Phocide se partagent en trois routes. O ma chère épouse ! tirez-moi d’incertitude, je vous én conjure. Quel âge avait Laïus quand il mourut ? Était-il dans la fleur de la jeunesse, ou courbé sous le poids des ans ?
Jocaste.
. — II était entre ces deux âges, mais cependant plus près de la vieillesse.
Œdipe.
. — Avait-il un cortège nombreux ?
Jocaste.
. — La plupart de ses gardes s’étaient égarés dans les détours de la route : il n’avait qu’un petit nombre de serviteurs fidèles autour de son char.
Œdipe.
. — Quelqu’un d’entre eux est-il mort à côté de son roi ?
Jocaste.
. — Un seul, plus courageux et plus dévoué, a partagé son destin.
Œdipe.
. — Je. tiens le coupable : le nombre et le lieu s’accordent. Mais dites-moi l’époque.
Jocaste.
. — Dix ans se sont écoulés depuis ce jour.

Scène II

Un Vieillard, Œdipe
Le Vieillard.
. — Le peuple de Corinthe vous appelle au trône de votre père. Polybe est entré dans l’éternel repos.
Œdipe.
. — Comme de tous côtés la cruelle Fortune se plaît à m’accabler ! Dites-moi : comment mon père a-t-il cessé de vivre ?
Le Vieillard.
. — II était vieux. Un doux sommeil a détaché son âme de son corps.
Œdipe.
. — Ainsi mon père est mort sans que sa vie ait été tranchée par un meurtre. Tu m’es témoin que je puis maintenant lever au ciel des mains pures, innocentes, et qui ne craignent plus de s’être souillées d’aucun crime. Mais la plus redoutable partie de ma destinée pèse encore sur moi.
Le Vieillard.
. — Le trône paternel dissipera toutes vos craintes.
Œdipe.
. — Ce trône, je l’accepterais bien ; mais je redoute ma mère.
Le Vieillard.
. — Vous craignez une mère qui soupire après votre retour ?
Œdipe.
. — C’est cette tendresse même qui me force de la fuir.
Le Vieillard.
. — Abandonnerez-vous une veuve infortunée ?
Œdipe.
. — Tu as mis la main sur ma blessure.
Le Vieillard.
. — Confiez-moi ce soupçon enseveli au fond de votre cœur. Je sais depuis longtemps garder les secrets des rois.
Œdipe.
. — L’oracle de Delphes me fait craindre de devenir l’époux de ma mère.
Le Vieillard.
. — Bannissez ces vaines alarmes : vous n’avez point à redouter ce scandale. Mérope n’est pas votre mère.
Œdipe.
. — Quel était donc son but en m’adoptant pour fils ?
Le Vieillard.
. — Un trône superbe. Les enfants resserrent la fidélité des peuples.
Œdipe.
. — Comment connais-tu ces secrets de la couche nuptiale ?
Le Vieillard.
. — Ce sont ces mains qui, tout enfant, vous ont remis à Polybe.
Œdipe.
. — Tu m’as remis à mon père. Mais toi, de qui me tenais-tu ?
Le Vieillard.
. — D’un pâtre qui habitait au pied du neigeux Cithéron.
Œdipe.
. — Quel hasard t’avait conduit dans ces bois ?
Le Vieillard.
. — J’y suivais les grands troupeaux commis à ma garde.
Œdipe.
. — Maintenant dis-moi quels signes particuliers tu as trouvés sur mon corps.
Le Vieillard.
. — Vos pieds avaient été percés par un fer ; et c’est à leur enflure et à leur difformité que vous devez le nom d’Œdipe.
Œdipe.
. — Mais quel est celui qui m’a remis entre tes mains ?
Le Vieillard.
. — L’intendant des troupeaux du roi, celui qui commandait aux autres pasteurs sous son obéissance.
Œdipe.
. — Son nom ?
Le Vieillard.
. — Les premiers souvenirs se perdent chez les vieillards : le temps les efface de leur mémoire.
Œdipe.
. — Reconnaîtrais-tu les traits et le visage de cet homme ?
Le Vieillard.
. — Peut-être, car souvent le plus léger indice suffit pour rappeler un souvenir évanoui.
Œdipe.
. — Qu’on dise aux pasteurs d’amener tous mes troupeaux dans cette enceinte sacrée et devant les autels. Allez, serviteurs fidèles, hâtez-vous d’amener ici les chefs des bergers.
Le Vieillard.
. — Ce mystère que vous a.dérobé le calcul ou le hasard, laissez-le toujours enseveli dans l’ombre. Souvent la vérité connue devient fatale à celui qui la découvre.
Œdipe.
. — Puis-je redouter des maux plus grands que ceux que je souffre aujourd’hui ?
Le Vieillard.
. — Sous le voile que vous cherchez à soulever avec tant d’efforts se cache un secret redoutable. Vous avez deux grands intérêts à ménager, celui du peuple et le vôtre. Tenez-vous entre les deux, et laissez les Destins s’expliquer d’eux-mêmes, sans provoquer le dénoûment. Il est dangereux d’ébranler un État tranquille.
Œdipe.
. — Dans les maux extrêmes ce danger ne subsiste plus.
Le Vieillard.
. — Fils de roi, ambitionnez-vous une plus noble origine ? Craignez de vous repentir bientôt d’avoir trouvé un autre père.
Œdipe.
. — Dussé-je m’en repentir, je ferai tout pour découvrir le sang dont je suis né. Mais voici le vieux pasteur qui avait l’intendance des troupeaux du roi : c’est Phorbas. Te rappelles-tu le nom ou les traits de ce vieillard ?

Scène III

Le Vieillard, Phorbas, Œdipe
Le Vieillard.
. — Sa vue réveille en moi quelque souvenir. Je ne le reconnais pas tout à fait ; mais il ne m’est pas inconnu. N’est-ce pas vous qui, sous le règne de Laïus, conduisiez ses troupeaux au pied du Cithéron ?
Phorbas.
. — Oui, les gras pâturages du Cithéron offrent tous les étés à mes troupeaux une verdure nouvelle.
Le Vieillard.
. — Me reconnaissez-vous ?  
Phorbas.
. — Je n’ai de vous qu’un souvenir vague et confus.
Œdipe.
. — Te souviens-tu d’avoir remis un enfant à ce vieillard ? Parle. Tu hésites ! pourquoi changer de couleur ? pourquoi chercher ce que tu as à dire ? Cette hésitation ne va point à la vérité. 
Phorbas.
. — C’est que vous m’interrogez sur des faits que le temps a presque effacés de ma mémoire.
Œdipe.
. — Dis la vérité, si tu ne veux pas y être contraint par la torture.
Phorbas.
. — J’ai, en effet, remis à cet homme un enfant. Mais c’était un présent bien inutile ; car l’enfant ne pouvait pas vivre.
Le Vieillard.
. — Que les dieux écartent ce présage ! Il vit, et puisse-t-il vivre longtemps !
Œdipe.
. — Pourquoi dis-tu que cet enfant remis par toi ne pouvait pas vivre ?
Phorbas.
. — Parce que ses pieds avaient été percés d’un fer délié qui les joignait ensemble. Une tumeur s’était formée à l’endroit de la blessure, et la corruption attaquait déjà ce faible corps.
Le Vieillard.
à Œdipe — Ne l’interrogez pas davantage. Vous touchez au fatal dénoûment.
Œdipe.
. — Dis-moi quel était cet enfant.
Phorbas.
. — Le serment que j’ai fait me défend de le dire.
Œdipe.
. — Qu’on apporte un brasier. Le feu t’ôtera cette discrétion.
Phorbas.
. — Voulez-vous savoir la vérité par d’aussi cruels moyens ? Épargnez-moi, de grâce.
Œdipe.
. — Si je te parais cruel et prompt dans ma colère, il ne tient qu’à toi d’en détourner les coups. Dis la vérité. Quel était cet enfant ? quels étaient son père et sa mère ?
Phorbas.
. — Sa mère, c’est votre épouse.
Œdipe.
. — Ô terre ! entr’ouvre-toi. Dieu des ténèbres, souverain des Ombres, entraîne au fond des enfers un misérable qui a interverti l’ordre de la naissance et de la génération. Thébains, écrasez sous un monceau de pierres ma tête criminelle ; percez-moi de vos traits. Accablez-moi sous vos coups ! Pères et enfants, frappez-moi ; épouses et frères, armez-vous contre moi ; peuple, victime d’un cruel fléau, ensevelis-moi sous les feux de tes bûchers. Opprobre de mon siècle et objet de la colère céleste, j’ai violé les saintes lois de la nature. Dès l’instant où j’ai vu le jour, j’ai mérité la mort. Renonce maintenant à la vie, ô ma mère ! Prends une résolution digne de tes crimes. Et toi, malheureux Œdipe ! va, cours à ton palais, et remercie ta mère des enfants qu’elle t’a donnés.

Scène IV

Le Chœur

S’il m’était permis de faire moi-même le plan de ma destinée, je ne laisserais souffler dans mes voiles qu’un léger zéphyr, et jamais la tempête ne briserait mes antennes. Un vent doux et mesuré emporterait mon esquif sans secousse et sans danger :   je trouverais une voie sûre au milieu des écueils de la vie. Fuyant la colère du roi de Crète, un jeune imprudent s’élance dans les airs, à l’aide d’une invention nouvelle. Il veut, avec les fausses ailes qui le portent, prendre un vol plus fier que celui des oiseaux mêmes. Il tombe, et donne son nom à la mer qui le reçoit. Le vieux Dédale règle alors plus sagement son vol. Il se tient dans la moyenne région de l’air, et là, comme la poule qui, à l’aspect de l’épervier, rassemble d’effroi ses petits sous ses ailes, il rappelle son fils, jusqu’au moment où il voit son hardi compagnon agiter en vain dans l’onde ses bras chargés d’entraves. Tout ce qui sort des justes bornes touche à un abîme. Mais qu’entends-je ? la porte s’ouvre. Un serviteur du roi s’avance tristement en secouant sa tête. Parlez. Quelle nouvelle apportez-vous ?

ACTE V


Scène I

Un envoyé
.

À peine Œdipe s’est-il reconnu dans l’accomplissement des oracles prononcés contre lui ; à peine a-t-il pénétré l’affreux mystère de sa naissance, et acquis la conviction de ses crimes, qu’il s’est avancé furieux vers son palais, et en a franchi précipitamment le seuil abhorré. Tel un lion d’Afrique déploie sa rage à travers les campagnes en agitant sa crinière terrible sur son front menaçant. Son visage est sombre et farouche, ses yeux hagards. De sourds gémissements et de profonds soupirs s’échappent de sa poitrine. Une sueur froide ruisselle de tous ses membres. Il écume ; il éclate en cris effroyables, et la douleur bouillonne en son sein comme un flot comprimé. Sa colère, tournée contre lui-même, prépare je ne sais quelle résolution funeste comme sa destinée. « Pourquoi différer mon châtiment ? s’écrie-t-il. Un glaive pour percer mon sein coupable ! du feu, des pierres pour terminer ma vie ! Quel tigre ou quel vautour cruel fondra sur moi pour déchirer mes entrailles ? Et toi, repaire de crimes, Cithéron maudit, déchaîne contre moi les monstres de tes forêts ou tes chiens furieux. Envoie-moi une Agavé. Œdipe, pourquoi crains-tu la mort ? Elle seule dérobe l’innocence au malheur. » À ces mots, portant sa main cruelle à la garde de son épée, il en tire la lame. « Penses-tu donc, se dit-il alors, qu’un châtiment aussi léger suffise à de si grands crimes, et crois-tu les effacer tous d’un seul coup ? Ta mort peut bien venger ton père. Mais ta mère ? mais ces enfants que tu as engendrés par un inceste ? mais ta patrie éplorée, dont la ruine effroyable expie en ce moment tes forfaits ? Va, tu ne peux t’acquitter de tout ce que tu dois. La nature a pour toi seul renversé l’ordre éternel de la naissance ; il faut que ton supplice renverse aussi les lois de la nature. Il te faut revivre, et mourir encore, et renaître toujours, afin que ton châtiment se renouvelle sans cesse. Déploie toutes les ressources de ton esprit. Supplée au nombre par la durée. Invente une mort longue, et trouve le moyen d’errer loin des vivants, sans être réuni aux morts. Meurs, mais un peu moins que ton père. Tu hésites, Œdipe ! Tu verses un torrent de pleurs qui inondent ton visage. — Est-ce donc assez de pleurer ? Non, il faut que mes yeux mêmes sortent de leurs orbites et s’en aillent avec mes pleurs ; il faut arracher ces yeux coupables en expiation de mon hymen. » Il dit, et son courroux va jusqu’à la fureur. Un feu sauvage anime ses traits menaçants, et ses yeux ont peine à se contenir dans leurs orbites. On voit sur sa figure la colère, la violence, l’emportement féroce et la cruauté d’un bourreau. Il pousse un gémissement, frémit d’une manière horrible, et porte à son visage ses mains furieuses. Ses yeux se présentent fixes et hagards : chacun d’eux s’offre de lui-même à la main qui le menace, et va audevant du supplice. Le malheureux plonge ses doigts forcenés dans leurs retraites, et en extirpe à la fois les deux globes qu’elles renferment. Sa main ne fouille plus que le vide ; mais, toujours acharnée, s’y enfonce plus avant, et ravage encore l’intérieur de ces cavités profondes où la lumière n’a plus d’entrée. Il s’épuise en vains transports, et prolonge inutilement son supplice : tant il a peur de voir encore le jour ! Enfin il lève la tète, et de ses orbites ravagées parcourt l’étendue du ciel pour éprouver la nuit qu’il s’est faite. Il détache tous les lambeaux qui tiennent encore au siége de sa vue éteinte ; puis, fier d’un tel triomphe, et s’adressant à tous les dieux : « Épargnez, dit-il, épargnez ma patrie. J’ai accompli vos décrets : je me suis puni de mes crimes. J’ai su trouver des ténèbres dont l’horreur égale celle de mon hymen. » Le sang baigne son visage, et, par les veines que sa main a rompues, il coule à grands flots de sa tête mutilée.


Scène II

Le Chœur
.

Les Destins sont nos maîtres, il faut céder aux Destins. Jamais nos soins inquiets ne réussiront à changer la trame fatale. Tout ce que nous souffrons, tout ce que nous faisons, vient d’en haut. Lachésis veille à l’accomplissement des décrets qui se déroulent sous sa main impitoyable. Tout a sa voie tracée d’avance, et c’est le premier de nos jours qui détermine le dernier. Jupiter lui-même ne saurait rompre cet enchaînement des effets et des causes ; et nulle prière ne peut changer l’ordre immuable des événements. La crainte même de l’avenir est funeste, et l’on rencontre sa destinée en cherchant à l’éviter —--. Mais la porte a retenti. C’est le roi lui-même qui vient sans guide au milieu de la nuit qui l’environne.


Scène III

Œdipe, Le Chœur, Jocaste
Œdipe.
. — C’en est fait, je suis content : j’ai vengé mon père. J’aime ces ténèbres. Quelle divinité propice a répandu sur ma tête ce sombre nuage en me pardonnant mes crimes ? J’échappe au jour qui en fut le complice. Cette main parricide est redevenue pure ; depuis que la lumière m’a abandonné.
Le chœur.
. — Voici, voici Jocaste qui s’avance à grands pas, furieuse, égarée, dans le même délire et la même rage où tomba cette mère thébaine, quand elle trancha la tête à son fils, ou quand elle s’aperçut de ce crime après l’avoir commis. Elle hésite, elle veut parler à Œdipe ; elle n’ose. Mais la honte cède à la douleur, et la parole est déjà sur ses lèvres.
Jocaste.
. — Comment t’appellerai-je ? mon fils ? tu n’oses répondre. Oui, tu es mon fils ; car tu rougis de l’être. Quelle que, soit ta répugnance, parle, mon fils. Pourquoi détourner tes sanglantes orbites ?
Œdipe.
. — Qui vient m’empêcher de jouir des ténèbres mêmes ? Qui me rend la vue ? C’est ma mère, hélas ! je reconnais sa voix, Ce que j’ai fait ne sert de rien. Nous ne pouvons plus rester ensemble. Criminels tous deux, il faut mettre entre nous de vastes mers, il faut que des régions contraires nous séparent, et que l’un de nous cherche un asile aux antipodes, sur un autre hémisphère éclairé par des astres nouveaux et par un autre soleil.
Jocaste.
. — Notre crime est celui du Destin. La victime n’est point coupable.
Œdipe.
. — Assez, ma mère, assez : je vous en conjure par ces tristes débris de mon corps mutilé, par les malheureux enfants que vous m’avez donnés, par tous les liens sacrés ou impies qui nous unissent.
Jocaste.
. — Ô mon âme ! d’où vient ta lâcheté ? Complice de ses crimes, dois-je refuser d’en porter la peine ? Mon inceste a renversé toutes les lois, tous les droits de la nature. Mourons donc, et que le fer m’arrache une vie exécrable. Non, quand le. maître des dieux lui-même, ébranlant l’univers, lancerait contre moi tous les traits de son bras terrible, jamais l’expiation n’égalerait l’horreur de mes forfaits, mère infâme que je suis. Je veux mourir : cherchons-en les moyens. Prête-moi ta main, mon fils ; si tu es vraiment parricide, achève ton ouvrage. Tire le glaive qui a versé le sang de mon époux. Mais pourquoi lui donner un nom qui n’est point le sien ? Laïus est mon beau-père. Faut-il enfoncer le fer dans ma poitrine, ou le plonger dans ma gorge prête à le recevoir ? Tu ne sais pas choisir la place, ô mon bras, frappe ces flancs coupables qui ont porté tout ensemble un époux et un fils.
Le chœur.
. — Elle expire. Sa main meurt sur la blessure ; et le sang qui s’en échappe avec violence repousse le fer.
Œdipe.
. — Dieu des oracles ! toi qui présides à la vérité, c’est à toi que j’en appelle ici. Tes prédictions ne m’avaient annoncé que le meurtre d’un père ; et voilà que, doublement parricide, et plus coupable que je ne craignais de le devenir, j’ai tué aussi ma mère ; car c’est mon crime qui a causé sa mort. Apollon, dieu menteur, j’ai dépassé la mesure de mon affreuse destinée. Maintenant, malheureux Œdipe, suis timidement des voies ténébreuses en t’avançant d’un pas mal assuré. Cherche ta route d’une main incertaine dans la sombre nuit qui t’environne. Toujours prêt à tomber sur un sol glissant, va, fuis, marche ! —--. Mais que dis-je ? arrête, tu vas rencontrer ta mère. Vous que la maladie accable, et qui n’avez plus qu’un léger souffle de vie, relevez vos têtes mourantes : je pars, je m’exile. L’air deviendra plus pur, dès que j’aurai quitté ces lieux. Que celui dont l’âme est prête à s’exhaler, respire librement et se ranime. Allez, portez secours à ceux dont la vie est déjà désespérée. J’emporte avec moi tous les germes de mort qui désolent ce pays. Peste cruelle, effroi qu’inspire un mal terrible, maigreur, fléau dévorant, douleur insupportable, venez, venez tous avec moi je ne veux pas d’autres guides que vous.