Œdipe (Corneille)/Vers à Monseigneur Foucquet

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VERS[1]

PRÉSENTÉS À MONSEIGNEUR LE PROCUREUR GÉNÉRAL, FOUCQUET[2],
SURINTENDANT DES FINANCES.

Laisse aller ton essor jusqu’à ce grand génie
Quitle rappelle au jour dont les ans t’ont bannie,
Muse, et n’oppose plus un silence obstiné
À l’ordre surprenant que sa main t’a donné[3].
5De ton âge importun la timide foiblesse[4]
A trop et trop longtemps déguisé ta paresse,
Et fourni de couleurs[5] à la raison d’État
Qui mutine ton cœur contre le siècle ingrat.
L’ennui de voir toujours ses louanges frivoles
10Rendre à tes longs travaux paroles pour paroles,
Et le stérile honneur d’un éloge impuissant
Terminer son accueil le plus reconnoissant[6] ;
Ce légitime ennui qu’au fond de l’âme excite

L’excusable fierté d’un peu de vrai mérite,
15Par un juste dégoût ou par ressentiment,
Lui pouvoit de tes vers envier l’agrément ;
Mais aujourd’hui qu’on voit un héros magnanime
Témoigner pour ton nom une toute autre estime,
Et répandre l’éclat de sa propre bonté
20Sur l’endurcissement de ton oisiveté,
Il te seroit honteux d’affermir ton silence
Contre une si pressante et douce violence ;
Et tu ferois un crime à lui dissimuler
Que ce qu’il fait pour toi te condamne à parler.
25  Oui, généreux appui de tout notre Parnasse,
Tu me rends ma vigueur lorsque tu me fais grâce ;
Et je veux bien apprendre à tout notre avenir
Que tes regards bénins ont su me rajeunir.
Je m’élève sans crainte avec de si bons guides :
30Depuis que je t’ai vu, je ne vois plus mes rides ;
Et plein d’une plus claire et noble vision,
Je prends mes cheveux gris pour cette illusion.
Je sens le même feu, je sens la même audace,
Qui fit plaindre le Cid, qui fit combattre Horace ;
35Et je me trouve encor la main qui crayonna
L’âme du grand Pompée et l’esprit de Cinna.
Choisis-moi seulement quelque nom dans l’histoire
Pour qui tu veuilles place au temple de la Gloire,
Quelque nom favori qu’il te plaise arracher
40À la nuit de la tombe, aux cendres du bûcher.
Soit qu’il faille ternir ceux d’Énée et d’Achille
Par un noble attentat sur Homère et Virgile,
Soit qu’il faille obscurcir par un dernier effort
Ceux que j’ai sur la scène affranchis de la mort :
45Tu me verras le même, et je te ferai dire,
Si jamais pleinement ta grande âme m’inspire.
Que dix lustres et plus n’ont pas tout emporté

Cet assemblage heureux de force et de clarté,
Ces prestiges secrets de l’aimable imposture
50Qu’à l’envi m’ont prêtée et l’art et la nature.
  N’attends pas toutefois que j’ose m’enhardir
Ou jusqu’à te dépeindre, ou jusqu’à t’applaudir :
Ce seroit présumer que d’une seule vue
J’aurois vu de ton cœur la plus vaste étendue ;
55Qu’un moment suffiroit à mes débiles yeux
Pour démêler en toi ces dons brillants des cieux
De qui l’inépuisable et perçante lumière,
Sitôt que tu parois, fait baisser la paupière.
J’ai déjà vu beaucoup en ce moment heureux :
60Je t’ai vu magnanime, affable, généreux ;
Et ce qu’on voit à peine après dix ans d’excuses,
Je t’ai vu tout d’un coup libéral pour les muses.
Mais pour te voir entier, il faudroit un loisir
Que tes délassements daignassent me choisir :
65C’est lors que je verrois la saine politique
Soutenir par tes soins la fortune publique,
Ton zèle infatigable à servir ton grand roi.
Ta force et ta prudence à régir ton emploi ;
C’est lors que je verrois ton courage intrépide
70Unir la vigilance à la vertu solide ;
Je verrois cet illustre et haut discernement
Qui te met au-dessus de tant d’accablement ;
Et tout ce dont l’aspect d’un astre salutaire
Pour le bonheur des lis t’a fait dépositaire.
75Jusque-là ne crains pas que je gâte un portrait
Dont je ne puis encor tracer qu’un premier trait ;
Je dois être témoin de toutes ces merveilles
Avant que d’en permettre une ébauche à mes veilles ;
Et ce flatteur espoir fera tous mes plaisirs.
80Jusqu’à ce que l’effet succède à mes désirs.
Hâte-toi cependant de rendre un vol sublime

Au génie amorti que ta bonté ranime,
Et dont l’impatience attend pour se borner
Tout ce que tes faveurs lui voudront ordonner.


  1. Ces vers et l’avis Au lecteur ne se trouvent que dans l’édition de 1659.
  2. Nicolas Foucquet, né en 1615, procureur général au parlement de Paris à trente-cinq ans, surintendant des finances en 1652, disgracié en 1661, mort en 1680.
  3. Voyez plus haut, la Notice d’Œdipe, p. 104, et ci-après, l’avis Au lecteur, p. 124.
  4. Voltaire se trompe quand il dit, dans une note sur ces vers, que Corneille avait cinquante-six ans. Il était dans sa cinquante-troisième année (dix lustres et plus, dit-il lui-même un peu plus bas, au vers 47) lorsqu’il publia Œdipe.
  5. Voyez le Lexique au mot Fournir.
  6. Corneille a exprimé la même idée dans sa dédicace de Cinna, à Monsieur de Montoron. Voyez tome III, p. 372