Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 128-132).
EXAMEN[1].

La mauvaise fortune de Pertharite m’avoit assez dégoûté du théâtre pour m’obliger à faire retraite, et à m’imposer un silence que je garderois encore, si M. le procureur général Foucquet[2] me l’eût permis. Comme il n’étoit pas moins surintendant des belles-lettres que des finances, je ne pus me défendre[3] des ordres qu’il daigna me donner de mettre sur notre scène[4] un des trois sujets[5] qu’il me proposa[6]. Il m’en laissa le choix, et je m’arrêtai à celui-ci, dont le bonheur me vengea bien de la déroute de l’autre, puisque le Roi s’en satisfit assez pour me faire recevoir des marques solides de son approbation par ses libéralités, que je pris pour des commandements tacites de consacrer aux divertissements de Sa Majesté ce que l’âge et les vieux travaux m’avoient laissé d’esprit et de vigueur[7].

Je ne déguiserai point qu’après avoir fait le choix de ce sujet, sur cette confiance que j’aurois pour moi les suffrages de tous les savants, qui le regardent encore comme le chef-d’œuvre de l’antiquité, et que les pensées de Sophocle et de Sénèque, qui l’ont traité en leurs langues, me faciliteroient les moyens d’en venir à bout, je tremblai quand je l’envisageai de près : je reconnus[8] que ce qui avoit passé pour merveilleux en leurs siècles pourroit sembler horrible au nôtre ; que cette éloquente et curieuse description de la manière dont ce malheureux prince se crève les yeux, qui occupe tout leur cinquième acte, feroit soulever la délicatesse de nos dames, dont le dégoût attire aisément celui du reste de l’auditoire[9] ; et qu’enfin, l’amour n’ayant point de part en cette tragédie, elle étoit dénuée des principaux agréments qui sont en possession de gagner la voix publique.

Ces considérations m’ont fait cacher aux yeux un si dangereux spectacle, et introduire l’heureux épisode de Thésée et de Dircé. J’ai retranché le nombre des oracles[10] qui pouvoit être importun, et donner à Œdipe trop de soupçon de sa naissance. J’ai rendu la réponse de Laïus, évoqué par Tirésie, assez obscure dans sa clarté apparente pour en faire une fausse application à cette princesse[11] ; j’ai rectifié ce qu’Aristote y trouve sans raison[12] et qu’il n’excuse que parce qu’il arrive avant le commencement de la pièce ; et j’ai fait en sorte qu’Œdipe, loin de se croire l’auteur de la mort du Roi son prédécesseur, s’imagine l’avoir vengée sur trois brigands, à qui le bruit commun l’attribue ; et ce n’est pas un petit artifice qu’il s’en convainque lui-même lorsqu’il en veut convaincre Phorbas.

Ces changements m’ont fait perdre l’avantage que je m’étois promis, de n’être souvent que le traducteur de ces grands génies qui m’ont précédé. La différente route que j’ai prise m’a empêché de me rencontrer avec eux, et de me parer de leur travail ; mais en récompense, j’ai eu le bonheur de faire avouer qu’il n’est point sorti de pièce de ma main où il se trouve tant d’art qu’en celle-ci. On m’y a fait deux objections : l’une, que Circé, au troisième acte[13], manque de respect envers sa mère[14], ce qui ne peut être une faute de théâtre, puisque nous ne sommes pas obligés de rendre parfaits ceux que nous y faisons voir ; outre que cette princesse considère encore tellement ces devoirs de la nature, que bien qu’elle aye lieu de regarder cette mère comme une personne[15] qui s’est emparée d’un trône qui lui appartient, elle lui demande pardon de cette échappée, et la condamne aussi bien que les plus rigoureux de mes juges. L’autre objection regarde la guérison publique, sitôt qu’Œdipe s’est puni. La narration s’en fait par Cléante et par Dymas[16] ; et l’on veut qu’il eût pu suffire de l’un des deux pour la faire : à quoi je réponds que ce miracle s’étant fait tout d’un coup, un seul homme n’en pouvoit savoir assez tôt tout l’effet, et qu’il a fallu donner à l’un le récit de ce qui s’étoit passé dans la ville, et à l’autre, de ce qu’il avoit vu dans le palais. Je trouve plus à dire à Dircé qui les écoute, et devroit avoir couru auprès de sa mère, sitôt qu’on lui en a dit la mort ; mais on peut répondre que si les devoirs de la nature nous appellent auprès de nos parents quand ils meurent, nous nous retirons d’ordinaire d’auprès d’eux quand ils sont morts, afin de nous épargner ce funeste spectacle, et qu’ainsi Dircé a pu n’avoir aucun empressement de voir sa mère, à qui son secours ne pouvoit plus être utile, puisqu’elle étoit morte ; outre que si elle y eût couru[17], Thésée l’auroit suivie, et il ne me seroit demeuré personne pour entendre ces récits. C’est une incommodité de la représentation qui doit faire souffrir quelque manquement à l’exacte vraisemblance. Les anciens avoient leurs chœurs qui ne sortoient point du théâtre, et étoient toujours prêts d’écouter tout ce qu’on leur vouloit apprendre ; mais cette facilité étoit compensée par tant d’autres importunités de leur part, que nous ne devons point nous repentir du retranchement que nous en avons fait.


  1. Cet Examen jusqu’à la troisième phrase du dernier paragraphe, ne fait guère que reproduire, mais avec de très-nombreuses variantes dans le style, l’avis Au lecteur qui précède
  2. Le mot Foucquet est omis dans les éditions de 1660 et de 1663.
  3. Var. (édit. de 1660 et de 1663) : Comme il n’est pas moins… je n’ai pu me défendre des ordres qu’il a daigné me donner. — On peut s’étonner que ce soit encore là le texte de l’édition de 1663, puisque la disgrâce de Foucquet est de 1661 : il avait été arrêté à Nantes le 5 septembre de cette année. C’est bien probablement une simple inadvertance ; car on ne peut pas dire que le poëte ait voulu attendre le jugement du surintendant : l’Achevé d’imprimer de l’édition de 1664, la première où Corneille ait modifié ce passage, est du 14 août, et le jugement est des mois de novembre et décembre suivants.
  4. Var. (édit. de 1660-1664):… me donner de le rompre (le silence), pour mettre sur notre scène.
  5. Var. (édit. de 1660-1668) : un de trois sujets.
  6. Var. (édit. 1660 et de 1663) : qu’il lui a plu me proposer ; — (édit. de 1664) : qu’il lui plut me proposer.
  7. Var. (édit. de 1660 et de 1663) : Il m’en a laissé le choix, et je me suis arrêté à celui-ci, dont le bonheur m’a bien vengé…, puisque le Roi s’en est assez satisfait… que j’ai prises… m’ont laissé d’esprit et de vigueur.
  8. Var. (édit. de 1660 et de 1663) : j’ai tremblé quand je l’ai envisagé de près : j’ai reconnu…
  9. Voyez ci-dessus, p. 126, note 3.
  10. Voyez ci-dessus, p. 127, note 1.
  11. Dircé.
  12. Voyez ci-dessus, p. 127, note 3.
  13. Dans la scène ii du IIIe acte.
  14. Var. (édit. de 1660 et de 1663) : manque de respect à sa mère.
  15. Var. (édit. de 1660-1668) : de la regarder comme une personne.
  16. Dans la dernière scène du Ve acte.
  17. Ce passage, depuis : « ou peut répondre, » jusqu’à : « si elle y eût couru » inclusivement, manque dans les éditions de 1660 et de 1663.