Œdipe à Colone (trad. Masqueray)/Notice

Traduction par Paul Masqueray.
Sophocle, Texte établi par Paul MasquerayLes Belles LettresTome 2 (p. 139-153).

NOTICE

Il est dit en tête du second Argument de l’Œdipe à Colone[1] que la pièce fut mise en scène en 401, quatre ans après la mort du poète, par les soins de son petit-fils, Sophocle le jeune[2]. On a prétendu qu’il ne s’agissait là que d’une reprise et que l’œuvre était plus ancienne. Sous prétexte qu’à la fin des Phéniciennes, Œdipe annonce, comme le lui a prédit Apollon, qu’il mourra à Colone, séjour de Poséidon équestre[3], on a supposé qu’Euripide connaissait la pièce de son rival, avant d’écrire la sienne, qui a été jouée vers 409. Rien n’autorise l’interversion. Ces vers, — qui n’ont pas été ajoutés après coup dans les Phéniciennes par souvenir de la pièce de Sophocle[4], — contiennent seulement une allusion à une des légendes sur la mort d’Œdipe, dont Sophocle s’est inspiré quelques années plus tard dans sa dernière œuvre : l’un et l’autre poète suivent une tradition commune. Un chœur de l’Œdipe à Colone où sont déplorés avec une amertume émouvante les malheurs qui accablent l’homme, quand sa vie se prolonge au delà de la mesure ordinaire[5] n’a pu être écrit par Sophocle que lorsqu’il avait déjà atteint l’extrême limite de la vieillesse.

À l’Œdipe-Roi fait suite l’Œdipe à Colone. Il ne suffit pas de dire que les faits exposés dans la première pièce précèdent chronologiquement ceux de la seconde. Ce qu’il faut ajouter, c’est que pour nous le premier Œdipe n’est pleinement intelligible que si, au moins dans la pensée, on le fait suivre de l’Œdipe à Colone[6].

Cela ne signifie pas que Sophocle songeait déjà à ce dernier drame, en écrivant le premier. Bien des années se sont écoulées entre les deux pièces. En soi, l’Œdipe-Roi forme un tout complet, qui a son unité dramatique. Ce qui le prouve, c’est l’attention que lui a donnée Aristote et l’effet que cette tragédie produit encore sur la foule. Moralement se suffit-elle à elle-même ? À la fin de sa vie, Sophocle ne l’a plus pensé.

Si, en effet, de l’une à l’autre pièce, malgré quelques modifications sans grande importance[7], les choses se prolongent et se continuent, en réalité, elles sont traitées dans un esprit différent. Les plaintes émouvantes sur la fragilité du bonheur humain sont délaissées : elles sont jugées, sans doute, insuffisantes. Une idée plus haute se fait jour qui donne à l’Œdipe à Colone une valeur morale particulière et le caractère religieux qui lui est propre.

Pourquoi, dans sa longue vie, Œdipe a-t-il été si malheureux ? Méritait-il de l’être ? Était-il coupable ? C’est la question qui est annoncée, discutée, résolue dans la première partie de la tragédie, avant qu’Athènes donne asile au vieillard. Et quand le jugement est prononcé, il reste acquis : on n’y revient plus[8].

D’abord en face des Coloniates, avant comme après l’aveu de son origine, Œdipe se contente d’affirmer qu’il n’est qu’un malheureux, auquel le sort a été contraire[9] Comme les gens du chœur, qui ont les préjugés de la foule, manifestent une terreur déraisonnable à sa vue, Antigone, qui les supplie d’avoir pitié de son vieux père, proclame hautement qu’aucun être humain, quand la divinité le conduit à sa perte, ne peut y échapper[10] : ce qui ne veut pas dire qu’Œdipe, coupable, ait mérité ses malheurs.

Ces restrictions, ces protestations qui deviennent de plus en plus pressantes[11], préparent le véritable plaidoyer qu’Œdipe prononce devant Créon, son accusateur, devant Thésée, son juge, devant les choreutes qui représentent la foule et son opinion moyenne. Cette fois, les arguments sont réunis en un faisceau unique et toute la question de la culpabilité d’Œdipe est rationnellement discutée[12].

Que lui reproche-t-on ? Son parricide, son inceste. Or, un oracle avait annoncé à Laïos qu’il mourrait de la main de son fils, avant que ce fils fût né. Donc, par la volonté des dieux, Œdipe était voué à ce crime, même avant d’exister. Quand pour son malheur il naquit à la lumière, il en vint aux mains avec son père : se rendait-il compte alors de ce qu’il faisait ? Mais le père n’avait-il pas le premier frappé[13] ? Le fils n’était-il pas en cas de légitime défense ? Créon, à sa place, n’aurait-il pas agi comme lui ? Et quant à son inceste, Œdipe savait-il, après avoir deviné l’énigme de la Sphinx, que Jocaste, quand il l’épousa, était sa mère ? Qu’est-ce qui constitue la faute ? La volonté seule. Quand on commet cette faute malgré soi, on est innocent[14]. Ici, les dieux ont tout conduit. Et Œdipe, sûr de son raisonnement, conclut que l’âme de son père, si elle revenait à la vie, n’aurait rien à lui objecter[15], c’est-à-dire que l’accusé, ce qui est d’une belle audace, en appelle à sa victime pour se faire acquitter.

Créon ne répond rien ; que pouvait-il répondre ? Donc, la cause d’Œdipe est entendue, gagnée. C’est ce que constate le coryphée qui, résumant l’opinion générale, affirme que le vieillard est un homme de bien, dont les malheurs accablants méritent d’être secourus[16]. Et Thésée, donnant une sanction au débat, y met brusquement fin, en se constituant le protecteur d’Œdipe.

Or, si celui-ci est innocent, puisque les Grecs ne mettaient dans leur Hadès ni enfer[17], ni paradis, et qu’ils ne croyaient pas que ceux qui avaient injustement souffert pendant leur vie, étaient après leur mort dédommagés de leurs souffrances, les dieux, les justes dieux sont contraints, après avoir abattu Œdipe, de le relever eux-mêmes avant qu’il meure. Cette nécessité morale est formulée par Ismène :

Νῦν γὰρ θεοί σ᾽ ὀρθοῦσι, πρόσθε δ᾽ ὤλλυσαν[18].

Voilà la pensée d’où l’Œdipe à Colone est sorti. À la fatalité impitoyable de la légende est substituée cette haute idée de la justice divine, à laquelle Sophocle fait plusieurs fois allusion dans ses drames, surtout pour en constater les défaillances[19]. Après une vie de malheur et d’opprobre, Œdipe, en mourant, se transfigure devant nous et devient presque un dieu.

Ici se pose une question grave : est-ce Sophocle qui a ainsi redressé les choses ? Cela semble vraisemblable. Dans les Phéniciennes, Œdipe reste celui que le Destin a dès sa naissance accablé de l’infortune la plus lourde qu’un homme ait jamais connue[20]. Pourtant, il va mourir à Colone, comme dans Sophocle, mais il ne prévoit pas encore la gloire qui l’y attend. S’il donne sa main à Antigone pour qu’elle l’y conduise, l’un et l’autre s’acheminent vers un exil qu’ils disent lamentable[21]. Ainsi, des deux poètes il semble que le plus novateur ait été cette fois le plus traditionnaliste.

Mais Euripide n’était pas né à Colone. Sophocle, comme il est constaté dans le premier Argument[22], a fait plaisir aux gens de son dème en y enterrant Œdipe. S’il avait mené chez eux un coupable, aurait-il obtenu ce résultat ? Il était donc obligé d’absoudre le criminel. Aussi a-t-il pris soin, comme on l’a vu, de faire proclamer pour la première fois son innocence par ses propres compatriotes : cet acquittement adroit prévenait toutes les protestations.

La précaution était d’autant plus utile qu’on n’était pas d’accord sur le lieu où Œdipe avait été enterré[23] et que, même dans Sophocle, il y a des traces de cette incertitude.

Dans l’Antigone, il place encore ce tombeau à l’endroit traditionnel, à Thèbes[24], mais dans l’Œdipe-Roi, chose curieuse, il paraît déjà hésiter et ne le fixe plus nulle part. En tout cas, ce tombeau n’est plus chez les Thébains, puisque Œdipe s’interdit à lui-même de continuer sa vie parmi eux[25]. Ne soyons pas surpris de ces contradictions. La légende d’Œdipe, dont on s’est beaucoup occupé dans l’antiquité[26], était pour cette raison même d’une instabilité déconcertante, ce qui a permis à Sophocle d’arranger les choses comme il lui a plu.

Œdipe prétend donc que si les Coloniates consentent à l’accueillir et si Thésée veut bien, après sa mort, lui accorder une sépulture, son corps protégera les Athéniens contre les gens de Thèbes. Ainsi l’a prédit l’oracle de Delphes. De la même manière, comme on l’a remarqué, Eurysthée dans les Héraclides d’Euripide, pour remercier Athènes de lui avoir épargné la vie, avait demandé à sa mort d’être enterré en Attique, devant le sanctuaire d’Athéna, à Pallène, parce que Loxias, exactement comme dans l’Œdipe à Colone, avait annoncé qu’il serait plus tard un sauveur des Athéniens et, lorsque les Héraclides, c’està-dire les Spartiates, viendraient les attaquer, leur ennemi implacable[27].

Athènes a donc besoin d’être protégée contre Thèbes ? Mais Thésée affirme que les deux cités sont amies. Œdipe lui objecte que rien ne résiste aux années, que le même vent ne souffle pas toujours entre les peuples, et il prévoit que, dans l’innombrable suite des jours et des nuits, un temps viendra où les deux cités lutteront l’une contre l’autre : c’est alors que son froid cadavre, dit-il, boira le sang chaud des envahisseurs[28]. L’allusion à des faits historiques semble évidente, mais quels sont ces faits ? On les a placés en 506, en 431, à une autre date[29]. Comme nous n’avons ici aucun témoignage ancien, aucune scholie, il est impossible d’arriver à une certitude quelconque.

Athènes accueille Œdipe : c’est le moment de louer ce pays hospitalier et de le décrire à celui dont les yeux sont éteints. De la même manière, quand Médée s’est assuré un asile dans l’Athènes du roi Egée, le chœur célèbre devant elle les Érechthéides et l’air transparent et pur qu’ils respirent[30]. L’imitation de Sophocle est aussi sûre que sa supériorité est éclatante. Il n’y a pas chez les poètes grecs de vers plus célèbres[31].

Cela ne dispense pas les modernes, toujours poussés par un besoin ardent de vérité précise, de constater combien les anciens, en face de la réalité, sentaient autrement que nous les choses. Sans doute, nous ne pouvons plus savoir si à Colone, au ve siècle{, les rossignols étaient aussi sonores, la rosée aussi abondante, les narcisses aussi frais que Sophocle le dit. Toutefois il est sûr que les dieux et les déesses qui apparaissent à la fin de chacune de ses strophes, n’y étaient point. Doit-on de l’absence des uns conclure à l’absence des autres ? Mais depuis quand les poètes sont-ils obligés d’avoir les yeux du vulgaire ? Sans compter qu’il serait très injuste, parce que les vers sont magnifiques et que l’endroit que décrit l’artiste n’est plus guère aujourd’hui[32] qu’un amas de pierres poudreuses, de le rendre responsable de notre déception.

Il mélangea dessein le présent d’Athènes avec son passé, le souvenir glorieux des guerres médiques avec l’activité que déploie sur la mer frémissante son peuple de marins. L’œuvre est celle d’un homme qui décrit ce qu’il a sous les yeux, en même temps que ce qu’il rêve : hymne à la fois religieux et mystique, qui ne perd pas contact avec le réel, puisqu’à côté de la pâleur des oliviers, on voit la couleur blanche du sol, la transparence des eaux qui l’arrosent, le sourire des fleurs. Et tout cela est rempli de dieux, de déesses, de chevaux qui se cabrent sous le mors, de chœurs qui chantent. On pense, en lisant ces vers, aux tableaux de la Renaissance italienne où, sur un fond de verdoyant paysage, se profilent dans la lumière une multitude d’êtres surnaturels.

Le stasimon est à peine terminé que Créon arrive, suivi plus tard par Polynice, c’est-à-dire que la venue de ces deux personnages est une conséquence immédiate de l’hospitalité qu’Athènes accorde à Œdipe : l’un veut s’assurer de sa personne, puisque le salut de Thèbes y est attaché, l’autre vient le supplier de le seconder dans la lutte qu’il engage contre son frère.

Pourquoi les Thébains ont-ils délégué auprès d’Œdipe son beau-frère et non pas Étéocle ? Le fils n’avait-il pas plus de chances de réussir auprès de son père ? Cela est douteux, car les sentiments d’Œdipe sont loin de lui être favorables. D’un autre côté, à moins d’être opposés l’un à l’autre et de plaider chacun pour soi, comme dans les Phéniciennes, ce qui nous eût bien éloignés du sujet, les deux fils du vieillard ne pouvaient pas apparaître successivement, chacun avec une mission différente. À Étéocle Sophocle a donc préféré Créon.

Le personnage lui est familier, puisqu’il l’a employé dans trois de ses pièces. Chaque fois, remarquons-le, il lui a donné un caractère différent : dans l' Antigone, la cruauté raisonneuse de Créon n’est pas excusée par l’intérêt général dont il a la garde : dans l' Œdipe-Roi, il est sympathique, puisqu’en butte aux accusations insensées de son beau-frère, il ne lui témoigne, après sa chute, aucune rancune ; ici, il est subitement changé en un hypocrite odieux, qui ne recule pour arriver à ses fins intéressées ni devant la flatterie, ni devant la violence. Telle est la suite chronologique de ses transformations. Elles sont très capricieuses[33] et ne prouvent qu’une chose, c’est que dans la composition de leurs drames les poètes, cédant à la nécessité du moment, prenaient toutes les libertés.

Nous arrivons à la scène entre Œdipe et Polynice. Elle soulève un certain nombre de difficultés, dont il convient de dire un mot.

Polynice est plus âgé qu’Etéocle[34] ; c’est le contraire dans Eschyle et dans Euripide[35]. Pourquoi Sophocle a-t-il intetverti leur âge ? La légende racontait que lorsque la guerre éclata entre Argos et Thèbes, Étéocle régnait sur cette dernière ville. Donc, pendant cette guerre, Polynice seul pouvait venir en Attique. Sans doute, à l’égard de leur père les deux fils sont aussi ingrats l’un que l’autre, mais les reproches d’Œdipe avaient plus de force, s’ils s’adressaient au plus âgé. Le droit d’aînesse ne donnait pas seulement à Polynice le droit de régner, il lui imposait aussi le devoir de venir en aide à son vieux père. De plus, pour que la querelle entre les deux frères soit plus criminelle, celui qui n’en a pas le droit règne et spolie l’autre. Ainsi, à cause de l’injustice d’Étéocle, Polynice, ce qui paraît intentionnel, n’est pas tout à fait indigne de notre pitié, puisqu’il n’a pas absolument tous les torts.

Pourquoi maintenant contre son fils aîné Œdipe est-il animé d’une haine aussi farouche ? Parce que, dit-il, quand Polynice avait à Thèbes le pouvoir royal, celui-ci l’a exilé et condamné à la vie misérable qu’il mène[36]. Mais le même Œdipe n’a-t-il pas déclaré, dans sa première entrevue avec Thésée, que c’étaient ses deux fils qui l’avaient chassé de son pays[37]. Pourquoi accuse-t-il cette fois le seul Polynice ? Et d’ailleurs n’avait-il pas auparavant limité lui-même leur faute en reconnaissant que, quand l’exil avait été prononcé contre lui, ils avaient seulement laissé faire, sans essayer de le défendre[38] ?

On pourrait aller plus loin. Dans les Sept, dans les Phéniciennes, Polynice n’a jamais eu le pouvoir. Sophocle l’avoue tacitement lui-même. Cela résulte des déclarations précises d’Ismène : d’abord c’est une lutte entre Étéocle et Polynice à qui laissera le trône à Créon ; ils ont peur des malheurs héréditaires attachés à leur race. Puis l’ambition s’éveille en eux ; ils veulent s’emparer de la puissance souveraine. « C’est alors que le plus jeune, le moins âgé prive du trône son aîné Polynice et le chasse du pays[39] ». Si, au moment où les deux frères veulent s’emparer du pouvoir, Polynice a été exilé par Étéocle, la chose est claire, Polynice n’a jamais régné un seul jour à Thèbes.

Ainsi, au début de l’Œdipe à Colone, le malheureux est innocent de toute faute à l’égard de son père, et à mesure que le drame progresse, sa culpabilité grandit et devient accablante. Voici, en effet, dans quel ordre les choses nous sont présentées : d’abord (v. 367 sqq.) il n’a aucun pouvoir ; puis (v. 427 sqq.), il tolère la faute avec Étéocle ; puis (v. 599 sq.), il la commet avec lui ; enfin (v. 1354 sqq.), il est seul à la commettre. La progression est trop régulière pour ne pas être calculée. À la représentation elle ne risquait guère d’être aperçue. Une lecture attentive peut seule la découvrir, mais les tragédies grecques, on l’a déjà dit, étaient bien moins faites pour être lues que pour être jouées[40]. Comme il fallait ici modifier la légende, pour qu’en face de son père Polynice méritât toutes les malédictions, Sophocle s’y est pris par retouches successives, qui sont si menues que, considérées isolément, elles sont invisibles.

Si ces retouches ont été relevées ici avec quelque soin, c’est qu’elles prouvent une chose importante : l’authenticité de l’entrevue entre Œdipe et son fils. Elle a souvent été discutée par les modernes. Ils ont juxtaposé les faits, ils ont remarqué qu’ils ne s’accordaient pas exactement entre eux, ils ont conclu à des altérations plus ou moins profondes du texte. C’est justement, si les choses sont ici bien comprises, à une conclusion opposée qu’elles mènent. Et il ne suffit pas, pour rendre plus vraisemblables de prétendus remaniements, de faire observer[41] qu’avant l’arrivée de Polynice Thésée quitte la scène sans dire où il va[42], de même qu’après le départ du jeune homme le même Thésée, sur l’appel du chœur, rentre en scène sans dire d’où il vient[43]. Les poètes dramatiques éloignaient, ramenaient leurs personnages, sans en donner toujours la raison, parce que souvent cette raison était tout extérieure : ils avaient besoin de l’acteur pour un autre rôle. Ici, Sophocle n’aurait eu personne pour jouer celui de Polynice, si Thésée était resté sur le théâtre. Il l’éloigne donc pendant cette scène et cela est naturel, puisque Thésée n’a pas besoin d’assister aux malédictions d’Œdipe ni aux gémissements de Polynice.

D’autant plus que la scène est douloureuse et que, surtout avec nos idées modernes, elle n’est pas très favorable à Œdipe. L’autorité paternelle, chez nous si faible, était très forte chez les anciens. C’est une chose qu’il faut se garder d’oublier ici. Puis, pour une autre raison, Œdipe n’est-il pas contraint d’être impitoyable ? La légende faisait mourir ses deux fils devant Thèbes. Puisque Sophocle a rattaché cette légende à son drame, Œdipe n’avait plus le droit de les sauver. Ils périront donc l’un et l’autre par l’effet de la malédiction déjà ancienne qu’il a lancée contre eux et qu’il renouvelle devant nous[44]. Car, si dans sa prière, Polynice, qui se sent coupable, fait asseoir la Clémence à côté de Zeus[45], Œdipe, quand il se décide enfin à lui répondre, y place à son tour la Justice[46]. Par elle Polynice sera châtié, parce qu’il a failli aux obligations de la piété filiale. Sans doute, Œdipe est son père, mais celui-ci ne le rappelle que pour maudire son fils avec plus de fureur. Dans l’antiquité, on n’oubliait pas les offenses, on les vengeait[47]. On ne connaissait pas encore les larmes divines du pardon. Seule, Antigone pouvait les pressentir[48], parce qu’elle est Antigone, mais avec la soumission passive des contemporaines du poète, sans prendre ici parti ni pour son père, ni pour son frère, elle n’intervient même pas entre eux, pour essayer de les réconcilier.

Nous arrivons à la scène capitale, celle qui est annoncée dès le début du drame, la mort d’Œdipe. Cette mort est fort dramatique. Au théâtre, en 401, nombre de spectateurs ont sans doute éprouvé la même impression d’horreur religieuse que celle dont il est parlé dans la pièce, quand après les derniers adieux, les derniers sanglots du père et de ses filles, au milieu du silence, un dieu, le dieu de la mort ordonne impérieusement au vieillard de venir le rejoindre. À ce cri, dit le messager, tous ceux qui l’entendirent sentirent se hérisser leurs cheveux sur la tête[49]. Quand nous lisons aujourd’hui ces vers, nous comprenons encore cette émotion.

Œdipe disparaît et nous ne pouvons savoir au juste comment la chose se produit, puisque celui seul qui y a assisté, Thésée, est contraint au silence. Est-il mort véritablement ? Sans aucun doute, puisqu’il est venu chercher son tombeau en Attique, mais dans le récit des faits on a l’air de dire qu’il est emporté par une force divine[50]. Il est ainsi plongé dans l’Hadès, parce qu’en ce temps-là on n’avait pas encore imaginé de faire monter au ciel les morts célèbres. Et sur cette disparition flotte, comme il est juste, un nuage de mystère, le même que celui dont Bacchylide entoure effectivement, avec l’aide de Zeus, la mort de Crésus, quand de son bûcher le roi de Lydie est transporté chez les Hyperboréens[51].

Ce récit est fait par un messager. En réalité, il devrait être attribué à Thésée, unique témoin de tout ce qui s’est passé : il dirait ce qu’il peut dire. Mais a-t-on jamais vu un roi, un roi d’Athènes, se charger sur une scène grecque de ce rôle subalterne ? Cela, il est vrai, aurait évité à ἄγγελος, qui suit les filles d’Œdipe, — quand celles-ci, au moment suprême s’éloignent sur l’ordre paternel, — de se retourner pour voir ce qui se passe. Il commet là un sacrilège[52] dont la convention dramatique est seule responsable. On a d’ailleurs à peine le temps de le remarquer, car le poète se hâte d’introduire les filles d’Œdipe, pour faire entendre jusqu’à la fin de la pièce, leurs douloureux sanglots.

Il resterait à expliquer comment, à un âge que bien peu de gens atteignent, Sophocle a pu écrire une œuvre aussi puissante que son second Œdipe. Si en l’étudiant de près on peut y découvrir des traces de vieillesse, — quelques longueurs[53] et surtout au lieu d’une action qui progresse et

se développe sans arrêt, des scènes entières où elle est complètement immobile, — ne peut-on pas supposer, avec une certaine vraisemblance, que la fin d’Œdipe ne produit ce prodigieux effet qu’à cause même de l’âge avancé de celui qui l’a mise en scène ? Toute la seconde partie de son drame est pleine de la sensation funèbre de la mort. C’est quand il sent qu’il touche irrévocablement au terme de la vie que l’être humain regarde avec le plus de fixité, s’il a encore les yeux clairs, comment d’ordinaire on la quitte, ce qui ne l’empêche pas, surtout s’il est poète, d’imaginer aussi comment on pourrait la quitter.




  1. Dans L, p. 118. Cet Argument est suivi de deux autres ὑποθέσεις, l’une en distiques, l’autre de ce Saloustios, rhéteur syrien du ve siècle ap. J.-C. Cf. Sophocle I, p. 67. — Le premier Argument est en tête de la pièce, dans L, p. 96 sq.
  2. Τὁν ἐπἱ Κολωνῷ Οἰδίπουν ἐπἱ τετελευτηκότι τῷ πάππῷ Σοφοκλῆς ὁ ὐἲδοῦς ἐδίδαξεν, υἱὸς ὢν Άρίστωνος, ἐπἱ ἄρχοντος Μίκωνος, ὄς ἐστι τέταρτος ἀπὸ καλλίου, ἐφ᾽ οὗφασιν οἱ πλείους τὸν Σοφοκλέα τελευτῆσαι.
  3. Phénic. 1703-9.
  4. Zielinski, Mnemosyne, 1922, p. 313, prétend que l’Œdipe à Colone était déjà terminé, quand Euripide composa ses Phéniciennes et qu’il en eut connaissance par des lectures publiques qu’en avait faites Sophocle aux acteurs et gens du métier. Cette hypothèse échappe à toute discussion.
  5. Œd. à Col. 1211 sqq. Voir la note de Schneidewin au v. 1239.
  6. Cf. Jules Lemaître, Impressions de théâtre, IIIe série, p. 13 sq.
  7. Dans l’Œdipe-Roi, v. 787 sqq., le fils de Laïos, tourmenté par un propos échappé à un convive, va consulter Apollon pour savoir quels sont ses parents. Le dieu, qui laisse sa question sans réponse, lui annonce les crimes qu’il doit commettre, son parricide et son inceste. Dans l’Œdipe à Colone, v. 87 sqq., le dieu ajoute quelque chose à sa prédiction : Œdipe trouvera, après de nombreuses années, ἐν χρόνῳ μαρκῷ, la fin de ses maux, quand des divinités vénérables l’auront accueilli. L’épithète est intentionnelle : toutes les divinités étant σεμναί, Œdipe ne peut pas prévoir qu’il s’agit pour lui des Euménides de Colone. Ainsi le second Œdipe est relié à l’autre par cette retouche. À la fin de la première pièce v. 1438 sqq., on ne sait ce qu’on fera du malheureux : le dieu de Delphes sera encore une fois consulté. Il ne semble pas que l’exil d’Œdipe ait été ordonné par Apollon. Ce sont les Thébains, après un long temps, (χρόνῳ 437, χρόνιον 441) qui l’ont exilé. En effet, entre les deux pièces il faut supposer qu’il s’est écoulé une vingtaine d’années.
  8. Il est, en effet, fort remarquable qu’après le plaidoyer final d’Œdipe (960-1013) il ne soit plus dit dans la pièce un seul mot de cette culpabilité.
  9. Œd. à Col. 144 sqq., 202, 222, 224.
  10. Œd. à Col. 252 sqq. — Ces paroles d’Antigone s’accordent donc parfaitement avec ce qu’a dit Œdipe, et on ne comprend point les scrupules de certains critiques anciens qui, dit le scholiaste, supprimaient toute la monodie d’Antigone et les quatre trimètres du coryphée (237-257) sous prétexte qu’Œdipe devait d’abord par des raisons solides, τῷ δικαιολογικῷ, essayer de se justifier aux yeux des choreutes : les raisons solides viendront plus tard. — Didyme conservait ces vers et il avait raison.
  11. Œd. à Col. 265 sqq. 516, 521 sqq. 538 sqq. 547 sq.
  12. Œd. à Col. 960-1013.
  13. Cf. Œd. R. 807 sqq.
  14. Νόμῳ καθαρός, cf. Œd. à Col. 548.
  15. Œd. à Col. 998 sq.
  16. Œd. à Col. 1014 sq.
  17. L’épisode de la Νεκυία où sont racontés les supplices de Tityos, de Tantale et de Sisyphe est d’inspiration orphique et jamais à l’origine l’Hadès n’a été conçu comme un lieu de tortures. Cf. H. Diels, Himmels- und Höllenfährten von Homer bis Dante, Neue Jahrbücher, 1922, p. 241.
  18. Œd. à Col. 394. — Comparer ce que dit le chœur 1565 sq. au moment même où s’accomplit le relèvement d’Œdipe, quand il meurt.
  19. Antigone 922 sqq., Trach. 993 sqq., 1266 sqq., Philoct. 416 sqq., 428 sqq., 446 sqq., 1020 sqq.
  20. Phénic. 1595 sqq.
  21. Phénic. 1710 sqq.
  22. Ὅ (= τὸ δρᾶμα)… ἐποίησε, χαριζόμενος οὐ μόνον τῇ πατρίδι, ἀλλὰ καὶ τῷ ἑαυτοῦ δήμῳ.
  23. On plaçait cette sépulture au moins en quatre endroits : Thèbes, Céos, Étéonos, Colone. Cf. Iliade XXIII, 679 ; schol. d’Œd. à Col. v. 91. Cf. C. Robert, Oidipus I, p. 1-47.
  24. Antigone, 897 sqq.
  25. Œd. R. 236 sqq. Cf. 816 sqq. 1340 sqq. 1381 sqq. 1436 sq. Cf. 454 sqq.
  26. Voici d’après Nauck la liste des poètes tragiques qui ont écrit un Œdipe, Eschyle (467), Euripide, Achéos d’Érétrie, Carcinos, Diogène de Sinope, Nicomaque, Philoclès, Théodecte, Xénoclès, sans compter Sophocle, qui en a écrit deux.
  27. Héraclides, 1030 sqq. La pièce a été jouée vraisemblablement dans les premières années de la guerre du Péloponnèse. Cf. Wilamowitz, Analecta Euripidea, p. 151 sq.
  28. Œd. à Col. 621 sq.
  29. Cf. C. Robert, Oidipus, I, p. 33 sqq.
  30. Médée, 824-845.
  31. Antigone elle-même, v. 720, en fait remarquer adroitement la beauté au public. Cet artifice de Sophocle est, je crois, unique dans son théâtre. — Il reste que ces vers si lumineux ont été écrits par un homme presque centenaire. J’avoue ne pas comprendre très nettement la chose. Il est vrai que nous ne savons pas comment travaillaient les écrivains de l’antiquité, ni si ce stasimon est bien de l’extrême vieillesse de Sophocle. En tout cas, il ne se rattache à l’action que par deux seuls mots : ξένε… ἵκου…
  32. Voir dans G. Fougères, Athènes, p. 184 la reproduction bien connue de la butte de Colone.
  33. Notons toutefois que dans l’Œdipe à Colone Créon est un vieillard. Le poète l’indique à plusieurs reprises, v. 788, 875, 930 sq. 969, 1018. La chose est naturelle, puisque dans l' Œdipe-Roi il a sensiblement le même âge que son beau-frère. Au contraire, dans les Phéniciennes, Créon paraît beaucoup plus jeune qu’Œdipe, mais il ne joue pas le rôle grave d’un ambassadeur. Cf. C. Robert, Oidipus, I, p. 464.
  34. Œd. à Col. 374 sqq. 1294 sq. 1422 sq.
  35. Phénic. 71 sq.
  36. Œd. à Col. 1354 sqq.
  37. Œd. à Col. 599 sqq.
  38. Œd. à Col. 427 sqq.
  39. Œd. à Col. 374 sqq. L’âge respectif des deux frères est mentionné ici pour la première fois. Comme cet âge est interverti, Sophocle répète trois fois en deux vers la même affirmation, pour la bien fixer dans l’esprit du public.
  40. C’est ce qui explique de menues contradictions que les commentateurs anciens, qui épluchent tout, n’ont pas toujours relevées : dans l’Alceste d’Euripide, la femme d’Admète est tantôt (v. 365 sqq. v. 897 sqq.) enterrée, tantôt (v. 608, 740) brûlée ; dans l’Hécube, les captives troyennes du chœur ont déjà (v. 100) un maître et (v. 447 sqq.) n’en ont pas encore un. Voir les notes de Weil dans ses éditions de ces pièces.
  41. Cf. C. Robert, Oidipus, I, p. 473 sq.
  42. Œd. à Col. 1208 sqq.
  43. Œd. à Col. 1500 sqq.
  44. Œd. à Col. 1375 sq.
  45. Œd. à Col. 1267 sqq.
  46. Œd. à Col. 1381 sq.
  47. C’est la règle générale de conduite dont Archiloque (Bergk, II, fr. 65) a été un des premiers à donner la formule : ἒν δ᾽ ἐπίσταμαι μέγα | τὸν κακῶς <με> δρῶντα δεινοῖς ἀνταμείϐεσθαι κακοῖς.
  48. Œd. à Col. 1189 sqq.
  49. Œd. à Col. 1624 sq.
  50. Œdipe avait dit lui-même v. 1551 sq. qu’il allait cacher dans l’Hadès ce qui lui restait de vie et quand le coryphée demande au messager v. 1583, si le malheureux est mort, l’autre corrige l’expression en admettant seulement qu’il a quitté sa très longue existence. Entendez par là que les années de souffrance terrestre vont être remplacées pour le fils de Laïos par une autre vie dans laquelle héros, presque demi-dieu, il exercera en faveur de ceux qui l’ont accueilli une influence tutélaire. — Je ne crois donc pas nécessaire la correction proposée par Wilamowitz dans la Dramatische Technik des Sophokles de son fils, p. 360 : ὡς λελογχότα | κεῖνον… Les mss. ont λελοιπότα qui s’accorde bien avec la suite des idées : Œdipe a quitté sa vie, sa vie si longue, et les dieux l’ont accompagné, v. 1661 sq. (cf. 1585) quand il l’a quittée. Je reconnais cependant, avec tous les éditeurs, que l’expression τὸν αίεὶ βίοτον (schol. τὸ μακρὸν γῆρας) est bien étrange.
  51. Bacchylide, III, 53 sqq.
  52. Œd. à Col. 1648, cf. 490 et Eschyle, Choéphores, 99.
  53. Œd. à Col. 1313-1325. La liste des sept Chefs qui assiègent Thèbes est la même, dans un ordre différent, que celle d’Eschyle. On ne l’attendait guère dans les supplications que Polynice adresse à son père. Il est vrai qu’elle est aussi, avec quelques changements, dans les Phéniciennes, 1104-1138. — Quant au thrène final, 1670-1750, il n’est pas particulier à ce drame, mais on ne peut s’empêcher de trouver les lamentations d’Antigone et de sa sœur un peu verbeuses.