Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 202-220).
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ACTE V.



Scène première

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ŒDIPE, DYMAS.
Dymas.

Seigneur, il est trop vrai que le peuple murmure,
1610Qu’il rejette sur vous sa funeste aventure,
Et que de tous côtés on n’entend que mutins
Qui vous nomment l’auteur de leurs mauvais destins.
D’un devin suborné les infâmes prestiges
De l’ombre, disent-ils, ont fait tous les prodiges :
1615L’or mouvoit ce fantôme ; et pour perdre Dircé,
Vos présents lui dictoient ce qu’il a prononcé :
Tant ils conçoivent mal qu’un si grand roi consente
À venger son trépas sur sa race innocente,
Qu’il assure son sceptre, aux dépens de son sang,
1620À ce bras impuni qui lui perça le flanc,
Et que par cet injuste et cruel sacrifice,
Lui-même de sa mort il se fasse justice !

Œdipe.

Ils ont quelque raison de tenir pour suspect
Tout ce qui s’est montré tantôt à leur aspect ;
1625Et je n’ose blâmer cette horreur que leur donne
L’assassin de leur roi qui porte sa couronne.
Moi-même, au fond du cœur, de même horreur frappé,
Je veux fuir le remords de son trône occupé ;
Et je dois cette grâce à l’amour de la Reine,
1630D’épargner ma présence aux devoirs de sa haine,

Puisque de notre hymen les liens mal tissus
Par ces mêmes devoirs semblent être rompus.
Je vais donc à Corinthe[1] achever mon supplice.
Mais ce n’est pas au peuple à se faire justice :
1635L’ordre que tient le ciel à lui choisir des rois
Ne lui permet jamais d’examiner son choix ;
Et le devoir aveugle y doit toujours souscrire,
Jusqu’à ce que d’en haut on veuille s’en dédire.
Pour chercher mon repos, je veux bien me bannir ;
1640Mais s’il me bannissoit, je saurois l’en punir ;
Ou si je succombois sous sa troupe mutine,
Je saurois l’accabler du moins sous ma ruine.

Dymas.

Seigneur, jusques ici ses plus grands déplaisirs
Pour armes contre vous n’ont pris que des soupirs ;
1645Et cet abattement que lui cause la peste
Ne souffre à son murmure aucun dessein funeste.
Mais il faut redouter que Thésée et Dircé
N’osent pousser plus loin ce qu’il a commencé.
Phorbas même est à craindre, et pourrait le réduire
1650Jusqu’à se vouloir mettre en état de vous nuire.

Œdipe.

Thésée a trop de cœur pour une trahison ;
Et d’ailleurs j’ai promis de lui faire raison.
Pour Dircé, son orgueil dédaignera sans doute
L’appui tumultueux que ton zèle redoute.
1655Phorbas est plus à craindre, étant moins généreux ;
Mais il nous est aisé de nous assurer d’eux.
Fais-les venir tous trois, que je lise en leur âme
S’ils prêteroient la main à quelque sourde trame.
Commence par Phorbas : je saurai démêler
Quels desseins…

Page[2].

1660Quels desseins…Un vieillard demande à vous parler.
Il se dit de Corinthe, et presse.

Œdipe.

Il se dit de Corinthe, et presse.Il vient me faire
Le funeste rapport du trépas de mon père :
Préparons nos soupirs à ce triste récit.
Qu’il entre… Cependant fais ce que je t’ai dit.


Scène II

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OEDIPE, IPHICRATE, suite.
Œdipe.

Eh bien ! Polybe est mort ?

Iphicrate.

Eh bien ! Polybe est mort[3] ?Oui, seigneur.

Œdipe.

1665Eh bien ! Polybe est mort ?Oui, seigneur.Mais vous-même
Venir me consoler de ce malheur suprême !
Vous qui, chef du conseil, devriez maintenant,
Attendant mon retour, être mon lieutenant !
Vous, à qui tant de soins d’élever mon enfance
1670Ont acquis justement toute ma confiance !
Ce voyage me trouble autant qu’il me surprend.

Iphicrate.

Le roi Polybe est mort ; ce malheur est bien grand ;
Mais comme enfin, seigneur, il est suivi d’un pire,
Pour l’apprendre de moi faites qu’on se retire.

(Œdipe fait un signe de tête à sa suite, qui l’oblige à se retirer.)
Œdipe.

Ce jour est donc pour moi le grand jour des malheurs,
Puisque vous apportez un comble à mes douleurs.
J’ai tué le feu Roi jadis sans le connoître ;
Son fils, qu’on croyoit mort, vient ici de renaître ;
Son peuple mutiné me voit avec horreur ;
1680Sa veuve mon épouse en est dans la fureur.
Le chagrin accablant qui me dévore l’âme
Me fait abandonner et peuple, et sceptre, et femme,
Pour remettre à Corinthe un esprit éperdu ;
Et par d’autres malheurs je m’y vois attendu !

Iphicrate.

1685Seigneur, il faut ici faire tête à l’orage ;
Il faut faire ici ferme et montrer du courage.
Le repos à Corinthe en effet serait doux ;
Mais il n’est plus de sceptre à Corinthe pour vous.

Œdipe.

Quoi ? L’on s’est emparé de celui de mon père ?

Iphicrate.

1690Seigneur, on n’a rien fait que ce qu’on a dû faire ;
Et votre amour en moi ne voit plus qu’un banni,
De son amour pour vous trop doucement puni.

Œdipe.

Quel énigme[4] !

Iphicrate.

Quel énigme !Apprenez avec quelle justice
Ce roi vous a dû rendre un si mauvais office :
Vous n’étiez point son fils.

Œdipe.

Vous n’étiez point son fils.Dieux ! Qu’entends-je ?

Iphicrate.

1695Vous n’étiez point son fils.Dieux ! Qu’entends-je ?À regret
Ses remords en mourant ont rompu le secret.

Il vous gardait encore une amitié fort tendre ;
Mais le compte qu’aux Dieux la mort force de rendre
A porté dans son cœur un si pressant effroi,
1700Qu’il a remis Corinthe aux mains de son vrai roi.

Œdipe.

Je ne suis point son fils ! Et qui suis-je, Iphicrate ?

Iphicrate.

Un enfant exposé, dont le mérite éclate,
Et de qui par pitié j’ai dérobé les jours
Aux ongles des lions, aux griffes des vautours.

Œdipe.

1705Et qui m’a fait passer pour le fils de ce prince ?

Iphicrate.

Le manque d’héritiers ébranloit sa province.
Les trois que lui donna le conjugal amour
Perdirent en naissant la lumière du jour ;
Et la mort du dernier me fit prendre l’audace
1710De vous offrir au Roi, qui vous mit en sa place.
Ce que l’on se promit de ce fils supposé
Réunit sous ses lois son État divisé ;
Mais comme cet abus finit avec sa vie,
Sa mort de mon supplice auroit été suivie,
1715S’il n’eût donné cet ordre à son dernier moment[5],
Qu’un juste et prompt exil fût mon seul châtiment.

Œdipe.

Ce revers seroit dur pour quelque âme commune ;
Mais je me fis toujours maître de ma fortune ;
Et puisqu’elle a repris l’avantage du sang,
1720Je ne dois plus qu’à moi tout ce que j’eus de rang.
Mais n’as-tu point appris de qui j’ai reçu l’être ?

Iphicrate.

Seigneur, je ne puis seul vous le faire connoître.

Vous fûtes exposé jadis par un Thébain,
Dont la compassion vous remit en ma main,
1725Et qui, sans m’éclaircir touchant votre naissance,
Me chargea seulement d’éloigner votre enfance.
J’en connois le visage, et l’ai revu souvent,
Sans nous être tous deux expliqués plus avant :
Je luis dis qu’en éclat j’avois mis votre vie,
1730Et lui cachai toujours mon nom et ma patrie,
De crainte, en les sachant, que son zèle indiscret
Ne vînt mal à propos troubler notre secret.
Mais comme de sa part il connoît mon visage,
Si je le trouve ici, nous saurons davantage.

Œdipe.

Je serais donc Thébain à ce compte ?

Iphicrate.

1735Je serais donc Thébain à ce compte ?Oui, seigneur.

Œdipe.

Je ne sais si je dois le tenir à bonheur :
Mon cœur, qui se soulève, en forme un noir augure
Sur l’éclaircissement de ma triste aventure.
Où me reçûtes-vous ?

Iphicrate.

Où me reçûtes-vous ?Sur le mont Cythéron.

Œdipe.

1740Ah ! Que vous me frappez par ce funeste nom !
Le temps, le lieu, l’oracle, et l’âge de la Reine,
Tout semble concerté pour me mettre à la gêne.
Dieux ! seroit-il possible ? Approchez-vous, Phorbas.


Scène III

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OEDIPE, IPHICRATE, PHORBAS[6].
Iphicrate.

Seigneur, voilà celui qui vous mit en mes bras ;
1745Permettez qu’à vos yeux je montre un peu de joie.
Se peut-il faire, ami, qu’encor je te revoie ?

Phorbas.

Que j’ai lieu de bénir ton retour fortuné !
Qu’as-tu fait de l’enfant que je t’avois donné ?
Le généreux Thésée a fait gloire de l’être ;
1750Mais sa preuve est obscure, et tu dois le connoître.
Parle.

Iphicrate.

Parle.Ce n’est point lui, mais il vit en ces lieux.

Phorbas.

Nomme-le donc, de grâce.

Iphicrate.

Nomme-le donc, de grâce.Il est devant tes yeux.

Phorbas.

Je ne vois que le Roi.

Iphicrate.

Je ne vois que le Roi.C’est lui-même.

Phorbas.

Je ne vois que le Roi.C’est lui-même.Lui-même !

Iphicrate.

Oui : le secret n’est plus d’une importance extrême ;
1755Tout Corinthe le sait. Nomme-lui ses parents.

Phorbas.

En fussions-nous tous trois à jamais ignorants !

Iphicrate.

Seigneur, lui seul enfin peut dire qui vous êtes.

Œdipe.

Hélas ! Je le vois trop ; et vos craintes secrètes,
Qui vous ont empêchés de vous entr’éclaircir,
1760Loin de tromper l’oracle, ont fait tout réussir.
Voyez où m’a plongé votre fausse prudence :
Vous cachiez ma retraite, il cachoit ma naissance ;
Vos dangereux secrets, par un commun accord,
M’ont livré tout entier aux rigueurs de mon sort :
1765Ce sont eux qui m’ont fait l’assassin de mon père ;
Ce sont eux qui m’ont fait le mari de ma mère.
D’une indigne pitié le fatal contre-temps
Confond dans mes vertus ces forfaits éclatants :
Elle fait voir en moi, par un mélange infâme,
1770Le frère de mes fils et le fils de ma femme.
Le ciel l’avait prédit : vous avez achevé ;
Et vous avez tout fait quand vous m’avez sauvé.

Phorbas.

Oui, seigneur, j’ai tout fait, sauvant votre personne :
M’en punissent les dieux si je me le pardonne !


Scène IV

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OEDIPE, IPHICRATE.
Œdipe.

1775Que n’obéissais-tu, perfide, à mes parents,
Qui se faisoient pour moi d’équitables tyrans ?
Que ne lui disois-tu ma naissance et l’oracle,
Afin qu’à mes destins il pût mettre un obstacle ?
Car, Iphicrate, en vain j’accuserais ta foi :
1780Tu fus dans ces destins aveugle comme moi ;
Et tu ne m’abusois que pour ceindre ma tête

D’un bandeau dont par là tu faisais ma conquête.

Iphicrate.

Seigneur, comme Phorbas avait mal obéi,
Que l’ordre de son roi par là se vit trahi,
1785Il avoit lieu de craindre, en me disant le reste,
Que son crime par moi devenu manifeste[7]

Œdipe.

Cesse de l’excuser. Que m’importe, en effet,
S’il est coupable ou non de tout ce que j’ai fait ?
En ai-je moins de trouble, ou moins d’horreur en l’âme ?


Scène V

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ŒDIPE, DIRCÉ, IPHICRATE.
Œdipe.

Votre frère est connu ; le savez-vous, madame ?

Dircé.

1790Oui, seigneur, et Phorbas m’a tout dit en deux mots.

Œdipe.

Votre amour pour Thésée est dans un plein repos.
Vous n’appréhendez plus que le titre de frère
S’oppose à cette ardeur qui vous était si chère :
1795Cette assurance entière a de quoi vous ravir,
Ou plutôt votre haine a de quoi s’assouvir.
Quand le ciel de mon sort l’auroit faite l’arbitre,
Elle ne m’eût choisi rien de pis que ce titre.

Dircé.

Ah ! Seigneur, pour Æmon j’ai su mal obéir ;
1800Mais je n’ai point été jusques à vous haïr.
La fierté de mon cœur, qui me traitoit de reine,
Vous cédoit en ces lieux la couronne sans peine ;

Et cette ambition que me prêtoit l’amour
Ne cherchoit qu’à régner dans un autre séjour.
1805Cent fois de mon orgueil l’éclat le plus farouche
Aux termes odieux a refusé ma bouche :
Pour vous nommer tyran il fallait cent efforts ;
Ce mot ne m’a jamais échappé sans remords.
D’un sang respectueux la puissance inconnue
1810À mes soulèvements mêloit la retenue ;
Et cet usurpateur dont j’abhorrais la loi,
S’il m’eût donné Thésée, eût eu le nom de roi.

Œdipe.

C’était ce même sang dont la pitié secrète
De l’ombre de Laïus me faisoit l’interprète.
1815Il ne pouvoit souffrir qu’un mot mal entendu
Détournât sur ma sœur un sort qui m’étoit dû,
Et que votre innocence immolée à mon crime
Se fît de nos malheurs l’inutile victime.

Dircé.

Quel crime avez-vous fait que d’être malheureux ?

Œdipe.

1820Mon souvenir n’est plein que d’exploits généreux ;
Cependant je me trouve inceste et parricide,
Sans avoir fait un pas que sur les pas d’Alcide,
Ni recherché partout que lois à maintenir,
Que monstres à détruire et méchants à punir.
1825Aux crimes malgré moi l’ordre du ciel m’attache :
Pour m’y faire tomber à moi-même il me cache[8] ;
Il offre, en m’aveuglant sur ce qu’il a prédit,
Mon père à mon épée, et ma mère à mon lit.
Hélas ! Qu’il est bien vrai qu’en vain on s’imagine
1830Dérober notre vie à ce qu’il nous destine !
Les soins de l’éviter font courir au-devant,

Et l’adresse à le fuir y plonge plus avant.
Mais si les Dieux m’ont fait la vie abominable,
Ils m’en font par pitié la sortie honorable,
1835Puisqu’enfin leur faveur mêlée à leur courroux
Me condamne à mourir pour le salut de tous,
Et qu’en ce même temps qu’il faudroit que ma vie
Des crimes qu’ils m’ont faits[9] traînât l’ignominie,
L’éclat de ces vertus que je ne tiens pas d’eux
1840Reçoit pour récompense un trépas glorieux.

Dircé.

Ce trépas glorieux comme vous me regarde :
Le juste choix du ciel peut-être me le garde ;
Il fit tout votre crime ; et le malheur du Roi
Ne vous rend pas, seigneur, plus coupable que moi.
1845D’un voyage fatal qui seul causa sa perte
Je fus l’occasion[10] ; elle vous fut offerte :
Votre bras contre trois disputa le chemin ;
Mais ce n’étoit qu’un bras qu’empruntoit le destin,
Puisque votre vertu qui servit sa colère
1850Ne put voir en Laïus ni de roi ni de père.
Ainsi j’espère encor que demain, par son choix,
Le ciel épargnera le plus grand de nos rois.
L’intérêt des Thébains et de votre famille
Tournera son courroux sur l’orgueil d’une fille
1855Qui n’a rien que l’État doive considérer,
Et qui contre son roi n’a fait que murmurer.

Œdipe.

Vous voulez que le ciel, pour montrer à la terre
Qu’on peut innocemment mériter le tonnerre,
Me laisse de sa haine étaler en ces lieux
1860L’exemple le plus noir et le plus odieux !

Non, non : vous le verrez demain au sacrifice
Par le choix que j’attends couvrir son injustice,
Et par la peine due à son propre forfait,
Désavouer ma main de tout ce qu’elle a fait.


Scène VI

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ŒDIPE, THÉSÉE, DIRCÉ, IPHICRATE.
Œdipe.

1865Est-ce encor votre bras qui doit venger son père ?
Son amant en a-t-il plus de droit que son frère,
Prince ?

Thésée.

Prince ?Je vous en plains, et ne puis concevoir,
Seigneur…

Œdipe.

Seigneur…La vérité ne se fait que trop voir.
Mais nous pourrons demain être tous deux à plaindre,
1870Si le ciel fait le choix qu’il nous faut tous deux craindre.
S’il me choisit, ma sœur, donnez-lui votre foi :
Je vous en prie en frère, et vous l’ordonne en roi.
Vous, seigneur, si Dircé garde encor sur votre âme
L’empire que lui fit une si belle flamme,
1875Prenez soin d’apaiser les discords de mes fils,
Qui par les nœuds du sang vous deviendront unis.
Vous voyez où des Dieux nous a réduits la haine.
Adieu : laissez-moi seul en consoler la Reine ;
Et ne m’enviez pas un secret entretien,
1880Pour affermir son cœur sur l’exemple du mien.


Scène VII

.
THÉSÉE, DIRCÉ.
Dircé.

Parmi de tels malheurs que sa constance est rare !
Il ne s’emporte point contre un sort si barbare ;
La surprenante horreur de cet accablement
Ne coûte à sa grande âme aucun égarement ;
1885Et sa haute vertu, toujours inébranlable,
Le soutient au-dessus de tout ce qui l’accable.

Thésée.

Souvent, avant le coup qui doit nous accabler,
La nuit qui l’enveloppe a de quoi nous troubler :
L’obscur pressentiment d’une injuste disgrâce
1890Combat avec effroi sa confuse menace ;
Mais quand ce coup tombé vient d’épuiser le sort
Jusqu’à n’en pouvoir craindre un plus barbare effort,
Ce trouble se dissipe, et cette âme innocente,
Qui brave impunément la fortune impuissante,
1895Regarde avec dédain ce qu’elle a combattu,
Et se rend toute entière à toute sa vertu.


Scène VIII

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THÉSÉE, DIRCÉ, NÉRINE.
Nérine.

Madame…

Dircé.

Madame…Que veux-tu, Nérine ?

Nérine.

Madame…Que veux-tu, Nérine ?Hélas ! La reine…

Dircé.

Que fait-elle ?

Nérine.

Que fait-elle ?Elle est morte ; et l’excès de sa peine,
Par un prompt désespoir…

Dircé.

Par un prompt désespoir…Jusques où portez-vous,
1900Impitoyables Dieux, votre injuste courroux !

Thésée.

Quoi ? même aux yeux du Roi son désespoir la tue ?
Ce monarque n’a pu…

Nérine.

Ce monarque n’a pu…Le Roi ne l’a point vue,
Et quant à son trépas, ses pressantes douleurs
L’ont cru devoir sur l’heure à de si grands malheurs.
1905Phorbas l’a commencé, sa main a fait le reste.

Dircé.

Quoi ? Phorbas…

Nérine.

Quoi ? Phorbas…Oui, Phorbas, par son récit funeste,
Et par son propre exemple, a su l’assassiner.
Ce malheureux vieillard n’a pu se pardonner ;
Il s’est jeté d’abord aux genoux de la Reine,
1910Où, détestant l’effet de sa prudence vaine :
« Si j’ai sauvé ce fils pour être votre époux,
Et voir le Roi son père expirer sous ses coups,
A-t-il dit, la pitié qui me fît le ministre
De tout ce que le ciel eut pour vous de sinistre,
1915Fait place au désespoir d’avoir si mal servi,
Pour venger sur mon sang votre ordre mal suivi.
L’inceste où malgré vous tous deux je vous abîme
Recevra de ma main sa première victime :
J’en dois le sacrifice à l’innocente erreur
1920Qui vous rend l’un pour l’autre un objet plein d’horreur. »

Cet arrêt qu’à nos yeux lui-même il se prononce
Est suivi d’un poignard qu’en ses flancs il enfonce[11].
La Reine, à ce malheur si peu prémédité,
Semble le recevoir avec stupidité.
1925L’excès de sa douleur la fait croire insensible ;
Rien n’échappe au dehors qui la rende visible ;
Et tous ses sentiments, enfermés dans son cœur,
Ramassent en secret leur dernière vigueur.
Nous autres cependant, autour d’elle rangées,
1930Stupides ainsi qu’elle, ainsi qu’elle affligées,
Nous n’osons rien permettre à nos fiers déplaisirs,
Et nos pleurs par respect attendent ses soupirs.
Mais enfin tout à coup, sans changer de visage,
Du mort qu’elle contemple elle imite la rage,
1935Se saisit du poignard, et de sa propre main
À nos yeux comme lui s’en traverse le sein[12].
On diroit que du ciel l’implacable colère
Nous arrête les bras pour lui laisser tout faire.
Elle tombe, elle expire avec ces derniers mots :
1940« Allez dire à Dircé qu’elle vive en repos,
Que de ces lieux maudits en hâte elle s’exile ;
Athènes a pour elle un glorieux asile,
Si toutefois Thésée est assez généreux
Pour n’avoir point d’horreur d’un sang si malheureux. »

Thésée.

1945Ah ! Ce doute m’outrage ; et si jamais vos charmes…

Dircé.

Seigneur, il n’est saison que de verser des larmes.

La Reine, en expirant, a donc pris soin de moi !
Mais tu ne me dis point ce qu’elle a dit du Roi ?

Nérine.

Son âme en s’envolant, jalouse de sa gloire,
1950Craignoit d’en emporter la honteuse mémoire ;
Et n’osant le nommer son fils ni son époux,
Sa dernière tendresse a toute été pour vous.

Dircé.

Et je puis vivre encore après l’avoir perdue !


Scène IX

.
THÉSÉE, DIRCÉ, CLÉANTE, DYMAS, NÉRINE.
Cléante sort d’un côté et Dymas de l’autre, environ quatre vers apres Cléante).
Cléante.

La santé dans ces murs tout d’un coup répandue
1955Fait crier au miracle et bénir hautement
La bonté de nos dieux d’un si prompt changement.
Tous ces mourants, Madame, à qui déjà la peste
Ne laissoit qu’un soupir, qu’un seul moment de reste,
En cet heureux moment rappelés des abois,
1960Rendent grâces au ciel d’une commune voix ;
Et l’on ne comprend point quel remède il applique
À rétablir sitôt l’allégresse publique.

Dircé.

Que m’importe qu’il montre un visage plus doux,
Quand il fait des malheurs qui ne sont que pour nous ?
Avez-vous vu le Roi, Dymas ?

Dymas.

1965Avez-vous vu le roi, Dymas ?Hélas, Princesse !
On ne doit qu’à son sang la publique allégresse.
Ce n’est plus que pour lui qu’il faut verser des pleurs :

Ses crimes inconnus avoient fait nos malheurs ;
Et sa vertu souillée à peine s’est punie,
1970Qu’aussitôt de ces lieux la peste s’est bannie.

Thésée.

L’effort de son courage a su nous éblouir :
D’un si grand désespoir il cherchoit à jouir,
Et de sa fermeté n’empruntoit les miracles
Que pour mieux éviter toute sorte[13] d’obstacles.

Dircé.

1975Il s’est rendu par là maître de tout son sort.
Mais achève, Dymas, le récit de sa mort ;
Achève d’accabler une âme désolée.

Dymas.

Il n’est point mort, madame ; et la sienne, ébranlée
Par les confus remords d’un innocent forfait,
1980Attend l’ordre des Dieux pour sortir tout à fait.

Dircé.

Que nous disois-tu donc ?

Dymas.

Que nous disois-tu donc ?Ce que j’ose encor dire,
Qu’il vit et ne vit plus, qu’il est mort et respire ;
Et que son sort douteux, qui seul reste à pleurer,
Des morts et des vivants semble le séparer[14].
1985J’étois auprès de lui sans aucunes alarmes[15];
Son cœur sembloit calmé, je le voyois sans armes,
Quand soudain, attachant ses deux mains sur ses yeux[16] :
« Prévenons, a-t-il dit, l’injustice des Dieux ;
Commençons à mourir avant qu’ils nous l’ordonnent ;

1990Qu’ainsi que mes forfaits mes supplices étonnent.
Ne voyons plus le ciel après sa cruauté :
Pour nous venger de lui dédaignons sa clarté ;
Refusons-lui nos yeux, et gardons quelque vie
Qui montre encore à tous quelle est sa tyrannie. »
1995Là, ses yeux arrachés par ses barbares mains
Font distiller un sang qui rend l’âme aux Thébains.
Ce sang si précieux touche à peine la terre,
Que le courroux du ciel ne leur fait plus la guerre ;
Et trois mourants guéris au milieu du palais
2000De sa part tout d’un coup nous annoncent la paix.
Cléante vous a dit que par toute la ville…

Thésée.

Cessons de nous gêner d’une crainte inutile.
À force de malheurs le ciel fait assez voir
Que le sang de Laïus a rempli son devoir :
2005Son ombre est satisfaite ; et ce malheureux crime
Ne laisse plus douter du choix de sa victime.

Dircé.

Un autre ordre demain peut nous être donné.
Allons voir cependant ce prince infortuné,
Pleurer auprès de lui notre destin funeste,
2010Et remettons aux Dieux à disposer du reste.

fin du cinquième et dernier acte.
  1. Voyez plus haut, vers 261, p. 145.
  2. Voltaire a fait de la fin de cette scene la scene ii, ayant pour personnages oedipe, dynas un Page.
  3. Voyez l’Œdipe roi de Sophocle, vers 912 et suivants, et l’Œdipe de Sénèque, acte IV, vers 784 et suivants.
  4. Voyez ci-dessue, p. 179, vers 1059.
  5. Var. S’il n’avoit ordonné dans son dernier moment. (1659)
  6. Voyez la pièce de Sophocle, vers 1107 et suivants ; et celle de Sénèque, acte IV, vers 845 et suivants.
  7. Var. Que son crime par moi devenant manifeste… (1659)
  8. L’édition de 1692 porte, mais par erreur sans aucun doute : « à moi-même il se cache. »
  9. Toutes les anciennes editions, y compris celle de Thomas Corneille (1692) et celle de Voltaire (1764), portent fait, sans accord.
  10. Voyez plus haut, acte II, scene iii, vers 643 et suivants, p. 161.
  11. Voltaire s’est rappelee ces vers ; il a dit dans le Xe chant de la Henriade :

    Ce discours insensé que sa rage prononce
    Est suivi d’un poignard qu’en son cœur elle enfonce.
  12. Voyez l’Oedipe de Sénèque, acte V, vers 1040 et 1041. Dans la tragédie de Sophocle le genre de mort est différent : Jocaste s’étrangle de sa propre main : voyez vers 1252 et suivants.
  13. Les editions de 1663 et 1664 portent seules toutes sortes’, au pluriel.
  14. Voyez ci-dessus, p. 144, note 2.
  15. Voyez dans l’Œdipe roi de Sophocle les vers 1257 et suivants, et dans l’Œdipe de Sénèque le récit qui commence le Ve acte, vers 915 et suivants.
  16. Gemuit, et dirum fremens,
    Manus in ora torsit.
    (Sénèque, Oedipe, acte V, vers 961 et 962.)