Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 168-185).
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ACTE III.



Scène première

.
DIRCÉ.
Dircé.

Impitoyable soif de gloire,
780Dont l’aveugle et noble transport
Me fait précipiter ma mort
Pour faire vivre ma mémoire,
Arrête pour quelques moments
Les impétueux sentiments
785De cette inexorable envie,
Et souffre qu’en ce triste et favorable jour,
Avant que te donner ma vie,
Je donne un soupir à l’amour.

Ne crains pas qu’une ardeur si belle
790Ose te disputer un cœur
Qui de ton illustre rigueur
Est l’esclave le plus fidèle.
Ce regard tremblant et confus,
Qu’attire un bien qu’il n’attend plus,
795N’empêche pas qu’il ne se dompte.
Il est vrai qu’il murmure, et se dompte à regret ;
Mais s’il m’en faut rougir de honte,
Je n’en rougirai qu’en secret.

L’éclat de cette renommée
800Qu’assure un si brillant trépas
Perd la moitié de ses appas

Quand on aime et qu’on est aimée.
L’honneur, en monarque absolu,
Soutient ce qu’il a résolu
805Contre les assauts qu’on te livre.
Il est beau de mourir pour en suivre les lois ;
Mais il est assez doux de vivre
Quand l’amour a fait un beau choix.

Toi qui faisois toute la joie
810Dont sa flamme osait me flatter,
Prince que j’ai peine à quitter,
À quelques honneurs qu’on m’envoie,
Accepte ce faible retour
Que vers toi d’un si juste amour
815Fait la douloureuse tendresse.
Sur les bords de la tombe où tu me vois courir,
Je crains les maux que je te laisse,
Quand je fais gloire de mourir.

J’en fais gloire, mais je me cache
820Un comble affreux de déplaisirs ;
Je fais taire tous mes désirs,
Mon cœur à soi-même s’arrache[1].
Cher prince, dans un tel aveu,
Si tu peux voir quel est mon feu,
825Vois combien il se violente.
Je meurs l’esprit content, l’honneur m’en fait la loi ;
Mais j’aurais vécu plus contente,
Si j’avais pu vivre pour toi.


Scène II

.
JOCASTE, DIRCÉ.
Dircé.

Tout est-il prêt, Madame, et votre Tirésie
830Attend-il aux autels la victime choisie ?

Jocaste.

Non, ma fille ; et du moins nous aurons quelques jours
À demander au ciel un plus heureux secours.
On prépare à demain exprès d’autres victimes.
Le peuple ne vaut pas[2] que vous payiez ses crimes :
835Il aime mieux périr qu’être ainsi conservé ;
Et le Roi même, encor que vous l’ayez bravé,
Sensible à vos malheurs autant qu’à ma prière,
Vous offre sur ce point liberté toute entière.

Dircé.

C’est assez vainement qu’il m’offre un si grand bien,
840Quand le ciel ne veut pas que je lui doive rien ;
Et ce n’est pas à lui de mettre des obstacles
Aux ordres souverains que donnent ses oracles.

Jocaste.

L’oracle n’a rien dit.

Dircé.

L’oracle n’a rien dit.Mais mon père a parlé ;
L’ordre de nos destins par lui s’est révélé ;
845Et des morts de son rang les ombres immortelles
Servent souvent aux dieux de truchements fidèles.

Jocaste.

Laissez la chose en doute, et du moins hésitez
Tant qu’on ait par leur bouche appris leurs volontés.

Dircé.

Exiger qu’avec nous ils s’expliquent eux-mêmes,

850C’est trop nous asservir ces majestés suprêmes.

Jocaste.

Ma fille, il est toujours assez tôt de mourir.

Dircé.

Madame, il n’est jamais trop tôt de secourir ;
Et pour un mal si grand qui réclame notre aide,
Il n’est point de trop sûr ni de trop prompt remède.
855Plus nous le différons, plus ce mal devient grand[3].
J’assassine tous ceux que la peste surprend ;
Aucun n’en peut mourir qui ne me laisse un crime :
Je viens d’étouffer seule et Sostrate et Phædime ;
Et durant ce refus des remèdes offerts,
860La Parque se prévaut des moments que je perds.
Hélas ! Si sa fureur dans ces pertes[4] publiques
Enveloppait Thésée après ses domestiques !
Si nos retardements…

Jocaste.

Si nos retardements…Vivez pour lui, Dircé :
Ne lui dérobez point un cœur si bien placé.
865Avec tant de courage ayez quelque tendresse ;
Agissez en amante aussi bien qu’en princesse.
Vous avez liberté toute entière en ces lieux :
Le Roi n’y prend pas garde, et je ferme les yeux.
C’est vous en dire assez : l’amour est un doux maître ;
870Et quand son choix est beau, son ardeur doit paroître[5].

Dircé.

Je n’ose demander si de pareils avis
Portent des sentiments que vous ayez suivis.
Votre second hymen put avoir d’autres causes ;
Mais j’oserai vous dire, à bien juger des choses,

875Que pour avoir reçu la vie en votre flanc,
J’y dois avoir sucé[6] fort peu de votre sang.
Celui du grand Laïus, dont je m’y suis formée,
Trouve bien qu’il est doux d’aimer et d’être aimée ;
Mais il ne peut trouver qu’on soit digne du jour
880Quand aux soins de sa gloire on préfère l’amour.
Je sais sur les grands cœurs ce qu’il se fait d’empire :
J’avoue, et hautement, que le mien en soupire ;
Mais quoi qu’un si beau choix puisse avoir de douceurs,
Je garde un autre exemple aux princesses mes sœurs.

Jocaste.

890Je souffre tout de vous en l’état où vous êtes.
Si vous ne savez pas même ce que vous faites,
Le chagrin inquiet du trouble où je vous vois
Vous peut faire oublier que vous parlez à moi ;
Mais quittez ces dehors d’une vertu sévère,
890Et souvenez-vous mieux que je suis votre mère.

Dircé.

Ce chagrin inquiet, pour se justifier,
N’a qu’à prendre chez vous l’exemple d’oublier.
Quand vous mîtes le sceptre en une autre famille,
Vous souvint-il assez que j’étois votre fille ?

Jocaste.

Vous n’étiez qu’un enfant.

Dircé.

895Vous n’étiez qu’un enfant.J’avais déjà des yeux,
Et sentois dans mon cœur le sang de mes aïeux ;
C’étoit ce même sang dont vous m’avez fait naître
Qui s’indignoit dès lors qu’on lui donnât un maître,
Et que vers soi Laïus aime mieux rappeler
900Que de voir qu’à vos yeux on l’ose ravaler.
Il oppose ma mort à l’indigne hyménée

Où par raison d’état il me voit destinée ;
Il la fait glorieuse, et je meurs plus pour moi
Que pour ces malheureux qui se sont fait un roi.
905Le ciel en ma faveur prend ce cher interprète,
Pour m’épargner l’affront de vivre encor sujette ;
Et s’il a quelque foudre, il saura le garder
Pour qui m’a fait des lois où j’ai dû commander.

Jocaste.

Souffrez qu’à ses éclairs votre orgueil se dissipe :
910Ce foudre vous menace un peu plus tôt qu’Œdipe ;
Et le Roi n’a pas lieu d’en redouter les coups,
Quand parmi tout son peuple ils n’ont choisi que vous.

Dircé.

Madame, il se peut faire encor qu’il me prévienne :
S’il sait ma destinée, il ignore la sienne ;
915Le ciel pourra venger ses ordres retardés.
Craignez ce changement que vous lui demandez.
Souvent on l’entend mal quand on le croit entendre :
L’oracle le plus clair se fait le moins comprendre.
Moi-même je le dis sans comprendre pourquoi ;
920Et ce discours en l’air m’échappe malgré moi.
Pardonnez cependant à cette humeur hautaine :
Je veux parler en fille, et je m’explique en reine.
Vous qui l’êtes encor, vous savez ce que c’est,
Et jusqu’où nous emporte un si haut intérêt.
925Si je n’en ai le rang, j’en garde la teinture.
Le trône a d’autres droits que ceux de la nature.
J’en parle trop peut-être alors qu’il faut mourir.
Hâtons-nous d’empêcher ce peuple de périr ;
Et sans considérer quel fut vers moi son crime,
930Puisque le ciel le veut, donnons-lui sa victime.

Jocaste.

Demain ce juste ciel pourra s’expliquer mieux.

Cependant vous laissez bien du trouble en ces lieux ;
Et si votre vertu pouvoit croire mes larmes,
Vous nous épargneriez cent mortelles alarmes.

Dircé.

935Dussent avec vos pleurs tous vos Thébains s’unir,
Ce que n’a pu l’amour, rien ne doit l’obtenir.



Scène III

.
OEDIPE, JOCASTE, DIRCÉ.
Dircé.

À quel propos, seigneur, voulez-vous qu’on diffère,
Qu’on dédaigne un remède à tous si salutaire ?
Chaque instant que je vis vous enlève un sujet,
940Et l’état s’affoiblit par l’affront qu’on me fait.
Cette ombre de pitié n’est qu’un comble d’envie :
Vous m’avez envié le bonheur de ma vie ;
Et je vous vois par là jaloux de tout mon sort,
Jusques à m’envier la gloire de ma mort.

Œdipe.

945Qu’on perd de temps, Madame, alors qu’on vous fait grâce !

Dircé.

Le ciel m’en a trop fait pour souffrir qu’on m’en fasse.

Jocaste.

Faut-il voir votre esprit obstinément aigri,
Quand ce qu’on fait pour vous doit l’avoir attendri ?

Dircé.

Faut-il voir son envie à mes vœux opposée,
950Quand il ne s’agit plus d’Æmon ni de Thésée ?

Œdipe.

Il s’agit de répandre un sang si précieux,
Qu’il faut un second ordre et plus exprès des Dieux.

Dircé.

Doutez-vous qu’à mourir je ne sois toute prête,
Quand les dieux par mon père ont demandé ma tête ?

Œdipe.

955Je vous connois, Madame, et je n’ai point douté
De cet illustre excès de générosité ;
Mais la chose après tout n’est pas encor si claire,
Que cet ordre nouveau ne nous soit nécessaire.

Dircé.

Quoi ? Mon père tantôt parlait obscurément ?

Œdipe.

960Je n’en ai rien connu que depuis un moment.
C’est un autre que vous peut-être qu’il menace.

Dircé.

Si l’on ne m’a trompée, il n’en veut qu’à sa race.

Œdipe.

Je sais qu’on vous a fait un fidèle rapport ;
Mais vous pourriez mourir et perdre votre mort ;
965Et la Reine sans doute étoit bien inspirée,
Alors que par ses pleurs elle l’a différée.

Jocaste.

Je ne reçois qu’en trouble un si confus espoir.

Œdipe.

Ce trouble augmentera peut-être avant ce soir.

Jocaste.

Vous avancez des mots que je ne puis comprendre.

Œdipe.

970Vous vous plaindrez fort peu de ne les point entendre :
Nous devons bientôt voir le mystère éclairci.
Madame, cependant vous êtes libre ici ;
La reine vous l’a dit, on vous a dû le dire ;
Et si vous m’entendez, ce mot vous doit suffire.

Dircé.

975Quelque secret motif qui vous aye excité

À ce tardif excès de générosité,
Je n’emporterai point de Thèbes dans Athènes
La colère des dieux et l’amas de leurs haines,
Qui pour premier objet pourroient choisir l’époux
980Pour qui j’aurois osé mériter leur courroux.
Vous leur faites demain offrir un sacrifice ?

Œdipe.

J’en espère pour vous un destin plus propice.

Dircé.

J’y trouverai ma place, et ferai mon devoir.
Quant au reste, seigneur, je n’en veux rien savoir :
985J’y prends si peu de part, que sans m’en mettre en peine,
Je vous laisse expliquer votre énigme à la Reine.
Mon cœur doit être las d’avoir tant combattu,
Et fuit un piége adroit qu’on tend à sa vertu.


Scène IV

.
JOCASTE, OEDIPE, suite[7].
Œdipe.

Madame, quand des dieux la réponse funeste,
990De peur d’un parricide et de peur d’un inceste,
Sur le mont Cythéron fit exposer ce fils
Pour qui tant de forfaits avoient été prédits,
Sûtes-vous faire choix d’un ministre fidèle ?

Jocaste.

Aucun pour le feu roi n’a montré plus de zèle,
995Et quand par des voleurs il fut assassiné,

Ce digne favori l’avait accompagné.
Par lui seul on a su cette noire aventure ;
On le trouva percé d’une large blessure,
Si baigné dans son sang, et si près de mourir,
1000Qu’il fallut une année et plus pour l’en guérir.

Œdipe.

Est-il mort ?

Jocaste.

Est-il mort ?Non, seigneur : la perte de son maître
Fut cause qu’en la cour il cessa de paraître ;
Mais il respire encore, assez vieil et cassé ;
Et Mégare, sa fille, est auprès de Dircé.

Œdipe.

Où fait-il sa demeure ?

Jocaste.

1005Où fait-il sa demeure ?Au pied de cette roche
Que de ces tristes murs nous voyons la plus proche.

Œdipe.

Tâchez de lui parler.

Jocaste.

Tâchez de lui parler.J’y vais tout de ce pas.
Qu’on me prépare un char pour aller chez Phorbas[8].
Son dégoût de la cour pourroit sur un message
1010S’excuser par caprice et prétexter son âge.
Dans une heure au plus tard je saurai vous revoir.
Mais que dois-je lui dire, et qu’en faut-il savoir ?

Œdipe.

Un bruit court depuis peu qu’il vous a mal servie,
Que ce fils qu’on croit mort est encor plein de vie.
1015L’oracle de Laïus par là devient douteux,
Et tout ce qu’il a dit peut s’étendre sur deux.

Jocaste.

Seigneur, ou sur ce bruit je suis fort abusée,
Ou ce n’est qu’un effet de l’amour de Thésée :
Pour sauver ce qu’il aime et vous embarrasser,
1020Jusques à votre oreille il l’aura fait passer ;
Mais Phorbas aisément convaincra d’imposture
Quiconque ose à sa foi faire une telle injure.

Œdipe.

L’innocence de l’âge aura pu l’émouvoir.

10

Jocaste.

Je l’ai toujours connu ferme dans son devoir ;
1025Mais si déjà ce bruit vous met en jalousie,
Vous pouvez consulter le devin Tirésie[9],
Publier sa réponse, et traiter d’imposteur
De cette illusion le téméraire auteur.

Œdipe.

Je viens de le quitter, et de là vient ce trouble
1030Qu’en mon cœur alarmé chaque moment redouble.

« Ce prince, m’a-t-il dit, respire en votre cour :
Vous pourrez le connaître avant la fin du jour ;
Mais il pourra vous perdre en se faisant connoître.
Puisse-t-il ignorer quel sang lui donne l’être ! »
1035Voilà ce qu’il m’a dit d’un ton si plein d’effroi,
Qu’il l’a fait rejaillir[10] jusqu’en l’âme d’un roi.
Ce fils, qui devait être inceste et parricide,
Doit avoir un cœur lâche, un courage perfide ;
Et par un sentiment facile à deviner,
1040Il ne se cache ici que pour m’assassiner :
C’est par là qu’il aspire à devenir monarque,
Et vous le connoîtrez bientôt à cette marque.
Quoi qu’il en soit, madame, allez trouver Phorbas :
Tirez-en, s’il se peut, les clartés qu’on n’a pas.
1045Tâchez en même temps de voir aussi Thésée :
Dites-lui qu’il peut faire une conquête aisée,
Qu’il ose pour Dircé, que je n’en verrai rien.
J’admire un changement si confus que le mien :
Tantôt dans leur hymen je croyois voir ma perte,
1050J’allois pour l’empêcher jusqu’à la force ouverte ;
Et sans savoir pourquoi, je voudrois que tous deux
Fussent, loin de ma vue, au comble de leurs vœux,
Que les emportements d’une ardeur mutuelle
M’eussent débarrassé de son amant et d’elle.
1055Bien que de leur vertu rien ne me soit suspect,
Je ne sais quelle horreur me trouble à leur aspect ;
Ma raison la repousse, et ne m’en peut défendre ;
Moi-même en cet état je ne puis me comprendre ;
Et l’énigme du Sphinx fut moins obscur[11] pour moi
1060Que le fond de mon cœur ne l’est dans cet effroi :
Plus je le considère, et plus je m’en irrite.

Mais ce prince paraît, souffrez que je l’évite ;
Et si vous vous sentez l’esprit moins interdit,
Agissez avec lui comme je vous ai dit.


Scène V

.
JOCASTE, THÉSÉE.
Jocaste.

1065Prince, que faites-vous ? quelle pitié craintive,
Quel faux respect des Dieux tient votre flamme oisive ?
Avez-vous oublié comme il faut secourir ?

Thésée.

Dircé n’est plus, Madame, en état de périr :
Le ciel vous rend un fils, et ce n’est qu’à ce prince
1070Qu’est dû le triste honneur de sauver sa province.

Jocaste.

C’est trop vous assurer sur l’éclat d’un faux bruit.

Thésée.

C’est une vérité dont je suis mieux instruit.

Jocaste.

Vous le connaissez donc ?

Thésée.

Vous le connaissez donc ?À l’égal de moi-même.

Jocaste.

De quand ?

Thésée.

De quand ?De ce moment.

Jocaste.

De quand ?De ce moment.Et vous l’aimez ?

Thésée.

De quand ?De ce moment.Et vous l’aimez ?Je l’aime
1075Jusqu’à mourir du coup dont il sera percé.

Jocaste.

Mais cette amitié cède à l’amour de Dircé ?

Thésée.

Hélas ! Cette princesse à mes désirs si chère
En un fidèle amant trouve un malheureux frère,
Qui mourroit de douleur d’avoir changé de sort,
1080N’étoit le prompt secours d’une plus digne mort,
Et qu’assez tôt connu pour mourir au lieu d’elle
Ce frère malheureux meurt en amant fidèle.

Jocaste.

Quoi ? vous seriez mon fils[12] ?

Thésée.

Quoi ? Vous seriez mon fils ?Et celui de Laïus.

Jocaste.

Qui vous a pu le dire ?

Thésée.

Qui vous a pu le dire ?Un témoin qui n’est plus,
1085Phædime, qu’à mes yeux vient de ravir la peste :
Non qu’il m’en ait donné la preuve manifeste ;
Mais Phorbas, ce vieillard qui m’exposa jadis,
Répondra mieux que lui de ce que je vous dis,
Et vous éclaircira touchant une aventure
1090Dont je n’ai pu tirer qu’une lumière obscure.
Ce peu qu’en ont pour moi les soupirs d’un mourant
Du grand droit de régner serait mauvais garant.
Mais ne permettez pas que le Roi me soupçonne,
Comme si ma naissance ébranlait sa couronne ;
1095Quelque honneur, quelques droits qu’elle ait pu m’acquérir,
Je ne viens disputer que celui de mourir.

Jocaste.

Je ne sais si Phorbas avouera votre histoire ;
Mais qu’il l’avoue ou non, j’aurai peine à vous croire.

Avec votre mourant Tirésie est d’accord,
1100À ce que dit le Roi, que mon fils n’est point mort.
C’est déjà quelque chose ; et toutefois mon âme
Aime à tenir suspecte une si belle flamme.
Je ne sens point pour vous l’émotion du sang,
Je vous trouve en mon cœur toujours en même rang[13] ;
1105J’ai peine à voir un fils où j’ai cru voir un gendre ;
La nature avec vous refuse de s’entendre,
Et me dit en secret, sur votre emportement,
Qu’il a bien peu d’un frère, et beaucoup d’un amant ;
Qu’un frère a pour des sœurs une ardeur plus remise,
1110À moins que sous ce titre un amant se déguise,
Et qu’il cherche en mourant la gloire et la douceur
D’arracher à la mort ce qu’il nomme sa sœur.

Thésée.

Que vous connoissez mal ce que peut la nature !
Quand d’un parfait amour elle a pris la teinture,
1115Et que le désespoir d’un illustre projet
Se joint aux déplaisirs d’en voir périr l’objet,
Il est doux de mourir pour une sœur si chère.
Je l’aimois en amant, je l’aime encore en frère ;
C’est sous un autre nom le même empressement :
1120Je ne l’aime pas moins, mais je l’aime autrement.
L’ardeur sur la vertu fortement établie
Par ces retours du sang ne peut être affoiblie ;
Et ce sang qui prêtait sa tendresse à l’amour
A droit d’en emprunter les forces à son tour.

Jocaste.

1125Eh bien ! Soyez mon fils, puisque vous voulez l’être ;
Mais donnez-moi la marque où je le dois connoître.
Vous n’êtes point ce fils, si vous n’êtes méchant :
Le ciel sur sa naissance imprima ce penchant ;

J’en vois quelque partie en ce désir inceste ;
1130Mais pour ne plus douter, vous chargez-vous du reste ?
Êtes-vous l’assassin et d’un père et d’un roi ?

Thésée.

Ah ! Madame, ce mot me fait pâlir d’effroi.

Jocaste.

C’était là de mon fils la noire destinée ;
Sa vie à ces forfaits par le ciel condamnée
1135N’a pu se dégager de cet astre ennemi,
Ni de son ascendant s’échapper à demi.
Si ce fils vit encore, il a tué son père :
C’en est l’indubitable et le seul caractère ;
Et le ciel, qui prit soin de nous en avertir,
1140L’a dit trop hautement pour se voir démentir.
Sa mort seule pouvoit le dérober au crime.
Prince, renoncez donc à toute votre estime :
Dites que vos vertus sont crimes déguisés ;
Recevez tout le sort que vous vous imposez ;
1145Et pour remplir un nom dont vous êtes avide,
Acceptez ceux d’inceste et de fils parricide.
J’en croirai ces témoins que le ciel m’a prescrits,
Et ne vous puis donner mon aveu qu’à ce prix.

Thésée.

Quoi ? La nécessité des vertus et des vices[14]
1150D’un astre impérieux doit suivre les caprices,
Et Delphes, malgré nous, conduit nos actions[15]
Au plus bizarre effet de ses prédictions ?
L’âme est donc toute esclave : une loi souveraine

Vers le bien ou le mal incessamment l’entraîne ;
1155Et nous ne recevons ni crainte ni désir
De cette liberté qui n’a rien à choisir,
Attachés sans relâche à cet ordre sublime,
Vertueux sans mérite, et vicieux sans crime.
Qu’on massacre les rois, qu’on brise les autels,
1160C’est la faute des Dieux, et non pas des mortels.
De toute la vertu sur la terre épandue,
Tout le prix à ces dieux, toute la gloire est due ;
Ils agissent en nous quand nous pensons agir ;
Alors qu’on délibère on ne fait qu’obéir ;
1165Et notre volonté n’aime, hait, cherche, évite,
Que suivant que d’en haut leur bras la précipite.
D’un tel aveuglement daignez me dispenser.
Le ciel, juste à punir, juste à récompenser,
Pour rendre aux actions leur peine ou leur salaire,
1170Doit nous offrir son aide, et puis nous laisser faire.
N’enfonçons toutefois ni votre œil ni le mien
Dans ce profond abîme où nous ne voyons rien :
Delphes a pu vous faire une fausse réponse ;
L’argent put inspirer la voix qui les prononce ;
1175Cet organe des Dieux put se laisser gagner
À ceux que ma naissance éloignait de régner ;
Et par tous les climats on n’a que trop d’exemples
Qu’il est ainsi qu’ailleurs des méchants dans les temples.
Du moins puis-je assurer que dans tous mes combats
1180Je n’ai jamais souffert de seconds que mon bras ;
Que je n’ai jamais vu ces lieux de la Phocide
Où fut par des brigands commis ce parricide ;
Que la fatalité des plus pressants malheurs
Ne m’aurait pu réduire à suivre des voleurs ;
1185Que j’en ai trop puni pour en croître le nombre…

Jocaste.

Mais Laïus a parlé, vous en avez vu l’ombre :

De l’oracle avec elle on voit tant de rapport,
Qu’on ne peut qu’à ce fils en imputer la mort ;
Et c’est le dire assez qu’ordonner qu’on efface
1190Un grand crime impuni par le sang de sa race.
Attendons toutefois ce qu’en dira Phorbas :
Autre que lui n’a vu ce malheureux trépas ;
Et de ce témoin seul dépend la connaissance
Et de ce parricide et de votre naissance.
1195Si vous êtes coupable, évitez-en les yeux ;
Et de peur d’en rougir, prenez d’autres aïeux.

Thésée.

Je le verrai, Madame, et sans inquiétude.
Ma naissance confuse a quelque incertitude ;
Mais pour ce parricide, il est plus que certain
1200Que ce ne fut jamais un crime de ma main.

fun du troisième acte.
  1. Dans l’édition de 1692 et dans celle de Voltaire (1764) :
    Mon cœur à moi-même s'arrache.
  2. Voltaire a substitué : « ne veux pas, » à « ne vaut pas. »
  3. Dans l’édition de 1692, que Voltaire (1764) a suivi :
    Plus nous le différons, plus le mal devient grand.
  4. L’édition de 1692 donne pestes, au lieu de pertes. Voltaire a conservé pertes.
  5. Var. Et quand son choix est beau, son ardeur peut paroître. (1659)
  6. L’orthographe de ce mot est succé dans toutes les editions anciennes, y compris celle de 1692.
  7. Ici le poëte revient enfin à l’antique fable d’Œdipe, et l’on peut, pour le sujet de l’entretien et la situation, plutôt que pour les détails, rapprocher cette scène du commencement du IVe acte de l’Œdipe de Sénèque, et des deux dialogues entre Œdipe et Jocaste dans l’Œdipe roi de Sophocle (vers 717 et suivants, 824 et suivants).
  8. « En vérité, dit d’Aubignac, cela n’étoit pas fort nécessaire à nous dire, et M. Corneille a une grande peur que les spectateurs ne crussent que cette reine iroit à pied de la ville de Thèbes sur cette montagne. À quoi bon se charger de ces superfluités inutiles, sans grâce et vicieuses, et qui pour cela font rire tout le théâtre, comme il est arrivé en cet endroit, autant de fois qu’on a joué la pièce ? » (Troisième dissertation. Recueil… publié par Granet, tome II, P. 51.) — L’édition de 1692 a ainsi modifié ce vers :

    Quoique reine, il est bon d’aller trouver Phorbas.
  9. « Quelle différence entre ce froid récit de la consultation, et les terribles prédictions que fait Tirésie dans Sophocle ! Pourquoi n’a-t-on pu faire paraître ce Tirésie sur le théâtre de Paris ? J’ose croire que si on avait eu du temps de Corneille un théâtre tel que nous l’avons depuis trois ans, grâce à la genérosité éclairée de M. le comte de Lauraguais*, le grand Corneille n’eût pas hésité à produire Tirésie sur la scène, à imiter le dialogue admirable de Sophocle. » (Voltaire, 1764.)

    *. On trouve dans les Mémoires de Henri-Louis Lehain, publiés pas son fils aîné, un Mémoire qui tend à prouver la nécessité de supprimer les banquettes de dessus le théâtre de la Comédie françoise. Ce mémoire, daté du 20 janvier 1759, était destiné à faire ressortir l’utilité du plan présenté par l’architecte Desbœufs. À la fin on lit en note : « Le plan fut approuvé par le Roi dans le courant de février ; et M. le comte de Lauraguais, qui se chargea de toute la dépense, fit dans cette occasion ce que le ministère public auroit dû faire. »
  10. Toutes les éditions, y compris celle de 1692, donnent rejallir. Voyez tome IV, p. 433, note 2.
  11. Sur le genre du mot énigme, voyez le Lexique.
  12. Var. Quoi ? vous êtes mon fils ? (1659)
  13. Var. Je vous trouve en mon cœur toujours au même rang. {1659)
  14. « Ce morceau contribuera beaucoup au succès de la pièce. Les disputes sur le libre arbitre agitaient alors les esprits. Cette tirade de Thésée, belle par elle-même, acquit un nouveau prix par les querelles du temps, et plus d’un amateur la sait encore par cœur. » (Voltaire.)
  15. Var. Et l’homme sur soi-même a si peu de crédit,
    Qu’il devient scélérat quand Delphes l’a prédit ? (1659-63)