L’ÎLE DE TINO DANS L’ARCHIPEL.
… Avril 1830.

Cette île, qui fut soumise et cédée aux Turcs en 1718, en même temps que la Morée, a long-temps fait partie des fiefs d’une illustre famille de la magistrature ottomane, à l’extinction de laquelle l’hôtel des monnaies de Constantinople en fit l’achat ; elle était donc, avant la révolution de 1821, un agalyk sous la dépendance immédiate de cet hôtel.

L’île de Tino a 60 milles de tour ; l’industrie de ses habitans a su tirer parti du moindre morceau de terrain ; aussi calcule-t-on que les deux tiers de l’île sont cultivés ; ce qui reste n’est que la pierre à nu. Le surnom d’Hydroussa, que lui avaient donné les anciens, atteste qu’elle était arrosée d’une grande quantité de sources, qu’on y trouve encore aujourd’hui. On en tire beaucoup de marbre blanc et noir, et quelque peu de vert d’une qualité remarquable. Autrefois, prétend-on, on y exploitait des mines de vif-argent, et plusieurs personnes assurent, qu’aujourd’hui même, en fouillant, on trouve les filtres à une légère profondeur.

Cette île est, après Naxos, la plus agréable et la plus fertile de l’Archipel. On y compte 52 villages ; mais il faut dire qu’on y donne souvent ce nom à cinq ou six maisons réunies…

. . . . . Tino est aujourd’hui, de toutes les îles de l’Archipel, celle qui compte le plus de catholiques ; aussi a-t-elle considérablement souffert pendant les premières années de l’insurrection grecque. La population totale peut être évaluée de 28 à 29,000 ames ; mais sur ce nombre, 9 à 10,000 personnes environ forment une espèce de colonie voyageuse, dont les membres se succèdent alternativement dans le séjour qu’ils font à Smyrne et à Constantinople. La population sédentaire ne doit donc être comptée, d’après les relevés les plus exacts, que pour 18,616 ames, dont on pourrait établir la division comme ci-après. Remarquons que, dans les premières années des réactions de Constantinople et de Smyrne, 5 à 6,000 individus s’étaient réfugiés à Tino ; mais ils sont depuis plus de deux ans retournés aux lieux qu’ils avaient quittés, et le nombre des étrangers n’est plus aujourd’hui que d’environ 3,000.

Ainsi on compte dans l’île 4,204 maisons, qui contiennent 4,406 hommes, 4,592 femmes, 4,969 enfans mâles, 4,649 filles, total, 18,616 ames, qui se divisent comme il suit :

Grecs : 2,769 maisons, contenant 2,613 hommes, 2,701 femmes, 2,971 garçons, 2,715 filles.

Latins : 1,435 maisons, contenant 1,793 hommes, 1,891 femmes, 1,998 garçons et 1,934 filles.

Les étrangers figurent dans cette évaluation totale pour 3,000 ames, dont 728 hommes, 724 femmes, 763 garçons et 785 filles.

Les deux cinquièmes de la population travaillent à la terre ; le reste est occupé à la fabrication du vin ou exerce quelque métier : quant à la portion qui est constamment en émigration à Smyrne et à Constantinople, elle fournit à ces deux villes les maçons, les cordonniers, les menuisiers, les domestiques et généralement aussi les hommes de peine. Tous ces individus, éloignés momentanément de l’île bienheureuse, ne voient d’autre récompense de leurs travaux que d’y retourner un jour pour jouir du fruit de leurs économies. Partout où ils se trouvent, ils conservent entre eux avec soin les relations de compatriotes, ne se mélangent pas avec la population des autres lieux, et exercent les uns sur les autres une surveillance qui a pour base les usages et les traditions du pays natal.

Les principaux produits de l’île sont l’orge, dont on récolte 60,000 kil. de 22 ocques ; les figues, dont 4,000 quintaux, produit annuel, se vendent, terme moyen, à 20 piastres turques le quintal ; la soie, dont la récolte est calculée à 4,000 ocques, et la valeur à 45 piastres l’ocque ; le vin rouge, dont on remplit annuellement 40,000 barils ; le vin blanc de Malvoisie, dont on exporte annuellement environ 1,500 barils, et dont la qualité liquoreuse jouit dans tout le Levant d’une réputation méritée ; l’eau-de-vie (raki), dont la fabrication annuelle s’élève à 400 barils.

L’île produit peu d’olives, et quant aux grains, haricots, fèves et autres légumes, on est obligé, chaque année, de recourir à l’Anatolie pour se procurer le supplément nécessaire à la consommation locale.

Le bétail est nombreux à Tino, et on le calcule dans la proportion suivante : 7,000 chèvres ou moutons, 7,000 bœufs, 2,800 mulets, 1,145 ânes.

L’industrie principale des femmes est la fabrication des bas et des gants de soie, dont il se fait dans tout le Levant, et principalement dans l’Archipel, une très-grande consommation. Ces objets sont comme une partie indispensable du costume habillé de tous les élégans des îles. Le bas uni ou chiné de Tino, porté le dimanche dans un soulier bien découvert et bien court, est le cachet du bon goût d’un fashionable de l’Archipel. En général, toute cette population est laborieuse, et la misère ne l’atteint pas.

Rien n’égale la haine qui anime les Latins et les Grecs les uns contre les autres. Ce sentiment fanatique a pris une nouvelle force pendant les fluctuations de la révolution grecque. Soupçonnés de connivence avec les Turcs auxquels seuls ils pouvaient avoir recours pour obtenir justice, les Latins ont éprouvé plus d’une fois de sanglantes avanies ; et dans ce moment encore, où ils s’étaient flattés de l’impartialité du président, ils continuent à être l’objet de l’animosité et des vexations continuelles de l’administration. L’annonce d’un nouveau chef pour la Grèce est venue ranimer leurs espérances ; toutefois, comme ces imaginations ardentes sont peu capables de se renfermer dans des limites raisonnables, peut-être est-il vrai de dire que c’est moins par l’espoir de cesser d’être opprimés que par celui d’être oppresseurs à leur tour, que ces insulaires appellent de tous leurs vœux le nouveau prince qui leur est promis. Ce sera à lui à borner avec sagesse la justice qui leur est due.

Il y a à Tino un archevêque grec et un évêque latin : la puissance spirituelle du premier s’étend jusqu’à Andros ; le second est à la fois chef apostolique de Tino et de Myconi. Leurs revenus fixes sont en général fort médiocres ; mais ils exploitent l’un et l’autre le casuel avec une activité qui n’est pas sans résultat.

Le nouveau monastère grec, Evangelistra (l’Annonciation), mérite d’être remarqué. Il est construit sur une hauteur qui domine la ville de San-Nicolo. Cet édifice, de construction bizarre, n’est pas encore terminé ; on se propose de bâtir dans quelques années l’aile gauche qui manque. Les offrandes que lui vaut chaque jour la grande réputation dont il jouit dans l’Archipel permettront aisément de faire bientôt cette dépense. On prétend qu’en 1823, un Tiniote aperçut en songe la Vierge, qui lui ordonna d’aller fouiller à l’endroit où se trouve aujourd’hui le monastère. Plein de cette inspiration céleste, l’insulaire réunit quelques amis et se mit en devoir de remplir la divine mission dont il était chargé. À quinze pieds de profondeur environ, on trouva une petite chapelle et un petit tableau de cuivre parfaitement conservé, représentant la Vierge à laquelle on vient annoncer qu’elle doit mettre au jour le Sauveur du monde. L’archevêque se rendit en grande procession pour bénir ce lieu sacré, où l’on décida qu’un monastère serait élevé. Les miracles nombreux qui, assure-t-on, s’y sont opérés, l’ont mis en grande renommée, et on y vient de tous les points de la Grèce.

L’église est assez bien bâtie. On remarque, dans la partie de la nef le plus en vue, des plaques de marbre vert antique de la plus grande beauté, et quelques autres de marbre noir et rouge également belles, mais toutes assemblées sans goût. J’entrai au moment où on allait faire le baptême d’un enfant d’Andros, apporté exprès pour recevoir l’eau sainte dans ce temple vénéré. Le parrain, M. M… aujourd’hui membre du sénat, voulut bien m’inviter à assister à la cérémonie. Je pris donc place parmi les nombreux assistans. Après les premières prières récitées à la porte de l’église, l’enfant fut introduit et apporté près d’un grand bassin de cuivre où l’on jeta d’abord de l’eau chaude, de l’eau froide, puis l’huile sainte. Après que le papas l’eût soufflée et bénie par trois fois, c’est-à-dire au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, on lui présenta l’enfant nu, déjà oint lui-même de l’huile sacrée, afin que son corps ne donnât presque pas de prise à l’eau. Le papas saisit donc le jeune néophyte par-dessous le bras, et demanda aux parens de quel nom ils se proposaient de l’appeler. Cette question, à laquelle on peut s’étonner qu’ils ne fussent pas préparés, demeura sans réponse ; et sur une seconde sommation qui augmenta leur embarras, un des curieux non invités, qui assistait par hasard à la cérémonie, s’avisa de prononcer le nom de Thémistocle. Ce fut un trait de lumière pour la famille qui l’adopta incontinent. Le papas plongea donc par trois fois l’enfant dans le bassin en prononçant ces paroles en grec, à la première immersion : Thémistocle, serviteur de Dieu, est baptisé au nom du Père, maintenant, pour toujours et dans les siècles des siècles ; à la seconde, au nom du Fils, et à la troisième, au nom du Saint Esprit. Le parrain répondait chaque fois amen.

Le baptême terminé, le papas récita quelques prières et donna la confirmation « Voici le sceau du don du Saint-Esprit, lui dit-il en lui appliquant sur tout le corps le saint chrême. » Les cris du pauvre enfant avaient cessé, et il croyait peut-être en être quitte, lorsqu’il fallut encore lui donner la communion. On lui mit en conséquence dans la bouche du pain et du vin consacrés qu’il rejeta presqu’en entier. Il fut alors rendu à sa mère qui calma ses longues douleurs en le mettant au sein.

M. M… me pria à d’assister à la fin de la cérémonie. Je le suivis donc dans un appartement voisin de l’église, où se réunirent tous les parents, et où le père de l’enfant, en échange de nos vœux qui se produisaient en longs complimens selon l’usage du pays, nous fit manger du backlava, espèce de gâteau aux amandes, et boire des sorbets et du café.

L’aile droite du monastère se compose d’une quantité de petits appartemens destinés au logement des desservans et aux étrangers que la foi appelle, et qui paient en nombreux cadeaux l’hospitalité qui leur est accordée.

En arrivant à Tino, au port de San-Nicolo, l’aspect de la ville, qui se déploie en amphithéâtre, est d’un effet assez pittoresque. On voit encore les murailles antiques que le temps a épargnées. San-Nicolo est bâtie sur l’ancienne ville de Tenos. Au bord de la mer, une colonne est encore debout, débris unique du fameux temple que les Téniens avaient consacré à Neptune, et où les habitans et même les étrangers étaient traités gratuitement dans des appartemens magnifiques. Ce temple était un asile dont l’empereur Tibère avait réglé les droits. Il y a quelques années, un Tiniote découvrit dans sa maison une colonne entièrement couverte d’une inscription qui n’était autre que l’édit de l’empereur. Ce monument curieux fut bientôt signalé ; mais de peur que, pour le posséder, on ne détruisît la maison dont cette colonne était le soutien, ce propriétaire, plus jaloux de son bien que de découvertes archéologiques, eut le courage de détruire l’inscription et de la rendre indéchiffrable.

L’insurrection grecque n’a pas été aussi profitable aux insulaires qu’on semblait l’espérer. Les taxes auxquelles ils sont assujettis sont beaucoup plus considérables que sous l’administration turque. Un vaïvode, qu’on leur envoyait de Constantinople, était chargé de recevoir le karatch. Ce magistrat, et deux de ses écrivains, étaient les seuls musulmans qui parussent dans l’île, et l’influence des habitans était telle que ce vaïvode était souvent battu et chassé par eux, sans que cette violence eût d’autre résultat que le changement de l’agent de la Porte.

L’île ne payait aux Turcs que 36,000 piastres, et moyennant ce tribut, elle n’avait aucune autre espèce de droit à acquitter. Aujourd’hui l’impôt fixe est de 60,000 piastres, non compris la dîme et les autres droits. La douane seule a rendu dernièrement, en deux mois, 28,000 piastres.

En résumé, l’île de Tino me paraît être la plus agréable de toutes celles de l’Archipel. Un ciel superbe, un sang très-beau, et plus que tout cela l’accueil bienveillant et hospitalier qu’on y reçoit, font que le voyageur quitte à regret une île que, pour ma part, j’ai visitée avec un extrême plaisir.

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