Garnier Frères (3p. 37-47).


L’Orgueil.
(Suite.)


On marcha encore un peu, et, après qu’on eut passé une longue coulée de blocs granitiques qui s’arrondissaient en dômes énormes à fleur de terre, on découvrit la mer. Elle était couverte de brume, et on se crut arrivé aux confins du monde. Alors Sath s’écria : Il faut s’arrêter où la terre finit. Bâtissons ici une ville qui s’appellera Porte du Ciel, puisqu’il n’y a plus devant nous que des nuages.

Pourtant, lorsque le brouillard se dissipa, on comprit que c’était là l’abîme de l’eau, et une grande frayeur s’emparant de cette jeunesse sauvage, on s’éloigna de la rive avec de grands cris mêlés de rires convulsifs. On serait retourné jusqu’au fleuve, si Sath n’eût réussi à retenir son peuple par une ruse ingénue.

« Souvenez-vous, leur dit-il, que ce fleuve est perfide, et que ses bords, couverts de roches et de graviers, ne produisent que des joncs et des roseaux dont les animaux eux-mêmes ne se nourrissent point. Si vous voulez le franchir encore, je suis prêt à m’y jeter encore pour vous montrer que ce n’est pas la crainte qui me retient. Mais ces femmes nous suivront-elles, et quelques-uns d’entre nous, qui ont failli y périr, n’aimeront-ils pas mieux demeurer ici avec elles ? »

Les femmes ayant dit que rien ne les déciderait à repasser le fleuve, tous les hommes prirent le parti de rester dans cette région boisée, entre le fleuve et la mer, bien que la côte fût mal protégée contre le vent et que la terre s’y montrât médiocrement fertile. Mais il y avait des arbres pour bâtir et beaucoup de gibier, que l’on commença à chasser et à manger, car les fruits et les grains étaient rares. Les femmes eurent de la peine à s’y décider ; mais peu à peu elles devinrent aussi ardentes à la chasse et aussi avides de butin que les hommes, car la famine menaçait, et les privations du corps commençaient à endurcir le cœur.

Le climat étant plus inégal dans cette région que dans celle où l’on avait laissé la tribu-mère, on se hâta de bâtir les cabanes, et il résulta de cette hâte qu’elles furent grossièrement agencées, basses, étroites, et comme soudées les unes aux autres pour épargner du temps et du travail.

Or, quand cette colonie se fut assuré le vivre et le couvert, les hommes songèrent à l’amour, et ceux qui se hâtèrent de prendre femme se trouvèrent pourvus. Ce furent les plus avancés en âge, et il resta un grand nombre des plus jeunes qui se virent condamnés au célibat à cause de la fuite des filles retournées dans leurs familles avant le passage du fleuve.

Cela devint promptement une cause d’envie et de discorde. Les aînés dédaignèrent les plaintes des mécontents et leur dirent :

« Si vous voulez des femmes, allez-en chercher dans l’ancienne tribu, ou bien il vous faudra attendre que nous ayons des filles en âge de vous épouser. »

Une tentative de réconciliation avec les anciens, ou tout au moins avec les filles que l’on avait offensées, fut donc résolue ; mais de grandes pluies vinrent, et le fleuve fut tellement gonflé, que le passage devint impossible. Le mécontentement et la colère ne sont pas des circonstances favorables aux créations de l’industrie. On ne songea pas à inventer le moyen de dompter le fleuve, et les jours se passèrent en plaintes et en reproches. Au sein de la tribu nouvelle une division nouvelle s’établit donc de prime abord, et les mariés raillèrent et dédaignèrent les non-mariés qui étaient les moins forts et les moins nombreux.

Cette division d’intérêts et ce manque d’égalité dans les jouissances de la vie devaient amener promptement le mal sur la terre. En toutes choses, les aînés se crurent autorisés à opprimer leurs frères, et ceux-ci, frustrés et offensés en toutes choses, résolurent de se venger. Plusieurs femmes, mécontentes de la rudesse chagrine de leurs époux, se liguèrent contre eux. Ces hommes, nourris de viande et adonnés à la guerre contre les animaux, étaient devenus farouches et colériques. Le désordre s’introduisit dans les mœurs, des femmes trompèrent leurs époux, d’autres les quittèrent résolument et furent reconquises par eux après des combats partiels où coula le sang des hommes, versé pour la première fois par les hommes. Les plus jeunes furent vaincus. Cependant, on ne s’était pas encore donné la mort ; mais on ne tarda pas à se dire qu’il faudrait en venir là, et les plus faibles rêvèrent la trahison et l’assassinat, tandis que les plus forts s’habituaient à regarder la violence et le meurtre comme des droits acquis et des menaces légitimes.