Garnier Frères (3p. 3-17).


L’Orgueil.
(Suite.)


Évenor, en méritant les préférences de sa famille par de précoces tendances au bien général, avait fait naître l’émulation parmi ceux de son âge. Sath n’avait pas partagé ce sentiment parce qu’il ne l’avait pas compris. Porté à l’individualisme, il n’avait éprouvé que de la jalousie, et quand il se trouva seul doué de certains avantages qui attiraient l’attention sur lui, il les fit valoir avec âpreté. De là naquirent aussitôt chez ses compagnons des instincts de même nature, qui n’attendaient que l’étincelle de l’exemple et du succès pour s’enflammer.

En peu d’années la jeunesse se montra donc plus bruyante, plus active physiquement, plus aventureuse et moins soumise aux parents qu’elle ne l’avait été jusque-là, et les vieillards de la tribu voyant ou croyant que ce développement des forces et des volontés pouvait devenir dangereux, essayèrent de réclamer sous le nom d’autorité ce qui, jusqu’alors, avait été connu sous un nom équivalent à celui de confiance. Les adolescents supportèrent avec dépit ce premier frein ; mais, dès qu’ils furent en âge de se prononcer, ils le secouèrent, les uns soutenus, les autres blâmés par leurs ascendants au premier degré, qui voyaient éclore cette indépendance de l’esprit avec crainte ou avec plaisir, selon leurs tendances particulières. La vieillesse se trouva donc forcée de transiger, et, en l’absence de règles fixes dont on n’avait pas encore l’idée, on commença à vivre dans une sorte d’agitation et de méfiance.

Un instinct naturel ramenait cependant la plupart des jeunes gens à la soumission envers les parents ; mais cet instinct, à peu près nul chez Sath, s’affaiblissait devant les suggestions de l’amour-propre, et les natures irrésolues tendirent bientôt à se rapprocher de lui et à s’abriter sous le succès de son initiative.

Des luttes de force et d’adresse furent instituées sous le nom de jeux. Nées du hasard, ces luttes devinrent une passion aussi vive chez ceux qui en avaient le spectacle que chez ceux qui y prenaient part. D’abord on lutta contre des forces inertes, contre des objets résistants, contre des fardeaux ; mais on en vint à lutter contre des animaux, Sath ayant eu l’audace de dompter un cheval et la vigueur de terrasser et de lier un bœuf furieux. Les anciens virent avec plaisir cette conquête de l’homme sur l’animal destiné à son service ; et, bien que l’avantage de cette conquête ne fût pas encore démontré, ils se sentirent portés à y applaudir comme à une chose neuve et imposante.

Mais le développement de la force et du courage devait ébranler le règne de la douceur, et bientôt les jeunes gens, dédaignant de lutter contre la matière ou contre la brute, s’essayèrent à lutter les uns contre les autres. Ce furent les premiers combats, simulés, il est vrai, mais où s’essaya l’empire de la violence, et où s’allumèrent les premières étincelles de l’inimitié.

Tandis que les jeunes garçons marchaient ainsi vers un nouvel état de choses, la jeunesse de l’autre sexe, prise du même vertige, s’essayait aux luttes de la vanité féminine. Les belles filles de la tribu commençaient à se distinguer de leurs compagnes moins hardies ou moins favorisées de la nature. Elles imaginèrent de tresser leurs cheveux, de ceindre leur taille et d’orner leurs bras et leurs jambes de coquillages, de fleurs, de baies vermeilles ou de graines noires pour rehausser leur blancheur. Elles brodèrent de crins et de plumes leurs tuniques et leurs sandales, et, au lieu d’aider leurs mères dans le soin des jeunes enfants, on les vit courir de tous côtés pour chercher, parmi ces futiles objets de leur convoitise ingénue, les échantillons les plus beaux ou les plus rares. Ainsi parées, elles quêtaient les regards des hommes, et, dans le spectacle des jeux, auquel accouraient avec empressement leurs troupes bruyantes et folâtres, elles se disputaient les places en évidence et s’étudiaient avec une grâce sauvage à s’éclipser les unes les autres.

Ainsi naissaient chez les deux sexes des instincts de perfectionnement extérieur dont le but mal compris, la gloire pour l’un, le charme pour l’autre, menaçaient de faire fausse route et de devenir la brutalité du courage et l’effronterie de la séduction.

Avec ces instincts s’éveillait aussi celui d’une certaine âpreté à la possession de choses qui, jusque-là, n’avaient pas été prisées, il est vrai, mais qui, du moins, n’avaient jamais été disputées. Le bien et le mal arrivaient ensemble, car le progrès amenait fatalement le mal chez des êtres dont aucun idéal supérieur à leur propre milieu n’avait encore modifié les facultés. On commençait à se quereller pour une toison plus blanche qu’une autre, pour un rosier plus tôt fleuri, pour un cheval plus vigoureux, et même pour un emplacement plus favorable à la construction d’une cabane.

Cependant la terre était encore mille fois trop grande pour l’homme, et généreuse au delà de ses vrais besoins ; mais une inquiétude étrange la faisait déjà trouver trop petite et trop avare. Ses dons acquéraient une valeur fictive parce que le goût, en s’éveillant, créait le sens du choix. Le discernement y gagnait sans doute, mais l’esprit de fraternité y perdait, et, en emportant la barbarie, la civilisation naissante emportait le bonheur.

Un jour, Sath se disputa avec un de ses compagnons pour une brebis que celui-ci avait prise au pâturage commun, et dont la laine fine et abondante le tentait.

« Je la voulais, dit Sath, et je l’avais marquée pour moi.

— Qu’importe ? répondit l’autre. Il y en a beaucoup d’aussi belles, que tu peux prendre sans que je m’y oppose.

— Mais celle-là, je te dis que je la voulais, reprit Sath, et il me la faut. Elle est à moi, puisque je l’ai marquée. Tu vois le nœud que j’ai fait sur son front avec sa laine. Ne dis plus rien, et laisse-la-moi. »

Le jeune homme, qui était grand et fort presqu’autant que Sath, sourit de ce prétendu droit, et, haussant les épaules, voulut prendre la brebis pour l’emporter ; mais Sath le suivit avec des menaces.

« Prendrons-nous la peine de lutter de nos corps pour une brebis ? dit le jeune homme.

— Non ! dit Sath en colère, car je te briserais ; mais je m’en repentirais ensuite, parce que tu m’as souvent cédé. Que la brebis ne nous fâche donc plus, et qu’elle ne soit à aucun de nous deux. » Disant ainsi, Sath assomma le pauvre animal d’un coup de sa massue.