Évelina/Texte entier


ŒUVRES

DE

MISS BURNEY.

TOME PREMIER.












ÉVELINA,


OU


L’ENTRÉE D’UNE JEUNE PERSONNE


DANS LE MONDE.


PAR MISS BURNEY.


traduits de l’anglais.


TOME PREMIER.




À PARIS,


Chez Maradan, Libraire, rue du Cimetière-
Saint-André-des-Arts, n°. 9.



AN VI. ― 1797.





AVANT-PROPOS.


Une jeune demoiselle élevée dans la retraite, paroît à l’âge de dix-sept ans sur le grand théâtre du monde. Avec une ame vertueuse, un esprit cultivé et un cœur sensible, elle a le malheur de tomber dans plusieurs erreurs, que lui font commettre son inexpérience, et le défaut de ce qu’on appelle usage du monde. Les événemens qui en résultent, forment le fond de ces Lettres qu’on offre aujourd’hui au public. Elles peuvent fournir le sujet d’une lecture amusante, et même utile à bien des égards. Les caractères y sont tracés avec vérité, la vertu y est présentée sous un point de vue aimable, et le vice y est peint avec les couleurs odieuses qui lui sont propres.


ÉVELINA.


LETTRE PREMIÈRE.


Lady Howard à M. Villars.
Howard-Grove.

Concevez-vous, mon cher ami ; une tâche plus pénible pour un caractère bienfaisant, que la nécessité de donner de mauvaises nouvelles ? Certes, il est difficile quelquefois de décider s’il faut plaindre davantage celui qui les donne, ou celui qui les reçoit.

Madame Duval vient de m’écrire : cette femme est dans le plus grand embarras sur la conduite qu’elle doit tenir ; elle semble desirer de réparer les maux qu’elle a faits, et elle voudroit en même temps passer pour innocente aux yeux du monde. Elle cherche à rejeter sur quelqu’autre, l’odieux de toutes les calamités dont elle est seule responsable. Sa lettre est violente, quelquefois outrageante. C’est vous, monsieur, qu’elle accuse, vous à qui elle a des obligations qui l’emportent même sur ses torts. C’est à vos conseils qu’elle impute méchamment toutes les souffrances de son infortunée fille, feu lady Belmont. Je vais vous communiquer l’essentiel de ce qu’elle m’écrit ; la lettre même n’est pas digne de votre attention.

Elle me dit que, depuis bien des années, elle s’étoit flattée de l’idée d’un voyage en Angleterre ; que c’est ce qui l’a empêchée de nous demander des éclaircissemens sur un sujet fâcheux dont elle espéroit se procurer des nouvelles par ses propres recherches ; des affaires de famille l’ont retenue jusqu’ici en France, et probablement ne lui permettront plus de quitter ce royaume. Elle a donc fait les derniers efforts pour recueillir des lumières sur tout ce qui concerne son imprudente fille. Les nouvelles qu’elle a reçues lui donnent lieu de craindre que lady Belmont n’ait laissé en mourant un orphelin : elle ajoute gracieusement qu’elle est informée que cet enfant est retiré chez vous et, pourvu que vous en prouviez authentiquement la parenté, elle consent que vous l’envoyiez à Paris, où elle en prendra tout le soin convenable.

Cette femme, n’en doutons pas, commence enfin à ouvrir les yeux sur sa conduite dénaturée. Au reste, sa lettre prouve qu’elle est toujours aussi ignorante, aussi peu instruite de l’usage du monde, qu’elle l’étoit lorsque son premier mari, M. Evelyn, eut la foiblesse de l’épouser. Elle ne me fait pas la moindre excuse de ce qu’elle s’adresse à moi, quoique je ne l’aie jamais vue qu’une fois.

Cette lettre excite toute la curiosité de ma fille Mirvan. Elle m’a demandé par quels motifs madame Duval avoit pu être poussée à abandonner l’infortunée lady Belmont, dans un moment où la protection d’une mère lui étoit si nécessaire pour son repos et pour sa réputation. Quoique je connoisse toutes les personnes intéressées dans cette affaire, le sujet m’a toujours paru trop délicat pour leur en parler ; je ne puis donc satisfaire madame Mirvan autrement qu’en m’adressant à vous.

Il est aisé de démêler le motif de l’offre de madame Duval ; elle vise à obliger ceux même à qui elle est redevable. Je ne prétends pas vous conseiller. Vous, monsieur, à la protection généreuse duquel cette orpheline abandonnée doit tout, vous êtes le meilleur et le seul juge de ce qu’il lui reste à faire. Ce qui me tourmente le plus, c’est l’embarras que cette indigne madame Duval va peut-être vous donner.

Ma fille et ma petite-fille se joignent à moi pour vous prier de nous rappeler à cette aimable enfant ; elles me chargent de vous faire souvenir que la visite annuelle que vous promîtes ci-devant à Howard-Grove, a été interrompue depuis plus de quatre années. Je suis, mon cher monsieur, avec la plus haute considération, &c.

M. Howard.




LETTRE II.


M. Villars à Lady Howard.
Berry-Hill, Dorsetshire.

Vous n’avez que trop bien prévu, madame, l’embarras que m’a causé la lettre de madame Duval. Cependant, en considérant le repos dont j’ai joui depuis tant d’années, j’ai lieu de m’applaudir, plutôt que de murmurer, de ma situation présente ; je commence du moins à croire que cette méchante femme ouvre son cœur aux remords.

Quant à la réponse qu’elle attend de ma part, je vous supplie, madame, de lui marquer que je serois fâché de la désobliger en quelque manière que ce soit ; mais j’ai des raisons pressantes, et même incontestables, pour retenir sa petite-fille en Angleterre. Le premier de ces motifs, est la volonté d’une personne à qui elle doit une entière obéissance. Madame Duval peut être persuadée d’ailleurs que mon élève est traitée avec toute l’attention et toute la tendresse imaginables : son éducation, quoiqu’au-dessous de mes desirs, excède presque mes moyens, et j’ose me flatter que, lorsque le temps viendra où elle ira rendre ses devoirs à sa grand’mère, madame Duval n’aura pas sujet d’être mécontente de mes soins.

Je suis sûr, madame, que cette réponse ne vous surprendra point. Madame Duval est, pour une jeune personne, une mauvaise société, et une tout aussi mauvaise surveillante. Sans éducation et sans principes, elle est d’une humeur intraitable, et ses mœurs sont grossières. Je sais que, depuis long-temps, elle m’a pris en aversion. Malheureuse créature ! je ne puis l’envisager que comme un objet de pitié !

Je n’ai rien à refuser à madame Mirvan ; mais en lui accordant sa demande, j’abrégerai le récit des tristes événemens qui ont précédé la naissance de ma pupille ; ils n’ont rien qui puisse intéresser agréablement un cœur aussi sensible que le sien.

Vous n’ignorez pas, sans doute, madame, que je fus choisi pour gouverneur de M. Evelyn, grand-père de ma jeune pupille ; j’eus l’honneur de l’accompagner dans le cours de ses voyages. À peine de retour en Angleterre, il épousa madame Duval, alors servante de cabaret. Ce mariage fatal fut conclu en dépit des conseils et des instances de tous les amis de M. Evelyn ; moi-même je fus un de ceux qui insistoient le plus pour l’en détourner ; il demeura ferme dans son projet, et peu après il quitta sa patrie pour se fixer en France. La honte, et le repentir l’y suivirent : son cœur étoit peu fait à de tels sentimens. Avec un caractère excellent et une conduite jusqu’alors sans tache, ce jeune homme n’avoit à se reprocher que la foiblesse qui l’empêchoit de résister aux attraits de la beauté que la nature avoit répandue à pleines mains sur sa femme, quoiqu’à tout autre égard elle l’eût traitée en marâtre. Il ne survécut à cette malheureuse union que deux ans. Avant que d’expirer, il m’écrivit d’une main tremblante le billet suivant :

« Mon ami, que votre humanité vous fasse oublier un juste ressentiment ! Un père qui craint tout pour sa fille, la lègue à vos soins. — Ô Villars ! écoutez-moi ! prenez pitié de moi ! secourez-moi » !

Si les circonstances me l’avoient permis, j’aurois répondu à ces lignes, en me mettant incessamment en route pour Paris ; mais il me fallut agir par l’entremise d’un ami qui étoit sur les lieux, et qui assista à l’ouverture du testament.

M. Evelyn me laissoit mille livres sterlings et la tutelle de sa fille, jusqu’à ce qu’elle eût atteint l’âge de dix-huit ans. Il me conjuroit, dans les termes les plus pathétiques, de me charger de son éducation, jusqu’à ce qu’elle pût se pourvoir elle-même. À l’égard des biens qu’il lui laissoit, il la rendoit entièrement dépendante de sa mère, à la tendresse de laquelle il la recommandent instamment.

Ainsi, sans vouloir confier l’éducation morale de sa fille à une femme aussi mal élevée que madame Evelyn, il jugea pourtant à propos de lui assurer le respect et les égards qu’elle pouvoit exiger de la part d’un enfant. Malheureusement il ne soupçonna point que la mère fût capable de manquer d’affection et d’équité.

Depuis l’âge de deux ans jusqu’à dix-huit, miss Evelyn fut élevée sous ma direction. Je me dispense, madame, de vous parler des vertus de cette jeune personne. Elle m’aimoit comme son père ; elle fut également attachée à madame Villars : en un mot, elle me devint si chère, que je la quittois avec autant de regret que madame Villars elle-même, qui bientôt après me fut enlevée par la mort.

C’est à cette époque de sa vie que nous nous séparâmes. Sa mère, qui avoit épousé M. Duval, la fit venir à Paris. Que ne l’ai-je accompagnée ! peut-être mon appui lui auroit-il épargné les disgraces qui l’attendoient ! Enfin madame Duval pressée par son mari, s’employa avec vivacité, ou plutôt avec tyrannie, à faire réussir le mariage de miss Evelyn avec l’un des neveux de M. Duval. Lorsqu’elle vit échouer ses efforts, le refus de sa fille l’irrita au point, qu’elle eut recours aux voies de rigueur, jusqu’à la menacer de l’indigence.

Miss Evelyn, pour qui la colère et la violence étoient des sentimens inconnus, se lassa bientôt des procédés de sa mère. Elle eut l’imprudence de donner sa main en cachette à sir John Belmont, jeune débauché qui n’avoit que trop bien réussi à s’insinuer dans ses bonnes graces. Il promit de la conduire en Angleterre : — il tint parole. — Vous savez le reste, madame. — Dès qu’il vit que la fortune qu’il avoit attendue, venoit à manquer par l’impitoyable animosité des Duval, il eut la bassesse de brûler le certificat du mariage, et il nia d’avoir jamais été uni avec miss Evelyn.

Elle vola vers moi pour chercher du secours : avec quels transports, mêlés de joie et de tristesse, ne la revis-je pas ! Elle tâcha, par mes conseils, de rassembler des preuves, de son mariage : mais tout fut inutile ; sa crédulité l’avoit empêchée de prendre des précautions : elle n’eut rien à opposer aux ruses du barbare Belmont.

Sa jeunesse irréprochable, le libertinage connu de son séducteur, plaidoient assez en sa faveur. Tout le monde la jugea innocente. Mais ses souffrances étoient trop violentes pour une constitution aussi délicate que la sienne, et le même instant qui donna le jour à son enfant, termina ses chagrins et sa vie.

La fuite de miss Evelyn avoit rallumé la fureur de madame Duval ; son ressentiment ne se calma point, tant que respira cette victime de sa cruauté. Il est à croire que son intention étoit de lui pardonner dans la suite ; mais elle n’en eut pas le loisir. Informée de la mort de sa fille, elle s’abandonna à tous les excès de la douleur, et tomba dangereusement malade. Mais depuis son rétablissement jusqu’à la date de la lettre qu’elle vous a adressée, madame, elle n’a témoigné, que je sache, nul désir d’être instruite des circonstances de la mort de lady Belmont et de la naissance de son enfant.

Tant qu’il me restera un souffle de vie, cette enfant ne connoîtra point la perte qu’elle a faite. Je l’ai chérie, soutenue, depuis sa plus tendre enfance jusqu’à l’âge de seize ans ; elle a tellement récompensé mes soins et ma tendresse, que je n’ai plus d’autre vœu à faire que de la voir mariée à un honnête homme qui reconnoisse son mérite ; et après avoir eu cette consolation, je ne demande plus qu’à mourir entre ses bras.

Ainsi, par un concours fortuit de circonstances, j’ai été chargé de l’éducation du père, de la fille et de la petite-fille. Combien de chagrins les deux premiers ne m’ont-ils pas causés ! Ah ! si le cher rejeton qui me reste étoit réservé à de pareilles disgraces, quelle triste issue n’auroient pas eue toutes mes peines ! que la fin de mes jours seroit remplie d’amertume !

Quand même madame Duval seroit digne de remplir la tâche qu’elle veut entreprendre, je doute que j’eusse assez de force pour lui céder mon élève ; mais telle que je la connois, non-seulement ma tendresse, mais même les sentimens de l’humanité se révoltent à la seule idée de lui abandonner le dépôt sacré qui m’a été confié. La quitter ! moi, qui consentois à peine quelle rendît une visite par an au château de Howard-Grove ! Pardonnez, madame ; je ne suis pas insensible, à l’honneur que vous nous faites : mais telle est l’impression qu’ont laissée dans mon cœur les calamités de la mère, que je ne perds pas un instant mon élève de vue, sans être agité par des craintes et des frayeurs qui sont plus fortes que moi. Ma tendresse et ma foiblesse vont jusqu’à ce point. Hélas ! madame, elle est le seul lien qui m’attache encore à ce monde ; j’espère de vos bontés que vous ne jugerez pas mes sentimens avec trop de rigueur.

Permettez que je présente mes très-humbles respects à madame et à miss Mirvan. J’ai l’honneur d’être, &c.


Arthur Villars.




LETTRE III.


(écrite plusieurs mois après la dernière.)


Lady Howard à M. Villars.
Howard-Grove, 8 mars.

Monsieur,

Votre dernière lettre m’a fait un plaisir infini : quelle satisfaction pour vous et pour vos amis, de vous voir relevé d’une aussi longue maladie ! Tous les habitans de ce château font mille vœux pour votre prompt et parfait rétablissement.

Ne penserez-vous pas que je vais tirer parti de cet heureux événement, si je vous parle encore de votre pupille et de Howard-Grove dans une même phrase ? Souvenez-vous cependant de la résignation avec laquelle nous avons consenti à vous la laisser pendant toute votre maladie ; ce n’est qu’avec beaucoup de peine que nous nous sommes défendus de vous demander sa société. Ma petite-fille, sur-tout, désire vivement de rejoindre l’amie de son enfance, et moi-même je brûle d’impatience de prouver l’estime que j’avois pour l’infortunée lady Belmont, en rendant service à son enfant ; c’est, je pense, la meilleure façon d’honorer sa mémoire. Permettez donc, monsieur, que je vous communique un plan que j’ai formé de concert avec madame Mirvan, dès que nous avons appris la nouvelle de votre convalescence.

Mon dessein n’est pas de vous effrayer. — Mais croyez-vous pouvoir vous séparer de votre élève pendant deux ou trois mois ? Madame Mirvan se propose de passer le printemps prochain à Londres : ma petite-fille l’y accompagnera pour la première fois. Elles souhaitent, mon cher ami, l’une et l’autre, que votre aimable pupille soit de la partie ; le voyage en sera d’autant plus agréable. Madame Mirvan partagera ses soins et ses attentions entre elle et sa propre fille. Ne soyez point surpris de ce projet ; il est temps que votre élève commence à connoître le monde. Les jeunes gens qui en sont trop sévèrement séquestrés, s’en font une trop haute idée : leur imagination vive et romanesque le peint comme un paradis qu’on leur a caché injustement ; mais lorsqu’ils l’ont vu de près et à temps, ils apprennent à l’envisager tel qu’il est, partagé entre les peines et les plaisirs, l’espérance et les revers.

Ne craignez rien de sir John Belmont. Ce misérable est actuellement en voyage, et n’est point attendu de retour cette année.

Eh bien ! mon cher monsieur, que dites-vous de notre plan ? J’espère qu’il aura votre approbation : sinon, je me soumettrai également à votre décision, comme à celle d’un homme que je respecte et que j’estime. C’est avec ces sentimens que je suis, &c.

M. Howard.

LETTRE IV.


M. Villars à Lady Howard.
Berry-Hill, 12 mars.

Je suis fâché de paroître obstiné, et je rougis de passer pour un homme intéressé. Ce n’est point pour satisfaire ma seule inclination que j’ai retenu ma jeune pupille à la campagne. Destinée, selon toutes les apparences, à ne posséder qu’une fortune très-médiocre, j’ai souhaité d’y proportionner ses vues. L’esprit n’est que trop enclin au plaisir, ne se livre que trop aisément à la dissipation : je me suis appliqué à la mettre en garde contre ces sortes d’illusions ; j’ai tâché de l’accoutumer à s’en passer et à les mépriser. Mais le temps approche où mes instructions doivent cesser ; elle doit juger désormais par sa propre expérience, et par les observations qu’elle aura occasion de faire elle-même. Si je l’ai mise en état de le faire avec discernement et à son avantage, je croirai avoir contribué beaucoup à son bien-être. Elle est actuellement dans l’âge du bonheur : — qu’elle en jouisse donc ! Je la remets à votre protection, madame, et je souhaite que vous la trouviez digne d’une partie des bontés qui l’attendent chez vous.

Jusqu’ici, je souscris volontiers à ce que vous me demandez. Tant que je saurai ma pupille entre les mains de lady Howard, son absence ne me donnera aucune inquiétude ; et si je suis privé de sa société, je serai du moins convaincu qu’elle est en pleine sûreté, autant que si elle étoit restée avec moi. Mais pouvez-vous, après cela, me proposer sérieusement, madame, de l’introduire dans les assemblées tumultueuses de Londres ? Permettez-moi de vous demander à quel propos et dans quel dessein ? Un jeune cœur est rarement sans ambition ; il faut la réprimer de bonne heure, et c’est le premier pas vers le contentement ; car, diminuer notre attente, c’est augmenter nos jouissances. Je ne crains rien plus que d’exalter trop les espérances et les vues de mon élève, ce qui seroit très-aisé avec la vivacité naturelle de son caractère. Les connoissances de madame Mirvan dans la capitale, appartiennent toutes au cercle du grand monde. Cette enfant ingénue, avec trop de beauté pour ne pas être remarquée, a trop de sensibilité pour y être indifférente ; mais sa fortune n’est pas assez considérable pour tenter un homme de façon.

Rappelez-vous, madame, tout ce que sa situation a de cruel : enfant unique d’un riche baronnet, qu’elle n’a jamais vu, dont elle a droit d’avoir le caractère en horreur, elle n’ose pas même prétendre à son nom. Héritière légitime de ses biens, y a-t-il la moindre apparence qu’il la reconnoîtra jamais pour sa fille ? Et, aussi long-temps qu’il persistera à désavouer son mariage avec miss Evelyn, je ne souffrirai point, madame, qu’il lui accorde, par faveur, une partie de ses droits, ce seroit les acheter aux dépens de l’honneur de sa mère.

Quant aux biens de M. Evelyn, madame Duval et sa famille auront grand soin de se les approprier ; je n’en attends rien du tout.

Ainsi, malgré les titres les plus réels, cette enfant délaissée se voit frustrée à la fois de deux riches successions, et ses espérances se trouvent bornées aux faveurs qu’elle attend de l’adoption et de l’amitié. Cependant ses revenus pourront suffire à son bonheur, si elle demeure dans le cercle d’une vie retirée ; mais ils ne lui permettent point de se jeter dans le luxe d’une femme de la capitale.

Souffrez donc, madame, que pendant que miss Mirvan brillera dans le grand monde, ma fille continue à goûter les plaisirs d’une humble retraite, les seuls qui peuvent convenir à son état.

J’espère, madame, que ce raisonnement obtiendra votre approbation ; j’ai d’ailleurs un autre motif de grand poids. Je ne voudrois choquer personne, et si madame Duval venoit à savoir qu’après le refus que je lui ai fait, je permets à sa petite-fille d’aller à Londres pour une partie de plaisir, elle seroit autorisée à m’accuser d’injustice.

En la gardant chez vous, à Howard-Grove, tous ces scrupules disparoissent. Madame Clinton l’y accompagnera la semaine prochaine : c’est une femme de mérite, qui a été ci-devant la nourrice de mon élève, et qui me sert actuellement comme ménagère.

Jusqu’ici, la pupille a porté le nom d’Anville, et j’ai répandu dans notre voisinage que son père, un de mes amis intimes, l’a confiée à ma tutelle. Avant que de vous l’envoyer, j’ai cru qu’il étoit nécessaire de la mettre au fait des circonstances fâcheuses de sa naissance. En lui cachant son nom et sa famille, j’ai cherché à la préserver d’une curiosité indiscrète ; mais je veux épargner à sa délicatesse le chagrin d’apprendre ses malheurs par quelque hasard imprévu.

N’attendez pas trop, madame, de ma pupille : c’est une petite campagnarde qui n’a aucune connoissance du monde ; et, quoique j’aie fait l’impossible pour lui donner une bonne éducation, je n’ai pu cependant suffire à tout dans un endroit isolé, éloigné de sept milles de Dorchester, la ville la plus proche. Vous vous appercevrez d’une quantité de petits défauts qui devoient naturellement m’échapper. Elle doit être bien changée depuis la dernière visite qu’elle a faite à Howard-Grove ; mais je ne veux point vous prévenir ; je l’abandonne à votre jugement, et je vous supplie de me dire sincèrement ce que vous pensez d’elle, Je suis, &c.

Arthur Villars.




LETTRE V.


M. Villars à Lady Howard.
18 mars.

Madame,

Cette lettre vous sera remise par mon enfant, — l’enfant de mon adoption, — de mon affection. Privée des plus doux liens de la nature, elle mérite de trouver des ressources dans le sein de l’amitié. Je vous l’envoie innocente comme les anges, pure comme le jour ; et avec elle je vous envoie le cœur de votre ami, son unique espoir sur la terre, l’objet de ses plus tendres soins. Pour elle seule, madame, j’ai souhaité de vivre encore ; pour elle seule je suis prêt à mourir avec joie. Rendez-la-moi avec toute l’innocence qu’elle vous apporte, et vous aurez rempli mes plus chères espérances.

Arthur Villars.




LETTRE VI.


Lady Howard à M. Villars.
Howard-Grove.

Monsieur,

Le ton solemnel que vous employez en m’envoyant votre fille, a diminué en quelque sorte le plaisir que me faisoit cette marque de votre confiance. Je crains que vous ne souffriez trop de votre complaisance ; et, dans ce cas, je me reprocherois la vivacité avec laquelle je vous ai demandé cette faveur : mais souvenez-vous, monsieur, qu’elle n’est qu’à une très-petite distance de chez vous, et soyez assuré que je ne la retiendrai pas un instant au-delà du terme que vous fixerez à son absence.

Vous voulez savoir ce que je pense d’elle ? C’est un petit ange ! et je ne m’étonne plus que vous vous attribuiez sur elle des droits exclusifs : mais vous devez sentir combien il vous sera difficile de conserver ces droits à la longue.

Sa physionomie et toute sa figure s’accordent pleinement avec l’idée que je me formois d’une beauté parfaite ; et la chose est si frappante, qu’il n’y a pas moyen de la passer sous silence, quoique nous attachions, vous et moi, peu de prix à un aussi frêle avantage. Si j’avois ignoré de qui elle tient son éducation, j’aurois été en peine, au premier coup-d’œil, de son esprit : on a remarqué depuis long-temps, et avec raison, que la sottise va presque toujours de pair avec la beauté.

Elle a la même douceur dans les manières, les mêmes grâces naturelles dans sa démarche, qui distinguoient si favorablement sa mère. Son caractère est l’ingénuité, la naïveté même ; et, quoique douée d’un jugement exquis et d’une grande pénétration d’esprit, elle y joint un certain air d’inexpérience et d’innocence qui la rend on ne peut pas plus intéressante.

Vous auriez tort de regretter la retraite dans laquelle elle a vécu ; un penchant naturel à obliger, et des façons infiniment prévenantes, lui tiennent lieu de cette politesse qu’on acquiert dans le grand monde.

Je remarquai, à ma satisfaction, que cette aimable enfant s’attache de plus en plus à ma petite-fille : celle-ci est aussi éloignée de tout ce qui s’appelle amour-propre ou fantaisie, que votre jeune élève l’est de la ruse. Leurs liaisons leur seront réciproquement utiles : l’émulation qui en résultera, leur fera beaucoup de bien ; car l’envie n’y sera pas mêlée. Je veux qu’elles se tiennent lieu de sœurs l’une à l’autre.

Soyez convaincu, mon cher monsieur, que nous aurons soin de votre fille comme de notre propre enfant. Nous réunissons nos vœux sincères pour votre santé et pour votre prospérité, et nous vous remercions de la faveur que vous nous avez accordée, &c.

M. Howard.




LETTRE VII.


Lady Howard à M. Villars.
Howard-Grove, 26 mars.

Ne vous alarmez pas, mon digne ami, de me voir déjà revenir à la charge. Je n’admets point de cérémonies dans mes correspondances ; et, sans attendre régulièrement des réponses à mes lettres, sans me piquer moi-même de ponctualité, il suffit que je sois dans le cas de réclamer votre indulgence, pour que je mette la main à la plume. Madame Mirvan vient de recevoir une lettre de son époux : après une très-longue absence, il lui marque l’agréable nouvelle, qu’il compte d’être rendu à Londres dans les premiers jours de la semaine prochaine. Ma fille et le capitaine ont été séparés depuis environ sept ans : ainsi je me dispense de vous dire quelle joie, quelle surprise, quelle confusion, le retour de M. Mirvan répand dans Howard-Grove. Ma fille, comme vous pensez bien, ira incessamment en ville à sa rencontre : ma petite-fille est obligée de la suivre ; je suis fâchée de ne pas pouvoir en faire autant.

Maintenant, mon cher monsieur, je n’ai plus le courage de continuer. De grace ! oserai-je demander — permettrez-vous que votre fille les accompagne ? N’allez pas dire que nous sommes indiscrètes. Considérez tous les motifs qui concourent dans ce moment-ci à lui rendre le séjour de Londres infiniment agréable : l’événement heureux qui donne lieu à ce voyage, l’alégresse de tous ceux qui seront de la partie. Opposez à cela la vie ennuyeuse à laquelle elle sera réduite, si elle reste ici avec une vieille femme solitaire pour toute société, tandis qu’elle saura que toute la famille nage dans la joie : voilà des circonstances qui semblent mériter votre attention.

Madame Mirvan me prie de vous assurer qu’une semaine est tout ce qu’elle demande ; car elle est sûre que le capitaine, qui hait Londres, pressera son retour à Howard-Grove. D’ailleurs, Marie désire avec tant d’ardeur d’avoir son amie avec elle, qu’un refus de votre part la priveroit de la moitié du plaisir qu’elle se promet de cette course.

En attendant, monsieur, je ne veux rien vous cacher ; je ne vous garantis point qu’ils mèneront à Londres une vie retirée, et même cela n’est nullement apparent. Mais ne craignez rien de madame Duval : elle n’a aucune correspondance en Angleterre ; ce qu’elle apprend de nous, n’est que par des bruits publics. Le nom que porte votre fille, ne sauroit lui être connu ; et, supposé même qu’elle vînt à savoir que notre jeune amie ait passé une huitaine de jours en ville dans une occasion aussi extraordinaire, il n’est pas possible qu’elle s’en tienne offensée.

Madame Mirvan vous assure que si vous déférez à sa demande, ses deux enfans partageront également son temps et ses attentions. Elle a donné commission à un ami d’arrêter une maison pour elle ; la réponse ne tardera à venir, et j’attendrai dans cet intervalle votre décision. Votre fille vous écrit elle-même ; sa lettre fera plus que toutes nos sollicitations.

Madame Mirvan vous fait ses complimens, dans le cas seulement, à ce qu’elle dit, où vous accorderez votre consentement ; pas autrement.

Adieu, mon cher monsieur, nous espérons tout de votre bonté.

M. Howard.




LETTRE VIII.


Évelina à M. Villars.

Cette maison est le séjour de la joie ; chaque physionomie annonce la gaîté, tout le monde vous aborde avec un souris sur les lèvres. Je ne fais que roder pour m’amuser de la confusion qui y règne. On prépare une chambre sur le jardin pour servir de cabinet d’étude au capitaine. Lady Howard n’est pas un instant à la même place ; miss Mirvan fait des bonnets ; on s’occupe de tout côté ; on court de chambre en chambre ; on donne des ordres ; on les révoque ; on en donne de nouveaux ; tout est en désordre et en agitation.

J’ai une prière à vous faire, mon cher monsieur, et j’espère que vous ne m’accuserez point d’abuser de vos bontés. Lady Howard veut absolument que je vous écrive ; comment m’y prendre ? une prière suppose des besoins ; et m’en avez-vous jamais laissé ?

Je suis confuse d’avoir commencé cette lettre, mais ces chères dames sont si pressantes ! — Je ne puis m’empêcher de l’avouer ; les plaisirs auxquels elles m’invitent de prendre part me tentent beaucoup, pourvu seulement que vous ne les désapprouviez pas.

Elles vont faire un court séjour à Londres. Le capitaine les y joindra dans peu de jours. Madame Mirvan sera accompagnée de sa fille. — Quelle délicieuse partie ! et cependant je ne me sens pas une envie excessive de les suivre ; du moins je crois que je demeurerai avec plaisir si vous le desirez.

Assurée, mon très-cher monsieur, de votre bonté, de votre amitié, de votre indulgence, me seroit-il permis de souhaiter quelque chose sans votre agrément ? Décidez, je vous prie, sans craindre de me gêner ou de m’affliger. Tant que je serai dans l’incertitude, j’espérerai peut-être ; mais dès que vous aurez prononcé, je n’aurai rien à répliquer.

Elles me disent que Londres est actuellement dans tout son brillant. Deux spectacles, — l’Opéra, — le Ranelagh, — le Panthéon ; — vous voyez que je sais déjà tous ces noms par cœur. Néanmoins je n’ai encore rien disposé pour mon départ ; et s’il faut que je reste, je les verrai monter en chaise, sans qu’il m’en coûte un soupir, quoique je sois sûre de ne plus retrouver une occasion comme celle-là. Leur joie sera si complète, qu’il est naturel de desirer de la partager.

Suis-je donc ensorcelée ? Je me proposois en commençant de ne pas insister ; mais ma plume, — ou plutôt mes idées l’emportent. Je l’avoue malgré moi, votre consentement me tient à cœur.

Je me repens déjà d’avoir laissé échapper cet aveu : oubliez, je vous supplie, ce que je viens d’écrire, si ce voyage vous déplaît. Je finis ; car plus je pense à cette affaire, moins elle me devient indifférente.

Adieu, mon très-honoré, mon très-respecté, mon très-aimé père ; car comment puis-je vous appeler autrement ? Je ne connois de bonheur ou de chagrin, d’espérance ou de crainte, que ceux que votre satisfaction ou votre déplaisir peuvent me donner. Si vous me refusez, je suis sûre que ce ne sera pas sans de fortes raisons, et je ne doute pas que je n’y souscrive volontiers. — J’espère encore cependant, — peut-être pourrez-vous me laisser aller. Je suis avec une entière affection,

Évelina.




Je n’ose pas signer Anville une lettre adressée à vous ; et quel autre nom m’est-il permis de prendre ?




LETTRE IX.


M. Villars à Évelina.
Berry-Hill, 28 mars.

Je n’ai pas la force de résister à une sollicitation pressante. Loin d’usurper sur vous, mon enfant, une autorité qui porte atteinte à votre liberté, je ne consulte que la prudence pour m’épargner les angoisses du repentir. Votre impatience de voir Londres, ne me surprend point, puisque la vivacité de votre imagination vous peint cette ville avec des couleurs si avantageuses ; je souhaite seulement que votre attente ne soit pas trompée. Vous refuser, ce seroit exalter vos idées. Je ne demande pas mieux que de contribuer au bonheur de mon Évelina : ainsi je vous accorde mon consentement. Partez, mon enfant ; que le ciel soit votre guide ! qu’il vous conserve et vous fortifie ! Je le prierai nuit et jour pour votre félicité. Qu’il vous prenne sous sa garde, qu’il veille sur vous, qu’il vous préserve de tout danger, de toute adversité ! Qu’il écarte de votre personne le vice, autant qu’il est éloigné de votre cœur ! Qu’il me donne enfin la dernière consolation que je lui demande, celle de fermer les yeux dans les bras d’une fille qui m’est si chère, et qui mérite tant de l’être.

Arthur Villars.




LETTRE X.


Évelina à M. Villars.
Londres, Queen-Street, samedi 2 avril.

J’arrive dans ce moment, et déjà je me prépare d’aller à Drury-Lane. Le célèbre Garrick remplira le rôle de Ranger. Je suis toute en extase. Miss Mirvan ne l’est pas moins. Quel heureux hasard, en effet, de voir Garrick, lui qui joue si rarement ! Nous avons eu bien de la peine à arracher le consentement de madame Mirvan : elle prétend que nous ne sommes pas assez habillées pour paroître en public ; car nous n’avons pas encore eu le temps de nous monter au ton de Londres. À force de la tourmenter, nous avons obtenu cependant une loge écartée, où nous ne serons vues de personne. Quant à moi, toute place m’est égale ; je serai inconnue à la première comme à la dernière.

J’interromps ici ma lettre. À peine ai-je le temps de respirer. — Je remarquerai seulement que la magnificence des maisons et des rues de Londres ne répond pas à l’idée que j’en avois.

Je vous dis adieu, monsieur, pour le présent : je ne pouvois m’empêcher de vous écrire un mot à mon arrivée ; car je suppose que ma lettre de remercîment est encore en chemin.

Samedi au soir.

Me voici de retour du spectacle, ivre de plaisir ! C’est à bien juste titre que M. Garrick mérite sa réputation et une admiration universelle. — Je n’avois point d’idée d’un aussi grand acteur.

Quelle aisance, quelle vivacité dans son jeu ! quelles graces dans tous ses mouvemens ! quel feu et quelle expression dans ses yeux ! Je ne pouvois pas me persuader qu’il débitoit de mémoire ; chaque mot semble partir de l’impulsion du moment.

Son action est à la fois agréable et sans gêne : sa voix distincte et mélodieuse, et en même temps merveilleusement variée dans tous ses tons, pleine de vie ; chaque regard est une parole.

J’aurois donné tout au monde pour voir recommencer la pièce. — Et lorsque je le vis danser, — oh ! que j’enviois Clarinde ! J’étois tentée de sauter sur le théâtre pour me mettre de la partie.

Vous me prendrez pour une folle : ainsi je ferai bien de quitter ici la plume. Mais je vous proteste que vous seriez enchanté vous-même de Garrick, si vous le voyiez. Je vais prier madame Mirvan de nous envoyer au spectacle tous les jours que nous passerons ici. Elle me comble de bontés, et Marie, sa charmante fille, est la plus aimable enfant du monde.

Chaque soir, monsieur, je vous rendrai compte de ma journée, avec autant de vérité que si j’étois sous vos yeux.

Dimanche.

Nous avons été ce matin à la chapelle de Portland, et, après le service, nous nous sommes promenées dans le mail du parc Saint-James, qui n’a nullement rempli mon attente. C’est une longue allée couverte d’un gravier sale, très-incommode pour les piétons : les deux extrémités, au lieu de présenter des vues découvertes, sont bornées par des maisons de briques. Lorsque madame Mirvan me fit remarquer le Palais, je pensai tomber de mon haut.

Quoi qu’il en soit, la promenade nous fit plaisir : tout le monde avoit l’air gai, et sembloit content. Les femmes étoient extrêmement parées : miss Mirvan et moi, nous ne pouvions pas assez les regarder. Madame Mirvan rencontra plusieurs de ses amies : cela n’étoit pas surprenant, car jamais je ne vis une pareille foule. Je cherchois aussi si je ne trouverois personne de ma connoissance ; je n’en vis point, et cela me parut singulier : je croyois que le monde entier étoit réuni ici.

Madame Mirvan dit que nous ne retournerons point au parc dimanche prochain, supposé même que nous soyons encore en ville : on nous conduira aux jardins de Kensington, où l’on dit qu’il y a meilleure société. C’est ce qu’on a de la peine à croire, lorsque l’on sort d’un cercle si brillant.

Lundi.

Nous sommes invitées ce soir à un bal privé qui se donne chez madame Stanley, femme du bon ton, et l’une des connoissances de madame Mirvan.

Nous avons passé notre matinée à courir les boutiques, pour acheter des étoffes, des bonnets, des gazes et autres bagatelles.

Ces boutiques sont assez amusantes, sur-tout celles des merciers : vous voyez dans chacune une demi-douzaine d’hommes, qui, à force de révérences et de souris, cherchent à être remarqués. On nous conduisit de l’un à l’autre, et nous passâmes de salle en salle avec tant de cérémonies, que j’eus d’abord peur de suivre.

Je crus que je ne viendrois jamais à bout de choisir une étoffe ; ils en montrèrent une si prodigieuse quantité, que je ne savois auxquelles m’en tenir : d’ailleurs, ils les vantoient avec tant de complaisance, qu’on eût dit que, pour m’engager à acheter toutes leurs marchandises, il ne s’agissoit que de m’en donner bonne opinion ; et, en vérité, j’aurois voulu pouvoir acheter davantage, à cause des peines qu’ils se donnoient.

Chez les marchands de modes, nous vîmes des dames habillées avec tant d’éclat, qu’on eût dit qu’elles étoient sorties pour rendre des visites, plutôt que pour faire des emplettes. Mais ce qui m’amusa le plus, c’est que, dans ces boutiques, nous étions presque toujours servies par des hommes, et, ce qui est bien pis, par des hommes affectés et précieux. Ils étoient mieux instruits que nous des moindres détails de nos ajustemens, et ils recommandoient leurs bonnets et leurs rubans avec un air d’importance, qui me donna envie de leur demander depuis quand ils avoient cessé d’en porter ?

La vitesse avec laquelle on travaille dans ces grandes boutiques, est surprenante ; ils m’ont promis pour ce soir un assortiment complet.

Je suis actuellement entre les mains du perruquier, et je ne me retrouve plus la même tête. On l’a chargée de poudre, d’épingles noires et d’un grand coussin. Je doute que vous me reconnussiez, car ma physionomie est toute différente de ce qu’elle étoit sans coiffure. Accoutumée à m’arranger moi-même, je crains que je n’y réussisse pas de si-tôt, tant ma chevelure se trouve entortillée, ou tapée, comme on dit en termes de l’art.

Le bal de ce soir me met mal à mon aise ; car vous savez que je n’ai jamais dansé qu’à l’école. Madame Mirvan me dit cependant qu’il n’y a pas là de quoi être embarrassée ; je n’en souhaite pas moins que cette fête soit passée.

Adieu, mon cher monsieur ; excusez, de grace, le fatras dont cette lettre est remplie : peut-être le séjour de la capitale polira-t-il mon style, et que dans la suite je pourrai vous offrir une correspondance plus digne de votre attention. En attendant, je suis, en dépit de mon peu de savoir, &c.

Évelina.

La pauvre miss Mirvan est obligée de refaire tous ses bonnets, qui ne sont pas montés à la hauteur des coiffures de Londres.




LETTRE XI.


Suite de la Lettre d’Évelina.


Mardi matin, 5 avril.

J’ai bien des choses à vous dire, et je passerai la matinée à vous écrire. Je m’étois proposé, à la vérité, d’employer mes soirées à vous rendre compte des aventures du jour ; mais cet arrangement devient impossible : les divertissemens de cette capitale sont poussés si avant dans la nuit, que si je voulois m’occuper encore après le souper, il me faudroit renoncer entièrement au sommeil.

Nous avons passé hier une soirée des plus extraordinaires. Comme nous étions invitées à ce qu’on appelle ici un bal privé, je comptois n’y trouver qu’une douzaine de personnes : au lieu de cela, je suis tombée au milieu d’un demi-monde. Imaginez-vous deux grandes salles, remplies autant qu’elles pouvoient l’être ; dans l’une, on avoit dressé des tables à jeu pour les femmes mariées ; l’autre étoit pour la danse. Ma mère (car madame Mirvan me nomme toujours sa fille) nous dit qu’elle resteroit avec Marie et moi, jusqu’à ce que nous fussions pourvues de danseurs, et qu’ensuite elle iroit faire sa partie.

Les hommes passoient et repassoient devant nous, sembloient se dire qu’ils étoient sûrs de nous, comme si nous n’étions-là que pour attendre l’honneur, de leurs ordres. Ces messieurs se promenoient d’un air distrait et nonchalant, vraisemblablement pour nous tenir en suspens. Miss Mirvan et moi, nous ne fûmes pas les seules qui eûmes à nous plaindre ; aucune des femmes ne fut mieux traitée. J’étois piquée au point que je résolus de me passer de la danse, plutôt que de supporter de telles manières, et d’accepter le bras du premier venu qui daigneroit me l’offrir.

Un jeune homme qui nous avoit déjà fixées depuis quelque temps assez cavalièrement, s’avança vers moi sur la pointe des pieds : un petit souris de commande et un ajustement de fat, indiquoient assez qu’il cherchoit à s’attirer les yeux de l’assemblée, quelque laid qu’il fût d’ailleurs.

Il se prosterna jusqu’à terre, et en me présentant la main avec un geste infiniment étudié, il me dit d’un ton de voix fort niais : « Est-il permis, madame » ? Puis il se tut un moment, et se mit en devoir de prendre mon bras. Je le retirai, et j’eus de la peine à m’empêcher de lui rire au nez. « Vous voudrez bien, madame, continua-t-il en affectant de s’interrompre à tout moment, » m’accorder l’honneur et l’avantage, — si je n’ai pas le malheur d’arriver trop tard, — pour vous demander l’honneur et l’avantage ». — Et il voulut de nouveau s’emparer de ma main. Je baissai la tête, je le priai de m’excuser, et je me tournai vers miss Mirvan, car je riois tout de bon. Il me demanda alors si quelqu’un plus fortuné que lui l’avoit déjà devancé. Je lui répondis que non, et qu’apparemment je ne danserois pas du tout. Il me répliqua qu’il ne s’engageroit pas de son côté, dans l’espérance de me voir changer encore de résolution ; et, après avoir marmotté quelques propos ridicules, dans lesquels il mêla les mots de chagrin et de malheur, il se retira avec son air souriant qui ne l’avoit pas quitté un instant.

Pendant ce petit dialogue, miss Mirvan, comme nous nous le rappelâmes ensuite, s’étoit entretenue avec la dame du logis. Bientôt après un autre jeune homme, âgé d’environ vingt-six ans, mis avec élégance, quoique sans fatuité, et d’une très-belle figure, m’accosta d’un air poli et galant, et me pria de lui faire l’honneur de lui accorder mon bras, si je n’étois pas encore engagée. Je ne vis pas trop quel pouvoit être l’honneur qui lui en viendroit ; mais ces sortes de phrases sont de simples façons de parler, qu’on emploie indifféremment et sans distinction de personne.

Je fis la révérence, et suis sûre que je rougissois ; l’idée de danser en présence de tant de monde, et sur-tout avec un inconnu, me déconcerta : cependant la chose étoit inévitable ; car j’eus beau promener mes regards dans la salle, je n’y rencontrois personne qui ne fût étranger pour moi. Je donnai donc le bras à mon cavalier, et nous allâmes joindre les rangs.

Les menuets étoient finis avant que nous arrivassions ; nos marchands de modes n’avoient été prêts que fort tard.

Mon danseur témoigna une grande envie de lier conversation avec moi ; mais je fus tellement intimidée, que je pouvois à peine proférer une parole ; et si je n’avois pas été honteuse de changer d’avis à chaque instant, je serois retournée à ma chaise pour ne pas danser de toute la soirée.

Il fut surpris de mon embarras, qui n’étoit que trop visible. Je ne sais ce qu’il pensa de moi ; mais il ne me dit plus rien, et je ne pus pas prendre sur moi de lui avouer que mon trouble venoit de ce que je n’étois pas accoutumée à danser en grande société.

Sa conversation étoit pleine de bon sens et d’esprit, son air et son abord noble et aisé, ses manières douces, polies et engageantes, sa figure élégante, et sa physionomie la plus animée et la plus expressive que j’aie jamais vue.

Peu après, miss Mirvan prit sa place à côté de nous ; elle vint me dire à l’oreille que mon cavalier étoit un homme de condition. Cette découverte ne servit qu’à augmenter mon désordre. « Combien il aura de regret, me disois-je, d’avoir fait tomber son choix sur une petite campagnarde, sans usage du monde, qui craint à chaque pas de faire une incongruité » !

L’idée de me voir engagée avec un homme, à tous égards si fort au-dessus de moi, m’avoit déjà jetée dans la plus grande confusion, et vous pensez bien que je ne fus pas trop rassurée en entendant dire à une dame qui passa devant nous : « Voilà une danse des plus difficiles »

« Oh ! dans ce cas, dit Marie à son danseur, je vous demande la permission de ne pas en être, et d’attendre la suivante ».

« J’en ferai autant, ajoutai-je ; car également je ne m’en tirerois pas ».

Marie me répondit qu’il falloit en prévenir mon cavalier, qui s’étoit détourné pour parler à quelqu’un. Je n’eus pas le courage de lui adresser la parole, et nous nous glissâmes tous trois hors des rangs, pour nous asseoir au bout de la salle.

Malheureusement pour moi, miss Mirvan se laissa entraîner de nouveau dans la danse ; et au moment où elle se leva, elle s’écria : « Ma chère, je vois là-bas votre cavalier, le lord Orville, qui court la salle pour vous chercher ».

Je la suppliois de ne pas m’abandonner ; mais elle le devoit. J’étois plus mal à mon aise que jamais ; j’eusse donné tout au monde pour trouver madame Mirvan, et pour la prier de me justifier dans l’esprit du lord ; car que pouvois-je alléguer pour excuser mon impolitesse ? Il devoit me prendre pour une imbecille ou pour une folle. Quelqu’un qui connoît le monde et ses usages, ne peut se faire une idée du trouble dont j’étois agitée.

J’étois dans la plus grande confusion ; j’observois qu’il me cherchoit par-tout d’un air embarrassé : mais quand je vis à la fin qu’il s’avançoit vers l’endroit où j’étois, je pensai tomber à la renverse. Je ne me sentois pas en état de l’attendre ; car je ne savois que lui dire. Je me levai donc, et je me précipitai dans la salle du jeu, bien résolue de passer le reste de la soirée à côté de madame Mirvan, et de ne pas danser du tout. Mais avant que de la découvrir, mylord Orville me joignit.

Il s’informa si j’étois incommodée. Vous vous imaginez sans doute, monsieur, combien je fus déconcertée. Au lieu de répondre, je baissois sottement la tête, et je fixois mon éventail.

Il me demanda d’un ton grave et respectueux, s’il avoit eu le malheur de me déplaire.

« Non certes, répliquai-je ». Et pour changer de conversation et prévenir de nouvelles questions, je le priai de me dire s’il n’avoit pas vu la jeune dame avec laquelle j’avois parlé tantôt.

« Non : mais ordonnez-vous que j’aille la chercher» ?

« Point du tout ».

« Y a-t-il quelqu’autre à qui vous souhaiteriez de parler » ?

Je lui dis que non, avant que de savoir que je répondois.

« Aurai-je l’avantage de vous offrir quelques rafraîchissemens » ?

Je fis une inclination de tête sans le vouloir, et il partit comme un éclair.

Je commençois à me fâcher contre moi-même, et je me remis assez pour m’appercevoir de la ridicule figure que je faisois ; mais j’étois trop hors de moi pour penser ou pour agir convenablement.

Si le lord n’avoit été de retour dans un clin d’œil, je me serois peut-être échappée une seconde fois. Il m’apporta un verre de limonade. Dès que je l’eus pris, il me dit qu’il se flattoit que je lui accorderois l’honneur de ma main pour la danse qu’on venoit de commencer.

Le souvenir de la conduite puérile que j’avois tenue auparavant, fit renaître mes craintes plus que jamais. Je tremblois de danser devant tant de monde, et avec un homme de ce rang. Je crois qu’il remarqua mon embarras, car il me supplia de reprendre ma place, si la danse ne m’amusoit pas : je n’eus garde d’accepter la proposition, car je n’avois déjà fait que trop de sottises ; à peine cependant pouvois-je me soutenir sur mes jambes.

Préparée de la sorte, il est aisé de s’imaginer que je me tirai très-mal d’affaire. Je m’attendois à voir le lord outré de la mauvaise étoile qui l’avoit guidé dans son choix ; mais, à ma grande consolation, il parut assez content ; il m’avoit aidée et encouragée de son mieux. Ces gens du monde ont trop de présence d’esprit pour découvrir jamais leur trouble et leur mauvaise humeur, quand même ils en auroient le cœur navré : eussé-je été la première personne de l’assemblée, il n’auroit pu me traiter avec plus d’égards et de politesse.

Je ne parvins point à me remettre, pas même après la danse ; mon cavalier me présenta un siége, en me disant qu’il ne souffriroit point que je me fatiguasse par complaisance.

Avec un peu plus d’habileté, ou seulement avec un peu plus de courage, j’aurois pu lier une conversation très-intéressante. Je vis alors que la naissance du lord Orville étoit son moindre mérite, et qu’il se distinguoit bien plus par son esprit et ses manières. Rien de plus juste et de plus piquant que ses remarques sur l’ensemble de notre société. Je ne conçois pas comment je pus rester aussi indifférente ; mais je me rappelois toujours le misérable rôle que j’avois joué en présence d’un observateur si délicat ; et ce qui m’empêcha de goûter ses plaisanteries, c’est ce qui excita ma compassion pour d’autres. Cependant, je n’avois pas le courage ni de prendre leur défense, ni de railler à mon tour ; je me bornois à écouter dans un profond silence.

Voyant que cet entretien ne faisoit pas fortune, il se mit à parler des assemblées publiques, des concerts ; mais il ne tarda pas à s’appercevoir que je n’en avois aucune idée.

Enfin, il laissa tomber la conversation, avec une adresse infinie, sur les agrémens et les occupations de la campagne.

Pour le coup, je ne devois plus douter que son intention ne fût de me mettre à l’épreuve, et qu’il vouloit essayer s’il n’y avoit aucun moyen de me faire parler. Cette réflexion mit de nouveau mon esprit à la gêne ; j’en demeurai aux monosyllabes, et encore tâchai-je de les éviter tant que je pouvois.

Mylord Orville continuoit à donner cours à sa belle humeur, et moi je tenois toujours la tête sottement baissée. Au moment que j’y pensois le moins, ce même fat qui m’avoit demandée précédemment, s’approcha avec un air d’importance ridicule ; et, après deux ou trois grandes révérences, il dit : « Je vous demande pardon, madame, — et à vous aussi, mylord, — de ce que j’interromps un entretien aussi agréable, — qui sans doute vous amuse davantage — que les offres que j’eus l’honneur de vous faire tantôt ; mais — »

Je partis, à ce mot, d’un grand éclat de rire : je rougis de ma sottise ; mais je ne pus m’en empêcher. Figurez-vous, d’un côté, ce petit-maître avec son air présomptueux ; une tabatière à la main ; de l’autre, la physionomie de mylord Orville, où se peignoit la plus extrême surprise, — et je vous demande s’il y avoit moyen de tenir son sérieux ?

Je riois pour la première fois, depuis que miss Mirvan m’avoit quittée, et pendant tout ce temps j’avois été plus disposée à pleurer qu’à rire. Mylord Orville me regarda avec attention : le petit-maître, dont j’ignore le nom, étoit furieux ; il me dit d’un air de suffisance : « Arrêtez, madame, je vous prie ; seulement un instant, je n’ai qu’un mot à vous dire. — M’est-il permis de savoir par quel accident j’ai été privé de l’honneur de danser avec vous » ?

« Par quel accident » ! repris-je très-étonnée.

« Oui, madame, sans contredit, et je prendrai la liberté de vous faire remarquer qu’il n’y a qu’un accident très-peu ordinaire qui puisse engager une demoiselle de votre âge à commettre une impolitesse ».

Une idée confuse me passa alors par la tête, que je pouvois avoir manqué à quelque usage reçu dans les grandes assemblées. Je me rappelois, en effet, d’avoir entendu autrefois, qu’après avoir refusé un cavalier, il n’en falloit plus accepter. Étourdie que j’étois ! je l’avois oublié. Je demeurois interdite ; et tandis que cette idée me poursuivoit, mylord Orville répondit avec chaleur : « Monsieur, cette dame n’est pas capable de mériter un tel reproche ».

Cet homme insupportable (car, en vérité, je suis très en colère contre lui) fit une profonde révérence ; et avec un souris grimacier des plus choquans, il répondit : « Mylord, loin de faire un reproche à madame, j’ai assez de discernement pour reconnoître le mérite supérieur qui vous a valu la préférence». Il fit une seconde révérence, et s’en alla.

Y eut-il jamais quelque chose d’aussi insolent ? Je mourois de honte. « Le fat » ! s’écria mylord Orville ; et moi, sans savoir ce que je faisois, je me levai de ma chaise fort à la hâte ; et en m’en allant, je disois : « Où donc peut être madame Mirvan ? on ne la voit plus ».

« Permettez, dit mylord, que j’aille » m’en informer ». Je repris ma chaise, n’osant lever les yeux. Que devait-il penser de moi, de toutes mes bévues, de cette préférence supposée ?

Il revint dans un moment, et me rapporta que madame Mirvan étoit au jeu ; mais qu’elle seroit charmée de me voir. J’y allai incessamment. Je pris le seul siége qui étoit vacant, et mylord Orville nous quitta, à ma grande satisfaction. Je racontai mes désastres à madame Mirvan : elle eut la bonté de se faire des reproches de ne m’avoir pas mieux instruite ; mais elle m’avoit crue au fait de ces petits usages. Quoi qu’il en soit, il est à croire que notre homme s’en tiendra à sa belle harangue, sans pousser, son ressentiment plus loin.

Mylord Orville ne fut pas long-temps absent. Il m’invita de retourner à la danse ; J’y consentis de la meilleure grace qu’il me fut possible. J’avois eu le temps de me remettre, et j’avois résolu de faire un effort pour réparer, s’il y avoit moyen, mes premières sottises ; et quoique je fusse déplacée avec un homme du rang et de la figure de mylord Orville, j’aurois desiré de ne pas lui faire honte, puisqu’il avoit eu le malheur de me choisir.

Il parla peu, et la danse fut bientôt finie ; je n’avois donc pas eu l’occasion de remplir mon intention. Je pensois d’abord que les peines inutiles qu’il avoit prises auparavant, pouvoient l’avoir dégoûté ; puis l’idée me vint que peut être il auroit appris qui j’étois. Nouveau trouble de ma part ; et, au lieu de faire parade de mon esprit, comme je me l’étois proposé, je retombai dans mon ancien état de stupidité. Ennuyée, honteuse et mortifiée, je demeurai tranquille, jusqu’à ce que nous nous retirâmes ; ce qui heureusement arriva bientôt. Lord Orville me fit l’honneur de me présenter la main pour me conduire au carrosse ; et, chemin faisant, il me remercia de l’honneur que je lui faisois. Oh, ces gens à la mode !

Que direz-vous, mon cher monsieur, de cette soirée ? n’est-elle pas, en effet, des plus extraordinaires ? Je n’ai pu vous épargner ces détails, qui sont tous fort neufs pour moi. Mais il est temps de finir. Je suis avec un attachement respectueux, &c.

Évelina.




LETTRE XII.


Suite de la précédente.


Mardi, 5 avril.

Cette fâcheuse soirée d’hier continue à m’intriguer encore. Je viens de recueillir de Marie, à force d’instances et de plaisanteries, un dialogue des plus curieux. Vous serez d’abord surpris de ma vanité : mais je vous prie, mon cher monsieur, d’écouter jusqu’au bout, sans vous impatienter.

Cette conversation doit avoir eu lieu pendant que j’étois avec madame Mirvan, dans la chambre à jeu. Marie étant occupée à prendre quelques rafraîchissemens, mylord Orville s’approcha du buffet dans le même dessein ; il ne la reconnut point, quoiqu’elle le remît tout de suite. Peu après, un jeune homme d’une physionomie éveillée, vint le trouver en grande hâte, et lui dit : « Eh bien ! mylord, qu’avez-vous fait de votre belle danseuse » ?

« Rien », répondît Orville en souriant et haussant les épaules.

« C’est, je vous jure, la plus belle créature que j’aie jamais vue ».

Mylord se mit à rire, et avec raison. « Oui, répliqua-t-il, elle est assez jolie, et surtout très-modeste ».

« Oh ! mylord, s’écria cet extravagant, c’est un ange » !

« Un ange qui ne dit mot ».

« Comment cela se peut-il, mylord, avec une physionomie aussi spirituelle et aussi expressive » !

« Une petite idiote », ajouta Orville en secouant la tête.

« Voilà qui va bien, sur ma foi », répliqua l’autre.

Dans le même instant, cet homme odieux qui venoit de me donner tant d’inquiétude, se mêla de la conversation ; et en s’adressant respectueusement à mylord Orville, il lui dit : « Je vous demande pardon, mylord, si, comme j’ai lieu de le craindre, j’ai réprimandé tantôt, avec trop de sévérité, la dame que vous honorez de votre protection. Mais, avec d’aussi mauvaises manières, vous m’avouerez qu’on peut pousser un homme à bout ».

« Mauvaises manières ! s’écria mon champion anonyme ; cela est impossible. Un minois comme celui-là, ne sauroit prendre un aussi vilain masque ».

« Oh ! quant à cela, reprit-il, je vous prie de vous en rapporter à moi : car, malgré les égards que j’ai pour votre avis en toute autre chose, vous conviendrez, j’espère, et vous aussi, mylord, que je me connois un peu en bonne ou mauvaise éducation ».

« J’ignorois entièrement, répondit Orville d’un ton sérieux, quel pouvoit être le sujet de votre mécontentement ; ainsi je devois être surpris de la sortie que je vous ai vu faire ».

« J’étois très-éloigné, mylord, de vous offenser ; mais une fille de rien qui se donne de tels airs, certes cela n’étoit pas aisé à digérer. J’ai pris toutes les peines possibles pour savoir qui elle est ; personne ne la connoît ».

« Oh ! ce ne peut être, s’écria mon défenseur, que la fille de quelque curé de village ».

« Ha, ha, ha, bravo ! sur mon honneur, je l’aurois deviné par ses manières ».

Charmé de cette saillie, il continua ses éclats de rire, et il s’en alla probablement répéter ce prétendu bon mot dans le reste de l’assemblée.

« Qu’y a-t-il donc là-dessous » ? demanda l’autre inconnu.

« C’est une ridicule affaire, répondit Orville ; votre Hélène a premièrement refusé ce fat, et ensuite elle a dansé avec moi. Voilà tout ce que j’en sais ».

« Orville, vous êtes un heureux mortel ! Mais mal élevée ; non, cela ne se peut pas : et ignorante, tout aussi peu. Son regard spirituel dément ces épithètes ».

« Je ne le déciderai pas ; mais ce qui est certain, c’est que je me suis tué à la faire parler ; et malgré tous mes efforts, soit innocence, soit malice, elle est restée immobile sur sa chaise, sans me répondre le mot. Puis, quand ce damoiseau est venu faire ses plaintes, elle a jeté un grand éclat de rire insultant, et elle sembloit se divertir beaucoup de sa colère ».

« Oui-dà, mylord ; il y a de l’esprit là-dedans : peut-être cela n’est-il pas encore défriché ».

Marie fut appelée à la danse, et elle n’entendit pas la fin de ce beau dialogue.

Eh bien ! mon cher monsieur, avez-vous jamais vu quelque chose de plus outrageant ? Petite idiote ou malicieuse, quels termes insultans ! non, jamais je ne serai plus tentée d’aller dans une assemblée. Que n’étois-je en Dorsetshire !

Après cela vous ne serez pas surpris que mylord Orville se soit contenté de faire demander ce matin des nouvelles de notre santé par son domestique, sans prendre lui-même cette peine, comme miss Mirvan s’y attendoit. Mais c’est peut-être l’usage de Londres.

Je ne voudrois pas vivre dans cette ville pour tout au monde ; je ne me soucie pas d’y rester davantage ; elle m’ennuie déjà : je souhaite que le capitaine arrive bientôt. Madame Mirvan parle de l’opéra pour ce soir ; peu m’importe.

Mercredi matin.

Je me suis très-bien amusée, presque malgré moi : j’étois sortie de fort mauvaise humeur, mais je ne pus résister aux charmes de la musique et du chant ; ils convenoient, on ne peut pas mieux, à ma situation actuelle. J’espère d’engager madame Mirvan de retourner à l’opéra samedi prochain. Que n’en donne-t-on tous les jours ! je ne connois rien de plus délicieux ; quelques-uns des airs m’ont fendu le cœur. C’étoit, à ce qu’ils disent, un opéra dans le genre sérieux : le premier chanteur comique étoit malade.

Ce soir nous irons à Ranelagh. Si j’y rencontrois un de ces trois messieurs, qui se sont si joliment égayés sur mon compte ? Mais n’y pensons pas.

Jeudi matin.

Nous avons été à Ranelagh. Cet endroit me plaît : il est illuminé avec tant de somptuosité, qu’au premier coup-d’œil je crus me trouver dans un château enchanté, ou dans un palais de fées : tout sembloit tenir de la magie.

J’étois à peine entrée, que j’apperçus mylord Orville. Je perdis contenance ; mais il ne me vit point. Après qu’on eut pris le thé, madame Mirvan étoit fatiguée : Marie et moi, nous nous promenâmes seules dans la chambre ; nous le vîmes une seconde fois près de l’orchestre, où nous nous arrêtâmes pour entendre un chanteur. Orville me salua ; je lui rendis la révérence, et je sentis que je rougissois. Nous jugeâmes bientôt à propos de nous retirer : il ne nous suivit point ; et lorsque nous repassâmes devant l’orchestre, il avoit disparu. Nous le retrouvâmes plusieurs fois dans le cours de la soirée mais il étoit toujours accompagné, et il ne nous parla point : seulement il me fit quelques inclinations de tête, lorsque la bienséance l’exigeoit.

Je ne saurois déguiser que je suis très-fâchée de la mauvaise opinion qu’il a prise de moi. Il est vrai que c’est ma propre faute ; mais cet homme est si aimable, si honnête, qu’en vérité il est humiliant d’être mal dans son esprit. N’est-il pas juste d’ailleurs de rechercher l’estime des personnes qui méritent la nôtre ! Mais ces réflexions viennent trop tard ; il n’y a plus de remède : quoi qu’il en soit, je renonce aux assemblées.

On avoit destiné cette matinée à voir les environs de Londres, à courir des encans, des boutiques, etc. mais j’avois mal à la tête, et je n’étois pas en train de m’amuser. Je restai donc au logis, et malgré moi je laissai aller ces dames toutes seules ; elles sont la bonté même.

À l’heure qu’il est, je regrette de ne pas les avoir accompagnées, car je ne sais que faire de ma figure. J’avois résolu de ne pas aller ce soir au spectacle ; je crois cependant que j’irai. Au fond, la chose m’est assez indifférente.


J’ai mal fait. Madame Mirvan et Marie ont parcouru toute la ville, et se sont amusées à merveille. — Et moi, sotte que je suis ! j’étois dans ma chambre à ne rien faire. Elles ont été à une vente publique dans le Pallmall, et elles y ont rencontré précisément ce mylord Orville. Il s’est assis à côté de madame Mirvan, et lui a beaucoup parlé ; elle ne veut pas me dire sur quel sujet.

Je ne retrouverai peut-être plus une occasion comme celle-là pour voir la ville. Je me veux bien du mal de n’avoir pas été de cette partie : mais je mérite cette humiliation, c’étoit pur caprice.

Jeudi au soir.

Nous revenons du spectacle. On a représenté le Roi Lear : cette pièce m’a fort attristée. Nous n’avons vu personne de notre connoissance.

Adieu, monsieur ; il se fait trop tard pour écrire plus long-temps.

Vendredi.

Le capitaine Mirvan est arrivé. Je n’ai pas le courage de vous rendre compte de son entrée, dont j’ai été choquée. Je n’aime pas cet homme là. Il me paroît orgueilleux, bas, insupportable.

Dans le moment même où on lui présenta Marie, il la railla sur la forme de son nez, et il l’appela une grande créature mal bâtie. Elle souffrit patiemment cette dureté. Madame Mirvan, avec sa bonté et sa douceur, méritoit un meilleur sort : comment a-t-elle pu l’épouser ?

Quant à moi, j’ai été fort réservée ; nous ne nous sommes guère parlé ni l’un ni l’autre. Je ne comprends pas comment la famille pouvoit tant se réjouir de son retour : elles auroient dû être aises de le voir loin d’elles pour toute sa vie. Peut-être ne leur déplaît-il pas autant qu’à moi ; en tout cas, elles font fort sagement de ne pas dire ce qu’elles en pensent.

Samedi au soir.

Nous avons été à l’opéra, et je suis encore plus satisfaite que mardi. Si ce n’eût été le babil perpétuel de ceux qui étoient autour de moi, je me serois crue en paradis. Nous étions placés dans l’amphithéâtre ; tout le monde étoit habillé sur le plus grand ton ; et si la représentation m’avoit fait moins de plaisir, j’aurois assez trouvé de quoi régaler mes yeux.

J’étois heureuse de n’être pas assise à côté du capitaine. Il n’est pas amateur de la musique ni du chant, et ses remarques sur l’un et l’autre objet étoient extrêmement grossières. Après le spectacle, nous entrâmes dans ce qu’on appelle le Café ; les dames et les messieurs s’y assemblent indifféremment. On trouve dans cet endroit toutes sortes de rafraîchissemens, on s’y promène, on y jase avec la même aisance que chez soi.

Lundi nous verrons un ridotto, et mercredi nous retournerons à Howard-Grove. Le capitaine dit qu’il ne veut pas être enfumé plus long-temps des vilenies de Londres ; qu’il s’est assez rôti au soleil, qu’il lui faut l’air de la campagne, pour s’y dorloter à son aise.

Adieu, mon cher monsieur.




LETTRE XIII.

Suite de la précédente.
Jeudi, 12 avril.

Mon cher monsieur,

Nous revînmes si tard, ou plutôt si matin du ridotto, qu’il n’y eut plus moyen de vous écrire. Il est vrai que nous n’y allâmes qu’à onze heures du soir : cela vous effraiera, mais c’est l’heure reçue. Quel terrible renversement, dans l’ordre de la nature ! ces gens-ci dorment en plein jour, et veillent au clair de la lune.

La salle étoit magnifique, l’illumination et les décorations brillantes, une compagnie choisie et bien mise. J’aurois dû commencer par vous dire que je me laissai entraîner de nouveau dans une assemblée.

Miss Mirvan dansa un menuet ; mais je n’eus pas le courage de suivre son exemple. Nous fîmes un tour de promenade ; je vis de loin le lord Orville ; mais il ne nous apperçut point. Comme il n’étoit d’aucune partie, je pensois qu’il pourroit bien encore se mettre de la nôtre ; et quelque peu d’envie que j’eusse de danser, j’aurois mieux aimé que ce fût avec lui qu’avec un inconnu. Rien n’étoit plus ridicule que de supposer qu’il me feroit l’honneur de danser avec moi, après ce qui s’étoit passé entre nous ; mais j’étois assez folle pour m’y attendre : vous allez en juger par ce qui suit.

Miss Mirvan fut incessamment engagée ; un jeune homme d’une trentaine d’années, bien mis et de bonne mine, me fit l’honneur de me demander. Le cavalier que Marie avoit choisi, étoit un gentilhomme de la connoissance de madame Mirvan ; elle nous avoit dit qu’il ne convenoit point qu’une demoiselle dansât avec un inconnu dans les assemblées publiques ; aussi n’étoit-ce pas là mon idée. Je ne voulus pas me priver tout-à-fait de la danse, et je n’osois pas refuser celui-ci pour accepter ensuite tel autre qui auroit pu se présenter. Ainsi, pour ne pas m’exposer à renouveler la scène du bal, je pris sur moi de dire à l’inconnu (je rougis de vous l’avouer), que j’étois déjà engagée ; moyennant quoi, je crus me ménager une ressource, et demeurer maîtresse de mes volontés.

Ma conscience me trahit, car l’inconnu me regarda comme s’il n’ajoutoit point de foi à ma réponse ; et au lieu de s’en contenter et de me quitter, comme je l’espérois, il resta à côté de moi, et lia la conversation avec autant de familiarité, que si nous avions été d’anciennes connoissances. Il m’importuna surtout par ses questions réitérées sur le cavalier auquel j’étois engagée, et finit par me dire : « Je ne comprends pas qu’un homme dont vous avez daigné accepter le bras, tarde tant à venir profiter de cette faveur ».

Je me sentis très-embarrassée, et je proposai à madame Mirvan de nous asseoir ; elle eut la bonté d’y consentir. Le capitaine prit sa chaise à côté de la sienne ; et l’inconnu ayant jugé à propos de nous suivre, se mit à ma droite.

« Quelle insensibilité ! madame, continua-t-il ; vous manquez la plus belle danse du monde : cet homme doit avoir perdu la tête ; qu’en pensez-vous vous-même » ?

« Rien du tout », répondis-je avec un peu de confusion.

Il me fit excuse de la liberté de sa remarque, en ajoutant : « Je ne reviens pas de mon étonnement ; peut-on être jusqu’à ce point ennemi de soi-même ? Mais, où peut-il être, madame ? a-t-il quitté la salle ? ou n’y a-t-il pas été du tout» ?

« En vérité, repris-je avec humeur, je n’en sais rien ».

« Je ne m’étonne plus, madame, de vous voir émue ; rien n’est plus choquant. Voilà la plus belle partie de la soirée perdue. Il ne mérite pas que vous l’attendiez ».

« Je ne m’en mets pas en peine, monsieur, et je vous prie de ne pas… »

« Cela est humiliant ! une dame qui attend son cavalier ! fi donc ! le négligent ! qui peut le retenir ? Me permettez-vous de l’aller chercher » ?

« Si vous voulez, monsieur », répondis-je fort à la hâte ; car je tremblois que madame Mirvan ne nous écoutât ; elle paroissoit déjà très-surprise de me voir en conversation avec un étranger.

« De tout mon cœur ! quel habit porte-t-il » ?

« Je n’y ai pas fait attention ».

« Foin de lui ! il a osé se présenter devant vous dans un habit qui ne valoit pas la peine d’être remarqué ! le gredin » !

Je ne pus m’empêcher de rire, et je crains que cette imprudence ne l’ait encouragé à continuer.

« Charmante créature ! pouvez-vous supporter avec tant de douceur un traitement aussi malhonnête ? Pouvez-vous, comme la Patience personnifiée, sourire après un semblable affront ? Quant à moi, quoique je ne sois point l’offensé, je suis tellement indigné, que je voudrois le tenir pour lui faire faire quelques tours de salle à bons coups de pied ! à moins cependant (ajouta-t-il en hésitant et en me fixant avec attention) » que ce cavalier ne soit un être de votre création » ?

J’étais honteuse au-delà de toute expression, et je ne pus rien répondre.

« Mais non, reprit-il avec chaleur, vous ne sauriez être si cruelle ! la douceur est peinte dans vos yeux. Pourriez-vous être assez barbare pour vous jouer ainsi de mon malheur » !

Je fus choquée de cette sottise, et je me détournai. Madame Mirvan s’apperçut de mon embarras, et ne sut qu’en penser ; la présence du capitaine m’empêcha de le lui expliquer. Je la priai de faire un tour de salle : elle s’y prêta, et nous nous levâmes tous. Mais le croirez-vous, monsieur ? l’inconnu eut le front de se lever en même temps, et marcha à côté de moi, comme s’il avoit été des nôtres.

« Pour le coup, dit-il, j’espère que nous trouverons l’ingrat. Est-ce celui-là » ? et il me montra un vieux boiteux ; — « ou cet autre » ? et de cette façon il fit la revue de tous les personnages âgés ou difformes de la salle. Je ne lui répondis plus rien ; et lorsqu’il vit que je m’obstinois à garder le silence, et que je doublois le pas sans prendre garde à lui, il frappa du pied en colère, en s’écriant : « Fou ! imbécille ! nigaud » !

Je le fixai avec un mouvement de surprise. « Oh ! madame, continua-t-il, pardonnez mon emportement ; mais j’enrage de l’idée, qu’il puisse y avoir un misérable qui fasse si peu de cas d’une félicité pour laquelle je donnerois ma vie ! Oh ! que ne puis-je le trouver ! vous verriez. — Mais je m’emporte de nouveau : pardonnez, madame ; mes passions sont violentes, et je ne puis digérer l’affront qu’on vous fait ».

Je commençois à craindre que cet homme ne fût pas dans son bon sens, et je le considérois d’un air étonné : « Je vois, madame, que vous êtes émue. Ô généreuse créature ! Mais ne vous alarmez point, — je redeviens calme, — je le suis déjà. Oui, sur mon ame, je le suis : tranquillisez-vous, la plus aimable des mortelles, je vous en supplie ».

« Monsieur, lui répondis-je très-sérieusement, je dois vous demander instamment de me laisser. Je ne vous connois point, et je ne suis nullement accoutumée, ni à vos propos, ni à vos manières ».

Ceci produisit quelque effet. Il me salua profondément, me fit ses excuses, et me protesta que pour tout au monde il ne m’offenseroit point.

« Si cela est, monsieur, je vous prie de me quitter ».

« Je m’en vais, madame, je m’en vais » ! Il prononça ces paroles d’un ton vraiment tragique, et aussi-tôt je le perdis de vue ; mais à peine avois-je eu le temps de me féliciter de son absence, que je le vis reparoître.

« Pouviez-vous réellement me laisser partir sans le moindre regret ? Pouvez-vous me voir souffrir des tourmens inexprimables, et conserver toutes vos bonnes graces pour l’infidèle qui vous abandonne ? L’ingrat ! le fat ! je serois capable de le régaler d’une bastonnade ».

« Au nom du ciel, s’écria madame Mirvan, de qui monsieur parle-t-il » ?

« Qu’est-ce donc que tout cela » ? interrompit le capitaine.

L’inconnu lui fit une profonde révérence, et lui dit : « Il ne s’agit, monsieur, que d’une petite difficulté ; cette jeune demoiselle me refuse l’honneur de danser avec moi, et je tâche de la fléchir. Vous m’obligerez sensiblement, si vous voulez bien vous employer en ma faveur ».

« Cette dame, répondit froidement le capitaine, est la maîtresse de faire ce qu’il lui plaît » ; et il s’en alla sur-le-champ.

Alors mon persécuteur se retournant poliment vers madame Mirvan, lui dit : « Obtiendrai-je donc, madame, de vos bontés, un mot d’intercession » ?

« Monsieur, reprit-elle, je n’ai pas l’avantage de vous connoître ».

« Dès que je serai connu, madame, je me flatte que vous m’honorerez de votre suffrage ; mais il seroit bien plus généreux de m’accorder votre protection avant que de me connoître ; j’ose garantir que vous n’aurez pas lieu de la » regretter ».

Madame Mirvan lui répondit avec quelque embarras : « Je suis persuadée, monsieur, que vous êtes un parfaitement galant homme, mais…

« Eh quoi ! madame, vos doutes une fois levés, pourquoi ce mais » ?

« Eh bien ! monsieur, reprit madame Mirvan avec un sourire indulgent, je vais vous rendre franchise pour franchise ; voyons l’effet que cela produira. Sachez donc une fois pour toutes… ».

« Pardonnez, madame, interrompit-il avec impatience, et de grace quittez ce ton, une fois pour toutes ; je ne vois pas que ma trop grande franchise mérite un reproche. Si vous voulez m’imiter, mes chères dames, que ce soit, je vous prie, pour m’excuser ».

Nous étions surprises l’une et l’autre de l’étrange conduite de cet homme.

« Soyez au-dessus de votre sexe, continua-t-il en m’adressant la parole : une seule danse, je n’en demande pas davantage. Oubliez l’ingrat qui a tant abusé de votre patience ».

Madame Mirvan, tout étonnée, me demanda : « De qui parle-t-il donc ? Vous ne m’avez pas dit… ».

« Oh ! madame, s’écria-t-il, il n’en valoit pas la peine : c’est lui faire trop d’honneur ; n’en parlons plus. Une seule danse, c’est l’unique faveur que je sollicite : permettez que cette jeune dame me l’accorde ; j’en serai reconnoissant toute ma vie ».

« Monsieur, une faveur et un inconnu, sont deux idées que j’ai de la peine à combiner ».

« Si vous avez réservé jusqu’ici vos bontés pour vos seuls amis, faites aujourd’hui, pour la première fois, une exception en ma faveur ».

« En vérité, monsieur, je ne sais que répondre ; mais… ».

Il opposa à ce mais tant d’instances pressantes, qu’à la fin madame Mirvan me dit qu’il falloit me résoudre à danser avec lui, ou bien nous retirer pour éviter ses importunités. Je balançois entre cette alternative ; mais cet homme impétueux fit tant, que je me vis obligée de lui abandonner ma main.

Ainsi son obstination déterminée l’emporta, et je fus assez punie de m’être éloignée de la vérité.

Avant que la danse s’engageât, il se montra toujours fort irrité contre mon cavalier, et il mit tout en usage pour me faire avouer que je l’avois trompé ; rien n’étoit plus clair, mais je ne voulus pas m’humilier au point d’en convenir.

Le lord Orville ne dansa pas du tout ; il paroissoit fort répandu, et changeoit à tout moment de cotterie ; mais vous concevez que je ne fus pas trop à mon aise, lorsque quelques minutes après je le vis s’avancer vers la place que je venois de quitter, et accoster madame Mirvan.

Quelle fatalité, me disois-je, de n’avoir pas résisté plus long-temps aux importunités de cet inconnu ! Je voulus le quitter au moment même où nous étions entrés en danse ; mais il me retint, en me disant que ce seroit lui faire un affront, et que je ne pouvois pas rejoindre ma partie, avant d’avoir fini nos tours. Comme j’étois peu au fait de tous ces usages, il fallut bien m’assujettir à sa direction. Il s’apperçut de mon embarras, et m’en demanda la raison : « Pourquoi cette inquiétude ? pourquoi détourner toujours ces beaux yeux » ?

« Je voudrois, monsieur, que vous-même vous parlassiez moins ; vous m’avez déjà gâté toute cette soirée ».

« Bon dieu ! qu’ai-je donc fait ? par où ai-je mérité ce mépris » ?

« Vous m’aviez tourmentée ; vous m’avez contrainte d’abandonner mes amis, et vous me forcez à danser malgré moi ».

« Assurément, ma chère dame, nous devrions être meilleurs amis, puisqu’il y a tant de rapport dans la franchise de nos caractères. — Si vous étiez moins aimable, croyez-vous que je pourrois supporter un tel affront » ?

« Si je vous ai offensé, vous n’avez qu’à me laisser ; je ne demande pas mieux ».

« Eh ! ma chère enfant, reprit-il en souriant, où avez-vous pris une pareille éducation. Il faut que vous soyez bien sûre de l’effet de vos charmes ; ce petit emportement ne sert qu’à embellir votre teint ».

« Il se peut monsieur, que vos airs hardis fassent fortune chez les personnes avec lesquelles vous êtes accoutumé de vivre ; mais avec moi… »

« Vous me rendez justice, madame ; je gagne en effet à être connu, et j’espère que vous serez contente de moi dans la suite. »

« J’espère bien que cela n’arrivera jamais ».

« Ô chut, s’il vous plaît ! Avez-vous oublié dans quelle situation je vous ai trouvée ? Négligée, abandonnée, trahie comme vous étiez ; je vous ai suivie, adorée ; et sans moi… ».

« Sans vous, monsieur, j’eusse été peut-être plus heureuse ».

« Comment donc ! que dois-je penser de ce sans vous ? Votre cavalier seroit-il venu ? Le pauvre garçon ! ma présence lui fait-elle peur » ?

« Je souhaite que la sienne puisse vous tenir en respect ».

« Sa présence ! vous le voyez donc » ?

« Peut-être », m’écriai-je, excédée de ses railleries.

« Où donc ? où ? montrez-moi, je vous supplie, ce misérable ».

« Misérable, monsieur » ?

« Oui, ce sauvage, ce pied-plat, ce poltron, ce mortel méprisable ».

Je ne sais où j’avois la tête, mais mon orgueil étoit blessé, et ma patience étoit à bout. En un mot, j’eus la folie de jeter un regard sur mylord Orville, et je répétois : « Mortel méprisable, dites-vous » ?

Il suivit mes yeux, et me dit : « Est-ce là ce beau monsieur » ?

Je ne répondis rien ; je n’osois dire ni oui ni non, et j’espérois d’être délivrée de mes tourmens par cette équivoque.

Dès que la danse fut finie, je voulus rejoindre madame Mirvan.

« Votre cavalier, je suppose » ? répondit-il gravement.

Cette parole me confondit ; je tremblois que cet homme dangereux ne s’adressât au lord Orville sans le connoître, et ne lui tînt quelque propos qui découvrît la ruse à laquelle j’avois eu recours. Folle que j’étois, de m’attirer de tels embarras ! Je craignois actuellement ce que je souhaitois auparavant ; et pour éviter le lord Orville, je n’eus d’autre parti à choisir, que de proposer une seconde danse. Je mourois de honte et de dépit.

« Mais votre cavalier, madame, reprit-il avec affectation, ne trouvera-t-il pas mauvais que je vous retienne trop long-temps ? Si vous le permettiez, j’irois lui demander son consentement ».

« Gardez-vous-en ».

« Qui est-il, madame » ?

J’aurois voulu être à cent lieues d’ici ; il répéta sa question : « Comment l’appelez-vous ? — Qu’importe. — Son nom, disiez-vous ? — Je n’en sais rien ».

Il prit un air de suffisance, et me répliqua : « Quoi ! madame, vous ne le savez pas ? Souffrez donc que je vous donne un petit conseil ; c’est de ne jamais danser, dans un endroit public, avec un homme dont vous ignorez le nom. Un inconnu souvent n’est qu’un aventurier, un homme sans aveu ; et voyez à quels inconvéniens cela peut vous exposer ».

Peut-on s’imaginer quelque chose de plus ridicule ? Je ne pus m’empêcher de rire, malgré la confusion où j’étois.

Dans cet instant, madame Mirvan et mylord Orville s’avancèrent vers nous. Vous ne doutez pas que je n’eus bientôt repris mon sérieux ; mais quelle fut ma consternation, quand cet homme, destiné à être mon fléau, s’écria : « Ah ! mylord Orville, je n’avois pas l’honneur de vous connoître. Mais que direz-vous de mon usurpation ? Vous m’avouerez cependant qu’une capture comme celle-là n’étoit pas à négliger ».

Ma honte et ma confusion étoient inexprimables. Qui pouvoit prévoir que cet homme connoissoit le lord Orville ? Hélas ! le mensonge est aussi peu sûr qu’illicite !

Mylord Orville paroissoit stupéfait, et avec raison.

« Tout le monde, continua ce misérable, n’a pas votre sang-froid, mylord ; j’ai eu de la peine à me mettre bien dans l’esprit de cette dame, et je n’ose pas trop me flatter d’avoir réussi. Vous seriez fier, mylord, si vous saviez avec quelle difficulté j’ai obtenu l’honneur d’une seule danse ».

Je perdis toute contenance. Mylord Orville demeura immobile. Madame Mirvan me regarda avec surprise. Mon persécuteur s’étant tourné vers moi, s’empara de ma main ; et en la présentant au lord, il lui dit : « Jugez avec quel regret je vous cède cette belle main » !

Je rougis jusqu’au blanc des yeux : je voulus retirer ma main, Orville la baisa respectueusement, et répondit : « Vous me faites trop d’honneur, monsieur » ; et s’adressant à madame Mirvan : « Je me féliciterai d’en profiter, si madame permet que je cherche quelqu’un pour faire sa partie ».

Je ne pus supporter l’idée de le contraindre à danser malgré lui, et je m’écriai avec impatience : « Non, absolument pas, je vous supplie ».

« Ordonnez-vous, me dit l’odieux inconnu, que je me charge du soin de trouver la partie de madame » ?

« Non, monsieur», lui répondis-je en lui tournant le dos.

« De quoi est-il question, ma chère » ? demanda madame Mirvan.

« De rien, madame, de rien du tout ».

« Mais danserez-vous, ou non ? Vous voyez que mylord vous attend ».

« J’espère que non, je vous prie ; je ne saurois pour tout au monde… Je suis sûre que… ».

J’avois perdu la parole ; et cet effronté, résolu d’approfondir si je l’avois trompé ou non, s’adressa de nouveau au lord Orville, qui ne savoit quel parti prendre : « Mylord, lui dit-il, je m’en vais vous expliquer en deux mots cette affaire, qui paroît actuellement un peu embrouillée. — Cette dame m’a proposé une seconde danse ; rien ne pouvoit m’être plus agréable : mon intention étoit seulement de vous demander votre consentement : si vous me le donnez, nous serons tous d’accord ».

J’étois indignée. « Non, monsieur, lui dis-je ; il n’y a que votre absence qui puisse nous mettre d’accord ».

« Au nom du ciel ! interrompit madame Mirvan, qui ne put retenir plus long-temps sa surprise, » que veut dire tout ceci ? Étiez-vous déjà engagée ? Mylord Orville a-t-il… ».

« Non, madame, m’écriai-je ; je ne connoissois pas monsieur ; et voilà pourquoi je voulois… je cherchois… je… ».

Accablée de tout ce qui venoit de se passer, je n’eus pas le courage d’achever cette humiliante explication ; les forces me manquèrent, et je ne pus plus retenir mes larmes.

Ils se regardoient tous avec étonnement.

« Qu’avez-vous, ma chère enfant » ? me dit madame Mirvan avec le plus tendre intérêt.

« Qu’ai-je fait » ! s’écria le mauvais génie qui étoit la cause de tout ce désordre ; et il s’enfuit promptement pour chercher un verre d’eau.

J’en avois dit assez pour faire deviner au lord tout le reste de ce mystère. Il approcha un siége, et me dit d’une voix basse : « Ne soyez pas inquiète, je vous supplie ; vous ferez toujours honneur à mon nom, quand vous voudrez bien vous en servir ».

Cette politesse me soulagea un peu. Un murmure général avoit alarmé miss Mirvan, qui vint me trouver aussi-tôt. Elle me fit prendre un verre d’eau que mon bourreau venoit d’apporter ; après quoi mylord Orville le pria de se retirer.

« Au nom du ciel, madame, m’écriai-je, laissez-moi m’en aller ; je n’y puis tenir davantage ».

« Nous nous en irons tous », répondit ma bonne Marie.

« Mais que dira le capitaine ? J’aurois mieux aimé partir seule en chaise à porteurs ».

Madame Mirvan y consentit, et je me levai pour sortir. Mylord Orville et l’inconnu m’accompagnèrent. Le premier me présenta la main avec une complaisance que j’avois peu méritée ; l’autre me suivit pour m’importuner de ses excuses. J’aurois voulu faire les miennes au lord ; mais je n’en eus pas le courage.

J’arrivai au logis vers une heure. Les domestiques de madame Mirvan me virent rentrer.

Après cela serai-je encore tentée de retourner aux assemblées ? Que penserez-vous de moi, mon très-cher et très-honoré monsieur ? Vous aurez besoin de toute votre partialité pour me recevoir à mon retour avec indulgence.

Mylord Orville a fait demander ce matin de nos nouvelles, et sir Clément Willoughby (c’est le nom de mon persécuteur) a passé ici lui-même ; j’ai refusé de descendre tant qu’il y a été.

Je sais maintenant à quoi m’en tenir sur la conduite choquante et ridicule de ce Willoughby.

J’ai appris par miss Mirvan que c’est le même homme qui a parlé de moi avec si peu de ménagement au bal de madame Stanley. Il lui plut alors de dire au lord Orville, qu’il étoit bien aise de savoir que j’étois une petite sotte ; il se crut donc autorisé à donner libre carrière à son impertinence. Quoi qu’il en soit, je me soucie fort peu de ce qu’il pense de moi. Mais mylord Orville ! s’il m’a pris d’abord pour une imbécille, il doit m’accuser à présent de témérité et de présomption. Me servir de son nom ! quelle hardiesse ! Encore, s’il savoit ce qui y a donné lieu ; il doit s’imaginer que c’étoit par un excès de vanité. Je suis déterminée à quitter cette méchante ville dès demain, et jamais je n’y remettrai les pieds.

Le capitaine se propose de nous faire voir ce soir les Fantoccini. Je ne puis pas souffrir ce capitaine ; vous ne sauriez vous faire une idée de sa grossièreté. Je suis heureuse qu’il n’ait pas assisté au dénouement de la fâcheuse aventure d’hier ; il n’auroit fait qu’augmenter mon trouble : peut-être s’en seroit-il diverti, car il ne rit jamais qu’aux dépens d’autrui.

Voici la dernière lettre que je vous écris de Londres. — J’en suis très-aise ; car je connois trop peu le monde, pour me gouverner convenablement dans une grande ville, où tout est neuf pour moi, où je rencontre à chaque pas les choses les plus bizarres.

Adieu, mon cher monsieur. Que le ciel me ramène en sûreté chez vous ! Que ne puis-je retourner dans cet instant même à Berry-Hill ! mais cet empressement déplairoit à madame Mirvan ; ainsi je dois me taire. Je vous parlerai des Fantoccini, lorsque nous serons arrivés à Howard-Grove. Nous n’avons pas vu la moitié des endroits publics que l’on court actuellement ; ils sont en grand nombre, et on les trouve tous remplis.




LETTRE XIV.


Suite de la Lettre précédente.


13 avril.

Vous serez très-surpris, mon cher monsieur, de recevoir encore une lettre de Londres de la main de votre Evelina ; mais croyez-m’en, ce n’est ni par ma faute, ni pour mon bonheur que je suis encore en ville : notre voyage a été différé par un accident aussi inattendu que désagréable.

Nous fûmes hier au soir aux Fantoccini, où nous vîmes représenter, par des marionnettes, une petite comédie française et italienne. Le spectacle fut conduit avec la plus grande adresse, et nous nous amusâmes tous mieux, à l’exception du capitaine, qui a une antipathie déterminée pour tout ce qui n’est pas anglais.

Tandis qu’en sortant nous attendions notre voiture, une grande femme, déjà sur l’âge, passa près de nous en s’écriant : « Mon Dieu ! que ferai-je » ?

« Comment donc, ce que vous ferez » ! lui dit le capitaine.

« Ma foi, monsieur, lui répondit-elle, j’ai perdu ma société, et je ne connois personne ici ».

Il y avoit un peu d’accent dans sa prononciation : cependant il étoit difficile de distinguer si elle étoit Anglaise ou Française. Elle étoit bien mise, et paroissoit tellement embarrassée, que madame Mirvan crut devoir proposer au capitaine de lui offrir ses services.

« Mes services ? eh ! de tout mon cœur. » — On n’a qu’à appeler un porte-flambeau, pour lui chercher une voiture ».

Il n’y eut pas moyen d’en trouver, et il pleuvoit à verse.

« Mon Dieu ! s’écria de nouveau la dame que vais-je devenir ? je suis au désespoir » !

« De grace, mon cher monsieur, dit madame Mirvan, offrons-lui une place dans notre voiture ; elle est seule et étrangère ».

« Elle n’en vaut pas mieux pour cela peut-être ; et qui sait si ce n’est pas quelque coureuse » ?

« Elle n’en a pas l’air, reprit madame Mirvan, et sa situation me fait pitié : ce sera une bonne œuvre de la ramener chez elle ».

« Vous aimez furieusement les nouvelles connoissances : mais voyons premièrement si cela ne nous détourne pas de notre chemin ».

Elle nous dit qu’elle demeuroit dans la rue d’Oxford, et, après quelques débats, le capitaine consentit, avec toute la fierté et toute la mauvaise grace possible, à la faire monter dans notre voiture. Il nous prouva bientôt qu’il étoit résolu de lui faire payer cher cette complaisance : il prit à tâche de lui chercher querelle, probablement par la seule raison que cette dame étoit étrangère.

Elle commença la conversation par nous raconter qu’elle n’étoit que depuis deux jours en Angleterre, et qu’elle étoit accompagnée de deux Parisiens ; que son équipage étant hors de ville, ces messieurs l’avoient quittée au sortir de la comédie pour se procurer une remise, et que ne les ayant pas revus, elle craignoit qu’ils ne se fussent égarés.

« Et comment, dit le capitaine, avez-vous pu aller dans un endroit public sans un Anglais » ?

« C’est, parce que je ne connois personne à Londres ».

« Eh bien ! dans ce cas-là, vous ferez bien d’en partir vous-même ».

«Parbleu, monsieur, c’est bien ce que je me propose ; les Anglais me semblent tenir un peu de la brute, et je vous proteste que je retournerai en France le plutôt possible ; je ne suis nullement curieuse de vivre avec vous autres ».

« Est-ce que la tête vous tourne ? croyez-vous, madame la Française, que nous manquions de filoux de toute nation pour nous vider les poches ? On n’a nullement besoin de vous ici ».

« Vider vos poches, monsieur ! je souhaite que personne ne fasse ce métier plus que moi, et vos poches seront en pleine sûreté. Mais ce que je sais, pour sûr, c’est qu’aucune nation au monde ne l’emporte sur les Anglais en grossièreté ; et dès que j’aurai vu une ou deux personnes de qualité de ma connoissance, je repars pour la France ».

« Allez-y, madame, et au diable aussi ; c’est le voyage qui convient le plus aux Français et aux gens de qualité ».

« Nous aurons soin du moins, s’écria l’étrangère avec impétuosité, de ne pas faire partie avec un de vos grossiers Anglais ».

« Oh ! ne craignez rien, reprit tranquillement, le capitaine, nous ne vous disputerons point le pas, et nous vous donnons au diable en plein, vous et vos gens de qualité ».

Miss Mirvan voulant faire changer la conversation, qui ne devenoit que trop alarmante, adressa la parole au capitaine, et lui dit : « Monsieur, ce cocher va bien lentement. — Patience, Marion, lui dit son père, il ira d’autant plus vîte demain, quand il nous mènera à Howard-Grove».

« À Howard-Grove, s’écria l’étrangère ! et connoîtriez-vous lady Howard » ?

« Et qu’est-ce que cela vous fait ? elle n’appartient pas au nombre de vos gens de qualités ».

« Qui vous l’a dit ? J’en sais plus que vous ; et d’ailleurs, je doute fort qu’un homme aussi mal élevé que vous, soit des connoissances de lady Howard, à moins pourtant que vous ne soyez son intendant ».

« On vous prendroit plutôt, répliqua le capitaine en fureur, pour sa blanchisseuse ». Ces paroles furent accompagnées d’un jurement horrible.

« Oui-dà, ça blanchisseuse ! Êtes-vous donc aveugle, monsieur ? Avez-vous jamais vu une blanchisseuse mise de la sorte ? Je suis, s’il vous plaît, d’un rang à valoir lady Howard, et tout aussi riche qu’elle. Je n’arrive en Angleterre que pour lui faire visite ».

« Vous pouvez vous épargner cette peine ; elle a déjà assez de gueux à ses trousses ».

« Des gueux ! Pas plus gueux que vous, monsieur. Vous êtes un vilain crasseux, et je ne m’abaisserai plus à faire attention à vos propos ».

« Vilain crasseux, dites-vous (et il la saisit par les deux poignets) ? » Écoutez, madame la grenouille, vous ferez bien de vous taire, sinon je vous fais sauter par la portière sans la moindre cérémonie, et vous pourrez vous vautrer à votre aise, jusqu’à ce que vos monsieurs viennent vous chercher ».

Ils s’échauffoient de plus en plus, et madame Mirvan se disposoit à calmer le capitaine ; mais la sortie que vous allez lire nous ferma la bouche.

« Laissez-moi, s’écria la dame, rustre que vous êtes : un bon cachot me rendra raison de vos indignes procédés ; vous verrez qui vous avez insulté. J’irai trouver M. Fielding, le juge de paix, et je vous montrerai, que je suis une femme de condition ; je vous le montrerai, ou je ne m’appelle pas Duval ».

Je n’en entendis pas davantage : interdite, effrayée et tremblante, je jetai un cri : juste ciel ! c’est la seule exclamation qui m’échappa involontairement, et je tombai évanouie entre les bras de madame Mirvan. Mais tirons le voile sur une scène trop cruelle pour un cœur aussi compatissant que le vôtre. Il suffit de vous dire que nous fûmes convaincus que cette étrangère n’étoit autre que madame Duval, la grand’mère de votre Évelina.

Ah ! monsieur, reconnoître une aussi proche parente dans une personne qui s’étoit annoncée de la sorte ! Que deviendrois-je si vous n’étiez mon protecteur, mon ami, mon refuge !

Mon émotion et la surprise de madame Mirvan me trahirent tout de suite ; mais je supprime l’accueil qu’elle me fit ; vous seriez révolté de la dureté, de la grossièreté (pardonnez le terme) avec laquelle elle parla de cet événement malheureux dont vous m’avez informée avec tant de ménagement. Tous les malheurs d’une mère qui m’est chère, quoique je ne l’aie jamais vue, que je regrette sans l’avoir connue ; toutes ses souffrances se retracèrent vivement à ma mémoire. Ah, mon cher monsieur ! cette entrevue (une seule exceptée) est ce qui pouvoit jamais m’arriver de plus terrible et de plus affligeant.

Lorsque nous arrivâmes à son logement, elle me pria d’y monter avec elle, qu’elle se chargeoit de me procurer une chambre à coucher. Alarmée et tremblante, je me tournai vers madame Mirvan. Cette excellente femme prit d’abord mon parti : « Ma fille, dit-elle à madame Duval, ne sauroit quitter aussi brusquement sa jeune amie ; vous voudrez bien nous accorder quelque délai pour les préparer à cette séparation ».

« Excusez, madame, répondit madame Duval, qui s’étoit adoucie un peu depuis qu’elle avoit été reconnue ; » cette enfant ne sauroit appartenir à miss Mirvan d’aussi près qu’à moi ».

« N’importe, madame, interrompit le capitaine (qui n’épousa ma querelle que dans le dessein de poursuivre sa pointe, malgré une espèce de raccommodement qui s’étoit fait entre lui et madame Duval), » mademoiselle a été envoyée chez nous, et nous ne sommes pas les maîtres, comme vous voyez, de vous la délivrer ».

Je promis de lui rendre mes devoirs le lendemain à l’heure qu’elle jugeroit à propos de me fixer. Après quelques contestations, elle m’invita à déjeuner, et nous retournâmes chez nous.

Quelle malheureuse aventure ! Je n’ai pas fermé les yeux de toute la nuit : mille fois j’ai souhaité d’être restée à Berry-Hill ; je ferai l’impossible pour hâter mon retour ; et une fois rendue à ce séjour d’une heureuse tranquillité, je ne l’abandonnerai plus pour tous les plaisirs de la terre.

Madame Mirvan eut la bonté de m’accompagner ce matin chez madame Duval : le capitaine m’offrit aussi son bras ; mais je le remerciai, car je craignois qu’on ne regardât sa présence comme une insulte.

Madame Duval reçut madame Mirvan de très-mauvaise grace ; mais elle m’accueillit avec toute la tendresse dont je la crois capable. Notre rencontre semble l’avoir beaucoup affectée ; elle en donna même une preuve. J’étois tombée évanouie dans ses bras, accablée par tant d’émotions que sa vue produisit naturellement sur moi : elle témoigna beaucoup d’inquiétude, elle répandit des larmes, et s’écria : « Ah ! puissé-je ne pas perdre, pour la seconde fois, ma pauvre fille » ! Cette marque de bonté m’auroit soulagée, si madame Duval n’eût excité toute mon indignation par les propos qu’elle se permit sur votre sujet, mon cher, mon généreux bienfaiteur ; mais la douleur et la colère firent bientôt place à un sentiment plus désagréable, à la crainte. Elle m’informa que le but de son voyage étoit de m’amener avec elle en France ; qu’elle avoit formé ce plan depuis l’instant qu’elle avoit été instruite de ma naissance ; découverte qu’elle n’avoit faite que lorsque je pouvois être parvenue à l’âge de douze ans ; que M. Duval, qu’elle appeloit le plus méchant des maris, l’avoit empêchée d’exécuter ce dessein plutôt ; que celui-ci étant mort depuis trois mois, elle s’étoit hâtée de mettre ses affaires en ordre : après quoi, son premier soin avoit été de venir en Angleterre. Elle a déjà quitté le deuil ; car elle dit que personne ne sait ici depuis quand elle est veuve.

Elle doit avoir été mariée fort jeune : j’ignore son âge ; mais on ne lui donneroit guère plus de cinquante ans. Elle s’habille richement, et met beaucoup de rouge : son visage offre encore des restes d’une grande beauté.

Je ne sais quelle auroit été la fin de cette visite, si le capitaine n’étoit venu prendre madame Mirvan : il persista à demander que je retournasse avec eux. Cet homme est devenu tout d’un coup de mes amis, et il embrasse ma cause avec une chaleur qui me fait trembler. Madame Mirvan, toujours attentive à réparer les torts de son époux, appaisa madame Duval, en l’invitant poliment de venir prendre le thé et passer la soirée chez nous. C’est avec beaucoup de difficulté que le capitaine se prêta à différer son départ. Que nous restoit-il à faire ? Je ne pouvois pas décemment quitter Londres dans le moment même où madame Duval m’y avoit rencontrée ; et y demeurer seule sous sa protection, — c’est une idée que la bonté de madame Mirvan avoit su prévenir. Je craignois également que madame Duval ne nous suivît à Howard-Grove : ainsi il fallut nous résoudre à passer encore quelques jours, et même toute une semaine en ville, quoique le capitaine ait déclaré que la vieille sorcière française, comme il lui plaît de la nommer, ne s’en trouverait pas mieux.

Mon unique souhait est de retourner en sûreté à Berry-Hill : conseillée et protégée par vous, je n’y aurai plus rien à craindre. Adieu, mon très-cher et très-honoré monsieur. Je ne retrouverai le bonheur que chez vous.




LETTRE XV.


M. Villars à Évelina.
Berry-Hill, 14 avril.

Je m’attendois d’un jour à l’autre, ma chère Évelina, à apprendre la nouvelle de votre départ de Londres, et je différois de vous écrire jusqu’à ce que vous fussiez de retour à Howard-Grove ; mais la lettre que je viens de recevoir, et qui m’annonce l’arrivée de madame Duval, exige une prompte réponse.

Son arrivée en Angleterre m’afflige et m’inquiette. Comme je vous ai plaint, mon enfant, en lisant le récit d’une rencontre aussi inattendue et aussi peu souhaitée ! J’ai craint depuis long-temps cet événement et les suites qui devoient en résulter. Après vous avoir reconnue, il étoit naturel que madame Duval dût vous réclamer : je ne connois que trop bien ses intentions, et j’ai prévu depuis bien des années les contestations dont nous sommes menacés actuellement.

Quelque fâcheuses que soient les circonstances de cette affaire, il ne faut pas vous décourager, ma chère. Tant qu’il me restera un souffle de vie, il sera consacré à votre service, et je prendrai de même tous les arrangemens possibles, pour établir solidement votre bonheur après ma mort. Persuadée de mon appui, reposez-vous sur ma tendresse, et ne vous livrez pas aux craintes que madame Duval pourroit chercher à vous inspirer. Conduisez-vous envers elle avec le respect et tous les égards qui sont dus à une aussi proche parente. Souvenez-vous qu’en oubliant son devoir, elle ne vous autorise pas à négliger le vôtre : plus vous serez frappée des défauts d’autrui, plus il faudra, ma chère, vous étudier à en éviter jusqu’à l’ombre. Je vous recommande donc d’être sur vos gardes, pour que nul manque d’attention, nulle froideur ne lui fasse soupçonner l’indépendance que je vous assure ; et lorsqu’elle aura fixé le temps de son départ, fiez-vous à moi du soin de m’opposer à ses projets : je vous promets que vous ne la suivrez point ; mon refus est tout prêt, et j’en fais mon affaire. Je sens, à la vérité, que cette tâche est difficile ; mais il ne conviendroit pas, ou plutôt il seroit impossible que vous vous en chargeassiez. Je suis peu surpris, au reste, de la mauvaise opinion qu’elle a de moi ; je plains plutôt son étrange aveuglement. Voyant l’impossibilité de colorer sa propre conduite, elle cherche des torts à tous ceux qui ont été intéressés aux événemens malheureux qu’elle n’a que trop sujet de déplorer. C’est-là la raison de son endurcissement, et elle doit, en quelque sorte, lui tenir lieu de justification.

Rien ne pouvoit m’être plus agréable que le desir que vous me témoignez de retourner à Berry-Hill : votre long séjour à Londres, et la dissipation dans laquelle vous vivez, me mettent mal à mon aise. Je ne prétends pas cependant que vous renonciez aux parties auxquelles vous êtes invitée ; madame Mirvan pourroit regarder votre refus comme une censure, et rien ne s’accorderoit plus mal avec votre âge et avec les bontés que cette dame a pour vous. Je ne m’étendrai point sur ce sujet, et je me borne seulement à vous dire que je me réjouirai de tout mon cœur, lorsque je vous saurai heureusement arrivée à Howard-Grove. Je me flatte que cette lettre vous trouvera occupée des préparatifs du voyage.

Je ne saurois assez vous remercier, ma chère Evelina, de tous les détails dans lesquels vous entrez : continuez à m’écrire avec la même exactitude ; je serois malheureux si j’ignorois la moindre de vos actions.

Que le genre de vie que vous menez actuellement est nouveau pour vous ! Des bals… des spectacles… les opéra… des ridotto… Ah, mon enfant ! comme vous perdrez au change à votre retour ici ! Je tremble pour votre tranquillité future… Mais j’espère tout de l’excellence de votre cœur et de la vivacité naturelle de votre caractère.

Je puis sans doute me dispenser de vous dire que j’aime bien mieux les fautes d’inexpérience qui vous échappèrent au bal, que les grands airs dont vous avez voulu faire l’essai au ridotto ; mais l’embarras et l’humiliation que vous en avez soufferts, ne me permettent plus la moindre réprimande.

Je suppose que vous ne verrez plus ce sir Clément Willoughby : ses propos et sa hardiesse m’ont excessivement choqué. D’un autre côté, j’ai été fort content de la bonté de cœur de mylord Orville ; mais j’ose croire pourtant que, malgré sa complaisance, vous ne serez plus tentée de mettre son nom à l’épreuve.

Que le ciel vous bénisse, ma chère enfant ! Puissiez-vous ne jamais connoître l’infortune ni le vice ! Puissiez-vous ne perdre jamais ce contentement que donne l’innocence, ce sentiment qui fait votre propre bonheur, et qui contribue à la satisfaction de tous ceux qui vous connoissent !

Arthur Villars.




LETTRE XVI.


Évelina à M. Villars.
Berry-Hill, 15 avril.

Madame Duval arriva hier sur les cinq heures pour prendre le thé, et elle nous trouva encore à table. Que cela ne vous étonne point, on dîne ici fort tard. On lui fit ouvrir une autre chambre, et dès que le dessert fut apporté, on la pria d’entrer.

Elle étoit accompagnée d’un Français, qu’elle présenta sous le nom de M. Dubois. Madame Mirvan les reçut tous deux avec sa politesse ordinaire ; mais le capitaine témoigna de l’humeur, et, après un moment de silence, il lui dit d’un air sévère : « Qui vous a priée de nous amener ce damoiseau » ?

« Je ne sors jamais sans lui, répondit-elle ». Après une seconde pause, le capitaine se tourna vers l’étranger, et lui dit en anglais : « Savez-vous bien, monsieur, que vous êtes le premier Français qui mette les pieds dans ma maison » ?

M. Dubois fit une révérence : il ne parle pas l’anglais, et ne l’entend guère ; de sorte qu’il prit peut-être cette apostrophe pour un compliment.

Madame Mirvan tâcha d’égayer la mauvaise humeur du capitaine ; mais il lui laissa faire tous les frais de la conversation, et resta étendu dans son fauteuil sans dire mot, excepté quand il trouvoit l’occasion de lâcher quelque sarcasme contre la nation française. Enfin madame Mirvan voyant qu’elle ne réussiroit point à nous faire passer une soirée agréable, proposa d’aller à Ranelagh. Madame Duval accepta la partie avec plaisir, et, après quelques plaisanteries sur la dissipation des femmes, le capitaine y acquiesça également. Marie et moi nous montâmes pour nous habiller.

Bientôt après on vint nous annoncer sir Clément Willoughby. Il s’étoit introduit sous prétexte de s’informer de notre santé, et il se présenta avec l’air de familiarité d’une ancienne connoissance ; l’accueil glacé qu’il reçut de la part du capitaine et de madame Mirvan elle-même, le décontenança cependant un peu.

J’étois très-embarrassée de reparoître devant cet homme, et je ne descendis que lorsqu’on vint m’appeler pour prendre le thé. Je le trouvai profondément engagé dans un entretien avec madame Duval et le capitaine sur les mœurs françaises ; sujet qui paroissoit l’absorber, au point qu’il ne fit pas attention à moi lorsque j’entrai dans la chambre. La conversation fut poussée avec chaleur : le capitaine défendit la supériorité des Anglais à tous égards, et madame Duval s’opiniâtra à leur disputer jusqu’aux moindres avantages. Sir Clément employa à la fois les armes du raisonnement et du ridicule, pour appuyer et pour renforcer tout ce qu’il plut au capitaine d’avancer ; il remarquoit qu’en combattant madame Duval, il ne manqueroit pas de gagner l’amitié du maître de la maison ; et sa sagacité ne le servit que trop bien : il eut bientôt lieu de se féliciter d’un succès complet.

Dès qu’il me vit, il me salua respectueusement, et me demanda si j’étois remise des fatigues du ridotto. Une légère inclination de tête fut toute ma réponse ; j’étois encore honteuse du souvenir de cette aventure. Il retourna à la dispute, et il la ménagea si bien, tantôt en agaçant madame Duval, tantôt en soutenant les raisons du capitaine, que je ne pus m’empêcher d’admirer son talent, en blâmant sa finesse.

Madame Mirvan craignant l’issue d’une querelle aussi échauffée, essaya plusieurs fois de détourner la conversation, et elle y auroit réussi peut-être sans l’entremise de sir Clément, qui, par son humeur satirique et mordante, avoit entièrement captivé les bonnes graces du capitaine. Madame Duval succomba sous les efforts réunis de ses deux adversaires ; elle trembloit de colère.

Madame Mirvan nous annonça enfin, à ma grande satisfaction, qu’il étoit temps de partir. Sir Clément se leva pour prendre congé ; mais le capitaine le pria très-amicalement d’être des nôtres. Il répondit qu’il avoit déjà pris des engagemens ; mais qu’il y renonçoit pour avoir le plaisir de rester avec nous.

Il y eut quelques petits démêlés avant qu’on s’accordât sur les places. Madame Mirvan offrit sa voiture à madame Duval, et elle proposa que les dames s’y missent ensemble. Cet arrangement ne fut point agréé par madame Duval ; elle ne voulut point faire une aussi longue course sans cavalier, et témoigna sa surprise qu’une dame polie pût faire une proposition si anglaise. Sir Clément Willoughby dit que sa voiture attendoit à la porte, et il pria qu’on voulut bien s’en servir. Enfin il fut décidé qu’on chercheroit une remise pour M. Dubois et madame Duval : le capitaine, et à sa sollicitation sir Clément, y montèrent avec eux. Madame, miss Mirvan et moi, nous fîmes le chemin tranquillement à nous trois.

Je ne doute pas qu’ils ne se soient querellés en route ; car, lorsque nous descendîmes à Ranelagh, ils parurent tous de mauvaise humeur. Nous fîmes nos parties : tout le monde fuyoit madame Duval, excepté moi. Je ne la quittai pas un instant ; et, de peur que je ne lui échappasse, elle ne quitta pas mon bras de toute la soirée.

Il y avoit une foule prodigieuse, et sans les soins particuliers de sir Clément Willoughby, nous eussions eu de la peine à nous procurer une loge avant qu’une moitié des assistans se fût retirée (on appelle loge, des réduits voûtés qui sont destinés pour les parties de thé). Lorsque nous fûmes placés, quelques dames de la connoissance de madame Mirvan, s’arrêtèrent pour lui parler, et l’engagèrent à faire avec elles le tour de la salle. Elle nous quitta : mais jugez quelle fut ma surprise quand je la vis revenir, accompagnée du lord Orville ! Les dames continuèrent leur promenade, et madame Mirvan s’assit avec nous : elle invita légèrement, mais avec politesse, le lord à prendre le thé avec nous ; il accepta à ma grande confusion.

Cette apparition me déconcerta de nouveau, comme tout ce qui me rappelle le souvenir du malheureux ridotto : d’ailleurs ma situation présente ajoutoit encore à mon embarras ; j’étois placée entre madame Duval et sir Clément, qui, je crois ; n’étoit pas plus édifié que moi de l’arrivée du lord Orville. Les disputes éternelles continuoient toujours entre le capitaine et madame Duval, et je rougissois d’appartenir à des gens aussi mal élevés. La pauvre madame Mirvan et son aimable fille n’avoient pas sujet d’être plus contentes.

Dès que mylord Orville eut pris sa chaise, il se fit un silence général ; sa présence nous gêna tous, quoique par des motifs différens. J’ignore par quelles raisons il avoit recherché notre société ; peut-être n’étoit-ce que pour voir si j’avois encore inventé quelque nouveau mensonge sur son compte.

Ce fut madame Duval qui rompit la première le silence : « Je suis choquée, dit-elle, de ce que vos dames portent des chapeaux dans une assemblée aussi élégante que Ranelagh ; je n’en vois pas l’utilité ; cela leur donne un air commun. On ne connoît pas cette mode à Paris ».

Sir Clément. « J’avoue que je ne protége pas trop moi-même les chapeaux, et je suis fâché que les dames aient adopté une mode qui est une vraie attrape ; car de deux choses l’une, ou le chapeau cache la beauté, ou il en fait chercher là où il n’y en a pas. Cette invention date sans doute d’une jeune coquette fantasque ».

Le Capitaine. « Dites plutôt de quelque vieille sorcière ridée, qui avoit encore envie de donner la chasse aux jeunes drôles ».

Madame Duval. « Je ne connois pas vos usages en Angleterre ; mais à Paris, l’âge n’empêche point une femme d’être considérée ».

Le Capitaine. « Est-ce que vous prétendez nous faire accroire que là-bas, comme ici, on ne distingue pas les jeunes femmes des vieilles » ?

Madame Duval. « Non, monsieur ; la nation française est beaucoup trop polie pour faire ces sortes de distinctions » ?

Le Capitaine. « Elle en est d’autant plus sotte ».

Sir Clément. « Veuille le ciel que, pour notre propre intérêt, nous pussions nous faire à une aussi heureuse facilité » !

Le Capitaine. « Voilà, monsieur, une ridicule prière que vous adressez au ciel. On voit bien que tous n’êtes pas accoutumé à en faire souvent ».

Madame Duval. « Eh bien ! irez-vous commencer à présent une dispute de religion ? C’est encore là une de ces incongruités à l’anglaise dont on n’a pas d’idée à Paris.

Sir Clément. « Je le crois bien, on n’y a pas plus de religion que de politique ».

Le Capitaine. « Mais que sont-ils donc ces gens-là ? Il faut que nous sachions cela, Sir Clément ».

Sir Clément. « La question du Capitaine est serrée, et j’espère que votre réponse, madame, ne nous laissera rien à désirer ».

Le Capitaine. « Allons, madame, vîte au combat ; contez-nous cela tout de suite, et ne perdez pas votre temps en préparatifs.

Madame Duval. « Doucement, messieurs, je ne vous échappe point. Croyez-vous, après tout, que les Français manquent d’occupations ? Je vous promets qu’ils en ont de tout genre ».

Le Capitaine. « Encore, à quoi, à quoi s’occupent-ils, ces fameux monsieurs ? Citez-nous des faits. Jouent-ils ? — boivent-ils ? sont-ils musiciens ? — sont-ils palefreniers ? ou bien passent-ils leur temps à caresser les vieilles femmes » ?

Madame Duval. « Oh ! quant à cela ; — mais certes je suis trop bonne de me donner la peine de répondre à ce tas de questions triviales ; — ne me demandez plus rien ». Puis se tournant, à mon grand chagrin, vers mylord Orville, elle lui dit : « De grace, monsieur, avez-vous jamais été à Paris » ?

Il se contenta de lui faire une révérence.

« Et comment vous y êtes-vous plu, monsieur » ?

Il sourit à cette question, que Sir Clément appelleroit serrée ; et, après avoir balancé un instant, il lui répondit néanmoins dans des termes qui marquoient son approbation.

« Je pensois bien, monsieur, que vous en seriez content, car vous avez tout-à-fait l’air d’un galant homme. Quant au capitaine et à cet autre, comment peuvent-ils juger de ce qu’ils ne connoissent pas ; je suppose du moins, monsieur (en s’adressant à sir Clément), que vous n’êtes jamais sorti de votre pays.

« J’ai seulement été absent pendant trois ans », répliqua sèchement sir Clément.

Madame Duval. « Cela m’étonne, et je ne m’en serois pas doutée. Je parie cependant que vous n’avez jamais voyagé qu’avec des Anglais.

Le Capitaine. « Et avec qui donc, s’il vous plaît ? Voudriez-vous qu’à l’exemple d’une certaine nation, qui n’est pas à mille lieues d’ici, il eût rougi de sa patrie, pour que celle-ci eût eu à rougir ensuite de lui » ?

Madame Duval. « Vous feriez fort bien vous-même de voyager ».

Le Capitaine. « Et à quel propos, je vous prie ? quelle utilité m’en reviendroit-il » ?

Madame Duval. « Une très-réelle. On feroit de vous un tout autre homme ».

Le Capitaine. « Vous voudriez peut-être que j’apprisse encore à faire la cabriole, — à m’habiller comme un singe, — à babiller votre baragouin français, que je poudrasse mes cheveux, que je me barbouillasse le visage de rouge ; en un mot, que je prisse pour modèle vos dignes compatriotes » ?

Madame Duval. « Je voudrois, monsieur, que vous prissiez de meilleures manières, et sur-tout que vous vous accoutumassiez à parler aux femmes un langage moins bourru et moins gothique. Monsieur, qui a été à Paris (en montrant mylord Orville), vous dira combien vous y seriez mal reçu si vous vous avisiez de tenir des propos aussi grossiers. Il n’y a pas de perruquier, pas de savetier, qui n’eût honte de vous ».

Le Capitaine. « Madame, je vous abandonne volontiers vos perruquiers et vos décrotteurs. Vous pouvez faire parade de leurs mœurs tant qu’il vous plaira, et je suis fort aise que vous les goûtiez tant. Mais, quant à moi, je vous dirai avec cette même franchise qui caractérise vos conseils, que je ne suis pas habitué à la société de ces messieurs ».

« Mesdames et messieurs, interrompit madame Mirvan, si vous ne prenez plus de thé, je vous invite de venir vous promener avec moi ». Nous nous levâmes sur le champ, Marie et moi, et mylord Orville nous suivit. Les autres demeurèrent à disputer, et nous étions peut-être au bout de la salle avant qu’ils s’apperçurent de notre absence.

Comme l’époux de madame Mirvan avoit eu tant de part à la contestation, mylord Orville s’abstint de gloser sur cette scène indécente. Il n’en fut plus question le moment d’après, et la conversation prit enfin un ton d’honnêteté et de gaîté. Je m’y serois intéressée avec plaisir, si j’avois pu oublier le ridotto. Je savois que le lord étoit en droit de me reprocher une sottise ; je brûlois d’envie de lui faire mes excuses, et il me fut impossible de prendre sur moi de lui parler d’une aventure dans laquelle je m’étois exposée avec tant d’imprudence : bien plus ; j’osai à peine ouvrir la bouche pendant tout le temps de notre promenade. J’étois sûre qu’il avoit pris mauvaise opinion de moi : cette idée me poursuivoit sans cesse, et me faisoit craindre qu’il n’interprétât mal tout ce que j’aurois pu dire. Ainsi, au lieu de mettre à profit une conversation qui, dans d’autres circonstances, m’auroit été infiniment agréable, je demeurai muette, triste et honteuse. Que d’embarras un seul faux pas ne m’a-t-il pas attirés ? Si jamais je retombois dans la même faute, oh ! je mériterois la plus sévère punition.

« Nous fîmes trois ou quatre fois le tour de la salle, avant que le reste de notre société vînt nous joindre ; ils étoient toujours également querelleurs, ce qui engagea madame Mirvan à se retirer, sous prétexte d’être fatiguée. Elle en fit la proposition, qui fut unanimement acceptée. Mylord Orville nous demanda nos ordres ; mais nos cavaliers ayant décliné ses offres, il se mit d’une autre coterie, et nous entrâmes dans une antichambre pour attendre nos voitures. On convint que nous retournerions en ville de la manière dont nous étions partis pour Ranelagh. Madame Duval monta donc dans sa remise ; mais elle n’y fut pas plutôt, qu’elle jeta un grand cri en sautant à terre, et se plaignant qu’elle étoit mouillée de part en part. En effet, la voiture avoit beaucoup souffert du mauvais temps qu’il avoit fait toute la soirée, et la pluie y avoit pénétré, je ne sais comment.

Madame Mirvan, Marie et moi, nous nous servîmes, comme auparavant, de l’équipage du capitaine. Dès qu’il fut instruit de cet accident, il eût la politesse de s’emparer de la place qui étoit vacante dans notre voiture, sans se mettre en peine de madame Duval, ni de M. Dubois. Sir Clément Willoughby avoit sa voiture qui l’attendoit.

Je demandai d’abord la permission de céder ma place à madame Duval, et je fis mine de mettre pied à terre ; mais madame Mirvan m’arrêta, en remarquant que ce seroit m’exposer à retourner seule en ville, soit avec l’étranger, ou avec sir Clément.

« Ne vous inquiétez point de notre vieille, s’écria le capitaine ; elle est à l’épreuve de la pluie : je réponds d’elle ; et d’ailleurs, comme nous sommes tous Anglais, elle ne risque pas de rencontrer pire que nous ».

« Je ne prétends pas la protéger, répondit madame Mirvan ; mais, comme elle appartient à notre partie, il seroit de la dernière indécence de l’abandonner dans un tel embarras ».

« Peste ! reprit le capitaine, que l’accident de madame Duval avoit mis de fort bonne humeur : si un de ces vilains Anglais lui faisoit quelque honnêteté, ce seroit un coup de poignard pour elle ».

Madame Mirvan l’emporta cependant, et nous descendîmes tous pour attendre que madame Duval fût pourvue d’une autre voiture. Nous la trouvâmes avec M. Dubois, au milieu des laquais, occupée à essuyer son négligé, qu’elle disoit être d’une étoffe de Lyon d’un nouveau goût, et auquel elle s’intéressoit beaucoup. Sir Clément Willoughby lui offrit son équipage ; mais elle étoit trop piquée de ses railleries pour l’accepter. Nous attendîmes long-temps, sans qu’on pût se procurer une autre remise. Enfin le Capitaine consentit à accompagner sir Clément, et nous montâmes toutes quatre dans le carrosse de madame Mirvan. Madame Duval demanda avec instance qu’on y accordât une petite place à M. Dubois, et le capitaine se prêta à cette complaisance, seulement pour se débarrasser de cet étranger.

Notre voiture prit le devant. Nous fûmes tous taciturnes et d’une humeur sociable ; car les difficultés qu’exigeoient ces arrangemens, avoient ennuyé et fatigué tout le monde. Nous continuâmes notre chemin sans dire mot ; mais notre silence ne fut pas de longue durée : à peine étions-nous à trente pas de Ranelagh, que la voiture se brisa, et nos voix se firent entendre toutes à la fois. À en juger par nos cris, je suis sûre qu’il n’y eut personne qui ne nous crut blessés à mort. Le cocher arrêta, les domestiques accoururent à notre secours, et nous descendîmes tous sains et saufs. Il faisoit nuit et il pleuvoit. Aussi-tôt que j’eus mis pied à terre, je me sentis soulever par sir Clément Willoughby : il me demanda la permission de me secourir, et sans attendre ma réponse, il m’emporta dans ses bras à Ranelagh.

Il s’informa avec beaucoup de zèle si j’étois blessée. Je l’assurai que je ne m’étois pas fait le moindre mal, et je le priai de me quitter pour rejoindre le reste de notre société, dont j’étois très-inquiette, puisque j’ignorois s’ils étoient tous échappés aussi heureusement que moi. Il me dit qu’il se croyoit fort honoré de mes ordres, et qu’il couroit les exécuter ; mais me voyant mouillée, il me pressa d’entrer dans une chambre chaude. Il n’écouta pas mes objections, et me força de le suivre dans un appartement, où nous trouvâmes un bon feu, et quelques personnes qui attendoient leurs voitures. Je pris une chaise, et je le priai de nouveau de se retirer.

Il s’en alla en effet ; mais il reparut presque aussitôt : il me dit qu’il pleuvoit à verse, et qu’il avoit ordonné à ses domestiques d’aller au secours des Mirvan, et de leur porter de mes nouvelles. J’étois très-fâchée de ce qu’il n’avoit pas pris cette peine lui-même ; mais comme je n’étois pas fort liée avec lui, je ne voulus pas lui en faire des reproches, ni l’engager malgré lui à cette complaisance.

Il approcha sa chaise de la mienne, et m’ayant demandé une seconde fois comment je me portois, il ajouta à voix basse :

« Miss Anville me pardonnera, si le desir de me justifier me porte à saisir cette occasion pour lui faire mes excuses de la conduite extravagante que j’ai tenue au ridotto. Soyez persuadée, mademoiselle, que j’en ai un regret sincère ; et s’il m’étoit permis de vous avouer ce qui m’a encouragé à…

Il s’arrêta ; mais je ne lui fis point de réponse. Je me rappelois la conversation dont miss Mirvan avoit été témoin, et je supposois qu’il me parleroit de la part que mylord Orville y avoit eue : je n’étois guère curieuse d’entendre répéter ce récit. La suite de notre entretien me prouva, en effet, que je l’avois devinée : j’ignore quel étoit son dessein, à moins qu’il ne voulût se faire un mérite d’avoir pris ma défense.

« Et cependant, continua-t-il, mes excuses ne serviront qu’à mettre au jour ma trop grande crédulité, mon défaut de jugement et de pénétration. Il ne me reste donc qu’à vous demander pardon, et espérer qu’à l’avenir… ».

Dans ce moment, le domestique de sir Clément ouvrit la porte, et j’eus le plaisir de revoir le capitaine, madame Mirvan et sa fille.

« Oho ! s’écria le capitaine, vous voilà logés bien et à votre aise ; mais nous allons vous chasser de vos quartiers. Venez, Lucie, Marie, approchez-vous du feu et séchez vos guenilles. Mais, parbleu ! où est restée notre vieille Française » ?

« Bon Dieu ! m’écriai-je, madame Duval n’est-elle pas avec vous » ?

« Avec moi ? non pas, Dieu merci ».

J’étois très-alarmée de ce qu’elle pouvoit être devenue ; et, s’il eût dépendu de moi, j’aurois été la chercher moi-même. On envoya de tous côtés des domestiques au-devant d’elle : le capitaine ne cessa de nous dire qu’il falloit nous tranquilliser et nous en fier au petit-maître Français, qui en prendroit bien soin.

Nous fûmes long-temps avant que d’avoir de ses nouvelles, et nous demeurâmes seuls dans la chambre. Mon inquiétude augmenta au point, que sir Clément en eut pitié ; il s’offrit d’aller lui-même chercher madame Duval, et il alloit se mettre en chemin, lorsqu’elle entra accompagnée de M. Dubois.

« Je sortois, madame, lui dit-il, pour vous chercher ».

« Vous êtes bien bon, monsieur, de venir lorsque le danger est passé ».

Elle étoit dans un état effroyable, couverte de boue depuis les pieds jusqu’à la tête, et dans une colère qu’il est difficile d’exprimer. Nous lui témoignâmes à l’envi l’intérêt que nous prenions à son désastre. Mais le capitaine, fidèle à ses manières grossières, ne la vit pas plutôt, qu’il partit d’un grand éclat de rire.

Nos soins et nos attentions l’empêchèrent de prendre garde aux insultes du capitaine ; et graces à son emportement et à sa détresse, il n’étoit pas difficile de la distraire.

Nous la priâmes de nous informer de son accident : « Hélas ! dit-elle, après que vous nous eûtes quittés, le pauvre M. Dubois ; — mais il n’y avoit pas de sa faute, car il est tout aussi mal accommodé que moi ».

Tous les yeux se tournèrent alors vers M. Dubois, qui, tout tremblant de froid, se tenoit au coin du feu pour sécher son habit.

Le capitaine rit plus fort que jamais, et madame Mirvan faisant l’impossible pour occuper l’attention de madame Duval, la pria de reprendre le récit de son aventure ; elle continua ainsi : « Nous voulûmes nous en retourner par la pluie, et M. Dubois eut l’honnêteté de me soulever dans ses bras, pour m’aider à traverser un endroit où il y avoit de la boue par-dessus le talon. J’ai payé bien cher cette politesse, car au beau milieu de ces ordures, — que n’en étois-je à cinquante lieues ! — je ne sais comment il s’y prit, — je ne suis pourtant pas si pesante ; mais enfin le pied lui glissa, — je le suppose du moins, — et nous tombâmes tous deux à la renverse. — Plus nous faisions d’efforts pour nous relever, plus nous enfoncions, — et mon négligé de soie est entièrement gâté. — Nous sommes encore trop heureux d’être parvenus à nous relever ; car vous vous êtes mis peu en peine de nous, et personne n’est venu à notre secours ».

Le capitaine, ravi en extase, couroit de l’un à l’autre pour jouir en plein de leur détresse ; il poussoit des cris de joie, et secouant rudement la main de M. Dubois, il le félicita d’avoir touché terre anglaise. Ensuite il approcha une chandelle pour mieux examiner madame Duval, et il déclara que de sa vie il ne s’étoit si bien diverti.

La fureur de madame Duval étoit inexprimable : elle arracha le chandelier des mains du capitaine, frappa du pied, et finit par lui cracher au visage.

Ce procédé parut les calmer tous deux ; la joie du capitaine se changea en colère, et la fureur de madame Duval en crainte. Il est vrai que le premier s’annonça de manière à faire peur : il saisit la pauvre femme par les épaules, et la secoua avec tant de violence, qu’elle cria au secours. Il n’y avoit, ajouta-t-il, que sa vieillesse et sa laideur qui pussent lui épargner un traitement moins délicat.

M. Dubois, qui jusqu’ici étoit demeuré fort tranquille près du feu, se mêla enfin de la partie, et éclata en plaintes contre le capitaine. On fit peu d’attention à ce qu’il disoit, et d’ailleurs on ne le comprenoit pas. Madame Duval se soulagea par un torrent de larmes.

Après que nous les eûmes séparés, je la priai de permettre qu’une des servantes de la maison l’aidât à sécher ses habits : elle y consentit, et nous prîmes, pendant cet intervalle, toutes les précautions possibles pour la préserver du froid. Dans cette situation désagréable, nous attendîmes près d’une heure avant qu’on pût trouver une voiture, et ensuite nous partîmes dans le même ordre dont on étoit convenu avant notre accident.

Je ferai une visite ce matin à la pauvre madame Duval, pour m’informer de sa santé, dont je serois inquiette, si sa constitution ne me paroissoit des plus vigoureuses. Adieu, mon cher monsieur, jusqu’à demain.




LETTRE XVII.


Suite de la Lettre d’Évelina.


Vendredi matin, 16 avril.

Sir Clément Willoughby vint nous rendre visite hier matin, et le capitaine Mirvan le retint à dîner. J’eus à passer la journée la plus désagréable.

Je me rendis chez madame Duval, comme je le lui avois promis, et je la trouvai prenant le déjeûner au lit. M. Dubois étoit dans sa chambre ; ce qui me révolta tellement, que j’étois sur le point de me retirer, sans faire attention au mauvais effet que feroit une pareille démarche. Madame Duval me rappela aussi-tôt, et rit beaucoup de me voir si peu au fait des mœurs françaises.

La conversation ne tarda pas à prendre une tournure plus sérieuse ; madame Duval se déchaîna avec véhémence contre la brutalité barbare de cet insolent capitaine, et contre l’horrible grossièreté de la nation anglaise en général : elle m’annonça qu’elle feroit toute la diligence possible pour se sauver au plus tôt d’un pays aussi peu humanisé.

Elle déplora amèrement le sort de son étoffe de Lyon, protestant qu’elle auroit mieux aimé perdre toute sa garde-robe, puisque c’étoit la première robe de couleur qu’elle portoit depuis son deuil. Elle a gagné un gros rhume, et M. Dubois est enroué à ne pouvoir parler.

Elle me retint pour la journée entière, qui étoit destinée, disoit-elle, à me faire faire la connoissance de plusieurs personnes de la famille. J’aurois voulu en être dispensée, mais il fallut céder malgré moi.

Un tissu de questions de sa part, et les réponses qu’elle m’extorqua, remplirent tout le temps que nous fûmes seules. Sa curiosité étoit insatiable : elle vouloit être exactement instruite de chaque événement de ma vie, et elle me demanda de même des nouvelles détaillées de toutes les personnes avec lesquelles j’ai vécu. Elle eut la dureté, de m’entretenir de nouveau de la haine invétérée qu’elle nourrit contre l’unique bienfaiteur que sa fille et sa petite-fille ont trouvé dans leur misère. Son ingratitude excita ma plus vive indignation ; j’étois sur le point de fuir sa présence et sa maison, si elle ne s’y fut opposée de la manière la plus décisive. Qu’est-ce donc, bon Dieu ! qui peut la porter à une injustice aussi criante ? Oh ! mon père et mon ami, je ne me possède pas lorsqu’elle touche cette matière.

Elle me répéta plusieurs fois qu’elle se proposoit de m’amener à Paris, d’autant plus que j’avois grand besoin d’être polie par une éducation française. Elle regretta beaucoup de ce que j’avois été élevée à la campagne, ou j’avois pris un air maussade. Elle me recommanda cependant d’avoir bon courage, puisqu’elle avoit connu plusieurs jeunes filles, plus gauches encore que moi, qui, après un séjour de peu d’années dans l’étranger, s’étoient parfaitement bien formées. Elle eut la bonté de me citer entr’autres, pour exemple, une certaine miss Polly Moore, fille d’une vendeuse de chandelle, qui fut envoyée à Paris pour une petite affaire de galanterie, et y avoit fait des progrès si étonnans, qu’elle alloit aujourd’hui de pair avec les femmes de la première distinction.

Les parens, auxquels elle me fit l’honneur de me présenter, étoient M. Branghton, son fils et ses deux filles.

Le père, qui est neveu de madame Duval, peut avoir environ quarante ans. Il ne manque pas de bon sens ; mais je le crois rempli de préjugés. Il n’a jamais quitté la capitale, et je lui suppose un grand fond de mépris pour tous ceux qui ont vécu en province.

Son fils m’a paru moins intelligent, quoique d’un caractère éveillé ; mais sa gaîté ressemble à celle d’un écolier étourdi et tapageur.

Il fait peu de cas de son père, à cause de son extrême assiduité au travail et de sa passion pour l’argent ; je doute cependant qu’il ait assez de talens, ni même assez de bonté de cœur, pour atteindre à une sphère plus élevée. Son principal amusement consiste à tourmenter et à ridiculiser ses sœurs, qui, en revanche, le méprisent souverainement.

Miss Branghton l’aînée est d’une figure assez revenante, mais qui annonce de la fierté, de l’affectation et une humeur peu sociable. Elle hait Londres sans savoir pourquoi ; car il est aisé de voir qu’elle n’en est jamais sortie.

Miss Polly Branghton peut passer pour jolie : elle est d’une grande simplicité, légère, tout aussi ignorante que sa sœur, et, malgré cela, peut-être d’un bon naturel.

Ces bonnes gens eurent besoin d’une grosse demi-heure pour se remettre des fatigues de leur course, qu’ils disoient avoir été des plus pénibles. Ils arrivoient à pied de Snow-Hill, où M. Branghton tient une boutique d’orfèvrerie. Cette marche avoit sur-tout incommodé les jeunes demoiselles, et leurs hardes s’en étoient ressenties visiblement.

La manière dont madame Duval me fit faire la connoissance de cette famille, eut de quoi me choquer extrêmement. « Voici, dit-elle, mes amis, une parente à laquelle vous ne pensiez sûrement pas ; cette enfant est la fille dont ma pauvre Caroline accoucha après s’être enfuie de chez moi. — J’ai découvert seulement depuis peu son existence, qu’on m’avoit tenue cachée, et jusqu’ici cette pauvre petite a été privée du seul appui qui lui restât au monde ».

Miss Polly. « Miss paroît avoir le cœur bien placé, et ne doit point être victime de la désobéissance de sa mère ».

Madame Duval. « Aussi ne lui en veux-je pas le moindre mal ; et pour ce qui est de ma pauvre Caroline même, elle est beaucoup moins coupable qu’on ne le pense ; car je suis sûre qu’elle n’eût jamais déserté la maison paternelle, sans les mauvais conseils d’un certain vieux curé ».

Miss Polly. « Parlons d’autre chose, ma tante ; notre conversation semble affliger cette jeune demoiselle ».

On se jeta alors sur notre âge, sur nos tailles, nos ajustemens, sur les spectacles ; tous ces lieux communs furent rebattus avec la plus grande sagacité.

Mais jugez de ma douleur, lorsque je compris ensuite, par quelques paroles échappées à madame Duval, qu’elle étoit occupée à instruire M. Branghton des détails les plus secrets de mes affaires. Ce récit attira la curiosité de l’aînée des demoiselles Branghton : la cadette et le fils restèrent avec moi, vraisemblablement pour me distraire.

Miss Branghton revint aussi-tôt vers nous, en disant à sa sœur : « Imagine-toi, Polly, miss n’a jamais vu son père ».

« Et comment cela, miss, s’écria l’autre ; n’étiez-vous pas tentée de le connoître » ?

Ceci en étoit trop : je me levai promptement, et je me sauvai de la chambre. Je regrettai bientôt ce mouvement de vivacité : les deux sœurs me suivirent et tâchèrent de me consoler. Je demandai avec instance d’être laissée seule.

Dès que je fus rentrée, madame Duval me demanda ce que j’avois, pourquoi je l’avois quittée.

J’allois me retirer de nouveau, ne sachant que répondre. Cette femme est insupportable : elle me met d’abord dans les embarras les plus cruels, et puis elle est surprise de ma sensibilité.

Le jeune Branghton, entr’autres questions spirituelles, me demanda si j’avois vu la tour, l’église de Saint-Paul, l’opéra ? Ses sœurs n’avoient aucune idée de ce spectacle, et l’on proposa d’y aller tous ensemble à la première occasion. Je voulus éviter de les contredire, et je me bornai à leur répondre que je n’étois point la maîtresse de mon temps, puisque, je dépendois entièrement de madame Mirvan, durant mon séjour à Londres. Je suis très-décidée à ne pas être de cette partie, s’il m’est possible de l’échapper.

Enfin je pris congé de madame Duval : elle me pria de revenir le lendemain ; les Branghton m’invitèrent d’aller les voir à Snow-Hill : ce qui, je suppose, n’arrivera pas de si-tôt ; du moins je souhaite que notre liaison soit bientôt rompue.

Si tous mes parens ressemblent à ceux qui m’ont été présentés aujourd’hui, j’avoue que je ne me sens pas beaucoup d’empressement à briguer l’honneur de leur connoissance.




LETTRE XVIII.


Suite de la Lettre d’Évelina.

Je n’eus pas plutôt achevé ma lettre de ce matin, que j’entendis frapper fortement à la porte : je descendis, et devinez qui je trouvai dans la salle des visites ? — Mylord Orville.

Il étoit seul, car la famille ne s’étoit pas encore assemblée pour le déjeûner. Il s’informa de ma santé, de celle de madame et de miss Mirvan : j’étois surprise du degré d’intérêt qu’il sembloit attacher à ces questions ; mais j’en sus bientôt le motif : il venoit d’être informé de l’accident qui nous étoit arrivé à Ranelagh. Il m’en témoigna son inquiétude dans les termes les plus polis, et il regretta d’avoir manqué l’occasion de nous offrir ses services. « Mais, ajouta-t-il, sir Clément Willoughby, si je ne me trompe, a été plus heureux que moi ».

Je lui répondis qu’il avoit été avec le capitaine Mirvan.

« On m’avoit dit qu’il étoit de votre partie, madame » ?

J’espère que cet étourdi ne se sera pas vanté d’avoir borné ses secours à moi seule. En attendant, mylord Orville ne pressa point ce sujet ; il me dit « qu’il espéroit que cette fâcheuse aventure ne m’empêcheroit pas de continuer à embellir Ranelagh de ma présence ».

« Le temps de notre séjour à Londres est sur le point d’expirer, mylord ».

« Comment madame, comptez-vous de nous quitter si vîte » ?

« Oui, mylord, nous nous sommes déjà arrêtés plus que nous ne pensions ».

« Avez-vous donc un goût si décidé pour la campagne » ?

« Nous n’avons fait le voyage que pour venir à la rencontre du capitaine Mirvan ».

« Et miss Anville ne s’intéresse-t-elle pas un peu à tant de personnes qui seront affligées de son départ » ?

« Mylord, je suis sûre que vous ne vous imaginez pas… ». — J’en demeurai-là, et certes je ne savois pas ce que j’allois dire. Mon ridicule embarras m’en attira un second. Mylord Orville s’avança vers moi ; et me prenant la main, il me dit : « Je m’imagine qu’il suffit d’avoir vu une fois miss Anville, pour en conserver un souvenir qui ne s’efface pas aisément ».

Un tel compliment, — dans la bouche du lord, me coupa entièrement la parole. Je sentis que je changeois de visage ; je ne dis mot, et je baissai les yeux. Je me remis pourtant d’abord, et, en retirant ma main, je lui dis que j’allois voir si madame Mirvan étoit habillée. Il ne me retint point, et je sortis.

Je rencontrai toute la famille sur l’escalier, et je rentrai avec eux pour déjeûner.

C’étoit-là le moment de lui faire des excuses de ma conduite du ridotto, et je suis fâchée de l’avoir laissé échapper ; mais, à dire vrai, cette affaire ne me revint point dans l’esprit pendant ce court tête-à-tête. Si cependant je retrouve jamais une occasion aussi favorable, je la mettrai sûrement à profit. L’idée de passer à ses yeux pour sotte ou pour présomptueuse, me chagrine véritablement, et je me veux bien du mal d’y avoir donné lieu, en quelque façon par ma propre faute.

Mais que dites-vous, monsieur, de ce compliment ; ne vous paroît-il pas singulier ? Je ne m’y attendois pas de sa part : — mais la galanterie est, je crois, commune à tous les hommes, quelles que soient d’ailleurs leurs bonnes qualités.

Notre déjeûner fut le plus délicieux de tous les repas que nous ayons faits ici depuis notre arrivée. Si cette madame Duval n’y étoit pas, je commencerois à me plaire à Londres.

La conversation du lord Orville est des plus agréables. Ses manières douces, polies et modestes, inspirent la confiance et lui assurent une estime générale. Loin de se reposer sur son mérite, il cherche toujours à plaire dans les sociétés ; et quoique sûr d’un succès constant, il n’en tire pas la moindre vanité. Qu’il diffère en cela de la plupart des jeunes gens d’ici, qui, sans atteindre à ses perfections, affichent des airs de prétention insupportables !

Je voudrois, mon très-cher monsieur, que vous fissiez la connoissance de ce lord Orville : je suis persuadée que vous l’aimeriez. Il est le seul à Londres pour qui j’aie été tentée de faire un pareil souhait. Quelquefois je me représente que, lorsque l’âge aura ralenti sa vivacité, et qu’il mènera une vie moins dissipée, alors il pourra bien ressembler à l’homme que j’aime et que j’honore le plus. Sa douceur actuelle, sa politesse, une modeste défiance de lui-même, semblent présager pour l’avenir cette même bienveillance, cette dignité et cette bonté de cœur que j’admire en vous… Mais je m’étends trop sur ce sujet.

Après que mylord se fut retiré, — sa visite fut bien courte, — je me préparai, quoiqu’avec répugnance, à retourner chez madame Duval. Madame Mirvan eut la bonté de m’éviter cet ennui : elle proposa au capitaine de la faire prier à dîner ; il y consentit, étant d’ailleurs bien aise, disoit-il, de lui demander des nouvelles de son négligé de soie.

Elle a accepté l’invitation, et on l’attend à tout moment. Je ne comprends pas qu’une femme, qui est maîtresse absolue de son temps, de ses biens et de ses volontés, puisse consentir à s’exposer de son plein gré aux incivilités d’un homme qui a visiblement pris à tâche de se jouer d’elle : mais elle est peu connue ici, et je suppose qu’elle ne sait pas trop comment s’occuper.

Que ne dois-je pas à madame Mirvan, de ce que son amitié veut bien me sacrifier un temps qu’elle passera très-mal elle-même ! Chaque querelle que suscite son indigne mari, lui prépare de nouveaux chagrins. Cette considération m’a engagée aussi à la prier de ne point inviter madame Duval ; mais elle m’a répondu qu’elle ne souffriroit pas que je passasse tout mon temps loin d’elle. Cette excellente dame a pour moi des bontés de mère.




LETTRE XIX.


Suite de la Lettre d’Évelina.


Samedi matin, 17 avril.

Madame Duval nous amena M. Dubois. Je m’étonne qu’elle s’avise de l’introduire dans une maison où il est si mal reçu : je trouve tout aussi singulier qu’elle ne sorte jamais sans lui. Cependant je n’aurois peut-être point fait cette remarque, si le capitaine Mirvan ne me railloit sans cesse sur le damoiseau de ma grand’maman.

Madame Mirvan les reçut tous deux avec l’honnêteté qui lui est propre ; mais le capitaine assaillit tout de suite madame Duval de la manière la plus insultante : « Eh bien ! madame, lui dit-il, vous qui avez vu le monde, expliquez-moi un peu ce que vous préférez, la chambre chaude à Ranelagh, ou le bain froid que vous prîtes ensuite ? Mais certes vous avez un air si bien portant, que je vous conseille de redoubler la dose ».

Madame Duval. « Ma foi, monsieur, on ne vous demande pas vos conseils, et vous pouvez les garder pour vous : d’ailleurs, ne vous en déplaise, il me semble que ce n’est pas une bagatelle que d’être éclaboussée, d’attraper un rhume, et d’abîmer toutes ses hardes ».

Le Capitaine. « Éclaboussée, dites-vous ? et n’est-ce que cela ? — Je vous croyois trempée de la tête aux pieds. — Allons donc, ne faites pas la petite bouche, ce seroit gâter le conte : souvenez-vous que vous étiez percée jusqu’à la moelle des os. Par la sambleu ! j’en rirai toute ma vie. La pauvre dame laissée à l’abandon, et assaisonnée de la sorte ! et puis monsieur le Français à côté de vous, mouillé comme un rat ».

Madame Duval. « Plus notre embarras étoit grand, plus vous avez eu tort de n’être pas venu à notre secours. Vous saviez très-bien où nous étions, et je vous ai entendu rire à gorge déployée le moment où cet accident arriva : d’ailleurs il n’est que trop vraisemblable que c’est vous qui nous avez renversés ; car M. Dubois m’a dit que sans un croc en jambe qu’on lui a donné, il ne seroit sûrement pas tombé ».

Le capitaine jeta des éclats de rire si immodérés, que je commençai à croire cette imputation fondée ; mais il nia absolument le fait.

Madame Duval. « Pourquoi donc n’êtes-vous pas venu nous secourir » ?

Le Capitaine. « Moi ! croyez-vous que j’avois oublié que je suis Anglais, un vilain, un brutal Anglais » ?

Madame Duval. « Fort bien, monsieur, fort bien ; mais j’étois une sotte d’attendre mieux de vous : cela ressemble au reste de la pièce, à l’offre gracieuse que vous me fîtes de me faire sauter la portière, la première fois que je vous vis. Mais ce qui est très-certain, c’est que je suis décidée à ne plus vous choisir pour me conduire à Ranelagh ; car si j’avois eu le malheur de tomber sous les chevaux, je parie que vous n’eussiez pas bougé d’un pas pour me sauver la vie ».

Le Capitaine. « Je vous réponds bien que non, madame, pas pour tout au monde : je connois trop la bonne opinion que vous avez de votre nation, pour vous faire l’affront de croire qu’un Français puisse avoir besoin de moi, quand il est question de vous défendre ».

Madame Duval. « Bravo, monsieur, continuez ; cela est digne de vous. Si le pauvre Dubois n’avoit pas partagé avec moi ce fâcheux accident, je n’aurois eu besoin des secours de personne ».

Le Capitaine. « Je vous promets que les miens vous eussent laissé en plein repos : je sais mieux garder mon rang. D’ailleurs, il ne s’agissoit que de vous plonger un tant soit peu ; vous pouviez arranger cela à vous deux ; et j’aurois été de trop ».

Madame Duval. « Je pense que vous cherchez à me faire accroire que monsieur m’a joué ce tour à dessein » ?

Le Capitaine. « Mais très-certainement ; qui en douteroit ? Un Français faire une mal-adresse ! vous n’y pensez pas, madame : passe encore pour un rustre Anglais. À quoi bon tous les sauts et les cabrioles de vos maîtres de danse, si vous ne savez pas seulement tenir l’équilibre » ?

Pendant ce dialogue, sir Clément Willoughby se présenta dans la salle. Il affecta de fréquenter la maison sur le pied d’une ancienne connoissance ; et ces mêmes airs de familiarité, dont je suis si choquée, servent précisément à le mettre bien dans l’esprit du capitaine, dont il a le talent d’étudier tous les caprices.

Après l’avoir accueilli avec beaucoup d’amitié, M. Mirvan lui dit : « Vous venez à point nommé, mon garçon, pour arranger un petit différend entre madame et moi. Vous imagineriez-vous que le bain que monsieur lui administra l’autre soir, n’a pas été de son goût » ?

« J’aurois cru, répondit sir Clément avec un grand sérieux, que l’amitié qui subsiste entre monsieur et madame, eût dû prévenir tout événement fâcheux : mais peut-être ne se sont-ils pas entendus d’avance ; et, dans ce cas, monsieur a commis une petite inattention ; car, selon mon avis, il auroit dû s’informer auparavant de l’espèce de terrain auquel madame donne la préférence ».

« À merveille, monsieur ! s’écria madame Duval, vous voudriez nous mettre aux prises : mais on ne se joue pas de moi à si peu de frais. Épargnez vos peines ; j’ai déjà pénétré votre intention ».

M. Dubois, qui étoit parvenu à démêler le sujet de la conversation, entreprit de plaider sa cause avec beaucoup de solemnité. Il espéroit, dit-il, que la compagnie conviendroit du moins qu’il n’appartenoit point à une nation de sauvages, et qu’ainsi il étoit incapable d’offenser une dame de propos délibéré ; qu’au contraire, en tâchant, comme il étoit de son devoir, de sauver madame Duval, il en avoit pâti lui-même, de façon à s’en ressentir long-temps. Puis il ajouta, avec une physionomie alongée, qu’il se flattoit qu’on ne le taxeroit pas de prévention, s’il soutenoit que cette malheureuse chute ne devoit être attribuée qu’à un choc violent qu’il avoit reçu de quelque personne mal-intentionnée ; qu’il ne décideroit pas cependant si c’étoit dans le dessein de faire tomber sa dame, ou seulement pour éclabousser ses habits.

Cette contestation fut enfin terminée par madame Mirvan, qui nous proposa d’aller voir le cabinet de curiosités de Cox. On fut bientôt d’accord, et on fit arrêter des voitures.

Ce cabinet offre des choses surprenantes et d’une grande richesse : il m’intéressa peu cependant ; c’est une pure parade, mais il est vrai qu’elle tient du merveilleux.

Pendant que nous faisions le tour de la salle, sir Clément Willoughby me demanda mon sentiment sur ce brillant spectacle.

Je lui répondis que je le trouvois joli, et même ingénieux ; mais que je sentois malgré cela un certain vide, dont je ne savois pas trop rendre raison.

« Supérieurement bien répondu, s’écria-t-il ; vous avez défini à la lettre mes propres sentimens, mais avec une finesse à laquelle je n’aurois jamais pu atteindre. J’étois bien sûr, que votre goût est trop bon pour pouvoir être flatté de ce qui ne parle pas à l’esprit ».

« Pardieu, s’écria madame Duval, vous êtes bien difficiles vous deux : si ceci n’est pas de votre goût, que pourrez-vous donc trouver de beau ? C’est le coup d’œil le plus grand, le plus brillant, le plus exquis que j’aie encore vu en Angleterre ».

« Je suppose, reprit le capitaine en ricanant, que cela est dans votre goût français ; cela y ressemble assez, car ce ne sont que de pures babioles. Mais, dis-moi, mon ami, ajouta-t-il, en s’adressant à celui qui nous expliquoit ces curiosités ; de quelle utilité est tout ceci ; Je ne suis pas assez sorcier pour le deviner » ?

« En effet, répliqua madame Duval avec dédain, comme si chaque chose devoit avoir son utilité » ?

« N’admirez-vous pas, monsieur, répondit notre conducteur, l’industrie du méchanicien, la beauté du travail ? Toute personne de goût peut aisément appercevoir l’utilité d’ouvrages aussi extraordinaires ».

« Votre personne de goût doit être, dit le capitaine, un fat ou un Français ; ce qui revient à-peu-près au même ».

Nous étions occupés alors à examiner une pomme de pin qui renfermoit un nid d’oiseaux chantant ». Ha ! s’écria madame Duval, voilà qui est plus joli que tout le reste, je n’ai rien vu de plus élégant dans tous mes voyages ».

« N’as-tu pas, mon ami, dit le capitaine au conducteur, d’autres pommes que celle-là » ?

« Comment, monsieur » ?

« C’est que je te prierois de m’en donner sans oiseaux ; car, vois-tu, je ne suis pas Français, et j’aime les choses solides ».

Ce spectacle finit par un concert de musique mécanique : je ne saurois expliquer comment elle fut exécutée ; mais l’effet en étoit charmant. Madame Duval étoit ravie en extase, et le capitaine la contrefaisoit par des contorsions ridicules qui attirèrent l’attention de toute l’assemblée. Pendant qu’on exécuta l’antienne d’un couronnement, madame Duval affectoit de battre la mesure et d’exprimer sa satisfaction par différent gestes.

Le capitaine demanda au plus vîte des odeurs : une dame eut la politesse de lui présenter son flacon, et il n’eut rien de plus pressé que de le mettre sous le nez de la pauvre madame Duval : la trop grande quantité qu’elle en prit par distraction, lui fit jeter de hauts cris. Dès qu’elle fut remise, elle éclata, comme de coutume, en invectives ; mais le capitaine protesta qu’il n’avoit pris cette précaution que par pure amitié, les transports de la dame lui ayant fait craindre qu’elle ne se trouvât mal. Cette excuse, loin de l’appaiser, amena une forte querelle, qui n’eut d’autre effet que de divertir le capitaine. Il est toujours si bruyant en public, que très-souvent nous avons honte de lui appartenir.

Madame Duval, malgré sa colère, ne fit aucune difficulté de venir dîner avec nous. Madame Mirvan avoit retenu des places au théâtre de Drury-Lane, et elle l’invita poliment d’être de la partie : son rhume l’empêcha d’accepter la proposition. Je suis fâchée de son indisposition ; mais je ne regrette point le refus qu’elle fit de nous accompagner. Sans oser la juger sévèrement, je dois avouer pourtant qu’elle n’est point de la classe des personnes auxquelles je puis donner mon approbation.




LETTRE XX.


Continuation de la lettre d’Évelina.

Nos places étoient prises sur le devant d’une loge de côté. Sir Clément Willoughby, qui savoit que nous irions au spectacle, nous attendit à la porte pour nous présenter la main.

Dès que nous fûmes entrés, mylord Orville, que j’avois déjà remarqué dans le balcon, vint nous trouver : il nous fit l’honneur de passer toute la soirée dans notre loge. Miss Mirvan et moi nous nous félicitâmes de l’absence de madame Duval, et nous nous flattâmes du moins que la conversation ne seroit pas interrompue par les querelles du capitaine ; mais je vis bientôt que j’avois peu gagné, loin d’oser parler, je ne savois de quel côté tourner les yeux.

On jouoit Amour pour amour[1]. Quoique cette pièce soit écrite agréablement et avec esprit, je ne compte pourtant pas de la revoir, elle manque entièrement de délicatesse, pour ne pas dire davantage. Miss Mirvan et moi nous fûmes décontenancées presque à chaque scène ; nous n’osions risquer la moindre remarque, ni même écouter celles qu’on faisoit autour de nous ; j’en étois d’autant plus fâchée, que mylord Orville étoit d’une humeur charmante. J’étois bien aise de voir la fin de cette pièce, j’espérois que je pourrois respirer plus librement ; mais à peine la toile fut-elle baissée, que je vis entrer dans la loge M. Lovel, cet homme qui, par ses impertinences, m’avoit tant tourmentée au bal où je vis mylord Orville pour la première fois.

Je voulois éviter sa conversation, et je me tournai vers miss Mirvan ; je ne pus cependant lui échapper, et dès qu’il eut salué le lord Orville et sir Clément, qui le reçurent froidement, il se pencha de mon côté, et me dit : « Madame s’est toujours bien portée depuis que j’ai eu l’honneur —, je ne dirai pas de danser avec elle, mais de la voir danser » ?

Son ton de complaisance ne me laissa pas de doute que ce compliment ne fût préparé pour servir de réprésailles à mes procédés le jour du bal : je n’y répondis point, et je me contentai d’une légère inclination de tête.

Après un moment de silence, il m’apostropha de nouveau d’un air nonchalant et familier : « Madame a-t-elle été ci-devant à Londres ? — Non, monsieur ».

« Je m’en doutois bien. Tout doit vous y paroître bien neuf ; nos usages, nos mœurs, nos étiquettes ressemblent peu à celles de province. Je suppose d’ailleurs que votre séjour est à quelque distance de la capitale ».

J’étois outrée de ces propos ironiques, et je les passai entièrement sous silence. Que ne parlai-je plutôt ! mon embarras ne fit que l’encourager et le divertir ; il continua avec la même affectation.

« L’air que nous respirons ici, quoique différent de celui auquel vous êtes accoutumée, madame, est-il convenable à votre santé ? »

Mylord Orville. « Monsieur Lovel, avec de bons yeux, vous eussiez pu vous épargner cette question ».

M. Lovel. « Ah ! mylord, si la santé étoit toujours ce qui fait le teint des dames ; sans doute mes yeux auroient pu porter un jugement infaillible ; mais… »

Madame Mirvan. « De grâce, monsieur, point de ces mots à double entente : vous pouvez avoir réussi à relever l’éclat du teint de miss Anville, mais vous ne parviendrez pas à le rendre suspect ».

M. Lovel. « Vous me faites tort, madame ; je ne prétends pas dire que le rouge est le seul substitut de la santé ; il y a tant de causes qui produisent le même effet : par exemple, un mouvement de colère, — de fausse honte ; — tout cela ne peut-il pas contribuer à rehausser le teint » ?

Le Capitaine. « Des causes comme celles-là, il faut les chercher chez des personnes qui en sont susceptibles ».

Sir Clément. « La remarque est juste ; le teint naturel n’a rien de commun avec la fougue passagère des passions, ni avec toute autre cause accidentelle ».

Le Capitaine. « Non certes : car, tenez, tel que me voici, je n’ai pas plus de couleur qu’un autre ; et cependant, si vous me mettiez en colère, vous me verriez, par la sambleu, plus rouge que toutes ces Jezabels plâtrées qui s’assemblent ici ».

Mylord Orville. « Si je ne me trompe, il n’est pas si difficile de distinguer le teint naturel de celui qui est emprunté ; l’un offre des nuances ; l’autre, trop uniforme, manque de cette vivacité, de cet éclat, de ce je ne sais quoi qu’on a peine à définir ».

Sir Clément. « Mylord est généralement reconnu pour connoisseur en beauté ».

M. Orville. « Et vous, sir Clément, pour un enthousiaste ».

Sir Clément. « J’en suis fier, réellement : dans une telle affaire, et devant de tels objets, il suffit de ne pas être aveugle pour être enthousiaste ».

Le Capitaine. « Trêve de tout ce bavardage : les femmes ne sont que trop vaines déjà, sans qu’il soit besoin de les enorgueillir davantage ».

Sir Clément. « Obéissance aux ordres de l’officier commandant ! Choisissons un autre sujet. Vous êtes-vous bien amusées, mesdames, à cette pièce » ?

Madame Mirvan. « Elle est assez amusante, ce n’est pas là son défaut ; j’y ai trouvé des taches que je voudrois en voir effacées ».

Mylord Orville. « Je me serois fait fort de répondre à la place de ces dames : cette pièce n’est pas d’un genre à mériter leur suffrage ».

Le Capitaine. « Et pourquoi non ? n’y a-t-il peut-être pas assez de sentiment ? Pour moi, je soutiens que c’est une des meilleures comédies de notre théâtre. Il y a plus d’esprit dans une seule scène, que dans toutes les pièces nouvelles ensemble ».

M. Lovel. « Quant à moi, je fais rarement attention aux acteurs : on a assez d’ouvrage à chercher ses connoissances, et il ne reste guère de temps pour songer au théâtre. Quelle est, je vous prie, la pièce qu’on vient de représenter » ?

Le Capitaine. « Comment, diable ! vous venez au spectacle sans savoir ce qu’on joue » ?

M. Lovel. « Cela m’arrive à tout moment : je ne lis point les affiches, et je ne viens ici que pour voir mes amis, et pour montrer que je suis encore en vie ».

Le Capitaine. « Ainsi, il vous en coûte cinq shillings par jour, pour montrer au public que vous êtes en vie ! Ma foi, dussent tous mes amis me croire mort et enterré, je me garderois bien de les désabuser à un tel prix. Au reste, apprenez de moi une bonne maxime : ceux qui auront quelque chose à recevoir de vous, sauront bien vous trouver. — Vous dites donc que vous avez passé ici toute la soirée, sans savoir ce qu’on jouoit » ?

M. Lovel. « Une comédie demande tant d’attention, qu’il est très-difficile de la suivre sans s’endormir. D’ailleurs, c’est une heure si incommode, on y vient fatigué : les repas, le vin, les affaires domestiques, les études, tout cela vous a déjà cassé la tête dans la journée, et on doit se tuer encore pendant la soirée à écouter avec attention une pièce de théâtre ; en vérité, la chose est impossible. — Mais je crois avoir une affiche sur moi. — Voyons ; — oui, la voici. — Aha ! Amour pour amour, — Et comment pouvois-je être si stupide » !

Le Capitaine. « Oh ! qu’à cela ne tienne, monsieur : mais, par ma foi, voilà une des meilleures farces que j’aie entendues de long-temps : venir au spectacle sans savoir ce qu’on joue ! Et si, au lieu d’une musique d’opéra, on vous servoit un concert de racleurs, vous y donneriez du bec sans vous en appercevoir ».

Cette conversation fut poussée avec aigreur de part et d’autre. Quelques observations sur les caractères de la pièce, fournirent une ample matière aux sarcasmes ; j’en eus ma part. M. Lovel me fit l’honneur de me demander ce que je pensois du rôle d’une jeune villageoise qui avoit paru sous le nom de miss Prue. Je lui fis une réponse assez indifférente, et sir Clément observa qu’un caractère comme celui-là étoit peu digne de mon attention.

« C’est cependant, reprit le fat, le premier personnage de la pièce : il est bien marqué, vraiment original ; des mœurs villageoises, l’ignorance rustique d’après nature : il est de main de maître, sur mon honneur ».

Mylord Orville eut la complaisance de se charger de ma défense ; et il s’en acquitta avec tant de succès, que M. Lovel prit le parti de se taire, et de se glisser hors de la loge dès qu’on eut commencé la petite pièce.

Les propos insolens de cet homme me sont insupportables : puissé-je ne le revoir jamais ! Je l’aurois méprisé comme il le mérite, s’il m’avoit laissée tranquille ; mais puisque je vois qu’il me porte rancune de ce qu’il appelle mes mauvais traitemens, je commence à le craindre.

Madame Mirvan me donna en chemin une nouvelle inquiétude : elle me dit que le ressentiment de M. Lovel pourroit aisément donner lieu à un duel, s’il avoit autant de courage que de colère.

Cette idée me fait trembler. Cependant un homme aussi faible et aussi frivole, pourroit-il être vindicatif ? Je pense qu’il se contentera de décharger sa bile contre moi. Mais il ne jouira pas long-temps de cette satisfaction, car nous partirons incessamment.

Miss Mirvan m’a raconté que, pendant que M. Lovel me parloit avec si peu de ménagement, mylord Orville le regardoit d’un œil de pitié ; cela me tranquillise beaucoup.

Il devroit exister ici un code des loix et coutumes à la mode, à l’usage es jeunes étrangers qui fréquentent, pour la première fois les endroits publics.

Nous allons ce soir à l’opéra, où j’espère me bien divertir ; c’est la même partie que hier : lord Orville en sera ; il a promis qu’il viendroit nous joindre.




LETTRE XXI.


Suite de la Lettre d’Évelina.

La journée d’hier fut si fertile en événemens, qu’elle empliroit un volume entier.

Dans l’après-dînée, — à Berry-Hill, je dirois le soir, car il étoit près de six heures, — pendant que miss Mirvan et moi nous étions occupées des soins de la toilette et du plaisir qui nous attendoit à l’opéra, nous entendîmes une voiture s’arrêter devant la porte. Nous crûmes d’abord que c’étoit sir Clément Willoughby, qui, avec son assiduité ordinaire, venoit pour nous accompagner à Haymarket ; mais quelle fut notre surprise, lorsque nous vîmes entrer dans la chambre les deux demoiselles Branghton ! Elles s’avancèrent vers moi avec beaucoup de familiarité, en me disant : « Bon jour, cousine, comment vous va ? Oui-dà, nous vous attrapons devant le miroir ! mon frère le saura, je vous en réponds »

Miss Mirvan, qui ne les connoissoit point, et qui ne savoit que penser de cette apparition, marqua son étonnement d’un air tout-à-fait plaisant. L’aînée des Branghton m’annonça enfin le sujet de leur visite : « Nous venons, dit-elle, pour vous mener à l’opéra ; mon père et mon frère vous attendent là-bas, et nous irons prendre en passant votre grand’mère ».

« Je suis fâchée, répondis-je, que vous vous soyez donné cette peine, je suis déjà engagée ».

« Engagée ! et qu’est-ce que cela fait, miss ? Cette jeune demoiselle se chargera de vos excuses ».

« Je le voudrois bien, lui dit miss Mirvan, mais je serois fâchée moi-même d’être privée de la société de miss Anville ».

« Cela n’est pas joli, reprit miss Branghton ; considérez, madame, que nous ne sommes venus que pour faire plaisir à notre cousine ; c’est pour l’amour d’elle que nous allons à l’opéra, et nous avons fait un grand détour pour la venir prendre ».

« Je vous suis infiniment obligée, et je regrette bien de vous avoir fait perdre tant de temps ; mais je ne puis qu’y faire, j’ai donné ma parole, sans pouvoir me douter de votre invitation ».

« Mais que signifie cela ? interrompit miss Polly : faut-il donc tant de cérémonies avec vous ? et d’ailleurs ceux avec qui vous avez fait partie vous sont-ils plus proches que nous » ?

« Je vous prie de ne pas insister davantage ; il m’est impossible aujourd’hui d’être des vôtres ».

« Nous étions venus exprès de la cité ; — et puis votre grand’mère vous attend ; que lui dirons-nous » ?

« Dites-lui, je vous prie, que je suis mortifiée d’avoir déjà pris des engagemens ».

« Et avec qui » ?

« Avec madame Mirvan, et une grande société ».

« Et de quoi est-il donc question, pour que cette partie vous tienne tant à cœur » ?

« Nous allons à l’opéra ».

« Ô ma chère, si c’est-là tout, qui nous empêche de rester ensemble » ?

Je fus extrêmement décontenancée de cette proposition hardie ; la rusticité des demoiselles Branghton diminua la peine que je me faisois de refuser. Quand même j’aurois voulu les faire admettre dans notre coterie, leur habillement me l’eût défendu ; et comme elles ne sembloient pas s’en douter, je me vis obligée de leur faire sentir mes raisons, avec tout le ménagement dont j’étois capable.

Cette explication leur fit de la peine : elles me demandèrent où étoit ma place ?

« Dans l’amphithéâtre », leur répondis-je.

« Eh ! reprit miss Branghton, j’ignorois que ma robe ne fût pas assez belle pour l’amphithéâtre : mais allons-nous-en, Polly ; si miss Anville ne nous trouve pas assez bien mises pour aller de pair avec elle, elle n’a qu’à chercher mieux ».

J’allois leur faire comprendre que l’amphithéâtre demande autant de parure que les loges ; mais elles étoient trop piquées pour m’écouter davantage : elles sortirent de fort mauvaise humeur, en disant qu’elles étoient fâchées de m’avoir dérangée ; mais que je ferois bien d’être moins fière avec mes parens.

Je voulus me justifier, et j’allois les prier de se charger de mes excuses auprès de madame Duval : mais elles s’enfuirent brusquement ; et n’étant pas habillée, je ne pus les suivre. Je leur entendis seulement dire en partant : « Sa grand’mère sera dans une belle colère ! cela fera une bonne scène » !

Quelque désagréable que me fût cette visite, je fus bien aise d’en être débarrassée, et je n’y pensai plus.

Bientôt après, sir Clément arriva, et nous descendîmes. Madame Mirvan fit servir le thé, et nous étions engagés dans une conversation assez animée, lorsque le domestique vint annoncer madame Duval, qui le suivit de près.

Elle avoit le visage en feu, et ses yeux étinceloient de colère. Elle s’approcha de moi à grands pas. « Oui-dà, miss, me dit-elle, vous refusez de venir me voir ; et qui êtes-vous, s’il vous plaît, pour oser me désobéir »?

J’étois hors de moi : je ne répondis point. Je voulus me lever ; mais je ne le pus : je demeurai muette et immobile.

Tout le monde étoit décontenancé ; il n’y eut que madame Mirvan qui tint bon. Le capitaine prenant un ton d’autorité, dit à madame Duval : « Qu’y a-t-il ici, ma belle, qui vous mette tant en colère » ?

« Cela ne vous regarde pas, lui répondit-elle ; je n’ai aucun compte à vous rendre ».

« Vous n’y êtes pas, madame la furie ; sachez qu’il n’y a que moi dans ma maison qui ose se mettre en colère »

« Je vous en défie ; et, sans vous en demander la permission, je veux m’emporter autant qu’il me plaît : arrangez-vous en conséquence. — Quant à vous, miss, je vous ordonne de me suivre sur l’heure, ou bien vous vous en repentirez toute votre vie ». En prononçant ces paroles, elle s’élança hors de la chambre.

Je fus saisie d’une frayeur mortelle, et je pensai tomber à la renverse ; mon cœur n’est pas fait aux mauvais traitemens et aux menaces.

« Ne vous alarmez pas, mon amour, me dit madame Mirvan ; demeurez tranquille, je vais trouver madame Duval, et j’essaierai de lui faire entendre raison ».

Miss Mirvan fit tout ce qu’elle put pour me consoler : sir Clément s’intéressa également à ma situation d’une manière dont je lui sus gré. « Au nom du ciel, me dit-il, calmez-vous, madame ; les emportemens de cette créature ne méritent que du mépris. À quel titre prétend-elle vous faire la loi ? Laissez-moi lui parler ».

« Non, pas pour tout au monde ; je ferais mieux, je crois, de la suivre ».

« La suivre ! chère miss Anville ; voudriez-vous vous exposer aux fureurs d’une folle ? car, quel autre nom donner à une femme qui se démène avec cette insolence ? Croyez-moi ; faites-lui dire de quitter la maison sur-le-champ, et de ne plus reparoître devant vous » !

« Ah ! monsieur, vous ne savez pas de qui vous parlez ! — Il me siéroit mal d’en user ainsi avec elle ».

« Et pourquoi ? quel scrupule vous faites-vous de la traiter comme elle le mérite » ?

Je vis alors que son intention étoit d’approfondir quelles pouvoient être mes liaisons avec madame Duval ; j’étois trop honteuse de lui appartenir de si près pour oser répondre : je priai sir Clément de laisser agir madame Mirvan : elle rentroit dans ce moment.

« Avant qu’elle eût le temps de parler, le capitaine s’écria : « Eh bien ! ma bonne, qu’est devenue notre Française ? est-elle un peu rafraîchie ? sans quoi je lui en indiquerai un excellent moyen.

« Ma chère Evelina, me dit madame Mirvan, j’ai tâché en vain de l’appaiser ; j’ai allégué vos engagemens ; j’ai promis que vous l’accompagneriez un autre jour ; mais tout est inutile, et je crains bien que si nous continuons à lui résister, elle n’en vienne à une rupture ouverte, et c’est ce qu’il faut éviter pourtant ».

« J’irai donc avec elle ; car également ma soirée est déjà perdue, et je n’aurai nulle part au plaisir ».

Ma résolution déplut à sir Clément, et il s’employa de son mieux pour me faire rester : je le priai poliment d’épargner ses instances, et j’ajoutai que je ne me ferois certainement pas presser, si ma complaisance n’étoit indispensablement nécessaire. Il m’offrit son bras pour descendre ; mais le capitaine lui dit de demeurer, qu’il vouloit me servir d’écuyer, parce qu’il avoit encore une pilule à faire avaler à la vieille Française.

Nous la trouvâmes dans la salle d’en bas ; « Vous voilà donc enfin, miss ? vous vous donnez de jolis airs ! Ma foi, si vous n’étiez pas venue, vous pouviez vous en passer, et rester mendiante toute votre vie ».

« Ouais, madame, s’écria le capitaine êtes-vous toujours en colère ? Voici un conseil pour vous rafraîchir : allez trouver votre ami, monsieur croc-en-jambe ; faites-lui mes complimens, et priez-le, s’il fait quelque cas de votre santé, qu’il vous administre encore un bain comme celui de la soirée de Ranelagh ; il comprendra bien ce que je veux dire, et il vous rendra ce service par égard pour moi ».

« Allez, lui répondit madame Duval, vous ne méritez pas qu’on vous réponde ; vous êtes un vilain brutal — Partons, mon enfant ».

« Écoutez, madame, vous ferez bien de ne pas dire des injures, sans quoi je suis homme à vous montrer la porte ».

« Je saurai parbleu la trouver sans vous ». Elle sortit en grande hâte : je montai avec elle dans un fiacre. Avant notre départ, le capitaine eut encore le temps de lui crier hors de la fenêtre : « Ah çà, madame, n’oubliez pas mon message pour monsieur ».

Vous pensez bien que notre course ne fut pas des plus agréables ; j’ignore qui de nous deux étoit la plus mécontente, quoique par des motifs très-différens. Cependant madame Duval se remit bientôt. Nous fûmes à peine sorties de notre rue, qu’un homme courant à toutes jambes arrêta la voiture. Il s’approcha de la portière, et je le reconnus pour un des domestiques du capitaine. Madame Duval demanda ce qu’il lui vouloit. Il lui répondit en ricanant, et tout hors d’haleine : « Mon maître vous fait ses complimens, et me charge de vous dire qu’il souhaite que votre accès soit passé : hi ! hi ! hi » !

« Tiens, coquin, voilà pour t’apprendre à te moquer une autre fois de tes supérieurs. — Fouette, cocher » !

Le domestique étoit dans une colère violente, et il juroit horriblement ; mais nous le perdîmes bientôt de vue.

Madame Duval étoit transportée de fureur ; elle s’exhala en invectives contre le capitaine, et elle menaça à diverses reprises de retourner chez lui pour l’accabler de reproches : elle eût tenu parole assurément, si M. Mirvan n’avoit réussi à se faire un peu craindre.

Arrivées chez madame Duval, nous trouvâmes les Branghton qui nous attendoient à portes ouvertes, avec beaucoup d’impatience.

Le père m’accosta, en disant : « Il me semble, miss, que vous auriez pu tout aussi bien venir d’abord avec vos cousines ; c’est jeter l’argent, que de payer deux voitures pour une course ».

« N’en parlez pas, mon père, répondit le jeune Branghton, j’en fais mon affaire ».

« Je ne sais que trop, répliqua le père, que tu es toujours prêt à dépenser l’argent, plutôt que d’en gagner ».

Je voulus les mettre d’accord, en acquittant la dépense à laquelle j’avois donné lieu ; mais ils refusèrent mon offre, et la voiture fut retenue peur nous mener à l’opéra.

Les demoiselles examinèrent fort attentivement ma parure, qui, en effet, cadroit mal avec la leur ; je voulus me mettre au niveau de leurs ajustemens, et demandai à emprunter un chapeau ou un bonnet.

Il n’y eut pas moyen d’en avoir : madame Duval n’en porte jamais ; elle appelle cette mode, anglaise et barbare ; il fallut donc me résoudre à rester comme j’étois. Nous partîmes tous entassés dans le même carrosse ; et n’ayant pas encore oublié les réflexions de M. Branghton, je payai le cocher lorsque nous mîmes pied à terre.

Si j’avois été d’une humeur moins chagrine, j’aurois trouvé de quoi rire ; ils n’avoient aucune idée de tout ce qui a rapport à l’opéra. D’abord ils ignoroient par quelle porte il falloit entrer, et nous rodâmes pendant long-temps autour de la maison, sans savoir de quel côté nous tourner ; ils ne jugèrent pas à propos de s’adresser à moi, quoique je fusse la seule personne de la partie qui eût été ci-devant à ce spectacle. Ils auroient été fâchés de connoître les endroits publics de Londres moins que leur cousine la villageoise, comme il leur plaît de me nommer. Quoi qu’il en soit, ce souci ne m’inquiéta guère ; mais je fus plus embarrassée de voir que mon habillement excitoit une attention générale.

Enfin, nous nous présentâmes au bureau d’un des receveurs. M. Branghton demanda pour quelle place il distribuoit des billets ? On nous répondit que c’étoit pour l’amphithéâtre. Le jeune Branghton s’approcha de son père, et lui dit : « Vous voudrez bien que je régale miss Anville » ?

« Nous trouverons cela une autre fois », reprit-il en mettant une guinée sur la table. On lui donna deux billets d’entrée.

M. Branghton ouvrit de grands yeux : « Que veulent dire ces deux billets ? dit-il au receveur, il m’en faut davantage ».

« Comment, monsieur, répliqua celui-ci, ne savez-vous pas que le prix est d’une demi-guinée par personne » ?

« Oh ! dans ce cas, nous nous passerons d’être assis dans l’amphithéâtre ».

« Je crois aussi, reprit le receveur, que ces dames seront mieux à la galerie ».

M. Branghton s’informa du chemin, et nous y conduisit sur-le-champ : « Quel est le prix des places », demanda-t-il à celui qui distribuoit les billets ?

« Comme à l’ordinaire, monsieur, lui répondit-on ».

« Changez-moi donc », dit Branghton en lui remettant sa guinée.

« Pour combien de personnes » ?

« Pour six »

« Pour six ? mais vous ne me donnez pas assez ».

« Pas assez ! combien vous faut-il donc ? est-ce aussi une demi-guinée par tête » ?

« Non, monsieur, cinq schelings seulement ».

M. Branghton empocha encore sa malheureuse pièce, protestant qu’il ne se laisseroit point écorcher de la sorte. Je proposai de retourner chez nous.

Madame Duval s’y opposa : on nous conduisit enfin à une porte de galerie, où l’on prit des billets.

Madame Duval se plaignit amèrement de la mauvaise place qu’on nous avoit choisie, et en effet elle n’avoit pas tort, car nous étions au paradis.

Miss Branghton soutint que les places seroient peut-être meilleures que nous ne le pensions ; « quoiqu’à dire vrai, ajouta-t-elle, l’escalier qui y conduit ne promette pas grand’chose ».

Nous entrâmes enfin dans la galerie, et alors le murmure devint général. Tout le monde se regarda d’abord sans rien dire, puis on éclata en plainte, chacun à sa façon.

« Hé ! papa, s’écria miss Branghton, quelles places avez-vous choisies ? nous sommes, je crois, à la galerie d’un escalin ».

« Tu me rendras service, si tu veux me tenir quitte à deux escalins par tête. Jamais je n’ai été écorché de la sorte : ou le caissier est un fripon, ou le public est mis ici à contribution d’une manière criante ».

« Ma foi, interrompit madame Duval, je n’ai jamais eu d’aussi mauvaise place ; nous sommes assis dans les nues, et on ne verra rien d’ici ».

M. Branghton. « Il me semble pourtant que trois escalins par billet est un prix fort honnête. Vous avez vu que mon intention étoit de vous mieux placer, mais y avoit-il moyen avec ce qu’on demande pour l’entrée ? D’ailleurs, je pensois que galerie pour galerie, celle-ci en valoit bien une autre, et nous verrons toujours quelque chose pour notre argent. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on m’a dupé de la bonne sorte ».

M. Branghton fils. « Cela ressemble comme deux gouttes d’eau aux places de douze sols de Drury-Lane ».

Miss Branghton. « Je m’attendois à être assise sur de belles chaises, couvertes de je ne sais quelle étoffe, et garnies dans le nouveau goût ».

Cette conversation fut poussée jusqu’à ce qu’on levât la toile, et alors l’attention se tourna de ce côté-là. Mes critiques ne considérèrent ni le lieu de la scène, ni les mœurs et le langage des acteurs ; toutes les observations furent calquées sur des comparaisons avec le théâtre anglais.

Quelque regret que j’eusse de me trouver dans cette société, et quelque amer que fût le souvenir de celle que j’avois perdue, j’aurois oublié pourtant ma disgrace, si l’on m’avoit laissé écouter tranquillement l’opéra ; mais leur impitoyable caquet ne discontinua point, et je manquai nombre de beaux airs chantés par la belle voix du signore Millico, qui m’auroit fait un plaisir infini.

« Comme ces gens-là bredouillent, s’écria M. Branghton ! je n’entends goutte à ce qu’ils disent. Et pourquoi ne chantent-ils pas tout aussi bien en anglais » ? — Mais apparemment que le beau monde s’amuseroit moins s’il y comprenoit quelque chose.

M. Branghton fils. « Le jeu de ces acteurs est bien peu naturel. Qui a jamais vu un Anglais faire des gestes pareils » ?

Miss Polly. « Pour moi, je trouve cela assez joli, seulement je ne sais ce que cela veut dire ».

Miss Biddy. « Belle misère ! comme si ces sortes d’explications étoient nécessaires pour s’amuser. Prenez exemple sur miss Anville, qui semble se divertir au mieux sans y entendre plus que nous ».

Un inconnu, qui étoit assis sur le banc du devant, eut la politesse d’y faire place pour miss Branghton et moi. Nous acceptâmes son offre, et aussi-tôt miss Biddy s’écria : « Voyez donc, ma sœur, comme tous ces gens de l’amphithéâtre sont parés. Pas un seul chapeau, tout le monde en gala » !

« Ah ! vraiment oui, répondit miss Polly, ce coup-d’œil est charmant ; cela seul vaudroit la peine d’aller à l’opéra, n’y vît-on que cela ».

Un coup-d’œil dans l’amphithéâtre me fit sentir la perte de ma bonne société. Mylord Orville étoit alors à côté de madame Mirvan : sir Clément avoit les yeux tournés vers la première galerie, où il me chercha probablement. J’aurois souhaité de rester cachée ; mais il me découvrit dans le galetas où j’étois nichée.

La mauvaise humeur de madame Duval, les murmures de M. Branghton, et les réflexions insipides et maussades de ses enfans, achevèrent de m’ôter le peu de plaisir que j’aurois pu espérer encore. J’aime naturellement la musique et le chant, mais le caquet perpétuel de mes voisins m’empêcha totalement d’en profiter.

Pendant le dernier ballet j’apperçus sir Clément à la porte de notre galerie. Sa présence me fit une vraie peine ; je craignis les familiarités des Branghton, et j’étois humiliée d’être trouvée en aussi mauvaise compagnie ; je ne songeai qu’aux moyens de m’en tirer.

Dès que sir Clément fut à portée de se faire entendre, il me demanda la permission de me rendre ses devoirs.

Je lui proposai d’aller joindre madame Mirvan : il accepta avec empressement, et je me tournai vers madame Duval, pour lui dire que la compagnie étant si nombreuse, j’irois demander une place dans le carrosse de madame Mirvan ; et sans attendre sa réponse, je donnai ma main à sir Clément, et nous sortîmes de la galerie.

Madame Duval aura certainement été fâchée de ma Retraite ; mais M. Branghton s’en sera aisément consolé, puisqu’elle lui épargne la dépense d’une course de plus.

Sir Clément parut extrêmement content, et j’étois assez folle pour me réjouir moi-même de la réussite de mon projet ; mais quand nous fûmes descendus, je prévis qu’au milieu de cette foule il seroit difficile de retrouver mes amies, et je commençois à avoir de l’inquiétude.

Je priai mon conducteur de tâcher d’informer madame Mirvan que j’avois quitté madame Duval.

« Je crains bien, me répondit-il, que la chose ne soit guère possible ; mais je me charge, madame, de vous ramener chez vous ». Il donna en même temps ordre à son domestique de faire avancer la voiture.

Je ne voulus point accepter cette offre, et je déclarai à sir Clément que je ne pensois point à m’en aller sans madame Mirvan.

« Mais comment la trouver ? me répondit-il. Vous ne voudrez point entrer dans l’amphithéâtre ; je ne puis y envoyer mon domestique, et il est impossible que je vous laisse seule ici pour y retourner moi-même ».

Ces raisons étoient sans réplique, et il fallut bien m’en contenter ; mais dès que j’eus le temps de me reconnoître un peu, je me décidai à ne point entrer dans sa voiture, et je lui dis que je préférois de rejoindre ma société.

Il n’en voulut point entendre parler, et il me supplia instamment de ne point retirer la confiance que je lui avois témoignée.

Pendant cet entretien, je vis mylord Orville sur notre passage : dès qu’il m’apperçut, il quitta sa compagnie, et vint vers moi, en me disant d’un air et d’un ton de surprise : « Bon dieu ! n’est-ce pas miss Anville que je vois » ?

Je sentis alors la sottise de ma démarche et l’embarras de ma situation. Je me hâtai de lui dire en balbutiant, que j’attendois madame Mirvan ; mais j’appris, à ma grande confusion, qu’elle étoit déjà partie.

Je ne savois plus quel parti prendre : l’idée de me mettre seule entre les mains de sir Clément, en présence du lord, m’étoit devenue insupportable, et, d’un autre côté, je ne pus me résoudre à rejoindre les Branghton ; je demeurai indécise, et je m’écriai involontairement : « Juste ciel ! que dois-je faire » ?

« De quoi, reprit sir Clément, vous inquiétez-vous, ma chère dame ? vous serez chez vous aussi-tôt que madame Mirvan ».

Je ne répondis pas du tout. Mylord Orville m’offrit sa voiture. « Elle est ici, madame, et mes gens sont prêts à recevoir les ordres que miss Anville voudra bien leur donner ; j’irai chez moi en chaise à porteurs, et je vous supplie… ».

Je fus infiniment sensible à une offre si polie, faite avec tant de délicatesse : je l’eusse acceptée volontiers ; mais je n’osois. Sir Clément ne laissa pas même achever le lord ; il l’interrompit avec humeur, en disant : « Mylord, j’ai déjà fait avancer mon carrosse ».

Son domestique vint justement lui dire que le cocher étoit à la porte. Il me pria de le suivre, et il se mit en devoir de prendre ma main ; je la retirai. « De grâce, lui dis-je, ne me forcez pas ; laissez-moi m’en aller en chaise à porteurs ».

« Cela ne se peut pas, madame, s’écria sir Clément ; voulez-vous que je vous abandonne à des porteurs inconnus ? Que diroit madame Mirvan ? — Venez, je vous supplie ; vous serez rendue chez vous en cinq minutes ».

Je balançois encore. Avec quelle joie n’aurois-je pas voulu rejoindre madame Duval et les Branghton, si ce n’eût été à cause de mylord Orville ! Mais je me flatte qu’il remarquoit mon trouble et qu’il me plaignoit ; car il me dit du ton de voix le plus doux : « Il seroit superflu, madame, d’offrir mes services en présence de sir Clément Willoughby ; mais vous ne doutez pas, j’espère, combien je serois heureux si je pouvois vous être de la moindre utilité ».

Je le remerciai. Sir Clément me pressa instamment de partir. Dans ce moment de crise, l’opéra finit, et le monde sortoit en foule. J’entendis en même temps la voix de madame Duval qui descendoit de la galerie. Si mylord Orville avoit répété son offre, je l’eusse acceptée malgré sir Clément. Je n’avois plus un instant à perdre : « Vîte, m’écriai-je, s’il faut que je parte ». — Je m’arrêtai-là ; mais sir Clément prit ma main, me fit monter dans sa voiture, s’y jeta lui-même, et cria au cocher : Dans le Queen-Street. Mylord Orville me salua en souriant, et me souhaita le bon soir.

Il faut avouer qu’il me quitta là dans une situation des plus ridicules ; j’en eus bien du chagrin, et j’étois résolue de ne pas ouvrir la bouche pendant tout le chemin ; mais sir Clément trouva bientôt le moyen de me faire parler.

Il débuta par me faire ses plaintes de la répugnance que j’avois eue de me confier à lui, et il en demanda mes raisons. Faute d’avoir une meilleure réponse prête, je lui dis que j’avois craint de lui faire perdre son temps.

« Ah ! s’écria-t-il en s’emparant de ma main, si vous saviez avec quel ravissement je vous consacrerois tous les momens de ma vie, vous ne m’offenseriez point par une telle excuse ».

Il continua dans ce beau style, sans que j’eusse le courage de lui répondre un seul mot : j’essayai seulement de dégager ma main, qu’il serra, malgré mes efforts, entre les siennes.

Un moment après, il me dit qu’il croyoit que le cocher s’étoit détourné du chemin. Il appela son domestique, et lui donna des ordres ; puis il reprit ses propos. « Combien de fois et avec quelle assiduité n’ai-je pas cherché l’occasion de vous parler, madame, sans témoin, du moins sans la présence du brutal capitaine ! La fortune me favorise dans cet instant : permettez que je ne le laisse pas échapper ; permettez que je vous jure combien je vous adore ».

Cette déclaration inattendue étoit un coup de foudre pour moi  ; je gardai un instant le silence, et dès que je fus revenue, je lui dis : « Monsieur, si vous vous êtes proposé de me faire regretter d’avoir quitté imprudemment ma compagnie, vous réussissez à merveille ».

« Ma très-chère miss, s’écria-t-il, pouvez-vous être si cruelle ? votre caractère démentiroit-il votre physionomie ? ce coloris de roses, qui anime vos belles joues, seroit-il moins l’effet de la douceur que de la beauté » ?

« Monsieur, interrompis-je, tout cela est bien beau, mais nous en avons eu assez déjà au ridotto, et je ne pensois pas que vous reprendriez cette conversation de si-tôt ».

« Ce que je dis alors, ma belle enfant, n’étoit qu’une malheureuse méprise, l’idée profane que votre esprit n’égaloit pas votre beauté ; mais à présent que je trouve combien je me suis trompé grossièrement, toutes les paroles, toute l’énergie des termes, ne suffisent pas pour exprimer l’admiration que m’inspirent, vos perfections ».

« À moins que vos paroles ne soient bien peu d’accord avec vos idées, vous ne pouvez pas vous imaginer, monsieur, que j’ajoute foi à des éloges que je suis loin de mériter ».

Cette réponse, prononcée d’un grand sérieux, donna lieu à de nouvelles protestations plus fortes que les premières ; et moi, sans y faire la moindre attention, je marquai ma surprise de ce que nous n’étions pas encore dans le Queen-Street, et je priai sir Clément d’ordonner au cocher de doubler le pas.

« Et ce petit moment, le premier de mon bonheur, vous paroît-il déjà trop long » ?

« Il faut que cet homme ait manqué le chemin, sans quoi nous devrions déjà être au bout de notre course. Laissez-moi lui parler ».

« Pensez-vous que je sois mon ennemi jusqu’à ce point ? Si mon bon génie a inspiré cet homme de faire durer mon bonheur, croyez-vous que je détruirai moi-même l’ouvrage d’un aussi heureux hasard » ?

Je commençons à craindre que le cocher ne se fût détourné du chemin par un ordre exprès, et cette idée me jeta dans de vives alarmes. Je baissai la glace, et je fis un effort pour ouvrir la portière dans l’intention de sauter dans la rue. Sir Clément me retint : « Au nom du ciel ! qu’allez-vous faire » ?

« Je l’ignore moi-même, m’écriai-je tout essoufflée ; mais je suis sûre que cet homme s’est égaré, et si vous refusez de lui parler, je sors de la voiture dans le moment même ».

« Vous m’effrayez, (il tenoit toujours mes deux mains) qu’avez-vous à craindre ? vous défiez-vous de mon honneur » ?

« Non, monsieur, — du tout. — Mais madame Mirvan, comme elle s’inquiétera » !

« Pourquoi ces alarmes, mon très-cher ange ? Que craignez-vous ? — Ma vie vous est entièrement dévouée ; ma protection ne vous suffit-elle pas » ? et en même temps il me baisa la main.

Jamais je n’ai été dans une telle transe ; je m’arrachai d’entre ses bras, et je mis la tête à la portière pour crier au cocher d’arrêter. Dieu sait dans quel quartier de Londres il nous avoit menés ; je ne vis ame vivante, sans quoi j’eusse appelé au secours.

Sir Clément tâcha de son mieux de m’appaiser ; mais il ne réussit guère : « Si votre intention, m’écriai-je, n’est pas de m’assassiner, laissez-moi descendre par pitié ».

« Calmez-vous, me répondit-il, ma très-chère vie, je ferai tout ce que vous souhaiterez » ; et il appela lui-même le cocher, pour lui dire de faire diligence. « Cet imbécille, continua-t-il, m’a sûrement mal compris ; mais il ne tardera plus : j’espère seulement que vous serez plus tranquille à présent ».

Je gardai le silence, et je guettai attentivement le chemin que nous prenions ; cette précaution ne m’avança pas de beaucoup : je connois trop peu les rues de Londres pour les distinguer.

Sir Clément se répandit en protestations d’honneur et en assurances de respect ; il me demanda pardon de m’avoir offensée, et il me conjura de ne pas prendre mauvaise opinion de lui. Je ne fis aucune réponse ; je le craignois trop pour lui faire des reproches, et j’étois trop fâchée pour lui parler avec bonté.

Nous avions couru plusieurs rues, quand, saisie de frayeur, je l’entendis crier tout d’un coup au cocher de faire halte : « Miss Anville, me dit-il, vous voici à vingt pas de votre maison ; je ne saurois vous quitter avant que vous ayez eu la générosité de me pardonner ; promettez-moi de ne rien découvrir de ce qui s’est passé à madame Mirvan ».

Je balançai entre la crainte et l’indignation.

« Ce silence affecté augmente le regret que j’ai de vous avoir déplu, et me prouve le peu de fond que je puis faire sur la faveur que je vous demande ».

« Je suis dans une fâcheuse extrémité ; il ne me convient pas de vous faire la promesse que vous exigez, et cependant je n’ose vous refuser ».

« Je ne vous presserai pas davantage, miss Anville, et loin de vous extorquer votre promesse, je me remets entièrement à votre générosité ».

Cette démarche servit à m’adoucir ; il ne se fut pas plutôt apperçu de cet avantage, qu’il chercha à s’en prévaloir ; il se jeta à mes genoux, et il me fit ses excuses dans des termes si respectueux, qu’en vérité je ne pus m’empêcher de lui pardonner ; je rougissois de le voir dans une posture si humiliante ; et pour terminer la scène, je lui promis encore de ne pas me plaindre de lui à madame Mirvan.

J’aurois dû peut-être ressentir avec plus de sévérité la conduite téméraire de sir Clément ; mais c’étoit par mon imprudence et mon orgueil que je m’étois exposée. J’aurai grand soin de ne plus me trouver seule avec lui.

Nous arrivâmes enfin à la porte de notre maison, et dans l’excès de ma joie je lui aurois sûrement pardonné, si je ne l’avois déjà fait auparavant. Pendant que nous montâmes l’escalier, il querella beaucoup son cocher, du grand détour qu’il avoit fait. Miss Mirvan vint à ma rencontre ; elle fut suivie de mylord Orville.

Toute ma joie s’évanouit, et se changea en honte et en confusion. Mylord Orville m’avoit vue partir avec sir Clément, il savoit combien de temps j’étois restée avec lui ; ce calcul me suffoquoit, et je n’avois aucune raison à alléguer pour me justifier.

Toute la famille me fit l’accueil le plus gracieux ; le lord leur avoit dit que je n’étois plus avec madame Duval, et ils étoient fort surpris de ce que je tardois tant à revenir. Sir Clément fit semblant de s’emporter, et leur dit que son cocher l’ayant mal compris, nous avoit conduits au bout de Piccadilly. Je n’eus le temps que de rougir, et sans oser le contredire, je ne voulus pourtant pas ratifier un conte auquel je n’ajoutois aucune foi.

Mylord Orville me félicita poliment de ce que les embarras de cette soirée s’étoient terminés aussi heureusement, et il ajouta qu’il n’avoit pu prendre sur lui de se retirer sans avoir de mes nouvelles.

Il s’en alla bientôt avec sir Clément : dès qu’ils furent partis, madame Mirvan me reprit avec beaucoup de douceur, de ce que j’avois quitté madame Duval. Je lui promis d’être plus circonspecte à l’avenir, et assurément je tiendrai parole.

Les aventures de la journée avoient gâté mon sommeil pour toute la nuit. Je ne pus fermer l’œil : qui sait si mylord Orville ne s’imagine pas que mon entrevue avec sir Clément, dans la galerie, étoit un projet concerté ? Qui sait s’il ne me soupçonne pas d’avoir donné les mains à cette longue promenade nocturne ? Si du moins j’avois paru mécontente de la prétendue bévue du cocher !

Mais que dire de son attention à venir encore demander ce soir de mes nouvelles ? Si j’y entrevois un peu de défiance, elle ne prouve pas moins quelques inquiétudes de sa part. En effet, miss Mirvan m’a dit qu’il avoit été inquiet de ce que je tardois tant à arriver, qu’il s’en étoit même impatienté. Si ce n’étoit pas trop me flatter, je croirois presque qu’il a deviné les desseins de sir Clément, et qu’il étoit en peine pour moi.

Quelle longue lettre ! j’espère cependant que ce sera une des dernières que je vous écrirai de Londres ; car j’ai entendu dire ce matin au capitaine, que nous partirions mardi prochain. Madame Duval sera informée de cet arrangement dès aujourd’hui ; elle vient dîner avec nous.

Comment a-t-elle pu accepter l’invitation de madame Mirvan, après la scène qu’elle a eue hier avec le capitaine ! Vraisemblablement ce sera moi qui essuierai aujourd’hui toute sa mauvaise humeur : je m’y soumettrai patiemment, puisque je l’ai méritée.

Adieu, mon très-cher monsieur : si cette lettre encouroit votre censure, je me repentirois bien plus encore de la conduite imprudente dont je vous ai fait l’aveu.




LETTRE XXII.


Suite de la Lettre d’Évelina.


Lundi matin, 18 avril.

Madame Mirvan m’a communiqué une anecdote de mylord Orville, qui m’a fait autant de plaisir que de peine.

Il lui a dit à l’opéra, qu’il avoit été extrêmement choqué des procédés impertinens que Lovel s’étoit permis à mon égard à la comédie ; qu’il avoit pris ses mesures en conséquence, et qu’il pouvoit avoir la satisfaction d’assurer madame Mirvan que nous n’aurions plus rien à craindre de la part de cet étourdi. Elle le pria de s’expliquer : elle espéroit qu’il n’auroit point fait une attention sérieuse à une affaire d’aussi peu de conséquence.

« De pareilles incartades, a-t-il répondu, exigent une prompte correction ; car pour peu qu’on les souffre, on encourage le coupable. Madame Mirvan excusera la liberté que j’ai prise de me mêler de cette affaire ; mais, puisque j’ai eu l’honneur de danser avec miss Anville, je devois me considérer en quelque façon comme partie intéressée, et il ne me convenoit plus d’être neutre.

Il ajouta qu’il avoit été trouver M. Lovel le lendemain du spectacle, et que leur entrevue s’étoit terminée fort amicalement ; il en supprima les détails, et il se contenta d’assurer madame Mirvan qu’il avoit pourvu à ma tranquillité pour l’avenir, puisque M. Lovel lui avoit engagé sa parole d’honneur de ne plus faire mention de ce qui s’étoit passé au bal de madame Stanley.

Madame Mirvan le félicita d’un succès aussi heureux, et elle le remercia de l’intérêt obligeant qu’il avoit pris à sa jeune amie.

« Il seroit inutile, continua-t-il, de vous recommander un secret absolu sur cette aventure ; je serois fâché qu’elle transpirât ; mais j’ai cru qu’il étoit de mon devoir de faire rentrer M. Lovel dans les bornes du respect qu’il doit à vous, madame, et à la jeune demoiselle qui est sous votre protection ».

Si j’avois été informée plutôt de cette visite de mylord Orville, elle m’auroit donné bien des inquiétudes. J’avoue cependant que je suis infiniment flattée des soins généreux qu’il a pris pour me mettre à l’abri des insultes de M. Lovel ; cette démarche prouve du moins qu’il n’a pas de moi une idée tout-à-fait désavantageuse. — Peut-être aussi, hélas ! ne prouve-t-elle rien ; il est très-possible que le lord n’ait eu en vue que de satisfaire sa propre délicatesse.

J’admire le calme et le sang-froid du vrai courage. Qui eût dit, en voyant mylord Orville à la comédie, qu’il pousseroit son ressentiment jusqu’à ce point ! Il est vrai pourtant qu’il marqua son mécontentement d’une manière assez visible, et il n’y eut, je crois, que sa bravoure réelle et sa politesse, qui l’empêchèrent d’en venir à des explications en notre présence.

Madame Duval, comme je l’avois prévu, étoit hier fort en colère contre moi ; elle m’a grondée pendant près de deux heures, de ce que je m’étois avisée de la quitter, sans attendre même sa réponse ; elle me menaça de ne plus paroître avec moi en public, si je retombois encore dans la même faute. Sir Clément lui a également déplu, parce qu’il ne lui a point adressé la parole, et que d’ailleurs il la contrecarre toujours dans ses disputes avec le capitaine. Celui-ci crut de son honneur d’épouser la querelle de son ami, et là-dessus il se forma une contestation dans le style ordinaire.

Après le dîné madame Mirvan fit tourner la conversation sur notre prochain départ de Londres. Madame Duval nous dit qu’elle comptoit d’y rester encore une couple de mois. Le capitaine lui répondit qu’elle seroit la maîtresse, mais qu’il partoit avec sa famille mardi prochain pour la campagne.

Cette ouverture amena une scène des plus désagréables. Madame Duval vouloit absolument que je restasse avec elle en ville : mais madame Mirvan lui fit sentir qu’étant déjà engagée à faire visite à lady Howard, d’où je ne m’étois absentée que pour quelques jours, je devois y retourner de toute nécessité.

J’espérois que madame Mirvan gagneroit madame Duval à force d’honnêteté et de douceur ; mais l’incartade du capitaine gâta tout. Il ne laissa pas échapper la moindre occasion de l’irriter, et il la traita encore avec tant de grossièreté, qu’elle finit par jurer qu’elle plaideroit plutôt que de se séparer de moi.

Je tiens ces particularités de madame Mirvan ; elle avoit eu l’attention de me fournir un prétexte pour quitter la chambre, dès que la dispute commença ; ma présence auroit, sans doute, engagé madame Duval à faire valoir son autorité, et à exiger mon obéissance à ses volontés.

Le résultat de cette conversation fut que, pour applanir toutes les difficultés, elle seroit du voyage de Howard-Grove ; nous nous y rendrons décidément mercredi prochain.

Madame Mirvan écrit actuellement à lady Howard pour la préparer à l’arrivée inattendue de notre compagne de voyage ; sans cette précaution, l’apparition de madame Duval pourroit bien exciter une surprise peu agréable.

Je ne saurois assez me louer de cette chère madame Mirvan ; elle s’étudie sans cesse à me rendre heureuse.

Nous allons ce soir au Panthéon ; c’est notre dernière partie de plaisir à Londres.


Dans ce moment, je reçois votre lettre pleine de bonté.

Si la première semaine de notre séjour à Londres vous a paru dissipée, que sera-ce de celle-ci ? En attendant, le Panthéon de ce soir sera probablement la clôture de nos amusemens publics.

Quoique je n’aie jamais douté de votre appui et de votre protection contre les violences de madame Duval, les assurances réitérées que vous m’en donnez, n’exigent pas moins toute ma reconnoissance. Accoutumée à être l’enfant chéri de votre maison, l’objet heureux de vos bontés, comment aurois-je pu me résoudre à devenir l’esclave des caprices tyranniques de cette femme ? — Pardon, si je me sers de quelques expressions trop fortes ; mais l’idée de passer ma vie avec madame Duval, et le parallèle qui en résulte, effacent d’un seul trait tous les sentimens que je puis lui devoir.

Vous me dites, monsieur, que vous êtes mécontent de sir Clément ; je suppose que sa conduite au sortir de l’opéra, ne vous aura pas réconcilié avec lui : plus j’y réfléchis, et plus j’en suis fâchée. J’étois entièrement en son pouvoir, et il a eu le plus grand tort d’abuser si cruellement de ma détresse.

Ah ! si je pouvois mériter, mon très-cher monsieur, les vœux et les prières que vous faites pour moi, tous les desirs de mon cœur seroient remplis. Je tremble qu’à présent, que je ne suis pas à portée de recevoir vos sages directions, vous ne me trouviez plus foible et plus imparfaite que vous ne le pensiez.

Les soins de la toilette m’obligent à finir.




LETTRE XXIII.


Continuation de la Lettre d’Évelina.


Mardi, 29 avril.

Je me sens aujourd’hui un fond de mélancolie, à laquelle je ne suis pas accoutumée. Le moment approche où nous allons quitter Londres, et déjà nous sommes occupés des préparatifs du voyage. Cette lettre terminera donc le récit de mes aventures de la capitale. Dès que vous aurez complété mon journal, je vous prie, mon cher monsieur, de me dire ce que vous en pensez ; ne m’épargnez pas vos remarques.

Nous nous sommes rendus au Panthéon vers les huit heures. J’ai été frappée de la beauté du bâtiment, qui surpassoit de beaucoup mon attente. Il ressemble plus à une chapelle qu’à un endroit destiné aux plaisirs : charmée de la magnificence de la salle, je n’y retrouvai ni la gaîté, ni la frivolité de Ranelagh ; je dirai plutôt qu’elle a quelque chose de solemnel qui dispose au respect ; mais peut-être pourtant ne produit-elle cet effet que sur une novice comme moi.

Notre partie étoit composée du capitaine, de madame et de miss Mirvan. Madame Duval passa la journée dans la cité, et je n’en fus pas fâchée.

L’assemblée étoit nombreuse. La première personne que nous vîmes, fut sir Clément Willoughby. Il nous joignit avec sa familiarité ordinaire, et il ne nous quitta plus de la soirée. Sa présence m’embarrassoit ; je ne pouvois le regarder ni l’entendre parler sans me rappeler l’aventure du carrosse ; mais, à ma grande surprise, il ne parut pas déconcerté du tout, quelque forte raison qu’il eût de rougir de sa conduite. Cette effronterie me fit regretter la facilité avec laquelle je lui avois pardonné ; un peu plus de rigueur auroit servi du moins à le rendre plus circonspect.

On exécuta, au milieu d’un babil perpétuel, un très-bon concert. J’ai trouvé en général peu de tranquillité dans ceux auxquels j’ai assisté. Tout le monde admire la musique, et personne ne l’écoute.

Nous ne vîmes mylord Orville que dans la salle à thé, qui est dans un vaste souterrain. Il vint auprès de nous ; je crois qu’il étoit engagé dans une grande compagnie de dames ; je remarquai M. Lovel parmi les hommes qui en étoient.

J’étois indécise s’il convenoit de remercier mylord Orville de la manière généreuse dont il m’avoit délivrée des persécutions de cet homme. — Comme il avoit informé madame Mirvan de sa démarche, dans le dessein de me la confier, je craignis qu’il y eût de l’ingratitude à la passer sous silence. J’aurois pu cependant m’épargner la peine de cette incertitude, puisque je n’eus pas une seule fois occasion de parler sans être entendue de sir Clément. Celui-ci se montra extrêmement officieux, et à chaque parole que je disois, il s’inclinoit vers moi avec autant d’empressement que si je m’étois adressée à lui en particulier : ce n’étoit pourtant pas mon intention, car, loin d’entrer en conversation avec lui, je ne daignai pas le regarder.

Madame Mirvan, sans être instruite de l’aventure de l’opéra, désapprouva d’ailleurs la trop grande assiduité de sir Clément : elle m’a fait observer, qu’il est indécent qu’une jeune demoiselle paroisse si souvent en public avec le même cavalier ; et je suis persuadée qu’elle en parleroit au capitaine, si notre séjour à Londres étoit de quelque durée. C’est toujours M. Mirvan qui introduit sir Clément dans nos parties ; ses airs de familiarité ne suffiroient pas pour l’y faire admettre.

À la table de mylord Orville se trouvoit un gentilhomme ; — je l’appelle ainsi parce qu’il étoit en si bonne compagnie, — qui, depuis le moment que j’eus pris place, me regarda fixement en face, sans détourner les yeux pendant tout le temps qu’on servit le thé. Il devoit s’appercevoir aisément que j’étois choquée d’un procédé aussi peu mesuré ; et, en effet, j’étois surprise de ce qu’un homme de la société de mylord Orville pût se permettre des libertés aussi insultantes. J’avois mauvaise opinion de son éducation, et mes soupçons furent confirmés, lorsque je lui entendis dire à l’oreille de sir Clément, mais assez haut pour que je n’en perdisse rien : « Au nom du ciel, Willoughby, qui est cette charmante créature » ?

Je fus curieuse de la réponse, et je demeurai aux écoutes en tournant la tête d’un autre côté. Sir Clément m’étonna un peu, en disant à l’inconnu : « Je ne vous dirai pas, mylord, qui elle est ; je l’ignore moi-même ».

Un mylord ! Quelle singularité qu’un homme de distinction, accoutumé, selon les apparences, depuis sa plus tendre jeunesse à fréquenter les premières sociétés du royaume, puisse manquer de bonnes manières ! On trouveroit moins extraordinaire qu’il fût sans mœurs et sans principes. Sir Clément lui-même sembloit modeste en comparaison de ce personnage.

Pendant le thé, la conversation roula sur le temps, les modes, les endroits publics, et les deux tables y prirent également part. Sir Clément y donna lieu, en demandant à miss Mirvan et à moi, si le Panthéon avoit rempli notre attente. Nous lui répondîmes unanimement qu’il la surpassoit de beaucoup.

« Et supposé, dit le capitaine, qu’elles ne s’y plussent pas, croyez-vous qu’elles en conviendroient ? Il faut bien que ce qui est à la mode soit de bon goût, cela est tout clair : sans quoi, je veux être berné, si elles n’avoueroient que c’est l’endroit le plus maussade qu’elles aient jamais vu ».

« La beauté de ce bâtiment, reprit mylord Orville, ne désarme-t-elle pas votre critique ? Vos yeux ne vous disent-ils rien en sa faveur » ?

« Mes yeux ! s’écria le lord, dont je ne connois pas le nom, et qui peut s’en servir pour contempler des murailles et des statues inanimées, tandis que les objets vivans que je vois devant moi, excitent l’admiration la plus réfléchie » !

M. Orville. « Personne n’est assez insensé pour comparer les charmes puissans de la nature à la symétrie d’une architecture, quelque supérieurs qu’en soient le dessin et les rapports ; mais quand on peut réunir, comme ici, sous un même coup-d’œil l’art dans tous ses chef-d’œuvres, et la nature dans toutes ses perfections, je crois qu’on en est d’autant plus heureux ».

Sir Clément. « Sans doute, mylord, que l’œil tranquille d’un philosophe impartial peut embrasser l’un et l’autre avec autant d’attention que de sûreté ; mais lorsque le cœur n’est pas aussi bien sur ses gardes, il se mêle aisément de la partie ; et dès-lors l’objet choisi est le seul auquel il s’arrête : tout le reste lui paroît indifférent et insipide ».

Mylord Orville. « À Dieu ne plaise que je veuille disputer à la beauté son pouvoir magnétique ; j’avoue volontiers que, quoique nous n’ayons plus de bâtimens publics pour y placer nos dieux comme autrefois, nous avons du moins conservé nos déesses, devant lesquelles nous fléchissons le genou de bien bon cœur ». Il prononça ces paroles d’un grand air de gaîté, et il fit en même temps la révérence aux dames.

Le Capitaine. « Elles ne sont pas déesses pour rien ; car elles nous font payer diablement cher le plaisir de les voir. Au reste, je voudrois bien que vous me montrassiez ici un visage dont la simple vue valût une demi-guinée ».

L’Inconnu. « Une demi-guinée ! je donnerois la moitié de mon bien pour la vue d’une seule d’entre elles, à condition qu’il me fût permis de choisir. Peut-on mieux employer son argent qu’au service d’une belle femme » !

Sir Clément. « Si vos dames, mon capitaine, vous passent ce propos, vous pouvez vous flatter de trouver grâce devant toutes les autres ».

Mylord Orville. « Les dames de la société du capitaine lui pardonneront aisément ; il est impossible qu’elles se croient offensées ».

Le Capitaine. « Il faudroit qu’elles fussent furieusement entichées d’elles-mêmes, si elle prenoient toutes vos douceurs pour de l’argent comptant. Mais, après tout, je voudrois bien qu’un de vous autres connoisseurs me fît le plaisir de me dire quelle espèce d’amusement un endroit comme celui-ci peut donner à un homme qui, depuis long-temps, est las de courir après les beaux visages » ?

Tout le monde se mit à rire ; mais personne ne répondit.

Le Capitaine. « Eh bien ! nous voilà tous ébaubis, et personne de vous ne peut me résoudre cette question. Je soutiens donc que vous ne venez ici que pour faire parade de vos minois : encore une bonne moitié est-elle honnêtement laide ; et l’autre, Dieu me pardonne, semble à peine tenir à l’espèce humaine ».

M. Lovel. « Il ne nous convient pas, monsieur, de décider ce qui peut amener ici les dames ; mais, quant à nous ; je crois que nous n’y venons que dans le dessein de les admirer ».

Le Capitaine. « Si je ne me trompe, vous êtes le même que je vis l’autre soir à la comédie y — n’est-ce pas » ?

M. Lovel fit une inclination.

Le Capitaine. « Ah çà, messieurs, il faut que je vous compte un trait impayable. — À la fin du spectacle, ce galant homme nous demanda quelle étoit la pièce que l’on venoit de jouer. Que je meure si je vous ments ! ha ! ha ! ha » !

M. Lovel. « Si vous étiez fait, comme moi, au ton de la capitale, — ce qui, je présume, n’est pas trop votre cas, — cela ne vous paroîtroit pas si extraordinaire ».

Le Capitaine. « Comment, pas extraordinaire ? Si cela arrivoit tous les jours, je conseillerois, par la sambleu, d’envoyer ces gaillards à l’école s’amuser avec des contes de ma mère l’Oie, plutôt que de mettre le nez au spectacle. Vive, morbleu, la comédie ! ce n’est que là qu’on retrouve encore un grain de bon sens ; car, pour les autres endroits publics, je n’en donnerois pas un zeste. Par exemple, vos opéra, je voudrois bien savoir ce qu’il peut y avoir de joli ».

Mylord Orville étoit très en état de répondre ; mais il crut qu’il ne valoit pas la peine d’entrer en contestation avec le capitaine, sur un sujet auquel il n’entendoit rien, et qu’il sentoit tout aussi peu. Il se tourna donc vers nous, et dit : « Ces dames sont si tranquilles, et nous nous emparons seuls de la conversation, sans considérer que nous nous faisons le plus grand tort. — Je serois bien charmé, ajouta-t-il en s’adressant à miss Mirvan, de savoir quelle est l’idée que ces jeunes demoiselles ont de nos spectacles : ces objets doivent être tout nouveaux pour elles ».

Nous lui avouâmes toutes deux que nous nous étions mieux diverties à l’opéra que par-tout ailleurs. Nous eussions mieux fait de nous taire, car le capitaine, mécontent de notre réponse, nous coupa aussi-tôt la parole : « Qu’allez-vous demander là à ces filles ? croyez-vous qu’elles sachent jamais ce qu’elles veulent ? Nommez-leur tel amusement qu’il vous plaira, et vous êtes sûr qu’elles le trouveront supérieurement beau ; c’est une espèce de perroquets qui ont un babil d’instinct, et qui se répètent l’une l’autre : mais parlez-leur de cuisine, d’affaires de ménage, et vous verrez comme elles seront embarrassées. Quant à ces opéras, je prétends absolument qu’ils doivent leur déplaire, ce sont de pures sottises ; et vous surtout, Marion, je vous conseille, si vous faites quelque cas de mes bonnes grâces, de ne plus avoir un goût à vous en ma présence. Le monde est assez rempli de fous, sans que vous en augmentiez le nombre, et je ne veux pas qu’il soit dit que ma fille approuve ces sortes de fadaises. C’est une honte qu’on ne les abolisse pas ; et si on me laissoit faire, je casserois la tête à tous les magistrats qui s’aviseroient de les tolérer. Si vous avez envie de louer la comédie, passe encore, car je l’aime aussi ».

Cette réprimande nous ferma la bouche à toutes deux pour le reste de la soirée ; elle produisit même pendant quelques minutes un silence général : il fut interrompu par M. Lovel, qui n’avoit pas envie de laisser échapper l’occasion de riposter aux sarcasmes du capitaine. « Je ne suis pas surpris, monsieur, dit-il, de ce que nos amusemens les moins recherchés, soient précisément ceux qui vous plaisent le plus ; et parmi ceux-ci, c’est la comédie qui se retrouve le plus aisément en province : chaque village a presque sa troupe de comédiens, et une grange en forme de théâtre. La représentation des pièces est encore partout la même ; l’homme de rang y prend part aussi bien que la populace : on est rassemblé pêle-mêle dans un même cercle ; il n’y a pas d’endroit où les distinctions soient moins marquées ».

Le capitaine avoit l’air de ruminer le sens de la réflexion de M. Lovel ; mais mylord Orville pour le distraire, changea de conversation, et lui demanda ce qu’il pensoit du cabinet de Cox ?

« Je pense, répondit-il, qu’il ne vaut pas la peine qu’on y pense. Je n’aime point toutes ces fadaises-là ; cela est bon pour des singes, et encore en feroient-ils peut-être la grimace ».

Madame Mirvan demanda à mylord ce qu’il pensoit lui-même de cette collection.

« J’en admire le mécanisme, qui est des plus ingénieux ; c’est dommage seulement qu’on n’en ait pas tiré un meilleur parti : mais le but de tous ces ouvrages est si frivole, si éloigné de toute instruction et de toute utilité, qu’on ne peut s’empêcher, en quittant ce cabinet, de regretter que tant de travail et d’adresse soient si mal employés ».

« Le fait est, répliqua le capitaine, que dans cette grande ville il n’existe pas un seul endroit public excepté la comédie, où un homme, c’est-à-dire, un homme qui mérite effectivement d’en porter le nom ; n’ait à rougir de mettre le nez. L’autre jour, ils m’ont fait aller au Ridotto ; mais je vous proteste qu’on ne m’y reverra pas de si-tôt : j’aimerois autant commander un équipage de matelots français. — Après cela, vous avez votre Ranelagh, dont vous faites tant de bruit ; c’est bien encore l’endroit le plus ennuyant de la terre ! Il est pire que tous les autres ».

« Ranelagh ennuyant ! répéta-t-on de bouche en bouche ; et les dames, comme si elles s’étoient donné le mot, regardèrent toutes le Capitaine avec un sourire moqueur ».

« L’entrée, reprit M. Lovel, y est à bon marché ; mais cet endroit n’est pas fait pour le vulgaire : à moins qu’on n’y apporte une certaine connoissance du grand monde, un goût sûr, des liaisons avec les gens du bon ton, on doit s’y ennuyer de toute nécessité ».

« Ranelagh, s’écria le lord inconnu, est un endroit divin, un vrai paradis. Nous devrions y faire un tour encore ce soir ».

« Mais sans doute ; il n’est que dix heures », ajouta M. Lovel en tirant une belle montre. Les dames furent bien-tôt d’accord.

« Comment, diable, interrompit le capitaine, en appuyant les deux coudes sur la table, vous allez courir à Ranelagh à cette heure-ci » ?

« Et pourquoi non, lui demanda l’inconnu ? j’espère que vous serez de la partie ; du moins nous ne relâchons pas vos dames ».

« Moi ! que j’aille à Ranelagh ? Je voudrais plutôt…… »

Le même lord, me dit qu’il se flattoit que j’irois. Je lui répondis que je ne le croyois pas.

« Oh ! vous ne serez pas aussi cruelle ». Et en prenant ma main, il me débita toutes les belles paroles et toutes les douceurs qu’un païen peut dire à son idole. Je retirai ma main aussi vîte que je pus ; mais il la reprenoit à chaque moment ; et j’en fus d’autant plus confuse, que mylord Orville m’observoit d’un air fort sérieux.

N’avois-je pas raison, monsieur, d’être choquée de ce ton de familiarité ? Il n’appartenoit point à ce lord, malgré son rang, de me traiter aussi cavalièrement. Sir Clément me paroissoit être mal à son aise. Pendant ce temps, tout le monde fit ses efforts pour engager le capitaine de nous accompagner à Ranelagh, et le lord me dit que je lui déchirerois le cœur, si je refusois d’y venir.

Pendant cette conversation, M. Lovel s’approcha de moi ; et, en affectant un air de surprise, il me salua et me demanda des nouvelles de ma santé, en protestant, sur son honneur, qu’il ne m’avoit pas vue plutôt, sans quoi il n’auroit pas manqué de me rendre ses devoirs. Cette politesse étoit forcée ; mais elle me fit plaisir, puisqu’elle me prouva du moins qu’il avoit changé de manières à mon égard.

Le capitaine étoit toujours également éloigné de se rendre aux instances réitérées qu’on lui faisoit de tous côtés ; il jura qu’il ne vouloit plus entendre parler de cette partie.

« Mais, lui dit l’inconnu, s’il plaît à ces dames d’y aller prendre le thé, vous nous confierez pourtant le soin de les ramener chez elles ; c’est un honneur que chacun de nous ambitionnera ».

Le capitaine y consentit d’assez mauvaise grace ; et après avoir ajouté plusieurs propos désobligeans pour les dames de la société, il lâcha encore quelques sarcasmes des plus déplacés contre la nation française, et sortit brusquement.

Les dames se retirèrent bientôt après avec la plupart des cavaliers de leur société ; le lord étranger, sir Clément et mylord Orville restèrent avec nous.

Celui-ci fit plusieurs questions à madame Mirvan sur notre départ, tandis que l’autre s’épuisoit à me dire toutes sortes de jolies choses que j’écoutai avec beaucoup d’indifférence. Je ne pus cependant éviter de lui donner le bras en montant en voiture ; miss Mirvan accepta celui de sir Clément, qui n’avoit pas l’air content.

Quelle différence de caractère et de mœurs dans tous les rangs de la société ! Mylord Orville, d’une politesse qui ne se dément jamais ; qui n’excepte personne, est un homme modeste et sans la moindre prétention ; on diroit qu’il n’est pas accoutumé au grand monde, et il se doute à peine de tant de bonnes qualités qui le distinguent si supérieurement. Cet autre lord, au contraire, quoique prodigue en complimens et en belles paroles, me semble manquer entièrement d’une bonne éducation : tout ce qui frappe son imagination occupe d’abord toute son attention : il joint à beaucoup de hardiesse, de la hauteur avec les hommes, et un air de libertinage avec les femmes : fier de son rang, il s’exprime avec une familiarité qui approche de la grossièreté.

Nous ne restâmes pas long-temps à Ranelagh : de retour chez nous, nous eûmes à essuyer la mauvaise humeur du capitaine, qui étoit fort mécontent de la soirée.

Je comptois finir ici ma lettre ; mais dans cet instant nous avons reçu, à ma grande surprise, la visite mylord Orville ; il venoit, disoit-il, pour nous rendre ses respects avant notre départ, et pour s’informer de notre retour. Madame Mirvan lui dit que nous passions à la campagne, et que vraisemblablement ce seroit pour y fixer notre séjour. Cette réponse parut lui faire de la peine ; il nous témoigna ses regrets, dans des termes si polis, si flatteurs, si sérieux, que j’en fus presque chagrine moi-même. Si je partois directement pour Berry-Hill, je suis sûre que je ne sentirois que de la joie ; mais avec ce capitaine et avec madame Duval, quel plaisir puis-je me promettre à Howard-Grove !

Avant l’arrivée de mylord Orville, sir Clément s’étoit fait annoncer. Je l’ai trouvé plus sérieux que de coutume, et il a essayé plusieurs fois de me parler à l’oreille, m’assurant combien il souffroit de mon départ, et combien j’emportois ses regrets ; mais j’étois mal disposée, et ne lui répondois pas : en attendant, il s’est si bien insinué dans l’esprit du capitaine, que celui-ci l’a prié de venir nous voir à Howard-Grove. Cette invitation a éclairci sa physionomie, et dans le même moment mylord Orville s’est retiré.

Sans doute il a dû être choqué d’une distinction aussi impolie et aussi ridicule ; il étoit malhonnête d’inviter sir Clément en présence de mylord Orville, sans faire à celui-ci la même politesse. J’en fus bien fâchée, et j’ai quitté la chambre peu après lui. Sir Clément est encore resté, mais je ne descendrai pas avant qu’il soit parti.

Mylord Orville s’est, sans doute, apperçu de l’assiduité avec laquelle sir Clément tâche de me faire sa cour ; et, à en juger par les civilités déplacées du capitaine, il doit supposer que ce soupirant est écouté favorablement. Cette idée me tourmente cruellement, et j’ai beau faire, elle me revient toujours.

Adieu, mon très-cher monsieur, je vous supplie de m’écris incessamment. Quelle quantité de longues lettres dans quinze jours de temps ! je n’en écrirai peut-être jamais tant ; elles vous auront furieusement ennuyé : mais patience, je vous donnerai à présent du repos, car la suite de ma correspondance se bornera probablement à peu de chose.

Pardonnez toutes les inepties que je vous ai racontées, toutes les fautes dont je vous ai fait l’aveu ; vous ne m’en aimerez pas moins, et vous souffrirez que je me signe également,

Votre très-obéissante et très-affectionnée,
Évelina.




LETTRE XXIV.


M. Villars à Évelina.
Berry-Hill, 22 avril.

Je rends grâces au ciel de ce que je puis derechef vous adresser mes lettres à Howard-Grove. Ah ! ma chère Évelina, si vous saviez combien mon cœur a été à la torture pendant votre séjour dans le grand monde ! dans quelles alarmes perpétuelles j’ai été ! Toujours flottant entre l’espérance et la crainte, j’ai suivi votre journal avec l’attention la plus scrupuleuse depuis le moment où vous avez commencé à le dater de Londres.

J’augure mal, de sir Clément Willoughby ; je le regarde comme un homme artificieux et entreprenant : sa prétendue passion pour vous n’est fondée ni sur la sincérité ni sur l’honnêteté ; la manière dont il s’y est pris, et les occasions qu’il a choisies pour vous en entretenir, approchent de l’insulte.

Sa conduite indigne après l’opéra me prouve suffisamment que, sans le parti violent que vous prîtes, la maison de madame Mirvan eût été la dernière où il vous auroit conduite. Quel bonheur, mon enfant, que vous ayez échappé à ce danger ! Je vous épargnerai mes reproches ; mais il y avoit de l’imprudence à vous confier à un homme que vous connoissiez si peu, et dont la légèreté devoit vous inspirer de la défiance.

Le lord, dont vous avez fait la connoissance au Panthéon, m’inquiète beaucoup moins ; un homme, dont les manières sont aussi hardies, qui affiche le libertinage aussi ouvertement, et qui foule aux pieds jusqu’à ce point toutes les règles de la bienséance, est un être trop méprisable, pour qu’il puisse faire la moindre impression sur un cœur tel que celui de mon Évelina. Sir Clément cherche à la vérité d’éviter le scandale, mais la méchanceté de ses intentions n’en perce pas moins ; il sait cacher son jeu, et par conséquent il est plus à craindre. Heureusement il semble n’avoir fait aucun progrès dans vos bonnes graces ; un peu de précaution et de prudence suffira pour vous mettre à couvert des desseins que je lui suppose.

Mylord Orville me paroît appartenir à une meilleure classe de gens. Sa conduite envers l’impertinent Lovel, et sa démarche après l’opéra, me donnent une idée avantageuse de son esprit et de son cœur. Sans doute qu’il savoit quels risques vous couriez entre les mains de ce sir Clément, et il agit en homme d’honneur, en informant tout de suite la famille Mirvan de votre situation. Peu de jeunes gens auroient pris le même intérêt à votre sûreté ; la plupart eussent préféré, par une délicatesse mal entendue, de laisser une jeune innocente à la merci d’un ami libertin, plutôt que de s’exposer à se brouiller avec lui en lui arrachant sa proie.

J’ai prévu que vous auriez de la peine à quitter Londres ; mais je voudrois cependant que vous en fussiez moins affectée. J’ai craint d’avance que vous ne prissiez goût à une vie dissipée, qui n’est que trop d’accord avec votre âge et avec votre vivacité ; c’est ce qui m’a fait déjà regretter souvent d’avoir donné à ce voyage un consentement que je n’avois pas la force de vous refuser. »

Hélas ! mon enfant, l’ingénuité de votre caractère, et la simplicité de votre éducation sont peu faites pour la route épineuse du grand monde. L’obscurité qui reste encore répandue sur votre naissance, vous expose à mille aventures désagréables. De tout temps mes projets et mes espérances pour votre condition future se sont bornés à la campagne. Et, vous l’avouerai-je ? quelque différens que puissent être mes principes de ceux du capitaine Mirvan, je pense assez comme lui de la capitale, de ses mœurs, de ses habitans et de ses amusemens. Londres me paroît un repaire de fourberies et de vices, de duplicité et d’extravagances ; je souhaite sincèrement que vous lui ayez dit adieu pour toujours !

Souvenez-vous que je n’entends parler que du genre de vie dissipée qu’on y mène en public ; je ne doute pas qu’on ne retrouve dans l’intérieur des familles autant de piété, d’honnêteté et de vertu, que dans nos provinces.

Si mon Évelina veut se contenter d’une vie retirée, je suis sûr qu’elle fera toujours l’ornement de son voisinage, l’orgueil et les délices de sa famille ; elle sera aimée dans le cercle étroit des sociétés qui conviendront à son état ; elle choisira des occupations utiles et innocentes, qui lui assureront l’affection de ses amis et le suffrage de son cœur.

Telles ont été, et telles sont encore mes espérances ; ne les trompez pas, ma chère enfant, et marquez-moi bientôt que quinze jours passés à Londres n’ont pas défait l’ouvrage de dix-sept années.

Arthur Villars..




LETTRE XXV.


Évelina à M. Villars.
Howard-Grove, 25 avril.

Non, mon cher monsieur, l’ouvrage de tant d’années n’a pas été détruit ; il subsiste toujours tel qu’il étoit ; et j’espère que quinze jours passés à Londres ne m’auront pas rendue indigne de vos soins paternels.

Cependant, je dois l’avouer, je ne suis plus aussi heureuse que je l’étois avant mon départ pour la capitale : mais ce n’est pas moi qui ai changé, c’est l’endroit de notre séjour. Depuis l’arrivée du capitaine et de madame Duval, Howard-Grove n’est plus ce qu’il étoit ; l’harmonie qui y régnoit est troublée, nos projets sont renversés, notre manière de vivre altérée, tous nos plaisirs détruits. Mais ne croyez pas, monsieur, que ce soit Londres qui a causé tant de dégâts ; non, avec des hôtes tels que ceux que nous avons amenés, ce changement étoit inévitable.

J’étois sûre que vous seriez mécontent de sir Clément Willoughby, et je ne m’étonne nullement de ce que vous en dites ; mais quant à mylord Orville, je craignois bien que la foible esquisse que j’en ai tracée ne suffiroit pas pour vous donner une assez haute idée de son mérite ; je suis ravie cependant d’avoir réussi à lui concilier votre amitié. Ah ! si j’avois pu rendre justice à toutes ses bonnes qualités ! — si j’avois pu vous le représenter tel qu’il paroît à mes yeux ! — combien vous lui accorderiez d’estime !

À l’exception d’une violente querelle entre le capitaine et madame Duval, il ne s’est passé rien d’essentiel avant notre départ. M. Mirvan s’étoit proposé de faire la route à cheval, et nous autres femmes nous devions être placées dans son carrosse. Madame Duval se fit attendre long-temps ; elle arriva enfin, accompagnée de M. Dubois.

Le capitaine, qui avoit eu tout le loisir de s’impatienter, voulut qu’on partît à l’instant même. Nous montâmes d’abord en voiture, et madame Duval appelant M. Dubois, lui dit : « Venez, monsieur, il y a encore une place pour vous à côté de ces demoiselles ». Et après nous avoir fait quelques excuses de ce qu’il nous gêneroit, il s’assit entre miss Mirvan et moi.

Le capitaine ne se fut pas plutôt apperçu de cet arrangement, qu’il s’approcha de la portière, en s’écriant : « Comment, sans nous en avoir demandé la permission ! Voilà sans doute une coutume française ; mais voulez-vous que je vous en montre une à l’anglaise » ? Et, prenant M. Dubois par la main, il le fit sauter à bas de la voiture.

M. Dubois tira aussi-tôt son épée pour venger cet affront, et le capitaine leva sa canne pour se défendre. Madame Mirvan se jeta entre les deux combattans, et elle pria son mari de rentrer dans la maison. Toutes ses représentations furent inutiles : le Français crioit à haute voix, dans sa langue, qu’il demandoit raison de l’offense ; et M. Mirvan lui répondoit en anglais par des juremens. Madame Mirvan vint cependant à bout d’appaiser M. Dubois : il se montra le plus sage, et se retira après nous avoir souhaité un bon voyage.

La dispute recommença de plus belle entre le capitaine, et madame Duval, et il fallut encore l’entremise de madame Mirvan pour mettre d’accord ces deux têtes échauffées. Enfin le capitaine monta à cheval, et nous partîmes tous. Madame Duval garda sa colère tout le long de la route.

De mon côté, je fus fort tranquille ; je ne pus m’empêcher de faire un retour sur moi-même : hélas ! mes dispositions étoient bien différentes de ce qu’elles étoient le jour de mon arrivée à Londres.

Lady Howard nous fit l’accueil le plus amical : son château est le séjour du bonheur, pour peu qu’on ait envie de le trouver.

Adieu, mon cher monsieur ; j’espère que vous aurez eu la bonté, sans que je vous en aie prié jusqu’ici, de me rappeler au souvenir de tous ceux qui vous demandent de mes nouvelles.




LETTRE XXVI.


Évelina à M. Villars.
Howard-Grove, 27 avril.

Je vous écris, mon cher monsieur, dans la plus grande agitation ; madame Duval vient de me faire une proposition qui me met dans une frayeur mortelle : vous la trouverez vous-même aussi inattendue que révoltante.

Après avoir passé quelques heures de cette après-dînée à lire des lettres qu’elle a reçues de Londres, elle m’a fait prier d’aller la trouver dans sa chambre. Je m’y suis rendue aussi-tôt, et l’ai trouvée de fort bonne humeur. « Approchez, me dit-elle, mon enfant ; j’ai d’excellentes nouvelles à vous apprendre ; vous en serez étonnée, ravie, je gage ; car vous n’en avez aucune idée ».

Je la priai de vouloir bien s’expliquer, et alors elle s’est donné pleine carrière. Elle étoit fâchée, disoit-elle, qu’on eût fait de moi une misérable villageoise, une vraie poule mouillée, tandis que j’étois destinée à être une grande et belle dame : qu’elle avoit déjà eu souvent à rougir de moi, quoique pourtant la faute ne fût pas de mon côté, et qu’on ne pouvoit guère attendre mieux d’une fille qui avoit été claquemurée toute sa vie ; qu’en attendant, elle avoit formé un projet qui feroit de moi une tout autre créature.

J’attendois avec impatience à quoi mèneroit ce préambule ; mais quelle fut mon épouvante, lorsqu’elle m’informa que son intention étoit de faire valoir mes droits en justice, et de réclamer les biens de ma famille.

Il seroit difficile de vous peindre ma consternation : j’étois hors d’état de proférer une seule parole.

Elle s’étendit au long sur les avantages qui me reviendroient de l’exécution de ce plan : elle parla avec enthousiasme de mes grandeurs futures, en me faisant sentir combien je pourrois mépriser alors toutes les personnes avec lesquelles j’ai été accoutumée de vivre jusqu’ici. Elle me prédit les partis les plus brillans, et des alliances avec les premières familles du royaume : enfin elle observa qu’il me falloit passer quelques mois à Paris pour y achever mon éducation.

Elle ajouta encore qu’elle se réjouissoit d’avance de partager avec moi le plaisir d’humilier l’orgueil de certaines gens, et de leur montrer qu’elle n’est pas femme à être méprisée impunément.

Au milieu de cet entretien, on vint nous appeler pour prendre le thé. Madame Duval étoit dans la joie de son cœur ; et moi, je ne fus pas la maîtresse de cacher mon émotion. Tout le monde m’en demanda le motif. Je cherchois à détourner la conversation ; mais madame Duval étoit décidée à pousser sa pointe : elle déclara que, dans peu, je ne porterois plus le nom d’Anville, sans qu’il fût question de le changer par mariage.

Il me fut impossible de tenir ferme, et j’étois sur le point de quitter la chambre, quand lady Howard s’appercevant de mon embarras, pria madame Duval de remettre cette affaire à un autre temps ; mais elle étoit trop pressée de divulguer son secret, pour admettre le moindre délai. Je sortis donc, et lui laissai le champ libre, comme je l’observe chaque fois qu’elle se met à parler de ce qui me regarde ; elle s’en acquitte ordinairement avec une dureté qui me fait souffrit le martyre.

J’ai appris depuis, par miss Mirvan, quelques détails de cette conférence. Madame Duval a développé son plan avec la plus grande complaisance, se félicitant beaucoup de l’avoir conçu : elle n’a pas long-temps joui cependant de cet honneur, puisqu’il lui est échappé peu après que c’étoient proprement les Branghton qui étoient auteurs de ce projet, et qu’ils lui en avoient fait la première ouverture dans une lettre qu’elle a reçue aujourd’hui. Elle a ajouté qu’elle ne s’amuseroit pas à de longs détours, mais qu’elle iroit droit en besogne, et qu’elle entameroit incessamment une procédure pour constater ma naissance, mon vrai nom, et mes droits à la succession de mes ancêtres :

N’admirez-vous pas l’impertinence officieuse de ces Branghton ? Qu’ont-ils besoin de se mêler de mes affaires ? Vous ne sauriez croire combien de trouble ce projet cause à Howard-Grove. Le capitaine, sans avoir rien examiné, s’est déclaré absolument pour la négative, uniquement pour contrecarrer madame Duval, et ils ont débattu cette matière avec chaleur. Madame Mirvan a dit qu’elle n’embrasseroit aucun parti avant que d’avoir pris votre avis. Mais lady Howard, à ma grande surprise, avoue hautement qu’elle est de l’opinion de madame Duval ; elle vous en écrira, pour vous communiquer ses raisons.

Quant à miss Mirvan, cette moitié de moi-même partage mes craintes et mes espérances ; moi-même je ne sais que dire ni que souhaiter. J’ai senti souvent combien il est cruel d’avoir un père, et d’être bannie à jamais de sa présence ; mais aussi j’ai compris plus d’une fois combien cet éloignement m’est peut-être avantageux.

Cependant l’idée d’être négligée de l’auteur de mes jours, au point qu’il ne daigne pas s’informer de la santé, du bien-être, pas même de l’existence de sa fille ; cette idée, dis-je, me poursuit et m’accable. Sans vous, un pareil abandon me deviendroit insupportable : vos bienfaits m’ont empêchée d’en sentir toute l’amertume. Mais quelle doit être la situation de ce père qui me renie ? ne dois-je pas le plaindre ? Il faudroit que je fusse dépourvue, non-seulement de toute piété filiale, mais même de tout sentiment d’humanité, si un tel souvenir ne me déchiroit l’ame.

Je le répète, monsieur, je ne sais ce que je dois desirer ; réfléchissez pour moi, et souffrez que mon foible cœur, qui ne sait de quel côté tourner ses espérances, ne reconnoisse d’autre guide que votre prudence et vos bons conseils.


LETTRE XXVII.


Lady Howard à M. Villars.
Howard-Grove.


La démarche que je me permets aujourd’hui, mon cher monsieur, doit vous convaincre plus que jamais de la haute idée que j’ai de votre intégrité. Je m’avise de vous conseiller dans une affaire où vous avez tout le droit de ne prendre conseil que de vous-même : mais je sais que vous êtes trop ami de la justice pour être attaché avec opiniâtreté à vos idées.

Madame Duval vient de proposer un plan qui a révolté toute ma famille, et contre lequel j’ai été une des premières à me récrier ; mais après y avoir réfléchi plus mûrement, les difficultés que j’y ai cru entrevoir disparoissent.

Il ne s’agit de rien moins que d’entamer un procès contre sir John Belmont, pour prouver la validité de son mariage avec miss Evelyn, et d’assurer par ce moyen ses biens à sa fille.

Je conçois, monsieur, qu’au premier coup d’œil ce projet n’aura pas votre approbation ; mais je sais aussi que vous êtes trop au-dessus des préjugés pour être rebuté par un petit nombre de circonstances désagréables, si le fond de l’entreprise conduit d’ailleurs à un but utile.

Votre aimable pupille, qui commence actuellement à entrer dans le monde, a trop de mérite pour rester cachée dans l’obscurité. Elle semble née pour être l’ornement de la société. La nature a répandu sur elle ses faveurs les plus précieuses, et l’éducation distinguée que vous lui avez donnée, a formé son esprit à un degré de perfection peu commun à son âge. Il n’y a que la fortune qui l’ait maltraitée jusqu’ici ; elle semble vouloir réparer ses torts, et elle lui ouvre aujourd’hui une carrière qui lui promet ce qui nous restoit encore à désirer pour elle.

J’ignore, monsieur, quels sont les motifs qui vous ont engagé à cacher si soigneusement la naissance et le nom de cette aimable enfant ; j’ignore pourquoi vous n’avez pas fait valoir plutôt ses prétentions à la charge de sir Belmont ; mais connoissant votre caractère et votre discernement, je respecte vos raisons sans vouloir les approfondir ; j’espère seulement qu’elles ne seront pas invincibles, car je ne saurois m’imaginer que le sort ait condamné à la retraite une jeune personne faite pour embellir le monde.

Je suis bien sûre que sir John Belmont, quelque méchant qu’il soit, ne verroit point cette fille accomplie, sans être fier de la reconnoître pour son enfant, sans lui assurer l’héritage de ses biens. L’admiration que sa beauté seule a excitée à Londres, est générale et madame Mirvan m’a avoué qu’elle y auroit trouvé les partis les plus brillans, sans l’obstacle de la naissance, dont on a même essayé de développer le mystère.

Seroit-il juste, monsieur, qu’une jeune personne qui promet tant, fût dépouillée d’une fortune et d’un rang qui lui reviennent de plein droit, et dont vous lui avez appris à faire un si noble usage ? Le mépris des richesses peut convenir à un philosophe ; mais les dispenser dignement, est un avantage bien plus réel pour le genre humain.

Dans une couple d’années, peut-être, notre projet ne sera pas plus praticable. Sir Belmont, quoiqu’à la fleur de son âge, mène une vie trop dissolue pour qu’elle puisse aller loin, et nous regretterons ensuite trop tard de n’avoir pas agi à temps ; car, après sa mort, toute discussion avec ses héritiers deviendra impossible et inutile.

Pardonnez, monsieur, le zèle avec lequel je vous parle ; mais je m’intéresse trop à votre pupille, pour ne pas prendre chaudement à cœur une affaire qui doit influer vraisemblablement sur le bien-être de toute sa vie.

Adieu, mon cher monsieur, répondez-moi au plus vîte.

Marie Howard.




LETTRE XXVIII.


M. Villars à Lady Howard.
Berry-Hill, 2 mai.

Votre lettre, madame, m’ouvre une nouvelle source d’inquiétudes ; elle me présage bien des maux, et je ne vois pas comment les prévenir. C’est avec regret que je me vois obligé de combattre votre opinion, et j’en suis d’autant plus fâché, que mes argumens vous paroîtront un peu étranges : vous direz que je raisonne en hermite qui ne connoît pas le monde, et à qui il siéroit mieux de garder sa cellule, que d’être le surveillant d’une jeune demoiselle accomplie, dans le siècle où nous vivons ; mais souvenez-vous que vous m’avez provoqué, que par conséquent je dois me défendre, et tâcher de justifier les mesures que j’ai suivies jusqu’ici.

La mère de ma pupille, entraînée dans l’abîme par son imprudence, par la dureté de madame Duval, et par la scélératesse de sir Belmont, m’étoit autrefois ce que sa fille m’est encore aujourd’hui, l’amie chérie de mon cœur. J’honorerai sans cesse sa mémoire, et n’oublierai point que je lui ai promis solemnellement sur son lit de mort, que sa fille ne connoîtroit que moi pour père, et que si jamais elle sortoit de ma maison, ce seroit pour passer dans les bras d’un époux digne d’elle.

Je vous proteste, madame, qu’il m’en a peu coûté pour demeurer fidèle à mes engagemens, et que je n’ai jamais été tenté de faire valoir les prétentions de ma pupille à la charge de sir Belmont. Pouvois-je aimer cette pauvre orpheline, sans détester l’auteur de sa ruine ? Pouvois-je confier la fille au bourreau de la mère ? Pouvois-je lui abandonner un enfant innocent, qui excitoit toute ma compassion et ma pitié ?

Je déteste jusqu’au nom de cet homme, je ne puis l’entendre prononcer, et souvent même j’ai été sur le point de le maudire. Malgré cela, je n’ai jamais pensé à lui retenir son enfant ; loin de-là, je me serois fait une joie de la remettre entre ses mains, pour peu qu’il eût donné des marques de regrets, ou même d’humanité ; mais jusqu’ici il est absolument indigne du bonheur d’être père, puisque le barbare, étouffant tous les sentimens de la nature, a poussé la dureté jusqu’à ne pas s’informer de l’existence de cette infortunée, quoiqu’il ne sût que trop dans quel état il avoit laissé sa malheureuse épouse. Vous me demandez, madame, quelles sont mes intentions ? je prévois qu’elles sont de nature à ne pas obtenir votre suffrage. Il est vrai pourtant que, plus d’une fois, j’ai pris la résolution de présenter mon Evelina à son père, et de réclamer ses droits ; mais j’ai toujours renoncé à l’exécution de ce dessein : je craignois tour à tour de réussir et d’échouer.

Lady Belmont, fermement persuadée de sa mort prochaine, m’a prié instamment, si elle venoit à accoucher d’une fille, de ne point l’abandonner à un homme si peu propre à se charger de son éducation ; elle me recommanda même, au cas qu’il insistât pour qu’elle lui fût remise, de me retirer avec elle à la campagne, jusqu’à ce que son père, par un changement total de conduite, se fût rendu digne de recevoir un tel dépôt. Quelquefois elle ajouta : « Et si la pauvre petite sympathisoit avec sa mère, du moins elle ne manquera de rien, tant qu’elle sera sous votre protection ». Hélas ! son enfant n’eut pas plutôt vu le jour, que l’infortunée lady Belmont se trouva plongée dans un abîme de misères, qui troublèrent son repos et sa réputation, et la conduisirent au tombeau.

Pendant l’enfance de la petite Evelina, j’ai formé nombre de plans pour lui assurer les droits de sa naissance ; mais je n’ai jamais pu tomber d’accord, avec moi-même. D’un côté j’aurois désiré sans doute de lui faire rendre la justice qui lui étoit due ; et de l’autre, je tremblois qu’en prenant soin de sa fortune, je n’exposasse son cœur à de nouveaux dangers. Cependant je crus gagner beaucoup à mesure qu’elle avançoit en âge, et que son caractère commençoit à se développer ; une franchise naturelle, une aimable simplicité, un fond de candeur et d’innocence, un cœur porté à recevoir les moindres impressions ; toutes ces qualités me firent croire qu’en suivant mon inclination, je parviendrois à établir son bonheur. Je devois craindre pour elle une maison dont le maître est un homme dissolu et sans principes, où elle seroit privée des conseils d’une mère, et même de la direction de toute personne sensée, où sa perte en un mot eût été inévitable. Mon plan étoit non-seulement de l’élever et de la chérir comme mon propre enfant, mais encore de l’adopter comme héritière de mes petits biens, et de lui choisir dans la suite un époux avec qui elle pût passer des jours heureux et tranquilles, sans mélange de vice et d’ambition.

Tel est le récit exact de ce qui s’est passé jusqu’ici ; tels sont les motifs par lesquels je me suis décidé ; je me flatte qu’ils justifieront suffisamment la conduite qui en a été le résultat. Il me reste à vous entretenir, madame, des mesures qu’il convient de prendre pour l’avenir.

Nombre de difficultés se présentent ici, et je désespère de les surmonter selon mes vœux.

J’ai les plus grands égards pour votre opinion, et je suis extrêmement fâché que cette fois-ci elle diffère de la mienne : cependant ne suis-je pas fondé à croire que la félicité de mon Evelina sera plus assurée dans la retraite que dans le tourbillon du monde ? Mais à quoi serviront mes raisonnemens, puisqu’il s’agit d’une femme telle que madame Duval ? Puis-je attendre le moindre succès de tout ce que j’alléguerois pour la faire changer d’avis ? Son caractère violent et emporté m’empêche même d’en faire l’essai : elle est trop ignorante pour se laisser instruire, trop entêtée pour écouter mes représentations, et trop orgueilleuse pour reconnoître ses torts.

Je m’abstiendrai donc d’entrer dans des détails qui produiroient infailliblement des contestations désagréables. Vouloir ramener à la conviction un esprit aussi imbu de préjugés, aussi esclave de ses passions, ce seroit discuter avec un sourd l’effet du son, ou avec un aveugle la nature des couleurs. C’est pourquoi je cède à la nécessité, et j’acquiesce malgré moi à une entreprise que je ne suis pas le maître de faire échouer ; seulement je m’appliquerai à chercher les moyens qui me paroîtront les plus propres pour avancer le bonheur de mon enfant, sans blesser sa sensibilité.

D’abord je désapprouve hautement l’idée d’une procédure juridique. S’il est permis à un vieillard de dire son sentiment avec franchise, je ne fais aucune difficulté de vous avouer, madame, combien j’ai été surpris de ce que vous avez pu, même pour un moment, prêter l’oreille à un projet aussi violent, qui entraîne une publicité fâcheuse, et qui est absolument incompatible avec la délicatesse de votre sexe. Je suis persuadé que vous n’avez pas pesé tous ces inconvéniens. Il y eut un temps où je proposai un plan pareil ; mais alors il étoit question de constater l’innocence de lady Belmont, de dessiller les yeux du public sur les torts qu’on lui attribuoit ; alors un défaut total de ressources pouvoit rendre cette extrémité nécessaire. Aujourd’hui le cas n’est plus le même, et le retour tardif de madame Duval ne sert qu’à retracer le souvenir des malheurs de mon amie.

Je ne consentirai jamais à des voies de rigueur ; ma jeune et timide pupille en souffriroit trop ; ce seroit l’exposer ouvertement à la curiosité publique et à la malignité des conjectures. Et à quel propos ? pour lui procurer des richesses dont elle peut se passer, pour satisfaire une vanité qui n’est pas dans son caractère. Un enfant plaider contre son père ! Non, madame ; accablé d’âge et d’infirmités, vous me verriez plutôt fuir avec elle au bout de l’univers, dussé-je mourir en route ! Je le répète, les motifs qui pouvoient engager l’infortunée lady Belmont à prendre un tel parti, étoient très-différens ; toute la félicité de ce monde étoit perdue pour elle sans retour ; sa vie lui étoit devenue une charge ; sa réputation, qu’elle avoit appris de bonne heure à mettre au-dessus de tout, avoit reçu une atteinte mortelle : il ne lui restoit donc qu’à sauver son honneur et celui de sa fille. Mais cette consolation même lui a été refusée.

Choisissons des mesures moins violentes, et essayons de gagner sir John Belmont par la douceur ; mais sur-tout qu’il ne soit plus question de procès.

Avec madame Duval, il seroit inutile de se piquer de délicatesse ; il faut lui opposer des argumens qui s’accordent mieux avec sa façon de penser : ainsi je m’abstiendrai de lui dire que son plan est mal imaginé ; mais je tâcherai de prouver qu’il ne sauroit nous convenir dans le moment présent. Ayez la bonté, madame, de lui faire sentir qu’en suivant ses idées, nous manquerions précisément le but qu’elle se propose, puisque, dans le cas même où nous obtiendrions gain de cause, sir John seroit toujours le maître de fixer aussi bas qu’il lui plairoit les prétentions de sa fille ; et nous savons qu’il est très-capable de prendre ce parti, si on le poussoit à bout.

Madame Duval ne sauroit mieux faire que de demeurer tranquille, et d’abandonner entièrement la poursuite de cette affaire : la haine qui subsiste depuis tant d’années entre elle et M. Belmont, ne me permet pas d’augurer favorablement de son entremise. Mon Evelina ne paroîtra également que lorsque les circonstances l’exigeront. Et moi-même, je ne prétends pas agir directement ; je me bornerai à vous continuer mes conseils, mais je suis peu disposé à me compromettre avec un homme tel que sir John Belmont.

Il me semble, madame, qu’une lettre de votre part feroit le meilleur effet ; il y aura plus d’égard qu’aux représentations d’aucun de nous. Je serois donc d’avis que vous prissiez sur vous de lui écrire pour entamer la négociation. Si dans la suite il consent à voir Évelina, j’ai en réserve une lettre posthume que sa malheureuse épouse m’a laissée pour lui être remise, supposé qu’une telle entrevue eût jamais lieu.

Il est clair que les Branghton n’ont inventé ce projet que dans des vues d’intérêt. En assurant à Évelina la succession de son père, ils se flattent d’obtenir celle de madame Duval, et en cela, je crois qu’ils se trompent. Des esprits de la trempe de cette femme aiment assez à laisser leurs biens à des personnes qui n’en ont pas besoin ; et si notre jeune amie se trouvoit dans une situation opulente, je suis persuadé que sa grand’mère seroit d’autant plus portée à lui faire des avantages.

J’ajouterai encore une considération, dont je ne pourrai pas me départir : j’ai promis solemnellement à lady Belmont, que je ne souffrirai point que son enfant soit reconnu avant qu’elle l’ait été elle-même. Cette condition doit être remplie, et je vous supplie, madame, d’y insister.

Je suis avec un profond respect, &c.

Arthur Villars.




LETTRE XXIX.


M. Villars à Évelina.
Berry-Hill, 2 mai.

Je m’intéresse bien sincèrement aux nouveaux chagrins que vous éprouvez, ma chère Évelina. Le projet fatal qu’on agite aujourd’hui répugne également à mon avis et à mon goût ; cependant il n’y a pas moyen de l’empêcher. Si je suivois les mouvemens de mon cœur, je vous rappellerois incessamment chez moi pour ne plus vous quitter ; mais l’opinion du monde et ses coutumes exigent des mesures différentes. En attendant, espérez pour le mieux, et soyez assurée que vous n’aurez point à souffrir des traitemens indignes de vous. Si votre famille ne vous reçoit point comme il convient, et avec toute la distinction qui vous est due, vous n’y entrerez point ; vous viendrez vous remettre sous mon appui ; vous retrouverez dans ma maison le repos, et vous continuerez à faire tout le bonheur de ma vie.




LETTRE XXX.


Évelina à M. Villars.
Howard-Grove, 6 mai.

Le sort en est jeté, et j’attends l’événement en tremblant. Lady Howard a écrit à Paris, et elle a envoyé sa lettre à Londres pour être enfermée dans le paquet de l’ambassadeur ; dans moins de quinze jours nous aurons la réponse. Qu’il me tarde, monsieur, de la recevoir ! elle doit décider du bonheur de ma vie. Mon inquiétude est inexprimable, et la cruelle incertitude dans laquelle je suis ne me laisse pas un moment de repos ; ce seul objet absorbe toutes mes pensées.

Intéressée comme je le suis à présent au succès de cette affaire, je regrette sincèrement que ce plan ait été formé ; il est impossible qu’il puisse tourner à mon avantage : ou je serai arrachée d’entre les bras de celui qui jusqu’ici m’a tenu lieu de père, ou j’aurai le malheur d’être convaincue que je suis rejetée pour toujours par celui qui a des droits naturels à ce titre, titre si cher que je ne prononce jamais sans que mon cœur soit embrasé de tout le feu de la tendresse filiale.

Ce projet cause ici des contestations perpétuelles. Le capitaine Mirvan et madame Duval se querellent, selon leur coutume, chaque fois qu’il en est question : je suis trop occupée de mes propres idées pour faire attention à leurs débats. Mon imagination me présente à tout moment des scènes nouvelles : tantôt je crois embrasser un père tendre et compatissant qui m’ouvre son cœur, dont, hélas ! j’ai été bannie trop long-temps ; je me peins son repentir et ses larmes, je l’entends invoquer les cendres de ma mère, et lui demander grace — Tantôt il me semble le voir jeter sur moi des regards de colère, il ne retrouve en sa fille que l’image d’une sainte qu’il a offensée, il me repousse avec effroi. Ô ! écartons ces tableaux lugubres que me trace ma fantaisie, ils ne pourroient que vous affliger. Je ferai tous mes efforts pour prendre une assiette plus tranquille ; jusques-là je m’abstiendrai de vous écrire.

Que le ciel vous bénisse, mon très-cher monsieur ! puissiez-vous atteindre les bornes les plus reculées de la vie, pour faire toujours le bonheur de votre

Évelina.




LETTRE XXXI.


Lady Howard à sir John Belmont, baronnet.
Howard-Grove, 5 mai.

Monsieur, vous serez surpris sans doute de recevoir une lettre d’une personne que vous n’avez connue, pour ainsi dire, qu’en passant, et dont vous n’avez plus entendu parler depuis si long-temps ; mais le motif qui m’engage à vous écrire est trop sérieux pour que je puisse perdre le temps en excuses : je deviendrois d’une longueur insupportable.

Vous devinez probablement déjà le sujet dont j’ai à vous entretenir. Vous connoissez l’estime que j’ai eue pour M. Evelyn et sa fille ; leur souvenir, et le bien-être de leur famille, continuent toujours à m’être également chers.

J’avoue que je suis un peu embarrassée sur la manière d’entamer l’objet que je me propose de traiter avec vous ; mais comme je crois que, dans des affaires de cette nature, la franchise est essentiellement nécessaire pour établir une heureuse intelligence entre les parties intéressées, je me dispense d’un cérémonial pointilleux, et je vais droit au fait.

Je suppose, monsieur, qu’il seroit superflu de vous dire que votre fille est toujours dans le Dorsetshire, et qu’elle habite encore dans la maison de M. Villars, où elle est née ; il est vrai que, jusqu’ici, personne ne s’est informé d’elle ; mais nous présumons que les recherches que vous n’aurez pas manqué de faire à son égard, nous auront échappé. Je me bornerai donc à ajouter que son éducation est actuellement achevée, qu’elle a rempli toute notre attente, et quelle est devenue une personne aimable, accomplie et pleine de mérite.

Quel que soit le sort que vous lui destinez, il est temps de le fixer. Elle est généralement admirée, et je ne doute pas qu’il ne se présente dans peu des occasions pour l’établir avantageusement : il conviendra donc de savoir quelles peuvent être ses espérances et vos volontés.

Soyez assuré, monsieur, qu’elle mérite toute votre attention. Vous ne la verrez point sans l’aimer, sans lui donner toute la tendresse qu’un père doit à son enfant. Vous retrouverez en elle le portrait de sa mère. — Pardonnez, monsieur, si je vous rappelle le souvenir de cette malheureuse dame ; mais je dois montrer dans ce moment l’amitié que j’avois pour elle. La mémoire de cette excellente femme n’a été que trop en butte à la calomnie : il est temps de venger sa réputation. Vous en avez les moyens dans vos mains, et vous ne sauriez le faire d’une manière plus agréable à ses amis, plus honorable pour vous-même, qu’en reconnoissant publiquement votre enfant pour fille de feu lady Belmont.

L’homme respectable qui s’est chargé de son éducation, a droit à votre entière reconnoissance ; il s’est acquitté de cette tâche avec le plus grand soin, avec une affection vraiment paternelle. La jeune Évelina est heureuse d’avoir trouvé un ami et un surveillant comme lui : je ne connois personne qui soit plus estimable, et dont le caractère approche plus de la perfection.

Permettez-moi, monsieur, de vous assurer que cette chère enfant récompensera largement les bontés que vous pourriez avoir pour elle : sa tendresse et son obéissance seront pour vous une source de consolation et de félicité. Elle ne désire que d’être légitimement reconnue par son père, et elle consacrera sa vie à mériter votre approbation.

Mes représentations n’auront peut-être pas le bonheur de vous plaire ; mais je me repose sur la pureté de mes intentions, elle doit me tenir lieu d’excuses, &c. &c.

Marie Howard.




LETTRE XXXII.


Évelina à M. Villars.
Howard-Grove, 10 mai.

Il nous est venu une visite de Londres, qui, sans m’intéresser beaucoup, me fait cependant un certain plaisir dans ce moment-ci. Occupée sans relâche de ma situation présente, j’avois besoin d’être distraite, et l’arrivée d’un nouvel hôte sert du moins à répandre quelque variété sur le genre de vie uniforme que nous menons ici, et qui n’est que trop propre à nourrir les idées mélancoliques qui m’accablent.

J’étois ce matin à la promenade avec miss Mirvan, et nous nous étions écartées d’une bonne lieue du château, lorsque nous entendîmes le trot d’un cheval : comme nous étions dans un chemin fort étroit, nous retournâmes au plus vîte sur nos pas, mais nous fûmes arrêtées par une voix qui nous crioit de nous rassurer, et bientôt après nous reconnûmes sir Clément Willoughby. Il mit d’abord pied à terre, et nous accosta, les rênes à la main : « Ciel ! nous dit-il avec sa vivacité ordinaire, n’est-ce pas miss Anville que je vois ? — Et vous aussi, miss Mirvan » ? Après avoir remis son cheval à son domestique, il vint nous baiser les mains, et nous dit mille jolies choses sur sa bonne fortune, sur les charmes d’une campagne habitée par de telles divinités. « Londres languit, mesdames, depuis votre absence, ou plutôt j’y languis moi-même ; tous ses plaisirs me sont devenus indifférens. Ici le zéphyr me rend la vie et des forces nouvelles ; mais, il faut l’avouer, jamais je ne vis la campagne aussi belle».

« La capitale est-elle donc déjà si déserte » ? lui demanda miss Mirvan.

« Tant s’en faut, madame ; elle est plus remplie que jamais, et on ne se retirera guère qu’après la fête du roi. Mais on vous y a vue si peu, qu’il n’y a qu’un petit nombre de personnes qui sachent la perte que la ville a faite. J’y ai été trop sensible pour avoir pu la supporter plus long-temps ».

« Y est-il resté quelques personnes de notre connaissance » ? lui dis-je.

« Oui, madame » ; et il me cita plusieurs de ceux que nous avions vus pendant notre séjour à Londres, mais il ne nomma pas le lord Orville, et je ne crus point devoir lui en demander des nouvelles, pour ne pas avoir l’air d’être trop curieuse. Peut-être sir Clément en parlera-t-il par hasard, s’il reste encore quelque temps avec nous.

Il continua dans ce style complimenteur jusqu’à ce que nous rencontrâmes le capitaine Mirvan. Il fut extrêmement content de revoir son ami, et exprima sa joie en lui secouant cordialement la main, par un bon coup sur l’épaule, et par d’autres démonstrations également honnêtes. Il lui déclara entr’autres que sa visite lui étoit aussi agréable que la nouvelle du naufrage d’un vaisseau français. Sir Clément répondit avec chaleur à tant de politesse, et il protesta que son empressement seul à rendre ses devoirs au capitaine Mirvan, l’avoit pu engager à quitter Londres dans toute sa splendeur, et à manquer à quantité d’engagemens qu’il avoit pris.

« Nous aurons beau jeu, reprit le capitaine ; sachez que la vieille Française est ici. Jusqu’à présent, morbleu, son séjour m’a été de peu d’utilité, car je n’ai eu personne qui voulut se liguer avec moi pour lui faire pièce ; mais nous irons grand train pour me dédommager ».

Sir Clément accepta la proposition, et nous retournâmes au château. Notre hôte fut reçu assez froidement par madame Mirvan, et madame Duval fut également mécontente de son arrivée ; elle me dit à l’oreille, que la présence du démon même ne l’effraieroit pas plus que celle de ce personnage impertinent.

Le capitaine est actuellement occupé à machiner quelque projet, pour jouer pièce, comme il dit, à la vieille veuve ; et cette idée le divertit tant, qu’il peut à peine cacher sa joie devant madame Duval. Je souhaite qu’il ne me mette pas dans le secret, puisqu’il m’est défendu de prévenir celle qui doit être l’objet de ses plaisanteries.




LETTRE XXXIII.


Suite de la précédente.
13 mai.

M. Mirvan a commencé ses opérations, et j’espère qu’il n’ira pas plus loin ; car la pauvre madame Duval a déjà assez de sujets d’être mécontente de la visite de sir Clément.

Hier matin, pendant le déjeûné, le capitaine étant occupé à lire la gazette, sir Clément lui demanda la permission de la parcourir, pour voir s’il y étoit question d’une affaire très fâcheuse qui étoit arrivée à certain Français la veille de son départ. « Le cas est grave, ajouta-t-il, et même pendable, si je ne me trompe ».

Le capitaine voulut savoir des détails ; sir Clément se mit alors à lui faire une longue histoire. Il lui conta qu’en passant près de la tour avec quelques amis, il avoit entendu la voix d’un homme qui crioit grace en français ; et s’étant informé de quoi il s’agissoit, il avoit appris que cet étranger venoit d’être arrêté pour crime de trahison.

« Le pauvre diable, continua-t-il, ayant remarqué que je parlois sa langue, me supplia de l’écouter. Il me protesta qu’il étoit honnête homme, qu’il n’étoit en Angleterre que depuis peu, et qu’il se proposoit de repasser dans sa patrie, dès qu’une dame de sa connoissance seroit de retour d’une course qu’elle étoit allée faire à la campagne ».

Madame Duval changea de visage et redoubla d’attention.

« Quoique je n’aime pas trop cette foule d’étrangers qui viennent sans cesse fondre sur notre pays, je ne pus m’empêcher pourtant d’avoir pitié de ce malheureux qui ne savoit pas assez l’anglais pour se défendre. Mais il me fut impossible de le secourir ; la populace s’étoit déjà ameutée, et je crains qu’il n’en ait été rudement traité ».

« L’a-t-on un tant soit peu plongé » ? lui demanda le capitaine.

« Je crois qu’oui ».

« Tant mieux, répondit M. Mirvan ; c’est tout ce que méritent ces faquins de Français. Je parie que celui-ci est un coquin ».

« Puissiez-vous avoir été à sa place ! interrompit madame Duval ; mais de grace, monsieur, ne savoit-on pas qui étoit cet homme » ?

Sir Clément. « Si fait ; et même on m’a dit son nom, mais il m’est échappé ».

Madame Duval. « Ce ne seroit pas, par hasard, M. Dubois » ?

Sir Clément. « Précisément, lui-même ; je me le rappelle à présent très-distinctement ».

Madame Duval. « Dubois ! M. Dubois, dites-vous » ? et sa tasse lui tomba des mains.

Le Capitaine. « Dubois ! eh, c’est mon ami, monsieur croc-en-jambe ! Eh bien ! il aime les bains froids, et on les lui aura donnés, je gage, tout son saoul ».

Madame Duval. « Et moi, je gage que vous êtes un… Mais ne vous réjouissez pas tant ; je ne crois pas un mot de toute cette histoire : M. Dubois n’est pas plus en prison que moi ».

Sir Clément. « Il me sembloit bien que j’avois vu cet homme quelque part, et je me souviens maintenant que c’étoit avec vous, madame ».

Madame Duval. « Avec moi » ?

Le Capitaine. « Mais c’est donc lui ; rien n’est plus clair. Et que croyez-vous qu’on lui fera » ?

Sir Clément. « Je n’en sais rien ; mais s’il n’a pas de puissantes protections, je crains bien qu’il ne passe mal son temps : on ne badine point avec ces sortes d’affaires ».

Le Capitaine. Ne vous semble-t-il pas que cela prend tout doucement le chemin de la potence » ?

Sir Clément secoua la tête, sans répondre.

Madame Duval ne fut plus la maîtresse de cacher son trouble ; elle sauta en bas de sa chaise, en s’écriant d’une voix à moitié étouffée : « Le pendre ! non, on ne le pourra ! on ne l’osera pas ! Qu’ils l’essaient, s’ils en ont le courage ! — Mais tout ce que vous dites est faux ; je n’y ajoute pas la moindre foi. De ce pas je vais à Londres chercher M. Dubois ; rien ne peut me retenir ».

Madame Mirvan la pria de ne pas s’alarmer ; mais elle se précipita hors de la porte, et monta dans sa chambre. Lady Howard blâma les deux messieurs de s’y être pris si brusquement, et elle sortit pour suivre madame Duval. Je l’aurois accompagnée, si M. Mirvan ne m’avoit retenue ; et, après quelques éclats de rire, il me dit qu’il alloit lire ses instructions à l’équipage.

« Quant à lady Howard, poursuivit-il, je ne prétends pas l’enrôler, et elle restera libre de faire ce qui lui plaira ; mais, pour vous autres, j’en attends une parfaite soumission à mes ordres. Je me suis engagé dans une expédition hasardeuse : soyez sur vos gardes ; et si quelqu’un avoit des avis à me donner, qui pussent servir à avancer l’entreprise, qu’il parle, et je lui saurai gré de son zèle : mais si, d’un autre côté, l’un de vous s’avisoit de capituler, ou d’entretenir des intelligences avec l’ennemi, il sera considéré comme rebelle, et chassé ignominieusement ».

Après cette harangue, qui fut entrelardée de plusieurs termes de marine, dont je ne me souviens plus, le capitaine fit signe à sir Clément, et ils sortirent tous deux.

Quoique j’aie essayé plusieurs fois de vous donner une idée des manières et du jargon de M. Mirvan, il faut pourtant vous imaginer, monsieur que vous n’en avez qu’une foible esquisse. Je passe une quantité de termes barbares que je ne comprends pas, et autant de juremens que je ne veux pas comprendre, et dont je serois fâchée de souiller ma plume.

« Madame Duval envoya de tous côtés pour savoir si elle pourroit faire le voyage de Londres dans une voiture publique ; mais le domestique du capitaine lui rapporta que le coche ne passeroit que le lendemain à Howard-Grove. Elle fit demander une chaise de poste, et on lui dit qu’on manquoit de relais. Tous ces contre-temps l’impatientèrent, au point qu’elle voulut se mettre en route à pied ; et lady Howard eut les plus grandes peines à lui faire quitter ce projet insensé.

Ces messages avoient rempli toute la matinée. Madame Duval parut au dîné beaucoup plus tranquille, et elle déclara à diverses reprises qu’elle ne croyoit rien de tout ce récit, du moins en tant qu’il intéressoit M. Dubois ; qu’apparemment on se seroit trompé de personnage.

Le capitaine employa tous ses efforts pour lui persuader qu’elle se faisoit illusion. Sir Clément joua son rôle avec plus d’adresse ; il affecta de se rapprocher de l’avis de madame Duval, et il convint qu’il pourroit y avoir de l’erreur dans le nom ; mais en même temps il eut soin d’augmenter son inquiétude, en appuyant sur les dangers que couroit cet inconnu, et en exagérant la situation critique où il se trouvoit.

Nous fûmes à peine levés de table, qu’on vint rendre une lettre à madame Duval. Elle n’y eut pas plutôt jeté les yeux, qu’elle demanda de qui elle venoit. Le domestique lui répondit qu’elle avoit été apportée par un garçon, qui étoit reparti aussi-tôt.

« Courez après au plus vîte, et ne manquez pas de me le ramener. Mon Dieu, quelle aventure » !

« Qu’y a-t-il donc » ? lui dit le capitaine.

« Rien ; laissez-moi. Oh, mon Dieu ! que ferai-je » ? Elle se leva de sa chaise, et se promena à grands pas dans sa chambre.

« Cette lettre, continua le capitaine, est-elle du monsieur » ?

« Non ; et d’ailleurs cela ne vous regarde pas ».

« Oh ! dans ce cas, je suis sûr que j’ai deviné juste. Allons, madame, ne soyez pas si retenue ; contez-nous de quoi il s’agit. Que vous dit votre ami ? a-t-il goûté le bain ? Quel dommage que vous ne fussiez pas avec lui » !

Le domestique revint, et rapporta qu’il n’y avoit pas eu moyen d’atteindre le messager. Madame Duval le gronda beaucoup, et se mit dans une telle colère, que lady Howard crut devoir se mettre de la partie. Elle la pria de lui confier le sujet de son embarras, et de disposer d’elle, si elle pouvoit lui être utile.

Madame Duval lui répondit qu’elle souhaitoit de lui dire un mot en particulier.

« Retirez-vous, miss Anville, s’écria le capitaine, et vous aussi, Marion, pour que madame Duval puisse nous ouvrir son cœur ».

« Choisissez mieux vos dupes, monsieur, répliqua-t-elle ; vous ne m’attraperez pas, soyez-en bien persuadé ».

Lady Howard lui proposa de passer dans une autre chambre, et me dit de la suivre.

Dès que nous fûmes seules, madame Duval se répandit en lamentations : « Oh ! milady, s’écria-t-elle, quel affreux accident ! Mais je n’osois pas m’expliquer en présence de ce brutal capitaine ; le récit de sir Clément n’est que trop vrai : le pauvre monsieur Dubois est arrêté ».

Lady Howard tâcha de la tranquilliser, et lui représenta que si M. Dubois étoit innocent, il n’y avoit rien à craindre pour lui, et qu’il réussiroit aisément à se justifier.

« Oh, sans doute, milady, il est innocent, j’en réponds ; mais croyez-vous qu’on pourra le pendre ? Ce seroit une méchanceté inouie ».

« Vous avez tort, répliqua lady Howard, de vous inquiéter. Nous sommes dans un pays où l’on ne punit personne sans des preuves convaincantes ».

« Soit, milady ; mais tout ce que je crains, c’est que ce capitaine ne pénètre le fond de cette aventure ; il en feroit des reproches éternels à moi et au pauvre monsieur Dubois ».

Lady Howard demanda à voir la lettre, et elle lui promit des conseils.

Madame Duval la lui montra ; elle étoit signée du clerc d’un juge de paix, qui l’informoit qu’un prisonnier arrêté pour crime de trahison, disoit être connu de madame Duval, et qu’avant de le transporter en prison, on avoit bien voulu lui en écrire préalablement, pour savoir si elle pouvoit rendre un témoignage favorable au caractère et à la famille d’un Français nommé Pierre Dubois.

Je ne comprends pas comment cette lettre a pu l’alarmer un moment. Est-il vraisemblable qu’un crime de cette nature puisse être du rapport d’un juge de paix de village ? La fausseté de cette intrigue sautoit aux yeux ; mais la pauvre madame Duval, malgré son caractère violent, s’effraie de peu de chose ; elle a un fond de poltronnerie qui contraste singulièrement avec sa vivacité, et elle est si peu capable de réfléchir sur les circonstances ou la probabilité d’un événement, qu’elle est toujours la dupe de sa simplicité ; je tranche le mot, car je n’en connois pas d’autre pour exprimer la chose.

Je suppose que lady Howard se doutoit déjà que toute cette histoire étoit une invention du capitaine, et la lettre devoit confirmer ses soupçons. Elle désapprouvoit assurément une aussi mauvaise plaisanterie ; mais elle ne vouloit pas se compromettre en révélant le secret ; j’en juge ainsi par l’air embarrassé qu’elle affectoit, et par le silence qu’elle gardoit sur l’authenticité de la lettre pendant notre entrevue. Il est apparent qu’elle est convenue avec M. Mirvan de ne pas contrecarrer ouvertement ses projets ; et cette connivence est peut-être nécessaire pour éviter des querelles.

Madame Duval, sans attendre les conseils de lady Howard, la supplia de lui accorder sa voiture, pour qu’elle pût incessamment aller au secours de son ami. Milady lui répondit poliment qu’il ne tiendroit qu’à elle d’en disposer. Madame Duval accepta cette offre avec empressement, et elle demanda, pour toute faveur, que le capitaine ne fût point instruit de l’accident qui étoit arrivé à monsieur Dubois. Lady Howard lui promit qu’elle pouvoit compter sur sa discrétion. Il fut résolu que je serois du voyage : vous sentez, monsieur, que j’aurois désiré d’en être dispensée.

Je sortis pour commander le carrosse, et je trouvai le capitaine qui m’attendoit déjà au bas de l’escalier ; il brûloit d’impatience de savoir l’issue de cette conférence. Sir Clément survint en même temps, et ils m’accablèrent de leurs questions ; je tâchai de les éluder autant que je pus. J’eus la plus grande peine à me débarrasser de ces deux importuns.

Le carrosse fût bientôt prêt, et madame Duval, qui avoit prié Lady Howard de la faire passer pour indisposée, se glissa hors de la maison sans être vue de personne. Nous sortîmes par la porte du jardin. Elle ordonna au cocher de nous mener chez le juge de paix de Tyrell : c’étoit l’adresse que l’auteur de la lettre avoit indiquée. Je me flattois que ce seroit un nom supposé ; mais, à ma grande surprise, on nous dit que M. Tyrell demeuroit à neuf milles d’ici. Nous partîmes.

Notre course fut des plus ennuyantes. Madame Duval n’étoit occupée que de ses craintes pour la sûreté de M. Dubois. Elle sa félicitoit d’avoir échappé au capitaine, qu’elle croyoit même capable de prévenir le juge de paix contre son ami. Je rougissois d’être enveloppée, dans cette ridicule affaire, et ne pensois qu’à la sotte figure que nous ferions chez M. Tyrell.

Nous étions déjà en chemin depuis près de deux heures, et nous attendions à tout moment d’être rendues à notre destination, lorsque j’observai que le domestique de lady Howard, qui nous avoit suivies à cheval, prenoit les devans à perte de vue. Il revint bientôt sur ses pas, et s’avançant au galop vers la portière, il remit à madame Duval un billet, qu’il disoit tenir d’un messager que le clerc de M. Tyrell envoyoit justement à Howard-Grove. Il me glissa en même temps un papier dans la main, sur lequel étoient écrits ces mots : « Ne vous, alarmez pas, quoi qu’il puisse arriver ; vous êtes en pleine sûreté tandis que personne ne l’est avec vous ».

Je reconnus d’abord le style de sir Clément. Je me préparois à quelque aventure désagréable ; mais je n’eus guère le temps de prendre des précautions. Dès que madame Duval eut achevé sa lecture, elle s’écria : « Que faire à présent ? Ne voilà-t-il pas que nous avons fait tout ce chemin inutilement » !

Elle me fit voir le billet : on l’y prévenoit qu’elle ne se donnât pas la peine d’aller chez M. Tyrell, puisque le prisonnier avoit trouvé le moyen de s’évader. Je lui fis compliment de cette bonne nouvelle ; mais elle étoit trop en colère pour me répondre ; et en pestant contre la peine inutile qu’elle avoit prise, elle donna ordre au cocher de retourner à Howard-Grove avec toute la diligence possible : elle espéroit de regagner le château avant que le capitaine se fut apperçu de son absence.

Nous cheminâmes fort tranquillement pendant une heure, et je commençois à croire que nous arriverions chez nous sans autre accident, quand tout-à-coup j’entendis le domestique qui disputoit avec le cocher sur la route qu’il falloit prendre ; et après plusieurs contestations, ils nous confirmèrent qu’effectivement nous nous étions déjà égarés. Ce nouveau contre-temps ajouta encore aux frayeurs de madame Duval, d’autant plus que ces deux drôles, suivant les instructions du capitaine, firent semblant de ne pas pouvoir retrouver le chemin. Nous leur ordonnâmes de nous conduire jusqu’à la première auberge, où nous prendrions des informations. Bientôt après nous fîmes halte devant une petite métairie, où le domestique entra. Il revint nous dire qu’il s’étoit procuré à la vérité les directions nécessaires, mais qu’on lui faisoit craindre que la route ne fût pas des plus sûres ; qu’il croyoit même devoir nous conseiller de donner en garde nos bourses et nos montres au fermier, qui lui étoit connu comme un parfaitement honnête homme, et l’un des tenanciers de milady.

Madame Duval regarda autour d’elle d’un air farouche, et s’écria dans son angoisse : « Dieu nous assiste ! nous allons être assassinés tous ensemble ».

Le fermier se présenta à la portière, et nous lui remîmes tout ce que nous avions sur nous. Les domestiques suivirent notre exemple. Dès ce moment, la colère de madame Duval s’appaisa au point, qu’elle pria nos gens, dans les termes les plus honnêtes, de faire diligence ; elle promit de louer leur complaisance auprès de leur maîtresse : elle faisoit arrêter la voiture à chaque pas pour s’informer s’il y avoit du danger ; enfin, elle succomba totalement sous le poids de ses craintes, et elle engagea le domestique d’attacher son cheval au carrosse et de venir s’asseoir à côté d’elle. J’employai tous mes soins pour lui inspirer du courage ; mais tout fut inutile, elle ne quitta plus le bras du garçon et lui promit d’assurer sa fortune, pourvu qu’il lui sauvât la vie. Son inquiétude me faisoit une peine réelle, et je fus tentée plus d’une fois de lui avouer qu’on la jouoit mais la crainte de m’attirer des désagrémens inévitables de la part de M. Mirvan, l’emporta sur mes bonnes intentions. Notre gardien mouroit d’envie de rire, et il lui en coûtoit visiblement de se contraindre.

Tout d’un coup nous entendîmes le cocher crier : « aux voleurs » !

Le domestique ouvrit la portière, et mit pied à terre. Madame Duval poussa les hauts cris. Alors je ne pus me résoudre à garder plus long-temps le silence : « Au nom du ciel ! madame, lui dis-je, tranquillisez-vous, nous ne courons aucun risque, vous êtes en sûreté : tout ceci n’est qu’un… ».

Dans ce même instant deux hommes masqués arrêtèrent le carrosse, en exprimant par leurs gestes qu’ils demandoient nos bourses. Madame Duval, tout hors d’elle-même, cria grace, et de mon côté je jetai un cri involontaire, quoique je fusse préparée à l’attaque : l’un des deux masques me retint par le bras, tandis que l’autre traîna madame Duval hors de la voiture, malgré ses menaces et sa résistance.

J’étois effrayée, et je tremblois comme la feuille. « De quoi vous alarmez-vous » ? me dit l’homme qui s’étoit emparé de mon bras, « ne me connoissez-vous pas ? Je ne me pardonnerois jamais d’avoir eu le malheur de vous faire une peur réelle ».

Certainement, lui répondis-je, sir Clément, vous avez réussi à m’effrayer tout de bon ; mais, au nom du ciel ! où est madame Duval ? qu’a-t-on fait d’elle ?

« Elle est en pleine sûreté, le capitaine en prend soin ; mais souffrez, mon adorable miss, que je profite de ce moment précieux pour vous parler sur un sujet qui m’est infiniment plus cher et plus intéressant ».

Il entra malgré moi dans le carrosse, et s’assit à côté de moi. Il me fut impossible de lui échapper, quelqu’envie que j’en eusse. « Ne me refusez pas, continua-t-il ; ô la plus aimable des femmes ! ne me refusez pas la faveur de vous découvrir mon cœur ; de vous dire combien je souffre de votre absence ; combien je crains de vous déplaire ; combien je suis pénétré de votre cruelle froideur » !

« Monsieur, vous choisissez mal votre temps pour me tenir de pareils propos. — De grâce, laissez-moi ; courez au secours de madame Duval. Je ne saurois consentir qu’on lui fasse éprouver des traitemens aussi indignes ».

« Et pouvez-vous desirer, pouvez-vous ordonner mon absence ? Quand retrouverai-je l’occasion de vous entretenir, si ce n’est pas à présent ? Ce capitaine me laisse-t-il un moment de repos ? et ne suis-je pas environné sans cesse d’une foule d’importuns » ?

« Sir Clément, je vous prie de changer de langage, sans quoi je ne vous écouterai plus. Ceux qu’il vous plaît d’appeler importuns, sont du nombre de mes meilleurs amis, et si effectivement vous me vouliez du bien, vous parleriez d’eux avec plus d’égards ».

« Vous vouloir du bien ! — ô miss Anville, mettez-moi à l’épreuve ; — montrez-moi ce qu’il faut faire pour vous convaincre de l’ardeur de mon amour — dites quels sont les services que vous me permettez de vous rendre, et vous me verrez prêt à mettre ma fortune et ma vie à vos pieds ».

« Je n’ai nul besoin, monsieur, de tout ce que je pourrois tenir de vous. Le seul service que j’attends de votre part, c’est de m’épargner à l’avenir des conversations aussi singulières. Encore une fois, laissez-moi, et croyez que c’est s’y prendre bien mal pour s’insinuer dans mon esprit, que de tremper dans des complots aussi effrayans pour madame Duval, que désagréables pour moi ».

« Ce projet est de l’invention du capitaine ; je m’y suis même opposé, quoiqu’à dire vrai, je n’eusse pas la force de me refuser au bonheur de hâter l’instant si long-temps désiré, où je pourrois vous parler encore une fois sans être épié de vos amis. Je m’étois flatté d’ailleurs que mon billet auroit prévenu toutes vos alarmes ».

« En voilà assez, je crois, monsieur ; et si vous ne jugez pas à propos d’aller trouver madame Duval, souffrez du moins que je descende moi-même pour voir où elle est restée ».

« Et quand oserai-je vous revoir » ?

« N’importe ! je n’en sais rien. — Peut-être… ».

« Quand, ma chère, ce peut-être » ?

« Peut-être jamais, si vous me tourmentez de la sorte ».

« Jamais ! ô miss Anville, ce mot cruel, ce mot glacé me fend le cœur. — Je ne supporterai point une pareille disgrâce ».

« Vous ne pouvez l’éviter, qu’en vous retirant sur-le-champ ».

« J’obéis, madame ; mais du moins tenez-moi compte de ma soumission à vos ordres, et permettez-moi d’espérer que, dans la suite, vous aurez moins de répugnance à m’accorder un tête-à-tête de quelques momens ».

Je fus choquée de la hardiesse de cette proposition, et je me préparois à y répondre, lorsque l’autre masque s’avança vers la portière en étouffant de rire, et en s’écriant : « Ah çà, j’ai fini ma besogne, notre vieille est en lieu de sûreté ; mais il nous faut décamper au plus vîte, sans quoi nous risquons d’être découverts ».

Sir Clément me quitta aussi-tôt, se jeta à cheval et partit : le capitaine le suivit après avoir donné quelques ordres aux domestiques.

J’étois très-inquiète du sort de madame Duval ; je descendis d’abord du carrosse pour la chercher. Je demandai au domestique de me montrer le chemin qu’elle avoit pris ; il me l’indiqua par signe. Je courus vers cet endroit et bientôt je trouvai la pauvre femme assise dans un fossé. Un mouvement de pitié me fit voler à son secours. Elle sanglotoit, ou plutôt elle rugissoit de colère. Dès qu’elle m’apperçut elle redoubla ses cris, mais d’une voix si entrecoupée, qu’il n’y eut pas moyen de comprendre un mot de ce qu’elle disoit. Je sentis dans cet instant combien j’avois eu tort de favoriser, par mon silence, les projets du capitaine, et peu s’en fallut que je ne me récriasse contre sa barbarie. Je fis tout ce que je pus pour consoler madame Duval ; je tâchai de la persuader que nous étions maintenant hors de danger, et je la suppliai de retourner avec moi au carrosse.

Elle ne me répondit rien, mais en écumant de rage, et en frappant des deux mains contre terre, elle me fit signe de regarder ses jambes.

Je vis alors qu’on les lui avoit liées avec une grosse corde qui étoit attachée à un arbre : je voulus défaire le nœud ; mais je ne pus en venir à bout, et je fus obligée de recourir au domestique. Pour éviter cependant à madame Duval la confusion de paroître dans cet état devant un valet, je lui demandai un couteau, qui me servit à couper la corde, et je réussis ainsi à la remettre sur pied. Mais quelle fut ma récompense ! elle ne fut pas plutôt relevée, qu’elle m’appliqua un rude soufflet. Cet acte de violence fut suivi d’un torrent d’injures et de reproches, qu’elle débita d’un ton fort inintelligible. Tout ce que je pus démêler, c’est qu’elle s’imaginoit que je l’avois quittée de bon gré : elle paroissoit persuadée d’ailleurs que ceux qui nous avoient attaqués, étoient effectivement des voleurs.

J’étois tout étourdie du coup que j’avois reçu, et je résolus d’abandonner madame Duval à sa fureur ; mais son extrême agitation et ses souffrances réelles me rendirent bientôt ma pitié. Je lui protestai que j’avois été empêchée malgré moi de la suivre, et que j’étois vraiment affligée du traitement qu’elle avoit essuyé.

Elle commença à se calmer un peu, et je la priai de nouveau de retourner dans la voiture, ou de permettre que je la fisse avancer. Elle n’y consentit qu’après que je lui eus fait sentir qu’un plus long séjour dans cet endroit nous exposeroit à de nouveaux dangers : frappée de cette idée, elle se détermina enfin à partir.

Elle étoit dans un état effroyable, et je tremblois de la faire paroître devant les domestiques, qui, à l’exemple de leur maître, se préparoient à rire à ses dépens. Imaginez-vous une femme sortant d’un fossé, les cheveux hérissés, sans mouchoir, sans souliers, la robe déchirée, les jupes à moitié arrachées, le visage couvert de rouge, de sueur et de poussière, et vous trouverez que cette figure bizarre ne ressembloit guère à une créature humaine.

Ce que j’avois prévu arriva. Dès qu’elle parut, les domestiques pensèrent étouffer de rire ; je la pressai de monter au plus vîte en carrosse, pour l’empêcher de se donner en spectacle : mais toutes mes remontrances ne furent d’aucun effet, elle ne lâcha prise qu’après avoir querellé tout le monde de n’être point venu à son secours. Le domestique essaya de se justifier ; et, sans oser la regarder en face, il lui conta que les voleurs l’avoient menacé de lui brûler la cervelle, s’il s’avisoit de faire un seul pas ; que l’un d’eux avoit veillé de près la voiture, et que l’autre s’étoit apparemment porté à ces excès, parce qu’il s’étoit vu trompé dans l’attente de faire une riche capture. Madame Duval fut assez crédule pour adopter cette idée.

Il me restoit à être sur mes gardes pour ne rien laisser échapper qui pût faire soupçonner le fond de cette scandaleuse histoire : une découverte de ce genre auroit amené une rupture ouverte avec le capitaine, et m’exposoit d’ailleurs à des désagrémens inévitables.

Un autre incident retarda encore notre départ. Madame Duval s’apperçut de la perte de ses boucles de cheveux : cette découverte donna lieu à des recherches et à de nouveaux emportemens.

Chemin faisant, sa colère se convertit en tristesse ; elle lamenta sur son sort, et elle s’écria qu’elle étoit la plus malheureuse des créatures.

Dès que sa douleur fut un peu appaisée, je risquai de lui demander les détails de cette fâcheuse aventure : j’essaierai de rendre ce récit dans ses propres termes.

« Tout ce malheur ne seroit point arrivé, si ce faquin de valet ne nous avoit point conseillé de nous dépouiller de nos bourses ; car le voleur, voyant que je n’avois pas de quoi lui graisser la main m’a tirée hors de la voiture, peut-être dans le dessein de m’assassiner. Il avoit une force de lion. Jamais personne ne fut maltraité comme moi ; il m’a traînée tout le long du chemin dans la poussière, en m’accablant de coups. Que ne puis-je le voir tenailler et écarteler tout vif ! Mais patience, il n’échappera pas la potence. Dès qu’il m’eut menée à l’écart, il me battit comme plâtre, sans qu’aucun de ces misérables valets soit accouru à mes cris. Puis, appuyant ses deux mains sur mes épaules, il m’a secouée de façon que j’en porterai les marques toute ma vie : tous mes os sont démis. J’ai eu beau faire du bruit et me débattre, le traître a continué à me secouer jusqu’à me réduire en marmelade. Mais laissez faire, dût-il m’en coûter mon dernier sol, j’aurai le plaisir de le voir pendre ; je viendrai à bout de le découvrir, s’il reste encore une ombre de justice en Angleterre. Quand il a été las de me traiter de la sorte, il m’a saisie à brasse-corps, et m’a jetée dans le fossé. Pour le coup, je croyois que c’en étoit fait de moi. Il a étendu ses mains, et m’a fait encore une fois signe de lui donner de l’argent. Le coquin étoit assez rusé pour ne pas prononcer un seul mot, afin de ne pas se trahir par la voix ; mais je le retrouverai bien sans cela. Quand il a vu que je n’avois rien à lui donner, il a recommencé à me sangler de rudes coups ; et après m’avoir appuyée contre un arbre, il a tiré une grosse corde de sa poche. J’étais prête à tomber en foiblesse ; car je suis sûre que son intention étoit de m’étrangler. J’ai crié au meurtre, et je lui ai promis, dans l’angoisse où j’étois, que, pourvu qu’il épargnât ma vie, je ne le poursuivrois jamais, et ne parlerois à personne de ce qu’il m’avoit fait souffrir. Après avoir rêvé un moment à ce qu’il lui restait à faire, il m’a forcée de m’asseoir dans le fossé, et il m’a lié les pieds comme vous l’avez vu ; enfin, après m’avoir tiraillée par les cheveux, il s’est remis à cheval, toujours sans dire mot, et s’en est allé, espérant sans doute que je périrois dans la situation où il me laissoit ».

J’étois trop indignée contre le capitaine, pour faire attention à la partie comique de ce récit, et je détestois du fond de mon cœur les excès inhumains et inexcusables auxquels on avoit poussé cette barbare plaisanterie. Je fis de mon mieux pour consoler madame Duval, et je lui dis que, puisque M. Dubois avoit eu le bonheur de s’échapper de sa prison, j’espérois que tout finiroit bien, quand elle seroit revenue de sa frayeur.

« Frayeur ! reprit-elle ; c’est-là le moindre mal. Je suis meurtrie depuis les pieds jusqu’à la tête, et jamais je ne rattraperai l’usage de mes jambes. La seule chose qui me réjouit, c’est que le traître n’a tiré aucun profit de ses cruautés ».

Les plaintes de madame Duval durèrent jusqu’à la fin de notre course. Rendues au château, nous rencontrâmes de nouvelles difficultés. La pauvre femme étoit impatiente de voir lady Howard et madame Mirvan, pour leur faire le récit de son aventure ; mais elle ne put point se résoudre de paroître dans l’état ou elle étoit, en présence du capitaine et de sir Clément : elle étoit sûre que l’un et l’autre, loin d’avoir pitié de son sort, ne feroient que s’en divertir. Je fus chargée de prendre les devans, pour épier le moment où elle pourroit gagner l’escalier sans être apperçue de ses persécuteurs. Je réussis à m’acquitter de ma commission, ces messieurs ne jugeant pas à propos de se montrer ; mais ils voulurent du moins contempler encore une fois cet ouvrage, et ils se cachèrent pour avoir le plaisir de voir passer madame Duval.

Elle se mit d’abord au lit, et prit quelques rafraîchissemens. Lady Howard et madame Mirvan eurent la complaisance de rester avec elle pour écouter le récit de ses malheurs. Miss Mirvan et moi nous nous retirâmes dans notre chambre : ainsi finit cette fatale journée.

La satisfaction du capitaine pendant le souper étoit sans bornes ; il s’applaudissoit du bon succès de son plan. J’en ai parlé cependant à madame Mirvan avec toute la franchise à laquelle ses bontés m’autorisent, et je l’ai priée de remontrer à son époux la dureté de ses procédés. Elle m’a promis de saisir la première occasion pour lui en faire des reproches ; et elle s’en seroit acquittée sans délai, si les dispositions actuelles du capitaine avoient permis d’espérer le moindre effet de ses représentations. En attendant, si l’on machinoit encore quelque nouveau dessein pour tourmenter la pauvre madame Duval, je ne demeurerai sûrement pas spectatrice indifférente. Si j’avois pu prévoir que l’on en viendroit à de telles extrémités, j’aurois parlé plutôt, aux risques de me brouiller avec le capitaine.

Madame Duval a gardé le lit toute la journée ; elle se dit froissée à mort.

Adieu, mon cher monsieur ; voilà une lettre d’une longueur digne de servir de pendant à celles que je vous ai écrites de Londres.




LETTRE XXXIV.


Continuation de la Lettre d’Évelina.
Howard-Grove, 15 mai.

Le capitaine est insatiable ; si nous le laissions faire, il tourmenteroit la pauvre madame Duval à mort : il ne connoît d’autre plaisir que celui de l’effrayer et de la mettre en colère, et il s’étudie nuit et jour à inventer quelque nouveau stratagême.

Madame Duval gardant encore le lit hier matin, ne descendit point pour déjeûner : le capitaine profita de son absence pour nous donner à entendre qu’il la croyoit suffisamment remise, et en état de soutenir les fatigues d’une nouvelle attaque.

Il étoit facile de deviner son intention, et un coup-d’œil significatif jeté à sir Clément, aida encore à l’expliquer. Je résolus d’abord de prévenir de nouvelles entreprises de sa part, et je suivis madame Mirvan dans une salle voisine, pour la prier de s’employer en faveur de madame Duval, sans perdre de temps, auprès du capitaine. « Ma chère, me répondit-elle, je me suis déjà expliquée avec lui ; mais tous mes efforts seront inutiles, tant qu’il sera encouragé par les conseils de son ami Clément ».

« Dans ce cas, répliquai-je, permettez que j’aille parler à sir Clément ; je suis sûre qu’il se désistera de ses projets, si je l’en prie ».

« Prenez-y garde, ma chère ; il est dangereux quelquefois de faire des prières aux hommes ».

« Eh bien ! madame, souffrirez-vous donc que j’intercède pour madame Duval auprès du capitaine » ?

« Volontiers, et même j’irai le trouver avec vous ».

Je la remerciai, et nous sortîmes ensemble pour le chercher. Il se promenoit dans le jardin avec sir Clément. Madame Mirvan eut la bonté de se charger des premières ouvertures. « Voici, lui dit-elle, une suppliante que je vous amène ».

« Et que me veut-elle ? de quoi s’agit-il » ?

Je tremblois de le fâcher, et tout en bégayant je lui dis que j’espérois qu’il n’étoit pas question d’un nouveau plan pour tourmenter encore madame Duval.

« Un nouveau plan ! et croyez-vous que nous reprendrons encore une fois le premier ? non qu’il n’ait été excellent, mais je doute qu’elle y morde une seconde fois ».

« En effet, monsieur elle n’a que trop souffert déjà, et vous me pardonnerez si je vous avoue qu’il est de mon devoir de faire tout ce qui dépend de moi pour prévenir de pareilles scènes dans la suite ».

Un air sombre et irrité couvrit son front aussi-tôt : « il me tourna brusquement le dos, et me dit que je pouvois faire ce qu’il me plairoit ; mais qu’il m’assuroit que j’aurois lieu de me repentir de mon zèle plutôt que de m’en applaudir.

Cet accueil me déconcerta trop pour être tentée de répondre au capitaine ; mais comme je voyois que sir Clément défendoit ma cause avec chaleur, je me retirai, et je les laissai discuter l’affaire entre eux.

Madame Mirvan, qui a toujours soin de fuir son mari quand il est de mauvaise humeur, me suivit d’abord, et me fit, avec sa politesse ordinaire, mille excuses du refus impoli que j’avois essuyé.

Je fis après cela une visite à madame Duval, que je trouvai levée et occupée à examiner les débris de sa garde-robe. Elle passa en revue toutes les pièces qui avoient servi à son ajustement le jour de sa malheureuse aventure : chaque lambeau renouvela sa douleur, et lui fournit matière à de nouvelles lamentations. Elle est toujours très-fâchée contre le capitaine, uniquement parce qu’il se plaît à la tourner en ridicule.

Madame Mirvan est parvenue à lui faire renoncer au dessein de poursuivre en justice les prétendus voleurs. Une telle recherche n’auroit pu manquer de faire du bruit dans le voisinage et de compromettre le capitaine. Madame Mirvan a représenté à madame Duval l’inutilité de ses perquisitions, à moins qu’elle ne fût en état de donner des indices plus sûrs ; ce qui seroit d’autant plus difficile, qu’elle n’a ni vu ni entendu parlée ceux qui l’ont attaquée.

Madame Duval, en me rapportant ces détails, se plaignit amèrement de la dureté de son sort, qui lui ôtoit même jusqu’au plaisir de se venger. Elle protesta cependant qu’elle n’empocheroit pas lâchement l’affront qu’elle avoit reçu ; mais qu’elle se consulteroit avec M. Dubois sur les mesures qui lui restoient à prendre contre les coupables.

Pendant cette conversation elle acheva sa toilette : jamais je ne vis une femme aussi difficile à contenter, et d’une coquetterie aussi raffinée ; le soin de se parer semble être sa première occupation.

En la quittant je rencontrai sir Clément, qui, d’un air fort empressé, me demanda un moment d’entretien. Il ajouta que les choses importantes qu’il avoit à me communiquer, rendoient cette complaisance indispensable ; et sans attendre ma réponse, il me conduisit au jardin : je refusai absolument de le suivre plus loin que jusqu’à la porte.

Il prit un visage sérieux, et me dit d’un ton de voix fort grave : « Enfin, miss Anville, je me flatte d’avoir trouvé un moyen de vous obliger, et je vais le mettre en usage, quelque peine qu’il m’en coûte.

Je le priai de s’expliquer.

« J’ai vu le zèle avec lequel vous vous êtes employée en faveur de madame Duval, et j’ai été sur le point de reprocher au capitaine sa conduite barbare ; mais je dois éviter de me brouiller avec lui, de peur qu’il ne m’interdise l’entrée d’une maison que vous habitez. J’ai fait tous mes efforts pour l’engager à renoncer à un nouveau projet qu’il médite ; mes représentations ont été inutiles, et même il m’a été impossible de lui arracher son secret : ainsi j’ai résolu de chercher un prétexte pour quitter incessamment ce château, qui m’est devenu si cher, qui renferme tout ce que j’ai de plus précieux au monde ; je retourne à Londres, pour laisser au caractère impétueux du capitaine le temps de se ralentir ».

Il s’arrêta, et je gardai le silence ne sachant que répondre. Il prit ma main et la baisa : « Faut-il donc vous quitter, miss ; sacrifier volontairement le plus grand bonheur de ma vie, sans être honoré d’un seul mot, d’un seul regard d’approbation » ?

Je retirai ma main, et je lui répondis en souriant : « Vous connoissez trop bien, monsieur, le mérite de votre complaisance, pour qu’il soit nécessaire que je l’apprécie encore ».

« Charmante créature ! avec tant d’esprit, avec tant de perfections, suis-je le maître de vous quitter ? n’y auroit-il pas un moyen » ?

« Comment, monsieur, vous repentez-vous si vite du bien que vous prétendiez faire à madame Duval » ?

« À madame Duval ! cruelle, vous ne souffrez donc pas seulement que je vous fasse honneur du sacrifice auquel je vais me résoudre » ?

« Monsieur, vous l’attribuerez à qui il vous plaira, mais je suis trop pressée pour demeurer plus long-temps avec vous » ?

Je voulus m’en aller, mais il me retint de force : « Si je ne suis donc pas assez heureux pour obliger miss Anville, elle ne sera pas surprise que je cherche à m’obliger moi-même ; et si mon projet n’obtient pas l’approbation de celle pour qui il étoit formé, je l’abandonne, puisque de tout côté j’y trouve du désavantage ».

Nous gardâmes tous deux le silence pendant un moment ; j’aurois été fâchée de voir échouer un plan qui rompoit si efficacement les mesures du capitaine, et en même temps je ne voulus point désobliger sir Clément. Peut-être, sans les remontrances de madame Mirvan, aurois-je accepté sa proposition sur le champ. Cependant, comme il insistoit sur une réponse, je lui dis d’un ton ironique : « J’aurois cru, monsieur, que la haute idée que vous attachez à vos services suffiroit pour vous dédommager ; mais, puisque je me suis trompée, il faut bien que je vous en remercie moi-même. En voilà assez, j’espère, pour vous contenter.

« La plus aimable des femmes », reprit-il… mais je ne lui laissai pas le temps d’achever, et je me retirai promptement.

Miss Mirvan ne tarda pas à m’informer que sir Clément venoit de recevoir une lettre qui l’obligeoit à partir sans délai, que sa chaise étoit même déjà commandée. Je crus devoir la mettre au fait des raisons qui donnoient lieu à ce prompt départ. Je n’ai point de secret pour cette aimable fille, et c’est de bien bon cœur que je l’ai choisie pour ma confidente.

Au dîné nous nous apperçûmes tous de l’absence de sir Clément ; car, malgré la légèreté de sa conduite à mon égard, je dois avouer qu’il est de bonne société et d’un commerce agréable. Le capitaine sur-tout est désolé d’avoir perdu le compagnon de ses exploits ; il ne dit plus le mot. Madame Duval, au contraire, qui commence à reparoître en public, est enchantée de ne plus voir un de ses puissans antagonistes.

On nous a rapporté l’argent que nous avions laissé en dépôt chez le fermier. Combien de peines et de soins il doit en avoir coûté au capitaine pour tramer cette entreprise scandaleuse ! Mais il court grand risque d’être découvert. Madame Duval a reçu ce matin une lettre de M. Dubois, et elle est fort intriguée de ce qu’il ne parle pas de son emprisonnement. Jusqu’ici elle s’imagine que son ami a ménagé ce silence, de peur que sa lettre ne fût interceptée.

Je n’ai pas trouvée une seule fois l’occasion de demander à sir Clément des nouvelles de mylord Orville ; il me semble qu’il en auroit bien pu dire un mot de son propre chef. Il est singulier aussi que madame Mirvan n’ait pas pensé à s’informer de ce cavalier, auquel elle a fait cependant une attention particulière.

Maintenant toutes mes idées se tournent involontairement vers cette réponse que nous attendons de Paris. La visite de sir Clément a du moins contribué à me distraire, dans un moment où j’avois besoin de dissiper mes chagrins, je dois donc lui savoir gré de ce qu’il a si bien pris son temps. Adieu, mon cher monsieur.




LETTRE XXXV.


Sir John Belmont à lady Howard.
Paris, 11 mai.
Madame

Je viens de recevoir la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, et je ne perds pas un instant pour y répondre.

On peut passer pour saint et avoir bien des défauts ; on peut également être peint sous les couleurs les plus odieuses, sans être dépouillé de tout sentiment d’humanité. C’est, madame, une vérité dont je me flatte de vous convaincre dans peu, relativement à M. Villars et à moi.

Quant à la jeune demoiselle qu’il se propose de me présenter si obligeamment, je lui souhaite tout le bonheur auquel elle semble avoir des droits par la protection dont vous l’honorez ; et pourvu seulement qu’elle ait une partie du mérite de la personne à laquelle vous la comparez, madame, je ne doute pas que M. Villars ne réussisse aisément à établir sa fortune dans la suite ; mais je lui conseille de s’adresser autre part que chez moi, puisque je le dispense volontiers de la préférence dont il lui plaît de me favoriser, &c.

John Belmont.




LETTRE XXXVI.


Évelina à M. Villars.
Howard-Grove, 6 mai.

Tout est dit, mon cher monsieur ! la lettre attendue avec tant d’impatience est enfin arrivée, et mon arrêt est prononcé. Je n’ai point de paroles pour vous décrire le poids de la douleur qui m’accable. Vous, qui connoissez mon cœur, qui l’avez formé, vous sentirez aisément quelle doit être ma situation dans ce moment décisif.

Rebutée, rejetée pour jamais par celui auquel j’appartiens de plein droit, vous demanderai-je encore votre protection ? Non, monsieur, je n’offenserai point votre générosité par une prière qui sembleroit impliquer des doutes ; je sais que vos bras paternels me sont encore ouverts ; je sais que votre premier souhait est d’adoucir mes chagrins ; et puisque vous me restez seul pour toute consolation, je suis plus sûre que jamais de vos bontés.

Je tâche de supporter ce coup avec résignation, et vos conseils me sont déjà d’un grand secours, même avant que je les aie reçus ; mais jusqu’ici cette secousse est trop forte pour mon pauvre cœur. Quelle lettre, monsieur, de la part d’un père ! Il faudroit que je fusse sourde à la voix de la nature, si j’étois insensible à l’abandon auquel il me condamne. Je n’ose vous avouer, je n’ose m’avouer à moi-même, toutes les idées qui m’assiégent quelquefois, et j’ai de la peine à m’en défendre ; la dureté de ce procédé m’inspire des sentimens qui sont difficiles à concilier avec mon devoir. Qu’il me soit permis cependant de vous le demander, cette réponse ne pouvoit-elle pas être adoucie ? Ne suffisoit-il pas de me renoncer pour toujours, sans me traiter avec mépris, sans ajouter une si cruelle dérision ?

Mais, tandis que je vous entretiens de l’impression que cet événement produit sur mon ame, je ne puis m’empêcher de faire un retour sur ce père lui-même ; hélas ! comment pourra-t-il supporter les angoisses qu’il se prépare pour le temps ? mon cœur saigne pour lui toutes les fois que je fais cette réflexion.

Et dans quels termes il parle de vous, mon protecteur, mon ami, mon bienfaiteur ! Juste ciel ! quelle récompense pour tant de bontés !

En vain je cherche à détourner mes pensées d’un sujet aussi affligeant ; je prévois malheureusement que cette lettre ne terminera point la querelle, quoiqu’elle renverse d’un seul coup toutes mes espérances. Madame Duval est résolue de n’en pas demeurer là ; elle est extrêmement irritée, et elle proteste que sir Belmont n’en sera pas quitte à si bon marché : ce sont ses propres expressions ; elle regrette la facilité avec laquelle elle a abandonné la direction de cette affaire à des gens qui ne s’y entendoient pas, elle jure qu’elle ne prendra plus conseil que d’elle-même.

Je me suis récriée, comme de raison, contre ses projets violens, et je l’ai suppliée de nous épargner des poursuites qui ne serviront qu’à aigrir les esprits ; je lui ai représenté que ce ménagement est d’autant plus convenable, que la lettre de sir Belmont semble insinuer qu’il se propose de reprendre cette affaire dans la suite avec lady Howard. Tous mes efforts ont été inutiles : madame Duval s’est attachée à un plan dont l’idée seule m’effraie déjà ; elle prétend me conduire à Paris, me présenter à mon père, et me faire justice sur les lieux même. Je ne conçois pas l’art d’appaiser cette femme ; mais pour tout au monde je ne souffrirai pas d’être traînée ainsi sous les yeux redoutables d’un père que je n’ai jamais vu.

La tournure fâcheuse que cette négociation a prise, semble consterner lady Howard et madame Mirvan ; elles redoublent d’attention pour moi : ma cher Marie, l’amie de mon cœur, fait tous ses efforts pour me consoler ; quelquefois elle manque son but, mais alors elle partage mes peines.

Je suis fort aise de ce que le départ de sir Clément Willoughby ait précédé l’arrivée de la lettre. La confusion générale qui règne dans la maison n’auroit pas manqué de lui révéler un secret, que je suis plus intéressée que jamais de voir ensevelir dans le plus profond oubli.

Lady Howard me conseille de ménager madame Duval, mais elle désapprouve la démarche qu’elle médite. Je mourrois plutôt que de l’accompagner dans ce voyage. Cependant elle est d’un caractère si violent, qu’elle eût souhaité de partir sur l’heure avec moi, si lady Howard ne lui avoit fait sentir que je ne pouvois pas quitter sa maison sans votre consentement.

Ce refus l’a beaucoup indisposée, et les railleries que le capitaine y a ajoutées, l’ont poussée au point de déclarer que, si dans votre première lettre vous persistiez à lui disputer le droit de me diriger selon son bon plaisir, elle se rendroit incessamment à Berry-Hill, pour vous apprendre à connoître qui elle est.

Si effectivement madame Duval pensoit à réaliser cette menace, j’en aurois de l’inquiétude ; les emportemens de cette femme et la volubilité de sa langue, ne sont pas faits pour vous.

Incapable d’agir par moi-même, ou de discerner la route qu’il me convient de suivre, que je suis heureuse d’avoir un ami tel que vous, duquel il m’est permis de prendre conseil ! Adieu, mon cher monsieur ; dussé-je être rejetée et méprisée par tout le monde, vous me resterez du moins.




LETTRE XXXVII.


M. Villars à Évelina.
Berry-Hill, 5 mai.

Ne vous laissez point abattre, ma chère Évelina, par un coup du sort, dont vous n’êtes pas responsable. Ce n’est point pour avoir manqué à vos devoirs, ni même par inconsidération, que vous vous êtes attiré la disgrace qui vous afflige ; vous êtes à l’abri de tout reproche, cela doit vous suffire. Munissez-vous, mon enfant, du courage qu’inspire l’innocence, et laissez votre tristesse à celui qui en est l’auteur ; il ne sentira que trop un jour les remords de sa conscience.

Ce que sir Belmont dit de moi dans sa lettre, m’est absolument inintelligible ; mon cœur, j’ose le dire, ne me reproche aucun vice : mais ai-je jamais prétendu passer pour un homme sans tache ? Quoi qu’il en soit, il semble nous promettre dans la suite une explication plus précise : j’attendrai cette époque ; et s’il paroissoit alors que j’aie contribué, par ma faute, aux calamités que nous pleurons aujourd’hui, je serai tout aussi frappé de cette découverte que ceux de mes amis qui mettent le plus de confiance en ma probité.

Cette autre phrase où il parle de la fortune que je pourrois vous trouver dans la suite, passe également mon intelligence. — Mais je m’abandonne à des réflexions qui naturellement doivent rouvrir les plaies de votre cœur. — Je finirai par vous faire remarquer qu’il règne dans toute cette lettre un air de mystère que le temps seul peut expliquer.

Le projet de madame Duval est tel qu’on devoit l’attendre d’une femme ennemie de toute contradiction, et d’ailleurs entièrement incapable de sentir la délicatesse de votre position. J’approuve très-fort la répugnance que vous lui avez témoignée pour l’exécution de son plan, et votre façon de penser à cet égard est parfaitement d’accord avec la mienne. Que madame Duval entreprenne seule ce voyage, et personne ne s’y opposera. Ce seroit le plus sûr moyen de rendre à mon Évelina cette heureuse tranquillité que sa présence a renversée. Quant à la visite qu’elle me destine, je l’en dispenserais volontiers sans doute ; mais si elle est décidée à ne pas se contenter du refus que je lui ferai par lettre, elle peut venir prendre celui que je lui prépare de bouche.

Les détails que vous me rapportez du séjour de sir Clément Willoughby, me font souhaiter plus que jamais votre prompt retour. Je suis peu surpris de l’opiniâtreté qu’il met dans ses assiduités ; mais je suis choqué des familiarités dont il les accompagne. Vous ne sauriez, ma chère, être trop sur vos gardes ; cet homme est d’un caractère à tirer avantage de la moindre imprudence que vous pourriez commettre. Il ne vous suffit pas d’être réservée avec lui, sa conduite exige du ressentiment ; et s’il s’avisoit encore, comme il n’y manquera pas, de vous proposer des entrevues particulières, marquez-lui votre mépris et votre mécontentement, dans des termes qui soient capables de lui faire changer de manières. D’ailleurs, je vous préviens que si ses visites étoient répétées, votre séjour à Howard-Grove ne pourra plus être de longue durée ; lady Howard sera la première à reconnoître que votre départ deviendroit nécessaire.

Adieu, mon cher enfant : n’oubliez pas de présenter mes devoirs à la famille respectable à laquelle nous avons tant d’obligations.




LETTRE XXXVIII.


M. Villars à Lady Howard.
Berry-Hill, 27 mai.

Madame,

La visite de madame Duval, que j’ai à vous annoncer aujourd’hui, ne sauroit être une nouvelle inattendue pour vous, elle n’aura pas manqué de vous informer de ses desseins avant son départ. J’aurois désiré d’être dispensé de cette entrevue, mais je n’ai pu l’éviter décemment ; il n’étoit guère possible de renvoyer cette dame sans l’entendre.

Elle me dit qu’elle s’étoit déterminée à faire le voyage de Berry-Hill d’après la défense que j’ai faite à sa petite-fille de la suivre à Paris, et elle me demanda raison de l’autorité que je prétendois m’attribuer. Pour peu que j’eusse été disposé d’entrer en contestation avec elle, je l’aurois trouvée prête à disputer les titres valables que j’aurois pu alléguer ; mais mon intention étant d’éviter des débats inutiles, je pris le parti de l’écouter tranquillement ; et lorsque je remarquai qu’elle étoit lasse de parler, je la priai du plus grand sang-froid de me mettre au fait du motif de sa visite.

Elle me répondit qu’elle venoit pour me démettre du pouvoir que je m’étois arrogé sur sa petits-fille, et elle protesta qu’elle ne quitteroit point ma maison sans y avoir réussi.

Je m’abstiendrai de vous rapporter, madame, les détails de cette conversation désagréable ; je me bornerai à vous rendre compte du résultat de notre entrevue.

Madame Duval voyant que j’étais fermement résolu de m’opposer au départ de miss Évelina pour Paris, insista sur ce que ma pupille demeurât du moins avec elle à Londres jusqu’au retour de sir Belmont. Je combattis ce nouveau projet avec toute la force dont j’étois capable ; mais mes représentations n’aboutirent à rien, je perdis mon temps et elle sa patience : elle finit par me déclarer que de ce pas elle iroit faire son testament pour léguer à des étrangers tout son bien, qu’elle laisseront sans cela à sa petite-fille.

Cette menace auroit produit peu d’effet sur moi ; je suis persuadé depuis long-temps, qu’avec le seul nécessaire que je puis lui assurer, mon Evelina seroit aussi heureuse que si elle étoit riche à millions ; mais l’incertitude de son sort m’empêcha de suivre à la lettre le plan que je m’étois prescrit. Les liaisons qu’elle pourroit former dans la suite, le genre de vie pour lequel elle pourroit être réservée, la famille où elle pourroit entrer un jour, toutes ces raisons ajoutèrent du poids aux menaces de madame Duval ; et, après des discussions infiniment fatigantes, cette femme intraitable m’arracha enfin la promesse de lui céder ma pupille pour un mois.

Je ne me souviens pas d’avoir jamais accordé une demande d’aussi mauvaise grace et avec plus de répugnance. Je n’avois que trop de raisons pour persister dans mon refus ; le caractère emporté de la Duval, ses bassesses, sa grossière ignorance, ses liaisons de famille, les mauvaises sociétés qu’elle fréquente, voilà, je crois, des objections plus que suffisantes. Mais, d’un autre côté, avois-je le droit de frustrer mon Evelina d’un héritage immense qui dépendoit de mon consentement ? Cette seule considération m’a décidé ; et nous nous sommes quittés très-mécontens l’un de l’autre.

Il me reste à vous remercier, madame, de toutes les bontés que vous avez eues pour ma pupille pendant son séjour à Howard-Grove, et à vous prier de la laisser partir lorsque madame Duval jugera à propos de réclamer la promesse qu’elle m’a extorquée.

Je suis, &c.


Arthur Villars.


LETTRE XXXIX.


M. Villars à Évelina.
Berry-Hill, 28 mai.

Madame Duval a réussi à m’arracher un consentement qui me coûte bien des regrets. Vous quitterez, ma chère, la respectable lady Howard, pour retourner dans une ville où je n’espérois pas de vous voir rentrer de si-tôt. Hélas ! mon enfant, faut-il que nous soyons si souvent les esclaves du préjugé et des circonstances ! faut-il céder au torrent, lors même que la raison désapprouve notre conduite ! Vous sentez bien que cette résolution doit avoir été déterminée par de grands motifs ; et puisque l’affaire est une fois conclue, tâchons du moins d’en tirer le meilleur parti possible.

Voici le moment de vous armer plus que jamais de prudence ; le mois que vous allez passer avec madame Duval, sera pour vous un temps d’épreuve. Quand même elle ne seroit pas capable de vous donner de mauvais conseils par méchanceté, vous devez pourtant être sur vos gardes, et vous défier de son peu de jugement. Accoutumez-vous à juger et à agir par vous-même ; et si l’on vous proposoit des démarches ou des projets incompatibles avec votre devoir, rejetez-les hardiment, et ne risquez point, par une trop grande facilité, d’encourir la censure du public, et de vous préparer des regrets pour l’avenir.

Ayez des attentions pour madame Duval ; mais fuyez autant que vous pourrez ses sociétés : les personnes qu’elle fréquente ne sont ni d’un rang, ni d’une éducation à vous faire honneur. Souvenez-vous, mon Évelina, qu’une bonne réputation est ce qu’une femme a de plus cher au monde ; mais aussi rien de plus délicat et de plus fragile ! la moindre tache suffit pour la flétrir.

Adieu, mon enfant ; je ne retrouverai le repos que dans un mois.

Arthur Villars.




LETTRE XL.


Évelina à M. Villars.
Londres, 6 juin.

Je vous écris de nouveau, mon cher monsieur, de cette grande ville. Hier matin j’ai eu la douleur de quitter nos amis de Howard-Grove, et il me tarde déjà de les revoir. Lady Howard et madame Mirvan prirent congé de moi, en me donnant les preuves les plus flatteuses de leur affection. Les adieux de Marie étoient déchirans : que cette séparation nous parut dure ! J’ai promis à cette excellente fille de lui écrire régulièrement par chaque courrier ; je mettrai dans cette correspondance la même franchise et la même confiance dont vous me permettez de faire usage dans la nôtre.

Je n’ai pas à me plaindre du capitaine ; il m’a traitée avec honnêteté : mais il n’a pas discontinué de se quereller avec madame Duval jusqu’à la dernière minute. Au moment où j’allois monter en voiture, il me tira à part, et me dit : « Écoutez, miss Anville, j’ai une grace à vous demander ; c’est de nous marquer mot à mot ce que la vieille Française dira lorsqu’elle saura que tout ceci n’a été qu’un jeu. N’oubliez pas non plus de nous donner des nouvelles de ce gros lourdaud de Dubois ».

Je lui répondis que je ferois mon possible pour le satisfaire ; mais cette commission me déplaît beaucoup, et je m’en acquitterai mal : je ne suis pas faite au métier de rapporteur, et je ne suis guère tentée de me mêler des extravagances du capitaine.

Dès que nous fûmes parties, madame Duval exprima son contentement dans un monologue que je vais vous transcrire : « Dieu soit loué, m’en voici dehors ! Quel séjour que ce Howard-Grove ! Non, jamais je n’y retournerai ! trop heureuse d’en être échappée saine et sauve ; car depuis le moment où j’ai mis les pieds dans cette maison, il n’y a sorte de guignon que je n’aie éprouvé. D’ailleurs, c’est bien l’endroit le plus triste qui puisse exister dans toute la chrétienté ; nul divertissement, nuls plaisirs ».

À cette exclamation succédèrent des plaintes amères sur le sort de M. Dubois ; et des conjectures sur l’accident qui lui étoit arrivé, occupèrent madame Duval pendant tout le reste du voyage.

Je lui demandai dans quel quartier de Londres nous logerions. Elle me répondit qu’elle avoit chargé M. Branghton de nous chercher des chambres, et qu’elle lui avoit donné rendez-vous dans l’auberge où nous descendrions. Le cocher nous mena donc dans le Bishopsgate-Street, où nous trouvâmes M. Branghton. Il nous reçut poliment ; mais il marqua quelque surprise de me voir arriver avec sa tante : il ne savoit pas que je serois du voyage. Madame Duval ne tarda pas à s’expliquer à mon égard. « Il faut que vous sachiez, dit-elle à M. Branghton, que je me propose, d’emmener cette jeune fille à Paris, pour lui faire voir le monde, et pour la former un peu : d’ailleurs, j’ai encore d’autres desseins sur elle, dont je vous instruirai plus en détail. Mais vous imagineriez-vous que ce vieux curé dont je vous ai parlé quelquefois, a voulu la retenir. Je compte cependant qu’il me paiera son refus ; car je partirai avec elle sans dire le mot à personne ».

J’étois stupéfaite d’une pareille ouverture ; mais toujours suis-je heureuse d’avoir découvert les sentiment de madame Duval ; je prendrai mes précautions en conséquence, et je me garderai bien de la suivre hors de ville.

Après ces préliminaires, elle fit à M. Branghton le récit d’une grande partie des événemens qui ont rendu son séjour à Howard-Grove si remarquable. L’aventure du vol, comme vous pensez, ne fut point oubliée. Elle donna lieu à une explication. M. Branghton assura sa tante, que, depuis son départ, M. Dubois n’avoit point quitté Londres ; qu’il étoit logé chez lui, et qu’il n’avoit point été en prison ; que même il ne lui étoit arrivé aucun accident de cette espèce.

Ces informations lui ouvrirent les yeux tout d’un coup, et elle commença à se persuader que toute cette aventure n’étoit qu’un jeu inventé par le capitaine : là-dessus, des emportemens horribles ; elle me fit un millier de questions l’une sur l’autre. Mon embarras étoit visible ; mais sa colère ne lui permit pas d’y faire attention. La vengeance fut son premier cri de guerre, et elle résolut de se rendre dès le lendemain chez un juge de paix, pour intenter procès au capitaine.

M. Branghton ayant dit que sa famille et M. Dubois nous attendoient chez lui, on fit avancer un fiacre qui nous transporta à Snow-Hill.

La maison de M. Branghton est petite et incommode, à la boutique près qui est vaste et belle. On nous conduisît au second ; car les appartemens du premier étoient occupés, à ce qu’on nous disoit, par un nommé M. Smith. Nous trouvâmes la famille Branghton et un jeune homme que je ne connoissois pas. L’accueil que je reçus ne fut pas absolument gracieux, et on ne me cacha point que j’étois un hôte inattendu.

M. Dubois m’apperçut d’abord en entrant : « Ah, mon Dieu ! s’écria-t-il, vous voilà, mademoiselle » ?

Le jeune Branghton. « Oh ! bonté, oui ; c’est miss elle-même ».

Miss Polly. « Je ne me serois jamais doutée de sa visite ».

Miss Branghton. « Et moi non plus, assurément, sans quoi je ne l’aurois point reçue dans une chambre comme celle-ci ; j’en suis vraiment honteuse, je n’attendois que ma tante seule. Après tout, c’est votre faute, Tom : vous savez que j’ai voulu demander à M. Smith de nous céder son appartement, vous m’en avez empêchée ; et voilà comme vous faites toujours, grogneur que vous êtes ».

Le jeune Branghton. « Eh ! quel mal y a-t-il ? ne diroit-on pas que miss n’a jamais monté à un second étage » !

Je les priai de ne point se déranger le moins du monde pour l’amour de moi, et je les assurai que toute chambre m’étoit égale.

Miss Polly. « Eh bien ! la première fois que vous reviendrez, miss, nous vous recevrons dans la chambre de M. Smith ; elle est au premier, très-jolie et très-bien meublée ».

Miss Branghton. « À dire vrai, je ne m’imaginois pas que la cousine viendroit nous voir en été ; cela n’est pas du bon ton, et vous ne pouvez pas nous quitter décemment qu’en septembre, après l’ouverture des théâtres ».

Telle fut la réception qu’on me fit, et je suppose, monsieur, que vous ne la trouvez pas excessivement cordiale. Madame Duval gronda sévèrement M. Dubois, de ce qu’il avoit négligé de lui donner de ses nouvelles ; après quoi elle se mit à conter l’histoire de ses malheurs, ce qui attira l’attention de toute la compagnie.

Ce récit produisit des impressions très-différentes ; M. Dubois l’écouta en frémissent, et il l’interrompit à tout moment par les gestes et les exclamations les plus lamentables. Les jeunes demoiselles semblèrent s’intéresser véritablement à leur tante, mais le sieur Branghton fils et l’étranger ne firent que s’en moquer. Madame Duval étoit trop échauffée pour les observer ; mais lorsqu’elle dit qu’elle avoit été liée et jetée dans un fossé, le jeune Branghton ne put se retenir plus long-temps, et fit de grands éclats, en protestant que ce conte lui paroissoit des plus plaisans : son ami ne fut pas plus modéré que lui, et leur mauvais exemple entraîna également les demoiselles Branghton ; de sorte que la pauvre madame Duval fut entièrement décontenancée et étourdie par les démonstrations d’une joie aussi déplacée.

Il y eut un moment de rumeur ; d’un côté madame Duval étoit en fureur ; M. Dubois avoit un air tout ébahi ; M. Branghton père grondoit : de l’autre, ses filles ricanoient, et les deux messieurs qui avoient donné le ton à tout ceci continuoient hardiment leurs éclats ; en un mot, cette scène étoit digne de Bedlam. Ce ne fut qu’avec beaucoup de peine que M. Branghton parvint à rétablir l’ordre, moyennant quelques mauvaises excuses qu’il obligea les rieurs de faire à madame Duval. Elle ne voulut les accepter, ni consentir à poursuivre son récit, qu’après qu’on l’eut assurée que ce n’étoit pas d’elle, mais du capitaine seul, qu’on s’étoit moqué. Cette défaite l’appaisa un peu, et elle reprit le fil de son histoire, qu’elle acheva tant bien que mal, non sans qu’il en coûtât bien des efforts aux jeunes gens pour l’écouter avec décence jusqu’au bout.

M. Branghton prenant la chose fort à cœur, prouva que le cas étoit de nature à être poursuivi en justice ; et que puisque madame Duval avoit couru danger de mort, elle étoit en droit de réclamer les dommages qu’il lui plairoit. Il lui proposa le juge de paix Fielding pour conduire cette affaire.

Madame Duval saisit cette idée avec beaucoup d’empressement, et déclara qu’elle ne perdroit point de temps pour tirer vengeance du capitaine, dût-il lui en coûter la moitié de son bien : « Car, ajouta-t-elle, quoique je n’estime point l’argent, dont Dieu merci je n’ai pas besoin, je ne souhaite rien de plus que de me venger de ce misérable ; il a une dent contre moi, sans que je sache pourquoi, et depuis qu’il me connoît, il n’a cessé de me jouer toutes sortes de tours ».

Après le thé, miss Branghton me confia que l’inconnu que je voyois avec eux, étoit l’amant de sa sœur, qu’il se nommoit Brown, et qu’il étoit chapelier de sa profession. Elle me mit au fait de plusieurs autres particularités à l’égard de sa personne et de sa famille, et ne cessa de déclamer contre un parti si peu sortable. Elle alla jusqu’à dire que sa sœur étoit absolument sans cœur et sans ambition ; que de son côté, elle auroit préféré cent fois de mourir fille, plutôt que d’épouser un homme qui ne fût pas de façon. « Ce n’est pas, continua-t-elle, que ma sœur fasse grand cas de son amant ; seulement elle s’est mis en tête d’être mariée avant moi, et voilà pourquoi elle se presse tant : mais qu’elle aille son train ; je ne prétends pas me mettre dans son chemin, dussé-je n’être jamais mariée ! »

Je ne fus pas plutôt débarrassée de cette confidente, que miss Polly eut son tour en me révélant les secrets de sa sœur. Elle m’assura, avec un air de complaisance, que celle-ci étoit extrêmement jalouse de ce qu’elle lui enlevoit son droit d’aînesse. « C’est du moins, me dit-elle, ce que je lui fais accroire ; car au fond je ne me soucie pas trop de M. Brown, que je ne trouve pas absolument de mon goût. Qu’en pensez-vous, miss » ?

Je lui fis sentir que je n’étois guère capable de juger du mérite d’un homme que je ne connoissois pas.

« Mais encore, vous pouvez en dire quelque chose ».

« Excusez, je n’aime point à juger sans connoissance de cause ».

« Vous paroît-il bel homme du moins ? Il y a des gens qui soutiennent qu’il est d’une figure agréable ; mais, quant à moi, je l’ai toujours trouvé fort laid. N’êtes-vous pas de mon avis, miss » ?

« Point du tout ; il me semble au contraire qu’il n’est pas mal ».

« Pas mal ! et je l’espère, s’il vous plaît ; en quoi donc auroit-il le malheur de vous déplaire » ?

« En rien au monde ; vous ne m’avez pas comprise ».

« Aussi, seriez-vous bien méchante si vous y trouviez à redire. Biddy dit, à la vérité, que M. Brown est un homme dont on ne dit rien, mais c’est le dépit qui la fait parler. Il faut que vous sachiez qu’elle est furieuse de me voir recherchée avant elle ; mais elle est d’une fierté qui chasse tous les amans, et je lui ai prédit plus d’une fois qu’elle mourra fille. Le fait est, qu’elle s’est mis de l’amour en tête pour un certain M. Smith, qui loge chez nous ; c’est un élégant qui ne voudra jamais d’elle ; j’en suis d’autant plus sûre, qu’il a dit l’autre jour à M. Brown, qu’il déteste le mariage ».

« Avez-vous communiqué cette découverte à votre sœur ? »

« Oui ; sans doute, mais elle n’y ajoute pas foi, il faut la laisser faire ; si elle est dupe ensuite, tant pis pour elle ».

Je vis arriver avec plaisir le moment où il fallut nous retirer. M. Branghton nous prévint qu’il nous avoit choisi des chambres dans Holborn, pour avoir le plaisir de nous conserver dans le voisinage : il eut la complaisance de nous y conduire.

Nous sommes logées assez commodément dans la maison d’un bonnetier. Quel bonheur que je sois si peu connue ! il s’en faut bien que ma situation soit digne d’envie : tout ce que je souhaite, c’est de ne rencontrer aucune des connoissances que madame Mirvan m’a fait faire précédemment à Londres.

Ce matin, madame Duval, accompagnée de toute la famille des Branghton, s’est rendue chez un juge de paix, pour faire ses plaintes contre le capitaine. On m’a pressée beaucoup d’être de la partie, et je ne l’ai échappé qu’avec peine. J’attendois avec inquiétude le résultat de cette démarche, car je prévoyois qu’elle pourroit susciter à l’excellente madame Mirvan des embarras fâcheux : heureusement l’affaire n’a point réussi ; le juge a représenté à madame Duval, que puisqu’elle n’avoit ni vu le visage, ni entendu la voix de celui qui l’a attaquée, elle étoit dépourvue entièrement de preuves, et qu’il ne lui restoit guère de probabilités pour obtenir gain de cause, à moins qu’elle ne pût produire des témoins. M. Branghton, de son côté, est d’avis que ce procès pourroit devenir long et coûteux, et que d’ailleurs le succès en seroit douteux. Ainsi il faut y renoncer. Madame Duval a acquiescé à la décision de ces deux experts, mais non sans murmurer. Elle se promet bien de prendre de meilleures précautions à l’avenir, s’il lui arrivoit encore d’être attaquée par des voleurs.

Voilà donc enfin cette ridicule affaire terminée, sans que nous en ayons des suites plus sérieuses à craindre.

Adieu, monsieur ; mon adresse est chez le sieur Damkins, bonnetier, dans le Holborn.




LETTRE XLI.


Évelina à miss Mirvan.
Holborn, 7 juin.

Comment vous exprimer ma reconnoissance pour tant de marques d’affection dont vous m’avez comblée, vous, ma douce amie, votre respectable mère et l’excellente lady Howard ! Comment vous exprimer les regrets dont j’étois pénétrée en quittant des amies aussi tendres et aussi généreuses, auxquelles j’ai trouvé des sentimens qui font autant l’éloge de leur cœur, qu’ils honorent celle qui a été l’objet de leur bonté ! Mais pour ne pas tomber dans des redites, je vous renvoie à la lettre que je viens d’écrire à madame Mirvan ; elle contient une foible expression de mes remercîmens. Quant à vous, ma chère, je vous les épargnerai entièrement, puisque vous me les avez défendus ; mais vous ne m’empêcherez point de conserver le souvenir de ce que je vous dois. Je passe à d’autres objets, pour ne pas blesser votre délicatesse en appuyant trop sur celui-ci.

Ô ma chère Marie ! Londres n’est plus cette ville où je goûtois tant de satisfaction lorsque j’y étois avec vous : tout y a pris pour moi une face nouvelle ; ma position n’est plus la même : je ne retrouve plus mes sociétés ; je ne suis plus logée avec une amie de cœur : tout a changé ; tout justifie le dégoût que j’ai eu pour ce voyage.

Londres est aujourd’hui un désert à mes yeux. Cette apparence de gaîté et de grandeur que j’ai tant vantée, a disparu ; tout ce que je vois porte une empreinte lugubre et ennuyeuse : il n’y a pas jusqu’au climat que je ne trouve altéré ; un air grossier, des chaleurs excessives, beaucoup de poussière, des habitans ignorans et mal élevés : tel est du moins le tableau que m’offre la capitale dans le quartier où je réside.

Vous souvient-il encore, ma chère Marie, du temps que nous avons passé ensemble à Londres ? Pour moi, j’y pense souvent, très-souvent ; mais je ne le rappelle que comme un songe, comme une vision passagère et chimérique. — Avoir connu mylord Orville, — lui avoir parlé, — avoir dansé avec lui ; — cela me paroît aujourd’hui une illusion de roman, et cette politesse élégante, ces attentions, cette délicatesse du grand monde qui le distinguoient si avantageusement entre tous les autres hommes, et qui nous remplissoient d’estime et d’admiration pour lui ; tout ce souvenir semble convenir à un être idéal créé par mon imagination, plutôt qu’à l’espèce de gens avec laquelle je suis condamnée à vivre dans ce moment-ci.

Je n’ai aucune nouvelle à vous marquer ; la lettre que j’ai écrite à madame Mirvan renferme déjà ce que j’avois à dire de madame Duval, et les aventures particulières me manquent entièrement à ma grande satisfaction : dans ma situation actuelle, je n’ai point d’autre vœu à faire que de demeurer tranquille, et inconnue.

Adieu, ma chère amie ; excusez le sérieux de cette lettre, et croyez-moi toujours, &c.

Évelina Anville.




LETTRE XLII.


Évelina à M. Villars.
Holborn, 9 juin.

Hier matin nous fûmes invitées à dîner et à passer la journée chez les Branghton ; M. Dubois, qui fut aussi de la partie, vint nous prendre, et nous accompagna à Snow-Hill.

Le jeune Branghton nous reçut à la porte, et m’annonça comme une grande nouvelle, que ses sœurs n’étoient pas encore habillées. « Venez, miss, il faut les surprendre ; je parie que vous les trouverez devant le miroir ».

Il voulut m’introduire chez elles, mais je l’en remerciai, et je préférai de rester avec madame Duval. M. Branghton père se chargea peu après de nous y conduire lui-même ; il fallut le suivre, et se résoudre à grimper les escaliers ; mais il n’eut pas plutôt ouvert la porte, que ses filles poussèrent de hauts cris. L’aînée sur-tout fut très-mécontente : « À quoi pensez-vous, papa, de nous amener du monde avant que nous soyons habillées » ?

M. Branghton. « Ayez-en honte, paresseuses ; voilà votre tante, la cousine, et M. Dubois, qui vous attendent ; où voulez-vous que je les laisse » ?

Miss Branghton. « Et qui leur a dit de venir si-tôt » ? Je croyois que miss se conformoit aux heures du grand monde, et je ne l’attendois pas encore.

Miss Polly. « Il n’y a qu’à les reconduire dans la boutique ; nous ne serons pas prêtes d’une demi-heure ».

M. Branghton se mit fort en colère, et fit un tapage horrible. Nous n’en fûmes pas moins obligés de redescendre, et de prendre place dans la boutique. Le frère se divertit beaucoup de ce que nous avions attrapé ses sœurs ; il jugea à propos de m’entretenir longuement de leur paresse, et des querelles qu’ils ont souvent ensemble.

Les demoiselles Branghton ayant enfin achevé leur toilette, vinrent nous joindre. Elles eurent un démêlé assez désagréable avec leur père, et elles répondirent très-impertinemment aux reproches justement mérités qu’il leur faisoit. Cette scène amusa beaucoup le frère, ce qui engagea une seconde querelle :

« Et de quoi riez-vous, monsieur Tom ? il vous sied bien de vous moquer de nous quand papa nous gronde ».

« Qu’est-il besoin que vous passiez la moitié de la journée à la toilette ? Vous n’êtes jamais prêtes, vous autres ».

« En tout cas, cela ne vous regarde point ; mêlez-vous de vos affaires, et laissez-nous avoir soin des nôtres. Jeune drôle comme vous êtes, savez-vous le temps qu’il faut à une femme pour finir sa toilette » ?

« Jeune drôle ! en effet, vous seriez bien aises un jour d’être à mon âge, quand vous serez devenues vieilles filles ».

Ce dialogue amusant fut poussé jusqu’au moment où on servit le dîné. Nous remontâmes ; chemin faisant, miss Polly me confia que sa sœur avoit demandé la chambre de M. Smith, mais qu’il l’avoit refusée, en prétextant que, dans une occasion pareille, on y avoit répandu de la graisse ; que cependant nous y prendrions le thé, et que je devois m’attendre à voir un homme de bon ton mis avec élégance, qui fréquente les bals et les assemblées, et tient un domestique en livrée.

Nous fîmes un très-mauvais repas : des mets mal apprêtés, le service partagé entre une servante et les jeunes Branghton, des querelles sans fin ; tout cela ne contribua pas à nous égayer, et bien moins encore à faire ressortir l’air de prétention et de fête qu’on affecta d’attacher à ce régal.

À l’issue du dîné, miss Polly me proposa de descendre pour voir les passans.

Le jeune Branghton. « Vous aimez furieusement à faire les badaudes. Ça n’est pas votre beauté pourtant qui devroit vous y engager, car des visages comme les vôtres feroient peur aux chevaux ».

Miss Polly. « Il appartient bien à un magot comme vous de parler de beauté ; mais je vous conseille de ne pas prendre ces airs, sans quoi je dirai à miss ce que vous savez ».

Le jeune Branghton. « Je m’en moque, dites-lui tout ce qu’il vous plaira ».

Je les priai de se tranquilliser, puisque je ne prétendois pas savoir leurs secrets.

Miss Polly. « Ah ! vous les saurez cependant ; pourquoi mon frère s’avise-t-il de faire l’impertinent ? L’autre soir — ».

Le jeune Branghton. « Halte-là, Polly, si vous ne voulez qu’à mon tour je raconte votre dernière aventure avec M. Brown. Nous serons bientôt quittes, je vous en avertis ».

Miss Polly rougit ; et pour détourner la conversation, elle me proposa une seconde fois de descendre dans la boutique, en attendant que nous pussions entrer chez M. Smith.

Miss Branghton. « C’est ce que nous pouvons faire de mieux, cousine ; notre rue est un grand passage, et vous verrez bien du beau monde : c’est notre amusement favori quand nous sommes parées ».

Le jeune Branghton. « Elles ne feroient que cela toute la journée, si mon père les laissoit faire ; mais ce n’est pas tout-à-fait la même chose quand vous les voyez le matin en négligé sale et en bonnet de nuit ; alors elles restent nichées en haut dans leur chambre. Quelquefois je leur envoie le jeune Brown ; cela les déconcerte horriblement ; elles courent, elles se cachent, elles crient comme des folles. Pour achever ensuite la pièce, je me mets à rosser les chats ; cela fait un chorus, un vacarme de tous les diables ».

Ce beau récit donna lieu à une nouvelle dispute, qui dura jusqu’à ce que nous fûmes convenus que nous descendrions tous dans la boutique.

En passant devant la chambre de M. Smith, miss Branghton eut soin de dire assez haut pour être entendue, qu’elle étoit surprise de ce qu’on tardoit tant à nous ouvrir cet appartement. Ce fut autant de peine perdue ; M. Smith fit la sourde oreille, et nous laissa continuer tranquillement notre chemin.

Nous trouvâmes dans la boutique un jeune homme habillé de noir, appuyé contre le mur, les mains jointes et les yeux fixés contre terre ; toute son attitude annonçoit un homme mélancolique, absorbé dans une profonde rêverie. Il se retira dès qu’il nous apperçut ; et comme je vis que personne ne faisoit attention à lui, je ne pus m’empêcher de m’informer qui il étoit.

Miss Branghton. « Ce n’est qu’un pauvre poète écossais ».

Miss Polly. « Qui meurt de faim, je pense ; car Dieu sait de quoi il vit. ».

Le jeune Branghton. « De son savoir, apparemment. N’est-ce pas tout ce qu’il faut à un poète » ?

Miss Branghton. « Sur-tout à un poète comme celui-là, fier et gueux ».

Le jeune Branghton « Mais, avec tout cela, il faut bien qu’il vive et qu’il mange : d’ailleurs, il n’est pas Écossais pour rien ; ces gens ne viennent ici que pour vivre à nos dépens ».

La situation de cet étranger excita à la fois ma compassion et ma curiosité ; et je témoignai quelque envie de savoir d’autres détails.

J’appris alors qu’il demeuroit dans la maison depuis trois mois ; que dans les premiers temps, il s’étoit mis en pension chez les Branghton ; mais que bientôt après il s’étoit retiré de leur table. « Depuis cette époque, ajouta miss Polly, on ne lui a vu prendre aucune nourriture, et Dieu sait s’il a de quoi mettre sous la dent. Il a toujours eu un air abattu ; mais pendant l’espace d’un mois, il nous a paru plus endormi que jamais : il a pris le deuil tout d’un coup, sans qu’on sache pour qui, ni à quelle occasion : nous croyons que c’est uniquement par goût ; car personne ne se met en peine de lui, et nous doutons qu’il ait une famille. Ce qu’il y a de plus certain, c’est qu’il est en arrière de trois semaines de loyer, et ses fonds doivent être très-bas : quelques pièces de vers que nous avons trouvées de temps en temps dans sa chambre, nous font juger qu’il est poète, ou du moins qu’il a un coup de hache ».

Ils me montrèrent quelques fragmens confus, écrits sur des feuilles volantes, sans ordre, ni liaisons : ils portent tous l’empreinte d’une humeur mélancolique. J’y ai distingué un morceau que je crois digne d’être conservé ; j’en ai pris copie, et je vous le transcris ici.

« Ô vie humaine ! douloureux et pénible mélange singulier de tous les maux, de toutes les vicissitudes de la nature ! tantôt tu flattes les malheureux mortels des plus belles espérances, et tantôt tu les accables du poids cruel du désespoir. Ô homme ! esclave de l’orgueil, tu ressembles à un enfant capricieux, qui, sans connoître ce qui lui est utile, ne trouve du plaisir que dans les choses qu’on lui refuse, et du dégoût que dans ce qui lui est accordé !

» Ô toi ! dont la durée est si précaire et si courte, en bute au vice et à la folie, toujours tourmentée par l’indigence, la honte et les remords ! ô vie ! à mesure que tu avances tes pas pénibles, tu sembles offrir à la jeunesse des couronnes et des fleurs, et tu réserves à la vieillesse des herbes venimeuses ; tu ne cesses de reproduire, sous des formes nouvelles, les maux les plus cruels » !

Ce morceau pathétique annonce un cœur en proie à la plus vive douleur. L’auteur m’intéresse ; il doit lui être arrivé de grands malheurs : mais je ne conçois pas comment il peut se résoudre à rester avec des personnes aussi insensibles, et qui le méprisent, tant à cause de sa pauvreté, que par préjugé national. Il faut qu’il ait de puissans motifs pour supporter leur dureté ; peut-être, hélas ! est-ce la nécessité seule qui lui fait la loi. Je le plains sincèrement, et je voudrois être en état de lui donner quelque secours.

Dans cet intervalle, le domestique de M. Smith vint avertir, miss Branghton qu’elle pouvoit disposer actuellement de la chambre de son maître, parce qu’il alloit sortir.

Ce message gracieux n’augmenta guère ma curiosité de faire la connaissance de M. Smith ; son offre fut cependant acceptée avec empressement par les demoiselles Branghton, et elles m’invitèrent d’en profiter ; je les priai de souffrir que j’allasse tenir compagnie à madame Duval en attendant le goûter.

Je retournai donc en haut, accompagnée du jeune Branghton, qui me fit l’honneur de me présenter sa main, et je demeurai avec madame Duval jusqu’à ce qu’on nous appelât pour prendre le thé ; alors nous descendîmes tous.

Les demoiselles Branghton étoient assises dans l’une des croisées, et M. Smith étoit appuyé nonchalamment contre celle qui étoit à l’autre extrémité de la chambre. Ils se levèrent tous dès que nous entrâmes, et M. Smith, pour montrer qu’il étoit le maître du logis, me conduisit fort obligeamment vers un fauteuil qui étoit placé au haut bout ; il ne fit attention à madame Duval qu’après que je me fus levée pour lui céder mon siége.

M. Smith se mit peu en peine du reste de la compagnie ; et s’attachant à moi seule, il entama la conversation dans un style galant, qui m’étoit également nouveau et désagréable. Il est vrai que sir Clément Willoughby m’a assez accoutumée aux complimens et aux propos doucereux ; mais son langage, quoique trop recherché, est du moins celui d’un homme comme il faut, et il y auroit de l’injustice à le mettre en comparaison avec les habitans de cette maison. M. Smith veut paroître gai et spirituel ; mais sa vivacité est maussade, et toutes ses manières me déplaisent au point que si j’avois à choisir entre sa pétulance et la stupidité, je me déciderois pour celle-ci, fût-elle même aussi hébêtée que Pope nous la dépeint.

M. Smith me fit mille excuses de ce qu’il avoit refusé sa chambre pour le dîner, et il ajouta qu’il n’auroit assurément pas commis cette impolitesse, s’il avoit eu l’honneur de me voir plutôt ; qu’il se croiroit trop heureux si, dans la suite, je voulois bien disposer de lui. Je lui répondis que tous les appartemens de cette maison m’étoient également indifférens, et en cela j’accusois juste.

« À vous dire vrai, madame, les demoiselles Branghton n’ont soin de rien, sans quoi ma chambre seroit très-fort à leur service. Je ne demande pas mieux que d’obliger le beau-sexe ; c’est-là mon fort : mais la dernière fois que je les reçus chez moi, elles ont mis la chambre dans un état à faire peur. Or, quand on aime la propreté, comme moi, vous sentez bien que cela ne fait pas plaisir. Quant à vous, madame, ce n’est pas la même chose ; et, je vous le proteste, dût-on ruiner tous mes meubles, je ne croirai pas avoir acheté trop cher le plaisir de vous être utile ; trop heureux encore de ce que je possède une chambre qui soit digne de vous recevoir » !

Je ne vous citerai plus rien de notre conversation ; il suffira de vous dire que je fus obsédée pendant toute la soirée de cet ennuyant personnage : il eut tout le temps d’excéder ma patience, malgré les efforts qu’il fit pour paroître à son avantage.

Adieu, mon cher monsieur, je suppose que vous serez las d’entendre parler de ces gens-ci : mais il faut bien que je vous entretienne d’eux ; car je ne vois pas d’autre société. Heureux le moment où je pourrai les quitter et retourner à Berry-Hill !




LETTRE XLIII.


Continuation de la Lettre d’Évelina.

M. Smith est venu ce matin m’offrir un billet pour l’assemblée de Hampstead. Je l’ai remercié de son attention, mais en le priant de m’en dispenser. Il ne se rebuta point de mon refus, et il insista avec chaleur : enfin, voyant que je ne pouvois me débarrasser de lui, je lui déclarai net que mon parti étoit pris, et que je n’accepterois point son billet. Une réponse aussi ferme le décontenança, et il jugea à propos de me demander mes raisons.

Tout autre que lui les auroit aisément devinées ; mais comme il ne parut pas s’en douter, je crus qu’il seroit déplacé d’en venir à des explications. Il me prévint d’ailleurs. « Mais, en vérité, madame, vous êtes trop modeste ; je vous assure que ce billet est entièrement à votre service, et je serai très-flatté d’avoir l’honneur de danser avec vous : plus de façons, je vous en prie ».

« Vous vous trompez, monsieur, lui répondis-je ; je ne suis pas capable de penser que vous m’ayez offert une politesse, sans avoir l’intention de me la faire accepter : mais il seroit inutile de vous alléguer les raisons de mon refus, puisque également il ne dépend pas de vous de lever mes difficultés ».

Cette réplique sembla le mortifier un peu, et je n’en fus pas fâchée, car je ne goûtois pas trop les libertés qu’il se donnoit. Persuadé enfin que toutes ses instances étoient inutiles, il se tourna vers madame Duval, et la pria d’intercéder pour lui ; qu’il auroit soin de se procurer un second billet pour elle-même.

« Monsieur, lui dit-elle avec humeur, vous eussiez pu tout aussi bien me demander la première ; je ne suis pas accoutumée à ces sortes de grossièretés : gardez vos billets, nous n’en avons que faire ».

Cette sortie acheva de le déconcerter : il fit quelques excuses à madame Duval, en ajoutant assez adroitement qu’il n’auroit pas manqué de s’assurer d’avance de son agrément, s’il avoit pu prévoir le refus de la jeune demoiselle ; qu’il avoit espéré, au contraire, que celle-ci l’aideroit à la persuader elle-même.

Cette justification parut suffisante à madame Duval, et M. Smith, à mon grand chagrin, emporta son consentement ; elle lui promit, pour elle et pour moi, que nous le suivrions à Hampstead dès qu’il voudroit.

M. Smith, fier de ce succès, s’approcha de moi pour me demander, d’un air triomphant, si je comptois encore persister dans mon refus ? Je ne lui répondis rien, et il se retira. Il a entièrement réussi à captiver les bonnes graces de madame Duval ; et elle dit, lorsqu’il fut parti, que c’étoit le plus aimable jeune homme qu’elle eût vu en Angleterre. J’ai saisi la première occasion pour essayer de prier madame Duval, avec toute la modération possible, de me dispenser de cette partie. Je lui ai représenté de mon mieux combien il seroit indécent que j’acceptasse un cadeau de la part d’un jeune homme que je ne connois point ; elle s’est moquée de mes scrupules, en m’appelant une sotte petite campagnarde, qui a grand besoin d’apprendre l’usage du monde.

Le bal aura lieu la semaine prochaine. Je suis persuadée qu’il ne convient pas que j’y aille, et par cette raison je ferai tout ce qui dépendra de moi pour esquiver cette invitation. Miss Branghton pourroit m’être utile dans cette occasion ; elle a des vues sur M. Smith, et elle désapprouvera vraisemblablement qu’il m’ait choisie pour sa moitié ; de sorte qu’elle m’accordera volontiers ses bons offices.


11 juillet.

Oh ! mon cher monsieur, j’ai eu une frayeur mortelle, et en même temps un grand sujet de joie ; j’ai sauvé un homme, qui sans moi étoit perdu.

Madame Duval m’annonça ce matin qu’elle se proposoit d’inviter pour demain la famille Branghton, et ne jugeant pas à propos de se lever encore (elle passe ordinairement la matinée au lit), elle me chargea de ce message. M. Dubois, qui arriva dans le même moment, m’accompagna.

Je trouvai M. Branghton dans sa boutique : il me dit que ses enfans étoient sortis ; mais qu’ils rentreroient incessamment. Il me pria de prendre la peine de monter pour les attendre. C’est ce que je fis, pendant que M. Dubois resta en bas. J’entrai dans la chambre où nous avions dîné la veille, et, par un hasard des plus singuliers, je me plaçai le visage tourné contre l’escalier.

Dans moins d’un quart-d’heure, je vis passer l’Écossais dont je vous ai parlé dans ma dernière ; il avoit les yeux égarés, et sa démarche étoit incertaine. En tournant le coin de l’escalier, qui est fort étroit, le pied lui glissa, et il tomba. Dans le mouvement qu’il fit pour se relever, j’apperçus distinctement le bout d’un pistolet qui sortoit de sa poche.

Je fus saisie au-delà de toute expression. Ce que j’avois entendu de la situation misérable de ce jeune homme, me fit craindre qu’il ne méditât un mauvais coup. Frappée de cette idée, les forces me manquèrent ; je demeurai immobile ; incapable d’agir, glacée d’effroi.

L’étranger continua son chemin, et je le perdis bientôt de vue. Je tremblois comme une feuille ; mais la réflexion que je pourrois peut-être prévenir un malheur, me rendit mes esprits, et je me remis, soutenue par l’espérance de sauver cet infortuné.

Je résolus d’abord de courir vers M. Branghton ; mais tout pouvoit dépendre d’un seul instant. Je ne pris donc conseil que de mes craintes, et je montai au troisième étage.

Arrivée au haut de l’escalier, je m’arrêtai ; la porte de la chambre étoit entr’ouverte, et je pus distinguer ce qui s’y passoit.

J’apperçus un pistolet qui étoit posé sur la table ; l’étranger en tira un second de sa poche : il sortit quelque chose d’un petit sac de cuir ; après quoi il prit un pistolet dans chaque main, se jeta à genoux, et s’écria : « Pardonnez, ô mon Dieu » !

Dans ce moment, mes forces et mon courage me revinrent comme par inspiration ; je me précipitai dans la chambre, et je n’eus pas plutôt saisi son bras, qu’accablée de frayeur je tombai moi-même sans connoissance. Je ne fus pas long-temps à me remettre ; cet infortuné étoit devant moi, et me regardoit d’un œil à la fois farouche et attendri. Je me relevai : les pistolets étoient sur le plancher. J’aurois voulu les ôter ; mais j’étois trop foible pour m’y hasarder. L’homme étoit immobile comme une statue, et sans proférer une parole, il me fixa avec des yeux toujours également égarés. J’étois appuyée d’une main sur la table, et dans cette position nous passâmes plusieurs minutes.

Enfin, ne sachant quel parti prendre, j’allois sortir. Il me laissa passer, et demeura toujours dans une attitude qui marquoit le dernier degré du désespoir.

Un mouvement de pitié me fit revenir sur mes pas ; et poussée par un sentiment que je n’eus pas la force de réprimer, je me déterminai à emporter les pistolets ; mais le malheureux pour qui je m’exposois, me prévint, et s’empara de nouveau des armes que je voulois lui arracher.

Je ne savois plus ce que je faisois ; mais, par un heureux instinct, je lui retins les bras, et je lui dis : « Monsieur, ayez compassion de vous-même ».

À ces mots, il laissa tomber les pistolets, et, en joignant les mains, il s’écria avec ferveur : « Ô mon Dieu ! est-ce un ange que tu m’envoies » ?

Encouragée par ces mots, j’essayai encore une fois de m’emparer de ses armes ; mais ce furieux m’en empêcha, et s’écria : « Que prétendez-vous faire » ?

« Vous réveiller, repris-je avec une intrépidité que j’aurois de la peine à retrouver ; vous ramener à la raison, vous sauver du précipice ».

Je pris les pistolets ; l’homme ne dit pas un mot, il ne chercha pas non plus à me retenir. Je me glissai hors de la chambre, et je descendis avant qu’il eût le temps de revenir de son extase.

De retour dans la chambre d’où j’avois observé le commencement de cette scène effrayante, je n’eus rien de plus pressé que de me jeter sur une chaise, pour m’y abandonner aux sentimens douloureux dont j’étois accablée ; un ruisseau de larmes me soulagea fort à propos.

Je demeurai dans cette situation pour rêver à l’aventure dont je venois d’être témoin ; le premier objet que je vis en levant les yeux, fut le malheureux jeune homme qui m’avait causé tant d’alarmes : il se tenoit appuyé contre la porte, ses yeux égarés fixés sur moi.

Je voulus m’avancer vers lui, mais je n’eus pas la force de quitter mon siége. Alors il me dit d’une voix tremblante : « Qui que vous soyez, tirez-moi, je vous supplie, de l’incertitude où je me trouve ; ce qui vient de m’arriver, est-ce un songe » ?

Je n’eus pas la présence d’esprit de répondre à cette question, qui me saisit par le ton singulier et en même temps solemnel dont elle fut prononcée. Mais, comme je remarquai que l’étranger cherchoit des yeux les pistolets, et qu’il faisoit mine de vouloir s’en rendre maître, je fus la première à les relever, et je lui criai : « Arrêtez ! au nom du ciel » !

« Mes yeux ne me trompent-ils pas, reprit-il ? suis-je bien au monde ? Et vous-même, y êtes-vous » ? —

Il fit quelques pas vers moi ; je me retirai à mesure, en tenant toujours les pistolets : « Non, lui dis-je, vous ne les aurez pas ; vous ne les obtiendrez jamais de mes mains ».

« Et dans quelle vue prétendez-vous me les retenir ? »

« Pour vous laisser le temps de réfléchir, pour vous sauver d’un malheur éternel ».

« Vous me surprenez, reprit-il, les yeux et les mains levés vers le ciel ; vous me surprenez très-fort ».

En disant ces mots, il parut plongé dans la plus profonde rêverie. Le bruit qui se fit entendre au bas de l’escalier, annonça l’arrivée des Branghton : aussi-tôt cet infortuné se réveilla comme en sursaut. Il s’approcha de moi, mit un genou en terre, saisit ma robe, qu’il pressa de ses lèvres, et vola promptement hors de la chambre.

Une aventure aussi extraordinaire et aussi touchante, fit sur moi la plus forte impression ; j’étois épuisée au point que je tombai évanouie avant que les Branghton fussent entrés.

Ma vue devoit les effrayer ; j’étois étendue par terre, les pistolets à côté de moi : ce coup d’œil sembloit leur annoncer une catastrophe tragique.

Je repris insensiblement mes esprits, graces aux cris, plutôt qu’aux soins qu’ils me donnèrent. Ils me supposoient morte, et personne ne pensoit à m’apporter du secours.

J’étois à peine un peu revenue, qu’ils m’étourdirent d’un torrent de questions ; ils crioient tous à pleine tête. Je satisfis leur curiosité aussi bien que je pus, et mon récit les remplit d’effroi ; mais comme je n’étois guère en état de parler long-temps, je demandai une chaise à porteurs pour retourner au plus vite chez moi.

Avant que de quitter la maison, je leur recommandai instamment de veiller de près leur malheureux locataire, et d’écarter sur-tout soigneusement, tout ce qui pourroit servir à exécuter le coup funeste qu’il méditoit.

M. Dubois parut fort en peine de mon indisposition ; il suivit ma chaise, et me reconduisit chez madame Duval.

Le sort de cet infortuné absorbe actuellement toute mon attention. Si malheureusement il persiste dans l’horrible dessein qu’il a formé, on l’en empêchera difficilement. Que ne puis-je approfondir la nature des maux auxquels il est livré ! Que ne puis-je apporter quelque soulagement à ses souffrances ! Je suis sûre, monsieur, que vous lui accorderez votre compassion. Que n’êtes-vous ici, vous trouveriez peut-être le moyen de le faire revenir de l’erreur qui l’aveugle, et de verser dans son ame affligée un rayon de paix et de consolation.




LETTRE XLIV.


Suite de la Lettre d’Évelina.
Holborn, 13 juin.

Hier, les Branghton ont tous dîné ici. La conversation roula en grande partie sur l’aventure que je vous ai rapportée. M. Branghton exprima ses sentimens à l’égard du malheureux qui en fut l’objet, dans des termes qui méritent d’être cités. Voici sa harangue mot à mot ; vous la trouverez marquée au coin de l’humanité la plus désintéressée :

« Ma première idée, dit-il, étoit de mettre incessamment mon locataire à la porte, car si malheureusement il s’avisoit de se tuer dans ma maison, il m’en résulteroit un embarras infini. D’un autre côté, si je le laisse aller, je risque de perdre ce qu’il me doit ; au lieu que s’il meurt dans ma maison, j’ai un droit exclusif sur sa succession, et j’aurai du moins de quoi me payer. J’avois déjà pensé précédemment de l’envoyer en prison ; mais qu’y aurois-je gagné ? Il ne sait rien faire, et le peu de travail auquel on pourroit l’employer, n’auroit pas de quoi acquitter ma prétention. J’ai donc cru devoir recourir à la voie de la douceur, et je lui ai déclaré positivement l’autre jour qu’il me falloit mon argent sur l’heure. Il me renvoya à la semaine prochaine ; mais je lui ai donné à entendre que je n’étois pas homme à me laisser leurer. Alors il me remit une bague qui, j’en suis sûr, vaut dix guinées entre frères. Il ne dit que pour tout au monde il ne voudroit pas s’en défaire ; mais je me moque de ses baliverne, et je compte bien garder le bijou jusqu’à ce que je sois satisfait ».

« Qui sait d’ailleurs, ajouta la cadette des Branghton, comment cette bague lui est venue » ?

« Sans doute ; mais n’importe, je pourrai toujours légitimer ma propriété ».

Quels principes ! mon cher monsieur ; quelle façon de penser ! Et je dois vivre avec ces gens-là ! Mais écoutez la suite, s’il vous plaît.

M. Branghton le fils n’oublia pas d’ajouter son avis : « Je lui promets bien, dit-il, qu’à la première occasion je lui ferai boire un affront des plus sanglans. Ah ! si j’avois su que cet homme n’étoit qu’un gueux, comme je lui aurois rabattu les grands airs qu’il s’est donnés en arrivant » !

« Et quels airs, demanda madame Duval » ?

« Vous n’avez pas d’idée, ma tante, des querelles que j’ai eues avec lui. Un jour entr’autres, je lui dis, je ne me rappelle plus à quel propos, que peut-être il n’avoit jamais eu ci-devant une aussi bonne table que la nôtre. À cette seule parole, voilà-t-il pas qu’il se met dans une colère de possédé. Heureusement je n’y fis pas grande attention ; mais à l’avenir je saurai bien l’obliger à filer plus doux ».

« Oui, reprit miss Polly ; mais il a bien changé depuis quelques jours, il ne se sauve plus, il ne se cache plus ; il est d’une honnêteté charmante : on le voit toujours dans la boutique, il monte et descend à tout moment, il guette tous ceux qui entrent chez nous ».

« Vous voyez bien ce qu’il cherche, répondit M. Branghton ; c’est à miss qu’il en veut ».

« Ah ! parbleu, ajouta le fils, cela seroit plaisant, s’il étoit devenu amoureux de ma cousine ».

« Fi donc, repartit miss Branghton ! la conquête d’un mendiant, j’en aurois honte pour elle ».

Tel fut cet entretien, auquel je n’ai pas pris grande part, comme vous voyez. L’arrivée de M. Smith donna une tournure différente à la conversation. Miss Branghton me pria d’observer avec quel air dégagé M. Smith se présentoit, et elle me demanda si je ne lui trouvois pas la mine d’un homme de distinction ?

Il jugea à propos de nous interrompre : « Venez, mesdemoiselles, que je vous sépare ; je ne souffre nulle part deux femmes l’une à côté de l’autre ». Et en même temps il fit passer poliment miss Branghton sur une autre chaise, et il s’assit entr’elle et moi.

M. Smith. « N’est-il pas vrai, mesdames, que vous voilà mieux placées que tantôt, et ne trouvez-vous pas que mon arrangement est très-bien imaginé ? »

Miss Branghton. » Je n’y ai rien à redire, pourvu que ma cousine en soit contente ».

M. Smith. « Oh ! je me pique toujours d’étudier le goût du sexe, — c’est le premier de mes soins. Et d’ailleurs, pouvois-je être de trop ici ? Deux femmes, qu’auroient-elles à se dire » ?

Le jeune Branghton. « À se dire ? parbleu ! vous n’y pensez pas ; comme si les femmes pouvoient manquer de matières à jaser. En avez-vous jamais vu qui soient chiches de paroles » ?

M. Smith. « Point de ces sorties, M. Tom, en ma présence ; vous savez que je ne les aime pas, et que je suis le champion du sexe ».

Miss Branghton m’ayant offert ensuite quelques gâteaux, ce galant homme s’avisa de me dire, qu’à ma place, il n’accepteroit jamais rien des mains d’une femme.

Je lui en demandai la raison.

« Parce que je craindrois, dit-il, d’être empoisonné par quelque rivale de ma beauté ».

« Je croyois, monsieur, que vous n’aimiez pas les sorties » ?

« Vous avez raison, madame, ce mot m’est échappé malgré moi : on ne réfléchit pas toujours à ce qu’on dit ».

Après cela, on se jeta sur les endroits publics et sur les spectacles. Le jeune Branghton me demanda si j’avois vu la salle de George à Hampstead ?

Je lui répondis que je n’en avois jamais entendu parler.

Le jeune Branghton. « Tant mieux, miss, c’est un plaisir de plus qui vous attend, et je vous promets que vous en aurez. Nous irons voir cela un de ces dimanches, et moi je prétends régaler ; mais c’est à condition que mes sœurs ne vous préviennent sur rien ; je veux vous ménager une surprise : et puisque c’est moi qui paye, je crois qu’il m’est permis aussi de faire les conditions ».

M. Smith. « Mais, y pensez-vous, monsieur Tom ? Voudriez-vous conduire mademoiselle dans un endroit qui n’est fait que pour les gens du peuple ? Si c’étoit encore chez don Saltero à Chelsea, passe pour cela. Connoissez-vous, miss, ce spectacle » ?

« Non, monsieur ».

M. Smith. « J’aurai donc le plaisir de vous y accompagner ; vous y trouverez du beau monde, j’en suis sûr, sans quoi je me garderois, bien de vous proposer la partie ».

M. Branghton père. « Avez-vous vu, cousine, les jets d’eau de Sadler » ?

« Non, monsieur ».

M. Branghton père. « Vous n’avez donc rien vu » ?

Le jeune Branghton. « Et que dites-vous de la tour de Londres » ?

« Je ne l’ai jamais vue ».

Le jeune Branghton. « Comment, jour de Dieu ! vous n’avez pas vu la tour ? — Vous n’y êtes jamais montée » ?

« Non, assurément ».

Le jeune Branghton. « Hé bien ! il valoit tout autant ne pas venir à Londres ».

Miss Polly. « Vous n’avez donc peut-être pas été non plus au dôme de l’église de St Paul » ?

« Tout aussi peu ».

M. Smith. « Mais du moins, j’espère, au Vauxhall et à Marybone » ?

« Non plus, monsieur ».

M. Smith. « Non ! Dieu me pardonne, vous me surprenez. Le Vauxhall est le premier de tous les plaisirs ; je ne connois rien qui y soit comparable. Il faut que vous ayez vécu dans une singulière société à Londres : n’avoir pas vu le Vauxhall, c’est n’avoir rien vu de la ville. En attendant, c’est à nous à vous venger, et à prendre meilleur soin de vos amusemens ».

Pendant le cours de ce catéchisme, on nomma encore plusieurs autres spectacles dont je n’ai pas retenu les noms ; mais je répondois à chaque question par une négative, et mon ignorance désespéra beaucoup ces messieurs.

« Ah çà, reprit M. Smith, quand on eut desservi le thé, commençons par montrer à mademoiselle la différence qu’il y a de vivre avec des gens qui aiment à se divertir. Vive la joie ! Où irons-nous, par exemple, ce soir ? Quant à moi, je proposerois le théâtre de Foote ; mais c’est aux dames à choisir ; je n’ai d’autre volonté que la leur ».

Miss Branghton. « Il faut convenir que monsieur Smith est toujours d’une humeur charmante ».

M. Smith. « Eh ! sans doute, j’aime à être de bonne humeur, et rien ne m’en empêche ; je suis sans soucis, sans femme ! — ha, ha, ha ! excusez, mesdemoiselles, cette idée me fait rire ».

Personne n’ayant envie de contredire le projet de M. Smith, ni de répondre à sa saillie, nous allâmes à Haymarket, où je vis représenter la Pupille et le Commissaire, qui me divertirent beaucoup.

Au sortir du spectacle tout le monde est venu souper ici.


LETTRE XLV.

Suite de la lettre précédente.

Je fus encore députée hier matin chez M. Branghton, conjointement avec M. Dubois ; nous étions chargés de lier une partie pour la soirée ; madame Duval n’avoit pas trouvé à sortir la veille, et elle en a eu des vapeurs.

J’apperçus, en entrant dans la boutique, mon malheureux Écossais assis dans un coin, un livre à la main. Il me reconnut d’abord, car je le vis changer de visage.

Je fis ma commission à M. Branghton, qui me répondit que miss Polly étoit dans la chambre d’en haut, mais que ses frère et sœur étoient sortis. Je montai pour les attendre.

Miss Polly étoit seule avec M. Brown ; je fus un peu confuse de troubler ce tête-à-tête ; ma présence ne parut cependant pas les gêner beaucoup. Les douceurs et les caresses de M. Brown n’étoient pas celles d’un amant discret et délicat, et sa maîtresse n’avoit pas l’air de vouloir le tenir en respect. Je crus que j’étois ici un témoin superflu, et je leur dis que je descendrois pour voir si miss Branghton étoit revenue : ils n’eurent pas honte de me laisser aller.

Je retournai à la boutique et j’y retrouvai l’étranger ; il avoit la tête penchée sur son livre, mais j’observai très-distinctement que ses yeux étoient fixés sur moi.

M. Dubois fit de son mieux pour nous entretenir dans son jargon anglais jusqu’à l’arrivée des jeunes Branghton : ils parurent enfin.

« Ciel ! que je suis fatiguée, » s’écria la demoiselle en entrant, et aussi-tôt elle s’empara de la chaise dont je venois de me lever pour la recevoir. M. Branghton fils, qui apparemment étoit aussi fort fatigué, fit la même politesse à M. Dubois : deux chaises et trois tabourets composoient tout l’ameublement de la boutique, et il n’en resta pas pour moi. M. Branghton ne jugeant pas à propos de se déranger, invita l’étranger de se lever, et lui cria : « Allons, monsieur Macartney, prêtez-nous votre tabouret ».

Choquée de cette grossièreté, je déclinai le siége qui me fut présenté, et je priai miss Branghton de partager le sien avec moi, puisque de cette façon nous ne dérangerions personne.

Le jeune Branghton. « Hé ! voilà bien des complimens ; cet homme n’a-t-il pas eu tout le temps de se reposer » ?

Miss Branghton. « Et s’il ne l’avoit pas eu, il lui reste une chaise là-haut dans sa chambre, et la boutique est à nous, je pense ».

J’étois indignée, et je crus venger en quelque façon l’injure qu’on faisoit à M. Macartney, en lui rendant la chaise qu’il venoit de quitter. Je le remerciai de son attention, en l’assurant que je préférois de me tenir debout. Il n’osa plus se rasseoir, et il me salua respectueusement, avec la mine d’un homme qui n’est pas accoutumé à recevoir un traitement aussi honnête.

Je vis bientôt que cette légère marque de politesse de ma part envers cet infortuné devint un objet de risée pour les Branghton, et qu’à l’exception de monsieur Dubois, tout le monde s’en moquoit. Ainsi, pour couper court, je priai qu’on fît réponse au message de madame Duval, puisque j’étois pressée.

M. Branghton. « Allons, Tom ; — allons, Biddy ; où avez-vous envie d’aller ce soir ? Votre tante et la cousine ont besoin de se divertir, comme vous voyez ».

Miss Branghton. « Eh bien ! papa, ne pourrions-nous pas aller chez Don Saltero ? M. Smith aime ce spectacle, et peut-être nous y accompagnera ».

Le jeune Branghton. « Il vaudroit mieux, selon moi, aller au théâtre de Hampstead ».

Miss Branghton. « Fi donc ! je n’en veux pas ».

Le jeune Branghton. « Eh bien ! vous vous en passerez : — personne ne vous presse d’être des nôtres ; nous n’en serons que mieux sans vous ».

Dans ce moment M. Smith revint au logis ; et il alloit traverser la boutique sans s’arrêter, lorsqu’il m’y remarqua par hasard, et ne tarda pas à me complimenter et à me demander gracieusement des nouvelles de ma santé, en protestant que s’il avoit pu se douter de ma visite, il auroit hâté son retour. Il fut singulièrement choqué de me voir debout, et il m’approcha au plus vite le siége que j’avois déjà refusé.

M. Branghton lui dit qu’il arrivoit à point nommé, puisque Tom disputoit avec sa sœur sur une partie qu’on devoit arranger pour le soir : qu’il s’agissoit seulement de savoir où nous irions.

M. Smith. « Fi donc ! monsieur Tom, disputer avec une femme ; cela n’est pas dans l’ordre. Quant à moi, j’irai par-tout où ces dames voudront, pourvu que mademoiselle soit de la partie (c’étoit de moi qu’il prétendoit parler). Choisissez, miss ; je vous suivrai par-tout ; mais pas à l’église pourtant, s’il vous plaît, car les sermons me font peur ».

Miss Branghton. « Mon idée étoit que nous allassions chez Saltero ; n’êtes-vous pas du même avis » ?

M. Smith. « Vous savez bien, miss Biddy, que je me remettrai volontiers au choix des dames, et je n’ai point de volonté à moi ; mais il me semble pourtant qu’il feroit trop chaud aujourd’hui au café de Saltero. Cependant décidez, mesdames ; j’attends vos ordres ».

C’est un tic assez singulier que j’ai remarqué à cet homme : il prétend toujours se soumettre à l’avis de tout le monde, et il ne manque jamais de désapprouver celui qu’il n’a pas proposé ; cela ne l’empêche pas de passer chez les Branghton pour un homme parfaitement bien élevé.

M. Branghton. « Il n’y a qu’à aller aux voix, et chacun dira alors son sentiment. Ah çà ! Biddy, dites à votre sœur qu’elle descende ».

Miss Branghton. « Vous pourriez aussi bien charger Tom de cette commission ; c’est toujours moi que vous choisissez pour faire des messages ». Il s’ensuivit une dispute entre le jeune Branghton et sa sœur, dans laquelle celle-ci fut obligée de céder.

M. Brown et miss Polly ayant jugé à propos de paroître, cette dernière se plaignit beaucoup de ce qu’on la dérangeoit pour si peu de chose ; qu’on auroit mieux fait de la laisser tranquille.

M. Smith. « Allons aux voix, mesdames ; et c’est à vous, miss, à commencer ». Là-dessus, il me demanda ce que je préférois, et il me dit en même temps à l’oreille, que je pouvois être sûre que mon choix seroit le sien, soit qu’il fût de son goût ou non.

Je m’excusai, et je lui fis sentir que n’ayant aucune idée des spectacles de Londres, il étoit juste que j’attendisse le sentiment de ceux qui les connoissoient mieux que moi. On eut de la peine à adopter cette réflexion : on recueillit cependant les voix, Miss Branghton se décida pour le café de Saltero ; sa sœur, son frère et M. Brown, pour des spectacles obscurs que je n’ai jamais entendus nommer ; M. Branghton père, pour les jets d’eau de Sadler ; et M. Smith, pour le Vauxhall. Après que tout le monde eut prononcé, M. Smith me demanda ma voix, qui devoit être décisive. Comme M. Macartney n’étoit entré pour rien dans cette délibération, je résolus de lui faire politesse, et de lui prouver que j’étois d’une meilleure trempe que le reste de cette société, je remarquai pour cette raison que les suffrages n’étoient pas complets.

M. Branghton eut la brutalité de me répondre qu’il ne voyoit pas lequel pouvoit nous manquer, à moins que je n’eusse envie de prendre celui du chat.

« Non, monsieur, répliquai-je ; c’est celui de M. Macartney que je souhaite, s’il veut bien consentir à être des nôtres ».

Ils partirent tous d’un éclat de rire immodéré, et moi j’étois si indignée de cette conduite révoltante, que je dis à M. Dubois que s’il ne vouloit pas me suivre, j’appellerois une voiture pour me retirer seule.

M. Dubois consentit d’abord à m’accompagner, malgré les efforts que M. Smith fit pour me retenir jusqu’à ce que la partie du soir fût arrangée.

Je lui répondis que je n’y étois pas intéressée, puisque je comptois rester chez moi ; que d’ailleurs je priois M. Branghton de faire rendre réponse à madame Duval quand il le jugeroit à propos. Après quoi je sortis de la boutique.

Cette entrevue a achevé de me dégoûter des Branghton. J’éviterai leur société autant que possible ; mais je saisirai toutes les occasions pour distinguer l’infortuné Macartney. J’ai été fort contente de M. Dubois, qui témoigna ouvertement son mécontentement de la conduite indécente de ces gens.

Nous n’étions pas à dix pas de la maison, que M. Smith vint nous joindre pour me faire ses excuses, en protestant que tout ce qui s’étoit passé n’étoit qu’une plaisanterie, dont je ne devois pas être offensée ; que si je croyois avoir à me plaindre des Branghton, il se chargeroit de ma satisfaction. Je le priai de ne pas s’en mettre en peine ; mais je ne pus l’empêcher de me reconduire chez madame Duval.

Elle fut très-fâchée du mauvais succès de notre négociation. Un messager des Branghton nous apprit peu après qu’on s’étoit déterminé pour l’endroit qu’on appelle le White-Conduite. Je voulus être dispensée de la partie ; mais il fallut en être malgré moi.

Je prévoyois que je passerois une soirée désagréable, et mon attente ne fut que trop remplie. Je tombai dans une foule de gens bruyans et mal élevés, en un mot, au milieu de la lie du peuple : jugez combien je fus à mon aise ! Malheureusement les personnes de ma société y sembloient être parfaitement à leur place.




LETTRE XLVI.


Continuation de la Lettre d’Évelina.
Holborn, 7 juin.

M. Smith réussit hier à lier une partie pour le Vauxhall. Madame Duval, M. Dubois, les Branghton, M. Brown, en étoient, et moi aussi ; car, malgré tous mes efforts, il faut que j’en passe par tout ce qu’ils veulent.

Il fut convenu que nous partirions à huit heures en barque. Une course sur la Tamise étoit une nouveauté pour moi ; j’avoue que je fis le trajet avec un vrai plaisir.

Le jardin du Vauxhall est beau, mais trop régulier ; j’y voudrois moins d’allées tirées au cordeau, moins d’uniformité. L’illumination, et la société brillante qui s’assemble en cercle près de l’orchestre, offrent un coup d’œil admirable, et si j’avois été en meilleure compagnie, je crois que je me serois plu beaucoup dans cet endroit. Nous y avions une assez bonne musique, et entr’autres un concert de hautbois, qui fut supérieurement bien exécuté : cet instrument est d’un grand effet en plein air.

M. Smith s’attacha encore à me faire sa cour avec autant d’assiduité que de hardiesse ; il m’excéda bientôt, et je m’en tins au seul M. Dubois : il est honnête et respectueux, et depuis que j’ai quitté Howard, je n’ai pas fait la connoissance de personne de son sexe qui le vaille. Il parle à la vérité un anglais à écorcher les oreilles ; mais, tant bien que mal, il se fait comprendre : je suis trop timide pour risquer de parler le français, que je sais peu d’ailleurs. Au reste, je retire un double avantage de mes conversations avec M. Dubois ; je me débarrasse par-là des autres personnages de cette société, et en même temps je fais plaisir à madame Duval.

Nous étions à nous promener dans le voisinage de l’orchestre, quand j’entendis sonner une cloche : je ne connoissois pas ce signal, et M. Smith, pour me l’expliquer, me fit courir à perte d’haleine jusqu’au bout du jardin ; là, il me fit entendre qu’on alloit faire jouer les eaux. Nous arrivâmes encore à temps pour jouir de ce spectacle, qui méritait effectivement d’être vu. Ensuite on me fit faire quelques tours dans le jardin, où tous les objets m’étoient nouveaux : mon ignorance et mes méprises amusèrent infiniment ceux qui étoient de notre partie.

Le soupé fut servi dans une des premières loges, et nous nous mîmes à table vers dix-heures. On trouva beaucoup à redire à chaque plat, et cependant on les vida jusqu’au dernier morceau. La conversation roula pendant le repas sur la cherté des vivres, et sur les profits que l’hôte pouvoit faire sur notre dépense. Après qu’on nous eut apporté du vin et du cidre, M. Smith s’écria : « Ah çà, donnons-nous-en au cœur-joie ; il en est temps ou jamais. Comment trouvez-vous, miss, notre Vauxhall » ?

Le jeune Branghton. « Comment elle le trouve ? Admirable, je pense ; où voulez-vous qu’elle ait jamais vu un endroit comme celui-ci » ?

Miss Branghton. « Quant à moi, je m’y plais, parce qu’on y est en belle société ».

M. Branghton. « Convenez, miss, que cette soirée est une fête pour vous ; je juge que de long-temps vous ne vous êtes pas divertie comme aujourd’hui ».

Je tâchai de leur marquer mon contentement ; mais apparemment mes éloges ne leur parurent pas assez exaltés : ils avoient l’air du moins d’en attendre davantage.

Le jeune Branghton ajouta à cette dissertation, que pour goûter véritablement le Vauxhall, il falloit y être à la clôture. « Cela fait, continua-t-il, une soirée délicieuse, un désordre, une confusion de monde, un tintamarre ; ici, des lampions brisés ; là, des femmes qui courent pêle-mêle. — Oh ! sur ma foi, je ne manquerois pas la dernière soirée pour bien de l’argent».

On demanda enfin le compte de la dépense, et nous nous levâmes. Les demoiselles Branghton proposèrent de prendre l’air pendant que les hommes régleroient l’écot. Madame Duval ne voulut point s’exposer dans la foule sans cavalier, et je refusai également.

« Sans doute par la même raison », reprit miss Polly, en jetant un regard significatif sur M. Smith.

Ce fut uniquement pour ne pas flatter la vanité de ce dernier, que je demandai à madame Duval la permission de la quitter pour un instant : elle me l’accorda sans peine, et nous convînmes que nous la rejoindrions dans la salle.

Je fus d’avis de nous y rendre d’abord ; mais les demoiselles furent d’avis qu’il falloit auparavant nous divertir encore un peu : avec cela, elles parloient si haut et rioient avec si peu de ménagement, qu’elles attirèrent tous les regards sur nous.

« Il faudroit, reprit l’aînée, que nous fissions un tour dans les allées sombres ».

« L’idée est bien trouvée, ajouta sa sœur ; nous nous y cacherons, et M. Brown croira que nous sommes égarées ».

Je leur fis sentir toute l’incongruité de ce projet, qui d’ailleurs nous exposoit à ne pas retrouver notre coterie du reste de la soirée. Mes représentations furent inutiles, et miss Branghton me fit même entendre que je serois apparemment mal à mon aise sans cavalier. Cette ineptie ne me parut pas digne de réponse. Je me laissai entraîner machinalement malgré moi, et nous nous engageâmes assez avant dans une longue allée foiblement éclairée. Nous étions presque arrivées au bout, quand nous fûmes accostées par une troupe de jeunes gens. Leur démarche, leurs cris et leurs éclats de rire nous annoncèrent qu’ils étoient pris de vin : ils nous entourèrent de manière que nous ne pûmes ni avancer ni reculer. Les demoiselles Branghton poussèrent des cris, et j’étois excessivement effrayée ; mais ces messieurs se moquèrent de notre peur : l’un d’eux s’avisa de me prendre rudement par le bras, en me disant que j’étois une jolie petite créature.

J’eus le bonheur de me dégager d’entre ses mains, et je me sauvai en grande hâte pour rejoindre la compagnie que j’avois eu l’imprudence de quitter ; mais avant que je pusse atteindre mon but, je fus arrêtée par une autre troupe d’hommes, dont l’un me coupa le chemin, en s’écriant : « Où courez-vous si vîte, ma belle » ? Un autre me retint par la main.

Effrayée et hors d’haleine, j’eus à peine la force d’articuler quelques paroles : « Au nom du ciel, messieurs, m’écriai-je, laissez-moi passer ».

À ces mots, l’un d’eux s’approcha brusquement de moi, en disant d’un ton de surprise : « Ciel ! quelle voix ai-je entendue là » ?

« Celle d’une de nos plus jolies actrices », répondit un autre.

« Non, repris-je, je ne suis point actrice ; de grace ! laisser moi ».

« Par tout ce qu’il y a de sacré, continua le précédent, que je reconnus pour sir Clément Willoughby, c’est elle-même ».

« Oui, sir Willoughby, répliquai-je ; secourez-moi, je vous en prie, je meurs de frayeur ».

« Messieurs, s’écria-t-il, en écartant ceux qui me retenoient ; laissez cette dame, je la réclame ».

« Aha ! répondirent-ils, en jetant de grands éclats de rire ; Willoughby est un prince fortuné ». L’un d’eux s’emporta beaucoup, en jurant que je lui appartenois par droit de conquête, et qu’il soutiendroit ses titres.

Sir Clément les assura qu’ils se méprenoient grossièrement, et promit de leur expliquer l’énigme une autre fois. Je lui donnai le bras, et nous nous en allâmes au milieu des acclamations de ses compagnons.

Dès que nous les eûmes perdus de vue, sir Clément n’eut rien de plus pressé que de demander de mes nouvelles : « Quel hasard, me dit-il, ma très-chère vie, quelle étrange révolution vous amène dans ces lieux-ci » ?

Honteuse et humiliée de ma situation, je gardai le silence. Ses questions réitérées me mirent cependant dans la nécessité de répondre, et je lui dis en bégayant : « J’ai perdu, je ne sais comment, ma coterie ».

Il me pressa la main, en ajoutant d’un ton de voix passionné : « Oh ! que ne t’ai-je rencontrée plutôt » !

Choquée d’une licence à laquelle je m’attendois si peu, je m’arrachai de ses mains. « Est-ce là, monsieur, la protection que vous m’accordez » ?

Alors je remarquai ce que mon trouble m’avoit empêchée d’observer plutôt : il m’avoit fait passer dans une autre allée aussi sombre que la première. « Grand Dieu ! m’écriai-je, où suis-je ? quel chemin prenez-vous » ?

« Un chemin, où nous n’avons point de témoins à craindre ».

Indignée de ce propos, je refusai de le suivre davantage.

« Et pourquoi pas, mon ange, reprit-il » ?

Je palpitai de colère, et le repoussai avec effort : « Osez-vous me traiter avec une telle insolence » !

« Insolence ! répéta-t-il ».

« Oui, monsieur, c’est le mot qui vous convient. Vous me connoissez ; je devois espérer votre appui, et vous osez vous permettre… ».

« Vous me confondez. — Que venez-vous donc faire ici ? — Est-ce ici la place de miss Anville ? — dans ces allées sombres ! — sans être accompagnée ! J’ai de la peine à en croire mes yeux ».

Je lui tournai le dos, et sans daigner lui répondre, je courus en diligence vers l’endroit du jardin où je voyois des lumières et du monde. Il me suivit d’abord sans dire mot ; puis il reprit : « Vous ne voulez donc pas m’expliquer ce mystère » ?

« Non, monsieur ».

« Ni souffrir que je l’interprète moi-même » ?

Il me fut impossible de soutenir plus long-temps cette conversation ; je pleurai à chaudes larmes.

Dans ce moment il se jeta à mes pieds. « Ô miss Anville ! la plus aimable des femmes, pardonnez-moi, — de grace, pardonnez si je me suis oublié ; l’idée de vous avoir offensée me feroit mourir ».

« N’importe, pourvu que je retrouve mes amis ; soyez sûr que jamais je ne vous reverrai, que je vous ai parlé pour la dernière fois ».

« Qu’ai-je donc dit, qu’ai-je donc fait, ma très-chère dame, pour mériter tant de colère » ?

« À quelle extrémité me croyez-vous donc réduite ? vous profitez de l’absence de mes amis pour m’insulter ».

« Ah ! pouvez-vous me croire capable d’une pareille bassesse ? Je vous trouve dans une situation qui a lieu de me surprendre ; je vous demande un mot d’explication, et vous avez la cruauté de me le refuser ».

« Vous vous y êtes pris d’une façon qui ne devoit vous attirer que du mépris ».

« Du mépris ! est-ce là le sentiment que j’inspire à miss Anville » ?

« C’est le seul que vous méritez ».

« Eh ! tandis que vous savez, mon aimable amie, que je ne respire que pour vous, que personne ne vous adore aussi passionnément, aussi tendrement que moi, pouvez-vous prendre plaisir à m’embarrasser, à me tourmenter de la sorte ?

« Vous vous trompez, monsieur ; vos embarras et vos tourmens sont purement imaginaires ; ils peuvent m’offenser, mais je suis loin d’y prendre plaisir ».

« Hélas ! tant de hauteur peut-elle s’allier avec tant de douceur » ?

Je ne répondis plus rien, et je continuai à marcher à grands pas pour sortir de l’allée. Sir Clément qui me suivoit de près, s’empara de ma main, et me supplia avec les plus vives instances, de lui pardonner ce qui s’étoit passé. C’est uniquement pour me débarrasser de ses importunités que je me vis forcée de souscrire en quelque façon à sa prière ; mais j’eus soin de le faire de la plus mauvaise grace possible, et je lui promets bien que je n’en ressentirai pas moins sa conduite.

Lorsque je fus de retour dans la salle, et que je n’eus plus rien à craindre pour ma propre sûreté, mes inquiétudes se tournèrent vers les demoiselles Branghton, que j’avois laissées dans un danger manifeste. Cette réflexion l’emporta sur un reste de vanité, et je me déterminai à chercher au plus vîte ma coterie. Ce ne fut pas sans me rappeler les précautions que j’avois prises à l’opéra, pour cacher à sir Willoughby mes liaisons avec cette même société que j’allois rejoindre, et qui étoit si différente de celles dans lesquelles il m’avoit vue précédemment à Londres.

J’apperçus bientôt madame Duval et ses cavaliers ; sir Clément demeura stupéfait de me voir accompagnée de la sorte. On me demanda d’abord des nouvelles des demoiselles Branghton. J’avouai que j’avois eu le malheur de les perdre dans l’une des grandes allées, où nous avions été insultées.

M. Branghton me reprocha, dans les termes les plus grossiers, l’imprudence que nous avions commise. Je priai son fils de voler au secours de ses sœurs ; il n’y consentit que par les ordres réitérés de son père, qui sortit avec lui : le sieur Brown se mit aussi en devoir d’aller à la découverte de sa belle.

Madame Duval ne s’apperçut qu’alors de la présence de sir Clément ; elle lui fit un accueil peu gracieux, et me dit : « Vous voilà donc revenue, mon enfant ? je suis surprise que vous ayez choisi un tel conducteur ».

« Je suis fâché, répondit sir Clément, si j’ai eu le malheur de vous déplaire ; mais j’espère que vous ne m’envierez pas l’honneur de vous avoir ramené miss Anville, puisque j’ai eu l’avantage de lui être de quelque utilité ».

Madame Duval se préparoit à répliquer, lorsque M. Smith vint l’interrompre ; il me frappa familièrement sur l’épaule, et me dit d’un ton cavalier : « Aha ! je vous retrouve enfin, mon petit déserteur ; je vous cherche depuis une heure : comment avez-vous pu nous quitter ».

Je me flattois qu’un regard imposant suffiroit pour réprimer les airs qu’il se donnoit ; mais son intelligence ne va pas si loin ; il continua sur le même ton : « Allons, mademoiselle, cette mine chagrine ne vous va pas après le tour que vous nous avez joué considérez les peines qu’il m’en a coûté pour vous chercher ».

« Monsieur, c’est votre faute et non la mienne, si vous les avez prises » ; et en même temps je me tournai vers madame Duval.

Peut-être y avoit-il trop de fierté dans ce procédé, mais je voulois éviter les conjectures malignes de sir Clément, que je devinois assez par l’air de surprise qu’il affectoit. Il renoua sa conversation avec moi : «Vous n’êtes donc pas, mademoiselle, avec les Mirvan » ?

« Non, monsieur ».

« Y a-t-il long-temps que vous les avez quittés » ?

« Non, monsieur ».

« Malheureux que je suis ! je comptois me rendre à Howard-Grove, et j’en ai déjà écrit au capitaine ; mais mon séjour n’y sera pas de longue durée. Resterez-vous encore quelque temps en ville » ?

« Je ne le crois pas ».

« M’est-il permis de savoir où vous irez ensuite » ?

« Cela n’est pas décidé jusqu’ici ».

« Pas décidé, dites-vous ! Ne retournez-vous pas chez les Mirvan » ?

« En vérité, je n’en sais rien pour le présent ».

Pour me sauver la suite de cet interrogatoire, je me mis à entretenir madame Duval, et je réussis de cette manière à réduire sir Clément au silence.

Quand même le changement subit que sir Clément croit appercevoir dans ma situation, pourroit excuser en quelque manière sa curiosité excessive, il n’en est pas moins vrai qu’en homme bien élevé, il devoit s’épargner tant de questions indiscrètes. Il semble mesurer ses égards aux sociétés que je fréquente ; car, malgré les familiarités qu’il s’est toujours permises à mon égard, il ne s’est jamais oublié jusqu’à ce point. Aujourd’hui il croit que les temps ont changé, et il change avec eux : tel est, sans doute, le principe d’où il part, et cette façon de penser le rabaisse dans mon esprit plus que tous ses autres défauts.

Quel que fût mon embarras, je ne pus m’empêcher de me divertir beaucoup du singulier rôle que jouoit M. Smith depuis l’apparition de sir Clément ; son ton suffisant et badin l’avoit quitté tout d’un coup, et il observoit le baronnet d’un air de perplexité et d’inquiétude ; la présence d’un homme si supérieur à lui par le rang et les manières, lui imposa une retenue respectueuse, et le fit rentrer dans le néant dont il avoit osé sortir.

Pour échapper à une nouvelle conversation que sir Clément étoit sur le point d’entamer, je m’amusai à examiner un des tableaux de la salle, et j’en demandai l’explication à M. Dubois.

« Vous vous adressez bien mal, me dit madame Duval ; pourquoi ne pas consulter M. Smith, qui connoît mieux le terrain ? Venez, monsieur, nous expliquer ces peintures ».

M. Smith, encouragé par cette distinction, reprit d’abord son ton d’importance, et s’avançant fièrement vers nous, il se mit en devoir de satisfaire madame Duval. « Je connois, madame, tous ces tableaux, et je suis d’ailleurs amateur de la peinture, qui, en effet, est une fort belle chose ».

« Eh bien ! monsieur, répliqua madame Duval, expliquez-nous donc ce que signifie cette figure ». (C’étoit un Neptune.)

« Celui-là ! ah, parbleu ! comment s’appelle-t-il déjà ? Eh ! puis-je donc être assez stupide pour avoir oublié un nom qui m’est aussi familier que le mien propre. — En attendant, je sais bien que c’est un général d’armée ; toutes ces figures représentent des généraux ».

Sir Clément se mordit les lèvres, et j’eus moi-même toutes les peines du monde pour ne pas éclater.

« Voilà cependant, dit madame Duval, un singulier habillement pour un général ».

« Cette figure, interrompit sir Clément, me paroît si distinguée, que je la prendrois pour celle d’un feld-maréchal. Ne le croyez-vous pas, monsieur » ?

« Oh ! oui, monsieur ; c’est précisément cela : mais son nom m’est échappé. Vous vous le rappellerez peut-être ».

« Non, en vérité ; je n’ai pas beaucoup de connoissances parmi les gens de guerre ».

Le ton ironique de sir Clément acheva de déconcerter le pauvre M. Smith ; et mortifié du malheureux succès de sa tentative, il prit le parti de se taire pendant le reste de la soirée.

Bientôt après M. Branghton nous ramena sa fille cadette, qu’il avoit réussi à délivrer d’entre les mains d’une troupe de jeunes insolens : l’aînée, qui revint ensuite, n’avoit pas été mieux traitée : le jeune Branghton et le Sr. Brown nous rejoignirent aussi, et nous nous disposâmes tous à partir. Il n’étoit plus question que d’arranger notre retour en ville. Madame Duval refusoit d’aller le soir en barque.

Sir Clément lui offrit son carrosse, mais cette proposition la mit fort en colère ; elle lui répondit qu’elle se garderoit bien de se confier à un homme de sa trempe. Il fut décidé enfin que notre société se partageroit, et que madame Duval, les demoiselles Branghton, M. Dubois et moi, nous partirions en voiture.

Jusqu’ici tout alloit à mon gré ; je me flattois que sir Clément seroit obligé de nous quitter, et par conséquent, qu’il ne découvriroit pas ma demeure. Nous étions effectivement déjà montés en fiacre, lorsqu’il cria halte au cocher : « C’est toi-même, misérable, lui dit-il, que j’ai arrêté pour me ramener» ?

Le cocher biaisa un moment, mais il finit par avouer que sir Clément l’avoit réellement retenu, et qu’il l’avoit oublié. Il est évident qu’une pièce d’argent glissée dans la main de cet homme opéra cet aveu : quelle petitesse de la part de M. Willoughby !

Celui-ci étoit trop rusé pour ne pas mettre à profit cet événement ; il nous représenta qu’il étoit absolument impossible de se procurer un autre carrosse dans le moment, et qu’ainsi il nous demandoit la permission de prendre une petite place dans le nôtre : il y monta sans attendre notre réponse, et nous nous mîmes en route.

Nous eûmes fort peu de conversation en chemin ; madame Duval seule laissa tomber de temps en temps quelques phrases, dans lesquelles elle mêla les mots d’impertinence, d’impudence, de hardiesse, etc. Heureusement ni sir Clément, ni personne de nous autres, ne releva ses expressions.

Sir Clément témoigna beaucoup de surprise du quartier où l’on nous conduisoit, et il fut bien plus étonné encore lorsqu’il nous vit mettre pied à terre devant la maison d’un bonnetier. J’observois qu’il étoit attentif à reconnoître la place, vraisemblablement pour retrouver notre demeure. Il prit congé de nous, après avoir fait descendre du carrosse les demoiselles Branghton, qui retournèrent chez elles à pied accompagnées de M. Dubois.

Quelle fatale soirée ; tout le monde en a été mécontent, excepté sir Clément, qui parut de la plus belle humeur possible. Madame Duval est furieuse de l’avoir rencontré : M. Branghton gronde ses filles ; celles-ci sont à murmurer de leurs aventures ; leur frère se plaint de ce que la partie n’a pas été assez animée ; M. Brown est fatigué ; M. Smith mortifié, et moi-même, j’ai essuyé toutes sortes de désagrémens, et sur-tout celui d’avoir été trouvée par sir Clément en si mauvaise société.

Je suppose, monsieur, que cette entrevue vous déplaira également ; cependant je crois être à l’abri de ses visites ; madame Duval le hait trop pour l’admettre.




LETTRE XLVII.


Continuation de la Lettre d’Évelina.
Holborn, 9 juin.

Madame Duval s’est levée fort tard ce matin, et à peine avions-nous déjeûné à une heure, lorsque miss Branghton, M. Smith et M. Dubois vinrent nous souhaiter le bon jour. Cet excès de politesse me surprit d’abord ; mais je découvris bientôt le véritable sujet de leur visite : miss Branghton et M. Smith étoient curieux de connoître celui qui m’avoit accostée la veille au Vauxhall : ils insistèrent tous deux, avec l’indiscrétion à laquelle ils m’ont déjà accoutumée.

Madame Duval intervint d’un ton d’autorité, et nous défendit à tous de parler de cet homme en sa présence : « C’est, disoit-elle, un des plus mauvais garnemens qui existent, un complice du capitaine Mirvan, qui s’entendoit avec lui pour m’assassiner, quoique je ne lui aie jamais fait le moindre mal ».

Au moment où madame Duval achevoit cette invective, la porte s’ouvrit, et nous vîmes entrer sir Clément Willoughby lui-même. Son apparition nous mit tous en confusion ; on lui présenta une chaise, et on s’assit presque sans le vouloir.

Il adressa la parole à madame Duval, en lui disant qu’il venoit prendre ses ordres pour Howard-Grove, où il comptoit se rendre demain matin. Et sans attendre sa réponse, il se tourna vers moi, et me demanda s’il seroit assez heureux pour être chargé de quelque commission de ma part pour la famille Mirvan. Je lui répondis que je ne lui donnerois point cette peine, puisque j’avois écrit par la poste d’hier à mes amis de Howard-Grove.

« Vous m’excuserez, reprit-il en revenant à madame Duval, de ce que je ne vous ai pas rendu mes devoirs plutôt ; mais j’ai absolument ignoré que vous fussiez en ville ».

Madame Duval n’avoit pas ouvert la bouche jusqu’ici, mais il étoit aisé de voir qu’elle étouffoit de colère : « Il faut l’avouer, s’écria-t-elle tout d’un coup, voilà une audace sans exemple ».

« Comment donc, répliqua l’intrépide sir Clément, quelqu’un vous a-t-il offensée » ?

Madame Duval sauta de sa chaise, et nous nous levâmes tous ; sir Clément fit semblant de vouloir se retirer, et insensiblement il engagea une nouvelle conversation ; le calme fut rétabli, et nous reprîmes nos places.

Il se plaignit de ce qu’il avoit choisi pour sa course à Howard-Grove le moment où nous en étions absentes.

« Sans doute, interrompit madame Duval, vous seriez charmé d’y retrouver quelqu’un qui puisse vous servir de plastron ; mais vous ne m’y rattraperez pas de si-tôt : on vous connoît, monsieur ; et s’il vous arrivoit encore de me jouer de vos tours, soyez sûr qu’on aura recours à des juges de paix moins éloignés que M. Tyrell ».

Sir Clément fit l’ignorant, et protesta qu’il devoit y avoir de la méprise, puisqu’il ne comprenoit rien à une imputation si contraire au respect qu’il portoit à madame Duval.

« Vous voilà, continua-t-elle, devenu furieusement poli ; mais nous vous devinons : vous voudriez gagner pied ici comme à Howard-Grove : il n’en sera rien, croyez-m’en ».

Les reproches de madame Duval étoient mêlés de tant de grossièretés, qu’elle réussit à réduire sir Clément au silence. Son embarras influa singulièrement sur le reste de la compagnie, et tous ceux qui, le moment auparavant, sembloient interdits de respect pour sa présence, reprirent un air aisé et triomphant.

Madame Duval encouragée par un succès aussi complet, poursuivit sa pointe. L’aventure de la mascarade et de l’emprisonnement de monsieur Dubois fut rapportée fort en détail. Sir Clément assura sur son honneur, que toute cette conversation étoit une énigme pour lui. Ah ! sir Clément, est-ce à ce prix-là que vous mettez votre honneur ?

Cependant sa situation empiroit de moment en moment ; il se défendit mal, et madame Duval finit par l’accuser formellement d’avoir été l’un des hommes masqués qui l’avoient si indignement traitée : elle le menaça de faire appeler sur-le-champ un commissaire. Les Branghton et M. Smith ne gardoient plus le moindre ménagement : ils partirent tous d’un éclat de rire. Sir Clément, par un geste imposant, les fit rentrer dans le devoir ; mais il crut pourtant que le plus sage seroit de se retirer. Il s’approcha de moi, qui, pendant toute cette scène, étois demeurée spectatrice indifférente ; et après m’avoir demandé si je lui permettrais du moins d’informer mes amis de Howard-Grove qu’il m’avoit laissée en bonne santé, il ajouta d’un ton de voix plus bas : « De grace, ma chère miss Anville, qui sont ces gens ? par quel hasard vous trouvez-vous dans de telles liaisons » ?

Je lui répondis haut qu’il ne me restoit qu’à le prier de présenter mes civilités à la famille Mirvan. Il s’en alla de très-mauvaise humeur ; je suppose qu’il ne se pressera pas trop à répéter ses visites.

Madame Duval se félicite beaucoup d’avoir tiré de son ennemi une vengeance aussi éclatante, et elle promet un traitement tout aussi humiliant au capitaine Mirvan, à la première occasion. M. Smith est un peu inquiet de s’être moqué d’un baronnet, et il nous déclara qu’il auroit été plus circonspect s’il l’avoit d’abord connu. Le jeune Branghton regrette de ne pas lui avoir demandé sa pratique, et sa sœur nous assure qu’elle l’avoit d’abord pris pour un homme de distinction. Tout cela est très-fort dans le goût de mes personnages, tels que je vous les ai dépeints.


LETTRE XLVIII.


Suite de la lettre d’Évelina.

Depuis trois jours, monsieur, nous menons un genre de vie tranquille et retiré. Le Vauxhall a dégoûté madame Duval des endroits publics ; mais comme il lui est impossible de rester long-temps chez elle, elle a résolu ce matin de dissiper ses ennuis par quelque partie de plaisir. Nous sommes sorties pour aller prendre les Branghton, et de là nous devions nous rendre aux jardins de Marybone.

Une grosse ondée nous a surprises en chemin, et le temps sembloit se mettre à la pluie pour toute la soirée. Rendues à Snow-Hill, j’ai retrouvé dans la boutique M. Macartney assis, un livre à la main, dans le même coin où je l’avois vu dernièrement : il me paroissoit plus triste et plus abattu que jamais. Cependant j’ai cru remarquer que sa physionomie s’éclaircissoit un peu à notre arrivée. Je lui ai fait involontairement la première révérence : il s’est levé, et m’a saluée avec une précipitation qui marquoit sa surprise et son trouble.

Quelques minutes après, la famille est venue nous joindre : M. Smith étoit engagé en ville.

On délibéroit si nous sortirions malgré le mauvais temps ; M. Branghton nous a conseillé de patienter encore, et de monter en attendant dans sa chambre. Son invitation a été acceptée, et je me préparois à le suivre, quand je vis que M. Macartney, qui avoit fermé son livre, me fixoit avec une attention particulière. Je m’apperçus qu’il desiroit de me parler ; et, pour lui en faciliter le moyen, je revins sur mes pas, après que tout le monde se fut retiré de la boutique. J’espérois que cette démarche l’encourageroit à s’expliquer ; mais elle ne fit qu’augmenter son embarras. Il se promenoit à grands pas en soupirant : enfin il se jeta dans un fauteuil.

J’étois trop affectée pour être témoin de son angoisse, et j’allois le quitter, pour lui laisser le temps de se remettre. Il me rappela. « Madame, au nom du ciel » ! me dit-il.

Il s’interrompit, et je fis de mon mieux pour lui cacher le trouble dont j’étois moi-même agitée. Je me flattois qu’il en viendroit à une ouverture : j’étois sur le point de lui offrir ma bourse, si je n’avois craint de l’offenser. Comme il continuoit de garder le silence, je pris sur moi de lui demander s’il souhaitoit de me parler.

« Oui, je le souhaitais, mais je n’en ai plus la force ».

« Une autre fois peut-être quand vous serez plus calme — ».

« Une autre fois ! reprit-il d’un ton lamentable. Hélas ! l’avenir ne m’offre que misère et désespoir ».

« Oh ! monsieur, ne vous abandonnez pas à des idées aussi accablantes. — Si vous désespérez ainsi de vous-même, comment pourrois-je… ».

« Ah ! madame, qui êtes-vous ? d’où venez-vous ? par quel hasard semblez-vous être devenue l’arbitre du sort d’un malheureux comme moi » ?

« Veuille le ciel que je puisse vous être utile » !

« Vous le pouvez » !

« Dites-moi comment » ?

« Eh bien ! madame, vous le saurez. La mort étoit l’unique ressource qui me restoit ; vous me l’avez enlevée, et j’ai acquis le droit de réclamer vos secours ».

« Achevez, monsieur ; on va descendre, et vous n’avez plus de temps à perdre ».

« Oui, madame ; pourriez-vous donc ? — voudriez-vous ? — mais je n’en doute pas. — Ô Dieu ! je n’ai pas le courage de le lui dire ».

Je pris ma bourse en main, et je m’approchai de lui. « Monsieur, si, en effet, je puis vous servir, pourquoi me refuserez-vous cette satisfaction ? Permettriez-vous… ».

« Ah ! madame, votre voix est celle de la pitié ; depuis long-temps, Dieu le sait, je ne la connois plus ».

Dans le même moment, j’entendis le jeune Branghton qui m’appeloit. Je saisis ce prétexte pour me retirer. « Que le ciel soit votre protecteur et votre consolateur » ! Ce furent mes dernières paroles ; je laissai tomber la bourse, et je gagnai au plus vîte l’escalier.

Je vous connois trop, mon cher monsieur, pour craindre que vous désapprouviez cette bonne action : je suis bien aise cependant de vous dire que je puis me passer de nouvelles remises, puisque j’ai peu de dépenses à faire, et que d’ailleurs je compte retourner bientôt à Howard-Grove.

Je dis bientôt ! et je ne pense pas qu’à peine quinze jours soient expirés du long mois pendant lequel je suis condamnée à languir ici.

Les Branghton ont beaucoup plaisanté du tête-à-tête que j’avois eu avec le sot Écossais (c’est ainsi qu’on le nomme) ; mais j’étois trop émue pour faire attention à leurs sarcasmes. La partie de Marybone a été heureusement renvoyée à un autre jour, et nous sommes rentrées chez nous de fort bonne heure. J’ai laissé madame Duval avec son fidèle compagnon M. Dubois, et je me suis retirée dans ma chambre pour m’entretenir avec vous, le meilleur de mes amis.

Voilà, monsieur, une journée que je finis avec un cœur bien content ; j’ai contribué à soulager, autant qu’il dépendoit de moi, un infortuné ; que le ciel en soit béni ! J’espère qu’avec ce petit secours, le pauvre M. Macartney pourra acquitter ce qu’il doit à ses hôtes.


FIN DU TOME PREMIER.




ŒUVRES

DE

MISS BURNEY.

TOME SECOND.












ÉVELINA,


OU


L’ENTRÉE D’UNE JEUNE PERSONNE


DANS LE MONDE.


PAR MISS BURNEY.


traduits de l’anglais.


TOME SECOND.




À PARIS,


Chez Maradan, Libraire, rue du Cimetière-
Saint-André-des-Arts, n°. 9.



AN VI. ― 1797.






LETTRE XLIX.


M. Villars à Évelina.
Berry-Hill.

Moi, désapprouver, ma chère Évelina, quand vous remplissez si bien votre devoir ! Non, mon enfant, j’en suis bien éloigné ; le trait d’humanité que vous me rapportez fait l’éloge de votre cœur, et je rougirois de vous reconnoître pour ma fille si vous étiez moins sensible. En attendant, il n’est pas juste que vous souffriez par vos libéralités : acceptez le billet ci-joint comme une marque de mon approbation, et comme une preuve du desir que j’ai d’appuyer vos bonnes intentions.

Ô ma chère Evelina ! si ma fortune égaloit votre inclination à faire du bien, avec quelle joie je la sacrifierois à soulager, par vos mains, l’honnête homme indigent ! mais ne regrettons pas les bornes que nous prescrivent nos facultés ; il suffit que nos bienfaits soient proportionnés à nos moyens ; la différence du plus au moins ne sauroit être d’un grand poids dans la balance de la justice.

D’après ce que vous me dites de l’infortuné étranger, auquel vous vous intéressez si généreusement, je croirois presque que sa situation provient plutôt d’un manque de conduite que de quelque malheur réel. Si, en effet, il est aussi pauvre que les Branghton le prétendent, il devroit tâcher de rétablir ses affaires par une activité industrieuse, au lieu de perdre son temps à lire dans la boutique de son créancier.

La scène des pistolets m’a fait frissonner ; j’ai été étonné de votre courage, et je l’ai admiré. Soyez toujours aussi intrépide, lorsqu’il s’agit de secourir un malheureux ; n’étouffez jamais la voix de la nature par timidité ou par scrupule. La douceur et la modestie sont, à la vérité, l’apanage principal de votre sexe ; mais dans les conjonctures pressantes, le courage et la fermeté n’en sont pas moins des vertus qui lui font honneur. Nous avons tous une même règle de conduite à suivre ; mais nous n’avons pas tous des forces égales pour fournir notre carrière : l’essentiel est de faire ce qui est en notre pouvoir, et nous sommes à l’abri des reproches.

Cependant, il y a quelque chose de trop mystérieux dans tout ce que vous avez vu et entendu de cet homme, pour que je me permette de juger mal de son caractère, qui d’ailleurs ne m’est pas assez connu. Il faut toujours tâcher d’interpréter en bien les cas douteux ; c’est un précepte fondé sur les liens de la société et sur les loix de l’humanité. Vous remarquerez également, ma chère Évelina, que vos recherches, au sujet de cet étranger, doivent avoir des bornes ; il y auroit de l’indiscrétion à les pousser trop loin.

Je ne saurois vous exprimer, au reste, toute l’indignation que m’a inspirée la conduite de sir Clément Willoughby : son insolence insupportable, et les soupçons odieux qu’il a osé former contre votre vertu, m’ont irrité à un degré de violence dont mes passions usées ne me paroissoient plus susceptibles. Il faut absolument rompre toute liaison avec lui ; la douceur de votre caractère l’a flatté, jusqu’ici, d’une entière impunité ; mais sa conduite autorise, et même exige votre ressentiment ; ne balancez pas à lui défendre votre porte.

Les Branghton, M. Smith, et le jeune Brown, sont trop au-dessous de vous pour qu’ils puissent vous donner un plaisir réel ; seulement je suis fâché que mon Évelina passe son temps en aussi mauvaise société.

Le jour même où ce mois fatal expirera, j’enverrai madame Clinton à Londres, pour vous ramener à Howard-Grove ; j’espère que votre séjour chez madame Mirvan ne sera pas de longue durée, car je suis dans la plus grande impatience de revoir et d’embrasser mon enfant chéri.

Arthur Villars.




LETTRE L.


Évelina à M. Villars.
Holborn, 27 juin.

Je viens de recevoir, monsieur, le présent gracieux que vous m’avez fait, et la lettre plus gracieuse encore dont il étoit accompagné. Jamais orpheline n’a été moins à plaindre que votre Évelina : sans mère, et je dirois presque sans père, ou plus malheureuse que si je n’en avois point : privée depuis mon enfance des deux premières consolations de la vie, ai-je jamais eu sujet de pleurer mes pertes ? Cette tendresse, cette indulgence, et ces soins qu’on attend de ses parens, m’ont-ils jamais manqué ? Ah ! que ne sont-ce là les seules raisons que j’ai eues pour donner des regrets à ceux dont je tiens le jour ! J’accepte, monsieur, avec reconnoissance la marque généreuse de votre approbation, et je m’appliquerai à remployer d’une manière qui ne soit pas indigne de la confiance que vous me témoignez.

Vos doutes, à l’égard de M. Macartney, m’embarrassent un peu. Il n’a pas l’air d’un homme devenu malheureux par sa faute ; mais avant que de quitter Londres, j’espère de mieux connoître sa véritable situation ; et lorsque j’aurai des preuves plus certaines du mérite que je lui suppose, je prendrai la liberté de le recommander à vos bontés.

Je suis prête à renoncer, autant qu’il dépendra de moi, à mes relations avec sir Clément Willoughby : mais, monsieur, suis-je bien la maîtresse de lui défendre ma porte ? Miss Mirvan me marque qu’il est arrivé à Howard-Grove, qu’il a ramené la gaîté dans le château, et qu’il est toujours l’ami de cœur du capitaine. Quant à moi, j’ai passé assez tranquillement mon temps depuis la dernière lettre que je vous ai écrite. Un gros rhume a obligé madame Duval à garder la chambre, et le mauvais temps m’a empêchée de voir les Branghton. Le fils est venu faire deux ou trois visites, pendant lesquelles il s’est conduit, s’il est possible, encore plus ridiculement que de coutume : il parle peu, sans faire presque la moindre attention à madame Duval, et il me regarde sans cesse en ricanant. Quelquefois il s’approche de moi, avec la mine d’un homme qui a un secret important à me révéler ; puis il s’arrête tout court, et me rit au nez. Oh ! quelles gens ! Heureux le moment où je verrai arriver notre bonne madame Clinton !

29 juin.

Hier matin, M. Smith a passé ici pour nous avertir que le bal de Hampstead auroit lieu le soir. Il offrit un billet à madame Duval et un autre à moi. Je le remerciai de sa politesse ; mais je lui fis remarquer qu’il avoit oublié bien vîte que je n’avois nulle envie d’être de cette fête.

« Bon Dieu ! madame, qui auroit pu s’imaginer que c’étoit sérieusement ? Venez joliment, et ne faites pas la revêche. Votre grand’maman vous veillera de près, et vous n’aurez rien à risquer. Plus de prétexte, je vous prie, quand les billets sont achetés ».

« Monsieur, si votre intention étoit de me les présenter sans me laisser la liberté de vous en remercier, j’avoue que je vous en aurois moins d’obligation ».

« Vous êtes bien mordante, madame, et il n’y a pas moyen de vous parler. Tenez, votre grand’maman vous en fera la proposition, et alors, j’en suis sûr, vous serez moins cruelle ».

Madame Duval fut prompte à se déclarer en faveur de M. Smith : elle me pressa de laisser là mes difficultés ; et d’accepter l’invitation, puisqu’elle étoit résolue de m’accompagner. Je lui fis des représentations, mais qui ne furent point écoutées. M. Smith lui remit les billets, et m’annonça, d’un ton triomphant, qu’il reviendroit de bonne heure.

Je fus très-fâchée d’être forcée à contracter une espèce d’obligation envers un jeune homme aussi présomptueux que M. Smith ; mais je pris d’abord la résolution de ne pas danser avec lui, quelque choqué qu’il pût être de mon refus.

Il revînt dans l’après-dînée, après avoir épuisé toutes ses ressources pour attirer mon admiration. Sa toilette étoit recherchée, quoique sans goût : mais l’air gêné que lui donnoit une parure à laquelle il n’étoit point accoutumé, et son affectation perpétuelle à jouer l’homme de condition, formoient un contraste ridicule avec ses manières grossières ; et malgré tous ses efforts, il étoit très-éloigné de faire ce qu’on appelle bonne figure.

Le jeune Branghton et sa sœur vinrent prendre le thé avec nous. Cette dernière ne put cacher l’émotion que lui causa la vue de M. Smith. Je m’étois proposé de concerter avec elle les moyens de rompre la partie du bal ; mais son humeur intraitable a dérangé ce projet. Elle mesura des yeux M. Smith ; et après m’avoir gratifiée d’un regard très-mécontent, elle alla bouder dans une croisée, répondant à peine aux questions de madame Duval, et me tournant le dos chaque fois que j’essayai de lui parler.

La vanité de M. Smith jouissoit véritablement du trouble de miss Branghton, et il n’eut pas seulement, la discrétion de déguiser le plaisir qu’il y prenoit. Enfin le jeune Branghton entama la conversation : « Vous voilà tous, nous dit-il, tirés à quatre épingles ; où comptez-vous donc aller ?

M. Smith. « Au bal de Hampstead ».

M. Branghton. « Au bal ! Haha ! ma tante va au bal » !

Madame Duval. « Oui, au bal. Je ne vois pas ce qui pourroit m’en empêcher ».

M. Branghton. « Et danserez-vous aussi, ma tante » ?

Madame Duval. « Et pourquoi non ? mais en tout cas ce ne sont pas vos affaires ».

M. Branghton. « Peste ! je voudrois être aussi de ce bal, ne fût-ce que pour voir danser ma tante. Mais la question sera de trouver un cavalier ».

Madame Duval. « Vous êtes le plus insolent drôle que j’aie jamais vu, et je vous promets que je m’en plaindrai à votre père ».

M. Branghton. « Eh ! de quoi vous mettez-vous en colère, ma tante ? Vous vous emportez pour un rien, et vous ne faites que gronder précisément comme mes sœurs ».

Miss Branghton. « Parlez pour vous, mon frère, et laissez mon nom hors du jeu ».

M. Branghton. « Bon, ne voilà-t-il pas déjà qu’elle se gendarme ? Il n’y a rien de tel pour les femmes que la dispute : c’est leur combat favori ».

M. Smith. « Fi donc ! M. Branghton ! vous vous oubliez ; m’avez-vous jamais entendu parler aux dames avec si peu d’égards » ?

M. Branghton. « Eh ! que m’importe. Vous êtes un petit-maître, et moi pas : et puisque vous vantez tant votre politesse, vous trouverez de quoi l’exercer, en vous donnant pour danseur à ma tante. Hé ! cela seroit une bonne scène ».

Madame Duval. « Bonne ou mauvaise, vous n’en verrez rien ; tout ce que je puis vous conseiller, c’est d’épargner, vos plaisanteries, que je goûte fort peu. D’ailleurs, que je dansasse avec M. Smith, il n’y auroit pas là de quoi crier au miracle ».

M. Smith. « Je croyois, madame, que vous joueriez aux cartes, et que j’aurois l’honneur de danser avec mademoiselle ».

Je saisis volontiers cette occasion pour lui déclarer que je ne danserois pas du tout.

Miss Branghton. « Pas danser du tout ? Oui, c’est à-peu-près dans ce dessein qu’on va au bal ordinairement ».

M. Branghton. « Bon, tenez ferme, cousine ; M. Smith sera obligé de se contenter de ma tante : comme il sera capot »!

M. Smith. « Oh ! je gage que mademoiselle changera d’idée. Elle ne m’échappera pas ».

« Vous vous trompez, monsieur, interrompis-je, et permettez que je vous désabuse : ma résolution est prise, et j’y demeurerai ferme, comptez là-dessus ».

Miss Branghton. « C’est donc une folie que d’aller au bal. Qu’y prétendez-vous faire » ?

« Je n’y vais que pour complaire à madame Duval ».

M. Branghton. « Ma sœur voudroit bien être à votre place ; il y a déjà long-temps qu’elle fait les yeux doux à M. Smith ».

Miss Branghton. « Comment, vous osez !… Votre impudence mériteroit un bon soufflet — ».

M. Smith. « Ha ! ceci va trop loin, M. Tom ; il ne faut jamais trahir les secrets des dames : laissez-le parler, miss Biddy, il ne sait ce qu’il dit ».

M. Branghton. « Cependant je suis sûr que Bid donneroit le bout de son petit doigt pour être de ce bal ; mais M. Smith préfère la cousine, et en cela tout le monde sera de son avis ».

Pendant que miss Branghton ripostoit aux sorties de son frère par une réponse des plus vives, M. Smith me dit à l’oreille : « Comment pouvez-vous, madame, avoir assez de cruauté pour être plus belle que vos cousines ? Peut-on, en effet, les regarder en votre présence » ?

« Ne croyez pas ce qu’il vous conte, s’écria le jeune Branghton : c’est un méchant homme, et je vous réponds qu’il ne vous épousera point ; car il m’a protesté plus d’une fois qu’il ne se marieroit jamais. D’ailleurs, s’il en avoit eu envie, Bid l’auroit soufflé il y a long-temps, et l’auroit remercié par-dessus le marché ».

« Allons, Tom, reprit M. Smith, point d’indiscrétion ; vous me mettrez mal avec ces dames : cependant si jamais je me mariois, ce seroit avec votre cousine ».

Ce seroit ! — Et que pensez-vous, monsieur, de ce ton de hardiesse ? Un regard d’indignation fut toute ma réponse, et je me retirai à l’autre bout de la chambre.

Bientôt après M. Smith envoya chercher une remise. Je m’approchai de miss Branghton pour lui dire adieu ; mais elle ne daigna pas me répondre. Elle s’imagine sans doute que j’ai été au-devant des prétendues politesses de ce fat ; que ne sait-elle combien je desirerois d’en être dispensée !

Le bal se donnoit à Hampstead dans un appartement qu’on appelle la salle longue. Cette épithète lui convient parfaitement, car sa longueur est la seule chose qui le distingue.

Madame Duval ayant engagé M. Smith pour les deux premières danses, je fus quitte pendant quelque temps de ses importunités. On voyoit bien qu’il se seroit passé volontiers de cet honneur ; mais madame Duval ne démord pas aisément, et M. Smith fut obligé de lui donner la main.

Je fus fort surprise quand je lui entendis dire qu’elle vouloit danser le menuet. C’étoit s’exposer ouvertement ; elle fut même embarrassée d’en faire la proposition : M. Smith l’adressa au maître des cérémonies.

Elle accepta le premier venu qui se présenta ; et, pendant la danse, je me crus trop heureuse de n’être point connue de ceux qui m’entouroient. Elle s’en acquitta on ne peut pas plus mal ; et son âge, son ajustement brillant, et la quantité de rouge quelle avoit mis, lui attirèrent les regards, et je crois bien aussi les railleries de toute l’assemblée. M. Smith eut l’incivilité de se moquer publiquement d’elle, et de la couvrir de ridicules de son mieux. Il se tourna ensuite vers moi, pour me dire combien il enrageoit d’avoir été forcé de danser avec madame Duval. Je fis peu d’attention à ses propos, et je lui dis qu’il me convenoit moins qu’à tout autre d’écouter des plaintes de cette nature.

Lorsqu’elle vint nous, retrouver, elle me déconcerta infiniment, en me demandant comment j’avois trouvé son menuet ? Je lui répondis en termes polis ; mais la froideur de mon compliment parut lui déplaire. Elle appela M. Smith pour danser une contredanse, et ils s’en allèrent joindre les rangs. M. Smith s’avisa de me dire, avant que de partir, qu’il mourroit de honte, si quelqu’un de ses connoissances le voyoit danser avec une vieille femme.

Je jouis de nouveau de quelques momens de tranquillité ; mais ce bonheur ne dura pas long-temps. Un jeune écervelé vint me demander la faveur d’une danse. Sur mon refus il devint si importun, que j’eus besoin de tout mon sérieux pour me débarrasser de lui.

La même proposition me fut répétée par plusieurs jeunes gens, dont l’extérieur et le langage me firent mal augurer de leur éducation et de leurs mœurs. Ma situation étoit très-désagréable ; j’étois restée seule, et cette circonstance n’étoit guère propre à tenir ces messieurs en respect. Je fis tout ce que je pus pour écarter les soupçons qu’on auroit pu former ; et, pour mieux réussir, je pris un air de fierté et de gravité qui en imposoit à tout le monde, et qui vous auroit sûrement amusé, monsieur.

Je n’eus pas trop sujet de me réjouir du retour de ma société. M. Smith recommença ses instances pour m’engager à danser avec lui, et madame Duval m’annonça qu’elle alloit se mettre en jeu, et dès qu’elle eut arrangé sa partie, elle nous quitta.

Je ne vous rapporterai point la suite de notre entretien. M. Smith me tourmenta au point, que, lasse de lui faire résistance, j’aurois cédé infailliblement à ses prières, si je ne m’étois rappelé heureusement l’aventure de M. Lovel. Je pris donc le parti d’informer mon persécuteur qu’il ne tenoit plus à moi de le satisfaire, puisque j’avais déjà refusé plusieurs messieurs en son absence. Cet aveu le mit de fort mauvaise humeur, et il jugea à propos de me faire des reproches sur ce que je n’avois pas dit à ceux qui m’avoient demandée, que j’étois déjà engagée.

L’indifférence totale avec laquelle je l’écoutois, lui fit changer de conversation. En effet, je ne pus guère m’empêcher de me laisser aller à des distractions : je n’étois occupée dans ce moment que du souvenir des deux bals auxquels j’avois assisté précédemment. — Ma cotterie, — la conversation, — l’assemblée : oh ! quel contraste prodigieux !

Bientôt il réussit à réveiller mon attention par son extrême impertinence. Il osa me parler de ce qu’il appeloit l’admiration que je lui inspirois, et il en vint à des explications si familières, que je me crus autorisée à lui témoigner mon mécontentement dans les termes les moins équivoques.

Mais quelle fut ma surprise, quand je remarquai que cet homme n’attribuoit mon ressentiment qu’aux doutes que je pouvois avoir de la sincérité de ses propositions. « Soyez moins prompte, me dit-il, ma chère dame ; mes vues sont honnêtes, je vous le proteste. Pouvez-vous exiger qu’on se décide tout d’un coup pour une chose aussi sérieuse que le mariage ? Perdre sa liberté, se couvrir de ridicule aux yeux de ses amis, en vérité ce n’est pas une bagatelle. Jamais femme, avant vous, n’a pu me faire envisager l’état du mariage comme supportable ; il m’a toujours paru un vrai enfer ».

« Votre opinion, monsieur, sur ce sujet ne m’intéresse guère, je vous l’avoue ; et ce seroit perdre le temps très-inutilement, que de discuter cette matière avec vous ».

« Vous êtes un peu trop vive, madame. Qu’une femme aime l’état du mariage, cela est naturel ; mais il n’en est pas de même de nous autres hommes. Mettez-vous, par exemple, à ma place ; figurez-vous que j’ai toujours vécu dans un cercle d’amis, qui m’ont connu jusqu’ici des sentimens très-différens de ceux que je dois adopter aujourd’hui : eh bien ! madame, croyez-vous qu’il soit si aisé que je tende après cela les mains aux chaînes du mariage » ?

Un raisonnement aussi sot et aussi arrogant ne méritoit point de réponse.

« Sans parler de miss Biddy, que je n’aurois pas seulement citée sans l’indiscrétion de son frère, vous pouvez être persuadée, madame, qu’on m’a déjà proposé plusieurs partis avantageux. Il n’en est point, dans ce grand nombre, auquel je me sois donné la peine de penser deux fois ; vous seule avez réussi à me mettre dans vos fers : cette victoire ne vous chatouille-t-elle pas un peu » ?

« Monsieur, lui répondis-je, vous vous trompez grossièrement, si vous vous imaginez que votre confidence m’inspire le moindre orgueil : loin de-là, vous me permettrez de vous dire que je me croirois infiniment humiliée en vous écoutant davantage ». En même temps je le laissai pour passer le reste de la soirée à côté de madame Duval. Elle plaignit beaucoup mon ignorance, quand elle apprit que j’avois refusé ceux qui m’avoient demandé à danser.

Le ton orgueilleux que je me suis permis envers M. Smith, est tout-à-fait nouveau pour moi ; mais il étoit nécessaire. Pouvois-je souffrir que cet homme me crût entièrement à sa disposition ?

Le parti que j’avois pris me procura du moins quelque repos. M. Smith cessa ses importunités, et même il ne me parla plus de la soirée, sinon qu’en partant il me dit d’un air piqué : « Une autre fois, quand je prendrai des billets pour une demoiselle, je ferai mes conditions d’avance, pour qu’elle ne me cède pas à sa grande mère ».

C’est ainsi que finit cette partie si long-temps projetée, dont je m’étois promis tout l’ennui qu’elle m’a effectivement donné.




LETTRE LI.


Suite de la lettre d’Évelina.

Je viens de recevoir, de la part de M. Macartney, une lettre des plus intéressantes, et je vous l’adresse, mon cher monsieur, persuadée que la lecture vous en fera plaisir. J’ai lieu, plus que jamais, de me réjouir de ce que j’ai fait pour cet étranger.

M. Macartney à miss Anville.

Madame,

Permettez que l’étranger infortuné que vous avez retiré avec tant de générosité du bord du précipice, vienne, pénétré du sentiment de la plus parfaite reconnoissance, vous offrir, madame, ses très-humbles actions de grâces, et vous demander pardon de l’effroi qu’il vous a causé.

Vous m’ordonnez de vivre ! je le puis maintenant, car je ne suis plus pressé de quitter le monde depuis que votre cœur compatissant a daigné soulager ma misère, depuis que j’ai la persuasion de ne plus être confondu dans la foule des malheureux.

La bonté avec laquelle vous vous êtes intéressée à ma situation, me donne lieu de croire que peut-être vous ne seriez point fâchée, madame, d’être informée des motifs qui m’ont conduit au coup désespéré que votre présence a détourné, je dirai presque par un miracle. Je vous dois le récit de mes malheurs ; mais comme les détails dans lesquels je vais entrer pourroient révéler des secrets importans, je vous supplie de les regarder comme sacrés, malgré la précaution que j’ai prise de ne nommer personne.

Je suis né en Écosse, où j’ai été élevé par les soins d’une mère, Anglaise d’origine, et qui n’avoit point de parens dans ma patrie. Je fus l’objet de toute sa tendresse. Elle me disoit souvent que la vie retirée que nous menions, et notre éloignement de sa famille, provenoient d’une mélancolie invincible, dans laquelle l’avoit jetée le décès de mon père, mort subitement peu de temps avant ma naissance.

J’ai fait des études à Aberdeen, où je me liai d’amitié avec un jeune homme fort riche ; liaisons que j’envisageai comme le premier bonheur de ma vie, et qui devinrent pour moi une source de chagrins. Mon ami étant sur le point de quitter l’académie, se disposa à voyager, et il fallut nous séparer. J’étois destiné à l’église, et je n’avois d’autre fortune que celle que je pouvois acquérir par mes talens ; je n’osois donc pas même former le projet de l’accompagner. Il est vrai qu’il se seroit fait un plaisir de me défrayer ; mais un pareil arrangement ne s’accommodoit guère avec mes principes : j’attachois trop de prix à l’amitié, pour en ravaler la dignité par des obligations pécuniaires.

Nous entretînmes pendant deux ans une correspondance suivie, dans laquelle nous nous confiâmes tous nos secrets. Mon ami ayant achevé ses courses, m’écrivit de Lyon qu’il alloit retourner en Angleterre, et me pressa de venir le joindre à Paris, où il se proposoit de faire quelque séjour. Le désir de le revoir après une si longue absence, m’engagea à solliciter le consentement de ma mère : elle eut l’indulgence de souscrire à ma demande ; elle parvint à fournir aux frais de mon voyage, et je partis pour la France.

Le moment où j’embrassai cet ami de cœur fut le plus heureux de ma vie. Il m’introduisit dans plusieurs bonnes maisons ; et les six semaines que j’avois destinées à mon absence, étoient écoulées sans que je m’en fusse apperçu. Je dois avouer cependant que la société de mon ami n’étoit pas le seul sujet de ma félicité. Je fis la connoissance d’une demoiselle, fille d’un Anglais de distinction, et je pris avec elle des engagemens dont je lui jurai mille fois l’éternelle durée. Elle sortoit justement du couvent, où elle avoit été mise fort jeune ; et, quoique née en Angleterre, elle ne parloit pas même la langue de son pays. Sa figure et son caractère étoient également aimables ; mais ce qui me la rendit sur-tout infiniment chère, ce fut la générosité avec laquelle elle s’offrit à renoncer en ma faveur aux plus belles espérances.

Le moment de mon départ étant arrivé, l’idée terrible de quitter l’objet de ma tendresse m’affligeoit nuit et jour. Je n’eus pas le courage d’informer son père de nos liaisons. Il pouvoit se flatter raisonnablement de procurer à sa fille un établissement avantageux, et il n’auroit pas manqué de rejeter avec mépris l’offre de ma main. En attendant, je conservois un libre accès dans la maison ; ma maîtresse y étoit confiée à la direction d’une vieille gouvernante, que j’avois réussi à mettre dans mes intérêts.

Enfin, un jour que son père étoit sorti, il rentra l’après-dînée au moment où nous y pensions le moins ; et c’est l’époque de la misère à laquelle j’ai été depuis en proie. Il avoit vraisemblablement écouté notre conversation ; car il se jeta dans la chambre en furieux. Mais quelle fut la scène qui suivit ! — Honteux de mes complots clandestins, convaincu de mes torts, il me fallut endurer les reproches les plus insultans. À la fin, pourtant, ses emportemens lassèrent ma patience, — Il me donna les épithètes de gueux, de lâche Écossais. Je pris feu à ces mots, et je tirai l’épée : lui, tout aussi alerte que moi, se mit en défense. Je n’avois point affaire à un vieillard, mais à un homme dans toute la vigueur de l’âge, et capable de me tenir tête. En vain sa fille implora sa clémence, en vain tâchai-je de réprimer ma colère pour le calmer : il continua ses reproches ; ma personne, ma patrie, furent chargées d’opprobres et d’ignominie. Je ne pus plus contenir ma rage : nous nous battîmes, et je le blessai dangereusement.

J’étois au désespoir de ce qui venoit d’arriver. La jeune demoiselle s’évanouit ; la duègne, attirée par le bruit, me pressa de prendre la fuite, et promit de m’informer des suites de cet événement. Le tumulte qui s’éleva dans la maison, m’avertit que je n’avois plus de temps à perdre ; je m’éclipsai, agité d’un trouble inexprimable.

Il étoit impossible que cette aventure demeurât cachée ; j’en fis la confidence à mon ami. Vers minuit, la duègne vint me rapporter que son maître étoit en vie, et que l’évanouissement de sa jeune maîtresse n’avoit point eu de suite. Mon éloignement devint d’une nécessité absolue ; la duègne promit d’informer mon ami de la tournure que cette fâcheuse affaire pourroit prendre, et elle s’engagea de me faire parvenir des lettres par son canal. Dans ces circonstances, je quittai Paris ; les soins de mon ami favorisèrent mon départ, et j’arrivai en Écosse. J’aurois préféré de m’arrêter en chemin, pour être plus à portée de recevoir les nouvelles qui m’intéressoient ; mais le mauvais état de mes finances me priva de cette satisfaction.

Ma situation déplorable n’échappa point à la pénétration de ma mère. Elle insista pour savoir les motifs de mon chagrin. Je ne pus me refuser à ses instances, et je lui fis un récit fidèle de tout ce qui s’étoit passé. Elle m’écouta avec une émotion visible ; je lui nommai les personnes, et son effroi augmenta. Enfin, quand j’arrivai à la catastrophe, quand je lui dis que j’avois renversé mon adversaire, elle s’écria : « Ah ! mon fils, vous avez tué votre père » ! et dans le même instant elle tomba sans connaissance à mes pieds. Je n’essaierai point, madame, d’achever ce tableau cruel ; un cœur tel que le vôtre me dispensera aisément une tâche aussi pénible. Dès que ma mère eut repris l’usage de ses sens, elle me raconta des événemens qu’elle avoit espéré de couvrir à jamais d’un voile impénétrable. Hélas ! ce n’étoit point la mort qui lui avoit enlevé mon père. — Lié avec elle par les seuls liens de l’honneur, il l’avoit abandonnée. — Notre établissement en Écosse n’étoit point l’effet du choix de ma mère : — elle y avoit été reléguée par une famille justement irritée. Pardonnez, madame, si j’abrège cette narration.

Je succombai sous le poids de ma misère, et je passai une semaine entière dans un délire perpétuel. Ma mère étoit encore plus à plaindre que moi : elle ne mit point de frein à sa douleur, se reprochant sans cesse le danger auquel sa trop grande réserve m’avoit exposé. Après bien des efforts, je repris une assiette un peu plus tranquille ; mais ce repos fut bientôt troublé par d’autres inquiétudes, je ne recevois point de lettres de Paris, et quoique ce retard pût être causé par les vents contraires, il me paroissoit insupportable ; vingt fois je fus sur le point de retourner en France à tout hasard. Enfin il arriva une malle qui me remit plusieurs lettres à la fois ; elles m’apportèrent des nouvelles capables de diminuer du moins mes chagrins les plus accablans : j’appris que je n’avois pas consommé l’horreur du parricide ; que mon père étoit en vie ; que dès que sa guérison seroit achevée, il se proposoit de faire un voyage en Angleterre pour y conduire ma malheureuse sœur, qui devoit se retirer chez une de ses tantes.

Je résolus aussi-tôt d’aller au-devant d’eux à Londres, de révéler à mon père irrité le secret de cette terrible aventure, et de le convaincre par-là qu’il n’avoit plus rien à craindre du choix fatal de sa fille. Ma mère goûta ce projet, et me munit d’une lettre qui attestoit la vérité de mes assertions. Comme je n’avois pas le moyen de fournir largement aux frais du voyage, je fis ma route de la manière la moins coûteuse. Je me logeai dans un petit réduit, — que vous avez eu occasion de voir, madame, et je me mis en pension chez mes hôtes.

C’est ici que je languissois dans l’attente de ma famille ; mes espérances furent trompées, et je compris que j’avois fait une nouvelle imprudence en quittant aussi brusquement l’Écosse. Mon père étoit retombé malade après avoir été guéri de sa blessure, et au bout de six semaines j’appris par une lettre de mon ami que le voyage avoit été différé pour quelque temps.

Mes finances étoient presque épuisées, et je me vis obligé, malgré moi, de recourir encore à ma mère pour la prier de m’aider à retourner en Écosse. Hélas ! la réponse que je reçus n’étoit point de sa main ; — une dame qui, pendant plusieurs années, avoit été sa compagne, m’écrivit que son amie avoit été attaquée d’une fièvre maligne, et que nous avions eu le malheur de la perdre.

Vous jugerez aisément, madame, de l’impression que devoient produire sur moi tant de coups redoublés.

La dame dont je vous parle m’adressoit une lettre que ma mère avoit écrite pendant sa maladie, avec beaucoup de difficulté, à un de nos proches parens ; elle y dépeignoit ma situation avec une tendresse vraiment maternelle, et elle supplioit ce parent d’employer ses bons offices pour me procurer une place. Mais j’étois tellement abattu sous le poids de mes malheurs, que je laissai écouler plus de quinze jours sans penser à remettre la lettre à son adresse. J’y fus contraint par nécessité. Je me pourvus d’un habit de deuil, afin de paroître décemment ; je me mis en devoir de chercher mon parent : on me dit qu’il étoit hors de ville.

Dans cet état désespéré, mon orgueil, qui jusqu’ici s’étoit roidi contre l’adversité, commença à plier, et je me décidai à réclamer les secours de l’ami qui m’avoit offert mille fois ses services. Je les avois toujours rejetés, et même dans ma triste situation j’attendis encore une semaine entière, avant que de me résoudre à lui envoyer une lettre, que je regardois comme le tombeau de mon indépendance, tant il est difficile de se défaire des principes, ou, si vous voulez, des préjugés qu’on a une fois contractés.

Enfin, réduit à mon dernier escalin, harcelé de la manière la plus insolente par mes hôtes, mourant presque de faim, je cachetai ma lettre, et je sortis pour la mettre à la poste. Mais M. Branghton et son fils m’assaillirent dans leur boutique ; ils m’insultèrent grossièrement, me menacèrent de me jeter en prison, si je ne les satisfaisois incessamment. Leur dureté me perça le cœur ; je les priai de prendre patience jusqu’au lendemain, et je les quittai dans un accablement difficile à exprimer.

Je réfléchis alors que ma lettre arriveroit trop tard pour me sauver de l’ignominie dont j’étois menacé ; je la déchirai, et à peine pus-je prendre sur moi de prolonger d’une minute ma malheureuse existence.

Dans le désordre de mon esprit, je conçus l’horrible dessein de faire le métier de voleur de grand-chemin ; je retournai au logis pour travailler à l’exécution de ce projet ; je ramassai celles de mes nippes dont je pouvois me passer le plus aisément, je les vendis, et j’achetai, de l’argent que j’en tirai, une paire de pistolets, de la poudre et des balles. Mon intention n’étoit pas cependant d’employer ces armes contre les passans que je me proposois d’attaquer ; je ne voulois m’en servir que pour les effrayer, ou même pour me délivrer d’une punition infamante, au cas que j’eusse le malheur d’être arrêté. Mon intention étoit de me procurer l’argent nécessaire pour payer M. Branghton, et pour retourner en Écosse ; après quoi je me flattois de découvrir, par les papiers publics, les personnes que j’aurois dépouillées, et de leur restituer ce que je pourrois leur avoir enlevé. Projet également horrible et insensé !

Incapable de commettre une bassesse, je n’envisageois qu’en tremblant l’exécution de mon plan ; je me soutenois à peine en rentrant chez moi : les Branghton ne s’apperçurent point de mon trouble.

Je termine ici mon récit ; vous savez, madame, mieux que moi, ce qui s’est passé dans la suite. Mais pourrois-je jamais oublier ce moment, où, prêt à commettre le crime, je disposois ces armes qui étoient destinées, ou à ravir le bien d’autrui, ou à me donner la mort, vous vous précipitâtes dans ma chambre, pour retenir mon bras ! Ce moment étoit auguste ! Le doigt de la providence sembloit me séparer encore de l’éternité ! Vous me parûtes un ange descendu des cieux ! Mon désordre, et, s’il m’est permis de l’ajouter, la beauté éclatante de votre figure, contribuèrent à rendre l’illusion complète.

Maintenant, madame, après m’être acquitté de la tâche qui m’étoit imposée envers vous, il m’en reste une à remplir qui me dédommagera de ce que la première a de pénible ; c’est de vous remercier, autant que je le puis, de votre bienfait généreux : soyez sûre que j’en ferai un bon usage. Vous avez dessillé mes yeux ; je reconnois le faux orgueil qui m’a guidé jusqu’ici : à quel excès ne m’a-t-il point conduit ? Je méprisois les secours d’un ami, tandis que j’étois résolu de recourir aux moyens les plus déshonorans pour en extorquer d’un inconnu, aux risques de le réduire par-là à une situation aussi misérable que la mienne ! et dans le moment même où vous m’offrîtes vos bienfaits, quel combat cruel, n’eus-je pas à soutenir, avant que de me résoudre à les accepter ? Tels sont les sentimens avec lesquels je reçus vos dons.

J’ai remis entre les mains de M. Branghton une bague que je tiens d’une mère, dont le souvenir m’est infiniment cher : ce bijou garantit le montant de ma dette. Le présent que vous m’avez fait, madame, suffira pour mon entretien, jusqu’à ce que je reçoive des nouvelles de mon ami, auquel je viens d’écrire. Le parent que j’attends ici ne sauroit, d’ailleurs, différer son retour de long-temps.

Il y auroit de l’extravagance à vous dire, madame, que j’acquitterai jamais la dette que j’ai contractée envers vous ; je n’en suis point capable ! Le service que vous m’avez rendu est de nature à rendre toute rétribution impossible ; c’est par vous que j’ai repris l’usage de ma raison ; vous m’avez appris à vaincre ces passions qui me l’avoient ôtée ; et si dorénavant je ne puis point éviter les calamités, je saurai du moins les supporter en homme ! Ma gratitude pour vos bontés sera sans bornes ; mais permettez en même temps que j’envisage comme une avance l’argent que vous m’avez remis, et que je m’engage de vous le restituer quand je le pourrai.

Je suis, madame, avec le plus profond respect et une entière reconnoissance, &c.

J. Macartney.


LETTRE LII.


Continuation de la Lettre d’Évelina.
Holborn, 1er juillet, à 5 heur. du matin mars.

J’ai à vous rendre compte, mon cher monsieur, d’une aventure qui a occupé mon esprit pendant toute la nuit, et je me lève de grand matin pour vous en entretenir.

On étoit convenu hier que nous passerions la soirée dans les jardins de Marybone, où M. Torré, un célèbre étranger, devoit tirer un feu d’artifice : madame Duval, les Branghton, M. Dubois, M. Smith, M. Brown et moi composions la partie.

Nous arrivâmes des premiers, monsieur Branghton ayant déclaré qu’il vouloit bien voir pour son argent, et se dédommager de son mieux d’une dépense aussi frivole.

Notre société s’étoit dispersée en chemin ; M. Brown et miss Polly ouvrirent la marche ; M. Smith avoit donné le bras à miss Branghton, et sembloit s’être proposé de se venger de mes refus du bal, car il réserva pour sa moitié toutes les attentions qu’il m’avoit témoignées ci-devant ; miss Branghton parut jouir de son triomphe, et se tourna souvent en arrière, pour voir si je faisois attention à l’heureuse intelligence qui subsistait entre elle et M. Smith. M. Dubois accompagna madame Duval. M. Branghton marcha seul ; mais son fils s’appliqua avec d’autant plus d’assiduité à me rendre ses soins, et il me pressa beaucoup d’accepter son bras : je le remerciai, et je restai à côté de madame Duval.

Le soi-disant jardin de Marybone ne se distingue ni par sa magnificence, ni par sa beauté ; nous y mourions tous d’ennui, et j’attendis avec impatience le moment où la musique devoit commencer : on vint nous avertir que l’orchestre étoit prêt ; un certain M. Barthelemon joua un concert de violon avec autant d’habileté que de goût.

Le feu d’artifice étant sur le point d’être exécuté, nous courûmes en avant pour nous assurer de bonnes places ; mais la foule étoit si grande, que M. Smith nous conseilla de demander un banc pour nous y tenir debout. Nous en fûmes effectivement pourvues, et nos messieurs nous quittèrent tous, en promettant de venir nous rejoindre dès que le spectacle seroit fini.

Le feu d’artifice étoit d’une grande beauté : il représentoit l’histoire d’Orphée et d’Eurydice ; mais à l’endroit où, par un regard fatal, ces deux amans sont de nouveau séparés, il se fit une si violente explosion, que nous descendîmes toutes du banc pour reculer de quelques pas, la quantité d’étincelles qui nous entouroient nous faisant craindre un accident.

Je m’étois malheureusement écartée un peu trop loin, et je ne m’en apperçus que lorsqu’un inconnu me dit : « Venez avec moi, mon enfant, je prendrai bien soin de vous ».

Ne retrouvant personne de ma société, je me sauvai en diligence vers l’endroit que je venois de quitter ; le banc étoit occupé par des gens que je ne connoissois point : je me vis seule et abandonnée au milieu de la foule, je courus de tout côté sans savoir quel parti prendre. À tout moment j’étois accostée par quelque insolent, qui se croyoit autorisé, par mon embarras, à me lancer ses mauvaises plaisanteries, ou à me tenir des propos doucereux, également choquans.

Un jeune officier entr’autres eut la hardiesse de me prendre par la main, en me disant : « Vous êtes jolie, ma petite, et je vous engage dans ma compagnie ».

Je m’arrachai d’entre ses bras, et me réfugiai vers deux dames qui passoient dans ce moment ; je les suppliai de m’accorder leur protection.

Elles me reçurent avec un grand éclat de rire. « Venez parmi nous », me répondirent-elles, et elles prirent mes deux bras.

« D’où peut vous venir une telle frayeur » ? continuèrent-elles d’un ton ironique. Je leur racontai ingénument ce qui venoit de m’arriver, et je les priai de m’aider à chercher mes amis.

« Oh ! vous n’en manquerez pas, ma chère, tant que vous serez avec nous. » Je les assurai que les miens reconnoîtroient obligeamment les services qu’elles voudroient bien me rendre. — Mais, monsieur, je ne tardai pas à me convaincre dans quelles mains j’étois tombée ; les éclats perpétuels de ces femmes, leur conversation, leurs manières, tout me prouva que je n’avois à attendre d’elles qu’insultes et déshonneur. Jugez de ma situation !

Je guettois le moment où je pourrois échapper à ces deux méchantes créatures. Elles me firent mille questions : qui j’étois ? d’où je venois ? etc. Je leur fis des réponses vagues. Mais quelle fut ma consternation, quand je vis arriver mylord Orville qui s’avançoit vers nous ? Je ne saurois vous exprimer tout ce que je sentis dans ce moment ; quand même j’aurois eu le malheur d’être tombée dans l’état de dégradation que mes compagnes pouvoient faire soupçonner, je n’aurois pu sentir davantage ma honte.

Heureusement le lord passa outre sans faire attention à nous : je crus cependant remarquer qu’il jeta un coup d’œil de notre côté.

L’une de ces femmes me demanda si je connoissois ce jeune homme ? Je lui dis que non, pour éviter toute explication.

Quelques minutes après, j’entendis, à ma grande satisfaction, la voix de M. Branghton : « Dieu soit loué ! m’écriai-je, voici quelqu’un de notre partie », et aussi-tôt je le joignis pour prendre son bras. Je remerciai les deux femmes de leur politesse, et leur fis entendre que je ne prétendois pas les incommoder davantage.

Dans le même moment, je rencontrai madame Duval et les demoiselles Branghton, qui toutes étoient fort curieuses de savoir ce que j’étois devenue : je leur promis que nous en parlerions une autre fois. Il m’importoit d’écarter ces deux femmes, qui continuèrent toujours à prêter une attention indiscrète à notre conversation : elles eurent même la hardiesse de nous proposer d’être des nôtres ; personne ne les refusa, et je n’osois rien dire moi-même. Il me fallut de nouveau consentir à m’associer avec elles.

Comme si tout avoit conspiré à me couvrir de confusion, le hasard voulut que nous rencontrassions encore le lord Orville. — Cette fois-ci il m’apperçut. — Sa présence fut un coup de foudre pour moi ; je n’avois pas le courage de le regarder en face : il s’approcha vers moi, et nous nous arrêtâmes tous.

Il eut la bonté de me saluer, et il me fixa d’une manière qui exprimoit assez sa surprise : je crus cependant lire dans ses yeux un certain intérêt qu’il sembloit prendre à ma situation, et cette idée est la seule consolation que j’aie eue dans cette horrible soirée.

Je n’ai point retenu ce que mylord Orville me disoit, j’étois trop émue pour l’écouter avec attention ; je sais seulement que je gardois le silence, et qu’après une courte pause il me quitta.

Je ne réussirai jamais, monsieur, à vous dépeindre tout ce que je souffrois. Je suppliai madame Duval de me tenir séparée du reste de la société, et de permettre que je demeurasse seule avec elle. Le lord étoit encore trop près de nous pour que cette démarche eût pu lui échapper : il revint sur ses pas. Cette complaisance me dédommagea en grande partie des chagrins que j’avois essuyés ; elle me prouva dans un homme du caractère réservé et tranquille d’Orville, que mon embarras lui faisoit quelque peine : c’est ainsi, du moins, que j’interprétai son retour.

Il m’en fit ses excuses avec une politesse à laquelle je ne suis plus habituée dès long-temps : il me demanda des nouvelles de madame Mirvan et de sa famille. La conjecture flatteuse que j’avois formée me rendit le courage ; je lui répondis avec aisance. Notre conversation fut bientôt interrompue par un éclat de rire indécent de la part des demoiselles Branghton : j’en rougis ; mylord Orville leur lança un regard plein d’indignation, et ne dit plus rien.

Madame Duval, à qui les apparences en imposent si facilement, avoit pris jusqu’ici les deux femmes qui s’étoient mises de notre partie pour des personnes du bon ton ; elle commença cependant à concevoir de la défiance, et elle jugea à propos d’arrêter une loge pour y attendre M. Branghton. Nous y fûmes suivies par ces créatures hardies, et mylord Orville me souhaita le bon soir d’un air de gravité qui me perça le cœur. Je n’eus pas la force de lui répondre ; mais pour peu que ma physionomie ait été d’accord avec mes sentimens, elle devoit porter l’empreinte d’une profonde mélancolie. J’ai lieu de croire qu’il s’en apperçut, car il ajouta avec douceur : « Si miss Anville daignoit me donner son adresse, je lui demanderons la permission de lui rendre mes devoirs avant que de quitter Londres » ?

Cette question inattendue acheva de me décontenancer ; je lui dis en tremblant que je demeurois dans Holborn : il me fit une révérence, et s’en alla.

Que doit-il penser de cette aventure ? Toutes les apparences sont encore contre moi ! Avec un peu de présence d’esprit je lui aurois d’abord expliqué le mystère, je lui aurois avoué par quel étrange hasard je m’étois trouvée dans cette horrible société ; — mais je ne sais jamais ce que je fais.

Je n’ai guère d’autres particularités à vous marquer du reste de la soirée. Cette rencontre fatale absorba toutes mes pensées, et elle sera également le seul objet dont je vous entretiendrai aujourd’hui. Les deux malheureuses qui m’avoient tourmentée toute la soirée, continuèrent à nous être fort à charge, et elles s’amusèrent surtout à tourmenter le jeune Brown. Nous ne fûmes débarrassées d’elles qu’à l’arrivée, de M. Branghton, qui, par ses manières polies, parvint bientôt à les chasser. Nous nous retirâmes peu après.

Quelles que soient les conjectures de mylord Orville sur cette affaire, elles ne sauroient manquer de tourner à mon désavantage. M’avoir trouvée avec des femmes de cette espèce, quelle honte ! Jusqu’ici j’ai toujours eu la vanité de souhaiter qu’il ne me vît point avec les Branghton et madame Duval, et maintenant je me croirois trop heureuse de n’avoir pas paru devant lui en bien plus mauvaise société. — Joignez à cela l’adresse de ma demeure : quel concours de circonstances fâcheuses ! Mais je ne veux point vous fatiguer par les réflexions humiliantes qui se présentent en foule à mon esprit. Peut-être viendra-t-il me faire la visite qu’il m’a promise, et alors je saisirai sûrement cette occasion pour lui expliquer tout ce que mon aventure offre de choquant. Cependant, comme je ne lui ai point indiqué au juste la maison que nous habitons, il aura de la peine à me découvrir. Je lui ai dit simplement que je demeurois dans Holborn, et l’embarras de ma réponse l’empêcha de me demander d’autres renseignemens. Que faire ? il faut prendre mon mal en patience.

En attendant, je dois rendre justice à mylord Orville, et je suis confirmée plus que jamais dans la haute idée que j’ai toujours eue de son honnêteté et de sa délicatesse. Quelle différence entre sa conduite et celle d’un sir Clément Willoughby ! il avoit pour le moins autant de sujet que celui-ci de prendre mauvaise opinion de moi : cependant, avec quelle circonspection ne m’a-t-il pas traitée ? Et s’il parut surpris de me trouver dans une situation aussi peu conforme à celle où il m’avoit vue précédemment, du moins il ne s’en est pas prévalu pour m’insulter. Loin de-là, je suis persuadée qu’il ne peut refuser sa pitié à une jeune personne tombée, en apparence, dans cet état avilissant. Mais, quels qu’aient été ses doutes et ses soupçons, il est certain qu’ils n’influèrent en rien sur sa conduite. Il me parla avec les mêmes égards et la même politesse qu’il m’avoit témoignés autrefois quand je fis sa connoissance chez madame Mirvan, dans des conjonctures plus favorables. Quoi qu’il en soit, quittons ce sujet.

Dans tous les revers que je rencontre, il m’est doux, mon cher monsieur, d’être convaincue que votre tendresse et votre protection me restent toujours. Ah ! si ma plume pouvoit exprimer la force de mes sentimens, avec quelle chaleur ne vous dirois-je pas combien je suis votre dévouée

Évelina.




LETTRE LIII.


Suite de la Lettre d’Évelina.
Berry-Hill, 28 mars.

Excédée d’ennui et de mauvaise humeur, incapable de toute application quelconque, je ne sus faire rien de mieux, après avoir fini ma lettre d’hier, que de regarder par la fenêtre : j’y attendois tranquillement l’instant où il plairoit à madame Duval de m’appeler à son déjeûné, quand tout-à-coup l’apparition d’un équipage brillant me réveilla de mon indolence. Je vis en même temps mylord Orville qui mit la tête à la portière, et je me retirai aussi-tôt ; mais ce ne fut pas, je crois, sans avoir été remarquée : du moins la voiture tourna vers notre maison.

J’étois très-mal à mon aise, — l’idée de recevoir seule le lord Orville, — la persuasion où j’étois qu’il ne venoit que chez moi, — mon désir de lui expliquer la malheureuse aventure d’hier, — la mortification que me donnoit ma situation actuelle ; — toutes ces réflexions se présentèrent à la fois à mon esprit, et me préparèrent mal à la visite qui m’arrivoit.

Je m’étois attendue que le lord se feroit annoncer ; mais la servante, peu accoutumée au cérémonial, vint me dire qu’il y avoit en bas un grand seigneur dont elle avoit oublié le nom, et qui demandoit à me parler : en même temps je vis entrer mylord Orville lui-même.

Si du temps où je vivois encore dans le cercle du beau monde, j’ai admiré les manières distinguées et le bon goût de ce gentilhomme, je vous laisse à juger, monsieur, combien il devoit me frapper davantage, aujourd’hui où je me vois reléguée dans une classe de gens qui n’ont aucune idée de ce que c’est que politesse ou bienséance !

Je suis sûre que je reçus le lord assez gauchement, et cela est facile à comprendre : le rôle que j’avois à jouer devant lui n’étoit ni aisé, ni brillant. Après les premiers complimens d’usage, il me dit : « Je m’estime heureux de trouver miss Anville chez elle, et, ce qui m’est bien plus agréable encore, de pouvoir lui parler sans témoins ».

Je lui fis une révérence ; il m’entretint alors de madame Mirvan, de mon séjour à Londres, et de quelques autres sujets indifférent, qui me laissèrent heureusement le temps de me remettre ; après quoi il entama la conversation.

« Si miss Anville me permet de passer quelques minutes avec elle, je prendrai la liberté de l’informer du principal motif de ma visite ».

Nous prîmes des siéges, et il continua ainsi :

« Je ne sais comment justifier la franchise avec laquelle je vais vous parler ; — mais, madame, je me repose uniquement sur votre bonté : elle m’excusera mieux que je ne pourrois le faire moi-même ».

Je lui répondis par une inclination de tête :

« Je serois au désespoir de passer pour indiscret, et cependant j’en cours les risques ».

« Vous indiscret ! non, mylord, la chose est impossible ».

« Votre indulgence, madame, m’inspire du courage, et je vais m’expliquer sans détour ».

Il s’arrêta de nouveau. J’étois trop attentive pour penser à l’interrompre. Enfin il baissa les yeux, et d’une voix timide et entrecoupée ; il me dit : « Ces dames avec lesquelles je vous vis hier, les connoissiez-vous déjà ? et vous êtes-vous jamais trouvée dans leur société » ?

« Non, mylord ; je les ai vues pour la première et la dernière fois ».

Nous nous levâmes tous deux, et il ajouta d’un ton très-affectueux : « Pardonnez, madame, ce que ma question peut avoir de trop brusque ; mais je ne savois pas trop comment amener cette matière : je n’ai d’autre excuse à alléguer que mon estime pour madame Mirvan, et l’intérêt sincère que je prends à votre propre bonheur. Malgré cela, peut-être, j’ai été trop loin ».

« Je suis très-sensible, mylord, à l’honneur que vous me faites ; mais… ».

« Permettez-moi madame, de vous assurer qu’il n’est pas dans mon caractère de m’ingérer à donner des avis. Je n’aurois point risqué de vous déplaire, si je n’avois été persuadé que vous pensez trop bien pour vous offenser sans raison ».

« Non, mylord, je ne me crois point offensée ; mais je suis affligée de me voir dans une situation malheureuse, qui m’oblige à recourir à des explications également pénibles et humiliantes ».

« Madame, c’est sur moi que doivent retomber tous vos chagrins, si j’ai pu vous en causer : je n’ai point cherché d’explication, puisque je n’avois point de doute. Miss Anville ne m’a pas compris, et elle se fait du tort à elle-même. Souffrez que je vous dise à cœur ouvert, dans quelle intention je suis venu ici».

Nous reprîmes nos places, et je le laissai continuer.

« J’avoue sans peine que j’ai, été excessivement surpris de vous rencontrer hier au soir avec deux femmes, qui assurément ne méritoient pas l’honneur de se trouver avec vous ; il ne me fut pas aisé de deviner par quel étrange accident vous étiez tombée en aussi mauvaise société : cependant, malgré mon incertitude, je ne me suis point permis la moindre conjecture à votre désavantage ; j’étois sûr que vous n’aviez aucune idée du caractère de ces femmes, et j’ai partagé les regrets que vous auriez lorsque vous les connoîtriez de plus près. En attendant, je n’aurois point osé vous en parler avec tant de franchise ; je ne vous aurois point entretenue de mon propre chef sur un sujet aussi délicat, si je ne savois combien la crédulité est compagne de l’innocence ; je craignois qu’on ne vous trompât. Un certain sentiment auquel je n’étois pas le maître de résister, m’a pressé de vous avertir d’être sur vos gardes ; mais je ne me pardonnerois point la liberté que j’ai prise, si j’avois eu le malheur de vous faire de la peine ».

L’orgueil que sa première question m’avoit inspiré, fit place actuellement à une plus douce émotion ; et, pénétrée de reconnoissance, je lui racontai ingénument, le mieux que je pus, de quelle manière j’avois joint ces deux malheureuses. Il écouta mon récit avec une attention si obligeante, y sembla prendre tant d’intérêt, et me remercia dans des termes si polis, de ce qu’il appeloit ma condescendance, que je rougis presque de lever les yeux sur lui.

Peu après la servante vint me dire que le déjeûné m’attendoit dans la chambre de madame Duval.

Le lord se leva aussi-tôt : « Je crains, dit-il, que ma visite n’ait été trop longue ; mais qui, à ma place, auroit pu être moins indiscret » ? Puis, prenant ma main, et la pressant contre ses lèvres, il ajouta : « Miss Anville me permet-elle de sceller ainsi ma paix » ? Et il se retira.

Généreux mylord Orville ! quelle conduite désintéressée ! quelle délicatesse dans ses procédés ! il cherche à me donner de bons conseils, et il craint en même temps de blesser ma sensibilité ! — Dois-je regretter encore l’aventure de Marybone puisqu’elle m’a valu une visite si agréable ? Eussé-je été mille fois plus humiliée ! eussé-je essuyé des alarmes bien plus vives ! — une telle marque d’estime (car j’ose l’appeler ainsi) de la part de mylord Orville, suffiroit pour compenser toutes mes peines.

En effet, mon cher monsieur, ma situation actuelle exigeoit quelque consolation ; d’autant plus que depuis sa visite il est survenu deux nouveaux incidens, qui, vraisemblablement, me susciteront encore des embarras.

Pendant le déjeûné, madame Duval me demanda si j’aimerais à me marier, et elle ajouta que M. Branghton lui avoit proposé une alliance entre son fils et moi. Surprise et choquée d’une pareille ouverture, j’assurai madame Duval que si M. Branghton pensoit sérieusement à moi, il perdoit son temps.

« J’avois moi-même, répliqua-t-elle ; d’autres vues pour vous, et c’est dans cette intention que j’espérois de vous conduire à Paris ; mais puisque ce projet rencontre tant de difficultés, il me semble que vous ne sauriez mieux faire que d’accepter le parti qui se présente aujourd’hui : vous m’appartenez l’un et l’autre, je vous laisserai mon bien, et de cette façon je vous aurai pourvus tous deux ».

Je la suppliai de ne point suivre un plan incompatible avec mes idées, puisqu’à mes yeux le jeune Branghton étoit un personnage absolument insupportable : mais elle continua ses exhortations et ses réflexions, sans faire, selon sa coutume, la moindre attention à mes objections. Elle me recommanda, du ton le plus impérieux, de tenir le jeune Branghton en suspens ; qu’il ne falloit ni accepter, ni rejeter son offre, jusqu’à ce qu’elle pût voir ce qu’il y auroit à faire pour moi : elle observa d’ailleurs que le jeune homme avoit déjà été tenté souvent de me déclarer lui-même ses intentions ; mais que n’en ayant pas le courage, il l’avoit priée de préparer les voies.

Je ne me fis pas le moindre scrupule de lui avouer mon aversion pour une semblable proposition ; mais mes représentations furent inutiles, et elle finit comme elle avoit commencé, c’est-à-dire, en me disant qu’il faudroit bien me résoudre à l’épouser, si je ne trouvois pas mieux.

Je suis décidée à ne prendre conseil, dans cette ridicule affaire, que de moi-même ; et au fond elle ne m’inquiette guère.

Un autre sujet de mécontentement me vient de la part de M. Dubois, qui, à ma grande surprise, saisit cette après-dînée le moment où madame Duval étoit absente, pour me glisser un billet.

Cet écrit renferme une déclaration non équivoque de son attachement pour moi. M. Dubois y dit, qu’il n’auroit jamais eu la présomption de me faire cet aveu, s’il n’avoit appris par madame Duval qu’elle destinoit ma main au jeune Branghton, — alliance dont l’idée lui paroissoit insoutenable. Il me supplie d’excuser sa témérité, me fait mille protestations d’un respect inviolable, et s’en remet, pour la décision de son sort, au temps et à ma compassion.

Cette démarche de M. Dubois me fait une vraie peine : j’avois si bonne opinion de lui ! En attendant, il ne me sera pas difficile de le rebuter. Madame Duval ne saura rien du billet ; elle n’en seroit pas trop contente, à ce que je crois.




LETTRE LIV.


Continuation de la lettre d’Évelina.
3 juillet.

J’ai payé cher le bonheur passager d’une courte matinée !

Les Branghton proposèrent hier une partie pour les jardins de Kensington, et j’y fus entraînée malgré moi, comme cela m’arrive toujours. On prit une remise jusqu’à Piccadilly, et de-là, nous continuâmes notre chemin à pied par Hyde-park : en toute autre société, cette promenade m’eût fait plaisir. Les jardins de Kensington me plaisent beaucoup, et je les préfère à ceux du Vauxhall.

Le jeune Branghton étoit extrêmement importun, il ne me quitta pas plus que mon ombre ; ma froideur et l’air réservé que j’affectois, surent cependant le tenir en respect, et il ne fut point question du sujet odieux auquel madame Duval m’avoit préparée. Une seule fois, quand je me fus éloignée de quelques pas du reste de la société, il s’avisa de me demander si sa tante ne m’avoit rien dit ? Je ne lui répondis point, et il en resta là. M. Smith et le sieur Brown n’étoient point de cette partie : le pauvre M. Dubois voyant que je l’évitois, en parut fort attristé.

J’apperçus, à quelque distance, mylord Orville qui se promenoit avec des dames, et je me cachai derrière miss Branghton pour l’éviter : je n’aurois pas voulu qu’il me retrouvât dans un endroit public, avec une société dont je n’avois pas sujet de me vanter.

Mon dessein réussit, et je ne le revis plus ; d’ailleurs la pluie survint, et nous quittâmes bientôt le jardin. Nous fûmes obligés de nous retirer dans une taverne pour nous mettre à l’abri du mauvais temps : nous y rencontrâmes deux domestiques, dont je crus reconnoître la livrée ; et effectivement, ils appartenoient à l’équipage de mylord Orville.

Je crus bien faire, en priant miss Branghton de ne point m’appeler par mon nom. Cette précaution étoit superflue ; car, parmi ces gens-ci, je n’ai point d’autres noms que ceux de cousine ou de miss ; mais les choses les plus innocentes suffisent souvent pour m’occasionner des embarras.

Ma demande excita la curiosité de miss Branghton, et elle me pressa vivement pour en savoir la raison ; je ne pus m’empêcher de lui dire que je connoissois le lord Orville. Cet aveu m’entraîna à d’autres explications, et miss Branghton fit tant par ses importunités, que je lui racontai en détail de quelle manière j’étois entrée en relation avec ce seigneur. Je n’eus pas plutôt satisfait à ses questions indiscrètes, qu’elle appela sa sœur : « Imagine-toi, Polly, miss a dansé avec un lord ».

« Hé ! s’écria celle-ci, qui l’auroit cru ? Et que vous a-t-il dit, miss » ?

Leur caquet attira bientôt l’attention de madame Duval, ainsi que celle de toute la cotterie, et mon histoire passa de bouche en bouche.

Le jeune Branghton dit, qu’à ma place il profiteroit du carrosse du lord pour me faire ramener en ville.

M. Branghton. « Cet avis est bien trouvé ; cela s’appelleroit tirer parti de ses connoissances, et nous épargnerions la dépense d’un fiacre ».

Miss Polly. « Ah ! je le voudrois de tout mon cœur ; j’aimerois bien aller dans un équipage ».

Madame Duval. « Je vous promets que cette idée me revient beaucoup, et je n’y vois point de difficultés. Faisons appeler le cocher ».

« Pas pour tout au monde, répondis-je, la chose est impossible ».

« Bon ! on voit bien, mon enfant, reprit madame Duval, que vous n’avez aucune idée de l’usage du monde ; laissez-moi faire ». Puis s’adressant à l’un des domestiques : « Je vous prie, monsieur, de faire avancer le cocher ; j’ai à lui parler ».

Le laquais la regarda, mais sans bouger.

« De grace, madame, lui dis-je, ayez la bonté de renoncer à ce projet ; je ne connois pas assez mylord Orville pour prendre une telle liberté ».

« Taisez-vous, petite ignorante ! et si ce valet ne veut point appeler le cocher, j’irai le chercher moi-même ».

Le domestique lui rit au nez, et madame Duval sortit pour faire signe au cocher d’avancer. Il arriva en effet ; j’employai tous mes soins pour prévenir l’incongruité qu’on alloit commettre, et pour engager madame Duval à prendre une remise : mais à quoi servent les représentations avec cette femme ? Elle poussa sa pointe avec d’autant plus d’opiniâtreté, qu’elle apprit, par les propos laquais, que mylord Orville se trouvoit au palais de Kensington, et qu’il n’auroit pas besoin si-tôt de son carrosse.

Madame Duval demeura exposée à la risée de ces valets, et le cocher lui demanda si mylord lui avait donné la permission de se servir de sa voiture ?

« Peu importe, lui répondit-elle ; un seigneur aussi galant que lui, aimeroit mieux que nous en fissions usage, plutôt que de nous laisser mouiller jusqu’aux os : mais, attendez, votre maître saura vos impertinences ; cette jeune demoiselle le connoît très-bien ».

« Sans doute, ajouta miss Polly, puisqu’elle a dansé avec lui ».

Les domestiques s’étoient conduits assez grossièrement, et les plaintes qu’on menaçoit de porter au lord les intimidèrent un peu ; l’un d’eux s’offrit d’aller au palais pour prendre les ordres de son maître.

Cette idée fut saisie avec empressement ; j’eus beau protester, madame Duval ne m’écouta plus, et chargea le laquais, en mon nom, d’un message pour mylord Orville. « Vous lui direz que miss Anville, cette même demoiselle avec laquelle il a dansé dernièrement, lui demande sa voiture pour se faire conduire à Holborn ».

Le domestique fut bientôt de retour, et rapporta que son maître me faisoit ses complimens, et m’assuroit que son carrosse étoit entièrement à ma disposition.

Je fus sensible à cette politesse : mais le souvenir de la conduite inconsidérée qui y avoit donné lieu m’occupa bien avantage. Madame Duval et les demoiselles Branghton n’eurent rien de plus pressé que de monter en voiture ; il fallut me résoudre à les y suivre.

Rendues chez nous, les Branghton demandèrent au cocher qu’il les ramenât à Snow-Hill. Les domestiques, devenus plus polis, obéirent sans répliquer. Je ne m’en mêlai plus, persuadée que mes remontrances seroient parfaitement inutiles, et je me retirai dans ma chambre.

Je n’ai guère passé une nuit plus inquiette. À peine avois-je réussi à me remettre bien dans l’esprit de mylord Orville, et voici déjà un nouvel accident qui gâte tout. Que pensera-t-il ? — Faire trophée de sa connoissance ; divulguer que j’ai dansé avec lui, — prendre avec lui des libertés que je ne me permettrois pas même avec des amis intimes, — payer d’impertinence les égards distingués qu’il m’a témoignés : — tels sont les reproches qu’il est en droit de me faire ! et j’en rougis.

Mais ce n’est pas tout : une seconde scène, pire que la précédente, m’étoit encore réservée, et je vais vous en rendre compte.

Je reçus ce matin la visite du jeune Branghton. Il prit en entrant un air important qui ne lui est pas ordinaire ; et en s’avançant fièrement vers moi, il me dit : « J’ai à vous faire, miss, les complimens de mylord Orville ».

« De mylord Orville » ? repris-je fort étonnée.

« Oui, de lui-même. Je viens de faire sa connoissance ; c’est bien le seigneur le plus aimable que j’aie jamais vu ».

« Que veut dire ceci ? expliquez-vous ».

« Il faut que vous sachiez, miss, qu’hier en vous quittant il nous est arrivé un petit accident, qui cependant ne m’inquiette plus, puisqu’il ne tire pas à conséquence. Nous rencontrâmes dans le voisinage du quartier de Snow-Hill une charrette ; et pouf, ne voilà-t-il pas qu’elle donne contre la voiture, et brise une des roues. Pour comble de malheur, la glace étoit levée : je n’y avois pas fait attention ; et en voulant ouvrir la portière, j’y tombe à pleine tête, et j’en ai reçu, comme vous voyez, une blessure au front ».

Je m’embarrassai peu dans ce moment-ci de la blessure de M. Branghton, et je ne pensai qu’à écouter la fin de ce récit ; il continua en ces termes : « Nous fûmes tous capots, comme vous pouvez croire ; et le cocher prétendoit qu’il n’étoit pas en état de reconduire le carrosse à Kensington. Que faire ? Les domestiques partirent pour informer leur maître de ce qui s’étoit passé ; et mon père, craignant le ressentiment de mylord Orville, m’y a envoyé ce matin pour lui faire nos excuses. Les laquais m’avoient enseigné sa demeure, et je me suis rendu chez lui au quarré de Barkeley. La belle maison ! J’étois embarrassé de paroître devant un seigneur, et j’avois préparé d’avance un beau compliment : ses domestiques ne voulurent point m’annoncer ; ils me dirent que leur maître étoit occupé. J’allois m’en retourner, quand j’imaginai un expédient qui me réussit à merveille ; je leur dis que je venois de votre part ».

« De ma part » ?

« Oui, miss, car vous n’auriez pas voulu que j’eusse fait tout ce chemin pour rien. Je priai donc le portier de dire à mylord que quelqu’un demandoit à lui parler de la part de miss Anville ».

« Et qui vous en a donné la permission » ?

« Eh bon Dieu ! ne vous fâchez pas, miss, vous serez contente quand vous apprendrez comme tout a tourné à bien. Dès qu’on m’eut annoncé, je fus introduit sur le champ ; il me fallut passer une haie de domestiques et une enfilade de chambres sans fin. Je tirai mauvais présage de toute cette magnificence, et je m’attendois à trouver un maître trop fier pour me parler ; mais il ne l’est pas plus que moi, et il m’a traité comme si j’étois son égal. Je le priai donc d’excuser ce qui s’étoit passé, et je l’assurai que la glace n’avoit été cassée que par malheur. Il me répondit que c’étoit une bagatelle à laquelle il ne pensoit plus ; qu’il espéroit seulement que vous aviez été heureusement rendue chez vous, et que vous n’aviez point été effrayée de cet accident. Je l’assurai qu’il ne vous étoit arrivé aucun mal, et que vous m’aviez chargé de lui faire vos complimens ».

« Mais, qui vous en a prié » ?

« Ah ! j’ai fait tout cela de ma propre tête, pour le persuader d’autant plus que c’étoit vous qui m’envoyiez chez lui. Mais j’aurois dû commencer par vous dire que les gens de mylord m’avoient conté qu’il alloit demain hors de ville, et qu’il se proposoit de faire de grandes emplettes pour le mariage de sa sœur : alors le voyant si affable, il me vint dans l’esprit de lui offrir mes services : Nous nous recommandons, mylord, lui dis-je, au cas que vous n’ayez pas encore donné votre parole ; mon père est orfèvre, et il sera fier s’il vous plaisoit de lui accorder votre pratique. Miss Anville, qui est notre cousine, vous en aura obligation ».

« Vous me poussez à bout, m’écriai-je, en sautant de ma chaise ; vous m’avez fait un sanglant affront, et je ne veux plus entendre parler de vous ». Je me retirai aussi-tôt dans ma chambre.

J’étois furieuse et dans une espèce de délire ; je me crus perdue sans ressource dans l’esprit du lord Orville : l’espérance dont je m’étois flattée, de le revoir et de me justifier à ses yeux, s’évanouissoit avec le projet du voyage qu’il alloit entreprendre ; il ne me restoit que la crainte de demeurer pour toujours l’objet de son mépris.

Cette idée étoit un coup de poignard pour mon cœur ; — je ne pus la supporter : je — Mais je rougis de continuer, monteur. Vous me blâmerez, et cependant je ne me douterois pas d’avoir mérité des reproches, si je ne sentois une secrète répugnance à vous avouer la démarche que je me suis permise. Cette inquiétude seule me fait appréhender que j’aie manqué à mon devoir. J’ai déjà fait ma confidence à miss Mirvan, avant que de vous en écrire : me pardonnerez-vous ce passe-droit ? me pardonnerez-vous le projet que j’avois formé de ne vous en point parler du tout ? Mais j’ai bientôt reconnu que par une telle conduite je me rendrois coupable d’une noire ingratitude, et j’aime mieux risquer d’encourir votre censure, que de vous tromper. Ces détours vous auront peut-être déjà fait deviner de quoi il est question. Dans un premier moment de vivacité j’ai adressé que lettre à mylord Orville. Lisez-la, monsieur, je vous la transcris mot à mot :

« Mylord,

» Je suis on ne peut pas plus confuse d’un message qui vous a été fait hier en mon nom, et je dois me justifier de l’indiscrétion dont vous êtes en droit de m’accuser. C’est sans mon consentement qu’on vous a demandé votre carrosse, et je ne m’y trouvai pas lorsqu’il a été endommagé : je n’ai pas donné lieu non plus à la visite de l’importun qui s’est présenté ce matin à votre porte ; tout ceci s’est passé à mon insu.

» Je regrette infiniment l’embarras qui vous a été causé ; mais je vous proteste, mylord, que je n’entre pour rien dans cette affaire, si ce n’est en prenant la liberté de vous faire mes excuses par ces lignes.

» Je suis,

Mylord,

Votre très-humble servante,
Évelina Anville ».

J’avois chargé la servante de faire rendre ce billet au quarré de Barkeley ; mais je me ravisai le moment après, et j’allois descendre pour le reprendre, quand j’entendis la voix de sir Clément Willoughby, qui demandoit à me parler. On me céla, conformément aux ordres de madame Duval : pendant ce temps, la servante avoit déjà remis le billet entre les mains d’un messager, et celui-ci étoit parti avant que j’eusse eu le loisir de rétracter ma commission.

J’attendis avec impatience le retour du messager : il me rapporta que mylord Orville n’étoit pas chez lui. — Qui sait s’il me répondra ? — Peut-être viendra-t-il me voir ; — peut-être aussi l’affaire en restera-t-elle là : en attendant, cette incertitude me met mal à mon aise.




LETTRE LV.


Suite de la lettre précédente.
4 juillet.

Maintenant vous pouvez, mon cher monsieur, m’envoyer madame Clinton en toute sûreté ; le plutôt sera le mieux. Rien ne s’oppose plus maintenant à mon départ de Londres : peut-être seroit-il heureux pour moi que je n’y fusse jamais venue !

Madame Duval m’a chargée ce matin d’aller à Snow-Hill, pour inviter les Branghton et M. Smith à passer la soirée chez elle. M. Dubois, qui a déjeûné avec nous, fut prié de m’accompagner. J’acceptai cette commission malgré moi ; car je me souciais peu de me trouver seule avec M. Dubois, et tout aussi peu de rencontrer le jeune Branghton. Un autre motif plus pressant ajoutoit d’ailleurs à ma répugnance ; j’espérois de recevoir une réponse de mylord Orville, je me flattois même de sa visite. Néanmoins il fallut me soumettre aux ordres de madame Duval : le moyen de lui tenir tête !

Le pauvre M. Dubois n’ouvrit pas la bouche en chemin, et je suppose que cette promenade ne nous amusoit guère ni l’un ni l’autre. Nous trouvâmes toute la famille assemblée dans la boutique. M. Smith s’adressa à miss Branghton, dès qu’il me vit, et lui fit toutes sortes de galanteries. Vous voyez, monsieur, que ma conduite du bal de Hampstead a eu un bon effet, et je m’en réjouis. D’un autre côté, j’eus à essuyer les importunités du jeune Branghton. Il ricana sans cesse, et me fixa si impertinemment, que, pour me débarrasser de lui, je me vis obligée de quitter mon air de réserve avec M. Dubois, et de lier conversation avec lui.

M. Branghton le père jugea aussi à propos de prendre la parole. « J’ai appris avec peine, me dit-il, par mon fils, que vous avez désapprouvé notre conduite à l’égard de mylord Orville ; mais je voudrois bien savoir ce que vous y trouvez à redire : il me semble que nous avons arrangé le tout pour le mieux ».

« Bonté ! ajouta le fils, il falloit voir miss, dans quelle colère elle étoit, et avec quel emportement elle quitta la chambre ».

« Il est trop tard, leur répondis-je, pour discuter cette matière : seulement je vous prierai de ne plus vous servir dorénavant de mon nom sans que j’en sois avertie. Au reste, que voulez-vous que je dise à madame Duval ? lui ferez-vous l’honneur de venir » ?

« Quant à moi, reprit M. Smith, je remercie la vieille dame ; je n’ai plus envie d’être sa dupe : elle m’excusera ».

Les autres promirent de venir, et je me retirai. En sortant de la boutique, j’entendis que M. Branghton disoit à son fils : « Courage, Tom ! elle fait la prude ». Je fus à peine à dix pas de la maison, que le jeune homme me suivit.

J’affectois de ne point le regarder, et pour l’éviter avec d’autant plus de décence, je m’entretins avec M. Dubois, qui devint plus gai que jamais : malheureusement il interpréta à faux cette légère attention de ma part.

On m’annonça en rentrant qu’il m’étoit venu pendant mon absence deux visites, dont on me rendit les cartes. J’y lus les noms de mylord Orville et de sir Clément Willoughby. Ce dernier m’intéresse peu : mais je regrette infiniment d’avoir manqué le lord ; il sera parti vraisemblablement à l’heure qu’il est, et je ne le reverrai plus.

Le jeune Branghton étoit venu me rejoindre à la porte de la maison ; il observa que mylord Orville nous avoit suivis tout le long du chemin. Je n’eus rien de plus pressé que de monter l’escalier, et le sieur Branghton trouva bon de s’en retourner, après avoir dit à M. Dubois que je lui paroissois trop fière aujourd’hui, et qu’il croyoit bien faire en me laissant tranquille.

Il auroit été à souhaiter que M. Dubois eût pris le même parti ; mais il jugea à propos de me relancer de nouveau dans la chambre à manger, où il m’avoit vue entrer.

« Vous ne l’aimez donc pas, ce garçon, mademoiselle » ? me dit-il.

« Non, en vérité, et je le déteste ; sa présence me donne des maux de cœur ».

« Ah ! vous me rendez la vie », s’écria-t-il avec transport en se jetant à mes pieds.

Dans le même instant madame Duval ouvrit la porte.

Il se releva au plus vite, honteux et confus de cet accident. Mais comment vous dépeindrai-je la rage de madame Duval ? Elle livra un assaut des plus furieux, et sa langue la servit avec une volubilité merveilleuse. Ses reproches sembloient être dictés par la jalousie : M. Dubois fut accusé d’infidélité. Il se défendit foiblement par des subterfuges, et madame Duval lui ayant ordonné de fuir sa présence, il lui céda prudemment le champ de bataille. J’eus à mon tour un rude choc à soutenir ; elle me prodigua les titres de séductrice, d’ingrate, de fille rusée ; elle me fit entendre que je n’irois point avec elle à Paris, et qu’elle ne se mêleroit plus de mes affaires, à moins que je ne consentisse incessamment à épouser le jeune Branghton.

Quelque effrayée que je fusse de la colère de madame Duval, cette dernière proposition me rendit tout mon courage : je lui déclarai rondement que, sur cet objet, je ne lui obéirois jamais. Cette réponse ne fit que l’irriter davantage, et elle me montra la porte.

Telle est la situation dans laquelle je me trouve actuellement. Je me dispenserai de voir les Branghton cette après-dînée, et je souhaite de ne les plus revoir du tout. En attendant, je suis fâchée d’avoir déplu à madame Duval, quoique ce ne soit point par ma faute.

Mais ce qui est très-certain, c’est que je serai fort aise quand je pourrai quitter cette ville ; il n’y a plus rien qui m’y attache. Lord Orville est le seul que j’aurois désiré de revoir encore : un moment d’entretien auroit réparé bien des choses ; je lui aurois expliqué alors ce que je n’ai fait qu’effleurer dans mon billet. En attendant, c’est toujours une consolation pour moi qu’il ait cherché à me parler avant son départ : cette attention prouve du moins qu’il n’a pas été entièrement mécontent de moi.

Adieu, mon cher monsieur : bientôt je pourrai vous demander votre bénédiction ; bientôt le temps reviendra où je pourrai rapporter à votre affection toute ma joie et tout mon bonheur.




LETTRE LVI.


M. Villars à Évelina.
Berry-Hill, 7 juillet.

Soyez la bien-venue, mille fois la bienvenue, ma très-chère Evelina ! le meilleur et le plus tendre de vos amis vous recevra à bras ouverts. Madame Clinton part en diligence pour vous remettre ces lignes, et pour vous ramener directement chez moi ; car je ne saurois me résoudre à rester plus long-temps séparé de vous, l’enfant chéri de mon cœur. C’est vous, mon Evelina, qui devez faire la consolation de mes vieux jours ; c’est de vous que j’attends l’adoucissement de tous mes maux : votre présence est nécessaire à ma tendresse paternelle. Ainsi j’espère que vos dignes amis de Howard-Grove voudront bien m’excuser, si je les prive de la visite que vous leur destiniez avant votre retour à Berry-Hill.

J’ai bien des choses à vous dire, plusieurs réflexions à faire sur vos dernières lettres, dont divers passages m’ont donné de l’inquiétude ; mais ces remarques feront l’objet de nos conversations. Hâtez-vous, mon enfant, de venir retrouver l’endroit qui vous a vu naître, où vous avez passé votre heureuse jeunesse, où vous n’avez connu ni peines ni regrets. — Oh ! puissent-ils n’approcher jamais de cette paisible habitation !

Adieu, ma très-chère Évelina. Je souhaite que votre empressement à me revoir égale le plaisir avec lequel je vous attends.

Arthur Villars.




LETTRE LVII.


Évelina à miss Mirvan.
Berry-Hill, 14 juillet.

Vous serez surprise, ma chère Marie, et j’ose même croire un peu affligée, quand, à la place de votre amie, vous ne recevrez qu’une lettre qui n’exprimera que bien foiblement les sentimens du cœur qui l’a dictée.

En vous écrivant vendredi, j’attendois à chaque instant madame Clinton, avec laquelle je me proposois de partir pour Howard-Grove. Elle arriva : mais il fallut changer mon plan ; car elle m’apporta, de la part du meilleur ami que jamais orpheline ait trouvé, une lettre pleine de tendresse, qui m’enjoignoit de retourner incessamment à Berry-Hill.

J’ai obéi, et vous me pardonnerez si je vous avoue que ce fut de bon cœur ; le pouvois-je autrement après une si longue séparation, sans être la plus ingrate des filles. Et cependant, ma chère Marie, quoique j’eusse souhaité de quitter Londres, l’accomplissement même de ce desir n’a point contribué à mon bonheur ; j’avois senti une impatience inexprimable pour revenir ici, et cependant une profonde tristesse m’a suivie sur la route. Vous auriez de la peine à me reconnoître ; — hélas ! je ne me reconnois plus moi-même. Peut-être en vous voyant aurois-je essayé de verser dans votre sein tous les secrets de mon cœur, et alors. — Mais reprenons le récit de mon voyage.

Madame Clinton remit à madame Duval une lettre de M. Villars, par laquelle il la prioit de consentir à mon départ. J’en obtins d’abord la permission : mais lorsqu’elle vit que je quittois Londres avec tant de facilité, et qu’elle se persuada que M. Dubois m’étoit réellement indifférent, elle commença à s’adoucir un peu, et elle me déclara que si elle m’avoit connu de pareils sentimens, elle n’auroit point souffert que je m’enterrasse de nouveau à la campagne ; qu’elle n’avoit pensé à me renvoyer que pour punir M. Dubois.

Les Branghton sont venus prendre congé de moi ; mais n’en parlons plus : la patience m’échappe quand je pense à ces gens, qui sont la cause de tout le trouble qui m’a accompagnée ici.

Mon abattement fut tel pendant tout le voyage, que j’eus toutes les peines du monde à faire revenir la digne madame Clinton de l’idée que j’étais malade. Hélas ! je me trouvois dans une assiette d’esprit plus accablante qu’aucune souffrance du corps.

Lorsque je fus arrivée à Berry-Hill, — lorsque la voiture s’arrêta devant la maison, oh ma chère, comme le cœur me battoit de joie ! Et lorsque le plus respectable des hommes parut à la fenêtre, quand je le vis lever ses mains vers le ciel, sans doute pour le remercier de mon heureuse arrivée, ô quelle fut mon émotion ! — J’ouvris moi-même la portière pour voler dans ses bras. Il s’étoit disposé à venir à ma rencontre ; mais à l’instant où je mis les pieds dans la chambre, il retomba dans son fauteuil, poussant un profond soupir ; et prononçant d’un air rayonnant de plaisir ces seules paroles : Je te rends graces, ô mon Dieu !

Dans l’effusion de ma tendresse, je n’eus rien de plus pressé que de m’élancer à ses genoux : je les embrassai, je baisai ses mains, et je les arrosai de mes larmes ; mais je n’eus pas la force de parler. Il me reçut dans ses bras paternels, me pressa sur son cœur, et, la tête appuyée sur mes joues, il eut de la peine à articuler les bénédictions que son ame bienfaisante répandoit sur moi.

Ô miss Mirvan ! chérie de la sorte du meilleur des hommes, ne devrois-je pas être heureuse ? — Devrois-je connoître d’autre désir que celui de mériter ses bontés ? — N’allez pas croire cependant que je sois ingrate ; non, je ne le suis point, quoique l’état actuel de mon esprit me rende incapable, pour le moment, d’apprécier, comme je le voudrois, les bienfaits de la Providence.

Je cherche en vain à mettre de l’ordre dans ce que j’écris : mes idées sont trop confuses aujourd’hui.

Le local influe bien peu sur notre bonheur ! Je m’étois flattée, qu’une fois rendue à Berry-Hill, je retrouverois la tranquillité ; mais je me suis trompée, et jusqu’ici le repos n’a rien de commun avec votre Évelina.

Je rougis de cet aveu. Excuserez-vous, Marie, le sérieux de cette lettre ? Mais je m’impose une contrainte si violente vis-à-vis de M. Villars, que j’ai cru devoir la quitter en m’entretenant avec vous. Adieu, ma chère miss Mirvan.

J’ajoute encore un mot ; ne vous laissez point abuser par le ton de cette lettre : n’imputez à personne la mélancolie dont je m’accuse ; ne vous imaginez point que mon cœur est trop facile à recevoir des impressions : c’est à moi seule, et non à des causes étrangères, qu’il faut attribuer la situation où je me trouve. Rien n’est plus vrai ; croyez-en votre affectionnée

Évelina.

P. S. Je vous supplie de faire agréer mes excuses à lady Howard et à madame votre mère.




LETTRE LVIII.


Continuation de la précédente.
Berry-Hill, 21 juillet.

Vous m’accusez d’être mystérieuse ; et, puisque vous le dites, je dois croire que j’ai mérité ce reproche : — en attendant, vous ne savez pas, ma chère, combien il m’en coûte de me justifier. — Mais je ne connois point le moyen de résister à vos instances obligeantes, et je vais vous confier tous mes secrets : ma réserve seroit d’autant plus déplacée que j’y perdrois la première ; car j’espère bien que votre amitié et votre affection contribueront à me soulager. Soyez sûre que si mes chagrins partoient d’une autre source, je n’aurois pas balancé un instant à vous ouvrir mon cœur ; mais la situation dans laquelle je me trouve est telle, que je voudrois la cacher non-seulement au monde entier, mais à moi-même, si cela se pouvoit. Venons au fait, puisqu’il faut parler.

En vérité je ne sais comment m’y prendre pour vous l’expliquer ; j’essaie vingt tours de phrase, et aucune ne veut se prêter à mes idées ; je fais un effort pour entrer en matière.

Ah ! miss Mirvan, eussiez-vous jamais cru qu’un homme qui sembloit être formé pour servir de modèle, — qui approchoit de la perfection, — qu’un homme d’une politesse achevée, — d’une douceur de mœurs au-dessus de toute comparaison, — l’eussiez-vous cru, miss Mirvan, qu’un mylord Orville, auroit pu me traiter avec indignité ?

C’en est fait ! jamais je ne m’en fierai aux apparences, — jamais je n’en croirai mon foible jugement, — jamais je ne me persuaderai que, pour être homme de bien, il suffit d’être aimable. Quelles maximes cruelles la connoissance du monde n’inspire-t-elle pas ! — Mais, tandis que je m’abandonne à mes réflexions, j’oublie que je vous ai laissée en suspens.

J’avois précisément achevé la dernière lettre que je vous ai écrite de Londres, quand la servante du logis m’apporta un billet. Le laquais qui le lui avoit remis, avoit dit qu’il repasseroit le lendemain pour prendre la réponse.

Ce billet, — mais jugez-en vous-même, ma chère ; le voici :

À miss Anville.

« J’ai lu avec transport la lettre dont vous m’ayez fait le cadeau hier matin, ô la plus aimable des femmes ! je suis fâché que l’accident survenu à mon carrosse ait pu vous inquiéter un moment ; mais j’ai été très-flatté en même temps de la manière obligeante dont vous exprimez votre embarras. Croyez-moi, ma chère enfant, je suis très-sensible à la bonne opinion que vous avez prise de moi ; elle m’honore et me pénètre de tendresse et de gratitude. Je serai fier de continuer la correspondance que vous avez commencée avec tant de complaisance, et j’espère que vous sentez trop le prix de cette faveur, pour que vous pensiez à me la retirer. Je désire passionnément de mettre à vos pieds les expressions de ma reconnoissance, et de vous payer le tribut qui est dû à vos charmes et à vos perfections. Marquez-moi, je vous supplie, jusqu’à quand vous comptez rester en ville. Le domestique par lequel j’enverrai prendre votre réponse, est chargé de me l’apporter en poste. Je l’attendrai avec une impatience que rien ne peut égaler, si ce n’est de vous assurer de vive voix combien je suis, ma belle enfant,

Votre sincère admirateur,
Orville.

Quelle lettre ! chaque ligne est un outrage. Vous savez, ma chère amie, en quels termes je lui ai écrit ; méritois-je une telle réponse ? Ce qui m’humilie le plus, c’est de m’être attiré volontairement cet affront. Mon intention n’étoit que de lui faire une simple excuse : je croyois la lui devoir, je croyois la devoir à moi-même ; et à en juger par sa lettre, ne diroit-on pas que la mienne contenoit l’aveu de sentimens propres à exciter son mépris ?

Je me retirai dans ma chambre, au moment où la lettre me fut rendue ; je la parcourus rapidement, et, je l’avoue, elle me fit plaisir. Incapable de soupçonner une incongruité de la part de mylord Orville, je n’observai pas d’abord ce que sa réponse renferme de choquant ; je ne m’arrêtai qu’à ce qu’il m’y disoit d’obligeant, et je fus si peu maîtresse de mes mouvemens, qu’il me fallut du temps pour me remettre. Je me promenai à grands pas dans ma chambre, et je me demandai à diverses reprises : « Seroit-il possible que mylord Orville t’aimât » ?

Mais ce songe fut bientôt dissipé, et je me réveillai pour éprouver des sensations très-différentes. Une seconde lecture du billet me dessilla les yeux ; je ne le reconnus plus, chaque parole me parut changée, chaque phrase choisie pour me faire rougir : mon étonnement fut extrême, et je n’en revins que pour m’abandonner à une juste indignation.

Je ne me fais point de peine d’avouer que j’ai commis une faute en écrivant à mylord Orville ; mais étoit-ce à lui de m’en punir ? Si je l’ai offensé, ne pouvoit-il pas prendre le parti de garder le silence ? Si la démarche que je me suis permise lui sembloit déplacée, ne devoit-il pas l’excuser par mon âge et par mon défaut d’expérience ?

Oh ! Marie, comme je me suis trompée sur le compte de cet homme ! ma plume essaieroit en vain de vous exprimer la haute idée que j’avois de lui. Si je l’avois moins estimé, je ne me serois point tant précipitée de lui écrire : malheureuse précipitation, combien elle me cause de regrets !

Quoi qu’il en soit, je devrois peut-être me réjouir plutôt que de me chagriner, puisque cette affaire me découvre à fond le caractère de mylord Orville, et écarte une trop grande partialité qui m’aveugloit sur ses défauts, et ne me laissoit voir que ses vertus et ses bonnes qualités. Si j’avois été plus long-temps dans l’erreur, si j’avois eu le loisir de me fortifier dans les préjugés favorables que j’avois adoptés, qui sait à quelles extrémités mes fausses idées m’auroient conduite ! — Je crains que mon danger n’ait déjà été plus grand que je ne le croyois, et je n’y saurois penser sans trembler. Mon cœur n’étoit que trop enclin à recevoir des impressions, qui si elles avoient pris racine, ruinoient pour toujours mon repos et mon bonheur.

Quelque disposée que je sois à chasser de mon esprit la mélancolie qui l’assiége, et à vous présenter, mon amie, des images plus riantes, je n’y saurois réussir ; car, indépendamment de l’humiliation que je souffre, j’ai encore un autre sujet de chagrin : hélas ! ma chère Marie, j’ai troublé la tranquillité du meilleur des hommes.

Je n’ai pas eu le courage de lui montrer cette cruelle lettre ; je ne pouvois me résoudre d’avilir à ses yeux celui que peu auparavant j’avois élevé jusqu’aux nues. Mon premier plan fut de garder par-devers moi le secret que vos instances amicales viennent de m’arracher : aujourd’hui je voudrois que je n’en eusse jamais fait un mystère à M. Villars. Que doit-il penser du sérieux qui, malgré moi, et contre ma coutume, m’accompagne par-tout ?

Ce que je crains le plus, c’est qu’il ne s’imagine que mon séjour à Londres ne m’ait dégoûtée de la campagne. Tout le monde s’apperçoit que je ne suis plus la même ; mon visage est pâle et défait, ma santé dérangée. On me le dit, on glose : mais ces critiques ne me toucheroient pas, si elles n’attiroient en même temps l’attention de M. Villars ; chacun de ses regards me parle du tendre intérêt qu’il prend à ma situation.

Dans un entretien que j’ai eu aujourd’hui avec lui sur mon voyage de Londres, il a fait mention de mylord Orville. J’en ai été tellement décontenancée, que j’ai cherché à détourner immédiatement la conversation ; il l’a continuée malgré cette défaite, et, à ma grande surprise, il a fait le panégyrique du lord dans les termes les plus forts, prônant sur-tout sa conduite décente et honnête à Marybone. J’avois les joues en feu, et bien de la peine à contenir mon dépit. Pouvois-je, en effet, entendre louer tranquillement par le meilleur des hommes, celui dont je m’étois fait autrefois l’idée la plus flatteuse, et qui, par sa conduite, m’a détrompée si cruellement !

Je crains d’apprendre ce que M. Villars aura pensé de mon silence et de mon embarras ; mais j’espère qu’il ne touchera plus cette matière. En attendant, j’aurois des reproches à me faire, si je me livrois à une mélancolie qui devient contagieuse pour le respectable vieillard, dont le consentement me tient à cœur par devoir. Je suis reconnoissante de ce qu’il n’a point persisté à sonder ma plaie, et je tâcherai de la guérir par la conviction que j’ai de n’avoir pas mérité l’affront qu’on m’a fait essuyer. Mais n’est-il pas triste, ma chère, de vivre dans un monde trompeur, où il faut se défier de ce qu’on voit, de ce qu’on entend, et même de ce qu’on sent !




LETTRE LIX.


Continuation de la précédente.
Berry-Hill, 29 juillet.

Vous m’embarrassez, ma chère Marie, avec vos badinages, et je ne sais pas trop comment y répondre ; il n’en est pas moins vrai cependant que vos soupçons, loin d’être fondés sur des faits, ne sont que l’ouvrage de votre imagination. Je ne mérite point le reproche de foiblesse que vous me faites ; et, pour lever vos doutes, il ne me reste qu’à tâcher de me mettre au-dessus de mes chagrins ; j’y vais travailler sérieusement.

Vous me témoignez votre surprise de ce que cette affaire peut troubler mon bonheur, tandis que le cœur n’y est pas intéressé. Et croyez-vous réellement, vous qui connoissez la haute idée que j’avois prise de mylord Orville, qu’une révolution aussi étonnante dans son caractère puisse m’être indifférente ? Une lettre telle que la sienne m’eût choquée même de la part d’un étranger ; donc je devois à bien plus forte raison y être sensible, lorsqu’elle me vient de l’homme dont je l’attendois le moins.

Vous êtes bien aise, dites vous, de ce que j’ai laissé la lettre sans autre réponse : m’eût-il écrit dans les termes les plus respectueux, je me serois bien gardée de pousser cette correspondance plus loin ; l’air mystérieux avec lequel ce billet fut remis, et le projet de renvoyer son domestique le lendemain, suffisoient pour m’inspirer de la défiance. Je suis naturellement ennemie des menées sourdes, et de tout ce qui craint le grand jour, quoique dans la démarche dont il s’agit, j’aie eu le malheur de m’écarter du droit chemin, que j’ai été accoutumée de suivre depuis ma plus tendre enfance.

Il prétend que j’ai engagé un commerce de lettres avec lui ! Et comment peut-il me supposer un tel dessein ? me croire aussi hardie, aussi effrontée, aussi sotte ? J’ignore si son valet est repassé le lendemain ; mais je me réjouis d’avoir quitté Londres avant l’heure marquée, et sans avoir laissé de message. Qu’avois-je à dire d’ailleurs ! c’eût été faire trop d’honneur à une telle lettre, que d’en tenir le moindre compte à l’auteur.

Mais je n’en reviens pas ; comment a-t-il pu l’écrire ? Oh ! ma chère Marie, qu’est-ce qui l’a engagé à offenser une fille qui auroit mieux aimé mourir que de lui faire de la peine ? Quelle licence dans son style ! Observez avec quel peu de ménagement il a entrecoupé ses prétendus remercîmens et ses expressions de reconnoissance ! Qui auroit soupçonné un homme aussi modeste en apparence, d’être capable d’une telle vanité !

Je regrette de plus en plus la retenue que je me suis imposée envers M. Villars ; je ne comprends rien à mon opiniâtreté : dans les premiers temps, je sentois une répugnance insurmontable de publier cette affaire ; — aujourd’hui, je suis honteuse de convenir que j’ai un secret à révéler ! Mais je mérite punition ; c’est par une fausse délicatesse que j’ai gardé le silence ; car, puisque mylord Orville lui-même n’étoit pas jaloux de soutenir son caractère, étoit-ce à moi de le sauver aux dépens du mien ?

Dans le moment présent, où le premier choc est passé, et où je commence à envisager l’affaire sous son vrai point de vue, je crois que je serois tranquille, si j’étois moins tourmentée par mes amis du voisinage ; tout le monde crie contre moi, on dit que mon humeur a changé, que je suis d’un sérieux à glacer, que ma santé tombe à vue d’œil. Ces remarques n’échappent point à M. Villars, et il en gémit. Un nuage épais couvre son front respectable aussi souvent qu’on parle de moi, et ses regards expriment en même temps sa tendresse et son inquiétude : j’en souffre d’autant plus, que je suis la seule cause de ses chagrins.

Madame Selwyn, qui possède une très-belle terre à trois milles de Berry-Hill, et qui a toujours eu pour moi beaucoup d’amitié, fera dans peu un tour à Bristol. Elle a proposé à M. Villars de m’y conduire pour rétablir ma santé. Il étoit embarrassé s’il devoit m’y laisser aller ou non ; mais j’ai décliné cette offre sans balancer, en protestant que l’air pur de notre habitation contribueroit plus que tout autre au retour de mes forces. Il m’a remercié de ce que je voulois bien consentir à ne pas le quitter. Que de bonté ! Puissé-je, comme il me l’écrivoit dans l’effusion de son cœur, devenir réellement la consolation de ses vieux jours !

Je ne demande plus d’être séparée de lui. Sérieuse à Berry-Hill, je serois malheureuse par-tout ailleurs. La présence de M. Villars m’aidera à retrouver la gaîté de mon caractère, et avec un léger effort, je suis presque sûre d’y réussir. La bienveillance d’un ami tel que lui me rend du courage : j’oublierai mes soucis dans la douceur de son commerce, et sa piété me servira d’exemple. Je sais que je lui dois tout ; et ses bienfaits ne pèsent point à ma reconnoissance : loin de-là, je fais consister ma gloire et ma satisfaction à me rappeler la somme des obligations qui me sont imposées envers lui.

Il étoit un temps où je pensois qu’il existoit un homme qui, lorsque l’âge auroit mûri son esprit, brilleroit parmi ses semblables avec ce même éclat de vertu qui distingue à mes yeux le digne M. Villars ; éclat infiniment supérieur aux bluettes passagères du bel-esprit et de l’imagination, puisqu’il a pour but le bien-être du genre humain, sans se borner à briguer une vaine et stérile admiration ! Mais quelle étoit mon erreur ! que j’ai mal jugé ! que j’ai été cruellement trompée !

Je n’irai point à Bristol, malgré les sollicitations pressantes de madame Selwyn. Je ne veux plus voir le monde : le peu de mois que j’ai passés dans ses tourbillons, ont suffi pour m’en dégoûter ; j’en déteste jusqu’au nom même.

J’espère aussi de ne plus revoir mylord Orville. Accoutumée à le considérer depuis notre première connoissance, comme un être supérieur à son espèce, sa présence pourroit me faire oublier mon ressentiment et ses torts ; car comment pourrois-je, ma bonne amie, voir le lord Orville et être mécontente de lui !

Je l’aimois en sœur ; — je lui aurois confié chaque pensée de mon cœur, s’il m’avoit demandé ma confiance : telle étoit l’idée que j’avois de son honneur, de sa délicatesse et de son caractère. Mille fois je me suis dit que cet homme n’avoit d’autre vue, d’autre étude que la prospérité et la félicité de son prochain ; mais je n’y penserai plus, — je n’en parlerai plus, — je n’en écrirai plus.

Adieu, ma chère amie.




LETTRE LX.


Continuation de la précédente.
Berry-Hill, le 10 août.

Vous vous plaignez de mon silence, ma chère miss Mirvan ; mais que voulez-vous que j’écrive ? Je n’ai point d’événemens à vous marquer, et mon imagination n’est pas assez vive pour suppléer au défaut des matières. Aujourd’hui cependant j’ai de quoi étoffer une lettre, puisque j’ai à vous rendre compte d’une conversation que j’eus hier avec M. Villars.

Nous avions déjeûné ensemble, et, depuis mon retour, je ne me rappelle pas d’avoir passé une heure aussi gaie. Après le repas, il ne se retira pas dans son cabinet, selon sa coutume ; il continua à discourir avec moi pendant que je travaillois, et vraisemblablement il ne m’auroit pas quittée de toute la matinée, si nous n’avions été interrompus par la visite d’un fermier, qui venoit lui demander conseil au sujet de quelques affaires domestiques : ils sortirent l’un et l’autre.

Dès que je fus seule, ma pauvre tête s’apperçut de l’effort qu’elle avoit fait pour soutenir la conversation, et je me sentis fatiguée. Je laissai-là mon ouvrage, et, les bras appuyés sur la table, je m’abandonnai de nouveau à mes réflexions, que j’avois réussi à endormir pendant un moment : à ce calme succéda une tristesse involontaire, qui s’empara de toute mon ame.

J’étois dans cette attitude quand M. Villars rentra dans la chambre. Je ne lui avois point entendu ouvrir la porte, et je le vis tout d’un coup devant moi, me fixant d’un air attentif. Je me recueillis au plus vîte ; et, en me levant avec précipitation ? je m’écriai : « Le fermier Smith est-il parti, monsieur » ?

« Ne vous dérangez pas, me répondit-il gravement ; je retourne tout de suite dans mon cabinet ».

« Vous ne resterez donc pas avec moi, comme je l’espérois » ?

« Comme vous l’espériez ! et étoit-ce effectivement ce que vous attendiez » ?

Cette question étoit trop inattendue pour que je pusse y répondre d’abord. Mais, lorsque je vis qu’il se disposoit à s’en aller, je le suivis, et je le suppliai de demeurer. « Non, me dit-il avec un sourire forcé ; non, ma chère, je ne veux point troubler vos méditations ».

Je fus bien plus décontenancée ; et, pendant que je cherchois à lui répondre, il sortit. Mon cœur l’accompagna ; mais je n’eus point le courage de le suivre. L’idée d’une explication, amenée d’une manière si sérieuse, m’épouvanta. Je me souvins des soupçons que vous aviez conçus au sujet de mon inquiétude présente, et je craignois que M. Villars ne l’interprétât de même.

Seule et pensive, je passai le reste de la matinée dans ma chambre. J’essayai de paroître gaie au dîné ; mais M. Villars lui-même étoit sérieux, et je ne pus suffire seule à la conversation. Dès qu’on eut desservi, il se mit à lire, et je m’assis dans une croisée. Je crois y être restée près d’une heure. Toutes mes idées rouloient sur le moyen de dissiper les doutes de M. Villars, sans l’informer des circonstances qu’il me coûtoit tant de lui avoir cachées. Mais, tandis que je formois ainsi mon plan pour l’avenir, j’oubliois le moment présent, et j’étois tellement absorbée dans l’objet de mes spéculations, que je ne fis nulle attention au mauvais effet que devoit produire mon air rêveur et distrait. Enfin, après un moment de réflexion, je regardai autour de moi, et je m’apperçus que M. Villars avoit mis son livre de côté, pour m’observer à son aise. Aussi-tôt je revins de ma léthargie ; et, sans savoir ce que je disois, je lui demandai s’il avoit lu.

« Oui, me répondit-il après une petite pause ; oui, mon enfant, je viens d’étudier un livre qui m’afflige et m’embarrasse ».

Je compris de quel livre il prétendoit parler, et vous sentez bien que je ne fus pas prompte à répliquer.

« Qu’en pensez-vous ? continua-t-il ; si nous lisions ensemble ? Voulez-vous m’aider à débrouiller ce que le sujet a d’obscur » ?

Je poussai un profond soupir ; et s’approchant de moi, il me dit d’un ton ému : « Mon enfant, je ne saurois être plus long-temps témoin indifférent de vos chagrins ; — vos soucis ne sont-ils pas les miens ? est-il juste d’ailleurs que vous m’en laissiez ignorer la cause, puisque j’en partage l’effet » ?

« La cause, monsieur ! et quelle cause, je vous prie ? — Je ne sais pas ; j’ignore moi-même… ».

« Ne craignez pas, ma très-chère Évelina, de vous ouvrir à moi ; parlez-moi à cœur ouvert : — je vous promets une pleine indulgence pour tout ce que vous me confierez. Avouez-moi donc quel est le sujet qui nous afflige réciproquement : qui sait si je n’aurai pas à vous donner des conseils qui puissent adoucir vos maux » ?

« Vous êtes trop bon, monsieur ; mais, en vérité, je ne vous comprends pas ».

« Je sens, ma chère, qu’il vous en coûte de vous expliquer ; je vais voir si je puis attraper votre secret en devinant ».

« Monsieur, la chose est impossible. Personne ne devineroit, ne s’imagineroit jamais… ». Je m’interrompis brusquement ; car je remarquai que, par ce qui m’étoit échappé, j’étois convenue qu’il existait un secret à deviner ; heureusement que M. Villars ne prit pas garde à ma bévue.

« Mais que j’essaie du moins ; peut-être suis-je meilleur devin que vous ne pensez ; et, si j’en crois les probabilités, je vous assure, ma chère, que je ne suis pas fort éloigné du but. — Ah çà, sois de bonne foi, mon enfant, et parle moi sans réserve. — N’est-il pas vrai qu’après la vie tumultueuse et dissipée que tu as menée à Londres, la campagne te paroît aujourd’hui un séjour ennuyant, insipide » ?

« Non assurément ; je l’aime plus que jamais, et plus que jamais je desirerois ne l’avoir point quittée » !

« Oh ! mon enfant, pourquoi ai-je consenti à ce voyage ? Ma raison s’y est toujours opposée ; mais je manquois de courage pour tenir contre les instances qu’on me faisoit de toutes parts ».

« Oui, monsieur, j’ai à me reprocher l’indiscrétion avec laquelle je vous ai arraché votre consentement ; mais j’en suis assez punie » !

« Ces réflexions viennent trop tard ; tâchons seulement de nous épargner du repentir pour l’avenir, et de tirer quelque utilité de nos fautes passées ». Il prit alors un siége, et m’invita de m’asseoir à côté de lui ; puis il continua en ces mots : « Que je poursuive mes conjectures : regrettez-vous peut-être la perte des amis que vous avez laissés en ville ? — La privation de leur société vous fait-elle de la peine ? L’idée de ne pas les revoir de si-tôt vous chagrine-t-elle ? — Par exemple, mylord Orville… ».

Je ne pus plus rester sur ma chaise, et je me levai pleine de confusion. « Non, mon cher monsieur, ne m’en demandez pas davantage. — Je n’ai rien à vous avouer, rien à vous dire ; et si j’ai été pendant quelque temps plus sérieuse qu’à l’ordinaire, c’est uniquement par hasard : je ne saurois en alléguer la raison. Vous faut-il un autre livre, monsieur ? — ou bien souhaitez-vous de reprendre celui-ci » ?

Il garda un silence absolu, pendant que je faisois semblant de m’occuper à chercher un livre ; ensuite il continua en poussant un soupir : « Hélas ! je ne le vois que trop, mon Évelina m’a été rendue ; mais je n’ai point retrouvé mon enfant ».

Ce mot me toucha vivement. « Oui, monsieur, m’écriai-je, elle vous appartient plus que jamais. Sans vous, le monde seroit pour elle un désert, et la vie un fardeau : — pardonnez-lui, — et daignez être encore une fois le dépositaire de toutes ses pensées ».

« Il n’y a qu’elle qui puisse savoir combien je désire sa confiance, et quel est le prix que j’y attache ; mais de la lui extorquer, de la lui arracher, c’est à quoi ma droiture et mon amitié ne consentiront point. Je suis fâché d’avoir tant insisté : laissez-moi, mon enfant, et tâchez de vous remettre ; nous nous reverrons vers l’heure du thé ».

« Voulez-vous donc refuser de m’écouter » ?

« Non ; mais je ne voudrois point vous contraindre. Depuis long-temps j’ai observé que vous aviez des chagrins ; je les ai partagés, et je me suis défendu de vous en parler ; car j’espérois que le temps et l’éloignement de ce qui peut troubler votre repos amèneroient un changement : mais, hélas ! votre affliction augmente, — votre santé se dérange ; — en un mot, vous n’êtes plus la même. Oh ! ma chère Évelina, une telle altération fait saigner mon cœur. Faut-il que je voie mon enfant chéri, celle que j’avois élevée pour être l’appui de ma vieillesse ! faut-il que je la voie succomber elle-même sous le poids d’une douleur secrette ! — faut-il qu’elle me cache ses soucis, à moi qui devrois les partager ! — Mais retirez-vous, ma chère, allez dans votre chambre ; nous avons besoin tous deux de nous remettre : une autre fois nous reprendrons cette conversation ».

« Ah ! monsieur, m’écriai-je d’un cœur pénétré, souffrez que je reste avec vous. Ne me croyez pas dépourvue jusqu’à ce point de reconnoissance ».

« Qu’il n’en soit pas question, interrompit M. Villars : ce ne sont pas des reproches que je prétends vous faire, et je serois fâché que vous doutassiez un instant du droit naturel et légitime que vous avez à tout ce que je possède. Mon intention n’étoit pas de vous toucher ; je ne cherchois qu’à vous soulager : mais l’inquiétude que je ressens moi-même m’a conduit trop loin, et j’ai eu tort d’insister avec tant de force. Consolez-vous, mon enfant ; le temps adoucira vos chagrins, et tout ira bien ».

Il me fut impossible de retenir plus long-temps mes larmes ; j’en versai un torrent. Mon cœur brûloit de tendresse et de reconnoissance : mais j’étois accablée de l’idée que je m’étois rendue indigne de ces sentimens généreux. « Monsieur, lui dis-je d’une voix étouffée, vous êtes la bonté même ; je ne mérite pas tant de faveurs ; je suis incapable de m’acquitter envers vous de ce que je vous dois : — mais du moins mon cœur sent le prix de vos bienfaits, et il vous en rend ses actions de grace ».

« Ma très-chère enfant, je ne puis vous voir pleurer ; séchez vos larmes, si c’est pour moi qu’elles coulent : ce spectacle m’afflige ; pensez-y, mon Évelina, et rassurez-vous : je l’exige ».

« Eh bien ! monsieur, ajoutai-je en me jetant à ses genoux, dites donc que vous me pardonnez, que vous pardonnez ma retenue, que vous me permettrez de vous ouvrir les pensées les plus secrettes de mon cœur ; acceptez la promesse solemnelle que je vous fais de ne jamais vous manquer de confiance ! Mon père, mon protecteur, mon unique et mon meilleur ami, que je chéris et que je respecte ; dites que vous pardonnez à votre Évelina ; et elle s’appliquera à mieux mériter vos bontés ».

Il me releva, et m’embrassa tendrement ; il m’appela sa seule joie, son unique espérance sur la terre, l’enfant de son cœur ; il me serra dans ses bras, et, tandis que je fondois en larmes, il tâcha de me consoler dans les termes les plus affectueux. Le moment où j’écartai cette réserve déplacée, que je m’étois follement imposée envers le meilleur des hommes, fut aussi celui où il me rendit toute son amitié ; le souvenir de cette réconciliation me sera cher à jamais.

Revenus à nous-mêmes, nous reprîmes tranquillement nos places, et M. Villars sembloit attendre l’explication que je lui avois fait espérer. J’étois extrêmement embarrassée pour entamer ce récit ; il vit ma confusion, et pour me l’épargner il me demanda, avec le ton d’une aimable plaisanterie, si je voulois le laisser deviner encore. J’y consentis par mon silence.

« Je vous parlois tantôt, si je ne me trompe, du regret que vous devez avoir eu à quitter ceux qui vous ont fait à Londres un accueil si distingué ; il me sembloit naturel que vous fussiez affligée, de ne pas les revoir, et de ne pas pouvoir répondre, suivant vos desirs, à leur amitié. De telles réflexions sont propres à faire impression sur un cœur aussi sensible que celui de mon Évelina. — Vous ne me dites rien, ma chère : — voulez-vous que je vous nomme ceux que je crois mériter le plus vos regrets » ?

Je gardai toujours le silence, et il continua.

« Parmi les personnes dont parle votre journal de Londres, il n’en est point qui paroisse dans un jour plus avantageux que mylord Orville ; peut-être… ».

« Je sais, monsieur, où vous en voulez venir, et j’ai craint long-temps que ce ne fût là l’objet de vos soupçons ; mais je vous proteste que vous êtes dans l’erreur : je hais ce lord Orville ; il est le dernier pour qui je serois prévenue ».

Je m’arrêtai ; M. Villars me fixa avec un air de surprise qui me fit rougir. « Vous haïssez mylord Orville » ! répéta-t-il.

Et sans chercher d’autre réponse, je tirai de mon porte-feuille la lettre que je lui remis. « Tenez, monsieur, voyez combien les écrits de cet homme diffèrent de son langage ».

Il la lut et relut plus d’une fois avant que de parler ; puis il ajouta : « Je suis tellement étonné, que je ne sais pas ce que je lis. Quand avez-vous reçu cette lettre » ?

Je le lui dis, et il la parcourut encore une fois. « Il n’y a qu’une seule excuse à alléguer en faveur du lord ; il faut qu’il ait été pris de vin, lorsqu’il a écrit cette singulière lettre ».

« Mylord Orville pris de vin ! lui, capable d’un excès ! — Mais oui, monsieur, il n’y a rien que je ne croie de lui ».

« Je ne puis concevoir qu’un homme dont la conduite a été marquée au coin de la plus grande délicatesse ; qu’un homme qui, dans toutes les occasions, a montré les sentimens les plus estimables, ait pu se résoudre à insulter aussi ouvertement et aussi insolemment une jeune fille pleine de modestie. Mais, ma chère, vous eussiez dû mettre cette lettre sous enveloppe, et la lui renvoyer sur le champ. Un tel ressentiment auroit été digne de votre caractère, et l’auroit mis en état de justifier le sien. Je suis sûr qu’en relisant son billet le lendemain, il en auroit été honteux, et auroit reconnu sa faute ».

En effet, ma chère Marie, pourquoi cette idée ne m’est-elle pas venue ? Une pareille démarche auroit pu me valoir les excuses de mylord Orville, et m’épargner des humiliations, qui toutes retomboient à sa charge. Il est vrai qu’en adoptant la conjecture de M. Villars, le lord auroit eu de la peine à se rétablir dans la haute opinion que j’avois eu la foiblesse de prendre de lui, puisque l’aveu de son intempérance l’auroit mis, à mes yeux, au niveau du commun des hommes ; mais du moins mon orgueil auroit été satisfait.

Supposé que mylord Orville m’ait écrit effectivement dans un instant où il n’étoit pas le maître de toute sa raison, dois-je être encore sensible à son offense, tandis que j’ai pour moi l’approbation d’un vieillard respectable, qui ne connoît le vice et ses excès que par ouï-dire ? Sa bonté et les éloges qu’il a bien voulu me donner, me rendent le courage et me consolent infiniment. Votre indignation, me dit-il, est une preuve de votre vertu ; vous vous êtes représenté Orville comme un homme sans défaut : tout sembloit annoncer son mérite, et vous avez cru que son caractère répondoit à ce que les apparences en promettoient. Innocente et sans fraude, pouviez-vous prévoir ses artifices ? Vos espérances ont été trompées, et vous en avez été d’autant plus affligée, que vous vous attendiez peu à une pareille révolution ».

Ces paroles resteront gravées dans mon esprit, elles me serviront de consolation et d’encouragement. La conversation que je viens d’avoir avec M. Villars, m’a sans doute beaucoup affectée ; mais elle contribuera à dissiper mes chagrins. La réserve est l’ennemie du repos ; et dans quelque faute que je puisse tomber à l’avenir, je ne me permettrai plus de dissimuler. Je voue à ma chère Marie et au digne M. Villars une confiance sans bornes.

Quoique je me sente actuellement soulagée, il s’en faut pourtant que je sois telle que je devrais être. J’ai mis bien du temps à écrire cette lettre ; dans peu vous en recevrez, j’espère, de plus gaies.

Adieu, ma douce amie : je vous prie sur-tout de laisser ignorer nos secrets à madame votre mère. Elle veut du bien à mylord Orville, et ce n’est point par moi qu’elle doit apprendre combien peu il mérite l’honneur qu’elle lui fait.




LETTRE LXI.


Continuation de la précédente.
Bristol, le 28 août.

Vous serez surprise, ma chère Marie, de me trouver à l’endroit d’où je date ma lettre : mais j’ai été bien malade ; et M. Villars, qui croyoit entrevoir du danger, a insisté pour que j’accompagnasse madame Selwyn à Bristol ; il a même prié cette dame d’accélérer son voyage.

Nous avons fait la route à petites journées, et j’ai été moins fatiguée que je ne le craignois. Nous sommes dans un pays délicieux ; les plus beaux environs, un air pur et un temps favorable, contribueront à me rendre la santé : je me sens déjà beaucoup mieux, relativement aux indispositions du corps, s’entend.

Je ne puis vous exprimer avec quel regret je me suis séparée du respectable M. Villars. Ce n’étoit plus le voyage de Howard-Grove : alors j’étois tout entière à mes espérances ; je pleurois, et j’étois contente ; je m’inquiétois de le quitter, et je pressois en même temps mon départ. Les circonstances ne sont plus les mêmes aujourd’hui ; nulle sensation agréable ne se mêloit à mes soucis ; plus d’espérances, plus d’attentes. Je quittois ce que j’avois de plus cher au monde, et cela, pour un motif qui, j’ose le dire, m’intéresse peu, pour le rétablissement de ma santé. Encore si c’eût été pour aller voir ma douce Marie et sa mère j’aurois eu moins de peine à me séparer de lui.

Madame Selwyn a pour moi mille attentions obligeantes ; c’est une femme adroite : mais on seroit tenté d’accuser son intelligence d’être un peu trop mâle. Il est fâcheux que ses manières méritent la même épithète : en tâchant d’acquérir la solidité de l’autre sexe, elle a perdu toute la douceur du nôtre. Cependant, comme je n’ai ni le talent ni le courage d’argumenter avec elle, je n’ai pas à me plaindre d’elle personnellement : son exemple me prouve de plus en plus combien la douceur est une qualité indispensable pour les femmes ; celles qui en manquent m’embarrassent presque plus que la société des hommes. M. Villars n’aime pas trop madame Selwyn, et il a désapprouvé plus d’une fois son penchant à la satire ; je crois même qu’il ne m’a laissé partir avec elle qu’à contre-cœur, et qu’il y a été déterminé par la seule idée que l’usage des eaux de Bristol me feroit du bien. Madame Clinton est aussi avec moi ; de sorte que je suis on ne peut pas mieux soignée.

Je continuerai à vous écrire avec autant d’exactitude que si vous étiez ma seule correspondante. Je donnerai peut-être moins d’étendue à mes lettres ; mais vous savez que je dois partager mon temps entre vous et M. Villars. Il s’attend à recevoir de mes nouvelles dans le plus grand détail, et rien n’est plus juste que de le contenter ; mon devoir m’y oblige, et ma chère miss Mirvan m’excusera volontiers, si je suis un peu moins exacte avec elle, pour l’être d’autant plus avec un ami respectable auquel j’appartiens en entier.




LETTRE LXII.


Évelina à M. Villars.
À Bristol, le 12 septembre.

La première quinzaine que j’ai passée aux eaux s’est écoulée dans la plus parfaite tranquillité. Je me flattois de continuer d’y jouir d’un repos constant ; mais déjà je vois mes espérances trompées, et il est très-probable que le calme sera suivi d’un orage furieux.

Nous étions sorties un matin, madame Selwyn et moi, pour nous rendre à la fontaine, lorsque nous rencontrâmes trois jeunes gens, excessivement bruyans, qui ne sembloient être ici que pour tuer le temps, et qui en étoient d’autant plus importuns. Ils eurent la hardiesse de se mettre sur notre passage, pour nous examiner de près ; je devins sur-tout l’objet de leur impertinente curiosité ; l’un d’eux s’avisa de me regarder sous le chapeau, pendant que les autres se parloient à l’oreille. Madame Selwyn, choquée de cette impolitesse, prit un air sérieux, et leur dit : « Messieurs, vous plaît-il de passer, ou du moins de nous laisser continuer notre chemin » ?

« Très-volontiers, madame, si c’est pour vous seule que vous demandez cette liberté ».

« Pour moi, et pour mademoiselle aussi, si vous le voulez bien ; du moins je vous le conseillerois, ne fût-ce que pour épargner à mon domestique la peine de vous apprendre à vivre ».

Ce ton imposant les frappa d’abord ; puis ils s’en moquèrent. L’un d’eux riposta qu’il seroit charmé que le drôle commençât ses leçons, pour qu’il pût avoir le plaisir de le jeter dans la rivière ; un autre s’approcha de moi avec une effronterie sans égale, et me dit : « Par ma foi, je crois vous connoître, — et je ne me trompe point : n’ai-je pas eu l’honneur de vous voir au Panthéon » ?

Je le reconnus alors pour ce même personnage qui m’avoit tant tourmentée dans l’assemblée dont il parloit. Je lui fis une révérence, sans ajouter d’autre réponse. Ils me saluèrent tous assez cavalièrement ; et après avoir fait quelques mauvaises excuses à madame Selwyn, ils se rangèrent pour nous laisser passer, mais en demandant la permission de nous accompagner.

« Et où vous êtes-vous cachée, madame, pendant tout ce temps » ? poursuivit celui qui m’avoit déjà adressé la parole : « savez-vous bien que j’ai été un siècle à vous chercher ? Je ne vous ai trouvée nulle part, et personne n’a pu me donner de vos nouvelles, personne n’a pu me dire ce que vous étiez devenue. Dans quelle prison vous a-t-on claquemurée ? Chaque soir j’ai couru deux ou trois endroits publics, dans l’espérance de vous revoir. Avez-vous été à la campagne » ?

« Oui, mylord ».

« D’aussi bonne heure ! et pourquoi du moins n’avoir pas attendu la fête du roi » ?

« Je n’ai rien de commun avec cette fête ».

« Tant mieux, ma foi, pour toutes les femmes qui devoient en être. Êtes-vous déjà depuis quelque temps à Bristol » ?

« Depuis une quinzaine de jours tout au plus ».

« Comment, morbleu ! et je n’ai pas eu le bonheur de vous y rencontrer plu-tôt ; mais je joue de guignon depuis que je suis arrivé ici : comptez-vous encore d’y faire quelque séjour » ?

« La chose est incertaine, mylord ».

« Six semaines, pour le moins, j’espère ; car au diable les eaux si vous partez plutôt ».

Madame Selwyn, qui avoit écouté jusqu’ici la conversation avec impatience, l’interrompit alors : « Vous vous proposez donc, mylord, d’embellir le séjour d’un pays que vous avez quelque espérance d’habiter un jour » ?

« Mylord, cette dame vous en veut », reprit l’un de ses compagnons ; l’autre s’étoit absenté.

« Point du tout, répondit madame Selwyn : mais comme il seroit possible que mylord fît un jour le voyage dont il parle, il est juste qu’il pense à s’y préparer des plaisirs ».

Quelque dégoûtée que je fusse de ce lord, je désapprouvai pourtant la sortie de madame Selwyn ; mais vous la connoissez, monsieur, et vous savez qu’elle ne laisse échapper aucune occasion de donner carrière à son humeur satirique.

Le Lord. « Peu m’importe l’endroit que j’habiterai ; mais je suis moins facile sur la société que j’y trouverai : c’est pourquoi je souhaiterois que les objets qui m’ont charmé dans ce monde-ci, me suivissent dans l’autre pour ma consolation ».

Madame Selwyn. « Comment, mylord ! voudriez-vous dégrader votre demeure, en y admettant les habitans insipides des régions inférieures » ?

Le lord se retourna vers moi sans répondre. « Que ferez-vous aujourd’hui de votre soirée, madame » ?

« Je reste chez moi, mylord ».

« Et, à propos, où demeurez-vous » ?

« Les jeunes demoiselles ne demeurent nulle part », interrompit encore une fois madame Selwyn.

« Cette ridicule femme, me dit le lord à l’oreille, est-elle votre mère » ? (Quelles expressions, monsieur, pour une pareille question !)

« Non, mylord ».

« C’est donc votre tante » ?

« Non plus ».

« Qu’elle soit ce qu’elle voudra ; je desirerois qu’elle se mêlât de ses affaires. Une femme qui a passé la trentaine, que diable fait-elle au monde ? elle n’y est plus qu’un meuble d’embarras. — Irez-vous à l’assemblée » ?

« Je ne crois pas, mylord ».

« Et comment faites-vous donc pour passer votre temps » ?

« D’une façon, s’écria madame Selwyn, qui vous paroîtra singulière. Mademoiselle lit ».

« Ha ! ha ! reprit le compagnon du lord, vous voilà tombé entre bonnes mains ».

Le Lord. « Vous auriez plus beau jeu, madame, avec mon ami Coverley ; car je vous promets qu’avec moi vous ne gagnerez pas grand’chose ».

« Madame Selwyn. « Avec vous, mylord ; point du tout, je n’en ai pas la vanité. Ce que j’en dis-la, n’est absolument que par manière de conversation, sans que j’y cherche malice ; ce seroit avoir une petite idée de vous, mylord, que de vous, croire sensible à la critique ».

Le Lord. « En vérité, madame, vous ne sauriez mieux faire que de tourner vos épigrammes contre M. Coverley. Vous trouverez là votre homme : avec moins de modestie, je parie qu’il auroit été un bel-esprit ».

M. Coverley. « Tranquillisez-vous, mylord ; s’il plaît à madame de réserver toutes ses faveurs pour vous, pourquoi voulez-vous me les faire partager par force » ?

Madame Selwyn. « Ne craignez rien, messieurs ; je ne suis point une femme romanesque, et il n’est point question ici de faveurs, ni pour l’un ni pour l’autre ».

Le lord continua à m’interroger : «Avez-vous été malade depuis que je vous ai vue » ?

« Oui, mylord ».

« Je l’aurois deviné ; vous avez mauvais visage, et c’est vraisemblablement la raison pour laquelle j’ai eu tant de peine à vous retrouver ».

Madame Selwyn. « Voilà une découverte, mylord, qui ne me semble pas un chef-d’œuvre de galanterie ; il y auroit eu moyen, je crois, de l’annoncer d’une manière un tant soit peu plus polie ».

Le Lord. « Au diable ! si j’y résiste : cette femme ne me passe pas un seul mot. Allons, Coverley, entreprenez-la, je vous en prie ».

Celui-ci s’en excusa ; et le lord m’ayant demandé si j’avois coutume de venir tous les matins à la fontaine, je lui répondis que non. Nous y étions précisément arrivés, et je pus enfin terminer cet entretien, si toutefois il est permis d’appeler ainsi une suite de questions sans liaison et sans intérêt.

J’échappai aux importunités de ce gentilhomme, graces à madame Selwyn, qui avoit joint une nombreuse société de dames : deux d’entr’elles me ramenèrent. Le lord eut la curiosité de nous suivre de loin jusqu’à la porte de nos appartemens.

Madame Selwyn étoit impatiente de savoir par quel hasard j’avois fait la connoissance d’un homme dont les manières annonçoient un libertin déterminé ; je ne fus point en état de la satisfaire, puisque j’ignore même le nom du lord. Elle continua ses recherches d’un autre côté, et nous recueillîmes, dans l’après-dînée, des informations détaillées, par le canal du sieur Ridgeway, notre apothicaire.

Comme cet inconnu se distingue particulièrement par la hauteur de sa taille, nous n’eûmes pas beaucoup de peine à le dépeindre. M. Ridgeway nous rapporta qu’il s’appeloit mylord Merton ; que, parvenu depuis peu à ce titre, il avoit déjà dissipé plus de la moitié de sa fortune ; qu’au reste, grand amateur du sexe, il passoit pour un homme de mauvaises mœurs, peu vu dans la société d’honnêtes femmes, et n’ayant d’autre amusement que le jeu et les courses de chevaux.

« Eh bien ! miss Anville, me dit madame Selwyn, n’ai-je pas lieu d’être contente de l’avoir traité un peu rudement ? Laissez-moi le soin de le tenir en respect ».

« Oh ! madame, répondit le sieur Ridgeway, vous pouvez le voir sans danger, il va se mettre dans la réforme ».

« Prétendez-vous dire par-là qu’il va se marier » ?

« À-peu-près, madame ; du moins on croit que le mariage se fera bientôt. Il a été depuis long-temps sur le tapis ; mais les parens de la demoiselle n’y ont pas voulu consentir avant qu’elle fût majeure : le frère sur-tout s’y est vivement opposé ; aujourd’hui cependant, que sa sœur est maîtresse de ses volontés, prend le parti de se tenir tranquille. La prétendue est jolie, et elle sera puissamment riche dans la suite. Nous l’attendons tous les jours aux eaux ».

« Comment l’appelez-vous », demanda madame Selwyn ?

« Larpent ; lady Louise Larpent, sœur de mylord Orville » !

« Orville » ! répétai-je avec un mouvement de surprise.

« Oui, madame ; mylord arrive avec elle, à ce qu’on m’a écrit. Ils logeront à Clifton-Hill, chez madame Beaumont, une de leurs parentes ».

Mylord arrive avec elle ! Oh ! si vous saviez quelle émotion me donnèrent ces paroles ! Quel étrange événement, mon cher monsieur ! faut-il justement qu’il choisisse ce moment-ci pour venir à Bristol ! Il est impossible que je puisse l’éviter, madame Selwyn étant liée avec madame Beaumont. Peu s’en est fallu même que mylord Orville et moi n’eussions logé ensemble : madame Beaumont a offert sa maison à madame Selwyn, et celle-ci n’a décliné cette politesse qu’à cause de l’éloignement où nous eussions été des fontaines ».

Que je crains la première entrevue ! — Puissé-je quitter Bristol avant son arrivée ! sa présence me fera trembler. Ah ! si ses yeux étoient d’accord avec cette cruelle lettre, comment pourrois-je supporter sa vue ! Si j’avois, selon votre idée, renvoyé le billet, je serois bien plus à mon aise ; il sauroit du moins de quelle manière j’envisage sa conduite : mais aujourd’hui il jugera mes sentimens d’après la contenance que je garderai ; et qui me répond qu’il l’interprétera dans son vrai sens ? Mon indignation sera peut-être taxée de confusion, et ma réserve d’embarras. D’ailleurs, mon cher monsieur, se peut-il que je mette entièrement de côté les égards que j’ai eus pour lui, que j’oublie tout-à-fait le plaisir que je trouvois autrefois à le voir !

Il est naturel qu’à notre entrevue, le souvenir de la lettre sera la première chose qui nous frappera l’un et l’autre ; le lord cherchera peut-être à lire dans mes yeux ce que j’en pense. Oh ! puissent-ils lui exprimer combien je déteste l’insolence et la vanité ! il verroit alors combien il s’est trompé, s’il a cru flatter par là mon caractère.

Il fut un temps où j’aurois été révoltée de la seule idée qu’un homme tel que Merton dût appartenir à mylord Orville : cependant j’ai appris avec quelque plaisir que celui-ci a désapprouvé le mariage projeté.

Qu’un homme d’un caractère aussi dissolu puisse être le choix de la sœur de mylord Orville, c’est ce que j’ai de la peine à comprendre ! N’est-il pas également inconcevable qu’à la veille de son mariage, ce libertin pense encore à faire sa cour à d’autres femmes ? Dans quel monde nous vivons ! qu’il est corrompu, dégénéré ! Aurois-je tort, si j’y renonçois pour toujours ? Si je trouve que le cœur de mylord Orville a conduit sa plume, je me persuaderai que, de tous les hommes, il n’y en a qu’un vraiment vertueux, et que cet homme unique réside à Berry-Hill.




LETTRE LXIII.


Suite de la lettre d’Évelina.
Bristol, le 16 septembre.

Oh ! mon cher monsieur, mylord Orville est toujours le même, toujours tel qu’il me parut quand je le vis pour la première fois, le plus aimable des hommes ; et votre heureuse Évelina reprenant tout d’un coup sa tranquillité et son assiette précédente, a fait sa paix avec elle-même. Le monde recommence à avoir des attraits pour elle ; — elle ne voit plus dans l’avenir des jours destinés à s’écouler dans l’affliction, dans le doute et dans le soupçon ; — son courage lui inspire de nouvelles espérances, elle se flatte encore de trouver des gens de bien : — quoiqu’elle soit pourtant persuadée, autant que jamais, qu’il y auroit de la folie à attendre de la perfection parmi des êtres d’un second ordre.

Votre conjecture étoit juste : oui, sa lettre fut écrite dans un moment de délire, je n’en doute plus. — Mais mylord Orville seroit-il capable d’intempérance !

J’accompagnois ce matin madame Selwyn à Clifton Hill, chez madame Beaumont. J’étois triste en chemin, et il me fallut beaucoup de temps pour achever cette promenade : l’agitation de mon esprit me fit sentir, plus que de coutume, le déclin de mes forces. Je rappelai tout mon courage, résolue d’écarter ce qui auroit pu donner à mylord Orville une fausse idée de l’abattement où j’étois. Heureusement nous trouvâmes madame Beaumont seule. Les visites se firent attendre, et ce ne fut qu’après une heure d’intervalle que nous vîmes arriver un phaéton. Le cavalier et la dame qui en étoient descendus, entrèrent familièrement dans la salle, sans être annoncés. Je reconnus d’abord mylord Merton : il étoit botté, et tenoit un fouet à la main. Après avoir fait une espèce de révérence à madame Beaumont, il se tourna vers moi. Sa surprise étoit facile à démêler ; mais il fit semblant de ne pas me remarquer. Sans doute qu’il vouloit s’instruire auparavant par quel hasard je me trouvois dans cette maison, où ma présence ne le mettoit pas trop à son aise. Il approcha une chaise de la fenêtre, et y resta assis sans dire le mot à personne.

En attendant, la jeune demoiselle sautilloit à travers la chambre ; et en passant elle salua légèrement madame Beaumont, en lui demandant : « Comment va-t-il, madame » ? Puis, sans faire la moindre attention à nous autres, elle se jeta nonchalamment sur un sofa, protestant, d’un ton de voix affecté et doucereux, qu’elle étoit fatiguée à mourir. « En vérité, madame, les chemins sont insupportables, — une poussière à vous crever les yeux, — avec cela une chaleur des plus incommodes : « — je suis hâlée à ne pas pouvoir me montrer d’un siècle. Aussi, mylord, ne sortirai-je plus avec vous ; vous ne savez pas choisir vos promenades ».

Mylord Merton. « Sur mon honneur, je n’en connois pas de plus belle en Angleterre ; c’est au soleil que vous devez vous en prendre, et non à moi ».

Madame Selwyn. « Mylord a raison de rejeter la faute sur le soleil, qui, par les avantages sans nombre qu’il nous donne, rachète suffisamment ces sortes de petits inconvéniens : le défaut que vous lui trouvez ne lui fera rien perdre dans notre estime ».

Cette attaque n’amusa nullement mylord Merton, et je crois que madame Selwyn la lui auroit épargnée, s’il se fût montré un peu plus honnête envers nous.

Madame Beaumont. « Avez-vous rencontré votre frère, lady Louise » ?

Lady Louise. « Non, madame : est-il sorti ce matin » ?

J’appris alors ce que j’avois déjà soupçonné, c’est-à-dire que cette lady Louise est la sœur de mylord Orville. Quelle différence entre la sœur et le frère ! quelque ressemblance, à la vérité, dans les traits, mais nulle dans les manières. « Oui, reprit madame Beaumont ; je crois même qu’il vous cherchoit ».

Lady Louise. « Ah ! c’est que mylord a couru la poste encore, et nous pouvons l’avoir rencontré sans nous en être apperçus. Il n’y a pas de plaisir en cabriolet avec ce Merton ; il va d’une vitesse effroyable, et j’en ai chaque fois des vertiges. Aussi n’ai-je pas manqué de le quereller d’importance toute la matinée. Vous n’avez pas d’idée, madame, comme je l’ai grondé ; n’est-il pas vrai, mylord » ?

Elle accompagna cette question d’un sourire expressif.

Mylord Merton. « Vous avez été, comme toujours, la douceur même ».

Lady Louise. « Oh, fi donc ! mylord, cela ne s’appelle pas dire sa pensée : ne sais-je pas que vous me soupçonnez d’être méchante » ?

Mylord Merton. « Non assurément ; comment pouvez-vous avoir de telles idées » ?

Madame Selwyn se levoit pour quitter, quand madame Beaumont lui proposa une promenade au jardin. « Je l’accepterois volontiers, répondit-elle, si je ne craignois pas que miss Anville fut trop fatiguée » ?

À ces mots, lady Louise, qui appuyoit la tête sur son bras se releva pour me regarder ; et après m’avoir examinée avec la curiosité la plus indiscrète, elle reprit sa première posture sans avoir prononcé une parole.

Je dis à madame Beaumont que la promenade ne me gênoit nullement, et je la priai même de permettre que je l’y accompagnasse. Elle y invita aussi lady Louise ; mais celle-ci s’en excusa. « Bon Dieu ! madame, je ne saurois faire un pas ; cette chaleur est tuante, et je suis déjà très-fatiguée : d’ailleurs, je n’aurois pas le temps de m’habiller. Avons-nous du monde aujourd’hui » ?

« Personne, à moins que mylord Merton ne veuille rester. — Oui, madame, dit mylord. — Il ne mérite guère qu’on lui fasse l’honneur de l’inviter : vous ne savez pas, madame, le tour qu’il m’a joué. Nous avons rencontré le phaéton de M. Lovel, et mylord s’est avisé de m’engager dans une espèce de course ; notre cabriolet fendoit l’air. Je vous ai promis, petit monstre, que je vous en punirois ; comptez du moins que vous m’avez mené pour la dernière fois ».

Nous descendîmes, et leur laissâmes tout le loisir de vider leur querelle.

Nous étions à peine entrées dans le jardin, lorsque j’apperçus à quelque distance mylord Orville, qui descendoit de cheval. Sa vue me rendit tout mon trouble ; cependant je fis un effort pour ne le pas faire paroître ; mon visage ne devoit lui exprimer que du ressentiment. Il s’approcha de nous avec sa politesse ordinaire. Je me détournai pour éviter ce premier abord, et il alloit demander à madame Beaumont des nouvelles de sa sœur, lorsqu’en me reconnoissant il s’écria : « Miss Anville ! » et aussi-tôt il me complimenta, non d’un air vain ou effronté, non de l’air d’un homme qui a des reproches à se faire, mais avec un visage serein, gai, et j’ose dire charmant, avec un sourire gracieux, avec des yeux rayonnans de joie. Nul souvenir fâcheux ne sembloit alarmer sa conscience ; la lettre sembloit oubliée, et dans cette entrevue il n’y eut que moi qui sentis de l’inquiétude.

Ah ! si vous aviez vu, monsieur, avec quelle politesse il se présenta ! avec quelle douceur il me fixa, lorsqu’il me reconnut ! Tout étoit enchanteur en lui, jusqu’au son de sa voix. Il se félicitoit, disoit-il, de sa bonne fortune ; il se flattoit que je ferois quelque séjour à Bristol ; mais il espéroit que je n’y étois pas pour des raisons de santé ; car, dans ce cas, ajouta-t-il, sa satisfaction se convertiroit en crainte.

Flattée de ces propos, et charmée d’ailleurs de retrouver mylord Orville tel que je l’avois connu autrefois, je n’oubliai pourtant point le ressentiment que je lui devois, ni le sujet qui y avoit donné lieu. Je crois même, monsieur, que si vous eussiez été témoin de ma conduite, elle ne vous auroit point déplu. Je ne quittois point mon air sévère et réservé ; mes yeux fuyoient ceux du lord, et je ne lui répondis qu’en peu de mots.

Il est naturel qu’un pareil changement doit l’avoir frappé ; et je pense qu’il ne l’aura pas remarqué sans se rappeler, et se repentir en même-temps, des sujets de plainte qu’il m’a donnés, car il est impossible qu’il ait oublié entièrement qu’il m’a offensée.

Je rompis la conversation dès que je pus le faire avec décence, et je fis observer à madame Selwyn que nous serions rendus fort tard chez nous. On rebroussa chemin, et mylord Orville ne dit plus rien. Il aura été surpris de mon empressement à partir, et il ne s’y attendoit sûrement pas. À dire vrai, je regrettois déjà d’avoir reçu ses politesses d’une manière si froide, quoique, d’un autre côté je fusse dans la nécessité de lui montrer un peu d’humeur.

En prenant congé je ne pus m’empêcher de remarquer que mylord Orville étoit devenu tout aussi sérieux que moi ; ses sourires et sa belle-humeur avoient fait place à une gravité vraiment imposante.

« Je crains, dit madame Beaumont, que mademoiselle ne soit pas en état de continuer la marche, sans se reposer auparavant ».

Mylord Orville. « Si un phaéton n’épouvante pas ces dames, et qu’elles veuillent bien se fier à moi, je ferai atteler dans l’instant, et j’aurai l’honneur de les ramener ».

Madame Selwyn. « Vous êtes bien bon, mylord ; mais mon testament n’est pas encore fait, et sans cette précaution je ne risquerai pas de monter en cabriolet avec un jeune homme ».

Madame Beaumont. « Tranquillisez-vous là-dessus, je réponds de la prudence de mylord ».

Madame Selwyn. « Et qu’en pensez-vous, miss Anville » ?

Je répondis que j’aurois préféré d’aller à pied ; — mais voyant combien ce brusque refus choquoit mylord Orville, je crus devoir ajouter — que je serois fâchée qu’il prît cette peine.

Ce correctif fut d’un grand effet, et le lord, reprenant toute sa gaîté, répéta son offre de si bonne grâce et avec tant d’instance, qu’il n’y eut pas moyen de le refuser : depuis ce moment, mon cher monsieur, ma froideur et ma réserve disparurent insensiblement. Ne m’en veuillez point de mal ; j’avois pris la résolution de tenir ferme, je m’en étois fait même une loi ; mais lorsque j’arrangeai ce plan, je ne pensois qu’à la lettre, et je ne pensois pas à mylord Orville. D’ailleurs le ressentiment ne doit-il pas cesser, lorsque l’offense n’existe plus ? Cependant soyez bien sûr, monsieur, que si le lord avoit soutenu son caractère, tel qu’il l’a déployé dans cette détestable lettre, votre Évelina ne se seroit pas dégradée au point de souffrir patiemment des traitemens dont elle auroit eu à rougir devant vous.

Nous nous arrêtâmes dans le jardin jusqu’à ce qu’on vînt nous avertir que la voiture étoit prête. En partant, madame Beaumont invita de nouveau madame Selwyn d’accepter des chambres dans sa maison ; mais les mêmes raisons subsistant toujours, cette offre fut déclinée.

Mylord Orville mena sa chaise fort lentement et avec tant de précaution, qu’il auroit été ridicule d’être inquiet. Je n’entrai pour rien dans la conversation, madame Selwyn eut soin d’y fournir deux personnes. Le lord parla peu, mais son grand sens et sa politesse raffinée donnent à tout ce qu’il dit un assaisonnement délicieux. Madame Selwyn elle même ne put s’empêcher de lui faire compliment de ses procédés honnêtes. « Avouez, mylord, lui dit-elle, lorsque nous fûmes arrivés chez nous ; avouez que si quelque personne de votre connoissance vous avoit vu, vous eussiez été bien confus ».

« Je ne vois pas trop pourquoi, madame ; à moins que ce ne fût par compassion de l’envie que j’aurois pu leur inspirer ».

« Non, mylord, vous eussiez eu à rougir de ce que, dans ce siècle téméraire, vous soyez seul assez sage pour mener prudemment un cabriolet, tandis que vous aviez des femmes avec vous ».

« Oh ! lorsque le cocher a peur lui-même, les dames n’ont rien à craindre de son étourderie ; je suis persuadé que vous n’étiez pas à beaucoup près aussi inquiètes pour votre sûreté que je ne l’ai été pour celle de mon cœur ». Et en même temps il mit pied à terre, nous présenta le bras ; et, remontant en chaise, il partit comme un éclair.

Madame Selwyn trouve qu’il doit y avoir de l’erreur dans la naissance de ce jeune homme, et qu’à coup sûr il appartient encore au siècle passé. Il lui paroît beaucoup trop poli pour celui-ci.

Eh bien ! ne croyez-vous pas que ; dans ces conjonctures, je puisse laisser tomber ma rancune sans risquer d’être blâmée ? Vous-même, me désapprouveriez-vous ? Ah ! si vous aviez vu combien sa conduite étoit respectueuse, vous seriez le premier à me conseiller de ne plus lui vouloir du mal.




LETTRE LXIV.


Continuation de la lettre d’Évelina.
Bristol, le 19 septembre.

Hier matin madame Selwyn et moi nous fûmes invitées, par cartes, à dîner chez madame Beaumont ; nous acceptâmes, et nous revenons dans ce moment de Clifton-Hill.

Il faut que je commence par vous tracer le caractère de cette dame ; je me servirai des pinceaux satiriques de notre amie Selwyn : voici le tableau qu’elle en fait.

Madame Beaumont est à la lettre ce qu’on pourroit appeler une superstitieuse de cour. Née d’une famille ancienne et illustre, elle s’est fait un système particulier de morale ; la naissance et la vertu sont chez elle des termes synonymes. Elle a des qualités louables, mais qui ont leur source plutôt dans sa vanité que dans ses principes ; car elle se pique d’être de trop bonne famille pour commettre une action indigne d’elle et des ancêtres dont elle a le rang à soutenir. Par un hasard heureux, elle s’est mis en tête que l’affabilité est de toutes les vertus celle qui fait le plus d’honneur aux gens de qualité ; de sorte que ce même orgueil, sur lequel la plupart des grands appuient leur arrogance, est précisément ce qui rend son commerce facile. Mais sa politesse est trop compassée et trop mécanique pour qu’elle puisse faire plaisir. Si elle me témoigne quelques égards, je dois cet honneur à un pur accident, dont le souvenir ne la flatte peut-être pas trop ; j’eus l’occasion un jour de lui céder à Southampton des chambres dont elle avoit besoin, et l’on m’a dit depuis qu’elle n’auroit point accepté ce service, si elle n’avoit pas cru que j’étois noble : je suppose qu’elle fut inconsolable lorsqu’elle découvrit sa méprise ; cependant son attention scrupuleuse à garder toute espèce de décorum, l’a engagée à me combler de bontés. Elle se trompe si elle s’imagine que je mets beaucoup de prix à ses honnêtetés ; car je suis convaincue que je ne les dois ni à son attachement, ni à la reconnoissance, mais uniquement aux obligations qu’elle a eu le malheur de contracter envers une personne dont le nom ne se trouve pas dans l’almanach de la cour.

Ce portrait est entièrement de madame Selwyn, et vous y reconnoîtrez son penchant invincible pour la satire.

Madame Beaumont nous fit un accueil très-gracieux ; mais elle me déconcerta par ses questions sur ma famille. Elle me demanda entr’autres, si j’appartenois aux Anville qui résident dans les provinces du nord de l’Angleterre ? s’il n’existoit pas une famille de mon nom dans le Lincolnshire, &c. ?

La conversation roula ensuite sur le mariage projeté de mylord Merton. Madame Beaumont en parla avec beaucoup de circonspection, mais ce qu’elle en dit montroit assez qu’elle désapprouve le choix de lady Louise. Mylord Orville est en grande faveur chez elle ; elle l’appelle, d’après une expression empruntée des Contes de Marmontel, un jeune homme comme il y en a peu.

Cet entretien fut interrompu fort mal-à-propos par M. Lovel. Je suis fâchée de le retrouver à Bristol. Il salua respectueusement madame Beaumont, mais sa politesse ne s’étendit pas jusqu’à nous.

Un moment après parut lady Louise Larpent ; ses manières étoient toujours les mêmes ; elle salua légèrement la seule madame Beaumont, et ne tarda pas à prendre sa place sur le sofa, d’où elle promena ses grands yeux langoureux dans le salon, sans daigner fixer personne.

M. Lovel s’approcha d’elle à force de courbettes, et lui demanda des nouvelles de sa santé.

« Ah ! vous voilà, monsieur, je ne vous avois pas vu ; y a-t-il long-temps que vous êtes ici » ?

« Depuis cinq minutes, qui, par votre absence, m’ont déjà duré cinq heures ».

« Savez-vous bien que je suis très-fâchée contre vous, et que je ne vous parlerai pas de toute la journée » ?

« Le ciel me préserve que vous poussiez votre ressentiment aussi loin ; dans une telle situation, une journée seroit pour moi un siècle. Mais en quoi ai-je donc eu le malheur de vous déplaire » ?

« Oh ! vous m’avez fait mourir de frayeur l’autre jour. Comment avez-vous osé être assez cruel pour courir contre le cabriolet de mylord Merton » ?

« Sur mon honneur, madame, vous me faites injure. Je ne fus pas le maître de retenir mes chevaux, et j’ai souffert plus que vous, par la seule idée de vous alarmer ».

Mylord Merton entra dans ce moment, et s’avançant vers sa future, il lui demanda d’un ton fort nonchalant comment elle se portoit ?

« Mal, répondit lady Louise, j’ai été assommée de maux de tête toute la matinée ».

« J’en suis au désespoir ; mais vous devriez consulter un médecin, madame ».

« Je suis excédée des consultes. M. Ridgeway est venu me voir encore tantôt, mais ses remèdes ne sont bons à rien. Personne ne sait ce qui me manque, et en attendant je dessèche de langueur ».

« Vous êtes, madame, d’une constitution très-délicate », dit M. Lovel.

« Oui, certes, je suis tout nerf ».

« Je suis bien aise du moins que vous n’ayez pas été ce matin à la promenade. Coverley m’a fait trotter encore en furieux, il a une couple de chevaux des plus fringans qu’on puisse trouver ».

« Et pourquoi ne nous avoir pas amené M. Coverley ? c’est un drôle de corps que j’aime prodigieusement ».

« Il devoit être ici avant moi, et je suppose qu’il ne se fera pas long-temps attendre ». Au milieu de cette frivole conversation, mylord Orville entra dans la salle. Comme il se distinguoit de ceux qui étoient arrivés avant lui ! comme il les effaçoit tous ! Après avoir rendu ses devoirs à madame Beaumont et à madame Selwyn, il vint me joindre.

« J’espère, me dit-il, que les fatigues de lundi matin n’ont point incommodé miss Anville » : puis, se tournant vers lady Louise, qui parut surprise de ce que son frère m’adressoit la parole, il ajouta : « Vous permettrez, ma sœur, que je vous présente miss Anville ».

Lady Louise fit semblant de se lever de son sofa, et me dit froidement qu’elle seroit charmée d’avoir l’honneur de faire ma connoissance, et aussi-tôt elle chuchota quelques mots à l’oreille de mylord Merton. Quant à moi, je fus également confuse, et de la politesse inattendue de mylord Orville, et de la manière désobligeante dont sa sœur y répondit. — Quel contraste ! et comment ne l’apperçoit-elle pas, puisque tout le monde admire les manières aisées et polies de son frère !

La conduite de lady Louise l’avoit choqué ; il la quitta sans lui parler, et il continua à m’entretenir jusqu’à ce qu’on avertît que le dîner étoit servi. Ne devois-je pas lui tenir compte de son attention ? Oui, sans doute, et tous mes projets de vengeance furent oubliés.

À l’instant où nous allions nous mettre à table, M. Coverley survint encore : il fit, tout d’une haleine, un millier d’excuses de ce qu’il arrivoit si tard, et il allégua pour raison un petit accident. Il avoit eu le malheur de renverser et de briser son phaéton. À ce récit, lady Louise jeta un grand cri, et protesta que de sa vie elle ne monteroit plus en chaise.

Mylord Merton. « Ce n’est du moins pas à Coverley qu’il faudroit vous confier, car il ne sait pas mener. »

M. Coverley. « Je gage mille guinées que je vous tiens tête quand vous voudrez ».

Mylord Merton. « Va ! fixez le jour, et nous choisirons nos juges ».

M. Coverley. « Le plutôt sera le mieux ; demain, si cela vous fait plaisir, pourvu que mon cabriolet puisse être réparé dans cet intervalle ».

Madame Selwyn. « Voilà une entreprise digne d’occuper des gens de qualité, qui ne savent que faire de leur temps ».

Lady Louise. « Vous m’inquiétez, messieurs, avec vos propos ».

Madame Beaumont. « Tranquillisez-vous, lady ; ils y penseront une seconde fois, jusqu’ici ils plaisantent ».

Lady Louise. « La seule idée d’un tel projet me fait frissonner ; j’en tremble de peur, et j’ai perdu tout mon appétit ».

Mylord Orville. « Laissons donc là cette matière, et parlons d’autre chose ».

Lady Louise. « Pardonnez, mon frère, je ne lâche pas prise avant que mylord m’ait promis qu’il renoncera à cette partie ; c’est le seul moyen de m’épargner une bonne maladie ».

Mylord Orville. « Il ne sera pas si difficile d’ajuster ce différend ; et si ces messieurs ne sont pas d’humeur à se désister de leur gageure, ils peuvent la faire dépendre de quelque autre entreprise moins dangereuse. C’est une complaisance qu’ils doivent aux dames ».

Cette proposition fut généralement appuyée, et mylord Merton, aussi bien que M. Coverley, y acquiescèrent ; on convint que ce débat seroit finalement ajusté après le dîner.

« Me voilà de nouveau, reprit madame Selwyn, brouillée avec les phaétons, quoique mylord Orville m’en ait presque fait revenir le goût ».

« Mylord Orville ! s’écria M. Coverley : eh, bon Dieu ! il est plus prudent, plus timide qu’une vieille femme ; je me fais fort de devancer son phaéton avec une charrette ».

Cette turlupinade divertit d’autant plus la société, que M. Coverley y joue le rôle de plaisant.

« Peut-être, repartit madame Selwyn, M. Coverley ignore-t-il pour quelle raison mylord Orville est si prudent ».

« Pas, que je sache : seroit-il permis de savoir cette raison particulière » ?

« Volontiers, et elle vous paroîtra en effet très-particulière ; c’est que les amis du lord Orville sont jaloux de le conserver encore ».

Celui-ci remercia madame Selwyn de ce compliment ; mais M. Coverley n’en parut pas satisfait. « Point de tricherie, s’écria-t-il en s’adressant à mylord Merton. Vous avez déjà cherché l’autre jour à me mettre madame à dos ; auriez-vous réussi à me rendre ce service aujourd’hui » ?

« Je vous félicite de tout mon cœur de la préférence, dit lord Merton ».

La conversation tomba ensuite sur la bonne chère, et ce sujet fut discuté à fond avec la plus grande sagacité. Si mylord Merton, MM. Lovel et Coverley, ne m’avoient pas été connus par leurs titres, je les aurois pris certainement pour des cuisiniers de profession tant ils étalèrent d’érudition dans un art qui doit avoir absorbé une grande partie de leurs études, à en juger par les progrès qu’ils y ont faits. Il seroit difficile de décider si ces messieurs appartiennent à la classe des gloutons ou des épicuriens, car ils sont également gourmands et voraces, et ils savent vider indifféremment tous les plats. Leurs propos m’ennuyèrent beaucoup ; mylord Orville n’en fut pas moins dégoûté, et je compris aisément à son maintien que nos sentimens étoient parfaitement d’accord sur cet article.

Après le dîné, les dames se retirèrent dans l’appartement de madame Beaumont, où nous passâmes une heure assez triste : notre hôtesse étoit sérieuse, madame Selwyn ne se donna pas la peine de parler, et lady Louise avoit des vapeurs qu’elle nous communiqua à toutes, jusqu’à ce que nos cavaliers vinrent nous joindre et nous rapporter un peu de gaîté.

Instruite par une ancienne expression de M. Lovel, que je suis une fille de rien, j’eus la modestie de me retirer dans une croisée, pour n’être à charge à personne. Mylord Merton, M. Coverley et M. Lovel passèrent plusieurs fois devant moi sans faire semblant de me voir ; tous leurs soins furent réservés pour lady Louise, qu’ils ne quittèrent pas d’un instant. J’étois piquée sur-tout de l’incivilité de M. Lovel, que je pouvois compter au nombre de mes connoissances ; il est vrai qu’il me déplaît souverainement par sa fatuité, mais l’air de mépris dont il me traitoit, ne laissa pas que de me faire de la peine. Il est si dur d’être méprisé, même par des gens qui nous sont indifférens ! D’un autre côté, je fus bien aise d’échapper à mylord Merton ; la moindre attention de sa part m’auroit attiré la colère de lady Louise. Quant à M. Coverley, je l’abandonnois volontiers à lui-même ; un tel personnage n’est pas fait pour inspirer le moindre intérêt ; mais relativement à l’ensemble de cette société, je me trouvois un peu humiliée du rôle subalterne que j’y jouois.

J’eus lieu de me féliciter du retour de mylord Orville qui s’étoit absenté : me voyant ainsi isolée, il n’eut rien de plus pressé que de m’adresser la parole ; il approcha même une chaise, et demeura à côté de moi.

Il s’informa particulièrement de ma santé, et si les eaux de Bristol me faisoient du bien. « Je ne pensois pas, ajouta-t-il, en vous quittant à Londres, qu’une indisposition vous amèneroit si-tôt ici. Je ne devrois pas me réjouir de vous avoir revue ; — mais que voulez-vous, madame, pourrois-je m’en empêcher » ?

Ensuite il me demanda des nouvelles de la famille Mirvan, et il fit sur-tout l’éloge de madame Mirvan, à qui il rend toute la justice qui lui est due. Elle est, dit-il, d’un commerce doux et aimable, un vrai modèle de femme.

« Et sa fille, repris-je, est, à tous égards, digne d’une telle mère ; je ne saurois mieux la louer ».

« J’en suis ravi, elles sont dignes de briller l’une par l’autre ».

Mylord Orville commença aussi à me parler des beautés des environs de Clifton ; mais nous fûmes interrompus par les nouveaux débats qu’excitoit l’affaire du pari. Les deux champions n’étoient pas d’accord sur le genre de combat qui devoit décider la querelle. Mylord Orville proposa qu’on le fixât à la pluralité des voix ; et aussi-tôt on les recueillit. Madame Selwyn fut d’avis que le prix devoit être adjugé à celui qui réciteroit la plus longue ode d’Horace ; madame Beaumont se déclara pour celui qui feroit la révérence la plus élégante, et moi j’accordai la palme à celui qui seroit le plus heureux à faire un impromptu. Lady Louise ne jugea pas à propos de donner son suffrage, et on fut obligé de s’en passer. M. Lovel trouva qu’il seroit plus court de terminer l’affaire en tirant à la courte-paille. Cette idée me parut plate et absurde ; mais j’ai su depuis que les plus fortes gageures se décident actuellement à Londres de la même manière. Quelle pitié ! ne diroit-on pas que les richesses ne sont d’aucune utilité réelle, puisque ceux qui les possèdent en font un usage aussi vil ?

Il nous restoit encore à écouter l’opinion de mylord Orville, et la curiosité avec laquelle on l’attendit, montra le cas qu’on en faisoit. Voici de quelle manière il prononça, à la grande surprise de toute la société : « Il faudroit, dit-il, que le gagnant partageât son butin avec un honnête homme nécessiteux : qu’on en produise un de chaque côté, et le prix retombera à celui qui, au jugement de deux arbitres, aura fait le meilleur choix ».

Cet arrêt ferma la bouche à tout le monde, et je crois qu’il n’y eut personne qui ne fût honteux d’avoir suivi un projet dont l’extravagance étoit manifeste. Pour moi, je fus touchée de la noblesse des sentimens de mylord Orville : son jugement étoit une belle leçon pour les jeunes prodigues qui avoient mis cette gageure sur le tapis.

Il y eut un moment de silence et de réflexion, et ce fut M. Coverley qui l’interrompit. Il trouva que mylord Orville avoit toujours une singulière façon d’envisager les choses. L’incorrigible lord Merton ajouta que si on goûtoit ce plan, il proposeroit son gros suisse pour être de moitié avec lui. Enfin on renonça à la partie, ou du moins on la remit à une autre occasion.

La conversation prit ensuite une tournure différente, mais je ne m’en occupai guère, mylord Orville ayant renoué la nôtre : « D’où vient, miss Anville, que vous êtes si pensive » ?

« Je suis fâchée, mylord, d’être du nombre de ceux qui ont encouru votre censure ».

« Ma censure ! vous m’étonnez, madame ».

« Oui, mylord, et j’ai honte de la mériter ; j’ai donné ma voix comme une étourdie, et la vôtre me prouve qu’il auroit été bien plus louable de la tourner au profit de l’humanité ».

« Vous prenez la chose au sérieux, et je serois presque tenté de croire que votre réflexion enveloppe un reproche de ma propre conduite ».

« Comment donc, mylord » ?

« En effet, qui de nous deux auroit tort, celui qui saisit à propos l’esprit de la société, ou bien l’autre qui y prend un ton déplacé » ?

« On vous rend plus de justice, mylord ».

« Au fond, je me flatte que mon opinion, madame, ne différoit pas de la vôtre ; seulement, vous vous êtes prêtée à la gaîté qui prévaloit dans la compagnie, et j’aurois mauvaise grace d’en être formalisé, puisqu’au contraire je suis persuadé que mon sérieux y étoit de trop ; d’ailleurs, je ne me le serois point permis, si mes liaisons actuelles avec mylord Merton ne m’autorisoient à le veiller de près ».

Ce compliment me réconcilia avec moi-même, et mylord Orville continua à m’entretenir jusqu’à ce qu’on m’annonça le carrosse de madame Selwyn : je partis avec elle.

Chemin faisant, cette dame me surprit beaucoup en me demandant si je croyois ma santé assez bien rétablie pour suspendre ma cure, madame Beaumont l’ayant sollicitée avec instance de passer une huitaine de jours à Clifton ? Cette pauvre femme, ajouta-t-elle, est si pressée de s’acquitter en plein de sa dette, que je suis tentée d’accepter sa proposition, ne fût-ce que par compassion. D’ailleurs, on est toujours sûr de trouver du monde chez elle ; et tant de sots et de fats qui s’y assemblent fournissent du moins matière à railler ; cela m’amuse.

L’état actuel de ma santé, ne m’astreignant plus au voisinage de la fontaine, je fus dans la nécessité de me soumettre à la volonté de madame Selwyn, et dès demain nous comptons nous établir à Clifton-Hill.

Cet arrangement ne me convient pas trop, et quoique je sois sensible aux attentions obligeantes de mylord Orville, il m’en coûtera pourtant de vivre avec tant d’autres créatures qui se croient autorisées à me traiter avec l’indifférence la plus marquée. D’ailleurs, il est possible que je doive les politesses du lord à une généreuse pitié que lui inspire ma situation actuelle ; et qui sait s’il tiendra bon pendant toute une semaine !

Depuis mon départ de Berry-Hill, j’ai souvent desiré d’avoir madame Mirvan avec moi. Ce n’est pas que j’aie à me plaindre de madame Selwyn ; elle a des égards pour moi, et nous sommes ensemble sur un pied familier. J’avoue cependant qu’avec un petit effort elle pourroit m’être quelquefois plus utile, sur-tout en société ; mais elle y est ordinairement trop occupée d’elle-même, pour penser à moi, ou pour chercher à me mettre en avant. N’allez pas croire au reste, monsieur, que mon intention soit de blâmer madame Selwyn ; ce seroit mal reconnoître l’amitié qu’elle a pour moi.

Allons ! il faut prendre son parti ; mais j’éprouve tous les jours que sans naissance et sans fortune on réussit difficilement à se faire remarquer.




LETTRE LXV.


Suite de la lettre d’Évelina.
Clifton-Hill, le 20 septembre.

Me voici, mon cher monsieur, logée sous le même toit avec mylord Orville ; sans cette dernière circonstance ma situation seroit des plus fâcheuses, et vous en conviendrez lorsque je vous aurai dit sur quel mauvais pied je vis ici.

Madame Selwyn m’a demandé aujourd’hui depuis quand j’étois liée avec ce maître fat de Lovel. Je lui ai raconté de quelle manière j’avais fait sa connoissance. Elle m’a dit alors que dans ce cas elle n’étoit pas surprise de ce qu’il me portoit rancune ; qu’hier, pendant que je m’entretenois avec mylord Orville, lady Louise s’étant informée qui j’étois, il lui avoit répondu qu’il n’en étoit pas trop sûr lui-même ; que tout ce qu’il savoit, c’est que je paroissois être une demoiselle de compagnie ; que j’avois fait une première apparition à Londres au printemps passé, à la suite de miss Mirvan, jeune dame de la province de Kent.

Il est dur, monsieur, d’être en butte aux insinuations impertinentes d’un homme qui cherche à me rendre toutes sortes de mauvais services. L’épithète de demoiselle de compagnie achèvera de me mettre en considération chez lady Louise. Madame Selwyn me conseilla de faire ma cour à M. Lovel : « Cet homme, dit-elle, quoique méchant, est à la mode, et peut vous faire du tort dans le grand monde ». — Et que m’importe ! je me détesterois si j’étois capable d’une pareille bassesse ; pourrois-je flatter celui que je méprise ?

Madame Beaumont nous a reçues avec beaucoup de politesse, et mylord Orville en particulier n’a rien oublié pour nous faire l’accueil le plus gracieux. Lady Louise, au contraire, ne s’est mise en frais de rien, selon sa coutume.

Nous avons eu du monde presque toute la journée, et je me suis assez bien amusée. On a fait la partie après le thé ; mylord Orville qui n’aime pas les cartes, et moi qui ne les connois pas, nous n’avons pas joué ; j’en ai été dédommagée par une conversation agréable.

Je commence à remarquer que je ne suis plus avec lui aussi timide que je l’étois autrefois ; son honnêteté et sa douceur me rendent insensiblement ma gaîté naturelle, et quand il me parle à présent, je ne me sens pas plus gênée qu’il ne l’est lui-même : ce qui me donne sur-tout cette assurance, c’est la persuasion que j’ai de n’avoir rien perdu dans son esprit ; ses yeux me disent même que j’y ai gagné.

Il m’a dit qu’à sa grande satisfaction, l’affaire de la gageure venoit enfin d’être décidée ; les parieurs sont convenus de baisser la somme jusqu’à cent guinées, et le prix sera disputé dans une course entre deux vieilles femmes âgées pour le moins de quatre-vingts ans, mais bien portantes d’ailleurs.

Je témoignai au lord mon étonnement de cette fureur de dépenser des sommes considérables d’une manière si frivole : « Hélas ! madame, si vous aviez une plus grande pratique du monde, vous sauriez que l’habitude l’emporte presque toujours sur la raison ; il suffit qu’une folie soit à la mode pour qu’elle passe impunément : l’esprit s’accoutume peu à peu aux absurdités les plus révoltantes, si elles sont souvent répétées ».

« J’espérois que la proposition généreuse que vous fîtes hier auroit produit un meilleur effet ».

« Oh ! je ne m’y attendois pas, et qui sait même si, en récompense de mon conseil, je ne serai pas chansonné encore par M. Coverley. En attendant, je suis bien aise de lui avoir dit rondement mon sentiment ; je hais trop ces sortes de gageures pour ne pas les combattre » ?

Mylord Orville m’ayant donné la main pour me conduire à table, sa sœur lui dit qu’elle avoit cru qu’il soupoit en ville. Il lui répondit, en me regardant poliment, qu’il avoit d’autres engagemens, et il resta avec nous.

23 septembre.

J’ai passé trois beaux jours qui ne m’ont rien laissé à désirer, si j’en excepte, monsieur, la satisfaction de vivre avec vous. Mon séjour à Clifton-Hill est beaucoup plus agréable que je n’osois l’espérer. Mylord Orville m’honore toujours d’une attention non-interrompue, et c’est son bon cœur seul qui la lui dicte, sans que le caprice ou l’orgueil y soient mêlés pour quelque chose. C’est, sans doute, à l’abandon total auquel me condamne tout le reste de notre société, que je dois cette complaisance soutenue, et par cette raison j’y compte pour aussi-long-temps que j’en aurai besoin. Non-seulement je suis mieux à mon aise en présence du lord, mais même je deviens gaie avec lui : tel est l’effet de la vraie politesse ; elle bannit toute gêne et toute contrainte. À la promenade, c’est lui qui m’accompagne et qui me donne le bras. Quelquefois nous nous occupons d’une lecture, et alors il me fait remarquer les endroits les plus saillans, consulte mon opinion et me fait part de la sienne. À table, il est assis à côté de moi, et, graces à une infinité de petits égards qu’il a pour moi, j’oublie la supériorité que s’arroge le reste des convives. Enfin ces quatre jours que j’ai passés avec lui dans la même maison, ont établi entre nous un certain degré d’intimité sociale, qui n’auroit peut-être jamais existé si j’avois continué de voir mylord Orville sur le pied d’une connoissance ordinaire. Madame Selwyn, la seule amie que j’aie ici, est trop jalouse de briller dans la conversation, pour que ses soins puissent s’étendre jusqu’à moi ; le lord me considère donc comme une étrangère délaissée, qui a droit de prétendre à son appui et à ses bons offices ; et s’il lui est arrivé de prendre de moi une idée défavorable, je crois maintenant avoir réussi à l’effacer entièrement. Il se peut que je me flatte ; mais son air content, ses attentions, son désir de m’obliger, tout concourt à me persuader que je ne me trompe point. En un mot, ces quatre jours heureux sont faits pour réparer des mois de souci et d’inquiétude.




LETTRE LXVI.


Continuation de la lettre d’Évelina.
Clifton-Hill, le 24 septembre.

Je suis descendue aujourd’hui de bonne heure, et comme on déjeûne tard ici, j’ai eu le loisir de faire ma promenade du matin, selon l’ancienne coutume que j’ai contractée à Berry-Hill. Je traversai le jardin et je n’eus pas plutôt fermé la porte derrière moi, que je vis un homme dont je crus reconnoître la physionomie, et en effet c’étoit l’infortuné M. Macartney. Surprise de cette rencontre, je m’arrêtai pour lui laisser le temps de me joindre ; il étoit encore en habit de deuil, mais sa santé paroît avoir gagné le dessus, quoique je lui aie trouvé cet air mélancolique qui me frappa la première fois que je le vis.

Il me dit qu’il n’étoit arrivé que depuis hier à Bristol, qu’il n’avoit eu rien de plus pressé que de me rendre ses devoirs.

« Saviez-vous donc que j’étois à Clifton » ?

« Oui, madame, je viens de Berry-Hill, où j’ai appris la fâcheuse nouvelle que votre santé vous avoit obligée d’aller aux eaux ».

« Et qui peut vous engager, monsieur, à prendre tant de peine » ?

« Oh ! madame, y a-t-il une peine qui puisse égaler le désir que j’avois de venir vous faire mes remercîmens » ?

Je m’informai ensuite de madame Duval et de la famille de Snow-Hill ; il me dit qu’il les avoit laissés bien portans, et que madame Duval se proposoit de retourner bientôt à Paris. Je félicitai aussi M. Macartney sur l’amélioration visible de sa santé : « C’est vous, madame, me répondit-il, qui devez vous en faire compliment ; car si j’existe encore, j’en suis redevable à vos seules bontés ». Il ajouta que ses affaires étoient à présent sur un meilleur pied, et qu’il espéroit qu’à l’aide du temps et de la raison, il parviendroit à supporter son sort avec plus de résignation. « L’intérêt généreux, poursuivit-il, que vous avez pris à mon affliction, m’étoit garant que vous apprendriez avec quelque plaisir le changement de ma situation : il est juste que vous en soyez instruite. Peu après votre départ je reçus des nouvelles de Paris ; mon ami quitta cette capitale d’abord après la réception de ma lettre, et vola vers moi pour me consoler et pour m’assister. J’ai accepté ses secours ; oui, j’ai été capable de cet effort, et mon premier devoir est de m’acquitter envers celle qui, par ses bienfaits, m’a soutenu dans le malheur. Voici, madame (et il me présenta un rouleau de papier), voici la seule partie de mes obligations qui puisse être acquittée ; je vous en ai de plus essentielles, mais elles ne peuvent être payées que par ma reconnoissance, et à ce prix je consens volontiers à rester votre débiteur pour toute la vie ».

Je lui témoignai combien je prenois de part à ce retour de sa fortune ; mais je le priai en même temps de me laisser le plaisir d’être de ses amies, et de me dispenser par conséquent de recevoir le remboursement de mes avances, avant que ses affaires fussent entièrement rétablies.

Pendant que nous discutions ce point, j’entendis la voix de mylord Orville, qui demanda au jardinier s’il ne m’avoit pas vue ? J’ouvris la porte, et le lord, étonné de me trouver là, me dit avec une espèce de vivacité : « Êtes-vous sortie seule, miss Anville ? Le déjeûné est servi depuis long-temps, et on vous a cherchée de tous côtés dans le jardin ».

« Vous êtes bien bon, mylord ; mais j’espère qu’on ne m’a point attendue ».

« Comment, madame, croyez-vous qu’on puisse déjeûner à son aise, quand on craint que vous vous soyez enfuie ; mais venez, de grace, on croiroit sans cela que vous m’avez fait déserter aussi par attraction ».

« Je suis à vous dans l’instant ». Puis me tournant vers M. Macartney, je lui souhaitai le bonjour.

Il me suivit son rouleau à la main : « Non, lui dis-je, ce sera pour une autre fois ».

« Pourrai-je donc avoir l’honneur de vous revoir encore » ?

Je n’osai pas inviter un étranger chez madame Beaumont, et je n’eus pas non plus assez de présence d’esprit pour lui faire mes excuses ; ainsi ne sachant comment le refuser, je lui proposai que s’il se promenoit demain de ce côté à la même heure, je pourrois bien l’y rencontrer.

M. Macartney nous ayant quittés, j’observai que mylord Orville changeoit de visage ; il ne m’offrit point son bras, et marchoit tristement à côté de moi sans parler. Je me doutai d’abord de ce qui pouvoit avoir donné lieu à une altération aussi subite : auroit-il pris ombrage, me disois-je, de cet entretien matineux ? quoi ! s’il s’imaginoit que cette entrevue d’aujourd’hui étoit concertée ; et que c’est dans ce dessein que je suis sortie de si bonne heure ? Tourmentée par cette idée ; je résolus de me prévaloir de la liberté à laquelle ses procédés obligeans m’ont accoutumée depuis que je loge ici ; et comme il affectoit de ne pas me faire la moindre question sur cette aventure, je cherchai la première à amener une explication, en lui demandant hardiment s’il n’étoit pas surpris de m’avoir trouvée en conversation avec un étranger.

« Avec un étranger, répondit-il ; seroit-il possible que cet homme vous fût inconnu » !

« Pas absolument, — si vous voulez, — seulement il se pourroit… »

« Pardonnez, je ne croirai jamais que miss Anville soit capable d’accorder un rendez-vous à un inconnu ».

« Que dites-vous là, mylord » ?

« Il me semble du moins, si j’ai bien entendu, qu’il en étoit question ».

Cette parole me confondit, et je n’avois plus le courage d’achever ma justification : cependant mon silence n’auroit fait qu’augmenter ses soupçons, qu’il m’importoit trop d’écarter. Je repris donc : « En effet, mylord, vous êtes dans l’erreur ; M. Macartney est en relation avec moi, — et je n’ai pu m’empêcher de le voir : — mais mon intention n’étoit pas… ». — Je demeurai court une seconde fois.

« En vérité, je suis fâché, madame, de ce que, sans le vouloir, j’ai commis une indiscrétion. Si j’avois su que vous fussiez en affaires, je ne vous aurois pas suivie ; je m’imaginois bonnement que vous étiez sortie pour prendre l’air ».

« Aussi, étoit-ce-là mon plan, et cette rencontre avec M. Macartney, est absolument l’ouvrage du hasard. Cela est si vrai, que je me passerai de le revoir demain, si vous me le conseillez ».

« Je n’ai point de conseil à donner là-dessus, et miss Anville doit savoir mieux que personne ce qu’il lui convient de faire : elle auroit tort de s’en rapporter, sur un point aussi délicat, à l’arbitrage d’un tiers, qui n’est pas au fait de ses liaisons avec cet étranger ».

« Vous pourriez les connoître de plus près, mylord, si ce n’étoit pas abuser de votre attention ».

« J’ai toujours admiré la douceur de votre caractère ; et l’offre que vous me faites de vouloir bien m’initier dans vos secrets, m’honore trop pour que je ne l’accepte pas avec empressement ».

Dans ce moment même, madame Selwyn ouvrit la porte du salon, et il fallut mettre fin à notre conversation. On me railla un peu sur mon goût pour les promenades solitaires ; mais il ne fut pas question de ma longue absence.

Je me flattois que je pourrois reprendre mes confidences après le déjeûné ; mais nous fûmes interrompus par une visite de MM. Merton et Coverley, toujours fort intrigués l’un et l’autre de leur course de vieilles. Ils sont venus demander à madame Beaumont son jardin pour leur servir de champ clos : elle y a consenti, et ce spectacle singulier se donnera mardi prochain.

Nous avons été importunés par d’autres visites, et, dans toute la matinée, il ne m’est pas resté un quart-d’heure pour m’expliquer avec mylord Orville. J’en étois d’autant plus fâchée, que je le savois engagé en ville pour ce soir : ainsi, ne voyant point d’apparence de pouvoir lui parler avant le moment fixé du rendez-vous, je me décidai, plutôt que d’encourir sa censure, à manquer de parole à M. Macartney.

Mais, en pesant la situation du pauvre Écossais, ses malheurs, sa tristesse, et sur-tout l’idée qu’il a de ce qu’il appelle ses obligations envers moi, je ne pus me résoudre à violer ma promesse, de peur de lui donner une marque de mépris ; car tout homme qui languit dans la misère, n’est que trop enclin à soupçonner qu’il inspire ce sentiment. Un billet me parut propre à me tirer d’embarras et à sauver ma délicatesse. Voici les lignes que j’écrivis à M. Macartney, et que je lui fis tenir par le domestique de madame Selwyn :

« Monsieur, » Il m’est survenu des empêchemens qui dérangent ma promenade de demain matin. Ne vous donnez donc pas la peine de venir me trouver à Clifton ; mais n’oubliez pas que je compte encore sur le plaisir de vous revoir avant que vous quittiez Bristol.

» Je suis, monsieur,
Votre très-humble servante,
Évelina Anville.

Je recommandai au domestique de rendre cette lettre en mains propres, et je rentrai.

Les visites s’étant retirées, et les dames étant allées faire leur toilette, je me trouvai seule avec mylord Orville ; dès qu’il vit que je me préparois à suivre madame Selwyn, il me retint en disant : « Miss Anville excusera-t-elle mon impatience, si je lui rappelle la promesse qu’elle a eu la bonté de me faire ce matin » ?

Avant que j’eusse le temps de répondre, les domestiques entrèrent pour couvrir la table. Mylord Orville se retira dans une croisée ; et pendant que je me consultois sur les ouvertures qu’il me demandoit, je m’arrêtai à l’idée que je n’avois aucun droit de révéler les secrets de M. Macartney : il étoit clair qu’en me justifiant d’une imprudence, j’allois en commettre une seconde.

Pour ne point agir avec trop de précipitation, je crus qu’il ne me restoit d’autre parti à prendre que de quitter la chambre : j’alléguai donc pour prétexte les soins de la toilette, et je sortis brusquement. Ma retraite aura peut-être déplu à mylord Orville ; mais que devois-je faire ? Le hasard veut toujours que je me trouve dans des situations si neuves, les moindres difficultés me paroissent d’abord si embarrassantes, qu’en vérité je sais rarement quelle conduite tenir.

Nous nous étions assemblés vers l’heure du dîner, quand le valet de madame Selwyn vint me rapporter ma lettre, en m’annonçant qu’il n’avoit pu découvrir M. Macartney, mais que les facteurs de la poste lui avoient promis de me l’envoyer dès qu’ils le trouveroient.

J’étois confuse de la publicité de ce message ; mylord Orville me fixa avec attention, et son regard significatif n’étoit guère propre à me tranquilliser. Il ne me dit rien à table, et moi-même je n’eus pas le courage de parler. Je me levai dès que je le pus, et j’allai m’enfermer dans ma chambre : madame Selwyn m’y suivit, et à force de questions, elle parvint à savoir tous les détails de mes liaisons avec M. Macartney. Cet aveu étoit nécessaire pour excuser la lettre ; mais mon récit n’obtint point l’approbation de madame Selwyn. Elle traita cette affaire de romanesque, et jugea le pauvre Macartney avec la dernière rigueur ; à l’en croire ; cet homme n’est qu’un aventurier et un imposteur.

Je ne sais plus où j’en suis, et je me perds dans ces réflexions. Comment m’y prendrai-je pour satisfaire mylord Orville ? Ne seroit-ce pas une lâcheté, une trahison, de divulguer l’histoire des malheurs de M. Macartney ? Il s’est fié à moi, il compte sur ma discrétion ; il m’a recommandé le secret comme une chose sacrée ! — Mais, d’un autre côté, comment écarter les soupçons de mylord Orville ? comment pallier ces entrevues, qui, à ses yeux, ont tout l’air d’un mystère, d’une intrigue peut-être ? Il est devenu sérieux : j’ai promis de le satisfaire. — Voilà des motifs qui m’autorisent suffisamment à lui accorder la confiance qu’il attend de moi.

Verrai-je ensuite, ou non, M. Macartney demain matin ? c’est une autre question que je n’ai pas l’esprit de résoudre. Que ne puis-je, monsieur, vous demander vos directions, et m’épargner ainsi des faux pas ?

Mais non, — je ne trahirai point monsieur Macartney, je ne manquerai point à ce que je lui dois : mon honneur y est intéressé, et je tiendrai ferme. Sans doute que je serois bien-aise si je pouvois contenter, mylord Orville ; mais cette complaisance ne s’accorderoit pas avec le repos de ma conscience. Je suis sûre, monsieur, que j’aurai votre suffrage, j’y attache le plus grand prix, et je laisse ensuite au temps le soin de me justifier.

Me voici plus tranquille, plus d’accord avec moi-même ; mais je ne finirai pas encore ma lettre avant que tout ceci soit tiré au clair.

Le 25 septembre.

Je me suis levée de grand matin, et après avoir ruminé différens plans, après avoir été long-temps en suspens si je verrois M. Macartney, ou si je lui manquerois de parole, j’ai arrêté enfin que je serois exacte au rendez-vous, mais qu’en même temps cette entrevue seroit aussi courte que possible, et décidément la dernière.

Tel fut le résultat de mes délibérations ; mais je n’étois pas encore sûre de mon fait, et je ne traversai le jardin qu’en tremblant. Jugez de mon émotion, lorsqu’en ouvrant la porte le premier objet qui frappa ma vue fut mylord Orville. Il étoit décontenancé lui-même, et il me dit en balbutiant : « Pardonnez, madame, — je ne m’attendois pas, — je ne pouvois pas m’imaginer — que je vous rencontrerois ici d’aussi bonne heure ; — si je m’en étois douté, je n’y serois point venu ». Et, après m’avoir saluée fort à la hâte, il passa outre.

Sans savoir ce que je faisois, je voulus le rappeler ; le mot de mylord m’échappa même involontairement : il se retourna, et me demanda si je desirois de lui parler ? Je ne pus lui répondre ; j’étois comme suffoquée, et je ne me soutenois qu’en m’appuyant contre la porte du jardin.

Mylord Orville reprit bientôt toute sa dignité. « Je conviens, me dit-il, que j’ai tort de me trouver ici dans ce moment : j’aurois de la peine à me disculper, je sais que vous êtes en droit de m’accuser d’une curiosité indiscrète ; il ne me reste qu’à vous faire mes excuses et à me retirer ». Il disparut, en effet, comme un éclair.

Je demeurai immobile comme une statue. Mon premier mouvement fut de faire un aveu formel à mylord Orville de tout ce que ma conduite sembloit avoir de mystérieux : mais j’abandonnai aussitôt ce projet ; quelque flatteur qu’il fût pour ma vanité, un plus noble orgueil m’inspira la résolution de garder religieusement le secret de M. Macartney ; je me décidai même à éviter toute explication, à moins que je n’en fusse pressée singulièrement.

Mylord Orville avoit repris le chemin de la maison : avant que d’entrer, il se tourna encore de mon côté ; mais s’étant apperçu que je le suivois des yeux, il ferma la porte, et je ne le vis plus.

Convenez, mon cher monsieur, que j’étois là dans une situation désagréable : être soupçonnée par mylord Orville de menées secrètes ! cette idée me déchiroit le cœur. Je n’étois pas dans une assiette à attendre M. Macartney, et tout aussi peu disposée à garder mon poste, pour ainsi dire, sous les yeux du lord. Il fallut donc penser à revenir sur mes pas, et je me traînai lentement le long d’une allée. Je suppose qu’Orville me vit arriver des fenêtres du salon : il courut vers moi, et, en m’offrant son bras, il me demanda si j’étois indisposée.

Je lui répondis par un non, prononcé avec toute la fermeté dont j’étois capable : je ne laissai pas d’être sensible à son attention ; je ne m’y étois point attendue.

« Mais du moins vous accepterez mon bras ; — oui, madame, vous ne sauriez vous en dispenser ; — j’aurai l’honneur de vous accompagner ». Et sans autres cérémonies, il s’empara de ma main ; je dirai presque par force. J’étois trop surprise, et trop peu accoutumée à des instantes aussi pressantes de la part de mylord Orville pour lui résister, et nous retournâmes ensemble au logis. Il insista pour que je prisse un verre d’eau ; mais je le remerciai, et je l’assurai que je me trouvois parfaitement bien.

J’étois décidée à ne point me départir du systême que j’avois adopté la veille, ainsi il n’étoit plus question de compromettre monsieur Macartney ; mais il m’importoit également de me rétablir dans l’esprit de mylord Orville, et son silence, son air pensif me décourageoient.

Ma situation devenoit toujours plus pénible, et je compris que je n’avois d’autre choix à faire que de monter dans ma chambre et d’y attendre l’heure du déjeûné ; car je craignois qu’en restant plus long-temps avec le lord, je n’eusse l’air de l’inviter à me faire des questions, et une pareille avance me paroissoit des plus déplacées.

Comme j’étois sur le point de prendre le chemin de la porte, il s’avança vers moi et me demanda si je partois ? Je lui dis que oui, et en même temps je restois. « Peut-être, reprit-il, pour retourner au… mais, pardon » ! Il ne me fut pas difficile d’achever la phrase ; l’air confus et embarrassé d’Orville nommoit assez distinctement le jardin : ainsi, pour le désabuser, je lui annonçai que je me retirois dans ma chambre. Je serois sortie tout de bon, si le lord ne m’avoit retenue : ma réponse l’avoit convaincu que je comprenois son allusion, et craignant apparemment qu’elle ne m’eût déplu, il chercha à corriger ce qu’elle pouvoit avoir de choquant, et me dit avec un sourire forcé : « Je ne sais quel mauvais génie me pousse ce matin ; je n’agis et je ne parle qu’à contre-sens ; je suis honteux de moi-même, et j’ose à peine, madame, implorer mon pardon ».

« Votre pardon, mylord ! parlez-vous sérieusement » ?

« Pouvez-vous en douter ? mais s’il m’est permis d’être mon propre juge, je lis déjà dans les yeux de miss Anville qu’elle me fait grace ».

« Je ne vous comprends pas, mylord ; tout pardon suppose une offense, et je ne sache pas que vous m’en ayez fait ».

« Vous êtes la bonté même ; mais je n’attendois pas moins d’une douceur qui est au-dessus de toute comparaison ; ne m’accuserez-vous pas d’être un persécuteur, si je profite de vos dispositions favorables pour vous rappeler encore une fois la promesse que vous daignâtes me faire hier » ?

« Point du tout, je serai même charmée d’acquitter la dette que j’ai contractée envers vous ».

« Vous ne me devez rien, madame ; il est question seulement de contenter ma curiosité, qui, j’en conviens, est vivement excitée ».

Nous prîmes des siéges, et après une courte pause, je rassemblai tout mon courage, et je poursuivis en ces termes :

« Vous allez croire peut-être, mylord, que je suis une fille inconséquente et capricieuse, si je vous avoue que j’ai lieu de regretter la promesse que je vous ai faite ; je dois même vous prier de ne pas trouver mauvais que je ne l’accomplisse point à la lettre. Je me suis précipitée, sans savoir ce que je disois, sans réfléchir à quoi je m’engageois ».

Le lord gardoit un profond silence, et m’écoutoit attentivement ; ainsi je continuai : « Si vous pouviez savoir, mylord, les circonstances de mes relations avec M. Macartney, je suis sûre que vous approuveriez ma réserve. Cet étranger est d’une famille honnête, et il s’est trouvé dans le malheur ; c’est tout ce que j’en puis dire : cependant s’il étoit informé que vous vous intéressiez à ses affaires, je ne crois point qu’il vous en fît un mystère. Voulez-vous que je lui en parle ?

« Point du tout, ce ne sont point ses affaires qui me tiennent à cœur ; je n’en suis pas curieux le moins du monde ».

« Je ne vous ai donc point compris, mylord ».

« Pouvez-vous imaginer, madame, que je m’intéresse aux affaires d’un homme qui m’est absolument inconnu » ?

Le ton froid et sérieux dont il me fit cette question, m’humilioit un peu ; mais il adoucit avec sa délicatesse ordinaire ce qu’elle pouvoit avoir de trop piquant : « Je ne prétends pas, ajouta-t-il, parler avec indifférence de quelqu’un qui a l’honneur d’être de vos amis ; loin de-là, il suffit de porter ce titre pour m’inspirer un véritable intérêt. Seulement vous conviendrez, madame, que j’ai lieu d’être surpris, qu’au moment où je me flattois d’être honoré de votre confiance, vous me la retiriez. Mais je n’en respecte pas moins vos raisons, et je m’y soumets aveuglément ».

Peu s’en fallut que je n’eusse succombé à la tentation de révéler au lord tout ce qu’il auroit voulu savoir ; je suis bien aise pourtant d’avoir été mieux sur mes gardes ; car, outre le tort réel que j’aurois eu à me reprocher, il n’auroit pas manqué de me blâmer lui-même de mon inconséquence. Cette réflexion décida aussi ma réponse : « Jugez-en vous-même, lui dis-je ; la promesse que je vous ai faite, quoique volontaire, étoit imprudente et peu réfléchie ; cependant si elle me regardoit seule, je ne balancerois pas un moment à la remplir ; mais l’étranger dont il s’agiroit de divulguer les secrets… ».

« Excusez, si je vous interromps, madame ; qu’il me soit permis de vous assurer que les affaires de cet étranger n’excitent ma curiosité qu’autant qu’elles ont rapport aux démarches d’hier matin… ». Il s’arrêta ; mais c’étoit en dire assez, je pense.

« Si ce n’est que cela, répliquai-je, vous serez satisfait. M. Macartney avoit à me parler en particulier… et je n’ai osé prendre la liberté de le faire venir ici ».

« Et pourquoi non ? Madame Beaumont n’auroit-elle pas… ».

« Je craignois d’abuser de sa complaisance, et j’ai promis à M. Macartney une seconde entrevue, tout aussi légèrement que je vous promis ensuite de vous confier ses secrets ».

« Et ce rendez-vous a-t-il eu lieu » ?

« Non, mylord, je me suis retirée avant qu’il fût arrivé ».

Nous nous regardâmes tous deux sans rien dire ; mais, comme je voulois prévenir des réflexions qui ne pouvoient que tourner à mon désavantage, je repris hardiment : « Jamais jeune personne n’eut plus besoin que moi du conseil de ses amis ; je suis neuve dans le monde, et peu accoutumée à agir par moi-même ; mes intentions ne sont point mauvaises, et cependant je fais des fautes à chaque instant. Jusqu’ici j’ai joui du bonheur d’avoir pour ami un homme très-capable de me diriger et de me conduire ; aujourd’hui il est trop éloigné de moi pour que je pusse recourir à lui dans les occasions où ses avis me seroient nécessaires, et ici je n’ai personne à qui je puisse m’adresser.

« Veuille le ciel, s’écria Orville avec le ton le plus affectueux, et d’un air où il ne restoit plus la moindre trace de froideur, veuille le ciel que je sois en état de remplacer dignement l’ami de miss Anville » !

« Vous me faites trop d’honneur, mylord cependant j’ose espérer que votre candeur… je dirai même votre indulgence, me passera mes petites fautes en faveur de mon inexpérience. Puis-je m’en flatter » ?

« Si vous le pouvez ! Et puis-je à mon tour espérer que vous oublierez avec quelle mauvaise grace je me suis rendu à vos raisons ! M’est-il permis de sceller ma paix (il pressa ma main contre ses lèvres) ? Oui, reprit-il, je la regarde comme conclue, et nous voici les meilleurs amis du monde ».

Je n’eus le temps que de retirer ma main ; on ouvrit la porte, et les dames entrèrent pour déjeûner.

J’ai été pendant toute cette journée la plus heureuse des filles. — Être réconciliée avec mylord Orville, et avoir suivi fermement le plan que je m’étois proposé… pouvois-je espérer davantage ? Le lord aussi a été d’une gaîté charmante ; il a redoublé d’attentions et d’égards pour moi. Cependant je ne voudrois pas que cette scène fût à recommencer : combien la crainte d’être mal dans son esprit ne m’a-t-elle pas fait souffrir !

Mais que pensera le pauvre M. Macartney ? Au milieu de ma joie, je regrète d’avoir été dans la nécessité de lui manquer de parole.

Adieu, mon très-cher monsieur.




LETTRE LXV.


M. Villars à Évelina.
Berry-Hill, le 28 septembre.

Retiré des embarras du monde, insensible à ses plaisirs et à ses peines, je ne connois depuis long-temps d’autres satisfactions et d’autres soucis, que ceux qui ont rapport à mon Évelina… à celle qui est la source de tout mon bonheur sur la terre. Il est donc singulier qu’une lettre, dans laquelle elle me dit être la plus heureuse des filles, qu’une telle lettre me mette dans des inquiétudes mortelles.

Hélas ! mon enfant, faut-il que le premier, que le plus précieux don du ciel, l’innocence, soit si sujette à s’aveugler sur les dangers qu’elle court… si sujette à être trompée… si peu capable de se défendre ! Faut-il d’ailleurs que nous vivions dans un monde où elle est si peu connue, si peu respectée, et si souvent victime de la trahison !

Que n’êtes-vous, ici !… je pourrois discuter en détail avec vous une matière trop délicate pour être traitée par écrit ; cependant elle est aussi trop intéressante, et la situation dans laquelle vous vous trouvez trop épineuse, pour souffrir le moindre délai. — Oui, mon Évelina, je ne crains pas de vous le dire, vous êtes dans une situation critique ; il y va du repos de votre vie, et tout votre bonheur peut dépendre du moment présent.

Jusqu’ici je me suis abstenu de toucher un objet dont l’importance ne m’a cependant point échappé ; j’entends l’état de votre cœur. Hélas ! il n’étoit pas nécessaire que vous m’en parlassiez ; j’y ai vu clair, malgré le silence que j’ai gardé.

Je m’apperçois déjà depuis long-temps et avec regret de l’ascendant que mylord Orville a pris sur vous. Vous serez étonnée de m’entendre prononcer son nom, votre surprise augmentera à chaque ligne que vous allez lire : j’en suis fâché ; mais quoiqu’il m’en coûte de faire de la peine à ma chère Evelina, je ne suis plus le maître de l’épargner.

Votre première entrevue avec mylord Orville devoit être décisive. Un homme tel que vous me le dépeignez ne pouvoit manquer d’exciter votre admiration, et l’effet en devenoit d’autant plus dangereux, que le lord me semble se douter aussi peu du pouvoir qu’il a sur vous, que vous ne vous doutez vous-même de votre foiblesse ; de-là cette sécurité sur laquelle vous vous fondez ; de-là cette complaisance avec laquelle vous disculpez Orville.

À votre âge, ma chère, et avec votre vivacité, on néglige souvent d’être sur ses gardes, on ne réfléchit pas aux conséquences ; dès-lors l’imagination s’égare, et la voix de la raison n’est plus assez forte pour la tenir en bride. C’est votre cas, mon Évelina ; observez, je vous prie, la marche rapide que vous avez suivie. Vous voyez mylord Orville au bal, et il est le plus aimable des hommes ; vous le rencontrez une seconde fois, et il a toutes les vertus.

Ce n’est pas que je prétende attaquer le mérite de mylord Orville ; au contraire, à l’exception d’une seule circonstance, qui reste encore à éclaircir, je crois que c’est avec justice que vous avez pris une idée favorable de son caractère : seulement je remarquerai que ce n’est ni le temps, ni une connoissance approfondie de ses bonnes qualités, qui lui ont gagné votre estime. Votre imagination ne s’est pas donné la patience de le mettre à la moindre épreuve, et c’est dans les premiers momens de sa fougue, qu’elle vous l’a représenté avec tant de perfections, tant d’excellentes qualités, qui ne pouvoient être découvertes qu’à la longue et dans une liaison intime.

Vous vous êtes flattée, en croyant que votre prévention étoit fondée sur une estime du mérite en général, sur un principe d’équité : votre cœur s’étoit déjà rendu avant que vous soupçonnassiez qu’il fût en danger.

J’ai été cent fois sur le point de vous faire sentir les risques que vous couriez ; mais j’espérois toujours que cette même inexpérience, qui a donné lieu à votre méprise, y apporteroit aussi du remède à l’aide du temps et de l’absence : j’ai différé de dissiper votre illusion, parce que je m’attendois qu’elle contribueroit à vous tranquilliser, et parce qu’en vous laissant ignorer la force et le danger de votre attachement, je prévenois peut-être ce découragement, qui, aux yeux de la jeunesse, rend tout sacrifice impossible, pour peu qu’il paroisse difficile.

Telles ont été jusqu’ici les espérances dont je me suis flatté ; mais aujourd’hui que vous avez revu mylord Orville, que vous êtes liée avec lui plus que jamais, il ne m’est plus permis ni de me taire, ni de feindre.

Ouvrez donc les yeux, mon enfant, sur les dangers qui vous environnent : cherchez à éviter les maux dont vous êtes menacée, — maux qu’un cœur tel que le vôtre redoute certainement, puisqu’ils lui préparent des remords cuisans et un repentir douloureux. Faites un effort pour retrouver votre repos, qui, je ne le vois que trop, hélas ! n’est établi que sur la seule présence de mylord Orville. Cet effort sera pénible ; mais croyez-en mon expérience, il est indispensable.

Il faut quitter le lord ! — Sa vue est funeste, et sa société est le tombeau de votre tranquillité future. — Il m’en coûte, ma chère Évelina, de vous annoncer cette résolution sévère ; mais j’en entrevois trop la nécessité pour balancer un instant.

Si nous pouvions faire fond sur la façon de penser de mylord Orville, si nous pouvions croire qu’en rendant justice à vos vertus, il auroit assez de grandeur d’ame pour répondre aux sentimens qu’il vous a inspirés, alors je n’envierois point à mon Evelina la société d’un homme qu’elle estime et qu’elle admire ; mais nous ne vivons pas dans un siècle où il faille s’en rapporter aux apparences, et il vaut mieux prévenir une démarche imprudente, que d’avoir ensuite à la regretter. Vous me dites que votre santé a beaucoup gagné ; j’en suis fort aise, et vous aurez d’autant moins de difficulté à quitter Bristol. — Y consentirez-vous ? Mon intention n’est cependant pas de brusquer votre départ : quelques jours après que vous aurez reçu cette lettre, voilà tout ce que je demande. J’écrirai à madame Selwyn, et lui dirai combien je souhaite votre retour. Madame Clinton aura soin de vous en route.

J’ai balancé long-temps avant que de me résoudre à exiger de vous une complaisance : sans doute vous y souscrirez avec peine, et j’aurois désiré de trouver le moyen de concilier à la fois votre bonheur et vos goûts ; mais la chose m’a paru impossible, et j’ai dû prendre le parti le plus sûr : le temps nous apprendra s’il est aussi le plus efficace : osons l’espérer du moins.

Les bonnes nouvelles que vous me donnez de M. Macartney, m’ont fait plaisir. Adieu, mon cher enfant ; que le ciel vous conserve et vous fortifie !

Arthur Villars.




LETTRE LXVIII.


Évelina à M. Arthur Villars.
Clifton, 23 septembre.

J’ai encore passé deux jours heureux depuis ma dernière, mais j’y ai vécu trop dissipée, pour qu’ils puissent entrer dans le fil de mon journal.

La journée d’aujourd’hui a été moins tranquille. Elle étoit fixée pour l’importante décision de la gageure, et toute la maison en a été en rumeur. C’étoit à cinq heures du soir que la course devoit commencer. Mylord Merton, pour plus d’exactitude, vint dès le déjeûner, et ne nous quitta plus. Il se donna beaucoup de mouvement pour engager les dames à s’intéresser au succès de son pari, et, en vrai joueur, il exigea qu’elles se déclarassent avant que d’avoir vu les champions. Lady Louise seule goûta sa proposition ; madame Selwyn lui fit entendre qu’elle ne parioit jamais contre ceux à qui elle souhaite la victoire ; et madame Beaumont ne voulut être d’aucun parti. Quant à moi, je fus passée sous silence, selon la coutume de mylord Merton : rien de plus marqué que la grossièreté avec laquelle il se conduit envers moi sous les yeux de lady Louise.

Pour vous prouver qu’il n’y a que la prudence de cette dame qui le tient en respect, je vous ferai part d’une anecdote qui ne date pas plus loin que d’aujourd’hui. J’étois restée ce matin dans la salle à visites, quand le hasard y a amené mylord Merton ; il s’attendoit à y trouver sa future, et déjà il lui adressoit la parole ; mais me voyant seule, il n’eut rien de plus pressé que de se tourner vers moi, en me demandant où tout le monde étoit allé ? Je lui répondis brièvement que je n’en savois rien. Alors fermant la porte, il s’avança avec un air et une politesse bien différens de ses manières ordinaires, et me dit : « Que je suis aise, ma belle enfant, de pouvoir vous parler enfin sans témoins ! J’en ai cherché l’occasion assez long-temps : mais on diroit qu’il y avoit un complot contre moi ; on ne m’a pas laissé une minute pour être à vous ». Il ajouta à l’audace de ce compliment, celle de saisir ma main.

Après avoir été en butte au mépris de cet homme, je devois naturellement être fort étonnée de son propos ; je le regardai fixement sans daigner lui répondre.

« Si vous n’étiez pas, continua-t-il, une petite cruelle, vous eussiez bien pu m’aider à trouver le moyen de vous voir plutôt : vous n’ignorez pas comment on m’épie ici ; lady Louise ne me quitte point des yeux, et me donne un joli avant-goût des plaisirs du ménage ; mais heureusement cela ne sera pas long ».

J’étois indignée, et cherchons à rompre cet entretien au plus vite. Madame Beaumont qui est survenue m’a tirée d’embarras, et mylord Merton, sans se décontenancer, s’est adressé à elle en lui criant : « Bonjour, madame ; où est lady Louise ? vous voyez que je ne puis pas vivre un moment sans elle ». Il n’est guère possible de pousser l’effronterie plus loin.

M. Coverley est venu dîner ici, et vers cinq heures M. Lovel et quelques autres visites sont arrivés. La place marquée pour la course dans le jardin de madame Beaumont, étoit une allée de gravier de vingt verges de longueur. Les spectateurs étant assemblés, les deux vieilles, qu’on avoit choisies pour champions, parurent dans l’arène. Leur grand âge, le contraste ridicule de leur foiblesse et de l’exercice violent auquel on les destinoit, ne m’inspiroit que de la pitié. Mais ce sentiment n’a point prévalu chez le reste de la compagnie, qui assaillit ces pauvres femmes d’un grand éclat de rire. Le seul mylord Orville s’est distingué par un sérieux qui ne l’a pas quitté pendant tout le spectacle ; il étoit aisé de voir combien il étoit mécontent de la conduite extravagante de son futur beau-frère.

Rien de plus absurde que l’agitation des deux parieurs : il y eut encore plusieurs gageures entre les spectateurs. De tout côté on se demandoit : « Pour qui êtes-vous ? pour quel parti tenez-vous » ? Mylord Merton et M. Coverley étoient excessivement gais et bruyans, grâces aux rasades qu’ils avoient bues à leur bon succès. Ils firent entrer les deux vieilles à grands cris dans la lice, et les encouragèrent par leurs promesses à s’évertuer.

Elles partirent au signal donné ; mais s’étant heurtées l’une contre l’autre, elles se renversèrent toutes deux. Leurs patrons furent prompts à les relever, et après leur avoir donné quelques rafraîchissemens, ils les exhortèrent à continuer leur course. À quelques pas de là, celle des femmes qui appartenoit à M. Coverley, fit une chute terrible. J’étois sur le point d’aller à son secours, mais mylord Merton me retint. M. Coverley, pour qui cet accident sembloit être décisif, employa tous ses efforts pour remettre la vieille sur pied, mais elle étoit hors d’état de marcher davantage, et après quelques contestations, entremêlées des juremens de M. Coverley, la palme fut adjugée d’une voix unanime à mylord Merton.

Nous rentrâmes tous pour prendre le thé, et la soirée étant des plus belles, on proposa une promenade au jardin. Mylord Merton étoit plus tapageur que jamais, et lady Louise, orgueilleuse de la victoire que son amant venoit de remporter ; par contre, M. Coverley eut de la peine à cacher son chagrin.

Mylord Orville étoit toujours pensif et se promenoit seul : je m’attendois par conséquent à rester abandonnée à moi-même, mais je me trompois. Mylord Merton, étourdi par ses succès et par les rasades qu’il avoit avalées, s’oublia au point de recommencer ses importunités, malgré la présence de cette même lady Louise, qui, jusqu’ici, lui avoit fait négliger envers moi les règles de la simple politesse. Il s’attacha à moi seule, me tint toutes sortes de propos galans, et voulut de force s’emparer de mon bras, que je retirois en lui donnant des marques non équivoques de mon mécontentement. Mylord Orville nous observoit d’un air sérieux, et lady Louise nous lançoit des regards de colère et de mépris.

Je ne pus me résoudre à demeurer exposée aux insolences de mylord Merton, et pour lui échapper, je prétextai d’être fatiguée, et je repris le chemin de la maison. Il me suivit de près, et en me retenant par la main, il me dit qu’il étoit le maître de cette journée, et qu’il ne souffriroit jamais que je le quittasse.

« Il le faudra bien cependant, lui répondis-je ».

« Vous êtes, reprit-il, une charmante petite créature, et jamais je ne vous vis si belle ».

Madame Selwyn jugea à propos de se mêler de la partie, et dit au lord : « Plus mademoiselle est belle, plus vous perdez par le contraste ; ainsi vous ferez bien de vous tenir à l’écart ».

M. Coverley. « En effet il n’est pas juste, mylord, que, dans une même journée, vous ayez à votre disposition l’élite des vieilles femmes et la fleur des jeunes demoiselles ».

M. Lovel. « La fleur des jeunes demoiselles ! Voilà une façon de s’exprimer qui ne me paroît pas des plus heureuses, et qui en tout cas n’est pas un compliment pour lady Louise. Je vous félicite si elle vous passe une faute qu’on pourroit bien appeler un solécisme en politesse ».

Madame Selwyn. « Et comment croirez-vous, monsieur, que ces autres dames appelleront la bévue que vous venez de commettre vous-même dans ce moment » ? M. Lovel esquiva la réponse.

M. Coverley. « Lady Louise sait le fond qu’elle doit faire sur mon attachement ; mais est-ce ma faute si je suis malheureux en épigrammes ? Je ne crois pas avoir trouvé jamais une bonne pointe ».

J’étois toujours à me débattre contre mylord Merton, et je demandai sérieusement qu’on me délivrât de lui. Madame Selwyn lui répéta avec ses plaisanteries ordinaires, de se retirer sur-le-champ ; madame Beaumont ne fut pas moins scandalisée de ses mauvaises manières, et lui conseilla de songer à faire sa paix avec sa belle, et de cesser de m’importuner. Lady Louise déclara que sa paix étoit toute faite, puisqu’elle étoit fort aise d’être quitte d’un importun ; elle ajouta qu’elle renonçoit à lui, et pour le punir elle prit le bras de son frère et le pria de la conduire.

« Que n’ai-je aussi un frère, m’écriai-je, qui puisse me venger des traitemens que je souffre » ! Cette exclamation étoit involontaire, et l’effet de la peur que m’inspiroit l’état honteux où je voyois ce Merton. Mylord Orville, qui y fit attention, quitta sa sœur pour me demander si je voulois lui faire l’honneur de l’adopter pour frère, et sans attendre ma réponse il renvoya mylord Merton ; et en me présentant à lady Louise, il ajouta qu’il auroit soin de ses deux sœurs ; il nous donna le bras à l’une et à l’autre, et nous ramena à la maison. Mylord Merton étoit trop peu sûr de ses jambes pour s’opposer à notre départ.

Dès que nous fûmes rentrés, je remerciai Orville par une révérence respectueuse. Lady Louise, choquée des égards que m’avoit montrés son frère, et piquée d’ailleurs des procédés de mylord Merton, se mordoit les lèvres en silence, et se promenoit fièrement dans la chambre d’un air excessivement mécontent. Mylord Orville lui proposa de passer dans la salle à visites : « Non, lui répondit-elle, je vais vous laisser avec votre prétendue sœur » ; et en même temps elle nous quitta pour monter l’escalier.

J’étois confondue de la grossièreté hautaine de cette sortie ; Orville lui-même en fut frappé, mais il eut assez de présence d’esprit pour donner un autre tour à la conversation : « Ai-je bien fait, me dit-il, de vous offrir tantôt mes services, ou dois-je m’accuser de ne pas m’être acquitté plutôt de ce devoir » ?

« Mylord, m’écriai-je avec une émotion dont je ne fus pas la maîtresse, c’est de vous seul que j’ai des politesses à attendre dans cette maison… tout le monde m’y traite avec hauteur, sinon avec mépris ».

J’étois fâchée de n’avoir pas mis plus de modération dans mes plaintes, qui, dans ce moment-ci, sembloient porter directement contre lady Louise. Ce fut aussi dans ce sens que mylord Orville les prit. « Ciel ! s’écria-t-il, est-il possible de refuser à votre douceur et à votre mérite, toute l’estime, toute l’admiration qui leur sont dues ! Je ne puis, je n’ose exprimer jusqu’où va mon indignation ».

« Je suis au désespoir, mylord, d’en être la cause ; mais j’ai besoin de protection, et jusqu’ici j’ai été peu accoutumée à souffrir des humiliations ».

« Ma chère miss Anville, permettez que je sois votre ami ; agréez-moi pour frère, et en cette qualité que j’aie droit à vous offrir mes services : dans toutes les occasions je serai fier de vous donner des preuves de mon attention et de mon respect ».

La compagnie rentra avant que j’eusse le temps de répondre. Comme je n’avois guère envie de revoir mylord Merton avant qu’il eut dormi, je me préparai à me retirer dans ma chambre. Orville, qui devina mon projet, me demanda si je partois ? Je lui dis que je m’imaginois que c’est ce que j’avois de mieux à faire. « Si je dois vous parler en frère, me répliqua-t-il, je crois que vous avez raison ; mais voyez du moins que vous pouvez prendre confiance en moi, puisque je vous conseille contre mes propres intérêts ».

Je suis sortie ensuite pour vous écrire, monsieur. J’aurois à me plaindre infiniment de la grossièreté de ce Merton, si elle n’avoit servi à me confirmer l’estime que j’ai pour mylord Orville.




LETTRE LXV.


Suite de la lettre d’Évelina.
30 septembre.

J’ai à vous annoncer, monsieur, un étrange événement, qui ouvre un vaste champ à nos conjectures.

Nous fûmes hier au soir à l’assemblée. Mylord Orville avoit pris des billets pour tous ceux de notre société ; il me fit l’honneur de danser avec moi, et on en fut surpris. Chaque jour est marqué d’une nouvelle preuve de sa politesse ; le lord saisit actuellement chaque occasion pour m’appeler son amie et sa sœur.

Mylord Merton avoit offert à lady Louise un billet, qui fut refusé avec dédain ; elle est toujours fort en colère contre son amant, et il n’a pu obtenir l’honneur d’une seule danse. Elle n’a pas quitté sa chaise de la soirée, elle n’a pas même daigné parler. La conduite de cette dame à mon égard est encore la même, également froide et impérieuse ; le mépris est peint dans ses yeux. Sans mylord Orville, mon séjour à Clifton seroit des plus tristes.

M. Coverley, M. Lovel et mylord Merton vinrent nous joindre dans la salle du bal ; le dernier avoit l’air d’un homme qui fait pénitence ; et il fut très-assidu auprès de lady Louise, mettant tout en usage pour l’appaiser, mais sans pouvoir y réussir.

Mylord Orville ouvrit le bal ; il dansa le menuet avec une jeune demoiselle qui s’attira d’autant plus d’attention, qu’elle paroissoit ici pour la première fois. Elle est jolie, d’une physionomie douce et intéressante.

Lady Louise fut curieuse de savoir qui elle étoit ; M. Lovel lui rapporta qu’elle s’appeloit miss Belmont, et qu’elle avoit de grands biens ; qu’elle se trouvoit aux eaux depuis hier.

Je fus frappée du nom que j’entendis prononcer, mais je le fus bien davantage quand j’appris que cette étrangère étoit fille et héritière unique de sir John Belmont. C’est du moins ce que M. Lovel assura positivement à madame Beaumont.

Vous jugez bien, monsieur, que cette découverte devoit être pour moi un coup de foudre ; madame Selwyn, qui s’apperçut de mon trouble, vint d’abord vers moi, et me dit de me tranquilliser, qu’elle tâcheroit d’approfondir ce mystère.

Jusqu’ici je n’ai pas su que madame Selwyn étoit instruite de mes affaires ; elle m’a avoué aujourd’hui qu’elle avoit très-bien connu ma mère, et qu’elle est au fait de toutes nos disgraces.

Elle a beaucoup questionné M. Lovel sur la jeune étrangère ; et, selon les informations qu’il nous en a données, cette demoiselle arrive tout récemment d’un voyage qu’elle a fait avec sir John Belmont, qui est également de retour à Londres ; elle est logée chez une tante nommée madame Paterson, et on dit qu’elle est à la veille de faire un héritage considérable.

Je ne saurois vous dépeindre, monsieur, la sensation que ce récit produisit sur moi. Que veut dire tout ceci ? Vous a-t-on jamais parlé d’un second mariage de sir Belmont ? Dois-je croire qu’il a adopté une étrangère, tandis qu’il rejette son enfant légitime ? — Je ne sais que penser, et je me perds dans un abîme de réflexions plus effrayantes les unes que les autres.

Madame Selwyn a passé plus d’une heure dans ma chambre, pour délibérer avec moi. Elle me conseille de me rendre incessamment à Londres, d’y aller trouver mon père, et de lui demander une explication. J’ai trop de ressemblance, dit-elle, avec ma mère, pour que sir Belmont puisse balancer de me reconnoître dès qu’il m’aura vue. En attendant, je ne déciderai rien ; je ne prétends agir que d’après vos directions.

Je ne vous parle point de la soirée d’hier : je ne suis occupée aujourd’hui que d’un seul objet, et il m’intéresse trop pour que je puisse penser à autre chose.

J’ai prié madame Selwyn de garder, un secret absolu sur tout ceci ; elle me l’a promis, et je la crois trop raisonnable pour ne pas en sentir toute l’importance.

Mylord Orville doit-s’être apperçu de mon trouble, mais je ne m’aviserai point de lui en dire la raison. Heureusement qu’il n’étoit pas avec nous lorsque M. Lovel nous donna ces informations.

Madame Selwyn me dit, que si vous approuvez le plan de mon voyage à Londres, elle consent à m’y accompagner. J’aurois voulu qu’elle m’eût épargné cette offre ; je préférois mille fois d’entreprendre cette course sous les auspices de madame Mirvan.

Adieu, mon très-cher monsieur, je suis sûre que vous ne tarderez pas à m’écrire. J’attends vos lettres avec la plus vive impatience.




LETTRE LXX.

Continuation de la lettre d’Évelina.
1er octobre.

Préparez-vous, mon cher monsieur, à entendre le récit d’un nouvel événement, qui va vous jeter dans la plus grande surprise.

Hier matin, après que je vous eus dépêché fort à la hâte ma lettre, on vint me proposer une promenade aux eaux. Madame Selwyn et mylord Orville étoient seuls de la partie : celui-ci me donna le bras en chemin ; sa conversation agréable dissipa un peu mes inquiétudes, et me rendit insensiblement le calme.

Je vis M. Macartney à la fontaine, je le saluai deux fois avant qu’il me parlât ; dès qu’il s’approcha de nous, je lui fis mes excuses d’avoir manqué au dernier rendez-vous. Je lui devois cette honnêteté, mais je me serois passée d’avoir mylord Orville pour témoin ; il nous mesuroit des yeux, et sembloit redoubler d’attention à chaque parole que je prononçois. En attendant j’étois trop convaincue de mes torts envers M. Macartney pour ne pas chercher à les réparer ; quelques mots de ma part suffirent pour nous raccommoder, et, il parût même reconnoissant de la manière dont je me justifiai.

Il me pria de consentir à le voir demain, mais je ne fus plus assez imprudente pour m’exposer à de nouveaux embarras ; je lui répondis donc avec franchise, que pour le présent il ne dépendoit pas de moi de recevoir ses visites ; et afin qu’il ne s’offensât point de mon refus, je lui en alléguai la raison.

Pendant cette conversation, mylord Orville m’avoit observée avec une émotion qui se peignoit vivement sur sa physionomie. J’aurois désiré lui parler, mais je ne savois pas comment m’y prendre ; il me prévint en me demandant avec un sourire forcé, si M. Macartney ne se plaignoit point de ce que je lui avois manqué de parole l’autre jour.

« Non, en vérité, répondis-je ».

« Et comment avez-vous fait pour vous réconcilier ? Vous pouvez bien me le confier ; car, en qualité de votre frère, je suis autorisé à m’informer de ce qui vous regarde ».

« À la bonne heure, mylord ; mais s’il s’agissoit d’affaires qui n’en valussent pas la peine » ?

« N’importe ! je soutiendrai toujours mes droits ; je les réclame même pour excuser la question que je vais vous faire : Quand comptez-vous revoir M. Macartney » ?

« Je l’ignore, mylord ».

« Pensez-y bien du moins ; je ne souffrirai pas que ma sœur ait des entrevues secrètes ».

« De grace, mylord, ne vous servez point de cette expression, elle me fait de la peine ».

« C’est ce que je ne cherche point ; mais vous ne sauriez croire, madame, avec quelle chaleur je m’intéresse à tout ce qui vous concerne, et même à toutes vos actions ».

Ce propos, le plus singulier que mylord Orville m’ait encore tenu, termina pour cette fois notre conversation ; je n’eus pas le courage de la poursuivre.

M. Macartney me pressa de nouveau d’accepter le paiement de ce que je lui ai avancé. Pendant qu’il me parloit, la jeune demoiselle, qui a paru hier à l’assemblée, vint à la fontaine avec une société nombreuse. À sa vue M. Macartney pâlit, la voix lui manqua, et il ne savoit plus ce qu’il faisoit. Moi-même j’étois troublée par une foule d’idées confuses qui se présentèrent à mon esprit. D’où lui vient, pensois-je, une agitation aussi extraordinaire ? — Nous nous retirâmes bientôt : je fis mes adieux à M. Macartney, mais il étoit trop enfoncé dans ses rêveries pour s’en appercevoir.

Avant que de retourner à Clifton, nous accompagnâmes madame Selwyn dans une boutique de libraire, où elle avoit des emplettes à faire ; pendant quelle s’amusoit à parcourir quelques nouveautés, mylord Orville me demanda encore à quand j’avois remis M. Macartney.

« J’ignore, lui répondis-je, si je le reverrai ; mais il est certain que je donnerois tout au monde pour avoir un moment d’entretien avec lui ». Je prononçai ces paroles avec une sincérité ingénue, et sans faire attention à la force des termes dont je me servois.

« Tout au monde, reprit mylord Orville ; et c’est à moi que vous le dites » !

« Oui, mylord ; et je ne craindrois pas de le répéter à quiconque voudra l’entendre ».

« Pardon, madame, je n’ai plus rien à répliquer ».

« Ne me jugez pas avec trop de rigueur, mylord. Je ne pèse pas toujours mes paroles, et celles qui viennent de m’échapper vous surprendroient moins, si vous pouviez savoir dans quelle incertitude pénible je me trouve à présent ».

« Et une entrevue avec M. Macartney pourroit vous tranquilliser » ?

« Deux mots me suffiroient ».

« Que ne puis-je être digne d’en connoître l’importance » !

« Oh ! mylord, s’il ne tenoit qu’à cette difficulté, elles seroit bientôt levée ; soyez sûr que, s’il m’étoit permis de parler, je serois fière de prévenir toutes vos questions : mais il ne m’appartient point de révéler les secrets de M. Macartney ; vous êtes trop juste pour l’exiger ».

« J’avoue que je ne sais pas trop ce que je dois penser de tout ceci : au milieu de cet air mystérieux, il règne une certaine franchise qui me rassure, et qui me fait espérer que vous n’avez rien à vous reprocher ». — Après un moment de silence, il ajouta : « Vous dites donc que cette entrevue est essentielle à votre repos » ?

« Je ne dis pas cela, mylord, et je la souhaite uniquement, parce que des raisons importantes la rendent nécessaire ».

« Eh bien ! vous verrez M. Macartney ; — je vous en procurerai moi-même la facilité. Miss Anville, j’en suis convaincu, ne sauroit former que des souhaits légitimes. Je n’insisterai pas davantage ; je m’en fierai à la pureté de ses intentions : sans être informé de ses motifs, je lui obéirai aveuglément, et je m’appliquerai à la servir au gré de ses desirs ». Puis il alla joindre madame Selwyn dans la boutique : mes remercîmens et ma reconnoissance le suivirent. Nous ne tardâmes pas à reprendre le chemin du logis.

Dès que le dîné fut desservi, mylord Orville sortit, et ne revint que vers l’heure du soupé. C’est la plus longue absence qu’il ait faite depuis que je suis à Clifton. Vous ne sauriez croire, mon cher monsieur, combien il me manquoit, et combien je m’apperçus alors que je dois à lui seul le bonheur dont je jouis dans la maison de madame Beaumont.

Comme j’ai la coutume de descendre toujours la dernière lorsqu’on va se mettre à table, mylord Orville attendit que je fusse seule pour me demander si demain je resterai chez moi.

Je lui répondis que je le croyois.

« Voulez-vous, dans ce cas, que je vous amène une visite » ?

« Vous, mylord » ?

« Oui, j’ai fait la connoissance de M. Macartney, et il m’a promis de venir me voir demain sur les trois heures ».

Quel homme que ce mylord Orville ! — Ne convenez-vous pas, monsieur, qu’il est la complaisance même ?

Nous avons eu du monde ce matin, mais le lord a choisi l’heure où les dames sont occupées à la toilette, et où la salle des visites est vide ordinairement. Madame Beaumont n’étoit cependant pas montée encore, quand on vint annoncer M. Macartney ; mylord Orville pria qu’on le fît entrer, et il s’excusa envers cette dame de la liberté avec laquelle il agissoit.

M. Macartney fut introduit ; il sentit, comme moi, avec quelque confusion, à qui sa visite s’adressoit : mylord Orville le reçut cependant comme une personne de sa connoissance, et il conversa avec lui sur ce pied, tant que madame Beaumont fut présente, et même un moment après qu’elle se fut retirée. Cette délicatesse m’épargna l’embarras que j’aurois éprouvé s’il nous avoit laissés immédiatement.

Je fis semblant d’être occupée d’une lecture, et mylord Orville remit en sortant un livre à M. Macartney, en le priant de le parcourir : il ajouta qu’il étoit obligé de répondre à une lettre qui ne souffroit point de délai, et il promit d’être incessamment de retour.

Il n’eut pas plutôt fermé la porte, que M. Macartney renouvela ses instances pour me faire accepter l’argent que je lui avois avancé. Des objets plus intéressans me firent passer cette offre entièrement sous silence. « De grace, lui demandai-je, connoissez-vous la jeune demoiselle que nous avons vue hier matin à la fontaine » ?

« Si je la connois ! que trop, hélas ! Et pourquoi, madame, me faites-vous cette question » ?

« Commencez, je vous supplie, monsieur, par satisfaire ma curiosité : qui est-elle » ?

« Je m’étois proposé d’en garder le secret ; mais je n’ai rien à refuser à miss Anville. Cette dame est — la fille de John Belmont — la fille de mon père » !

« Juste ciel » ! m’écriai-je en m’appuyant sur son bras. Vous êtes donc mon frère, aurois-je voulu ajouter ; mais la voix me manqua, mon émotion me fit verser des larmes.

« Madame, que veut dire ceci ? d’où vient ce trouble extraordinaire » ?

Je lui tendis la main pour toute réponse : il parut extrêmement surpris, et parla avec reconnoissance des bontés que j’avois pour lui.

« Épargnez-vous, m’écriai-je en essuyant mes larmes ; épargnez-vous cette erreur : vous avez des droits à tout ce que je puis faire pour vous ; notre situation a tant de rapport » !

Ici nous fûmes interrompus par madame Selwyn, et M. Macartney ne voyant plus d’apparence à renouer notre conversation, crut devoir prendre congé. Je suis sûre qu’il partit à regret, et sans contredit dans une incertitude cruelle.

Madame Selwyn réussit par ses questions à m’arracher l’aveu de ce qui venoit de se passer ; cette femme est si pénétrante qu’il n’y a pas moyen de lui échapper !

Que pensez-vous, monsieur, de cet événement ? Aurois-je pu m’imaginer que les visites que je faisois avec tant de répugnance chez les Branghton, m’approcheroient d’un frère ? Je ne regretterai plus mon séjour ennuyeux à Londres, puisqu’il m’a conduite à une découverte qui peut devenir pour moi une source de satisfactions.



Dans ce moment, monsieur, je reçois votre lettre : — elle m’a déchiré le cœur. — Oui, c’en est fait, le charme est rompu ; je conviens que j’ai été dans l’erreur, que je me suis honteusement aveuglée. Depuis long-temps déjà l’état de mon cœur m’étoit une énigme ; j’ai craint de l’approfondir ; et dans le moment où je commençois à croire ma sûreté solidement établie, où j’espérois être à l’abri de toute crainte ; où je me flattois qu’il me seroit permis de sentir et d’avouer librement l’estime que m’inspire mylord Orville, dans ce même moment, j’ouvre les yeux et je reconnois mon tort.

Sa vue m’est funeste, sa société est le tombeau de ma tranquillité future. Ô mylord Orville ! aurois-je cru qu’une amitié si chère à mon cœur, — si consolante dans mes disgraces, — qu’une amitié qui, à tous égards, m’honoroit tant, — ne serviroit qu’à empoisonner mon bonheur futur ! Faut-il que ma reconnoissance, que vous avez si justement méritée, devienne fatale à mon repos ?

Oui, monsieur, je le quitterai : que ne puis-je partir sur l’heure, sans le revoir, sans m’exposer aux nouvelles secousses dont mon cœur est menacé ! Oh ! mylord Orville, vous vous doutez bien peu des maux dont vous êtes l’auteur ! vous ne soupçonnez point que dans l’instant où vos attentions me donnèrent du relief, j’en étois plus à plaindre ? — que, dans l’instant même où j’étois fière des marques distinguées de votre amitié, je devois vous redouter comme mon ennemi !

Vous vous êtes fié, monsieur, sur mon inexpérience, — et moi, hélas ! je comptois sur vos directions. Souvent, quand je me doutois de la foiblesse de mon cœur, l’idée que vous ne vous en apperceviez pas me rassuroit, me rendoit le courage, et me confirmoit dans mon erreur. Je n’en suis pas moins sensible aux motifs qui vous ont engagé à garder le silence.

Hélas ! pourquoi vous ai-je quitté ! pourquoi ai-je été chercher des dangers si peu proportionnés à mes forces !

Mais j’abandonnerai ce séjour, — j’abandonnerai mylord Orville, — peut-être pour toujours ! — N’importe ! — vos conseils, vos bontés, pourront m’apprendre à retrouver le repos et le calme que j’ai perdus par mon imprudence. — Je me remets à vous seul, — et c’est de vous que j’attends les espérances que je puis former encore.

Plus je réfléchis à cette séparation, plus elle me paroît douloureuse. L’amitié de mylord Orville, — sa politesse, — la douceur de son commerce, — l’intérêt qu’il prend à mes affaires, — son attention à m’obliger, — il faudra renoncer à tout, abandonner tout.

Il ne saura pas que je le quitte, — je n’ose pas m’exposer à prendre congé de lui, — je m’enfuirai sans le voir ; — et, fidelle à vos conseils, je veux éviter sa société, sa vue même.

Demain matin je me mets en route pour Berry-Hill. Madame Selwyn et madame Beaumont seront les seules personnes que j’informerai de mon départ. Aujourd’hui je reste enfermée dans ma chambre ; c’est à mon obéissance à expier mes erreurs.

Pourrez-vous, mon très-cher et très-honoré monsieur, revoir votre Évelina, sans lui faire des reproches, sans être fâché contre elle ? Hélas ! vous attendiez sans doute de meilleurs fruits de votre éducation ; mais soyez sûr du moins que votre élève reconnoît ses torts et qu’elle en rougit ; elle tremble de reparoître sous les yeux de son bienfaiteur, et cependant elle ne connoît d’autre soutien que vous ; elle compte encore sur vous. Mes fautes ne proviennent que de mon imprudence ; et tant que le cœur n’y a point de part, je puis encore espérer mon pardon.




LETTRE LXXI.


Continuation de la lettre d’Évelina.
Clifton-Hill, le 1er octobre.

Je n’ai le temps, mon cher monsieur, que de vous dire deux mots, et de rétracter la promesse renfermée dans ma lettre de ce matin. Mon départ a été différé ; madame Selwyn, à qui j’en ai fait l’ouverture, s’est hautement récriée contre ce projet, et elle m’a déclaré qu’il seroit trop ridicule de quitter Clifton-Hill, avant que d’avoir tiré au clair la nouvelle de l’arrivée de sir John Belmont. Elle prétend que je dois attendre vos instructions ultérieures.

J’avoue que l’argument de madame Selwyn m’a paru sans réplique ; je me suis rendue à ses instances, et je me flatte que vous ne me désapprouverez point, car c’est à regret que je consens à ce délai. En attendant, je verrai peu mylord Orville ; je fuirai sa conversation et sa vue ; je ne descendrai plus avant le déjeuner, je renoncerai à mes promenades du jardin, et à table je choisirai ma place à côté de madame Selwyn ; je ferai tout ce qui dépendra de moi pour me conduire avec prudence, et pour vous épargner de nouveaux chagrins.

Adieu, mon très-cher monsieur, vos ordres décideront de mon départ.




LETTRE LXXII.


Continuation de la lettre précédente.
2 octobre.

Je m’étois proposé de rester dans ma chambre et de ne plus revoir mylord Orville ; mais puisqu’on a décidé que mon séjour à Clifton seroit encore prolongé, il a fallu changer de plan. Je n’ai donc pu m’empêcher de reprendre mon train de vie précédent, et de reparoître ce matin en société. J’étois préparée, et je suis descendue dans la ferme résolution d’éviter le lord autant qu’il seroit possible. J’ai assisté au déjeûner, mais j’étois tout occupée de votre lettre, et la présence d’Orville me confondoit autant que s’il avoit été instruit de ce que vous m’avez écrit.

Madame Beaumont me fit compliment sur mon rétablissement, car j’avois prétexté une indisposition : lady Louise ne me dit pas le mot ; mais mylord Orville, qui se doutoit bien peu des raisons de mon absence, s’informa de ma santé avec cette politesse qui le distingue toujours. Je lui répondis en peu de mots, et pour la première fois je cherchai une place loin de lui.

Je remarquai que ma réserve le surprit beaucoup, et qu’il fit ce qu’il put pour l’écarter ; mais je tins ferme, et au lieu de m’amuser à la lecture ou à la promenade après le déjeûner, je n’eus rien de plus pressé que de remonter dans ma chambre.

Madame Selwyn vint m’y annoncer que mylord Orville lui avoit proposé de me faire prendre l’air, et qu’il s’offroit de nous conduire en phaéton. Le ton malin dont elle me rendit ce message me fit rougir ; elle ajouta qu’un tour de promenade dans l’équipage de mylord Orville, ne pouvoit manquer de me faire du bien. Il n’y a pas moyen d’échapper à la pénétration de cette femme ; elle m’a déjà raillée souvent sur les assiduités du lord, et sur le plaisir avec lequel, hélas ! je les reçois. Je déclinai totalement sa proposition.

« Votre complaisance, reprit-elle, m’est cependant nécessaire ; car, à dire vrai, j’ai des affaires qui demandent ma présence aux eaux. Je vous proposerais bien de m’y accompagner… mais… puisque mylord Orville est refusé, je n’ai pas la présomption de croire que je serai plus heureuse ».

Vous vous trompez, madame ; s’il s’agit de vous y suivre seule, je suis à vos ordres ».

« Quelle étrange coquetterie ! en vérité elle doit être innée à notre sexe ; car ce n’est pas à Berry-Hill que vous pouvez l’avoir étudiée ».

Je m’habillai sans lui répondre.

« Je suppose pourtant, continua-t-elle, que mylord Orville sera des nôtres ».

« Dans ce cas, madame, vous aurez un compagnon, et je resterai ».

« Irai-je donc lui dire que vous ne voulez pas de lui » ?

« Gardez-vous-en bien, madame, — ou bien souffrez que je ne sorte pas avec vous ».

« Je ne vous comprends pas aujourd’hui, ma chère ; on diroit que vous avez été prendre leçon chez lady Louise ».

Madame Selwyn me quitta, et revint aussi-tôt me dire qu’elle avoit informé mylord Orville qu’il ne me plaisoit point d’accepter son phaéton, et que, pour varier, je préférois une promenade tête-à-tête avec elle.

J’étois trop piquée de cette saillie pour la relever, et je pris le parti de descendre. Mylord Orville m’attendoit au bas de l’escalier ; il s’informa d’un air inquiet de ma santé, et se mit en devoir de me donner la main. Je me détournai sans affectation, et j’entrai dans la salle. J’y trouvai madame Beaumont, et lady Louise qui s’entretenoit avec mylord Merton ; ils se sont raccommodés, et le lord est rentré en faveur.

Je me plaçai, comme de coutume, dans une des croisées. Orville ne tarda pas à me joindre : « D’où vient, me dit-il, que miss Anville est si sérieuse » ?

« Non pas sérieuse, mylord, je dirois plutôt hébétée », et en même temps j’ouvris un livre qui se trouvoit là sous ma main.

« Irez-vous ce soir à l’assemblée » ?

« Non, mylord, assurément pas ».

« Je n’en serai donc pas non plus ; j’ai eu trop de plaisir à la dernière, pour être tenté d’en perdre le souvenir ».

Madame Selwyn étant de retour, toute la société fit partie de passer la soirée à l’assemblée ; il n’y a que moi qui ne fus point invitée ; mylord Orville refusa sous prétexte d’occupation.

Madame Selwyn étoit prête à s’en aller avec moi, mais elle ne put s’empêcher de me jouer une pièce de sa façon : « Mylord Orville, s’écria-t-elle, a-t-il obtenu la permission de nous suivre » ? Celui-ci lui répondit qu’il n’avoit pas eu la vanité de la demander, et nous sortîmes enfin.

Madame Selwyn me tourmenta en chemin d’une manière impitoyable. Elle me dit que puisque j’avois refusé d’admettre parmi nous un homme de si bonne société, j’étois sûre apparemment de fournir seule à la conversation ; qu’ainsi elle espéroit que je m’évertuerois. Je fis de mon mieux pour être gaie ; mais les plaisanteries perpétuelles dont je fus accablée, me firent regretter plus d’une fois de m’être engagée dans cette promenade.

Nous nous rendîmes droit à la fontaine, et nous entrâmes dans l’une des salles, qui regorgeoit de monde : au moment où j’y mis les pieds, j’entendis s’élever un murmure confus ; la voilà ! se disoit-on, et à ma grande confusion j’observai que tous les yeux étoient fixés sur moi. J’enfonçai mon chapeau pour être moins remarquée ; mais voyant que je continuois à demeurer l’objet de la curiosité générale, je suppliai madame Selwyn de hâter notre retour. Elle avoit lié conversation avec un cavalier de sa connoissance, et me répondit que si j’étois lasse de l’attendre, il ne tenoit qu’à moi d’accompagner les demoiselles Watkins, qui sortaient pour faire des emplettes dans une boutique de modes. Je connois ces demoiselles Watkins pour les avoir vues quelquefois chez madame Beaumont.

J’acceptai la proposition, et j’échappai ainsi à la foule, mais je ne gagnai pas beaucoup au change. Nous n’avions pas fait dix pas, que nous nous vîmes poursuivies par une bande de jeunes gens, qui s’annonçoient assez incivilement ; ils vinrent nous regarder en face, puis se retirèrent, et se permirent entr’eux des réflexions aussi absurdes qu’indiscrètes. « Oui, c’est elle, s’écria l’un, remarquez la rougeur sur le front — Sans doute, reprit un second, ce sont bien-là ses yeux baissés. — La beauté siégeant sur son visage, ajouta un troisième. — Et son esprit ? — Ah ! c’est là le grand nœud ; je parie qu’elle ne dira pas deux mots. — Pure timidité, mon ami, ne savez-vous pas son air timide » ?

Tels furent les propos que nous essuyâmes en continuant tranquillement notre chemin, et en nous hâtant d’échapper aux traits de ces observateurs impertinens.

La pluie nous surprit, et ces messieurs s’empressèrent de nous offrir leurs bras : deux sur-tout se distinguèrent par leurs importunités envers moi ; et dans un mouvement que je fis pour les éviter, j’eus la mal-adresse de me laisser tomber. Ils aidèrent à me relever ; et pendant qu’ils étoient occupés à me prodiguer leurs services, je vis devant moi — sir Clément Willoughby.

« Ciel ! s’écria-t-il avec sa vivacité ordinaire, miss Anville ! J’espère, madame, que vous ne vous êtes point fait mal ».

Je lui répondis que non. Les inconnus qui nous avoient suivies jusqu’ici se retirèrent pour laisser le champ libre à sir Clément. Il me supplia de lui donner le bras, et sur mon refus il s’informa qui étoient les cavaliers qui venoient de me quitter.

Je lui dis que je ne les avois jamais vus.

Et cependant ils ont obtenu l’avantage de vous rendre leurs soins ? Oh ! miss Anville, est-ce donc pour moi seul que vous êtes cruelle » ?

« Rassurez-vous ; cet avantage, si c’en est un, n’étoit qu’usurpé ».

« Que ne suis-je donc venu plutôt ! J’arrive à Bristol ce matin même, et j’ai à peine eu le temps de m’informer de votre demeure ».

« Saviez-vous donc que j’étois aux eaux » ?

« Ah ! comme si j’étois le maître de vivre sans avoir de vos nouvelles ! donnez-moi votre indifférence, et je serai plus tranquille, et on ne me verra plus me repaître de vaines espérances, et courir de ville en ville pour n’y trouver que le désespoir ! Hélas ! puissiez-vous avoir une idée de ce que je souffre ; mais vos froideurs, la sérénité constante de votre ame vous rendent incapable de sentir mon trouble ».

La sérénité constante de mon ame ! Oh, que ne dit-il vrai !

« Mais, ajouta-t-il, quand même je n’eusse été conduit ici que par hasard, je n’aurois pas tardé à vous découvrir : la voix publique m’auroit appris que vous y êtes ».

« Et qu’ai-je de commun, je vous prie, avec la voix publique » ?

« Votre nom, madame, est le premier que j’ai entendu prononcer à Bristol, et encore cette distinction étoit-elle superflue : le portrait qu’on fait de vous ne peut convenir qu’à vous seule ».

Je protestai que je ne comprenois rien à ce langage ; et en attendant nous entrâmes dans une boutique, où les demoiselles Watkins examinèrent quelques marchandises. Sir Clément reprit sa conversation : « Je ne saurois vous exprimer ma joie de vous trouver en si bonne santé. On m’avoit fait craindre que vous ne fussiez indisposée ; mais jamais je ne vous vis plus fraîche et plus belle ».

L’arrivée de madame Selwyn me dispensa d’une réponse. Elle connoît sir Clément, et, à en juger par l’accueil qu’elle lui fit, il est fort dans ses bonnes grâces.

« Savez-vous bien, miss, me dit-elle, que vous êtes en danger à Bristol ? Les femmes y sont en guerre ouverte avec vous : toute l’assemblée est en rumeur, et c’est vous, malgré votre air d’innocence, qui causez ces troubles. Soyez sur vos gardes, si vous voulez m’en croire ».

« Et de quoi s’agit-il, madame » ?

« Il y court des couplets, qu’on a lus publiquement en ma présence ; les beautés de Bristol y sont nommées, et c’est vous qui en êtes la Vénus, à qui on adjuge le prix ».

« Et n’avez-vous point vu ces couplets ? interrompit sir Clément ».

« En vérité, monsieur, je ne savois pas seulement qu’ils existassent.

Madame Selwyn. « N’allez pas du moins m’en attribuer l’invention ; c’est un honneur que je ne mérite point ».

Sir Clément. « J’ai copié dans mes tablettes les quatrains où l’on parle de miss Anville, et j’aurai l’honneur de les lui présenter dès ce soir ».

Madame Selwyn. « Et pourquoi cette prédilection pour les quatrains où il est question de miss Anville ? la connoissiez-vous déjà » ?

Sir Clément. « Oui, madame, j’ai eu l’honneur de la voir souvent dans la maison du capitaine Mirvan ; que trop souvent », ajouta-t-il tout bas : et madame Selwyn s’étant détournée pour faire des emplettes, il poursuivit :

« J’ai mille choses à vous dire : m’est-il permis de savoir où vous logez » ?

« Chez madame Selwyn ».

« Est-il possible ! — le hasard me sert donc une fois. — Et depuis quand y êtes-vous » ?

« Depuis trois semaines, environ ».

« Que de peine j’ai eu à vous retrouver depuis votre retraite précipitée de Londres ! Cette virago de Duval m’a absolument refusé toute nouvelle. Ah ! miss Anville, si vous saviez combien j’ai souffert, combien de nuits j’ai passées dans des insomnies ; si vous connoissiez cette malheureuse incertitude dont j’ai été tourmenté sans cesse ; non, vous ne pourriez jamais, malgré toute votre rigueur, me recevoir avec cette indifférence glacée ».

« Moi, que je vous reçusse autrement, monsieur ! et à quel titre » ?

« Et n’est-ce pas pour vous seule que j’arrive ici ? Mon voyage pouvoit-il avoir d’autre but que le bonheur de vous revoir » ?

« Que sais-je, monsieur ; — il y a tant de gens qui font le voyage de Bristol ».

« Cruelle ! comme si vous ignoriez que je vous adore, que vous êtes l’amante souveraine de mon cœur, l’arbitre de ma destinée » !

Madame Selwyn étant revenue alors vers nous, sir Clément reprit son air dégagé, et lui demanda s’il auroit l’honneur de la voir à l’assemblée.

« Oui, sans doute, lui répondit-elle, nous y serons, et il ne tient qu’à vous de nous y apporter les couplets, si miss Anville peut patienter aussi long-temps ».

Il me pria alors de l’accepter pour moitié ; je le remerciai, en lui disant que je ne comptois pas de sortir.

« Comment, s’écria madame Selwyn ! vous n’irez point à l’assemblée ? peut-être avez-vous aussi des lettres à écrire » ?

« Non, madame, pas une seule ».

« Et pourquoi donc voulez-vous garder la maison ? Est-ce pour aider, ou pour embarrasser ceux qui y restent » ?

« Ce n’est pas ce que je cherche, et si vous le trouvez bon, madame, je n’y resterai pas ».

« Je me flatte donc d’obtenir l’honneur de danser avec vous, répéta sir Clément ».

Je lui fis une légère inclination de tête ; la crainte des plaisanteries de madame Selwyn lui épargna un refus.

Nous retournâmes bientôt chez nous, accompagnées de sir Clément. Sa conversation avec madame Selwyn étoit réellement amusante ; mais je n’étois guère d’humeur à me divertir. Dans toutes les circonstances j’ai le malheur de paroître aux yeux de mylord Orville comme une étourdie, comme une capricieuse, sans principes et sans fermeté. Je l’évite à la vérité autant que je puis, je fais de mon mieux pour lui cacher mes foiblesses ; mais encore je ne saurois souffrir qu’il prenne une mauvaise opinion de moi : il ignore les raisons qui m’ont décidée à m’engager pour l’assemblée, ainsi il doit être surpris de ces variations éternelles.

Mylord Orville fut la première personne que nous vîmes dans le jardin ; il ne parut guère content de se rencontrer avec sir Clément, et j’observai qu’ils changèrent tous deux de visage.

Nous retrouvâmes dans la salle la même compagnie que nous y avions laissée le matin ; madame Selwyn présenta sir Clément à madame Beaumont ; il connoissoit déjà lady Louise et mylord Merton. La conversation roula sur des lieux communs ; le beau temps, les étrangers des eaux, les nouvelles du jour, occupèrent tous les esprits : sir Clément seul affecta de me parler en particulier.

Quelle différence entre mylord Orville et lui ! L’un se distingue par la douceur de ses manières, par la délicatesse de sa conduite, par un air respectueux, qui, au milieu des propos les plus flatteurs, me laisse toujours à mon aise : l’autre me surcharge d’une politesse outrée ; ses attentions trop marquées deviennent embarrassantes, et il y attache un air d’importance qui n’échappe à personne. On diroit que cette publicité lui plaît, car il prend soin d’écarter tous ceux qui seroient tentés de me parler.

Lorsqu’il fut parti, mylord Orville s’approcha avec un sourire malin :

« Miss Anville me permet-elle d’usurper la place de sir Clément ? — ? Dois-je penser… ».

« Une visite aussi indifférente ne vaut pas la peine, mylord, que vous y pensiez du tout ».

« Pardonnez, madame ; rien de ce qui vous concerne ne m’est indifférent ».

Il ne me dit plus rien jusqu’à ce que les dames se fussent retirées pour faire leur toilette ; alors il me pria de lui accorder un moment d’entretien. « Je tremble, madame, d’avoir eu le malheur de vous déplaire ; je serois au désespoir d’avoir un tel reproche à me faire ; si je l’ai mérité, soyez sûre du moins que c’est involontairement.

« Non, mylord, vous êtes sans contredit à l’abri de tout reproche ».

« Vous soupirez (en me prenant la main) ; puissé-je du moins partager vos chagrins, quelle qu’en soit la source ! avec quel empressement je m’appliquerois à les soulager ! confiez-les-moi, chère miss Anville ; souvenez-vous que vous êtes ma sœur d’adoption ; dites-moi, je vous supplie, mon aimable amie, si je suis en état de vous rendre service ».

« Non, mylord, je vous remercie ».

« Quoi ! je ne puis donc vous être bon à rien ! Peut-être souhaiteriez-vous revoir M. Macartney » ?

Je répondis encore par un non.

« À vous dire vrai, ce n’est pas là proprement ce qui m’inquiète. J’ai un doute plus essentiel ; — mais il m’en coûte de vous en parler, car il n’est pas impossible que mes conjectures ne vous fassent de la peine ».

« Vous êtes pressée pour le moment ; je ne veux point vous retenir ; peut-être aujourd’hui aurai-je l’occasion de m’expliquer plus clairement : — seulement souffrez que je me permette une question ? — Saviez-vous ce matin, en allant à Bristol, qui vous y rencontreriez » ?

« Moi, mylord » ?

« Pardon, mille pardons de ma curiosité indiscrète. — Laissons-là ma question, n’en parlons plus ».

En effet je sortis, et je me hâtai de gagner ma chambre. C’est ce sir Willoughby qui lui fait ombrage ; il m’eût été aisé de détruire les soupçons du lord ; mais je me suis imposé la loi, une fois pour toutes, de l’éviter, de le fuir, autant que possible. J’aurois désiré cependant de lui annoncer l’engagement que j’avois pris pour l’assemblée, puisqu’il sembloit compter sur moi ce soir.

Je ne descendis qu’à l’heure du dîner, après que tout le monde fut déjà assemblé. Orville fut étonné de me voir parée, et moi-même j’en étois honteuse. « N’ai-je pas compris, demanda madame Beaumont, que miss Anville ne sortirait pas aujourd’hui » ?

« Oui, répondit madame Selwyn, c’étoit son plan ce matin ; mais il y a dans cette assemblée une espèce de pouvoir magique, auquel on ne résiste pas ».

Lord Orville ne put s’empêcher de témoigner sa surprise. On se mit à table ; il m’en coûta d’abandonner mon ancienne place à côté du lord ; les efforts que je fis pour l’éviter, le déconcertèrent visiblement ; cependant j’ai tenu ferme, et je suis demeurée fidelle à la promesse que je vous ai donnée dans ma lettre d’hier.

Après le dîner, nous passâmes tous dans la salle à visites, où il me fut impossible d’échapper à mylord Orville : « Vous allez donc tout de bon, me dit-il, à l’assemblée ? — Et danserez-vous aussi » ?

« Je l’ignore, mylord ».

« Si je ne craignois que vous ne fussiez ennuyée d’avoir deux fois de suite le même cavalier, j’aurois l’honneur de vous demander votre main ; les lettres que j’ai à écrire peuvent être remises jusqu’à demain ».

« Si je dois danser nécessairement, je suis déjà à moitié engagée ».

« Et avec qui, si j’ose le savoir » ?

« Avec sir Clément Willoughby ».

Ce nom lui ferma la bouche ; il parut mécontent, et ne me parla plus de toute l’après-dînée. — Ah ! monsieur, je n’étois pas non plus dans une assiette bien agréable.

Sir Clément ne manqua pas d’arriver de très-bonne heure pour nous conduire à l’assemblée, et d’abord en entrant il renouvela ses importunités ; il s’assit à côté de moi, et ne cessa de m’accabler de ses fadeurs.

Mylord Orville ne desserra point les dents ; il me fixa d’un air sérieux et pensif, et il baissa les yeux aussi souvent que je tournois les miens sur lui.

Sir Clément sortit de sa poche un papier plié qu’il me présenta, en ajoutant d’une voix basse : « Voici, aimable miss Anville, un foible portrait de celle que j’adore : vous trouverez ces couplets bien au-dessous du sujet ; mais, tels qu’ils sont, je porte encore envie à l’heureux mortel qui a osé risquer cet essai ».

« Nous verrons cela, lui répondis-je, une autre fois ». Je craignois que mylord Orville ne s’apperçût que j’acceptois de sir Clément un écrit, offert aussi mystérieusement. Mais ce sir Clément est un homme dont on ne vient pas aisément à bout, et il suffit qu’il se soit mis un projet en tête, pour qu’on ne réussisse point à lui faire lâcher prise.

« Non, continua-t-il, serrez ce papier au plus vîte pendant que lady Louise n’y est point (elle étoit sortie avec madame Selwyn), et sur-tout prenez soin qu’il lui reste caché ».

Je l’assurai que mon intention n’étoit pas de lui montrer les couplets.

« Vous ne sauriez donc mieux faire, madame, que de les accepter tout de suite. J’aimerois bien à les lire haut ; mais vous trouverez qu’ils doivent n’être connus ici que de vous et de madame Selwyn ».

Voyant donc que mes refus seroient inutiles, je reçus les couplets. Un papier présenté avec un certain mystère, notre entretien soutenu, pour ainsi dire, à l’oreille, fournissoient matière à des remarques.

Sir Clément me pressa de parcourir les quatrains, et il ajouta qu’il n’avoit pas osé les produire publiquement, par la raison que lady Louise n’y étoit pas des mieux traitées. Cette circonstance m’embarrasse, et je m’expose à des ressentimens de la part de cette dame, si jamais ces couplets parviennent jusqu’à elle.

Je vous en remets ci-joint une copie[2], mon cher ; c’est un panégyrique outré de mes prétendues perfections, et il y auroit de la vanité à faire parade d’éloges que je ne dois pas mériter.

Je n’avois pas encore eu le temps de serrer ce beau morceau de poésie, quand les dames revinrent. Madame Selwyn eut la curiosité de me demander ce que je tenois là. Je lui dis que ce n’étoit rien ; et j’empochai au plus vîte mon papier.

« Rien, reprit-elle, et un rien peut vous faire rougir ». Je ne sus que répondre : un soupir échappé à mylord Orville produisit sur moi une impression que je n’ai pas le courage de vous dépeindre.

Mylord Merton présenta la main à lady Louise, et ils montèrent en voiture avec madame Beaumont. Madame Selwyn se servit de l’équipage de sir Clément, et il m’y fallut prendre place aussi.

Je ne parlai point en chemin : mais nous ne fûmes pas plutôt arrivés à l’assemblée, que sir Clément sut me faire rompre mon silence. Il me demanda d’abord à danser ; je m’en excusai en le priant de chercher une autre moitié : il s’en défendit, protestant qu’il étoit très-aise de pouvoir rester tranquille avec moi, puisque également il avoit mille choses à me dire.

Là-dessus, il se mit à me conter tout ce qu’il prétendoit avoir souffert de mon absence, ses alarmes après mon départ de Londres, les difficultés inouies qu’il avoit eues à me découvrir ; avantage qu’il n’avoit pu se procurer qu’en sacrifiant encore une semaine au capitaine Mirvan.

« Howard-Grove, continua-t-il, qui m’avoit paru un paradis terrestre, n’étoit plus qu’un séjour lugubre ; ses environs n’étoient plus les mêmes : les promenades que j’avois trouvées si délicieuses, ne m’offroient plus le moindre attrait ; lady Howard, que j’avois prise pour une respectable vieille d’une humeur agréable, rentroit à présent dans la classe ordinaire des femmes de son âge : madame Mirvan, qui ci-devant me sembloit être un meuble de campagne assez supportable, me devenoit maintenant si insipide, qu’à peine pouvois-je m’empêcher de dormir dans sa société ; et sa fille aussi, que j’avois crue assez gentille et d’une bonne pâte, ne fut plus capable de m’inspirer le moindre intérêt : enfin le capitaine, que j’avois toujours regardé comme un rustre, n’étoit plus à mes yeux qu’un sauvage ».

« Eh ! monsieur, m’écriai-je, dans quels termes parlez-vous de mes meilleurs amis » ?

« Pardon, madame, mais le contraste de ces deux visites étoit trop frappant ».

Il me demanda ensuite ce que je pensois de l’auteur des couplets ?

« C’est quelqu’un, lui dis-je, qui a envie de se jouer de moi, ou qui lui-même n’est pas dans son bon sens ».

Là-dessus il me fit force complimens, auxquels je ne crus échapper qu’en lui proposant une danse. « J’espérois, reprit-il, que l’auteur se trahiroit par ses yeux ; mais cet indice n’est pas sûr avec vous, madame, puisque vous attirez également tous les regards. Sans contredit vous serez en état de deviner l’auteur des couplets ».

Je lui répétois que je n’en savois rien du tout. Entre nous cependant, mon cher monsieur, mes soupçons tombent sur M. Macartney ; il n’y a que lui qui soit capable de parler de moi avec tant de prévention ; d’ailleurs je crois avoir reconnu la tournure de ses vers.

Sir Clément me fit encore un millier de questions au sujet de mylord Orville ; depuis quand il étoit à Bristol ? — Depuis quand je demeurois à Clifton ? — Si le lord sortoit le matin en cabriolet ? — Si j’avois jamais eu le courage de me promener dans ces sortes de voitures ? Cet interrogatoire fut poussé avec la hardiesse et l’indiscrétion qui sont propres à sir Clément.

J’étois déjà ennuyée du bal, et j’attendois avec impatience le moment où je pourrois me retirer : heureusement lady Louise prévint mon desir ; elle se pique de quitter les assemblées la première, et nous partîmes d’assez bonne heure.

Mylord Orville nous reçut avec un sérieux glacé : pas une seule de ces distinctions flatteuses dont je me suis tant louée ; pas la moindre marque d’une simple politesse : lady Louise elle-même n’auroit pu me faire un accueil plus froid. Sir Clément, qui resta à souper, se plaça à côté de moi, sans que mylord Orville cherchât à l’en détourner ; jusqu’ici cependant il avoit toujours ambitionné d’être mon voisin à table.

Cette petite circonstance m’affecta beaucoup ; j’ai tâché cependant d’en être bien aise ; l’oubli et l’indifférence, voilà ce que je dois demander pour me réconcilier avec moi-même. Mais, hélas ! — déchoir de la sorte dans son estime ! — perdre tout d’un coup son amitié ! cette idée me perçoit le cœur ; je ne sus quelle contenance garder, et malgré tous mes efforts je ne pus retenir quelques larmes qui se glissèrent le long de mes joues. Lord Orville ne s’en apperçut pas, et je réussis à me remettre assez pour tenir ferme jusqu’à la fin du repas. Dès que sir Clément fut parti je me retirai, sans oser risquer de rencontrer les yeux d’Orville.

J’ai passé la nuit à vous écrire ; j’étois trop sûre de ne pas dormir, pour penser à me coucher. Dites-moi, mon cher monsieur, s’il est possible que vous approuvez ma conduite, — que vous autorisez mon changement, — que j’ai raison de fuir mylord Orville et d’éviter ses égards ? — Dites-le-moi, je vous en prie, et je me consolerai d’un tel sacrifice au milieu de mes regrets ; car, je ne le déguise point, jamais je ne cesserai de regretter son amitié ; — je l’ai perdue ; — je l’ai foulée aux pieds. — N’importe, ces liaisons honorables n’étoient pas faites pour moi, et m’exposoient à des dangers inévitables.

D’après les conseils que vous m’avez donnés, monsieur, je ne pense plus qu’à me gouverner avec toute la sagesse possible ; j’ai à combattre la foiblesse de mon cœur, et les afflictions auxquelles je suis souvent en proie ; mais j’espère de les vaincre : si je succombe, je ne serrai du moins pas coupable par ma faute. Le desir de bien faire contient en moi toute autre passion, en tant qu’elle pourroit influer sur ma conduite. Et ne le dois-je pas, moi qui suis votre fille, formée par vos soins ? Oh ! mon père et mon ami, je dois l’avouer, mes sentimens sont en opposition avec mon devoir ; et tandis que je fais des efforts pour me réconcilier avec moi-même, j’éprouve de plus en plus que mon repos, mes espérances, mon bonheur, — sont évanouis.

Vous seul, monsieur, pouvez calmer mon esprit agité ; vous ne refuserez point votre compassion à des foiblesses qui vous sont étrangères, et ne sais-je pas qu’en désapprouvant l’affliction, vous vous plaisez à consoler l’affligé ?




LETTRE LXXIII.


M. Villars à Évelina.
Berry-Hill, 3 octobre.

Vos dernières nouvelles, mon cher enfant, sont effectivement des plus étranges. Qu’une fille avouée de sir John Belmont ait paru à Bristol, tandis que mon Évelina y demeure sous le nom déguisé d’Anville, c’est un problême que je ne suis pas capable de résoudre. Quoi qu’il en soit, je me suis attendu à quelque événement extraordinaire au retour de votre père ; le sens mystérieux de sa lettre à lady Howard m’y a en quelque sorte préparé.

J’ignore qui peut être la jeune personne dont vous parlez ; mais il n’est pas moins sûr qu’elle usurpe une place qui vous appartient à juste titre. Je n’ai jamais entendu parler d’un second mariage de sir Belmont ; supposé même qu’il ait existé, il restera toujours vrai que miss Evelyn a été sa première épouse ; et par conséquent l’enfant né de ce mariage est incontestablement en droit de porter le nom de Belmont.

Ou je suis mal informé des circonstances de cette affaire, ou il s’y est glissé une insigne fourberie ; il faut approfondir ce qui en est.

Quelle que soit ma répugnance à me porter à des extrêmes, je sens cependant que nos recherches deviennent nécessaires ; nous devons essayer de rétablir la réputation de votre mère, ou bien risquer de lui porter le dernier coup.

L’apparition d’une fille de sir John Belmont ne sauroit manquer de faire revivre le souvenir des aventures de miss Evelyn. Le public demandera quelle est la mère de l’enfant qu’on produit aujourd’hui, et si votre père refuse alors d’avouer la seule épouse légitime que je lui ai connue, votre naissance en recevra une tache contre laquelle nous réclamerions en vain l’honneur, la vérité et l’innocence ; cette tache couvriroit d’infamie la mémoire respectable de votre mère, et vous exposeroit à l’odieux d’un titre honteux, que toutes vos bonnes qualités ne rachèteroient que difficilement.

Non, ma chère, je ne souffrirai point qu’on insulte impunément aux cendres de votre mère ; son caractère vertueux sera justifié aux yeux de l’univers ; son mariage sera reconnu, et sa fille portera le nom auquel elle a des droits incontestables.

J’avoue que madame Mirvan conduiroit cette affaire avec plus de délicatesse que madame Selwyn, mais nous n’avons point de temps à perdre ; car plus cette fourberie s’accréditera, plus nous aurons de peine à la confondre. Je vous conseille donc de partir de Clifton le plutôt possible ; votre activité facilitera nos recherches.

Ne vous laissez point accabler, mon enfant, à trop de tristesse, et tâchez de vaincre votre timidité naturelle. Sans doute que je plains votre situation ; l’entrevue à laquelle vous êtes appelée est importante et solennelle ; mais aussi je me flatte d’un succès complet. Je vous envoie une lettre que votre infortunée mère écrivit sur son lit de mort à sir Belmont ; je l’ai réservée pour quelque grande occasion, et c’est l’instant d’en faire usage : madame Clinton doit être du voyage ; elle a soigné votre mère dans sa dernière maladie, et son témoignage peut vous être utile. Enfin sir Belmont pourra-t-il résister à la ressemblance frappante de vos traits ? Cette seule circonstance devroit le désarmer et dissiper tous ses doutes.

Recevez, mon Évelina, dans ce moment auguste où vous allez vous jeter entre les bras de votre père légitime, recevez les prières, les vœux et les bénédictions de celui qui l’a été jusqu’ici par adoption ! Puissiez-vous, mon enfant, conserver toute l’excellence de votre caractère, dans le changement de situation qui vous attend ! Pensez à rester humble dans l’élévation à laquelle j’espère de vous voir parvenir ; que vos manières, votre langage, toute votre conduite prouvent l’égalité d’ame, et les sentimens de reconnoissance qui devroient toujours nous accompagner dans la prospérité ; ils y ajoutent un nouveau lustre. Puisse votre vie n’être souillée d’aucune tache ! puissiez-vous rester fidelle à cette franchise ingénue, à cette simplicité de mœurs, cette aimable sincérité que j’ai admirées jusqu’ici en vous ! Puissiez-vous être au-dessus de la vanité et de l’orgueil, et faire consister toute votre grandeur à faire du bien !

Arthur Villars.




LETTRE LXXIV.


(Renfermée dans la précédente.)
Lady Belmont à Sir John Belmont.

Dans la ferme persuasion que l’heure d’angoisse qui s’approche mettra fin à mes souffrances, je veux encore une fois parler à sir John Belmont, en faveur de l’enfant qui, s’il survit à sa mère, sera chargé de lui présenter ces lignes.

Mais en quels termes, homme cruel ! l’infortunée Caroline vous écrira-t-elle avec quelque espérance de succès ? Sourd à la voix de la compassion, — aux remords de la conscience, — infidelle aux liens de l’honneur, — dites, Belmont, quelles sont les expressions que je puis employer, sans craindre d’être rebutée ?

Vous donnerai-je le tendre nom de mon époux ? — hélas ! vous le désavouez. — Vous appellerai-je le père de mon enfant ? — eh ! vous le condamnez à l’infamie ! — Vous nommerai-je mon amant qui m’a gardé la foi d’un mariage forcé ? — c’est vous-même qui me trahissez. — Vous donnerai-je enfin le titre d’un ami dont j’attendois des secours ? — non, car c’est vous qui m’avez plongée dans la misère, et qui avez causé ma ruine.

Malheureuse que je suis ! que me reste-t-il à faire pour toucher un cœur fermé à l’équité, aux remords, à la pitié ! Y a-t-il un moyen que je n’aie éprouvé ? Y a-t-il une ressource que je n’aie tentée ? J’ai tout employé ; l’amertume des reproches, la force de mes prières, tout a été inutile.

Vingt fois déjà la plume m’est tombée des mains, et je me suis dit dans mon désespoir que je n’avois rien à espérer de vous. — Mais la tendresse maternelle, la tendresse d’une mère qui tremble pour le sort de l’enfant auquel elle va donner le jour ; — voilà ce qui me rend le courage.

Peut-être, quand je ne serai plus, quand la coupe de mes maux sera remplie, quand la mort aura tiré le voile sur ma triste mémoire, quand vous n’aurez plus à craindre mes reproches, quand vous n’aurez plus à redouter mon témoignage et ma vue, — alors peut-être votre cœur s’ouvrira à la voix de la justice, aux cris de la nature.

Belmont ! ne leur résistez point, ne rejetez point l’enfant, comme vous avez rejeté la mère. Peut-être regretterez-vous un jour, quand il n’en sera plus temps, les maux dont vous êtes l’auteur ; peut-être vous repentirez-vous trop tard, hélas ! d’avoir persécuté, d’avoir perdu une infortunée ! — peut-être l’avenir vous rappellera-t-il les intrigues que vous avez employées pour me tromper, les angoisses et les peines qui me suivent dans le tombeau ! — Oh ! Belmont, cette idée désarme tout mon ressentiment ! que deviendrez-vous quand vous jetterez un œil repentant sur votre conduite passée !

Écoutez donc la prière solemnelle de l’infortunée Caroline, la dernière qu’elle ose vous adresser.

Lorsque le temps sera venu où vous gémirez sur vos erreurs (et ce temps viendra tôt ou tard) ; lorsque vous aurez reconnu vos torts et la noirceur de vos trahisons ; lorsque votre cœur déchiré voudra expier ses crimes, — alors je lui en offre encore les moyens ; lisez ici les conditions sous lesquelles je signe votre pardon.

Belmont ! je suis ton épouse, tu le sais ! — Hâte-toi donc de justifier aux yeux de l’univers une réputation que tu as flétrie ; reçois dans tes bras l’enfant infortuné qui te présentera cette requête de sa mère.

J’ai trouvé un ami auquel je suis redevable du peu de consolation, du peu de tranquillité dont je jouis encore. Cet homme, le plus estimable et le plus digne des mortels, m’a donné sa promesse, qu’à ce prix seul il vous délivrera le gage de notre malheureux amour.

Ah ! si tu retrouves un jour dans cette innocente créature les traits de l’infortunée Caroline ; — si l’enfant te retraçoit le souvenir de la mère, Belmont ! par cette raison seule tu le réprouveras peut-être ! — Cher objet de mon amour, cher enfant pour qui je sens déjà toute l’étendue de la tendresse maternelle, garde-toi bien de ressembler à ta mère ! La mort t’enlève un de tes parens, et la haine te feroit perdre celui qui te reste.

Je dois finir, les forces m’abandonnent, et je sens le poids des idées terribles qui m’accablent. Adieu — pour toujours.

Mais dans ces derniers adieux, — qui ne te seront présentés qu’après que la fougue de tes passions sera passée, — qu’après que toutes mes douleurs seront descendues avec moi dans le tombeau, — oublierai-je d’ajouter une parole consolante pour cet homme jadis si cher, qui puisse le soutenir dans les afflictions qui l’attendent ? Non Belmont, tu sauras que ma compassion l’emporte de beaucoup sur mon ressentiment ; — je prierai pour toi dans mon heure dernière, et le souvenir de l’amour que je te portois autrefois, effacera celui des maux que tu m’as faits. Encore une fois, adieu.

Caroline Belmont.




LETTRE LXXV.


Évelina à M. Villars.
Clifton, le 3 octobre.

En ouvrant mes volets ce matin, je vis mylord Orville qui se promenoit déjà dans le jardin : je ne descendis cependant point avant l’heure du déjeûner ; il me reçut avec une froideur digne de lady Louise.

Madame Beaumont, lady Louise et madame Selwyn lièrent leur conversation ordinaire, à laquelle votre Évelina ne prit aucune part ; négligée, tranquille et rêveuse, elle demeura à l’écart, comme un être qui ne tient à rien et dont personne ne se met en peine.

Peu contente de ma situation, impatientée de me voir négligée de la sorte, je me retirai le plutôt possible. En sortant je trouvai dans mon passage, sir Clément Willoughby, qui me pressa instamment de rentrer avec lui. Je n’y consentis qu’à regret, mais je devois m’y résoudre si je ne voulois continuer à rester seule avec lui dans l’antichambre, car il me retint de force. J’étois cependant un peu honteuse d’avoir l’air de m’attribuer ainsi sa visite ; ses assiduités ne le font que trop soupçonner déjà.

Il passa plus de deux heures avec nous, et il affecta pendant tout ce temps de m’entretenir en particulier ; peut-être n’en aurois-je pas encore été débarrassée, si madame Beaumont n’avoit proposé un tour en voiture. Lady Louise accepta, et madame Selwyn dit qu’elle seroit charmée d’être de la partie, pourvu que mylord Orville ou sir Clément s’en missent aussi : un simple trio de femmes, ajouta-t-elle, lui sembloit trop insipide.

Sir Clément, toujours attentif à faire sa cour à madame Selwyn, demanda la permission d’accompagner les dames : mylord Orville s’en excusa, et moi je montai dans ma chambre, d’où je ne suis descendue que pour dîner. J’évite autant que je puis la présence du lord ; sa froideur m’est insupportable, quoique je l’y aie autorisé par ma propre conduite.

Sir Clément fut encore des nôtres à dîner ; il joue son rôle à merveille, et il a réussi à gagner entièrement les bonnes graces de madame Beaumont, qui n’est pas d’ailleurs d’un commerce aisé.

Je me suis mortellement ennuyée pendant toute la journée ; il m’a fallu supporter à la fois, et les importunités indiscrètes de sir Clément, et le silence révoltant de mylord Orville. L’un ne m’a pas quittée un instant, l’autre ne m’a pas dit un seul mot ; le premier faisoit naître les occasions de m’entretenir, l’autre les fuyoit avec soin.

Je commence à croire, mon cher monsieur, que le changement trop subit dans ma conduite envers le lord étoit déplacé. À tout prendre, il ne m’a donné nul sujet de mécontentement ; et le motif de cette altération étant uniquement à ma charge, je n’aurois pas dû m’astreindre à une réserve que je ne puis pallier par aucune raison légitime : d’ailleurs, il étoit naturel que l’affectation avec laquelle j’évite sa société, fit un mauvais effet.

Hélas ! monsieur, mes réflexions viennent toujours trop tard : il faut avouer que je paie bien cher le peu d’expérience que j’acquiers, et je prévois qu’il m’en coûtera encore beaucoup avant que j’arrive à ce point de prudence dont le sage se sert pour régler sa conduite présente et pour prévenir des embarras éloignés.

Le 4 octobre.

Hier matin, tout le monde sortit en voiture, et je restai seule au logis avec madame Selwyn : je m’étois arrêtée un moment dans sa chambre, mais je m’en suis éclipsée au plus vite. Je crains la conversation de cette dame ; elle prend plaisir à me plaisanter impitoyablement, soit sur mon sérieux, soit sur le compte de mylord Orville.

En sortant de chez elle, je me suis rendue dans le jardin, où j’ai passé une grosse heure ; j’étois assise dans un berceau au bout de la grande allée, absorbée dans mes conjectures sur l’avenir, quand tout-à-coup je fus interrompue par sir Clément Willoughby.

Je l’attendois peu, et il a su certainement que j’étois dans le jardin, car il ne vient guère s’y promener seul. Dès que je le vis arriver, je me préparai à m’en aller ; mais il me cria de loin : « Arrêtez, la plus aimable des femmes, j’ai un mot à vous dire » ; et il n’eut rien de plus pressé que de s’asseoir à côté de moi.

« Et pouvez-vous, continua-t-il, me refuser une légère faveur, quand j’achète si cher la douceur de vous voir ? Pas plus tard qu’hier encore, n’ai-je pas souffert le plus cruel martyre » ?

« Vous, sir Clément » ?

« Oui, belle inhumaine, n’ai-je pas consenti à être claquemuré dans une voiture ! pendant toute une mortelle matinée, avec trois des plus ennuyeuses femmes de l’Angleterre » ?

« En vérité, monsieur, ces dames vous ont une grande obligation ».

« Oh ! elles ne s’en doutent pas ; elles ont une trop haute idée de leur mérite pour croire qu’elles aient des égards à observer. Heureusement on les en dispense ».

« Ces dames ne pensent assurément pas que vous les traitez si mal ».

« J’en suis bien sûr aussi, et leur amour-propre m’en répond. — Mais être arraché de la société de miss Anville, pour s’enfermer avec des femmes comme celles-là, en vérité c’est une situation digne de pitié, et tout le monde m’en plaindroit, excepté vous, madame ».

« Quelque fâcheuse que vous présentiez cette situation, je ne vois pas que vous ayez été tant à plaindre, et, aux yeux de bien du monde, elle auroit paru plutôt digne d’envie que de compassion ».

« Le monde pense sur ce sujet à-peu-près comme moi : on se moque de madame Beaumont, on tourne lady Louise en ridicule, et l’on déteste madame Selwyn ».

« Vous êtes, monsieur, un juge sévère, et vos décisions sont tranchantes ».

« Accusez-en vous-même, mon ange, si vos perfections ne servent qu’à faire ressortir leurs défauts. Je vous proteste que pendant toute cette course j’ai cru marcher à pas de tortue. Le sot orgueil de madame Beaumont, et le respect qu’elle se fait porter, sont insupportables, assommans : à en juger par son air de gravité, l’on auroit dit qu’elle se promenoit en voiture pour la première fois de sa vie ; — je souhaite du moins que ce soit pour la dernière. — Croyez-moi, madame, si je n’étois obligé de la ménager pour avoir l’entrée de sa maison, je la fuirois comme la peste. Madame Selwyn, à la vérité, tâcha de faire diversion au cérémonial, mais la méchanceté de sa langue ». —

« Comment, monsieur, vous vous récriez contre ce défaut » ?

« Oui, madame, malgré votre reproche, je le trouve choquant, sur-tout pour une femme. Madame Selwyn, j’en conviens, a de l’esprit, elle a plus de connoissances que la moitié de son sexe ensemble ; mais elle court perpétuellement après la satire, et ce penchant met tous ceux qui vivent avec elle mal à leur aise ; d’ailleurs, à force de parler, elle ennuie, et les plus jolies choses deviennent insipides dans sa bouche. Quant à lady Louise, c’est une petite langoureuse, qui ne sauroit entrer en considération : — si elle valoit la peine d’être jugée sérieusement, je dirois qu’elle est un composé d’affectation, d’impertinence et de vanité ».

« Vous me surprenez, monsieur ; pouvez-vous en bonne conscience entretenir une aussi mauvaise idée de ces dames, et leur prodiguer tant d’attentions, tant de politesses » ?

« Des politesses ! — eh ! mon ange, je serois homme à me mettre à genoux devant elles, à les adorer, pour me procurer la félicité de vous voir ! Rappelez-vous ma déférence pour le brutal capitaine Mirvan, et pour le gendarme qui se fait nommer madame Duval. S’il pouvoit exister une créature assez horrible pour réunir tous les défauts de ces différens caractères, — une créature qui rassemblât la fierté de madame Beaumont, la brutalité du capitaine Mirvan, la présomption de madame Selwyn, l’affectation de lady Louise, et la bassesse de madame Duval ; — ce monstre même recevroit encore mes hommages, si, par cette condescendance, je savois gagner un mot, un seul regard de mon adorée miss Anville ».

« Vous vous trompez, monsieur, si vous vous imaginez qu’une telle duplicité puisse vous servir de recommandation chez moi ; d’ailleurs, je saisis cette occasion pour vous prier de m’épargner un pareil langage à l’avenir ».

« Oh ! miss, votre froideur, vos reproches me percent le cœur : traitez-moi avec moins de rigueur, et vous ferez de moi tout ce que vous voudrez ; — vous gouvernerez, vous dirigerez toutes mes actions, vous ferez de moi un tout autre homme, je n’aurai de desirs que les vôtres, accordez-moi du moins votre pitié, si vous êtes décidée à me refuser vos bontés ».

« Encore une fois, monsieur, finissez ces discours ; ils me déplaisent trop pour qu’ils puissent jamais faire fortune chez moi. Jusqu’ici vous n’avez que trop bien réussi à me tourmenter, et je vous préviens que si vous ne changez entièrement de langage et de conduite à mon égard, vous me chasserez partout où vous serez ».

Je m’étois levée, résolue de m’en aller ; mais sir Clément me retenant toujours se jeta à mes pieds, et s’écria du ton le plus passionné : « Qu’osez-vous dire, miss ! est-il possible que vous poussiez votre froideur mortelle, jusqu’à me défendre le moindre rayon d’espérance » ?

« J’ignore, monsieur, de quelles espérances vous parlez ; ai-je jamais prétendu vous en donner » ?

« Ah ! vous me mettez hors de moi-même, et je ne puis endurer plus long-temps votre mépris. Modérez cette extrême cruauté, si vous ne voulez me réduire au désespoir : dites du moins, belle inexorable, dites du moins que mon état vous fait pitié… ».

Dans ce même moment un malheureux hasard conduisit mylord Orville devant le berceau où nous étions assis. Sa vue fut pour moi un coup de foudre ; il pâlit lui-même et parut interdit. Il se disposa à retourner sur ses pas, mais je l’appelai à mon secours, et j’exhortai sévèrement sir Clément à lâcher ma main ; celui-ci se leva, mais il me retenoit toujours, et le lord, peu attentif à mes cris, continua son chemin, jusqu’à ce qu’il m’entendît appeler une seconde fois. Alors il revint vers nous, en disant à sir Clément d’un grand sang-froid : « J’espère, monsieur, que vous ne retenez pas miss Anville malgré elle ».

« En tout cas, mylord, riposta celui-ci, je puis me passer de l’honneur de votre entremise ».

En attendant, je m’étois débarrassée de ses mains et je me sauvai au plus vîte. Mes craintes se tournèrent alors vers les suites que cette rencontre pouvoit avoir, et j’appréhendai fortement que l’orgueil humilié de sir Clément ne le portât à provoquer mylord Orville. Je crus devoir recourir à madame Selwyn, et, en me précipitant dans sa chambre, je la priai d’une manière à peine intelligible de vouloir bien faire un tour du côté du berceau. Il n’en fallut pas davantage pour lui inspirer quelques soupçons, et elle partit avec la vîtesse de l’éclair.

Je vous laisse à juger dans quelle impatience j’attendis son retour ; à peine pus-je résister à la tentation de la suivre : elle revint enfin, et me rapporta un entretien des plus intéressans, dont j’avois été l’objet. Je vais vous en faire part, monsieur ; mais, j’omettrai les commentaires et les saillies dont madame Selwyn assaisonna son récit ; votre imagination les suppléera aisément.

Madame Selwyn trouva les deux cavaliers assis tranquillement dans le berceau, et s’appercevant qu’ils étoient engagés dans une conversation assez sérieuse, elle s’arrêta à quelque distance. Voici ce qu’elle m’en a communiqué.

Sir Clément avoit dit au lord qu’une certaine question qu’il lui avoit faite le surprenoit. « Mais, a-t-il continué, je n’y répondrai point, à moins que mylord Orville ne souffre que j’en propose une à mon tour ».

« Volontiers, monsieur ».

« Vous me demandez quelles sont mes intentions ; — et croyez-vous, mylord, que je sois moins curieux de connoître les vôtres » ?

« Je n’en ai montré aucune ».

« Et à quoi donc faut-il attribuer votre desir de savoir les miennes » ?

« À l’intérêt sincère que je prends au bien-être de miss Anville ».

« Un tel intérêt est noble et digne des plus grands éloges ; mais à moins que d’être son père, — son frère, — ou son amant »… —

« Je vous entends, sir Clément, et je conviens que je n’ai point les droits que donnent ces différens titres de famille, pour me permettre des recherches sur ce qui regarde miss Anville : cependant j’avoue en même temps que je ne desire rien de plus que de lui rendre service et de la voir heureuse. M’excuserez-vous donc si je prends la liberté de répéter ma question » ?

« Oui, pourvu que vous me permettiez de vous répéter qu’elle me paroît des plus singulières ».

« Soit : mais la situation de cette demoiselle me semble l’être tout autant ; elle est fort jeune, sans expérience, et abandonnée à sa propre direction. Je croirois qu’elle ne s’apperçoit pas des dangers qu’elle court, et je ne vous dissimule pas, monsieur, que je me sens une vocation pour les lui faire remarquer ».

« Je ne vous comprends pas trop, mylord ; mais j’espère du moins que votre dessein n’est pas de la prévenir contre moi ».

« J’ignore, monsieur, ce qu’elle pense de vous ; j’ignore quelles sont vos intentions à son égard. Peut-être, si j’étois mieux instruit de vos sentimens réciproques, me verriez-vous moins officieux ; mais je n’ai pas la présomption de demander dans quels termes ».

« Vous savez, mylord, que je ne suis pas assez vain non plus pour vous dire que je joue à jeu sûr ; cependant avec un peu de persévérance ». —

« Vous êtes donc résolu à persévérer ».

« Oui, décidément, mylord ».

« Dans ce cas, souffrez, monsieur, que je vous parle avec franchise. Cette jeune demoiselle, quoique abandonnée à elle-même, et en quelque sorte sans protection, ne manque pas absolument d’amis : elle est parfaitement bien élevée, et on voit qu’elle a vécu en bonne société ; sa vertu et son esprit feroient honneur à tous les rangs, même aux plus élevés, et une telle personne n’est pas faite pour être amusée. On connoît vos principes, sir Clément ; excusez ce petit reproche ».

« Oh ! ce sont ses propres affaires ; elle a trop de jugement pour avoir besoin d’être conseillée ».

« Je ne lui dispute point un jugement sain et solide ; mais son âge et l’ingénuité de son caractère ne la mettent pas assez en garde contre de certains soupçons qui me paroissent très-fondés ».

« Mylord, vos éloges m’inspirent quelque défiance sur votre désintéressement. Il n’y a personne au monde que je craindrois pour rival autant que vous : mais qu’il me soit permis de vous dire que vous m’avez furieusement trompé dans cette affaire ».

« Monsieur, de grace, qu’entendez-vous par là » ?

« Souvenez-vous, mylord, que lorsque nous parlâmes pour la première fois de miss Anville, vous vous êtes exprimé à son sujet dans des termes qui s’accordent peu avec votre panégyrique actuel ; il vous plut alors de l’appeler une fille simple, sans esprit, et je ne puis guère m’imaginer que vous aviez d’elle une si haute idée ».

« Il est vrai qu’au premier abord je n’ai point rendu justice à son mérite ; mais j’ignorois alors combien elle étoit novice. Aujourd’hui ce n’est plus la même chose, et j’ai eu occasion de me convaincre, que ce qu’il pouvoit y avoir de singulier dans sa conduite étoit uniquement l’effet de son inexpérience, de sa timidité et d’une vie trop retirée ; car je lui trouve des connaissances, de la sensibilité et beaucoup d’intelligence. Elle ne ressemble pas à la plupart de nos jeunes femmes, qu’on connoît à fond au bout d’une demi-heure. Les bonnes qualités de miss Anville sont cachées par sa modestie et sa timidité ; il faut du temps et des encouragemens pour les faire paroître dans tout leur jour. Joignez à cela que sa beauté ne frappe pas des coups de surprise ; elle gagne le cœur petit à petit, et s’en empare comme par enchantement.

» Halte-là, mylord ; il n’en faut pas davantage pour expliquer l’intérêt que vous prenez à son bien-être ».

» Je ne me cache point de l’amitié et de l’estime que j’ai pour elle ; mais soyez persuadé, monsieur, que si j’avois laissé voir à miss Anville d’autres sentimens que ceux de l’amitié la plus désintéressée, je vous aurois épargné notre conversation. Mais, puisque vous ne jugez pas à propos de me faire connoître vos intentions, nous ne pousserons pas cette matière plus loin ».

« À dire vrai, je ne les connois pas trop moi-même. Miss Anville est une très-aimable personne, et si j’étois homme à me marier, elle seroit, de toutes les femmes du monde, celle dont je voudrois faire mon épouse. Mais je doute que votre philosophie même puisse me conseiller de prendre des engagemens de cette nature, avec une fille d’une naissance obscure, qui n’a d’autre dot que ses beaux yeux ; et qui probablement est dans la dépendance.

» Nous ne discuterons pas davantage là-dessus, et puisque nous sommes tous deux maîtres de notre volonté, nous agirons chacun selon notre bon plaisir ».

Madame Selwyn craignant d’être surprise, et voyant d’ailleurs que mes soupçons étoient mal fondés, quitta son poste et vint me rendre compte de ce qu’elle avoit entendu.

Quel homme que ce sir Clément ! quel cœur volage ! que de ruses, que d’artifices ! En attendant il se trompe lourdement, car cette fille si pauvre et obscure, loin d’ambitionner l’honneur de son alliance, la rejettera haut la main, à présent et jamais.

Quant à mylord Orville ; — mais n’en parlons pas. — Vous me direz vous-même, monsieur, ce que vous en pensez, si sa conduite n’est pas celle d’un parfait galant homme, si j’ai tort de l’admirer.

J’étois un peu confuse de reparoître en présence des deux parties, après le débat singulier dont j’avois été l’objet : je ne pus cependant me dispenser décemment de dîner avec eux. Sir Clément fut distrait et mal à son aise pendant le repas : son esprit étoit visiblement à la torture : il me veilloit de près, il épioit également mylord Orville. Je le traitai sans le moindre ménagement, étant décidée d’éviter à l’avenir toute conversation avec lui ; je suis trop irritée pour souffrir plus long-temps ses insultantes assiduités.

Je n’eus pas une seule fois le courage de rencontrer les yeux de mylord Orville : sa vue, et le souvenir de ce qui s’étoit passé, me tint pour ainsi dire en respect ; je redoutois sa sagacité : je n’ai pas quitté madame Selwyn du reste de la journée.

Adieu, mon cher monsieur ; j’attends demain des lettres de votre part ; elles décideront, je pense, de mon départ, soit pour Berry-Hill, ou pour Londres.




LETTRE LXXVI.


Continuation de la lettre d’Évelina.
6 octobre.

Ma lettre d’aujourd’hui sera vraisemblablement la dernière que vous recevrez de Clifton ; je l’écris dans une agitation qui me permet à peine de conduire ma plume.

Je suis descendue assez tard ce matin, et malgré cette précaution, mylord Orville étoit encore seul dans la salle. J’étois un peu décontenancée de me trouver tête-à-tête avec lui, après avoir évité si long-temps une pareille entrevue. Je fus sur le point de quitter d’abord la chambre ; mais le lord me retint. « Si je vous incommode, dit-il, je suis prêt à me retirer ».

« Non, mylord, je n’étois pas venue pour rester ».

« Je m’étois flatté cependant que vous m’accorderiez un moment d’entretien ».

Je revins sur mes pas, presque involontairement ; et il ajouta, après une courte pause : « Vous êtes bien bonne, miss, d’avoir égard à mes prières ; depuis long-temps déjà je cherche l’occasion de vous parler ».

Je ne lui répondis rien, et il poursuivit : « Vous m’avez permis, madame, d’oser prétendre à votre amitié, — de m’intéresser à ce qui vous regarde, — de vous appeler du tendre nom de sœur. J’ai reconnu cet honneur comme je le devois ; mais j’ignore par quel étrange accident j’ai eu le malheur de m’en rendre indigne. Tout est changé depuis quelques jours ; vous me fuyez, — ma présence vous est à charge, vous évitez avec soin ma conversation ».

Cette imputation, faite d’un ton très-sérieux, me fit d’autant plus de peine, qu’elle étoit fondée : j’en fus honteuse ; mais je ne répondis pas encore.

« J’espère, continua le lord, que vous ne me condamnerez point sans m’entendre. Si j’ai eu le malheur de vous déplaire, dites-moi comment ; je ne desire rien de plus que de réparer ma faute, et je ferai tout ce qui dépendra de moi pour mériter mon pardon »

« Mylord, vous poussez la politesse trop loin : non, vous n’êtes coupable de rien, je n’ai pas idée d’avoir été offensée par vous, et s’il est question d’excuses, je vous en dois plutôt que je n’en attends de votre part ».

« Vous êtes la douceur et la bonté même, et je me flatte qu’il me sera permis de vous redemander des titres qu’il m’importe tant de conserver. Mais, toujours occupé de l’idée inquiétante de vous avoir déplu, j’espère, madame, que, sans être indiscret, j’oserai vous supplier de ne pas me laisser ignorer ce qui peut avoir causé un changement si subit et si pénible pour moi ».

« En vérité, mylord, — cela n’est pas si aisé, — je ne le puis ».

« Je rougis d’être aussi pressant ; mais il est peut-être nécessaire que je sois tiré d’erreur, et c’est de vous seule, madame, que j’attends une explication. D’ailleurs, l’époque de ce changement me fait craindre ; — me permettrez-vous de vous faire part de mes conjectures » ?

« Et pourquoi non, mylord » ?

« Dites-moi donc, — et pardonnez en même temps une question de la dernière conséquence ; — sir Clément Willoughby n’entre-t-il pas pour quelque chose dans cette révolution » ?

« Pour rien du tout, mylord », répondis-je d’un ton ferme.

« Mille et mille remercîmens ! vous me soulagez d’un grand fardeau ; — mais, de grace, encore un mot : — N’est-ce pas à sir Clément que je dois attribuer une partie de la réserve que vous vous êtes imposée à mon égard ? car, si j’ai bien calculé, elle date du jour même de son arrivée aux eaux ».

« N’attribuez rien à sir Clément ; il ne saurait avoir la moindre influence sur ma conduite ».

« Puis-je donc espérer que vous me rendrez cette même confiance et ces mêmes bontés, dont vous m’aviez honorée avant son arrivée » ?

Pour mon bonheur madame Beaumont vint nous interrompre ; — je ne savois plus que répondre : nous déjeûnâmes ensemble.

Mylord Orville fut de la meilleure humeur possible, jamais je ne le vis plus gai et plus aimable. Bientôt après sir Clément se fit annoncer ; il venoit, disoit-il, rendre ses devoirs à madame Beaumont. Je me retirai dans ma chambre, ou je donnai un libre cours à mes réflexions ; j’y trouvai des motifs de consolation et de nouvelles alarmes ; c’est dans cet état que je reçus votre chère lettre.

Ah ! monsieur, que je suis touchée des vœux et des prières que vous faites pour Évelina ! que je suis reconnoissante des bénédictions que vous répandez sur moi ! — Je dois vous quitter pour me jeter entre les bras de mon père légitime ! Ô vous, qui avez été le guide, l’ami et le protecteur de ma jeunesse, vous qui avez eu soin de mon enfance, qui avez formé mon esprit, qui m’avez conservé la vie ! — c’est vous seul que mon cœur avoue pour père, c’est à vous seul que je jure une obéissance, une gratitude, une tendresse éternelle !

J’augure assez mal de l’entrevue à laquelle je suis appelée ; mais quelle que soit l’importance de cet objet, je suis entièrement occupée dans ce moment d’un incident dont je dois vous rendre compte incessamment.

Je n’ai pas manqué d’informer madame Selwyn du contenu de votre lettre. Elle me parut bien aise de vous voir de son avis, et elle fixa d’abord notre départ à demain matin. La chaise poste fut arrêtée pour une heure après minuit.

Elle me dit ensuite de faire ma malle pendant qu’elle s’amuseroit à conter quelques sornettes à madame Beaumont, pour la préparer à notre départ.

En allant dîner je retrouvai mylord Orville de tout aussi bonne humeur qu’auparavant ; il s’assit à côté de moi, plaisantant sur mon goût pour la retraite, et il auroit été en droit de me répéter ce qu’il m’a dit dernièrement, qu’il perdoit ses peines à me divertir. En effet, l’entreprise eût été difficile : j’étois triste et abattue ; l’idée d’une entrevue solemnelle, — celle d’une séparation douloureuse, — pesoit trop à mon cœur, pour que je fusse maîtresse de mon esprit. Je regrettai même l’espèce d’explication que j’avois eue avec mylord Orville ; pourquoi falloit-il que nous quittassions l’un et l’autre le ton réservé que nous semblions nous être imposé.

Il fut question pendant le repas de notre voyage à Londres, et cette nouvelle parut consterner mylord Orville. Un nuage épais se répandit sur sa physionomie, et il devint presque aussi pensif et aussi tranquille que moi.

Madame Selwyn, occupée de ses préparatifs, se retira en sortant de table, et me pria de lui rassembler quelques livres qu’elle avoit laissés dans la salle à visites. Je m’y rendis pour les chercher, mais quelle fut ma surprise de voir que mylord Orville m’y avoit suivie. Il tira la porte après lui, et en s’approchant de moi d’un air inquiet, il me dit : « Est-il vrai, miss Anville, que vous partez » ?

« Je crois que oui, mylord ».

« Faut-il que je vous perde si subitement, au moment où j’y pensois le moins » !

« La perte n’est pas grande, mylord ».

« Se peut-il, miss, que vous doutiez de ma bonne-foi » !

« Je ne comprends pas », répondis-je en continuant à chercher, ce que madame Selwyn a fait de ses livres. —

« Ah ! si j’osois me flatter que vous me permissiez de vous prouver jusqu’où va la sincérité de mes intentions » !

« Permettez, mylord, que j’aille trouver madame Selwyn ».

« Quoi ! vous me quittez (et il me retint en même temps par la main) sans me donner la plus légère espérance de vous revoir ? Enseignez-moi du moins, ma trop aimable amie, à supporter votre absence avec un courage digne de celui que vous montrez vous-même ».

« De grace, mylord, laissez-moi ».

« Oui, s’écria-t-il en se jetant à genoux, oui, je vous laisserai, si vous le voulez ainsi ».

« Que faites-vous, mylord ? au nom du ciel, levez-vous. Mylord Orville à mes genoux ! Non, je ne vous croyois pas assez barbare pour vous jouer de moi ».

« Me jouer de vous ! ah ! que j’en suis éloigné ! Non, miss ; je vous estime, je vous admire, je vous respecte plus que personne au monde. Vous êtes l’amie que mon cœur s’est choisie, et à laquelle il rapporte tout son bonheur. Vous êtes la plus aimable et la plus parfaite des femmes, et vous m’êtes mille fois plus chère que mes paroles ne sauroient l’exprimer ».

Je n’entreprendrai point de vous décrire, monsieur, ce que je sentis dans ce moment ; je respirois à peine, je doutois presque si j’étois en vie, tout mon sang se glaça dans mes veines, et je n’eus plus la force de me soutenir. Mylord Orville se releva en sursaut ; il approcha un fauteuil, et j’y tombai presque sans connoissance.

Nous restâmes plusieurs minutes sans parler. Mylord Orville me voyant cependant un peu revenue, rompit le silence ; il me demanda pardon en bégayant de sa vivacité. Je voulus m’en aller ; mais il me retint par force.

Essaierai-je de tracer la scène qui suivit ? comment vous la rendre, quoiqu’elle soit gravée profondément dans mon cœur ? Mais les discours d’Orville, ses protestations, étoient trop flatteurs, pour que je ne prenne pas plaisir à les répéter. J’avois cherché plusieurs fois à quitter la chambre, il s’y opposa avec opiniâtreté ; — en un mot, monsieur, je ne pus tenir contre ses instances réitérées, — et il réussit à m’arracher le secret le plus sacré de mon cœur.

Je ne sais depuis quand nous étions ensemble, mais madame Selwyn, impatientée apparemment de ma trop longue absence, vint me chercher, et, en ouvrant la porte, elle trouva… mylord Orville à mes genoux. Jugez, monsieur, de ma honte et de mon trouble ! Orville fut déconcerté autant que moi ; il se leva un peu confus, et madame Selwyn se donna le temps de nous regarder l’un après l’autre sans dire mot. Enfin elle adressa la parole au lord : « Avez-vous eu la bonté, lui demanda-t-elle de son ton de sarcasme, d’aider miss Anville à chercher mes livres » ?

« Oui, répondit-il en affectant de plaisanter, et j’espère que nous ne serons plus long-temps à les trouver ».

« Vous êtes trop bon, mylord, et il y auroit de l’indiscrétion à vous faire perdre votre temps » ! Puis, se tournant vers une des croisées, elle y prit les livres qu’elle avoit demandés ; et nous en distribuant à chacun un volume, elle ajouta : « Tenez, de cette manière ma commission nous aura occupés tous trois, et nous ne ressemblerons pas mal aux domestiques du Tambour nocturne ». Elle sortit en nous lançant un regard très-expressif.

J’aurois dû la suivre ; mais mylord Orville me pressa de demeurer encore un instant : il lui restoit, dit-il, quantité de choses intéressantes à me dire.

« Non, mylord, lui répondis-je, je dois vous quitter, je ne suis demeurée, hélas ! que trop long-temps ».

« Regrettez-vous si-tôt les bontés que vous avez eues pour moi » ?

« Mylord, je ne sais plus ce que je fais, je suis tout hors de moi-même ».

« Une heure d’entretien dissipera toutes vos inquiétudes, et me confirmera mon bonheur. Quand puis-je espérer, miss, de vous voir sans témoins ? Serez-vous demain matin à la promenade » ?

« Non, mylord, je ne veux pas m’exposer une seconde fois au reproche d’avoir donné un rendez-vous ».

« Est-ce donc pour M. Macartney seul que vous réservez cette faveur » ?

« M. Macartney est pauvre, et il m’a des obligations, à ce qu’il croit du moins : sans quoi… ».

« La pauvreté, il est vrai, n’est pas un titre que je puis alléguer ; mais, si c’en est un que de vous avoir des obligations, j’ai plus de droits qu’il n’en faut pour vous demander un tête-à-tête ».

« Mylord, il m’est impossible de rester plus long-temps avec vous. Que dira madame Selwyn » ?

« Ne lui ôtez pas le plaisir de faire ses conjectures ; — mais dites-moi, je vous prie, êtes-vous sous sa direction » ?

« Oui, pour le moment ».

« J’ai encore mille questions à vous faire ; mais il en est une sur-tout qui m’intéresse essentiellement. Miss Anville dépend-elle d’elle seule, ou bien existe-t-il quelqu’un dont je dois rechercher le consentement » ?

« Ah, mylord ! j’ignore presque moi-même à qui j’appartiens ».

« Souffrez donc que je hâte l’instant qui doit éclaircir ces doutes, l’instant où vous appartiendrez seule au fidèle Orville ».

Je fis un nouvel effort pour rompre cette conversation, et je sortis pour m’enfermer dans ma chambre. J’étois trop agitée pour rejoindre madame Selwyn. Quelle scène, mon cher monsieur ! l’entrevue qui se prépare pour demain ne sauroit m’affecter davantage. — Être aimée de mylord Orville ; — être honorée du choix d’un cœur tel que le sien, — oh ! ce bonheur est trop grand pour moi : j’en ai pleuré de joie ; j’en ai pleuré à chaudes larmes.

Dans cette heureuse inquiétude, j’attendis l’heure du goûter. Il fallut redescendre ; et, à ma grande satisfaction, je trouvai la salle remplie de monde : on en remarqua moins ma confusion.

On joua jusqu’à l’heure du soupé ; mylord Orville mit ce temps à profit pour m’entretenir en particulier.

Il observa que j’avois les yeux rouges, et il me pressa de lui en dire la raison : quand je lui eus fait l’aveu de ma foiblesse, mes larmes étoient prêtes à couler encore, tant il mit de bonté dans les expressions de sa reconnoissance.

Il voulut aussi savoir si mon voyage ne souffroit point de délai ? Je lui répondis que non, et alors il me demanda la permission de me suivre en ville :

« Qu’osez-vous proposer, mylord » ?

« Oui, je veux que nos liaisons soient connues le plutôt possible ; je dois cette attention à votre délicatesse, et le public verra du moins que vous n’étiez pas faite pour écouter tel et tel soupirant indigne de vous ».

« Ce seroit donc m’exposer de nouveau aux censures de ce même public, si je souscrivois à votre demande ».

« Et n’est-il pas juste que je hâte l’instant heureux où les scrupules, les convenances ne mettront plus d’obstacle à notre union, où il me sera permis d’être à vous pour toujours, de ne plus vous quitter ?

Je passai cet argument sous silence, et mylord Orville me répéta combien il desiroit d’être du voyage.

« Ce que vous exigez, mylord, est absolument impossible, et n’est pas même en mon pouvoir. Le voyage que je vais entreprendre me privera vraisemblablement de la liberté d’agir par mes propres volontés ».

« Je ne comprends pas trop ce que vous voulez dire ».

« Je ne saurois m’expliquer davantage pour le présent ; la tâche d’ailleurs seroit trop pénible ».

« Jusqu’à quand me garderez-vous, miss, cette cruelle réserve ? quand commencerez-vous à m’honorer de la confiance que vous avez daigné me promettre » ?

« Soyez sûr, mylord, que ma réserve n’est point affectée ; mes affaires sont dans une situation des plus embrouillées ; le récit en est long et tragique. — Si cependant, mylord, un court délai vous faisoit de la peine — ».

« Pardonnez, adorable miss Anville, mon impatience ; — vous ne me direz rien de ce que vous souhaiterez me cacher ; — j’attendrai tranquillement votre confidence : — seulement j’espère de votre bonté que vous ne me laisserez pas languir trop long-temps ».

« Je ne prétends pas, mylord, vous cacher mes secrets, il ne s’agit que de reculer cette explication ».

Orville voyant que j’étois résolue à lui refuser la permission de m’accompagner à Londres, me pria de lui accorder celle de m’écrire ; il ajouta qu’il osoit se flatter que j’honorerois ses lettres d’un mot de réponse.

Le souvenir des deux lettres que nous nous étions écrites précédemment décida bientôt ma réponse, elle fut entièrement négative.

« Si je ne craignois point de passer pour présomptueux, je vous avouerois, miss, que je n’ai pu m’imaginer que cette proposition vous déplairoit. Je pensois qu’elle nous aideroit à supporter les maux de l’absence ».

Je fus frappée du ton sérieux de cette réflexion. « Et pouvez-vous prétendre, lui répondis-je, que je sois assez étourdie pour m’exposer à vous écrire une seconde fois ?

« Une seconde fois ! Vous me surprenez ».

« Avez-vous donc oublié si vite la sotte lettre que j’eus l’imprudence de vous envoyer pendant mon dernier séjour à Londres » ?

« Je n’en ai pas la moindre idée ; que veut dire tout ceci » ?

« Il vaut mieux, mylord, laisser là cette matière ».

« Cela est impossible, et je ne serai tranquille qu’après que vous aurez expliqué ce mystère ».

En effet il me pressa tant que je lui rendis un compte fidèle de ce qui s’étoit passé relativement à ces deux lettres. Jugez de mon étonnement, monsieur, quand il m’assura de la manière la plus positive, que loin de m’avoir jamais écrit une ligne, il n’avoit ni vu, ni reçu une lettre de ma part.

Cette étrange découverte nous occupa l’un et l’autre pendant le reste de la soirée. J’ai promis à mylord Orville de lui montrer la lettre qui m’a été adressée en son nom ; elle servira peut-être à lui en faire connoître l’auteur.

Après le souper, la conversation prit un tour général.

N’est-il pas vrai, mon très-cher monsieur, que vous me félicitez de bien bon cœur des aventures de cette heureuse journée ? Je m’en souviendrai toujours avec joie et reconnoissance. Mylord Orville, je le sais, est bien dans votre esprit ; vous avez pris de lui une opinion avantageuse : ainsi j’espère que vous ne désapprouverez point la franchise de la conduite que j’ai tenue avec lui. Je me flatte donc que le choix de votre Évelina obtiendra l’agrément de son meilleur ami ; — c’est l’unique souhait qui lui reste à former.

Je crois, au reste, être à l’abri de tout reproche ; mon alliance avec mylord fait honneur à ceux auxquels j’appartiens ou pourrai appartenir dans la suite.

Adieu, mon cher monsieur ; je vous écrirai dès que je serai arrivée à Londres.




LETTRE LXXVII.


Suite de la lettre d’Évelina.
Clifton, 7 octobre.

Je me suis trompée, mon cher monsieur, en vous annonçant que je ne vous écrirai plus de Clifton ; mon voyage a été différé, et j’ignore jusqu’à quand.

J’ai vu aujourd’hui mylord Orville au déjeûné ; il me pria de lui accorder un moment d’entretien avant mon départ, et il me demanda la permission d’oser venir me joindre au jardin. Je ne lui répondis point ; mais il est possible que mes yeux lui aient dit que je ne désapprouvois pas cette entrevue. Il m’importoit d’avoir des informations plus claires au sujet de la lettre. Je m’éclipsai donc le plutôt possible, et je montai pour faire une courte toilette ; mais, avant que d’arriver dans ma chambre, j’entendis madame Selwyn qui me crioit d’en bas : « Miss Anville, si vous allez à la promenade, je vous accompagnerai ; dites, s’il vous plaît, à Jenny qu’elle m’apporte mon chapeau ».

Pour éviter ce contre-temps, je me glissai, sans être vue, dans l’antichambre, où je me proposois d’attendre tranquillement jusqu’à ce que madame Selwyn eût pris d’autres arrangemens ; mais, ce projet réussit mal, et je fus interrompue par sir Clément Willoughby.

Au moment où cette visite me survint, je tenois à la main la lettre que je voulois montrer à mylord Orville : j’eus la maladresse de la laisser tomber, et sir Clément, plus alerte que moi, s’empressa de la relever ; il alloit me la rendre, quand, par un malheureux hasard, il remarqua la signature ; il se mit à lire tout haut le nom d’Orville.

Piquée de cette indiscrétion, je voulus lui arracher la lettre, mais il eut la hardiesse de me la refuser ; et comme il vit que je la redemandois avec quelque vivacité, il osa me dire : « Bon Dieu ! miss Anville, se peut-il que vous attachiez tant de prix à cette épître » ?

Cette question impertinente ne méritoit point de réponse ; mais sir Clément n’en demeura pas là : il se mit en devoir de serrer la lettre, et alors je lui fis entendre que j’exigeois absolument qu’il me la rendît.

« Vous me direz donc auparavant, reprit-il, si, depuis cette lettre, vous en avez reçu d’autres de la même personne ».

« Non, jamais ».

« Et me promettez-vous aussi, miss, que vous n’en recevrez plus de lui dans la suite ? Ce seul mot, ma chère, et je serai le plus heureux des hommes ».

« Monsieur, il est question que vous me rendiez la lettre ».

« Quoi ! sans lever mes doutes, sans me tirer de l’incertitude cruelle où vous me voyez ? Du moins, je saurai auparavant s’il est bien vrai que l’odieux Orville ne vous a écrit que cette fois ».

« Et quel droit avez-vous de me prescrire des conditions » ?

« Que d’inquiétudes, ma chère, pour cette abominable lettre ! En conscience, vaut-elle la peine que vous vous en chagriniez un instant » ?

« Mais encore, monsieur, elle m’appartient, et je veux, une fois pour toutes… ».

« Je dois donc penser que le contenu mérite tout votre mépris, et qu’elle ne vous intéresse que par le nom de l’auteur ».

« Comment, sir Clément, — vous osez ! — des soupçons » ! —

« De grace, miss, vous rougissez, — vous vous troublez. — Ciel ! seroit-il vrai que mes craintes fussent fondées » ?

« Je ne sais, monsieur, ce que vous prétendez dire ; mais je vous prie instamment de me rendre ma lettre, et de vous modérer un peu ».

« La lettre ! ah ! je vous proteste que vous ne la reverrez plus ; il falloit la brûler le moment même où vous l’avez reçue » ! Et aussi-tôt il la déchira en grinçant les dents.

Je demeurai stupéfaite des excès de ce furieux, et j’étois sur le point de le quitter ; mais il me retint par ma robe. « Non, s’écria-t-il, vous ne vous en irez pas ; je ne suis fou qu’à demi, et vous devez achever votre ouvrage. Mylord Orville connoît-il vos sentimens ? répondez, dites qu’oui, et je promets de vous fuir pour toujours ».

« Au nom du ciel, laissez-moi, sir Clément ; vous me mettez dans la nécessité d’appeler du secours ».

« Oh ! appelez, appelez, cruelle ! il vous faut des témoins de votre triomphe ; qu’ils viennent ! mais vous rassembleriez ici l’univers entier, que je ne vous quitterois pas avant que vous m’ayez répondu. Encore une fois Orville sait-il que vous l’aimez » ?

En tout autre temps, une question aussi brusque m’auroit embarrassée ; mais, dans ce moment-ci, elle m’intimida, et je me contentai de répondre aux extravagances de sir Clément, que, dans la suite, peut-être je pourrois satisfaire sa curiosité, mais que, pour le présent, je le priois de me laisser.

« Il suffit, reprit-il, je vous entends : l’artifice d’Orville l’emporte ; j’ai été la dupe de son sang-froid et de son flegme, et vous l’avez rendu le plus heureux des hommes. — Encore un mot, et je finis. — Vous-a-t-il promis de vous épouser » ?

Le monstre ! cette question insolente me fit rougir d’indignation ; j’eus assez de fierté pour ne pas répondre.

« Je vois clair maintenant, je suis perdu pour toujours ». En prononçant ces paroles, il se frappa le front de la main, et se promena à grands pas et dans une extrême agitation.

Il ne dépendoit plus que de moi de sortir ; mais je n’en eus pas le courage : un mouvement de compassion me retint encore, et c’est dans ce moment que je vis entrer madame Beaumont suivie de Lady Louise et de M. Coverley.

« Excusez, dit la première à sir Clément, si je vous ai fait attendre ; mais… ».

Elle n’eut pas le temps d’achever ; sir Clément, trop confus pour savoir ce qu’il faisoit, prit son chapeau, et décampa brusquement sans dire mot à personne.

Il emporta toute ma pitié ; cependant j’espère et je souhaite de ne pas le revoir de si-tôt. Mais que faut-il, mon cher monsieur, que je pense de ses propos singuliers au sujet de la lettre ? Ne diroit-on pas qu’il en est lui-même l’auteur ? Comment auroit-il su, sans cela, qu’elle est d’un contenu aussi méprisable ? D’ailleurs, hors sir Clément, je ne connois aucun être vivant qui eût pu tirer quelque avantage de cette supercherie. Je me rappelle aussi qu’il passa à ma porte le moment après que j’eus donné mon billet à la servante du logis : apparemment qu’il l’avoit gagnée pour le lui remettre, et me faire parvenir ensuite une réponse de sa façon. Voilà la seule explication que je puisse donner à cette affaire. Oh ! sir Clément, si, par vous-même, vous n’étiez déjà assez malheureux, comment pourrois-je vous pardonner une ruse qui a été pour moi une source de chagrins ?

Son départ subit causa une surprise générale.

« Voilà une conduite des plus extraordinaires », s’écria madame Beaumont.

« En vérité, ajouta lady Louise, je n’ai rien vu de pareil ; — cela est horrible, — cet homme a perdu la tête. — Il m’a tout effrayée » !

Bientôt après, madame Selwyn nous amena mylord Merton. Elle me demanda un almanach ; je n’en avois point à lui offrir : « Qui donc peut m’en donner » ?

M. Coverley. « Ce ne sera pas moi, du moins ; je serois fâché de promener dans ma poche un contrôleur du temps : j’aimerois tout autant passer ma journée devant une pendule ».

Madame Selwyn. « Vous avez raison de ne pas prendre garde au temps ; vous risqueriez qu’il vous reprochât, malgré vous, l’emploi que vous en avez fait ».

M. Coverley. « Ah ! madame, si le temps ne se met pas plus en peine de moi que je ne me soucie de lui, je puis défier pour bien des années la vieillesse et les rides. Qu’on me berne, si je pense jamais qu’au présent ».

Madame Selwyn. « Et qu’avez-vous besoin de me dire cela si souvent » ?

M. Coverley. « Si souvent ? Je vous parle aujourd’hui pour la première fois ; je ne sache pas vous l’avoir dit jamais ».

Madame Selwyn. « Vous le croyez ! et moi je soutiens que vous me l’avez répété cent fois par jour. Vos paroles, vos regards, vos actions, toute votre conduite le prouvent assez ».

Je ne sais si M. Coverley sentit ce trait de satire ; mais il l’avala tranquillement. Madame Selwyn se tourna ensuite vers M. Lovel. Il lui répondit avec l’embarras que je lui remarque aussi souvent qu’elle lui adresse la parole. « Je vous assure, madame, que je n’ai pas la moindre aversion pour les almanachs, j’en ai quatre ou cinq à votre service ».

Madame Selwyn. « Oui-dà ! la collection est forte ; et m’est-il permis de savoir ce que vous en faites » ?

M. Lovel. « N’en faut-il pas pour savoir la date ? je ne la retiens jamais.

Madame Selwyn. « Dans quelle heureuse indifférence vous vivez ? Ne pas savoir distinguer un jour de l’autre » !

M. Lovel. « Parbleu, je fais comme tant d’autres.

Madame Selwyn. « Ne vous fâchez pas, monsieur ; ce n’est qu’une petite digression. Je vouloir savoir seulement si nous avons pleine lune, car je suppose qu’elle influe sur les têtes de notre maison ; elles me semblent un peu dérangées ce matin. D’abord j’ai entendu dire à mylord Orville que des occupations importantes l’empêchoient de sortir, et depuis une demi-heure je le vois qui rode seul dans le jardin. J’avois prié miss Anville de m’accompagner à la promenade ; je la cherche dans toute la maison, et à la fin je la trouve assise dans l’antichambre les bras croisés. Il n’y a qu’un moment que sir Clément Willoughby me dit avec sa politesse ordinaire, qu’il venoit passer la matinée avec nous, et je le rencontre sur l’escalier, comme s’il étoit poursuivi par les furies ; je veux lui parler, mais il ne me répond pas, et sans faire la moindre excuse, il se sauve aussi promptement qu’un voleur qui a le guet à ses trousses ».

Madame Beaumont. « Je vous proteste que je ne comprends rien non plus à ce sir Clément. Une telle grossiéreté de la part d’un homme de condition me passe ».

Lady Louise. « Il ne m’a pas mieux traitée. J’allois lui demander de quoi il s’agissoit, il s’est enfui comme un éclair. J’en suis tout étourdie, tout effrayée. Je suis sûre que j’en suis pâle. Ne le trouvez-vous pas, mylord Merton » ?

M. Lovel. « Le teint des lys vous va à merveille, madame, et les roses en doivent rougir de dépit ».

Madame Selwyn. « Par exemple, je serois curieuse de savoir comment vous vous y prenez pour faire rougir les roses ».

M. Coverley. « En effet, cette façon de rougir a besoin d’une petite explication ».

Mylord Merton. « Oh ! pour vous, Jack, vous ne devez pas vous en mêler lorsqu’on parle de rougir, c’est un sujet où vous êtes novice ».

Madame Selwyn. « Si c’est d’après l’expérience que vous parlez, mylord, vous êtes sans contredit plus en état que personne d’approfondir la matière ».

Mylord Merton. « De grace, madame, tenez-vous-en à Coverley ; c’est-là votre homme : vous savez que je n’aime pas pérorer ».

Madame Selwyn. « Fi donc ! mylord, un sénateur, un membre de la première assemblée du royaume, négliger l’art oratoire » !

M. Lovel. « L’étude et l’application n’est pas absolument ce qu’on exige dans la chambre haute ; c’est une besogne qu’on nous laisse à nous autres communes ; et si ce n’étoit par respect pour un lord, pour un de mes supérieurs, j’oserois ajouter que c’est chez nous aussi qu’on trouve les meilleurs orateurs ».

Madame Selwyn. « Découverte admirable, monsieur Lovel ! mais sans votre remarque et l’aveu de mylord Merton, j’aurois cru qu’un pair du royaume et un habile logicien étoient des termes synonymes ».

Mylord Merton esquiva la réponse par une pirouette, et il demanda à lady Louise s’il lui plaisoit de prendre l’air avant de dîner ?

« En vérité, reprit-elle, je n’en sais rien moi-même. La chaleur me fait peur, et d’ailleurs je ne suis pas des mieux ; j’ai les nerfs si foibles, la moindre chose les démonte. La brutalité de sir Clément m’a totalement dérangée, je m’en ressentirai long-temps. — Ma santé est bien chétive, n’est-il pas vrai, mylord » ?

Mylord Merton. « Votre constitution est délicate ; mais aussi, qui voudroit d’une amazone » ?

M. Lovel. « J’ai l’honneur d’être entièrement de votre avis, mylord, et je me suis senti en tout temps une antipathie insurmontable pour ces femmes qui se distinguent, soit par la force de leur esprit, soit par une constitution robuste ». (Ces paroles furent accompagnées d’un coup d’œil malin lancé à madame Selwyn.)

M. Coverley. « Vous avez raison, messieurs, et j’aimerois tout autant une figure de bois qu’une logicienne ».

Mylord Merton. « Tout homme de bon sens sera d’accord avec vous. Une femme a-t-elle besoin de quelque chose de plus pour se faire aimer, que la beauté et un bon caractère ? Toute autre qualité est déplacée chez elles, et je les dispense, sur ma foi, de jamais prononcer un mot raisonnable ».

Madame Selwyn. « Vous connoissez sans doute, messieurs, une ancienne règle, qui conseille aux hommes de ne jamais s’engager avec une femme qui leur est supérieure en jugement et en connoissances. Or, d’après ce principe, on auroit de la peine peut-être à vous satisfaire, tous tant que vous êtes ; je ne vois qu’une seule ressource pour vous, et c’est, si je ne me trompe, l’hôpital des fous de Swift ».

Combien d’ennemis cette dame ne s’attire-t-elle pas par son goût démesuré pour la satire ! Mylord Merton lui répondit par quelques coups de sifflets, M. Coverley fredonna un air, et M. Lovel, après s’être mordu les lèvres, ne put s’empêcher de dire : « Que si madame Selwyn n’étoit pas d’un sexe à qui l’on doit des ménagemens, il seroit tenté d’avouer que son extrême sévérité devient par fois un peu grossière ».

Un domestique annonça une visite à lady Louise, cérémonial qu’elle exige scrupuleusement ; je saisis cette occasion pour me glisser hors de la chambre ; et n’osant plus aller au jardin après les propos que j’avois entendu tenir à madame Selwyn, je me rendis droit à la salle des visites.

On y conduisit bientôt après M. Macartney, qui étoit venu demander mylord Orville ; il se réjouit beaucoup de me trouver seule, et il m’avoua qu’il ne s’étoit servi de ce prétexte que pour se procurer un moment de conversation avec moi.

Je m’informai d’abord s’il avoit vu son père ?

« Oui, madame, et je me crois obligé de vous rendre compte de notre entrevue.

» Il n’a fait aucune difficulté de me reconnoître, dès qu’il a eu lu la lettre de ma mère ».

« Grand Dieu ! quel rapport entre votre situation et la mienne ! Et vous a-t-il reçu avec bonté » ?

« Je ne devois guère m’en flatter, après l’accident malheureux qui m’a chassé de Paris ».

« Et sa fille, l’avez-vous vue aussi » ?

« Non, madame, cette consolation m’a été refusée ».

« Et par quelle raison, je vous prie » ?

« Peut être étoit-ce par prudence, — peut-être aussi par un reste de ressentiment que mon père conserve encore de l’offense qu’il a reçue. J’ai demandé la seule permission de me présenter à sa fille en qualité de frère, d’oser l’appeler du tendre nom de sœur ; mais je n’ai pu obtenir cette satisfaction. Vous n’avez point de sœur m’a dit sir John, vous devez oublier qu’elle est au monde : ordre bien dur, bien difficile à suivre ».

« Non, vous avez une sœur, c’est moi qui vous en réponds, m’écriai-je avec une émotion que je n’eus pas la force de contenir ; une sœur qui prend le plus vif intérêt à tout ce qui vous regarde, et à qui il ne manque que les occasions pour vous prouver son amitié et son estime ».

« Que veut dire ceci, madame ? expliquez-vous, je vous supplie ».

« Mon véritable nom n’est pas Anville ; sir John Belmont est mon père, — il est le vôtre, — et je suis votre sœur. Voyez si nous ne nous devons point une tendresse mutuelle. Les liens de l’amitié ne sont pas les seuls qui nous unissent, ceux du sang nous rapprochent de plus près. Déjà je sens pour vous toute l’affection d’une sœur, — peut-être la sentois-je déjà avant que je susse que je vous appartenois. Mais, mon frère, mon cher frère, vous ne me répondez pas ! balanceriez-vous à me reconnoître ? En vérité, je ne reviens point de ma surprise ; tout ce que j’entends me paroît un songe.

» Quoi ! je vous retrouve, mon frère, et vous ne voudriez pas… ».

Il saisit ma main que je lui tendois. « Ah ! laissez-moi plutôt vous demander s’il est possible que vous daigniez m’avouer ; moi, cet inconnu, cet infortuné, qui ne connoissois d’autre ressource que votre générosité, moi qui n’ai été sauvé du précipice que par vos bienfaits ! Oh ! madame, pouvez-vous sans rougir consentir à reconnoître ce même homme pour frère » ?

« Cessez, cessez ce langage ; est-ce ainsi que vous devez parler à une sœur ? n’avons-nous pas des obligations mutuelles à remplir ? et ne me permettriez-vous point d’espérer de votre part tous les services que vous seriez en état de me rendre ? — Mais, avant tout, dites-moi ; où avez-vous laissé notre père » ?

« Il est ici aux eaux depuis hier matin ».

J’aurois poussé plus loin ces informations, si mylord Orville n’étoit pas survenu. Il fut un peu surpris de me trouver tête-à-tête avec M. Macartney, et il se seroit retiré sans doute, si je ne l’avois pressé d’entrer.

Nous nous regardâmes tous sans rien dire, et je crois que chacun de nous fut un peu décontenancé. M. Macartney rompit enfin le silence, et fit ses excuses à mylord Orville de la liberté qu’il avoit prise de se servir de son nom. Le lord reçut ce compliment assez froidement ; et n’ayant pas jugé à propos d’y répondre, M. Macartney prit congé de nous.

Dès qu’il fut loin, mylord Orville entra en conversation : « N’ai-je pas abrégé la visite de M. Macartney » ?

« Point du tout, mylord ».

« Je m’étois flatté de rencontrer miss Anville dans le jardin, — mais j’ignorois qu’elle eût d’autres engagemens ».

Avant que j’eusse le temps de répondre, un domestique vint m’avertir que la chaise de poste étoit prête, et que madame Selwyn m’attendoit. Je lui fis dire que j’irois la joindre dans l’instant, et effectivement je voulus sortir ; mais mylord Orville m’arrêta avec vivacité. « Est-ce ainsi, miss Anville, que vous me quittez » ?

« Que puis-je y faire, mylord ? peut-être une occasion plus favorable. — Non, madame, ceci en est trop, malgré tout le flegme de ma philosophie. Et où trouverai-je cette belle occasion que vous me faites espérer ? La chaise n’est-elle pas à la porte ? n’êtes-vous pas sur votre départ ? ai-je pu savoir seulement où vous comptez vous rendre » ?

« Tranquillisez-vous, mylord, mon voyage sera différé ; M. Macartney m’a annoncé des nouvelles qui le rendent maintenant inutile ».

« M. Macartney paroît avoir beaucoup de pouvoir sur votre esprit ; mais, si je ne me trompe, il est bien jeune pour être votre conseiller ».

« Est-il possible, mylord, que M. Macartney puisse vous donner le moindre ombrage » ?

« Je reconnois et j’admire, très-chère miss Anville, la pureté de vos sentimens. Votre cœur est au-dessus de tout ce qui s’appelle artifice ; il ne connoît pas même les soupçons. Ce seroit vous faire injustice, ce seroit me la faire à moi-même, que de douter un instant de cette bonté qui vous a captivé pour jamais mon estime. — Et, malgré cela, me pardonnerez-vous si j’avoue que je suis un peu surpris, — peut-être même alarmé de ces fréquentes visites d’un jeune homme de l’âge de M. Macartney » ?

« Mylord, il est aisé de me justifier ; ce M. Macartney est mon frère ».

« Votre frère ! vous m’étonnez ! Et par quelle singulière idée faites-vous un mystère de sa parenté » ?

Madame Selwyn entra dans le même moment. « Ah ! vous voilà, s’écria-t-elle ; mylord a-t-il la complaisance de prêter la main aux préparatifs du voyage, — ou plutôt vous aide-t-il à le retarder » ?

« Je serois heureux, madame, reprit le lord, si un tel retard ne dépendoit que de moi ».

Je fis part ensuite à madame Selwyn du message que m’avoit apporté M. Macartney ; aussi-tôt on décommanda la voiture, et je suivis madame Selwyn dans sa chambre, où nous tînmes conseil sur le parti qu’il nous restoit à prendre. Peu de minutes suffirent pour décider mon amie ; elle se mit à écrire le billet suivant :

À sir John Belmont, baronnet.

« Madame Selwyn présente ses devoirs à sir John Belmont, et lui demande dans la matinée un moment d’entretien sur une affaire de très-grande importance ».

Elle ordonna à son domestique de rendre ce billet à son adresse ; après quoi elle alla trouver madame Beaumont pour l’informer que notre voyage avoit été différé.

La réponse de sir Belmont ne tarda pas à nous être rendue ; la visite de madame Selwyn fut acceptée dans la matinée même.

Elle auroit désiré que je la suivisse immédiatement, mais je la suppliai de m’épargner le trouble d’une entrevue aussi peu ménagée, et de m’en préparer auparavant les voies. Elle n’y consentit qu’à regret, et se décida enfin à partir seule, accompagnée de son domestique.

Son absence ne fut pas de deux heures, mais ce temps me dura un siècle ; mille conjectures, mille craintes roulèrent dans mon esprit. J’étois restée seule dans ma chambre ; l’inquiétude où j’étois ne me permit de voir personne, pas même mylord Orville.

Dès que j’apperçus madame Selwyn de ma fenêtre, je volai à sa rencontre dans le jardin ; elle me conduisit dans un des berceaux.

Le mécontentement que je démêlai dans sa physionomie, ne me présagea rien de favorable du succès de sa commission. Son silence augmenta encore mes appréhensions, et je lui demandai d’une voix tremblante, si j’osois me flatter d’avoir retrouvé un père.

« Hélas ! non, ma chère », me répondit-elle brusquement.

« Eh bien ! madame, repris-je assez tranquillement, partons sans délai : — vous me conduirez à Berry-Hill ; là, du moins, je serai sûre de trouver un père qui me recevra ».

Lorsque nous fûmes revenues un peu de notre consternation, madame Selwyn consentit à me rendre compte de son entrevue ; et quoiqu’elle ait mis dans ce récit toute la vivacité que vous lui connoissez, j’essaierai pourtant, monsieur, de vous en rapporter les détails mot à mot.

J’ai trouvé, me dit-elle, sir John seul dans sa chambre ; il m’a reçue avec toute la politesse possible. Je n’ai pas balancé un instant de lui annoncer le motif de ma visite ; mais il n’en fut pas plutôt instruit, qu’il me demanda d’un air arrogant, si j’avois pu prendre sur moi de réchauffer cette ancienne et ridicule histoire.

Je lui fis sentir que le mot ridicule n’étoit point ici à sa place, et qu’il devoit choquer tous ceux qui sont au fait des circonstances horribles de cette ancienne histoire, dont il parloit avec tant de légèreté. « Les actions, ajoutai-je, que je prétends vous rappeler, monsieur, seroient dignes de figurer dans le caractère atroce d’un Néron et d’un Caligula ». Il essaya plusieurs fois de tourner mes insinuations en plaisanterie ; mais je poursuivis à lui représenter, avec toute la fermeté possible, l’énormité de son crime : mes reproches le piquèrent au vif, et il s’écria avec autant de vivacité que d’impatience :

« Arrêtez, madame, je n’ai besoin des conseils de personne, dans l’affaire dont il s’agit. — Réparez donc vos torts, repris-je, vous en avez le pouvoir. Votre fille n’est pas loin d’ici, elle demeure à Clifton ; faites-la venir ; avouez à la face de l’univers la légitimité de sa naissance, et justifiez ainsi la réputation d’une épouse trop long-temps outragée. — Madame, m’a-t-il répliqué, vous vous trompez si vous soupçonnez que j’aie attendu l’honneur de votre visite pour m’acquitter de la réparation que je devois au souvenir de cette dame infortunée ; son enfant a été l’objet de mes soins depuis sa plus tendre enfance ; je l’ai recueillie dans ma maison, elle porte mon nom, et elle sera mon unique héritière ». Ce récit me parut pendant un moment trop absurde pour mériter une attention sérieuse, mais sir Belmont m’assura très-fortement que c’étoit à moi à qui on en avoit imposé, puisque la femme même qui avoit soigné lady Belmont dans sa dernière maladie avoit conduit sa fille à Londres, et la lui avoit remise, avant qu’elle eût atteint l’âge d’un an. « Dans ce temps-là, continua-t-il, je n’étois guère disposé à confirmer le bruit qui s’étoit répandu de mon mariage ; je fis donc partir ma fille pour la France, et je lui donnai pour surveillante la femme qui me l’avoit amenée. Lorsque cette enfant fut parvenue à un âge plus avancé, je l’ai fait entrer dans un couvent, où elle a reçu une éducation convenable à son état ; je viens de la retirer, et elle vit actuellement dans ma maison, où elle jouit du titre et des droits d’un enfant légitime. De cette manière je crois avoir payé à la mémoire de sa mère le tribut qui lui étoit dû ; je pense qu’il m’a coûté assez cher ». Ce récit avoit tout l’air d’une fable, et je ne me fis aucun scrupule de dire à sir Belmont que je n’en croyois pas le mot. Il tira la sonnette pour demander son perruquier, et me fit ses excuses de ce qu’il étoit obligé de me quitter ; mais il m’invita de reprendre ma visite demain matin, qu’alors il se proposoit de me faire faire la connoissance de miss Belmont, au lieu de me donner la peine de la lui présenter. Je me suis levée très-indignée contre lui, et me suis retirée en lui annonçant que je ne manquerois pas de rendre sa conduite aussi publique qu’elle est déshonorante.

Tels furent les détails que me rapporta madame Selwyn. Jugez, monsieur, quelle impression ils firent sur moi ! Je n’y comprends absolument rien. Quoi ! cette miss Belmont que j’ai vue à Bristol passe pour être la fille de mon infortunée mère ; elle tient la place qui est due à votre Evelina ! Qui peut-elle être, et sur quoi prétend on fonder une pareille imposture !

Madame Selwyn ayant terminé cet entretien, m’abandonna à mes réflexions. Vous sentez bien, monsieur, qu’elles ne furent pas des plus gaies. J’avois écouté avec constance un récit qui n’étoit que trop propre à m’affliger ; dès que je fus laissée à moi-même, l’idée d’être rejetée avec tant de dureté se présenta à mon esprit dans toute sa force.

Je demeurai dans cette situation mélancolique, quand tout-à-coup la voix de mylord Orville vint me tirer de ma rêverie : « M’est-il permis d’entrer, dit-il, sans interrompre miss Anville » ? Je ne m’y opposai pas, et il, prit une chaise à côté de moi.

« Je crains, miss, reprit-il, que vous ne m’accusiez d’être importun ; mais j’ai tant de choses à vous dire, tant de choses à apprendre de vous, et si peu d’occasions de vous voir seule, que vous ne devez ni être surprise, ni vous offenser de l’empressement avec lequel je mets tous les momens à profit. Vous êtes sérieuse, miss, ajouta-t-il en prenant ma main ; regretteriez-vous d’avoir différé votre voyage ? J’espère que non, et j’ose me flatter, que ce qui est pour moi une source de joie, ne sauroit vous faire de la peine. — Mais qu’avez-vous donc ? vous êtes si pensive ; y a-t-il quelque chose qui vous afflige ? Que ne suis-je en état de vous consoler ? — puissé-je être digne de partager vos chagrins » !

J’étois trop émue pour ne pas être sensible à l’honnêteté de ce procédé ; je ne pus répondre au lord que par mes larmes : « Juste ciel ! s’écria-t-il, vous m’inquiétez ; de grace, ma très-chère amie, ne me cachez pas plus long-temps les motifs de vos chagrins ; — souffrez que je vous aide à les supporter. Rassurez-moi, je vous supplie ; dites-moi du moins que vous ne m’avez point retiré votre estime ; — que vous ne regrettez point les bontés que vous avez eues pour moi ; — que je suis toujours à vos yeux le même Orville, à qui vous avez permis de vous offrir l’hommage de son cœur ».

« Mylord, répondis-je, votre générosité m’accable ». Je pleurois comme un enfant. Les espérances qui me restoient du côté de mon père étant totalement renversées, je sentis plus que jamais combien l’attachement du lord étoit désintéressé, et cette réflexion fut un nouveau poids pour mon cœur.

« Mylord, ajoutai-je dès que je fus capable de parler, vous ne savez pas sur qui votre choix est tombé ! Orpheline depuis mon enfance, je ne dépends que des bontés d’un ami qui a bien voulu prendre soin de ma misère ; c’est à sa pitié que je dois jusqu’à la subsistance. Je suis rejetée, désavouée par ceux à qui j’appartiens le plus près. Ah ! mylord, dans ces circonstances, puis-je mériter la distinction dont vous m’honorez ! Non, non, je sens trop douloureusement la distance immense qui nous sépare. Vous devez m’abandonner à mon malheureux sort ; — je dois rentrer dans l’obscurité, — j’irai retrouver mon ami, mon meilleur, mon unique ami, et je verserai dans son sein tous mes chagrins. — Vous, mylord, vous placerez mieux… ».

Je n’eus pas la force d’achever ; mon cœur frémit de l’arrêt que j’allois prononcer contre moi, et ma bouche s’y refusa.

« Non, jamais, s’écria mylord Orville avec chaleur ; mon cœur vous appartient, et je vous jure un attachement éternel. Après ce que vous m’avez dit, madame, je dois m’attendre au récit le plus affligeant des cruautés qu’on vous a fait souffrir, j’y suis préparé ; mais je suis convaincu d’avance que, quelles que soient vos disgraces, vous n’en avez mérité aucune. Oui, miss Anville, vos malheurs vous rendent plus chère à mon cœur. Puis-je savoir où je trouverai cet ami généreux, dont vous m’avez enseigné à respecter les vertus ; je volerai vers lui, je lui demanderai son consentement à notre union, et des liens indissolubles joindront désormais nos destinées : mon unique étude sera de vous faire oublier vos maux passés, et de vous venger de l’injustice du sort ».

Je me proposois de répondre au lord, quand j’apperçus madame Selwyn, qui vraisemblablement avoit écouté une grande partie de notre conversation. « Oui, ma chère, me dit-elle, toujours ce goût champêtre ; je croyois que depuis long-temps vous aviez quitté cette retraite solitaire, et je vous ai cherchée dans toute la maison. — Mais je comprends maintenant ; le moyen le plus sûr de vous trouver, c’est de s’informer de mylord Orville. Que je ne trouble pas au reste vos méditations ; vous composiez sans doute quelque pastorale ». Et après nous avoir tenu ce propos piquant, elle se retira.

Je voulus sortir du berceau, mais mylord Orville me prévint ; « Permettez, me dit-il, que j’aille suivre moi-même madame Selwyn ; il est temps de mettre fin à ses conjectures, je lui parlerai à cœur ouvert, si vous y consentez ». Je ne m’y opposai point, et il me quitta. Pour moi, je retournai dans ma chambre, et j’y restai jusqu’à l’heure du dîné. Après le repas, madame Selwyn me demanda un moment d’entretien. Dès que nous fûmes seules, elle me présenta une chaise, et me pria de m’asseoir, en m’appelant Milady.

Je la suppliai de m’épargner.

« La pauvre petite innocente ! reprit-elle ; vous ne me comprenez donc pas ? Mon intention n’est que de vous familiariser avec votre nouveau titre ; il doit en effet vous paroître neuf, et vous pourriez vous y méprendre ».

Après qu’elle eut joui assez long-temps de ma confusion, et donné pleine carrière à ses plaisanteries, elle me félicita très-sérieusement sur l’attachement du lord, et m’informa qu’il lui avoit témoigné le desir le plus sincère de voir notre mariage s’accomplir au plutôt. Elle lui a raconté toute l’histoire de ma vie, et loin de s’en rebuter, il n’en a montré qu’un plus grand empressement à hâter notre union, sans attendre le résultat de nos démarches auprès de ma famille. « À présent, continua madame Selwyn, je vous conseille, ma chère, de l’épouser sur-le-champ ; rien de plus précaire que le succès de nos négociations avec sir Belmont ; et d’ailleurs, il ne faut pas trop se fier aux jeunes gens de l’âge de mylord Orville : dans des affaires de cette importance, on ne doit pas leur laisser le temps de réfléchir ».

« Quoi ! madame, vous voudriez que j’usasse de surprise » ?

« Vous ferez tout ce qu’il vous plaira ; heureusement qu’il y a, de part et d’autre, un peu de Don-Quichotisme, sans quoi vos délais pourroient tourner à votre plus grand désavantage ! Mylord Orville m’a paru aussi romanesque, que s’il fût né et élevé à Berry-Hill ».

Elle me proposa ensuite un expédient dont elle se promet beaucoup d’effet, c’est que je l’accompagne dans la visite qu’elle doit faire demain matin à mon père.

L’idée seule de cette entrevue me fit trembler, mais madame Selwyn m’en représenta la nécessité absolue ; elle est d’avis qu’il convient de pousser cette malheureuse affaire avec vigueur, ou d’y renoncer entièrement. La force de ses raisons m’entraîna, et je me crus obligée de souscrire à sa volonté.

Vers le soir nous avons fait un tour de promenade dans le jardin ; mylord Orville ne me quitta pas plus que mon ombre ; il me dit qu’enfin on l’avoit mis au fait des détails que je lui ai cachés jusqu’ici ; qu’il étoit bien aise d’être tiré d’une incertitude qui l’avoit beaucoup tourmenté, mais qu’il n’en étoit pas moins inquiet pour mon repos. Je l’informai aussi du plan que madame Selwyn a projeté pour demain matin, et je lui avouai combien j’en redoutois l’exécution. Il me pressa de lui abandonner la conduite de cette affaire, et me proposa de nous unir avant cette entrevue.

Je fus sensible à cette nouvelle preuve de sa générosité, mais je lui fis remarque que je m’en rapporterai là-dessus entièrement à votre avis, monsieur ; que d’ailleurs j’étois bien sûre qu’avant de prendre des engagemens aussi solemnels, vous me conseillerez d’attendre l’issue d’une affaire qui ne sauroit plus demeurer long-temps incertaine ; que cette précaution me paroissoit nécessaire jusqu’à ce que je susse de l’autorité de qui je dois proprement dépendre dans la suite. Le reste de notre conversation roula entièrement sur cette redoutable entrevue et sur les craintes qu’elle m’inspire ; elle a été depuis le sujet de toutes mes pensées.

J’approche donc de ce moment si long-temps attendu, si long-temps desiré, de ce moment terrible où il me sera permis de me jeter aux pieds d’un père ; titre auguste et sacré que je ne prononce qu’en tremblant. Je brûle de connoître ce père, je languis de l’aimer. Ô ciel ! prête-moi ton appui dans ce moment de crise !




LETTRE LXXVIII.


Suite de la lettre d’Évelina.
9 octobre.

L’extrême agitation dans laquelle j’ai passé la journée d’hier, ne m’a point permis de vous écrire, monsieur, aussi-tôt que je l’aurois voulu ; mais aujourd’hui que mes esprits sont un peu calmés, je n’ai rien de plus pressé que de rendre compte au meilleur de mes amis des événemens de ce jour à jamais mémorable.

Madame Selwyn résolut de ne pas se faire annoncer. « Sir John, me dit-elle, frappé de l’idée des reproches auxquels il s’attend de ma part, pourroit décliner une seconde conférence : ainsi nous n’avons rien de mieux à faire que de le surprendre. L’essentiel est qu’il vous voie ; n’importe si ce sera pour vous rendre justice ou non ».

Nous partîmes de bonne heure dans le carrosse de madame Beaumont, Mylord Orville nous y conduisit, et me quitta, en m’exhortant dans les termes les plus affectueux à prendre courage.

Mon trouble ne fit qu’augmenter pendant la route : mais comment vous exprimerai-je tout ce que je souffris au moment où la voiture s’arrêta ! ce seul instant fut plus terrible que le reste de l’entrevue. Je crois qu’on m’a portée dans la maison, du moins je n’ai jamais pu me rappeler comment j’y suis entrée ; tout ce que je sais, c’est qu’on nous introduisit dans une salle basse.

J’eus la foiblesse de demander à madame Selwyn la permission de me retirer ; je l’assurai que j’étois absolument hors d’état de supporter pour le moment cette entrevue redoutable.

« Non, me répondit-elle, vous devez rester avec moi ; un nouveau délai ne serviroit qu’à augmenter vos craintes, et le choc que vous avez soutenu est trop rude pour que je puisse consentir à vous y exposer une seconde fois ». Puis elle se fit annoncer.

On vint nous rapporter que sir Belmont avoit été obligé de sortir pour des affaires indispensables, mais qu’il seroit incessamment de retour. Je me sentois fort mal, et madame Selwyn craignoit un évanouissement : elle eut la précaution d’ouvrir une chambre voisine, et me conseilla d’y demeurer jusqu’à ce que je fusse un peu remise, qu’en attendant elle prépareroit tout pour ma réception.

Ce délai me fut agréable, et j’acceptai avec joie la proposition de madame Selwyn. Elle n’eut pas plutôt fermé la porte sur moi, que j’entendis du bruit sur l’escalier ; des ordres donnés aux domestiques m’annoncèrent l’arrivée de sir Belmont : c’étoit pour la première fois que la voix d’un père frappoit mes oreilles ; j’en fus émue plus que je ne pourrois vous le dire.

Je puis vous rendre, monsieur, fidèlement son entretien avec madame Selwyn. Sir Belmont débuta par quelques excuses. « Je suis d’autant plus fâché, lui dit-il, de vous avoir fait attendre, qu’un engagement m’appelle ailleurs ; si cependant vous aviez des ordres à me donner, je serai charmé de vous revoir dans une autre occasion.

« Je suis venue, monsieur, dans l’intention de vous présenter votre fille ».

« Je vous remercie, madame, de cette peine, mais dans ce moment même j’ai eu la satisfaction de déjeûner avec elle. Votre très-humble, madame ».

« Quoi donc, monsieur, vous refusez de la voir » ?

Je vous suis infiniment redevable du desir que vous avez d’augmenter ma famille ; mais vous m’excuserez aussi si je ne profite pas de vos bons offices. Je suis déjà pourvu d’une fille ; elle a des droits à ma tendresse et à mon bien ; il n’y a pas trois jours que j’ai eu le plaisir de faire la découverte d’un fils ; et qui sait à la longue combien d’enfans on se propose de me mettre encore sur les bras ? mais à dire vrai, je compte m’en tenir au cercle actuel de ma famille, il me suffit très-fort.

« Eussiez-vous des enfans par centaines, celui dont lady Belmont est la mère mérite une distinction particulière, et loin de fuir sa vue, vous devriez remercier le ciel de retrouver encore l’occasion de réparer en quelque façon vos torts. C’est la moindre justice que vous pouvez rendre à la mémoire d’une épouse outragée, que d’avouer sa fille ».

« C’est à regret, madame, que j’entre en discussion sur cette matière ; mais j’en parlerai puisque vous m’y forcez. Sachez donc qu’à l’heure qu’il est je suis à l’abri de tout reproche ; j’ai reconnu ma faute, je l’ai réparée ; en un mot, j’ai fait tout ce que j’ai dû pour venger la mémoire d’une épouse infortunée. J’ai pris soin de l’éducation de sa fille, je l’ai adoptée pour mon héritière légitime ; si vous pouvez, madame, m’indiquer des moyens plus efficaces pour m’acquitter de ma dette, et pour justifier la réputation de feu lady Belmont, faites-moi la grace de m’en instruire, et je les mettrai volontiers en usage, quelque choquans qu’ils puissent être d’ailleurs pour mon caractère ».

« Tout ce récit est fort beau en apparence ; mais j’avoue que je n’y comprends rien, et qu’il surpasse ma conception. En tout cas, je ne vois pas ce qui peut vous empêcher de consentir à voir cette jeune demoiselle ».

« Je ne m’y oppose pas non plus ».

« Paroissez donc, ma chère, s’écria-t-elle en ouvrant la porte, venez et montrez-vous aux yeux de votre père. À ces mots elle me retira toute tremblante de la chambre où j’étois restée cachée. Je voulus lui faire résistante, mais sir Belmont fut le premier à s’avancer vers moi, et je me trouvai en sa présence sans presque le savoir ».

Quel moment pour Evelina ! — Je poussai un cri involontaire, et en couvrant mon visage des deux mains, je tombai à terre sans connoissance.

Mon père m’avoit regardée attentivement, et il s’écria d’une voix à peine intelligible : « Grand Dieu ! ma Caroline est-elle encore en vie » !

Madame Selwyn lui répondit ; mais je n’ai pas compris ce qu’elle disoit. Sir Belmont m’adressa la parole après un moment de silence : Relève-toi, et ne crains pas ma vue : — lève la tête, ô toi, l’image vivante de mon infortunée Caroline » !

Affectée au-delà de toute expression, je me soulevai et j’embrassai ses genoux : « Oui, oui, s’écria-t-il après m’avoir fixée d’un œil sévère, je vois que tu es sa fille : — elle vit, — elle respire en toi, — je la vois devant moi, — Oh ! que n’est-elle réellement encore en vie » ! Ensuite il me repoussa avec un regard égaré, et il ajouta : « Retire-toi, retire-toi ; ôtez-la, madame, de devant mes yeux, je ne saurois soutenir sa vue ». Et en même temps il s’arracha d’entre mes bras, et se précipita hors de la chambre.

Effrayée et tremblante, je n’eus pas le courage de l’arrêter ; mais madame Selwyn le suivit et le retint par le bras : « Laissez-moi, lui dit-il, et prenez soin de ce pauvre enfant ; — dites-lui que je ne suis point un barbare, — dites-lui que dans ce moment je mourrois de mille morts pour elle : — mais ma raison s’égare, je ne saurois la voir davantage ». Il remonta l’escalier dans une espèce de frénésie.

N’avois-je pas raison, monsieur, de redouter cette terrible entrevue ? Ne devois-je pas prévoir qu’elle seroit également pénible et douloureuse pour mon père et pour moi ? Madame Selwyn voulut retourner d’abord à Clifton, mais je la priai d’attendre un moment, puisqu’il seroit possible que mon père, revenu de sa première émotion, m’admît encore en sa présence. Je n’eus point cette consolation ; sir Belmont nous envoya un domestique pour s’informer comment je me trouvois ; il fit dire aussi à madame Selwyn, qu’il se sentoit fort incommodé, mais qu’il espéroit avoir l’honneur de la revoir le lendemain : on convint que ce seroit à dix heures, après quoi nous remontâmes en voiture. Je quittai la maison avec un cœur oppressé ; ces paroles affligeantes, je ne saurois la voir davantage, restèrent gravées profondément dans mon esprit.

La vue de mylord Orville, qui vint nous prendre à la portière, dissipa un peu ma tristesse. Cependant je n’eus pas assez de force pour l’instruire de ce qui s’étoit passé : je priai madame Selwyn de se charger de cette tâche, et je me retirai dans ma chambre.

J’y eus un entretien avec la bonne madame Clinton sur la situation actuelle de mes affaires, et il lui vint une idée qui sembloit expliquer tout d’un coup le cruel abandon auquel j’ai été condamnée.

Elle me dit que la femme qui a soigné ma mère dans sa dernière maladie, m’a servi de nourrice dans les quatre premiers mois de ma vie ; qu’ayant été congédiée ensuite, elle quitta Berry-Hill avec sa fille qui n’étoit mon aînée que de six mois. Madame Clinton se souvient que sa retraite subite parut extraordinaire à tout le voisinage ; mais comme on n’entendit plus parler de cette femme, on l’oublia peu à peu.

Madame Selwyn fut frappée de cette découverte ; elle convint avec madame Clinton qu’il se pourroit aisément que mon père ait été trompé, et que la nourrice ait substitué son propre enfant à ma place.

Le nom que j’ai porté depuis, le secret qui a été gardé sur mes affaires de famille, la retraite dans laquelle j’ai vécu, toutes ces circonstances conspiroient à favoriser cette imposture, quelque hardie qu’elle ait été d’ailleurs ; en un mot, ce soupçon ne fut pas plutôt conçu, qu’il trouva pleine croyance.

Madame Selwyn fut d’avis qu’il ne falloit point perdre de temps pour approfondir cette conjecture ; et d’abord après le dîner elle retourna chez sir Belmont, accompagnée de madame Clinton. J’attendis dans ma chambre le résultat de cette nouvelle démarche : voici, monsieur, ce que j’en ai appris.

Madame Selwyn trouva mon père dans la plus grande agitation. Elle a commencé par le mettre au fait des motifs qui l’ont engagée à reprendre si-tôt sa visite ; elle lui a parlé ensuite de ses soupçons contre la femme qui a prétendu lui remettre la fille de feu lady Belmont. À ces mots il l’a interrompue avec vivacité : il a dit que, revenu de sa première altération, et frappé de mon extrême ressemblance avec sa défunte épouse, l’idée d’une supercherie s’étoit d’abord présentée à son esprit ; qu’en conséquence il avoit fait appeler cette femme, et qu’il venoit de l’examiner sévèrement ; qu’elle avoit pâli et paru excessivement embarrassée, en protestant pourtant toujours qu’elle étoit innocente, et que l’enfant qu’elle lui avoit remis étoit effectivement celui de feu lady Belmont. Mon père a ajouté que cet événement le jetoit dans le plus grand accablement ; que de tout temps il avoit été surpris de trouver à sa fille si peu de ressemblance avec ses parens ; mais que n’ayant jamais soupçonné la bonne-foi de la nourrice, il ne s’étoit point arrêté à cette circonstance.

Madame Selwyn demanda qu’on fît revenir cette femme : on l’interrogea avec autant de subtilité que de sévérité ; sa confusion fut manifeste, et elle se coupa plusieurs fois dans ses réponses ; mais elle n’en persista pas moins à soutenir qu’elle n’étoit coupable d’aucune fourberie.

« La chose est facile à vérifier, a dit alors madame Selwyn ; qu’on fasse monter madame Clinton ». À ce nom, la pauvre malheureuse a changé de visage et cherché à se sauver ; mais on l’en a empêchée, et voyant que ses défaites devenoient inutiles, elle s’est jetée à genoux pour demander pardon, et a tout avoué.

Vous vous remettez sans doute, mon cher monsieur, la femme Green, ma première nourrice ; c’est elle-même qui a tramé cette indigne menée. Le plan en fut formé d’après une conversation qu’elle a épiée, et dans laquelle ma mère vous recommanda l’éducation de son enfant, et vous pria sur-tout, dans le cas qu’elle accouchât d’une fille, de lui vouer un soin particulier, et de ne pas la perdre trop tôt de vue. Vous en donnâtes votre parole, et de plus, vous promîtes à ma mère de vous retirer avec votre élève à la campagne, si le père la redemandoit avec instance. La Green pensa à tirer parti de cette découverte ; elle ne put résister à la tentation d’approprier à sa jeune fille une fortune dont elle voyoit qu’on faisoit si peu de cas pour moi. Elle suivit cette idée, et ce qui lui avoit paru d’abord un souhait passager, devint bientôt un projet auquel elle travailla sérieusement. Elle avoit perdu son mari, et sa fille étoit actuellement l’unique objet de ses soins : le séjour de mon père lui étoit connu, elle rassembla de quoi fournir aux frais du voyage, et, après avoir répandu dans le voisinage qu’elle alloit s’établir dans le Devonshire, elle partit pour l’exécution de son dessein.

Madame Selwyn lui a demandé entre autres, comment elle avoit osé risquer une entreprise aussi hardie. Elle a répondu ingénument qu’elle n’avoit pas eu de mauvaises intentions, et qu’elle avoit pensé que cette imposture ne faisoit du tort à personne : elle avoit cru que ce seroit dommage de laisser échapper la fortune destinée à l’héritière légitime, sans qu’une autre en profitât.

Son projet lui réussit à merveille, et en effet, tout semble l’avoir favorisé ; mon père n’avoit point de correspondance à Berry-Hill ; l’enfant fut envoyé bientôt après en France, où il a été élevé dans la retraite, tandis que de mon côté mon état est demeuré caché ; il n’y a qu’un heureux hasard qui ait pu découvrir cette intrigue compliquée.

Je m’arrête ici un moment pour faire une observation qui m’a été de la plus grande consolation. Ce n’est donc ni par insensibilité ni par rigueur que j’ai été négligée par mon père ; je ne dois ce malheur qu’à une odieuse imposture qu’il n’a pu prévoir ; et dans le même instant où je me croyois condamnée au plus profond oubli, il étoit dans l’idée que sa fille avoit part à toutes ses bontés.

Sir John Belmont convient que la lettre que lady Howard lui écrivit, il y a quelque temps, l’embarrassa beaucoup ; il en fit d’abord lecture à la Green, et celle-ci avoue que c’est le plus rude choc qu’elle ait eu à soutenir dans cette affaire ; cependant elle fut assez rusée et assez hardie pour avancer que lady Howard devoit avoir été trompée elle-même. Elle a eu la précaution de faire accroire à mon père, depuis le commencement de cette intrigue, qu’elle avoit enlevé l’enfant à votre insu, monsieur : ainsi, la nouvelle de l’apparition d’une seconde fille de sir Belmont à Berry-Hill, devoit naturellement lui inspirer des soupçons ; le mal est, qu’ils aient été dirigés contre ceux qui ne les méritoient pas ; de-là aussi, la réponse laconique qui a été adressée à lady Howard.

La Green a avoué encore, que depuis le moment où le voyage de la famille en Angleterre a été décidé, elle s’est crue perdue ; qu’il ne lui étoit resté alors d’autre ressource que de pourvoir au plutôt à l’établissement de sa fille ; que, dans cette vue, elle avoit favorisé les assiduités de M. Macartney, persuadée que ce parti, peu proportionné aux espérances de miss Belmont, ne seroit que trop avantageux à sa fille, après qu’on auroit dévoilé le mystère de sa naissance.

J’ai voulu savoir si cette jeune personne est déjà instruite de la révolution dont elle est menacée. Madame Selwyn m’a dit que, jusqu’ici, on avoit encore gardé le secret sur cette découverte ; que même on n’avoit pas encore pris le moindre arrangement à son égard. Pauvre malheureuse ! que son sort est dur ! Je lui dois toute mon amitié, et je la traiterai toujours en sœur.

Enfin, j’ai demandé à madame Selwyn si je n’aurois point la satisfaction de voir mon père. Elle m’a pleinement rassurée : « Seulement, m’a-t-elle dit, sir Belmont ne se sent pas encore assez fort pour soutenir votre vue ; mais toutes ces difficultés disparoîtront, et peut-être seroient-elles levées déjà, si cette Green ne nous eût occupés toute la journée ».

Madame Selwyn a repris dès ce matin le fil de ses négociations. J’attends son retour avec impatience ; mais, comme je ne doute pas que vous ne soyez impatient de recevoir de mes nouvelles, je ferai partir ma lettre telle qu’elle est ; son contenu ne manquera pas de vous paroître intéressant.




LETTRE LXXIX.


Continuation de la lettre d’Évelina.
9 novembre.

Depuis quelque temps, mon cher monsieur, votre Evelina passe sa vie dans un tourbillon perpétuel ; chaque jour devient plus intéressant, et chaque événement en prépare un autre.

Madame Selwyn, après son retour à Clifton, est entrée ce matin brusquement dans ma chambre : « Préparez-vous, ma chère, m’a-t-elle dit, à une terrible nouvelle » !

« Eh ! bon Dieu, qu’est-il donc arrivé » ?

« Armez-vous de toute la philosophie de Berry Hill ; — appelez à votre secours tout le courage et toute la résignation dont vous êtes capable, et sachez que la semaine prochaine on vous marie avec mylord Orville ».

Cette nouvelle inattendue me jeta dans la plus grande consternation ; j’osois à peine la croire, et dans mon étonnement je m’écriai : « Ô ciel ! que dites-vous là, madame » ?

« Effectivement il y a de quoi s’effrayer : devenir à la fois comtesse, et épouser l’homme qu’on adore, — cela est terrible » !

Je la suppliai de m’épargner les railleries, et de me parler sérieusement. Elle consentit à m’informer de tout ce qui s’étoit passé ; mais je ne fus point quitte de ses plaisanteries.

Mon pauvre père, m’a-t-elle dit, est toujours dans une extrême agitation. Il s’est expliqué avec la plus grande franchise ; le sort de ses deux filles l’inquiette également ; il craint de revoir celle qu’il a retrouvée, et il tremble d’annoncer à l’autre la nouvelle terrassante de sa disgrace. Madame Selwyn a jugé à propos de le mettre au fait de mes relations avec mylord Orville ; cette découverte l’a rempli de joie ; il consent à tout, il approuve même l’empressement du lord, et il verra volontiers que notre mariage se fasse le plutôt possible. Sir Belmont, continua madame Selwyn, a payé ma confidence d’un parfait retour ; il m’a raconté l’histoire des amours de M. Macartney, et, après bien des pour-parlers, nous sommes convenus qu’il falloit songer à se défaire de ces deux filles au plutôt. « Ainsi, mademoiselle, si vous êtes curieuse de faire parade du nom de miss Belmont, vous n’avez point de temps à perdre, car dans huit jours d’ici il n’en sera plus question ».

« Dans huit jours ! — Mais, madame, ce plan me paroît singulier ! — sans me consulter, — sans demander l’avis de M. Villars, — sans vous assurer même de l’agrément de mylord Orville » !

« Toutes ces difficultés sont levées ; — car d’abord on ne se met pas en peine de vous ; nous savons déjà qu’une jeune fille ne donne jamais sa main et son cœur que malgré elle, — en apparence, s’entend : — nous sommes sûrs d’ailleurs de M. Villars ; il est trop de vos amis pour s’opposer à votre bonheur ; — et quant à mylord Orville, on y a pourvu aussi, puisqu’il est du secret ».

« Lui, madame ! vous m’étonnez » !

« Oui, sans doute, il en est ; car dès que j’ai vu que nos délibérations prenoient une tournure favorable aux vœux de ce gentilhomme, j’ai persuadé à sir John de le faire appeler ».

« Quelle idée, madame » !

« Sir John goûta mon avis, et dépêcha un de ses domestiques. J’eus soin de prévenir le messager, qu’au cas que mylord Orville ne se trouvât point dans la maison, il falloit le chercher dans le grand berceau du jardin. — Cela vous fait rougir, ma chère. — Eh bien ! mylord Orville arriva sur-le-champ ; je l’ai présenté à votre père, et nous avons pris conseil ensemble ».

« J’en suis bien fâchée ; que pensera mylord Orville d’une pareille précipitation » ?

« Tranquillisez-vous là-dessus, ma chère, et fiez-vous-en au bon sens de mylord Orville. Tout a été mûrement discuté point par point. Votre mariage se fera sans éclat, puis vous irez dans une des terres de votre futur. Miss Green et votre frère qui n’ont point de chez eux, se fixeront en attendant dans une maison de campagne de sir Belmont ».

« Mais pourquoi cette grande hâte, chère dame ? ne pouvoit-on pas nous laisser un peu plus de temps » ?

« Je pourrois vous en alléguer mille bonnes raisons ; mais deux ou trois suffiront, je pense, pour vous convaincre, en dépit de toute la logique de votre coquetterie. D’abord, vous conviendrez que vous ne serez pas fâchée de quitter la maison de madame Beaumont, et dans ce cas vous en reste-t-il d’autre à choisir que celle de mylord Orville » ?

« Sans doute j’avois un asyle, lors même que j’étois orpheline : aujourd’hui que je suis avouée par mon père, je dois manquer de ressources moins que jamais ».

« Votre père voudroit épargner, autant qu’il est possible, la réputation de l’infortunée qui a tenu jusqu’ici votre place : ces ménagemens seroient difficiles, si on la renvoyoit d’abord ; et, si l’on vous faisoit entrer immédiatement dans la jouissance de vos droits, ce seroit le moyen de découvrir toute l’intrigue aux yeux du public, et la pauvre fille ne passeroit plus que pour une bâtarde de madame Green, autrefois blanchisseuse et nourrice à Berry Hill. Il est juste de prévenir cet inconvénient, d’autant plus que M. Macartney ne seroit pas trop flatté d’une pareille généalogie ; nous lui connoissons, vous et moi, une bonne dose d’orgueil et d’amour-propre ».

« Pour tout au monde, je ne voudrois pas être la cause de la perte de cette fille ; mais, en attendant, madame, ne pourrois-je pas retourner à Berry-Hill » ?

« Cela ne se peut pas ; nous ne demandons pas mieux que de prévenir un éclat, et d’épargner toute mortification à la jeune Green ; mais il est juste, d’un autre côté, que vous paroissiez dorénavant sous le nom de la fille de sir John Belmont. D’ailleurs, entre nous, je soupçonne que cette extrême délicatesse n’est pas absolument désintéressée ; et s’il ne tient qu’à cela, je puis vous dire que le double mariage que nous avons résolu lève toutes les difficultés. Sir John se charge de votre fortune ; vous pouvez compter sur une dot de 30,000 livres sterlings payables sans délai ; il vous équipera et vous établira sous le nom d’Évelina Belmont. En même temps, M. Macartney épousera miss Polly Green. — Sir John ne sera censé avoir marié qu’une seule fille : ainsi le public ignorera la révolution qu’aura subie celle qui a tenu jusqu’ici la place de l’héritière légitime ».

Il fallut me rendre à ces raisons, sinon par conviction, du moins par complaisance. Je m’informai encore, si je n’obtiendrois point la permission de revoir mon père, ou si je devois croire que j’étois bannie pour toujours de sa présence ?

« Ma chère, m’a répondu madame Selwyn, votre père ne vous connoît pas ; il suppose que vous n’avez été élevée que pour le détester, et il vous craint plus qu’il ne vous aime ».

Cette réponse m’a vivement alarmée ; j’ai témoigné à madame Selwyn combien je desirois de détruire cette prévention, et de mériter son affection par une obéissance vraiment filiale : j’ajoutai que puisqu’il ne demandoit pas à me voir, j’étois fort embarrassée pour en trouver le moyen.

Ce soir nous avons eu assemblée chez nous ; dès que les parties de jeu furent formées, mylord Orville m’entretint en particulier, et employa toute son éloquence pour me réconcilier avec le plan précipité qu’on se propose de suivre. Jugez, monsieur, de ma surprise, lorsqu’il m’apprit que tout étoit arrangé pour mardi prochain, et que mon père lui-même avoit fixé ce jour pour être le plus important de ma vie.

« Quoi ! mardi, m’écriai-je presque hors d’haleine : oh ! mylord ». —

« Oui, ma chère Évelina, ce jour est destiné à me rendre le plus heureux des mortels, et il vous paroîtra sans doute toujours solemnel, dût-il être différé d’une année entière. Madame Selwyn vous aura informée des motifs qui nous ont engagés l’avancer ; joignez à ces raisons mon propre empressement, et vous serez, j’espère, assez généreuse pour ne pas vous opposer à rendre mon bonheur parfait ».

« Je ne prétends pas, mylord, m’opposer à la volonté de mes amis ; je suis même sensible à la confiance que vous me témoignez ; mais, avouez vous même que cette singulière précipitation a de quoi me choquer. J’aurai à peine le temps de recevoir des lettres de Berry-Hill, et pour tout au monde je ne voudrois point terminer une affaire de cette importance sans l’agrément du digne M. Villars ».

Il s’est offert d’aller lui-même à Berry-Hill pour vous rendre ses devoirs, et c’est moi seule qui l’en ai empêché, en l’assurant que je vous avois déjà écrit. Il m’a proposé ensuite, qu’au lieu de nous rendre d’abord dans le Lincolnshire, nous irions passer un mois avec vous. J’ai saisi cette idée avec plaisir, et je n’ai point déguisé à mon amant combien il m’obligeoit par cette complaisance. — Enfin, monsieur, il a fallu me rendre à ses instances, et tout ce que j’ai pu obtenir, c’est que notre mariage sera différé jusqu’à jeudi. Mylord Orville s’est chargé de faire consentir mon père à ce court délai ; je l’ai prié en même temps de lui parler de l’extrême désir que j’ai de le revoir : il m’a promis d’employer tout son crédit pour me procurer une seconde entrevue.

Il voulut parler ensuite de douaire et de contrat ; mais je l’assurai que ces termes m’étoient absolument étrangers.

Maintenant, mon cher monsieur, me sera-t-il permis de demander ce que vous pensez de tous ces arrangemens ? N’êtes-vous pas d’avis qu’on s’est trop hâté ? Je regrette presque la facilité avec laquelle j’ai donné mon consentement : mais, pour peu que vous y trouviez à redire, j’insisterai sur un nouveau délai.

Je me propose d’écrire incessamment à mes amis de Howard-Grove et à madame Duval, pour leur rendre un compte détaillé de l’état actuel de mes affaires ; c’est une attention que je leur dois.

Adieu, mon très-cher et très honoré monsieur ; tout dépend à présent de votre décision : je l’attends en tremblant ; mais je vous promets de m’y soumettre aveuglément.




LETTRE LXXX.


Suite de la lettre d’Évelina.
11 novembre.

Mylord Orville nous quitta hier d’abord après le déjeûné, dans le dessein de s’acquitter des commissions dont je l’avois chargé pour mon père.

Pendant son absence, madame Beaumont nous proposa un tour de promenade dans le jardin. Madame Selwyn s’excusa sur des lettres qu’elle avoit à écrire, mais lady Louise voulut être de la partie.

Les attentions qu’elle eut pour moi au déjeûné m’avoient déjà fait soupçonner que son frère l’avoit mise dans sa confidence ; et la conduite qu’elle a tenue depuis étoit propre à me confirmer dans cette idée, car, au lieu de me laisser passer lorsque je voulus me retirer de la chambre, elle me rappela, et me dit d’un ton de surprise affecté : « Miss Anville, ne serez-vous pas des nôtres » ?

Il y a de la petitesse dans ce changement subit : aussi ne puis-je m’empêcher d’y répondre avec une espèce de mépris ; je déclinai son invitation avec autant de froideur qu’elle m’en a montré jusqu’ici. Mais comme je remarquai que mon refus la faisoit rougir, je devins moins fière ; j’aurois été fâchée de faire de la peine à la sœur de mylord Orville. J’acceptai donc la promenade, d’autant plus que madame Beaumont m’en fit la proposition une seconde fois.

Nous nous sommes honnêtement ennuyées toutes trois : madame Beaumont, qui ne parle pas beaucoup, fut encore plus tranquille que de coutume ; lady Louise fit des efforts perpétuels pour mettre de côté l’air de contrainte et de hauteur qui lui est naturel ; et moi-même je connoissois trop bien les motifs auxquels je devois attribuer ses politesses, pour en tirer la moindre vanité.

Mylord Orville fut bientôt de retour ; sa présence ramena la gaîté et la bonne humeur parmi nous : « Voilà justement, nous dit-il, l’occasion que je cherchois. Permettez, miss, que j’aie l’honneur de vous faire connoître sous votre véritable nom, à deux de mes plus proches parentes. Madame Beaumont, je vous présente la fille de sir John Belmont ; jeune dame à qui, j’en suis sûr, vous aurez déjà accordé votre estime et votre admiration, avant que de savoir de quelle condition elle étoit ».

« Mylord, répondit madame Beaumont, en me saluant fort obligeamment, le rang de cette jeune dame, — son mérite, — votre recommandation — sont autant de titres, dont un seul suffiroit pour lui attirer mon estime, et je me flatte que, pendant son séjour chez moi, elle aura été traitée avec tous les égards qui lui sont dûs. J’y aurois cependant regardé de plus près encore, si j’avois eu l’avantage de connoître sa famille plutôt ».

« La naissance, reprit mylord Orville, n’ajoute rien aux vertus de miss Belmont ; elle feroit honneur au rang le plus élevé. — Ma sœur, continua-t-il, je suis sûr que vous serez bien aise de vous assurer une part dans son amitié ; quelques jours encore, et j’aurai la satisfaction de vous présenter miss Belmont sous un autre nom et sous un autre titre ». Il baisa ma main, et la mit dans celle de lady Louise. Je rougis aussi bien qu’elle, et nous fûmes embarrassées l’une et l’autre ; elle, sans doute, du souvenir des traitemens peu honnêtes qu’elle m’avoit fait essuyer ; et moi, de la manière inattendue dont mes liaisons avec son frère lui furent annoncées. Au reste, elle me reçut fort poliment, et me dit en souriant, « qu’elle s’estimeroit heureuse de cultiver ma connoissance ».

Je répondis à ce compliment par une simple révérence, et nous continuâmes notre promenade. Il est clair que mylord Orville avoit déjà prévenu ces dames ; je le soupçonne du moins par le peu de sensation que produisit sur elles cette grande nouvelle.

D’autres personnes vinrent nous joindre, et mylord Orville m’informa alors du succès de sa visite. On a pris jour pour jeudi, comme je l’avois demandé. Mon père, m’a-t-il dit, a été infiniment sensible aux marques de ma tendresse, il m’a comblée de bénédictions et a consenti à me voir, en ajoutant qu’il se feroit un plaisir de prévenir tous mes souhaits. Mylord Orville me conseilla de lui rendre mes devoirs dans la soirée même, et il me fit entendre que je ferais bien de ne point admettre madame Selwyn à notre entrevue.

Je reçus cette bonne nouvelle avec un plaisir mêlé de crainte ; l’idée de revoir mon père m’affecta, et m’occupa tout le reste de la journée ; j’attendis avec impatience le moment de mon départ.

Madame Beaumont me prêta son carrosse ; et mylord Orville me demanda instamment la permission de m’accompagner : « Vous risquez, me dit-il, de choquer madame Selwyn, si vous y allez seule, au lieu qu’elle n’aura rien à dire si nous partons ensemble. Nous en serons quittes pour quelques mauvaises plaisanteries, mais il vaut mieux la laisser rire que de nous exposer à lui déplaire ».

En effet, je n’eus pas lieu de me repentir de ma complaisance ; la conversation du lord me fut d’une grande ressource, et le temps me dura si peu, que nous nous vîmes au bout de notre course lorsque je la crus à peine commencée.

Dès que nous fûmes descendus de voiture, M. Macartney vint à notre rencontre et nous conduisit dans une salle : « Ah ! mon cher frère, m’écriai-je, que je suis heureuse de vous trouver ici » !

Il me remercia tendrement. Mylord Orville lui tendit la main, et lui dit : « M. Macartney, j’espère que nous nous connoîtrons mieux, je me promets beaucoup de satisfaction de votre amitié ».

M. Macartney. « Mylord, vous me faites trop d’honneur ».

« Mais, où est ma sœur ? car je l’appellerai et la regarderai toujours comme telle ; — je crains qu’elle n’évite ma rencontre : — je vous charge, mon cher frère, de la prévenir en ma faveur et de m’assurer sa tendresse ».

M. Macartney. « Vous êtes la bonté même ; mais je vous supplie de l’excuser pour le moment, elle n’auroit pas la force de vous voir ; peut-être dans peu… ».

Mylord Orville. « Oui, dans très-peu de temps j’espère que vous nous la présenterez, et que nous aurons le plaisir de vous féliciter. Je dis nous ; et vous le voulez bien, ma chère Évelina. Monsieur et madame Macartney seront les premiers hôtes qui logeront chez nous ; nous y comptons, monsieur, votre sœur et moi ».

Un domestique vint m’avertir que mon père m’attendoit dans sa chambre.

Je priai mylord Orville de m’y suivre ; mais sa délicatesse l’en empêcha, puisque mon père avoit demandé expressément de me voir seule. Il se contenta de m’accompagner jusqu’au haut de l’escalier, et m’exhorta de son mieux à prendre courage : ses efforts furent inutiles, je me représentois vivement ce que cette entrevue avoit de terrible ; et, dans cet instant auguste, je ne connoissois d’autre sentiment que celui de la crainte.

Enfin, je fus introduite ; mon père m’accueillit avec bonté. « Est-ce vous, ma fille » ? me dit-il.

Je volai vers lui, et me jetai à ses pieds. « Oui, je la suis, monsieur ; je suis votre fille : heureuse que vous vouliez la reconnoître ». Il tomba lui même à genoux, et me serra tendrement dans ses bras. « Te reconnoître ! oui, mon enfant, volontiers ; mais Dieu sait avec quel mélange de plaisir et de douleur je m’acquitte de ce devoir ». Nous nous levâmes tous deux, et nous passâmes dans un cabinet voisin qu’il ferma à clef. Puis il m’approcha d’une fenêtre, et, après m’avoir considérée avec une inquiétude des plus attendrissantes, il s’écria :

« Oh ! ma pauvre Caroline » ! et à ces mots il versa un torrent de larmes. Faut-il vous dire, monsieur, que ce spectacle fit couler les miennes en abondance ?

Je voulus de nouveau embrasser ses genoux, mais il me retint, et s’étant jeté sur un sofa, il y demeura dans une attitude qui marquoit le plus profond accablement.

Je respectois trop sa douleur pour penser à l’interrompre ; je me tins à l’écart, et j’attendis en silence qu’il se fût remis. Mais tout-à-coup il entra dans une espèce de fureur ; il se leva en sursaut, et s’écria d’un ton qui me fit trembler : « Eh bien ! ma fille, as-tu assez humilié ton père ? — Si cette preuve de ma foiblesse te suffit, sors, et ne me tourmente plus par ta présence ».

Un ordre aussi sévère et aussi inattendu me frappa comme la foudre ; je restai immobile et muette, incertaine si j’avois bien entendu.

« Sors, te dis-je, reprit-il avec emportement ; retire-toi, du moins par pitié : laisse-moi, si je dois conserver l’usage de ma raison, — laisse-moi pour toujours ».

« J’obéis », lui répondis-je toute tremblante, et je pris aussi-tôt le chemin de la porte ; mais, avant que de l’atteindre, je me retournai par un mouvement involontaire, et je tombai à genoux. « Ne refusez pas, monsieur, votre bénédiction à votre fille ; c’est la seule grace qu’elle implore : accordez-la-lui, et sa vue ne vous sera plus à charge ».

« Hélas ! je suis indigne de te bénir ; — indigne de te nommer ma fille, — indigne de voir le jour. — Ô Dieu ! que ne puis-je rappeler le passé, me mettre à l’époque de ta naissance, — ou du moins que ne puis-je anéantir un souvenir si cruel » !

« Plût au ciel que ma présence vous fût moins odieuse, qu’au lieu d’irriter vos chagrins, elle pût les adoucir ! Ah ! monsieur, avec quelle gratitude je vous prouverois mon attachement, même aux dépens de ma vie ».

« Sont-ce là tes sentiment ? viens, mon Évelina, lève-toi, c’est à moi de tomber à genoux. Oui, on me verroit à genoux, — ramper comme un ver, — me rouler dans la poussière, si par cette humiliation je pouvois expier ma faute, obtenir par ta bouche le pardon d’une épouse que j’ai outragée » !

« Ah ! monsieur, lisez mieux dans mon cœur : — Ah ! si vous y voyiez toute l’étendue de ma tendresse filiale, tout l’intérêt que je prends à vos peines, vous m’épargneriez ces discours déchirans, — vous ne me menaceriez plus de me bannir de votre présence, de me retirer votre amour ».

« Se peut-il, mon enfant, que tu ne me haïsses point ? La fille de l’infortunée Caroline peut-elle me voir sans me détester ? n’es-tu pas née pour m’avoir en exécration ; élevée pour me maudire, ta mère ne t’a-t-elle pas laissé sa bénédiction, à condition que tu m’aurois en horreur » ?

« Non, non, jugez mieux d’elle, jugez mieux de moi-même ». Je tirai alors de mon portefeuille la lettre de ma mère, et, après l’avoir pressée de mes lèvres, je la présentai à sir Belmont.

Il me l’arracha avidement : « Donne, c’est son écriture ; — d’où vient cette lettre ? — de qui la tiens-tu ? — pourquoi ne l’ai-je pas reçue plutôt » ?

Je ne répondis point à ces questions ; leur impétuosité m’intimida, et je continuai à garder la posture respectueuse que j’avois prise.

Il s’approcha d’une des croisées, où il demeura sans parler, les yeux fixés sur l’adresse de la lettre : il trembloit comme une feuille ensuite il revint vers moi ; » Ouvre-la, dit-il, car je ne puis ».

À peine avois-je moi-même assez de force pour lui obéir. Je rompis cependant le cachet ; il reprit la lettre, et comme s’il n’avoit osé la lire, il se promena à grands pas dans la chambre : « Sais-tu ce qu’elle contient, me demanda-t-il » ?

Non, monsieur ; elle n’a jamais été ouverte ».

Il se prépara enfin à la lire, et après l’avoir parcourue rapidement, il leva les yeux vers le ciel, la lettre lui tomba des mains, et il s’écria : « Oui, ma Caroline, tu triomphes dans le séjour des saints, — tu seras heureuse pendant toute l’éternité, — et moi je suis perdu pour toujours » ! Il se tut un instant, puis, succombant tout-à-coup à son désespoir, il se jeta par terre en s’écriant : « Malheureux que je suis, indigne de vivre et de voir lumière ! dans quel cachot irai-je me cacher » !

Il me fut impossible de me retenir plus long-temps, j’allai vers lui, et n’osant parler encore, j’employai mes larmes et mes caresses pour soulager sa douleur. Il se releva et reprit la lettre : « Tu veux que je te reconnoisse, chère Caroline ! oui, tu seras satisfaite, dût-il m’en coûter la dernière goutte de mon sang. Oh ! que n’es-tu témoin des horreurs dont mon ame est déchirée ! tous les tourmens de la terre ne sont rien au prix de cette lettre » !…

Il la relut encore : « Évelina, me dit-il, elle me charge de te recevoir ; veux-tu m’aider à remplir sa volonté ? as-tu la force d’avouer pour père le bourreau de ta mère » ?

Quelle terrible question ! j’en ai frémi.

« Je dois rétablir sa réputation, et avouer sa fille ; c’est à ces conditions qu’elle a signé mon pardon. — J’ai déjà fait tout ce qui dépendoit de moi pour justifier son honneur aux yeux du monde entier ; et avec qu’elle joie ne voudrois-je pas ouvrir mes bras à sa fille, — la presser sur mon cœur, chercher dans sa tendresse mon repos et ma consolation : mais j’en suis indigne, je le sais, hélas ! j’ai mérité mes chagrins par mes crimes ».

J’essayai plusieurs fois de l’interrompre, mais ce fut en vain, la douleur m’avoit ôté l’usage de la parole.

Ses yeux étoient toujours fixés sur la lettre ; il s’arrêta sur-tout à ces mots : Mon enfant, ne ressemble point à ta mère. Il les répéta haut en s’écriant : « Quelle amertume il y a dans ces paroles ! — Viens ici, mon Évelina, que je te regarde encore ! Ah ! juste ciel ! vit-on jamais une ressemblance plus frappante ! — voilà ses yeux, sa bouche, — ses traits. Oh ! mon enfant, mon enfant » ! — Peignez-vous, monsieur, — car j’essaierais en vain de rendre ce tableau, — peignez-vous mon saisissement, quand je vis mon père tomber à genoux devant moi. « Ô toi, me dit-il, l’image de ta mère que j’ai assassinée, vois ton père à tes pieds ; — vois jusqu’où il s’abaisse pour te prier de lui épargner ta haine. Parle-moi au nom de l’épouse que j’ai perdue ; — que j’apprenne par ta bouche qu’elle ne dédaigne pas entièrement les remords affreux auxquels je suis en proie ». —

« Ah ! mon père, dans quelle situation vous me réduisez ? levez-vous ; — de grace ! levez-vous ; — ne renversez pas l’ordre de la nature, levez-vous ; c’est moi qui demande à genoux votre bénédiction ».

« Que le ciel te bénisse, ma fille ; je n’ose le faire moi-même ». Il m’embrassa tendrement, en ajoutant : « Ta douceur m’enchante ; j’avois tort de te craindre ; tes sentimens ne laisseroient rien à desirer au meilleur des pères ; je tâcherai d’accoutumer mes yeux à te voir avec moins de répugnance. Peut-être un temps viendra, où je goûterai toute la consolation que je devrois ressentir d’avoir une telle fille ; — mais pour le moment je dois être seul ; j’ai besoin d’être laissé à mes réflexions ; elles sont terribles, et je ne veux pas que tu les partages avec moi. — Adieu, mon enfant, ne t’inquiète point : — je ne saurois rester avec toi, Évelina ; ta physionomie est un poignard pour mon cœur, — chacun de tes regards me rappelle ta mère ».

Ses larmes et ses soupirs l’empêchèrent d’en dire davantage ; il s’arracha d’entre mes bras, et il alloit sortir, mais je le retins de toutes mes forces : « Ah ! monsieur, pensez-vous déjà à me quitter ? — Suis-je redevenue orpheline ? — Oh ! mon cher père ; ne m’abandonnez pas, je vous en conjure ; prenez pitié de votre fille, et ne la privez pas d’un père dont l’amour lui est si nécessaire».

« Tu ne sais ce que tu me demandes, mon enfant les secousses que mon ame éprouve dans cet instant sont trop fortes pour être supportées plus long-temps, il faut que je te quitte. Ne t’imagine pas que c’est par dureté, j’en suis bien éloigné, sois en sûre, et prends bonne opinion de moi. — Mylord Orville s’est conduit généreusement envers toi, — j’espère que tu seras heureuse avec lui. Dieu te bénisse, mon Évelina ! — aime-moi, si tu le peux, — ou du moins ne me hais pas ; tâche de me conserver une dans ton cœur, et n’oublie point que je suis ton père ».

Je ne vous parle pas, monsieur, de mon émotion ; elle ne pouvoit guère aller plus loin. Mon père m’embrassa de nouveau, me donna sa bénédiction, et se précipita hors de la chambre sans que je pusse le retenir ; il me laissa noyée dans mes larmes.

Vous, monsieur, qui avez tant de bontés pour votre Évelina, vous comprendrez aisément combien j’ai souffert dans cette entrevue. Je prie le ciel de mettre une prompte fin aux remords qui accablent mon père, et de rendre la paix à son cœur.

Dès que je fus dans une assiette un peu plus tranquille, j’allai rejoindre mylord Orville, qui m’attendoit avec une extrême impatience. Je fus témoin d’une nouvelle scène attendrissante ; M. Macartney m’informa que mon amant venoit de régler le sort de l’infortunée qui, jusqu’ici, avoit passé pour la fille de sir Belmont. Il veut qu’elle continue à être regardée comme ma sœur, et qu’en cette qualité elle conserve ses droit à la succession future de mon père, quoiqu’à la rigueur et selon les loix, elle n’y soit nullement autorisée.

Ô mylord Orville ! — l’unique étude de ma vie sera de te prouver, mieux que par des paroles, combien je reconnois toute l’étendue de ta générosité et la noblesse de tes sentimens.




LETTRE LXXXI.


Continuation de la lettre d’Évelina.
Clifton-Hill, 12 novembre.

Voici, monsieur, la copie d’une lettre qui m’a été rendue ce matin de la part de sir Clément Willoughby.

À miss Anville.

« J’apprends dans ce moment la nouvelle de votre prochain mariage avec mylord Orville. On me dit même que tous les préparatifs en sont déjà faits.

» Ne me croyez pas assez imbécille pour oser prétendre à renverser ce projet. Non, je n’en ai pas la folie. Mon intention n’est que d’expliquer les véritables circonstances d’un événement assez singulier qui peut vous avoir inspiré des soupçons que je serois bien aise de dissiper.

» La conduite inconsidérée que j’ai tenue dans notre dernière entrevue, vous aura déjà fait deviner que je suis l’auteur de la lettre dont il étoit question. Pour ne vous laisser rien ignorer à ce sujet, j’aurai l’honneur de vous avouer que celle que vous avez adressée ci-devant à mylord Orville, tomba par hasard entre mes mains.

» Jamais passion n’égala celle dont j’ai brûlé pour vous ; la violence de mon amour suffiroit pour me servir d’excuse ; mais je ne veux point m’en tenir à une simple défaite, il faut une justification plus complète pour une action, qui, au premier coup-d’œil, semble désavantageuse à mon honneur.

» Il fut un temps où mylord Orville, — ce même Orville, que vous allez rendre le plus heureux des mortels, m’avoit donné à entendre qu’il ne vous aimoit point, — et ce qui est bien plus, — qu’il étoit loin de rendre justice à votre mérite.

» Telle étoit l’idée que j’avois prise de ses sentimens, lorsque j’eus l’occasion d’intercepter la lettre que vous lui aviez destinée. Je ne prétends pas faire l’apologie des moyens que j’ai mis en usage pour me la procurer, ni pallier la liberté que je me suis permise d’en rompre le cachet ; — je n’écoutois que mon excessive curiosité, il m’importoit de savoir dans quels termes vous étiez avec lui.

» Cependant la lettre fut entièrement inintelligible pour moi ; son contenu ne fit qu’augmenter mon embarras.

» Je n’étois pas homme à rester tranquillement dans l’incertitude, et je résolus d’éclaircir mes doutes, à tout hasard ; je pris donc le parti de vous faire réponse au nom de mylord Orville.

» Je ne veux point vous déguiser les motifs qui m’ont décidé, quoique je prévoie que, par cet aveu, j’achèverai d’encourir votre disgrace.

» En un mot, je supprimai votre lettre, pour ne pas donner à mylord Orville une nouvelle preuve de vos talens ; et je vous écrivis dans un style qui me paroissoit propre à vous faire perdre le goût de cette correspondance.

» Je prévois tous les commentaires qu’on pourra faire sur ce texte. Mylord Orville se croira peut-être offensé, mais heureusement je me soucie peu de son opinion, et d’ailleurs je n’ai point entrepris cette lettre pour lui faire des excuses, mon intention n’étoit que de vous informer des raisons qui m’ont fait agir.

» Je me propose, de quitter l’Angleterre la semaine prochaine. Si dans cet intervalle mylord Orville avoit encore des ordres à me donner, je m’en chargerois volontiers. Je ne dis point ceci pour le défier ; « — au contraire, si c’étoit-là mon idée, je rougirois de la lui présenter par une voie indirecte : — mais, du moins, si vous lui montrez cette lettre, il verra que, si je sais excuser ma conduite, je crains tout aussi peu de la défendre.

Clément Willoughby ».

Voilà un écrivain qui s’annonce avec fierté. Qu’en dites-vous, monsieur ? Que pensez vous de ce mélange de petitesse et de témérité ? À quels excès ne mènent pas les passions, lorsqu’elles ne sont point gouvernées par la raison ! Sir Clément sait qu’il en a mal agi, et cette même fureur qui l’a porté à contenter une curiosité indiscrète, l’engage aujourd’hui à risquer sa vie plutôt que de convenir de ses torts. C’est encore à son orgueil que j’attribue le style grossier de sa lettre : il est piqué au vif de mon indifférence, et il n’a ni assez de délicatesse, ni assez de courage pour cacher son mécontentement.

Je n’ai pas jugé à propos de montrer cette lettre à mylord Orville, et même j’ai cru qu’il seroit prudent d’informer sir Clément de cette précaution. Pour cet effet, je lui ai répondu par le billet suivant :

À sir Clément Willoughby.
« Monsieur,

» La lettre qu’il vous a plu de m’écrire, me paroît si peu propre à être mise sous les yeux de mylord Orville, que j’ai cru vous rendre service en la serrant soigneusement ; vous pouvez compter que je n’en ferai jamais usage. Au reste, je ne garde nulle rancune de ce qui s’est passé ; seulement je dois vous prévenir que je n’attends plus de vos lettres par aucune voie quelconque, directe ou indirecte. J’ai lieu de me flatter que cette déférence vous coûtera d’autant moins, que votre esprit me paroît beaucoup trop agité pour vous permettre de continuer une correspondance.

» J’espère que vous rencontrerez toutes sortes d’agrémens dans le voyage que vous allez entreprendre, et je le souhaite de tout mon cœur ».

Ne sachant pas quel nom signer, je n’en ai pas mis du tout. Les préparatifs, dont parle sir Clément, continuent comme si nous avions déjà votre consentement. J’ai eu beau capituler ; mylord Orville dit, qu’au cas qu’il survienne des difficultés tout sera interrompu ; mais comme il espère n’avoir rien à craindre, il va son train, et ne doute pas un instant de votre approbation.

Nous avons eu cette après-dînée un entretien des plus intéressans, dans lequel nous nous sommes plu à remonter à la source de nos liaisons, depuis le moment de notre première connoissance. J’ai fait convenir Orville que mes inepties du bal de madame Stanley lui avoient donné de moi une très-petite idée ; mais il m’a assuré dans les termes les plus flatteurs, qu’aussi souvent qu’il m’a revue depuis, j’ai toujours paru de plus en plus à mon avantage.

Je ne lui ai pas caché non plus ma surprise, de ce que son choix étoit tombé sur une personne, à tous égards, si fort au-dessous de son rang et de son alliance ; et alors il m’a avoué que son premier plan avoit été, avant que de me parler de son amour, de faire des recherches plus exactes au sujet de ma famille, et sur-tout à l’égard de certaines gens avec lesquels il m’avoit vue à Marybone : qu’ensuite mon départ étoit survenu, et que, dans la crainte de me perdre, il avoit tellement perdu la tramontane, qu’il avoit laissé là les règles de la prudence pour ne prendre conseil que de son amour. Ce sont ses propres paroles ; et il m’a dit plus d’une fois que, depuis mon séjour à Clifton, il n’avoit plus balancé sur le parti qu’il vouloit suivre.

M. Macartney vient de me quitter, et c’est mon père qui l’a envoyé chez moi. Il étoit chargé de sa part, de m’assurer de toute sa tendresse, de toute sa bienveillance, et de s’informer si le changement prochain de mon état remplit tous mes vœux, ou s’il me reste encore quelque chose à desirer qu’il puisse faire pour moi. M. Macartney m’a remis en même temps un billet de mille livres sterlings, que je dois employer à mon usage particulier : mon père veut que je destine cette somme à m’équiper convenablement, selon le nouveau rang auquel je suis appelée.

Il est superflu de vous dire, monsieur, combien j’ai été sensible à cette marque de bonté ; j’en ai remercié mon père par écrit, et j’ai ajouté avec franchise, que sa tranquillité étoit ce qui m’intéressoit le plus à présent, et que lorsqu’elle lui seroit entièrement rendue, tous les desirs de mon cœur seroient satisfaits.




LETTRE LXXXII.


Continuation de la lettre d’Évelina.
Clifton-Hill, le 13 novembre.

Le temps approche où je puis espérer de vous revoir, mon cher monsieur ; en attendant je mène toujours une vie des plus agitées : je ne dors point, le sommeil semble fuir la grande joie comme les grands chagrins ; — je vais passer une partie de la nuit à continuer mon journal.

Nous fîmes partie hier au soir d’aller à Bath, que je n’avois pas vu encore, et nous nous sommes mis en route ce matin d’abord après le déjeûné. Lady Louise et madame Beaumont étoient dans le phaéton de mylord Merton, M. Coverley dans celui de M. Lovel, madame Selwyn et moi nous étions, restées avec mylord Orville.

À une petite demi-lieue de Clifton, nous remarquâmes une chaise de poste qui nous suivoit au galop et lorsqu’elle fut à notre portée, nous entendîmes une voix crier à nos domestiques : « Holà, garçons, pouvez-vous me dire si miss Anville est dans une de ces chaises » ?

Je reconnus d’abord le capitaine Mirvan, et mylord Orville arrêta notre voiture. Le capitaine mit pied à terre, pour venir nous complimenter. « Ah ! vous voilà, miss Anville, comment va-t-il ? On m’a dit que vous étiez devenue miss Belmont, — je vous en félicite ; — mais que fait notre vieille Française ?

« Madame Duval ? je suppose qu’elle se porte bien ».

« Je l’espère, du moins, et je me flatte bien de lui faire reprendre service ; elle s’est assez reposée, il est temps qu’elle rentre en campagne. — Et à propos, son chevalier ? vous ne m’en dites rien ; est-il toujours si maigre » ?

« Je n’en sais rien, ils ne sont à Bristol ni l’un ni l’autre ».

« Non ? — mais du moins, la vieille grand’maman sera de la noce ! L’occasion sera belle pour y étaler ses étoffes de Lyon. D’ailleurs, je me propose de danser avec elle une courante sur un air nouveau. Quand est-ce qu’elle arrive » ?

« Nous ne l’attendons pas du tout ».

« Comment, diable ! voilà une mauvaise nouvelle. — J’ai rêvé tout le long du chemin à lui jouer quelque tour de ma façon ».

« Cela est extrêmement obligeant ».

« Oh ! je vous promets que Marion n’auroit pas réussi à m’engager dans cette course, si j’avais pu prévoir que je ne trouverois pas ma vieille Française ; je m’étois fait une fête de la régaler de la belle manière ».

« C’est donc miss Mirvan qui vous a engagé à ce voyage » ?

« Oui, nous avons couru toute la nuit ».

« Est-elle avec vous » ?

« Mais sans doute, elle est là-bas dans la voiture ».

« Et que ne me le disiez-vous plutôt ».

Aussi-tôt je descendis pour aller l’embrasser. Mylord Orville me devança pour ouvrir la portière, et je n’ai pas besoin de vous dire avec combien de joie je revis mon amie.

Nous demandâmes toutes deux qu’on nous permît de rester ensemble, et mylord Orville eut la complaisance d’offrir au capitaine Mirvan une place dans son phaéton.

La visite de ma chère Marie me vient on ne peut pas plus à propos, et me fait un plaisir infini. Cette excellente fille, aussi-tôt qu’elle a été informée du changement de ma situation, a pressé son père de la conduire à Clifton ; ses prières, jointes aux instances de lady Howard et de madame Mirvan, ont déterminé le capitaine : mais Marie convient que, s’il avoit su qu’il ne trouveroit point madame Duval, elle n’auroit jamais obtenu cette faveur. Ils étoient arrivés chez madame Beaumont peu de minutes après notre départ, et n’eurent pas beaucoup de peine à nous rattraper.

Je ne vous dis rien de la conversation que j’eus avec mon amie ; vous devinez aisément quel en fut le sujet.

Nous nous arrêtâmes devant un grand hôtel, où nous fûmes obligés de demander une chambre. Lady Louise étoit déjà fatiguée à mourir ; elle avoit besoin de prendre quelques rafraîchissemens avant que de commencer nos promenades.

Dès que nous fûmes rassemblés, le capitaine m’entreprit avec sa politesse ordinaire : — « Eh bien ! miss Belmont, je vous fais mon compliment : on me dit que vous êtes déjà brouillée avec votre nouveau nom ».

« Pas que je sache, monsieur ».

« Et pourquoi êtes-vous donc si pressée de l’échanger » ?

« Miss Belmont ! répéta M. Lovel d’un air fort étonné, peut-on savoir sans indiscrétion de qui on parle ? N’ai-je pas toujours compris que mademoiselle s’appeloit Anville » ?

Le capitaine. « Par la sambleu ! j’ai quelque idée, monsieur, de vous avoir vu autrefois. N’êtes-vous pas, par hasard, cet honnête homme qui avoit passé toute une soirée au spectacle sans savoir quelle pièce on donnoit » ?

M. Lovel. « Je crois en effet, monsieur, que j’ai eu l’avantage de vous voir quelque part ce printemps ».

Le capitaine. « Par ma foi, si je vivois encore cent printemps, je ne vous oublierois pas ; le tour étoit bon, et j’en ai ri plus d’une fois. Imaginez-vous, mesdames, que ce galant homme, tel que vous le voyez là, dépense cinq schellings par jour pour informer ses amis qu’il est encore en vie ».

Madame Selwyn. « Ce n’est pas payer trop cher une nouvelle de cette importance ».

Lady Louise s’étant un peu refaite, nous commençâmes nos courses.

Bath est une ville charmante. La vue de l’amphithéâtre est admirable, l’élégante symétrie du cirque m’a également plu. Mais je n’ai pas été aussi contente de ce qu’on y appelle les parades ; ces grandes places ne valent pas les belles rues pavées de Londres ; l’une se distingue, si vous voulez, par sa belle vue sur le Prior-Parc et la rivière Avon ; mais, malgré cela, elle ne répond pas à l’idée que je m’en étoit faite.

J’ai été scandalisée du négligé des dames dans l’appartement des bains ; il est vrai qu’elles sont voilées, mais toujours il y a peu de délicatesse à s’exposer, dans un équipage aussi leste, aux regards de tous les curieux.

L’idée du bain rappela au capitaine l’ancienne histoire de madame Duval.

« Parbleu ! s’écria-t-il, quel dommage que notre Française ne soit pas ici. Il y auroit de quoi la satisfaire, et je m’offrirois volontiers à la rouler un tant soit peu dans cet étang ».

Mylord Orville. « Cette dame vous auroit beaucoup d’obligations, monsieur, d’une preuve aussi distinguée de votre attention ».

Le capitaine. « Que voulez-vous, mylord, cette vieille sorcière m’a mis martel en tête, et j’avoue qu’elle m’intrigue ».

M. Lovel. « Je ne conçois pas pourquoi nos dames ont fait choix aux bains d’un accoutrement aussi singulier. J’y ai réfléchi plus d’une fois, très-sérieusement, mais je n’en ai jamais pu trouver la raison ».

Lady Louise. « Je suis très-fort de votre avis, et j’aimerois beaucoup qu’on abolît cet usage. J’ai toujours été l’ennemie des bains, uniquement parce qu’on s’y habille mal ; vous devriez, M. Lovel, avoir la charité de m’aider à inventer quelqu’ajustement élégant qui y convienne mieux ».

M. Lovel. « Moi, madame ! je m’en garderai bien, — Il y auroit de la témérité à vouloir diriger un goût aussi exquis que le vôtre ; d’ailleurs, je ne suis pas fort pour l’invention des modes, et je ne crois pas en avoir trouvé trois de toute ma vie. — En général, la parure n’est pas mon fait, et j’y ai peu de prétention ».

Lady Louise. « Fi donc ! M. Lovel, que dites-vous là ? Ne savons-nous pas tous que c’est vous qui donnez le ton dans le beau monde ! Je ne connois personne qui se mette mieux que vous ».

M. Lovel. « Vous me confusionnez, madame ; moi, bien mis ! je suis fait quelquefois à ne pas oser me montrer : — ma figure révolte. — Ce matin encore j’ai employé une grosse demi-heure à réfléchir sur l’habit que je mettrois ».

Le capitaine. « Vertu de ma vie, que n’étois-je avec vous ! Je parie que je vous aurois fait aller un peu plus vîte en besogne. Qui diable se met en peine de vos habits » ?

Madame Selwyn. « N’allez pas quereller monsieur sur ce qu’il a réfléchi ; ce n’est pas-là ordinairement son foible ».

M. Lovel. « En vérité, madame, vous êtes fort honnête ».

Le capitaine. « Mais dites-moi un peu, monsieur, vous êtes-vous jamais plongé par ici » ?

M. Lovel. « L’expression n’est pas des mieux choisies ; — mais si vous demandez si j’y ai pris le bain, je vous dirai que cela m’est arrivé assez fréquemment ».

Le capitaine. « Et à quoi bon, si l’on ose le savoir, cette immense frisure ? Votre tête par elle-même me paroît assez bien graissée pour revenir sur l’eau ».

Madame Selwyn. « Oui ; d’autant plus que la partie la plus légère est toujours celle qui surnage ».

Le capitaine. « Vous décidez trop tôt, madame ; et pour savoir si monsieur est plus leste de la tête, ou des talons, il faudroit que nous le vissions militaire. En attendant je parie dix guinées contre un schilling que je le culbute d’un seul coup de main, et le fais sauter dans l’étang la tête la première ».

Mylord Merton. « Va, je tiens la gageure ».

Le capitaine. « Oui dà ! — eh bien ! l’affaire sera faite avant que vous ayez le temps de compter quatre ».

M. Lovel. « Mais voilà qui est plaisant ! je ne vois pas, messieurs, quel droit vous avez de faire des paris sur ma tête, sans avoir demandé mon consentement ». Et pour plus de précaution, il se retira en même temps de la fenêtre.

M. Coverley. « Vous n’y êtes pas, Lovel ; on peut faire des gageures sur vous tant qu’on veut, votre consentement n’y est nullement nécessaire. Le capitaine parieroit, s’il en avoit l’envie, que votre nez est de couleur bleu céleste ».

Madame Selwyn. « Ou bien que les graces de votre esprit l’emportent sur celles de votre corps, — ou enfin telle autre absurdité ».

M. Lovel. « Je vous assure qu’on s’arroge là un privilège qui me déplaît fort, et je pourrois vous prier de ne pas pousser plus loin ces petites libertés ».

Le capitaine. « Je me moque bien de vos prières ; et s’il me prenoit envie de parier que vous n’avez pas une dent dans la bouche, m’en empêcheriez-vous » ?

M. Lovel. « Non, mais il s’agiroit de prouver ensuite votre thèse ».

Le capitaine. « Cela seroit possible encore ; en vous cassant la mâchoire, par exemple, je pourrois gagner ».

M. Lovel. « Me casser la mâchoire ! et cela pour l’amour d’une gageure ; vous n’y pensez pas, monsieur, et tous les paris du monde ne pourraient pas justifier une action aussi barbare ».

Il fallut que mylord Orville se mît de la partie, pour terminer cette ridicule discussion ; il nous fit remonter en voiture, et nous retournâmes à Clifton. Madame Beaumont nous retint tous à dîner. Elle a eu la complaisance d’offrir à miss Mirvan une chambre dans sa maison : le capitaine logera aux eaux.

Après notre retour, M. Lovel débuta par nous faire force excuses de ce qu’il paroissoit à table en habit de cheval. Madame Beaumont nous demanda ensuite, à miss Mirvan et à moi, comment nous avions trouvé Bath.

M. Lovel. « Dans une course comme celle-là, peut-on dire que ces dames ont vu la ville » ?

Le capitaine. « Et pourquoi pas ? croyez-vous qu’elles ont mis leurs yeux en poche » ?

M. Lovel. « Pas tout-à-fait, monsieur, — mais je doute que vous trouviez quelqu’un, — un quelqu’un comme il faut, s’entend, — qui se vante d’avoir vu Bath, pour s’y être promené pendant une matinée ».

Le capitaine. « Ah ! vous croyez peut-être que nous eussions vu la ville plus à notre aise en y allant de nuit » !

M. Lovel. « Non, monsieur, non, et ce n’est pas ma faute si vous ne me comprenez point. Je veux dire que je n’appelle pas avoir vu Bath, lorsqu’on n’y a pas été dans la bonne saison ».

Le capitaine. « Et qu’y voit-on de plus dans une saison que dans l’autre » ? M. Lovel jugea cette question trop absurde pour y répondre.

Mylord Orville. « Les amusemens de Bath sont d’une monotonie dont on se lasse bien vite ; mais ce qui m’y déplaît le plus, c’est qu’elle est un repaire de joueurs ».

Mylord Merton. « J’espère, mylord, que vous ne voudrez pas abolir le jeu ; c’est la rocambole de la vie, et le diable m’emporte si je pourrois vivre sans cartes ».

« J’en suis très-fâché, dit gravement lord Orville en regardant sa sœur ».

Mylord Merton. « Vous n’êtes pas juge compétent, mylord ; mais je voudrois vous tenir une fois dans un de nos brelans, et je suis sûr que vous ne le quitteriez pas plus volontiers qu’un autre ».

Lady Louise. « J’espère, mylord, qu’il n’y a personne ici qui vous ait empêché d’y rester ».

Mylord Merton. « Vous savez, madame, le pouvoir que vous avez sur moi, il n’y a rien que vous ne me fassiez oublier ».

M. Coverley. « Excepté elle-même. Avouez, mylord, que je vous tire-là bien d’affaire ».

Mylord Merton. « Vous autres gens d’esprit avez toujours des réponses prêtes ; ce n’est pas mon fait, j’en conviens ».

Madame Selwyn. « C’est dommage que vous ne donniez pas dans le bel esprit ; il ne tiendroit qu’à vous d’y réussir ».

« À propos, interrompit M. Lovel en s’adressant à lady Louise, savez-vous la nouvelle du jour » ?

Lady Louise. « Qu’est-ce, je vous en prie » ?

M. Lovel. « Le bruit qu’on fait courir d’une certaine personne qui se trouve aux eaux.

Lady Louise. « On ne m’en a rien dit ; contez-moi cela au plus vîte ».

M. Lovel. « Pardon, madame, c’est un secret, et je n’en aurois point parlé, si je n’avois cru que vous en étiez déjà instruite ».

Lady Louise. Vous êtes insupportable avec votre circonspection, et peu s’en faut que je ne me fâche. Allons, vîte, je veux le savoir ; le direz-vous, ou non » ?

M. Lovel. Vous savez, madame, que je n’ai rien à vous refuser ; mais auparavant il faut que toute la compagnie me promette d’en garder le secret ».

Le capitaine. « Puissiez-vous être muet vous-même ! — Garder le secret ! la plaisante idée. — » Et n’avez-vous pas honte de prononcer ce mot en parlant à une femme ? Mais à y regarder de près, je crois que j’aimerois mieux encore mettre tout le sexe ensemble dans ma confidence ; plutôt qu’un bavard comme vous ».

M. Lovel. « Un bavard comme moi ! monsieur, je n’ai pas l’honneur d’entendre votre expression ».

Le capitaine. « Peu importe, on vous l’expliquera quand il vous plaira ».

M. Lovel. « Vous m’offensez, monsieur ; mais comme vous vous servez souvent de termes de marine, il faut bien vous passer celui-ci, avec tant d’autres, qui ne méritent point d’attention ».

Mylord Orville, pour changer la conversation, demanda à miss Mirvan si elle se proposoit de passer l’hiver à Londres.

Le capitaine. « Non, assurément ; et qu’y feroit-elle ? elle y a vu tout ce qu’il y avoit à voir ».

M. Lovel. « Ne diroit-on pas qu’on va voir Londres comme on voit le spectacle » ?

Le capitaine. « Et vous-même, monsieur le savant, sous quel point de vue l’envisagez-vous ? me le direz-vous » ?

M. Lovel. « Non pas, monsieur, vous auriez également de la peine à me comprendre. Je ne suis pas assez au fait de votre jargon marin pour me mettre à votre portée. Ne trouvez-vous pas, madame, que l’entreprise seroit un peu difficile » ?

Lady Louise. « Tout aussi difficile que de faire parler l’italien à mon perroquet ».

M. Lovel. « Admirable, madame ! vous êtes d’une humeur charmante. Et en effet, il faut convenir que messieurs les marins diffèrent trop de nous autres en manières et en langage, pour qu’il y ait de quoi se récrier si on leur entend parler de Londres comme d’un cabinet de curiosités ».

Lady Louise. « Vous êtes un drôle de corps aujourd’hui, M. Lovel ».

M. Lovel. « N’ai-je pas raison ? Prétendre d’avoir vu Londres dans trois ou quatre semaines ! cela me donne, malgré moi, des envies de rire ».

Le capitaine. « Et combien de temps vous faut-il donc, de par tous les diables ? Vous faut-il une journée entière pour chaque rue » ?

M. Lovel, au lieu de répondre, se mit à ricaner avec lady Louise. « Je vous proteste, reprit le capitaine, que si l’on me choisissoit pour votre conducteur, je vous ferois trotter d’un bout de la ville à l’autre dans moins d’une matinée ».

On continua à rire sous cape, et le capitaine s’en étant apperçu, se mit dans une colère affreuse. « Écoutez, mon damoiseau, s’écria-t-il, toujours en apostrophant M. Lovel ; laissez-là vos grimaces ; c’est un langage que je n’entends pas, je pourrois fort bien y répondre par un bon coup de poing ».

M. Lovel. « Monsieur, savez-vous bien ce que vous dites ? est-ce ainsi que l’on parle à un homme de ma sorte » ?

Le capitaine. « À d’autres ! Versez rasade, monsieur ; je parie que vous l’avalerez ». Et en même temps il demanda un verre d’aile, qu’il but à la bonne digestion de M. Lovel. Cette turlupinade fut accompagnée d’un geste menaçant.

M. Lovel ne jugea pas à propos de répondre ; mais il avoit l’air capot : nous sortîmes pour lui laisser le temps de terminer sa dispute avec le capitaine.

On venoit de me rendre deux lettres, l’une de lady Howard et de madame Mirvan, qui renferme les félicitations les plus obligeantes ; l’autre est de madame Duval : — mais, à ma grande surprise, je n’ai pas reçu une ligne de vous, monsieur.

Madame Duval semble se réjouir beaucoup des nouvelles que je lui ai données : un gros rhume l’empêche de venir à Bristol. Elle me dit que les Branghton sont tous bien portans, et que miss Polly est à la veille de se marier avec le sieur Brown. « Quant à M. Smith, ajoute-t-elle, il a changé de logement, et depuis ce temps il règne dans la maison une morne tranquillité. Mais ce n’est pas tout encore, et j’ai bien d’autres sujets de plainte ; j’ai été indignement trompée : M. Dubois a eu la bassesse de me quitter, et s’en est retourné en France sans me dire le mot ». Elle finit par m’assurer, comme vous l’avez prédit, monsieur, que si j’épouse mylord Orville, je serai un jour son unique héritière.

Nos cavaliers sont revenus pour prendre le thé avec nous ; il n’y eut que le capitaine Mirvan qui nous manqua ; il étoit allé faire un tour dans son auberge, et il avoit amené sa fille pour séparer, à ce qu’il disoit, la friperie de celle-ci d’avec ses habits.

M. Lovel avoit toujours un air fort contrit. « De ma vie, dit-il, je n’ai rien vu d’aussi bas et d’aussi mal avisé que ce rustre de capitaine ; il n’est venu ici, je pense, que pour me chercher querelle ; mais je lui proteste qu’il ne trouvera pas son compte avec moi.

Lady Louise. « Cet homme m’a donné une frayeur mortelle, — il est d’une brutalité révoltante ».

Madame Selwyn. « N’ai-je pas compris, M. Lovel, qu’il vous a menacé d’un coup de poing » ?

M. Lovel. « Sans doute, madame ; mais si l’on vouloit prendre garde à tout ce que disent ces gens du peuple, on ne seroit jamais à l’abri de leurs insolences ; — le plus court est, je pense, de n’y faire aucune attention ».

Madame Selwyn. « Comment, monsieur, vous empocheriez donc tranquillement un soufflet » ?

Pendant ce temps je vis arriver le phaéton du capitaine, et je descendis pour aller à la rencontre de ma chère Marie. Je la trouvai seule dans la voiture ; elle me dit que son père lui avoit ordonné de prendre les devants ; qu’elle le soupçonnoit de machiner quelque mauvais projet pour jouer pièce à M. Lovel. Nous fîmes un tour de promenade dans le jardin, où mylord Orville nous joignit : il se plaignit un peu de ce qu’il étoit exclus de notre société ; nous l’y reçûmes volontiers, et j’en fus richement récompensée, car je ne crains pas d’avouer que je passai avec lui un quart d’heure des plus agréables de ma vie.

Le retour du capitaine Mirvan nous mit tous assez mal à notre aise ; il s’annonça cependant d’un air fort content ; il caressa sa fille, se frotta les mains, et eut peine à cacher sa joie ; mais cette belle humeur même ne nous présageoit rien de bon. Nous le suivîmes tous dans la salle des visites, où il affecta de reprendre son sérieux ; il étoit tellement rempli de son sujet, qu’il oublia de saluer madame Beaumont, pour commencer d’abord son jeu avec M. Lovel. « Dites-moi, je vous prie, s’écria-t-il, avez-vous un frère dans ces quartiers » ?

M. Lovel. « Non pas, Dieu soit loué ; je suis exempt de cette sorte d’engeance ».

Le capitaine. « Cela m’étonne ; car je viens de rencontrer quelqu’un qui vous ressemble, au point que je l’aurois pris pour votre frère jumeau ».

M. Lovel. « Que ne nous l’avez-vous amené ; j’aurois été charmé de faire sa connoissance : je n’ai aucune idée de sa personne, et je serois extrêmement curieux de le voir ».

En même temps le domestique de M. Mirvan entra dans la chambre, pour annoncer la visite d’un homme de petite taille qui demandoit à parler à M. Lovel.

Madame Beaumont ordonna qu’on fît monter l’étranger, et elle témoigna quelque surprise de ce que son propre domestique n’étoit point venu faire ce message.

« Je ne sais qui ce peut être, reprit M. Lovel, je ne connois personne à Bristol qui soit de petite taille, — à l’exception du marquis de Carlton, — avec lequel je n’ai guère de relations. Après lui, je ne devine plus personne : voyons cependant ».

Un bruit confus, que nous entendîmes dans l’escalier, attira notre attention ; le capitaine impatienté se hâta d’ouvrir la parte ; et, en battant des mains, il s’écria : « Par la sambleu ! monsieur, c’est la même créature que j’ai prise tantôt pour votre frère » ! Et, à notre grand étonnement, il rentra tirant après lui un gros singe habillé en élégant, mais dans le goût le plus bizarre et le plus extravagant.

Cette apparition effraya tout le monde. Le pauvre M. Lovel demeura confondu ; lady Louise poussa des hauts cris : miss Mirvan et moi nous montâmes sur nos chaises ; madame Beaumont suivit notre exemple. Mylord Orville se plaça devant moi, comme pour me servir de sauvegarde. Madame Selwyn, mylord Merton et M. Coverley partirent d’un éclat de rire immodéré ; en quoi ils furent vaillamment secondés par le capitaine, qui, succombant sous le poids de la joie, poussa l’excès jusqu’à se rouler par terre.

La première voix qui se fit jour à travers de ce vacarme général, fut celle de lady Louise ; elle cria de toutes ses forces, qu’on ôtât ce monstre de sa vue, sans quoi elle menaçoit de se trouver mal.

M. Lovel, de son côté, commença à se fâcher tout de bon, et il demanda à M. Mirvan du ton le plus sérieux ce qu’il prétendoit par cette plaisanterie.

Le capitaine. « Ce que je prétends ! et parbleu ne le voyez-vous pas ? Je veux vous peindre d’après nature ». Puis il saisit le singe, et en nous le montrant à tous, il ajouta : « Ah ça, messieurs et dames, j’en appelle à votre jugement ; y eut-il jamais une ressemblance plus frappante ? sur ma foi, à la queue près, il y auroit de quoi les prendre l’un pour l’autre ».

M. Lovel. « Capitaine, je saurai vous faire rendre raison de ces insultes ; vous me les payerez, j’en réponds ».

Le capitaine. « Ah ! pour la singularité du fait, vous devriez essayer de changer d’habits avec ce petit gentil-homme, et je parie que vous vous y méprendrez vous-même ».

M. Lovel. « Comment, monsieur, me comparer avec un singe ? Sachez que je ne suis pas accoutumé à être traité de la sorte, et vous verrez si j’endurerai cet affront ».

Le capitaine. « Ouais ! monsieur se met en colère ! — eh bien ! vous avez tort ; ce pauvre petit animal ne vous fera pas le moindre mal : — approchez, et donnez-lui la patte ; il est doux comme un agneau ; embrassez-le, et soyez bons amis ».

« Qui ! moi ! s’écria M. Lovel en fureur. — Je ne voudrois pas toucher cette vilaine bête pour tout l’or du monde ».

M. Coverley. « Appelez-le en duel, je serai votre second ».

Le capitaine. « Allons, va ; je servirai moi de second à mon petit ami. — Allons, courage ! — aux armes, messieurs ».

M. Lovel. « Le ciel m’en préserve ! j’aimerois autant me battre contre un chien enragé ».

Mylord Merton. « Pour moi, je ne serois pas curieux non plus d’approcher de cet étranger ; il fait des grimaces horribles ».

Lady Louise. Ah ! je n’y tiens plus ; ôtez-moi ce vilain animal, ou je me meurs ».

Mylord Orville. « Capitaine ! vous voyez que vous inquiétez ces dames ; ayez la complaisance de faire sortir cette bête ».

Le capitaine. « Eh ! parbleu, pourquoi ont-elles plus peur d’un singe que de l’autre ? Cependant, si cela leur convient, nous les mettrons dehors tous deux ».

« Ceci en est trop », s’écria M. Lovel en levant sa canne.

« Halte-là ! jeune homme, reprit le capitaine : à bas votre canne sur-le-champ ».

Le pauvre M. Lovel, trop poltron pour tenir ferme, et trop furieux pour plier, se tourna en arrière ; et sans réfléchir à quoi il s’exposoit, il déchargea sa colère sur le singe, à qui il sangla un rude coup. L’animal lui sauta aussi-tôt au cou, et lui mordit l’oreille. Je ne pus refuser davantage ma pitié à M. Lovel ; c’est un maître fat, à la vérité, mais encore n’avoit-il rien fait qui méritât une pareille correction.

Les cris devinrent plus forts que jamais, et sur-tout on ne distinguoit pas ceux de M. Lovel d’avec la voix de lady Louise, qui s’imaginoit apparemment qu’elle seroit mordue à son tour ; l’impitoyable capitaine crioit aussi, mais c’étoit de joie.

Mylord Orville vint enfin au secours du pauvre Lovel ; toujours humain et compatissant, il quitta son poste d’auprès de moi, qui n’avois plus rien à craindre, et saisissant le singe par le collier, il lui fit lâcher prise, et le jeta hors de la chambre.

M. Lovel nous offroit un spectacle vraiment hideux ; son sang couloit le long de ses habits, et il pleuroit à chaudes larmes. Il ne cessa de se lamenter, et de répéter que sa blessure étoit mortelle.

« M. Mirvan, interrompit madame Beaumont, indignée de la conduite du capitaine, je ne trouve rien de plaisant à tout ceci, et je suis très-fâchée que vous ayez choisi ma maison pour un jeu aussi barbare ».

Le capitaine. « Pouvois-je prévoir ; madame, que l’affaire réussiroit si mal ? Je n’avois d’autre dessein que de donner un compagnon à M. Lovel ».

M. Coverley. « Je ne voudrois pas pour mille guinées que la même chose me fût arrivée ».

Le capitaine. « Eh bien ! notre homme en est quitte à meilleur marché ; il a reçu le tout gratis. — Venez, M. Lovel, soyez de bonne humeur : la fin couronnera l’œuvre ; mon singe sera plus honnête une autre fois, je me charge de vous réconcilier ».

M. Lovel. « Je m’étonne que madame Beaumont souffre qu’un homme comme moi soit traité chez elle de la sorte ».

Le capitaine. « Voilà bien du tapage pour une misère, pour un bout d’oreille : on croira tout au plus que vous avez été au pilori ».

Madame Selwyn. « Mais, sans doute, et cette cicatrice peut encore vous faire honneur ; on vous prendra pour un écrivain du parti de l’opposition ».

M. Lovel. « Comme me voilà accommodé ! mon habit de cheval, que j’avois mis pour la première fois, est tout ensanglanté » !

Le capitaine. « Voilà ce que c’est que de réfléchir une heure sur sa toilette ».

M. Lovel s’étant approché ensuite du miroir, recommença ses lamentations. « Quelle horrible blessure ! je n’en guérirai jamais, et je n’oserai plus me montrer avec une oreille dans cet état ».

Le capitaine. « Il ne tient qu’à vous de la cacher en portant perruque ».

M. Lovel. « Moi, prendre perruque ! — jour de ma vie, je ne le ferois pas pour mille livres sterlings par heure ».

Lady Louise. « En effet, un jeune homme en perruque, cela seroit abominable ».

Mylord Orville voyant que cette contestation ne finissoit pas, crut devoir proposer au capitaine un tour de promenade. Il réussit à l’y engager, et nous en fûmes débarrassés. M. Mirvan ne sortit point sans marquer toute sa satisfaction.

Il n’eut pas plutôt fermé la porte que M. Lovel s’exhala en nouvelles plaintes : « Ce capitaine, dit-il, est le plus grand brutal que j’aie jamais vu ; on a tort de l’admettre dans une société d’honnêtes gens ».

M. Coverley. « J’espère, Lovel, que vous ne boirez pas cet affront ; il faut en tirer vengeance »

M. Lovel. « Avec un homme de mon état je ne balancerois pas un instant ; mais un corps comme celui-là, qui a passé toute sa vie à batailler, — en vérité cela mérite un peu de réflexion ».

Mylord Merton. « N’importe, il faut vous faire rendre raison ».

M. Lovel. « Messieurs, chacun est le meilleur juge en sa propre cause, je ne demande conseil à personne ».

M. Coverley. « Mais vous ne sauriez ; — pensez donc qu’il y va de votre honneur ».

M. Lovel. « Vous m’impatientez à la fin ; — dans toute autre occasion je suis homme à faire montre de mon courage aussi bien que vous ; — mais se battre pour une bagatelle comme celle-là, certes, il en vaut bien la peine » !

Madame Selwyn. « Si vous appelez cela une bagatelle, falloit-il donc en faire tant de bruit » ?

M. Lovel. « À vous dire vrai, madame, je croyois d’abord que j’avois la joue emportée ; mais le mal n’étant pas si grand, le plus court est de s’en consoler. J’ai l’honneur de souhaiter le bonsoir à madame Beaumont ; ma voiture m’attend, et je n’ai pas le temps de rester davantage ». Il nous quitta fort confus et fort honteux.

Ce capitaine est un vrai trouble-fête par-tout où il vient. Heureusement que nous ferons peu de séjour ensemble, car je doute même que la société de ma chère Marie puisse compenser à la longue les désagrémens auxquels on est exposé avec son père.

M. Mirvan chanta triomphe à son retour ; il se divertit beaucoup de la sortie paisible de M. Lovel. « Je me flatte, s’écria-t-il dans son langage, de l’avoir assaisonné de la bonne façon ; nous verrons s’il restera encore demain une heure à délibérer sur sa toilette. Convenez-en, miss, son frac seroit un pendant admirable du négligé de madame Falbala ! Parbleu ! il ne me manque plus qu’elle pour achever la pièce ».

On se mit ensuite à jouer aux cartes ; mylord Orville, miss Mirvan et moi, nous ne jouâmes point ; — nous trouvâmes de quoi nous amuser infiniment mieux.

Pendant que nous étions engagés dans une conversation des plus agréables, un domestique vint me rendre une lettre, qui, par je ne sais quel accident, avoit été égarée. Je reconnus d’abord votre écriture, et j’en eus bien de la joie, mon cher monsieur. Mylord Orville devina bientôt, par mon émotion, d’où venoit cette lettre ; et sachant que son contenu devoit être essentiel pour notre bonheur, il me pria de rompre le cachet. Je pus le faire hardiment, et sans craindre d’être observée des joueurs, qui étoient beaucoup trop occupés de leur partie pour prendre garde à ce qui se passoit autour d’eux.

J’ouvris donc la lettre, — mais je n’eus pas d’abord la force de la lire jusqu’au bout. — Votre consentement accordé avec tant de bonté, et en même temps d’une manière aussi solennelle, — la tendresse de vos expressions, — la certitude de ne plus rencontrer d’obstacles dans mon heureuse union avec l’amant chéri de mon cœur ; — toutes ces considérations se présentèrent vivement à mon esprit, — je sentis mon bonheur : mais ma joie étoit trop complète pour ne pas être agitée. Je versai des larmes de reconnoissance et de plaisir, et je remis ma lecture à un moment plus tranquille. En attendant, mylord Orville étoit impatient d’apprendre ce que vous m’écriviez ; il m’eût été difficile de le satisfaire, et, pour ne lui laisser rien à desirer, je lui remis votre lettre.

Il a été touché, comme moi, de vos bontés ; il a baisé votre signature, et en me serrant tendrement la main : « Oh ! mon Évelina, m’a-t-il dit, il est donc vrai que vous m’appartenez pour la vie : ah ! si vous pouviez comprendre toute l’étendue de ma félicité ; je sais l’apprécier, mais je n’essaierai point de vous exprimer ce que je sens ». J’aurois dû lui répondre, mais je ne le pus, et même je n’ai plus parlé de toute la soirée ; la vraie joie n’est pas babillarde.

Il me reste à vous témoigner, mon très-cher monsieur, la gratitude dont mon cœur est rempli ; mais c’est un devoir que je me réserve pour notre première entrevue. C’est à vos pieds que je viendrai recevoir votre bénédiction, sans laquelle il manqueroit à mon contentement un degré de perfection. Mylord Orville se fait une fête de vous présenter votre Évelina, comblée d’honneurs et rendue heureuse par le don de sa main.

Si le temps me le permet, je vous écrirai deux mots jeudi prochain, pour vous marquer l’heure précise de notre arrivée. Ma lettre vous sera rendue par un exprès.

Je finis, monsieur, en faisant usage aujourd’hui pour la première, et peut-être aussi pour la dernière fois, du nom de

Votre très-dévouée et très-affectionnée

Evelina Belmont.

Lady Louise a demandé, de son propre mouvement, d’assister à notre mariage ; miss Mirvan et madame Selwyn en seront aussi. Celui de M. Macartney avec ma sœur de lait se fera le même jour. Mon père aura soin de la dot.




LETTRE LXXXIII.


M. Villars à Évelina.

Tous mes vœux sont remplis ; mon Évelina est heureuse, et ses vertus reçoivent le juste salaire qui leur est dû.

Oui, mon enfant, ta félicité est gravée en lettres d’or dans mon cœur, leur impression est ineffaçable. En vain l’infortune voudroit encore appesantir son bras sur moi, en vain essaieroit-elle de m’arracher l’unique substance qui reste à ma vieillesse ; il faudroit qu’elle commençât par renverser le frêle édifice de mon corps, mais elle n’ébranlera point mes sentimens, tant que je conserverai une goutte de sang dans mes veines glacées.

Tu me demandes mon consentement ! que cette expression est foible au prix de la ferveur avec laquelle je t’accorde toute mon approbation ! Tu as toujours été, mon Evelina, la joie, la consolation et l’orgueil de ma vie ; pourrois-je m’opposer à ton bonheur, moi qui voudrois l’acheter aux dépens de mes jours !

Hâte-toi, mon enfant, de me réjouir par ta présence, viens recevoir les bénédictions que je brûle de répandre sur toi dans l’épanchement de mon cœur. Mais écoute aussi la prière que j’adresse au ciel dans ces circonstances solennelles. Puisse l’état de prospérité auquel tu vas parvenir ne jamais t’éblouir ! Fais toujours consister ta gloire à conserver un cœur pur et serein. Je ne puis penser, sans attendrissement, au moment qui te ramènera dans mes bras, et je crains bien que cette émotion ne soit trop forte pour un père qui t’idolâtre. Mais, non, je suis vieux, l’âge, les afflictions et mes infirmités, ont miné ma constitution : cependant la joie d’être témoin de ton bonheur guérira tous mes maux, et me fera oublier tous les revers de la fortune. L’unique grace que je demande encore au ciel, c’est de mourir un jour dans tes bras ; oui, mon enfant, tu viendras fermer mes yeux, tu viendras recueillir de ma bouche mourante les vœux et les bénédictions, que je te laisserai en quittant ce monde.

Ne t’afflige pas, ma chère, de ce que ces réflexions peuvent avoir de triste pour toi : à mon âge, elles sont fort naturelles. J’envisage ma fin d’un œil tranquille : puisse la tienne être également heureuse ! puisses-tu, rassasiée de jours et de prospérité, descendre dans la tombe, aussi chérie et aussi regrettée que je le serai par toi ! — puisses-tu laisser une autre Évelina, digne de transmettre ton nom et tes vertus !

Arthur Villars.




LETTRE LXXXIV.


Évelina à M. Villars.

Tout est dit, mon très-cher monsieur, et le sort de votre Évelina est décidé. C’est aujourd’hui que je donne ma main et ma foi à l’amant que mon cœur a choisi ; c’est aujourd’hui que je lui jure une reconnoissance, une tendresse et un attachement éternels.

Je n’ai pas le temps de vous en dire davantage ; la chaise de poste est déjà commandée, et je pars dans peu pour voler dans les bras du meilleur des hommes.

Évelina.



FIN.



  1. C’est le titre d’une comédie de Shakesp.
  2. Anville, que les graces recherchent, s’avance enfin d’une démarche modeste et d’un air timide, les yeux baissés, la rougeur sur le front, et la beauté siégeant sur son visage. Anville ne doit ses attraits qu’à elle-même, et ses vertus qu’à la noblesse de son ame ; cependant, ignorant le pouvoir de ses charmes, elle frappe sans art, et blesse sans le savoir.