Évelina (1778)
Maradan (2p. 209-234).


LETTRE LXXII.


Continuation de la lettre précédente.
2 octobre.

Je m’étois proposé de rester dans ma chambre et de ne plus revoir mylord Orville ; mais puisqu’on a décidé que mon séjour à Clifton seroit encore prolongé, il a fallu changer de plan. Je n’ai donc pu m’empêcher de reprendre mon train de vie précédent, et de reparoître ce matin en société. J’étois préparée, et je suis descendue dans la ferme résolution d’éviter le lord autant qu’il seroit possible. J’ai assisté au déjeûner, mais j’étois tout occupée de votre lettre, et la présence d’Orville me confondoit autant que s’il avoit été instruit de ce que vous m’avez écrit.

Madame Beaumont me fit compliment sur mon rétablissement, car j’avois prétexté une indisposition : lady Louise ne me dit pas le mot ; mais mylord Orville, qui se doutoit bien peu des raisons de mon absence, s’informa de ma santé avec cette politesse qui le distingue toujours. Je lui répondis en peu de mots, et pour la première fois je cherchai une place loin de lui.

Je remarquai que ma réserve le surprit beaucoup, et qu’il fit ce qu’il put pour l’écarter ; mais je tins ferme, et au lieu de m’amuser à la lecture ou à la promenade après le déjeûner, je n’eus rien de plus pressé que de remonter dans ma chambre.

Madame Selwyn vint m’y annoncer que mylord Orville lui avoit proposé de me faire prendre l’air, et qu’il s’offroit de nous conduire en phaéton. Le ton malin dont elle me rendit ce message me fit rougir ; elle ajouta qu’un tour de promenade dans l’équipage de mylord Orville, ne pouvoit manquer de me faire du bien. Il n’y a pas moyen d’échapper à la pénétration de cette femme ; elle m’a déjà raillée souvent sur les assiduités du lord, et sur le plaisir avec lequel, hélas ! je les reçois. Je déclinai totalement sa proposition.

« Votre complaisance, reprit-elle, m’est cependant nécessaire ; car, à dire vrai, j’ai des affaires qui demandent ma présence aux eaux. Je vous proposerais bien de m’y accompagner… mais… puisque mylord Orville est refusé, je n’ai pas la présomption de croire que je serai plus heureuse ».

Vous vous trompez, madame ; s’il s’agit de vous y suivre seule, je suis à vos ordres ».

« Quelle étrange coquetterie ! en vérité elle doit être innée à notre sexe ; car ce n’est pas à Berry-Hill que vous pouvez l’avoir étudiée ».

Je m’habillai sans lui répondre.

« Je suppose pourtant, continua-t-elle, que mylord Orville sera des nôtres ».

« Dans ce cas, madame, vous aurez un compagnon, et je resterai ».

« Irai-je donc lui dire que vous ne voulez pas de lui » ?

« Gardez-vous-en bien, madame, — ou bien souffrez que je ne sorte pas avec vous ».

« Je ne vous comprends pas aujourd’hui, ma chère ; on diroit que vous avez été prendre leçon chez lady Louise ».

Madame Selwyn me quitta, et revint aussi-tôt me dire qu’elle avoit informé mylord Orville qu’il ne me plaisoit point d’accepter son phaéton, et que, pour varier, je préférois une promenade tête-à-tête avec elle.

J’étois trop piquée de cette saillie pour la relever, et je pris le parti de descendre. Mylord Orville m’attendoit au bas de l’escalier ; il s’informa d’un air inquiet de ma santé, et se mit en devoir de me donner la main. Je me détournai sans affectation, et j’entrai dans la salle. J’y trouvai madame Beaumont, et lady Louise qui s’entretenoit avec mylord Merton ; ils se sont raccommodés, et le lord est rentré en faveur.

Je me plaçai, comme de coutume, dans une des croisées. Orville ne tarda pas à me joindre : « D’où vient, me dit-il, que miss Anville est si sérieuse » ?

« Non pas sérieuse, mylord, je dirois plutôt hébétée », et en même temps j’ouvris un livre qui se trouvoit là sous ma main.

« Irez-vous ce soir à l’assemblée » ?

« Non, mylord, assurément pas ».

« Je n’en serai donc pas non plus ; j’ai eu trop de plaisir à la dernière, pour être tenté d’en perdre le souvenir ».

Madame Selwyn étant de retour, toute la société fit partie de passer la soirée à l’assemblée ; il n’y a que moi qui ne fus point invitée ; mylord Orville refusa sous prétexte d’occupation.

Madame Selwyn étoit prête à s’en aller avec moi, mais elle ne put s’empêcher de me jouer une pièce de sa façon : « Mylord Orville, s’écria-t-elle, a-t-il obtenu la permission de nous suivre » ? Celui-ci lui répondit qu’il n’avoit pas eu la vanité de la demander, et nous sortîmes enfin.

Madame Selwyn me tourmenta en chemin d’une manière impitoyable. Elle me dit que puisque j’avois refusé d’admettre parmi nous un homme de si bonne société, j’étois sûre apparemment de fournir seule à la conversation ; qu’ainsi elle espéroit que je m’évertuerois. Je fis de mon mieux pour être gaie ; mais les plaisanteries perpétuelles dont je fus accablée, me firent regretter plus d’une fois de m’être engagée dans cette promenade.

Nous nous rendîmes droit à la fontaine, et nous entrâmes dans l’une des salles, qui regorgeoit de monde : au moment où j’y mis les pieds, j’entendis s’élever un murmure confus ; la voilà ! se disoit-on, et à ma grande confusion j’observai que tous les yeux étoient fixés sur moi. J’enfonçai mon chapeau pour être moins remarquée ; mais voyant que je continuois à demeurer l’objet de la curiosité générale, je suppliai madame Selwyn de hâter notre retour. Elle avoit lié conversation avec un cavalier de sa connoissance, et me répondit que si j’étois lasse de l’attendre, il ne tenoit qu’à moi d’accompagner les demoiselles Watkins, qui sortaient pour faire des emplettes dans une boutique de modes. Je connois ces demoiselles Watkins pour les avoir vues quelquefois chez madame Beaumont.

J’acceptai la proposition, et j’échappai ainsi à la foule, mais je ne gagnai pas beaucoup au change. Nous n’avions pas fait dix pas, que nous nous vîmes poursuivies par une bande de jeunes gens, qui s’annonçoient assez incivilement ; ils vinrent nous regarder en face, puis se retirèrent, et se permirent entr’eux des réflexions aussi absurdes qu’indiscrètes. « Oui, c’est elle, s’écria l’un, remarquez la rougeur sur le front — Sans doute, reprit un second, ce sont bien-là ses yeux baissés. — La beauté siégeant sur son visage, ajouta un troisième. — Et son esprit ? — Ah ! c’est là le grand nœud ; je parie qu’elle ne dira pas deux mots. — Pure timidité, mon ami, ne savez-vous pas son air timide » ?

Tels furent les propos que nous essuyâmes en continuant tranquillement notre chemin, et en nous hâtant d’échapper aux traits de ces observateurs impertinens.

La pluie nous surprit, et ces messieurs s’empressèrent de nous offrir leurs bras : deux sur-tout se distinguèrent par leurs importunités envers moi ; et dans un mouvement que je fis pour les éviter, j’eus la mal-adresse de me laisser tomber. Ils aidèrent à me relever ; et pendant qu’ils étoient occupés à me prodiguer leurs services, je vis devant moi — sir Clément Willoughby.

« Ciel ! s’écria-t-il avec sa vivacité ordinaire, miss Anville ! J’espère, madame, que vous ne vous êtes point fait mal ».

Je lui répondis que non. Les inconnus qui nous avoient suivies jusqu’ici se retirèrent pour laisser le champ libre à sir Clément. Il me supplia de lui donner le bras, et sur mon refus il s’informa qui étoient les cavaliers qui venoient de me quitter.

Je lui dis que je ne les avois jamais vus.

Et cependant ils ont obtenu l’avantage de vous rendre leurs soins ? Oh ! miss Anville, est-ce donc pour moi seul que vous êtes cruelle » ?

« Rassurez-vous ; cet avantage, si c’en est un, n’étoit qu’usurpé ».

« Que ne suis-je donc venu plutôt ! J’arrive à Bristol ce matin même, et j’ai à peine eu le temps de m’informer de votre demeure ».

« Saviez-vous donc que j’étois aux eaux » ?

« Ah ! comme si j’étois le maître de vivre sans avoir de vos nouvelles ! donnez-moi votre indifférence, et je serai plus tranquille, et on ne me verra plus me repaître de vaines espérances, et courir de ville en ville pour n’y trouver que le désespoir ! Hélas ! puissiez-vous avoir une idée de ce que je souffre ; mais vos froideurs, la sérénité constante de votre ame vous rendent incapable de sentir mon trouble ».

La sérénité constante de mon ame ! Oh, que ne dit-il vrai !

« Mais, ajouta-t-il, quand même je n’eusse été conduit ici que par hasard, je n’aurois pas tardé à vous découvrir : la voix publique m’auroit appris que vous y êtes ».

« Et qu’ai-je de commun, je vous prie, avec la voix publique » ?

« Votre nom, madame, est le premier que j’ai entendu prononcer à Bristol, et encore cette distinction étoit-elle superflue : le portrait qu’on fait de vous ne peut convenir qu’à vous seule ».

Je protestai que je ne comprenois rien à ce langage ; et en attendant nous entrâmes dans une boutique, où les demoiselles Watkins examinèrent quelques marchandises. Sir Clément reprit sa conversation : « Je ne saurois vous exprimer ma joie de vous trouver en si bonne santé. On m’avoit fait craindre que vous ne fussiez indisposée ; mais jamais je ne vous vis plus fraîche et plus belle ».

L’arrivée de madame Selwyn me dispensa d’une réponse. Elle connoît sir Clément, et, à en juger par l’accueil qu’elle lui fit, il est fort dans ses bonnes grâces.

« Savez-vous bien, miss, me dit-elle, que vous êtes en danger à Bristol ? Les femmes y sont en guerre ouverte avec vous : toute l’assemblée est en rumeur, et c’est vous, malgré votre air d’innocence, qui causez ces troubles. Soyez sur vos gardes, si vous voulez m’en croire ».

« Et de quoi s’agit-il, madame » ?

« Il y court des couplets, qu’on a lus publiquement en ma présence ; les beautés de Bristol y sont nommées, et c’est vous qui en êtes la Vénus, à qui on adjuge le prix ».

« Et n’avez-vous point vu ces couplets ? interrompit sir Clément ».

« En vérité, monsieur, je ne savois pas seulement qu’ils existassent.

Madame Selwyn. « N’allez pas du moins m’en attribuer l’invention ; c’est un honneur que je ne mérite point ».

Sir Clément. « J’ai copié dans mes tablettes les quatrains où l’on parle de miss Anville, et j’aurai l’honneur de les lui présenter dès ce soir ».

Madame Selwyn. « Et pourquoi cette prédilection pour les quatrains où il est question de miss Anville ? la connoissiez-vous déjà » ?

Sir Clément. « Oui, madame, j’ai eu l’honneur de la voir souvent dans la maison du capitaine Mirvan ; que trop souvent », ajouta-t-il tout bas : et madame Selwyn s’étant détournée pour faire des emplettes, il poursuivit :

« J’ai mille choses à vous dire : m’est-il permis de savoir où vous logez » ?

« Chez madame Selwyn ».

« Est-il possible ! — le hasard me sert donc une fois. — Et depuis quand y êtes-vous » ?

« Depuis trois semaines, environ ».

« Que de peine j’ai eu à vous retrouver depuis votre retraite précipitée de Londres ! Cette virago de Duval m’a absolument refusé toute nouvelle. Ah ! miss Anville, si vous saviez combien j’ai souffert, combien de nuits j’ai passées dans des insomnies ; si vous connoissiez cette malheureuse incertitude dont j’ai été tourmenté sans cesse ; non, vous ne pourriez jamais, malgré toute votre rigueur, me recevoir avec cette indifférence glacée ».

« Moi, que je vous reçusse autrement, monsieur ! et à quel titre » ?

« Et n’est-ce pas pour vous seule que j’arrive ici ? Mon voyage pouvoit-il avoir d’autre but que le bonheur de vous revoir » ?

« Que sais-je, monsieur ; — il y a tant de gens qui font le voyage de Bristol ».

« Cruelle ! comme si vous ignoriez que je vous adore, que vous êtes l’amante souveraine de mon cœur, l’arbitre de ma destinée » !

Madame Selwyn étant revenue alors vers nous, sir Clément reprit son air dégagé, et lui demanda s’il auroit l’honneur de la voir à l’assemblée.

« Oui, sans doute, lui répondit-elle, nous y serons, et il ne tient qu’à vous de nous y apporter les couplets, si miss Anville peut patienter aussi long-temps ».

Il me pria alors de l’accepter pour moitié ; je le remerciai, en lui disant que je ne comptois pas de sortir.

« Comment, s’écria madame Selwyn ! vous n’irez point à l’assemblée ? peut-être avez-vous aussi des lettres à écrire » ?

« Non, madame, pas une seule ».

« Et pourquoi donc voulez-vous garder la maison ? Est-ce pour aider, ou pour embarrasser ceux qui y restent » ?

« Ce n’est pas ce que je cherche, et si vous le trouvez bon, madame, je n’y resterai pas ».

« Je me flatte donc d’obtenir l’honneur de danser avec vous, répéta sir Clément ».

Je lui fis une légère inclination de tête ; la crainte des plaisanteries de madame Selwyn lui épargna un refus.

Nous retournâmes bientôt chez nous, accompagnées de sir Clément. Sa conversation avec madame Selwyn étoit réellement amusante ; mais je n’étois guère d’humeur à me divertir. Dans toutes les circonstances j’ai le malheur de paroître aux yeux de mylord Orville comme une étourdie, comme une capricieuse, sans principes et sans fermeté. Je l’évite à la vérité autant que je puis, je fais de mon mieux pour lui cacher mes foiblesses ; mais encore je ne saurois souffrir qu’il prenne une mauvaise opinion de moi : il ignore les raisons qui m’ont décidée à m’engager pour l’assemblée, ainsi il doit être surpris de ces variations éternelles.

Mylord Orville fut la première personne que nous vîmes dans le jardin ; il ne parut guère content de se rencontrer avec sir Clément, et j’observai qu’ils changèrent tous deux de visage.

Nous retrouvâmes dans la salle la même compagnie que nous y avions laissée le matin ; madame Selwyn présenta sir Clément à madame Beaumont ; il connoissoit déjà lady Louise et mylord Merton. La conversation roula sur des lieux communs ; le beau temps, les étrangers des eaux, les nouvelles du jour, occupèrent tous les esprits : sir Clément seul affecta de me parler en particulier.

Quelle différence entre mylord Orville et lui ! L’un se distingue par la douceur de ses manières, par la délicatesse de sa conduite, par un air respectueux, qui, au milieu des propos les plus flatteurs, me laisse toujours à mon aise : l’autre me surcharge d’une politesse outrée ; ses attentions trop marquées deviennent embarrassantes, et il y attache un air d’importance qui n’échappe à personne. On diroit que cette publicité lui plaît, car il prend soin d’écarter tous ceux qui seroient tentés de me parler.

Lorsqu’il fut parti, mylord Orville s’approcha avec un sourire malin :

« Miss Anville me permet-elle d’usurper la place de sir Clément ? — ? Dois-je penser… ».

« Une visite aussi indifférente ne vaut pas la peine, mylord, que vous y pensiez du tout ».

« Pardonnez, madame ; rien de ce qui vous concerne ne m’est indifférent ».

Il ne me dit plus rien jusqu’à ce que les dames se fussent retirées pour faire leur toilette ; alors il me pria de lui accorder un moment d’entretien. « Je tremble, madame, d’avoir eu le malheur de vous déplaire ; je serois au désespoir d’avoir un tel reproche à me faire ; si je l’ai mérité, soyez sûre du moins que c’est involontairement.

« Non, mylord, vous êtes sans contredit à l’abri de tout reproche ».

« Vous soupirez (en me prenant la main) ; puissé-je du moins partager vos chagrins, quelle qu’en soit la source ! avec quel empressement je m’appliquerois à les soulager ! confiez-les-moi, chère miss Anville ; souvenez-vous que vous êtes ma sœur d’adoption ; dites-moi, je vous supplie, mon aimable amie, si je suis en état de vous rendre service ».

« Non, mylord, je vous remercie ».

« Quoi ! je ne puis donc vous être bon à rien ! Peut-être souhaiteriez-vous revoir M. Macartney » ?

Je répondis encore par un non.

« À vous dire vrai, ce n’est pas là proprement ce qui m’inquiète. J’ai un doute plus essentiel ; — mais il m’en coûte de vous en parler, car il n’est pas impossible que mes conjectures ne vous fassent de la peine ».

« Vous êtes pressée pour le moment ; je ne veux point vous retenir ; peut-être aujourd’hui aurai-je l’occasion de m’expliquer plus clairement : — seulement souffrez que je me permette une question ? — Saviez-vous ce matin, en allant à Bristol, qui vous y rencontreriez » ?

« Moi, mylord » ?

« Pardon, mille pardons de ma curiosité indiscrète. — Laissons-là ma question, n’en parlons plus ».

En effet je sortis, et je me hâtai de gagner ma chambre. C’est ce sir Willoughby qui lui fait ombrage ; il m’eût été aisé de détruire les soupçons du lord ; mais je me suis imposé la loi, une fois pour toutes, de l’éviter, de le fuir, autant que possible. J’aurois désiré cependant de lui annoncer l’engagement que j’avois pris pour l’assemblée, puisqu’il sembloit compter sur moi ce soir.

Je ne descendis qu’à l’heure du dîner, après que tout le monde fut déjà assemblé. Orville fut étonné de me voir parée, et moi-même j’en étois honteuse. « N’ai-je pas compris, demanda madame Beaumont, que miss Anville ne sortirait pas aujourd’hui » ?

« Oui, répondit madame Selwyn, c’étoit son plan ce matin ; mais il y a dans cette assemblée une espèce de pouvoir magique, auquel on ne résiste pas ».

Lord Orville ne put s’empêcher de témoigner sa surprise. On se mit à table ; il m’en coûta d’abandonner mon ancienne place à côté du lord ; les efforts que je fis pour l’éviter, le déconcertèrent visiblement ; cependant j’ai tenu ferme, et je suis demeurée fidelle à la promesse que je vous ai donnée dans ma lettre d’hier.

Après le dîner, nous passâmes tous dans la salle à visites, où il me fut impossible d’échapper à mylord Orville : « Vous allez donc tout de bon, me dit-il, à l’assemblée ? — Et danserez-vous aussi » ?

« Je l’ignore, mylord ».

« Si je ne craignois que vous ne fussiez ennuyée d’avoir deux fois de suite le même cavalier, j’aurois l’honneur de vous demander votre main ; les lettres que j’ai à écrire peuvent être remises jusqu’à demain ».

« Si je dois danser nécessairement, je suis déjà à moitié engagée ».

« Et avec qui, si j’ose le savoir » ?

« Avec sir Clément Willoughby ».

Ce nom lui ferma la bouche ; il parut mécontent, et ne me parla plus de toute l’après-dînée. — Ah ! monsieur, je n’étois pas non plus dans une assiette bien agréable.

Sir Clément ne manqua pas d’arriver de très-bonne heure pour nous conduire à l’assemblée, et d’abord en entrant il renouvela ses importunités ; il s’assit à côté de moi, et ne cessa de m’accabler de ses fadeurs.

Mylord Orville ne desserra point les dents ; il me fixa d’un air sérieux et pensif, et il baissa les yeux aussi souvent que je tournois les miens sur lui.

Sir Clément sortit de sa poche un papier plié qu’il me présenta, en ajoutant d’une voix basse : « Voici, aimable miss Anville, un foible portrait de celle que j’adore : vous trouverez ces couplets bien au-dessous du sujet ; mais, tels qu’ils sont, je porte encore envie à l’heureux mortel qui a osé risquer cet essai ».

« Nous verrons cela, lui répondis-je, une autre fois ». Je craignois que mylord Orville ne s’apperçût que j’acceptois de sir Clément un écrit, offert aussi mystérieusement. Mais ce sir Clément est un homme dont on ne vient pas aisément à bout, et il suffit qu’il se soit mis un projet en tête, pour qu’on ne réussisse point à lui faire lâcher prise.

« Non, continua-t-il, serrez ce papier au plus vîte pendant que lady Louise n’y est point (elle étoit sortie avec madame Selwyn), et sur-tout prenez soin qu’il lui reste caché ».

Je l’assurai que mon intention n’étoit pas de lui montrer les couplets.

« Vous ne sauriez donc mieux faire, madame, que de les accepter tout de suite. J’aimerois bien à les lire haut ; mais vous trouverez qu’ils doivent n’être connus ici que de vous et de madame Selwyn ».

Voyant donc que mes refus seroient inutiles, je reçus les couplets. Un papier présenté avec un certain mystère, notre entretien soutenu, pour ainsi dire, à l’oreille, fournissoient matière à des remarques.

Sir Clément me pressa de parcourir les quatrains, et il ajouta qu’il n’avoit pas osé les produire publiquement, par la raison que lady Louise n’y étoit pas des mieux traitées. Cette circonstance m’embarrasse, et je m’expose à des ressentimens de la part de cette dame, si jamais ces couplets parviennent jusqu’à elle.

Je vous en remets ci-joint une copie[1], mon cher ; c’est un panégyrique outré de mes prétendues perfections, et il y auroit de la vanité à faire parade d’éloges que je ne dois pas mériter.

Je n’avois pas encore eu le temps de serrer ce beau morceau de poésie, quand les dames revinrent. Madame Selwyn eut la curiosité de me demander ce que je tenois là. Je lui dis que ce n’étoit rien ; et j’empochai au plus vîte mon papier.

« Rien, reprit-elle, et un rien peut vous faire rougir ». Je ne sus que répondre : un soupir échappé à mylord Orville produisit sur moi une impression que je n’ai pas le courage de vous dépeindre.

Mylord Merton présenta la main à lady Louise, et ils montèrent en voiture avec madame Beaumont. Madame Selwyn se servit de l’équipage de sir Clément, et il m’y fallut prendre place aussi.

Je ne parlai point en chemin : mais nous ne fûmes pas plutôt arrivés à l’assemblée, que sir Clément sut me faire rompre mon silence. Il me demanda d’abord à danser ; je m’en excusai en le priant de chercher une autre moitié : il s’en défendit, protestant qu’il étoit très-aise de pouvoir rester tranquille avec moi, puisque également il avoit mille choses à me dire.

Là-dessus, il se mit à me conter tout ce qu’il prétendoit avoir souffert de mon absence, ses alarmes après mon départ de Londres, les difficultés inouies qu’il avoit eues à me découvrir ; avantage qu’il n’avoit pu se procurer qu’en sacrifiant encore une semaine au capitaine Mirvan.

« Howard-Grove, continua-t-il, qui m’avoit paru un paradis terrestre, n’étoit plus qu’un séjour lugubre ; ses environs n’étoient plus les mêmes : les promenades que j’avois trouvées si délicieuses, ne m’offroient plus le moindre attrait ; lady Howard, que j’avois prise pour une respectable vieille d’une humeur agréable, rentroit à présent dans la classe ordinaire des femmes de son âge : madame Mirvan, qui ci-devant me sembloit être un meuble de campagne assez supportable, me devenoit maintenant si insipide, qu’à peine pouvois-je m’empêcher de dormir dans sa société ; et sa fille aussi, que j’avois crue assez gentille et d’une bonne pâte, ne fut plus capable de m’inspirer le moindre intérêt : enfin le capitaine, que j’avois toujours regardé comme un rustre, n’étoit plus à mes yeux qu’un sauvage ».

« Eh ! monsieur, m’écriai-je, dans quels termes parlez-vous de mes meilleurs amis » ?

« Pardon, madame, mais le contraste de ces deux visites étoit trop frappant ».

Il me demanda ensuite ce que je pensois de l’auteur des couplets ?

« C’est quelqu’un, lui dis-je, qui a envie de se jouer de moi, ou qui lui-même n’est pas dans son bon sens ».

Là-dessus il me fit force complimens, auxquels je ne crus échapper qu’en lui proposant une danse. « J’espérois, reprit-il, que l’auteur se trahiroit par ses yeux ; mais cet indice n’est pas sûr avec vous, madame, puisque vous attirez également tous les regards. Sans contredit vous serez en état de deviner l’auteur des couplets ».

Je lui répétois que je n’en savois rien du tout. Entre nous cependant, mon cher monsieur, mes soupçons tombent sur M. Macartney ; il n’y a que lui qui soit capable de parler de moi avec tant de prévention ; d’ailleurs je crois avoir reconnu la tournure de ses vers.

Sir Clément me fit encore un millier de questions au sujet de mylord Orville ; depuis quand il étoit à Bristol ? — Depuis quand je demeurois à Clifton ? — Si le lord sortoit le matin en cabriolet ? — Si j’avois jamais eu le courage de me promener dans ces sortes de voitures ? Cet interrogatoire fut poussé avec la hardiesse et l’indiscrétion qui sont propres à sir Clément.

J’étois déjà ennuyée du bal, et j’attendois avec impatience le moment où je pourrois me retirer : heureusement lady Louise prévint mon desir ; elle se pique de quitter les assemblées la première, et nous partîmes d’assez bonne heure.

Mylord Orville nous reçut avec un sérieux glacé : pas une seule de ces distinctions flatteuses dont je me suis tant louée ; pas la moindre marque d’une simple politesse : lady Louise elle-même n’auroit pu me faire un accueil plus froid. Sir Clément, qui resta à souper, se plaça à côté de moi, sans que mylord Orville cherchât à l’en détourner ; jusqu’ici cependant il avoit toujours ambitionné d’être mon voisin à table.

Cette petite circonstance m’affecta beaucoup ; j’ai tâché cependant d’en être bien aise ; l’oubli et l’indifférence, voilà ce que je dois demander pour me réconcilier avec moi-même. Mais, hélas ! — déchoir de la sorte dans son estime ! — perdre tout d’un coup son amitié ! cette idée me perçoit le cœur ; je ne sus quelle contenance garder, et malgré tous mes efforts je ne pus retenir quelques larmes qui se glissèrent le long de mes joues. Lord Orville ne s’en apperçut pas, et je réussis à me remettre assez pour tenir ferme jusqu’à la fin du repas. Dès que sir Clément fut parti je me retirai, sans oser risquer de rencontrer les yeux d’Orville.

J’ai passé la nuit à vous écrire ; j’étois trop sûre de ne pas dormir, pour penser à me coucher. Dites-moi, mon cher monsieur, s’il est possible que vous approuvez ma conduite, — que vous autorisez mon changement, — que j’ai raison de fuir mylord Orville et d’éviter ses égards ? — Dites-le-moi, je vous en prie, et je me consolerai d’un tel sacrifice au milieu de mes regrets ; car, je ne le déguise point, jamais je ne cesserai de regretter son amitié ; — je l’ai perdue ; — je l’ai foulée aux pieds. — N’importe, ces liaisons honorables n’étoient pas faites pour moi, et m’exposoient à des dangers inévitables.

D’après les conseils que vous m’avez donnés, monsieur, je ne pense plus qu’à me gouverner avec toute la sagesse possible ; j’ai à combattre la foiblesse de mon cœur, et les afflictions auxquelles je suis souvent en proie ; mais j’espère de les vaincre : si je succombe, je ne serrai du moins pas coupable par ma faute. Le desir de bien faire contient en moi toute autre passion, en tant qu’elle pourroit influer sur ma conduite. Et ne le dois-je pas, moi qui suis votre fille, formée par vos soins ? Oh ! mon père et mon ami, je dois l’avouer, mes sentimens sont en opposition avec mon devoir ; et tandis que je fais des efforts pour me réconcilier avec moi-même, j’éprouve de plus en plus que mon repos, mes espérances, mon bonheur, — sont évanouis.

Vous seul, monsieur, pouvez calmer mon esprit agité ; vous ne refuserez point votre compassion à des foiblesses qui vous sont étrangères, et ne sais-je pas qu’en désapprouvant l’affliction, vous vous plaisez à consoler l’affligé ?



  1. Anville, que les graces recherchent, s’avance enfin d’une démarche modeste et d’un air timide, les yeux baissés, la rougeur sur le front, et la beauté siégeant sur son visage. Anville ne doit ses attraits qu’à elle-même, et ses vertus qu’à la noblesse de son ame ; cependant, ignorant le pouvoir de ses charmes, elle frappe sans art, et blesse sans le savoir.