Évelina/Lettre 52
LETTRE LII.
J’ai à vous rendre compte, mon cher monsieur, d’une aventure qui a occupé mon esprit pendant toute la nuit, et je me lève de grand matin pour vous en entretenir.
On étoit convenu hier que nous passerions la soirée dans les jardins de Marybone, où M. Torré, un célèbre étranger, devoit tirer un feu d’artifice : madame Duval, les Branghton, M. Dubois, M. Smith, M. Brown et moi composions la partie.
Nous arrivâmes des premiers, monsieur Branghton ayant déclaré qu’il vouloit bien voir pour son argent, et se dédommager de son mieux d’une dépense aussi frivole.
Notre société s’étoit dispersée en chemin ; M. Brown et miss Polly ouvrirent la marche ; M. Smith avoit donné le bras à miss Branghton, et sembloit s’être proposé de se venger de mes refus du bal, car il réserva pour sa moitié toutes les attentions qu’il m’avoit témoignées ci-devant ; miss Branghton parut jouir de son triomphe, et se tourna souvent en arrière, pour voir si je faisois attention à l’heureuse intelligence qui subsistait entre elle et M. Smith. M. Dubois accompagna madame Duval. M. Branghton marcha seul ; mais son fils s’appliqua avec d’autant plus d’assiduité à me rendre ses soins, et il me pressa beaucoup d’accepter son bras : je le remerciai, et je restai à côté de madame Duval.
Le soi-disant jardin de Marybone ne se distingue ni par sa magnificence, ni par sa beauté ; nous y mourions tous d’ennui, et j’attendis avec impatience le moment où la musique devoit commencer : on vint nous avertir que l’orchestre étoit prêt ; un certain M. Barthelemon joua un concert de violon avec autant d’habileté que de goût.
Le feu d’artifice étant sur le point d’être exécuté, nous courûmes en avant pour nous assurer de bonnes places ; mais la foule étoit si grande, que M. Smith nous conseilla de demander un banc pour nous y tenir debout. Nous en fûmes effectivement pourvues, et nos messieurs nous quittèrent tous, en promettant de venir nous rejoindre dès que le spectacle seroit fini.
Le feu d’artifice étoit d’une grande beauté : il représentoit l’histoire d’Orphée et d’Eurydice ; mais à l’endroit où, par un regard fatal, ces deux amans sont de nouveau séparés, il se fit une si violente explosion, que nous descendîmes toutes du banc pour reculer de quelques pas, la quantité d’étincelles qui nous entouroient nous faisant craindre un accident.
Je m’étois malheureusement écartée un peu trop loin, et je ne m’en apperçus que lorsqu’un inconnu me dit : « Venez avec moi, mon enfant, je prendrai bien soin de vous ».
Ne retrouvant personne de ma société, je me sauvai en diligence vers l’endroit que je venois de quitter ; le banc étoit occupé par des gens que je ne connoissois point : je me vis seule et abandonnée au milieu de la foule, je courus de tout côté sans savoir quel parti prendre. À tout moment j’étois accostée par quelque insolent, qui se croyoit autorisé, par mon embarras, à me lancer ses mauvaises plaisanteries, ou à me tenir des propos doucereux, également choquans.
Un jeune officier entr’autres eut la hardiesse de me prendre par la main, en me disant : « Vous êtes jolie, ma petite, et je vous engage dans ma compagnie ».
Je m’arrachai d’entre ses bras, et me réfugiai vers deux dames qui passoient dans ce moment ; je les suppliai de m’accorder leur protection.
Elles me reçurent avec un grand éclat de rire. « Venez parmi nous », me répondirent-elles, et elles prirent mes deux bras.
« D’où peut vous venir une telle frayeur » ? continuèrent-elles d’un ton ironique. Je leur racontai ingénument ce qui venoit de m’arriver, et je les priai de m’aider à chercher mes amis.
« Oh ! vous n’en manquerez pas, ma chère, tant que vous serez avec nous. » Je les assurai que les miens reconnoîtroient obligeamment les services qu’elles voudroient bien me rendre. — Mais, monsieur, je ne tardai pas à me convaincre dans quelles mains j’étois tombée ; les éclats perpétuels de ces femmes, leur conversation, leurs manières, tout me prouva que je n’avois à attendre d’elles qu’insultes et déshonneur. Jugez de ma situation !
Je guettois le moment où je pourrois échapper à ces deux méchantes créatures. Elles me firent mille questions : qui j’étois ? d’où je venois ? etc. Je leur fis des réponses vagues. Mais quelle fut ma consternation, quand je vis arriver mylord Orville qui s’avançoit vers nous ? Je ne saurois vous exprimer tout ce que je sentis dans ce moment ; quand même j’aurois eu le malheur d’être tombée dans l’état de dégradation que mes compagnes pouvoient faire soupçonner, je n’aurois pu sentir davantage ma honte.
Heureusement le lord passa outre sans faire attention à nous : je crus cependant remarquer qu’il jeta un coup d’œil de notre côté.
L’une de ces femmes me demanda si je connoissois ce jeune homme ? Je lui dis que non, pour éviter toute explication.
Quelques minutes après, j’entendis, à ma grande satisfaction, la voix de M. Branghton : « Dieu soit loué ! m’écriai-je, voici quelqu’un de notre partie », et aussi-tôt je le joignis pour prendre son bras. Je remerciai les deux femmes de leur politesse, et leur fis entendre que je ne prétendois pas les incommoder davantage.
Dans le même moment, je rencontrai madame Duval et les demoiselles Branghton, qui toutes étoient fort curieuses de savoir ce que j’étois devenue : je leur promis que nous en parlerions une autre fois. Il m’importoit d’écarter ces deux femmes, qui continuèrent toujours à prêter une attention indiscrète à notre conversation : elles eurent même la hardiesse de nous proposer d’être des nôtres ; personne ne les refusa, et je n’osois rien dire moi-même. Il me fallut de nouveau consentir à m’associer avec elles.
Comme si tout avoit conspiré à me couvrir de confusion, le hasard voulut que nous rencontrassions encore le lord Orville. — Cette fois-ci il m’apperçut. — Sa présence fut un coup de foudre pour moi ; je n’avois pas le courage de le regarder en face : il s’approcha vers moi, et nous nous arrêtâmes tous.
Il eut la bonté de me saluer, et il me fixa d’une manière qui exprimoit assez sa surprise : je crus cependant lire dans ses yeux un certain intérêt qu’il sembloit prendre à ma situation, et cette idée est la seule consolation que j’aie eue dans cette horrible soirée.
Je n’ai point retenu ce que mylord Orville me disoit, j’étois trop émue pour l’écouter avec attention ; je sais seulement que je gardois le silence, et qu’après une courte pause il me quitta.
Je ne réussirai jamais, monsieur, à vous dépeindre tout ce que je souffrois. Je suppliai madame Duval de me tenir séparée du reste de la société, et de permettre que je demeurasse seule avec elle. Le lord étoit encore trop près de nous pour que cette démarche eût pu lui échapper : il revint sur ses pas. Cette complaisance me dédommagea en grande partie des chagrins que j’avois essuyés ; elle me prouva dans un homme du caractère réservé et tranquille d’Orville, que mon embarras lui faisoit quelque peine : c’est ainsi, du moins, que j’interprétai son retour.
Il m’en fit ses excuses avec une politesse à laquelle je ne suis plus habituée dès long-temps : il me demanda des nouvelles de madame Mirvan et de sa famille. La conjecture flatteuse que j’avois formée me rendit le courage ; je lui répondis avec aisance. Notre conversation fut bientôt interrompue par un éclat de rire indécent de la part des demoiselles Branghton : j’en rougis ; mylord Orville leur lança un regard plein d’indignation, et ne dit plus rien.
Madame Duval, à qui les apparences en imposent si facilement, avoit pris jusqu’ici les deux femmes qui s’étoient mises de notre partie pour des personnes du bon ton ; elle commença cependant à concevoir de la défiance, et elle jugea à propos d’arrêter une loge pour y attendre M. Branghton. Nous y fûmes suivies par ces créatures hardies, et mylord Orville me souhaita le bon soir d’un air de gravité qui me perça le cœur. Je n’eus pas la force de lui répondre ; mais pour peu que ma physionomie ait été d’accord avec mes sentimens, elle devoit porter l’empreinte d’une profonde mélancolie. J’ai lieu de croire qu’il s’en apperçut, car il ajouta avec douceur : « Si miss Anville daignoit me donner son adresse, je lui demanderons la permission de lui rendre mes devoirs avant que de quitter Londres » ?
Cette question inattendue acheva de me décontenancer ; je lui dis en tremblant que je demeurois dans Holborn : il me fit une révérence, et s’en alla.
Que doit-il penser de cette aventure ? Toutes les apparences sont encore contre moi ! Avec un peu de présence d’esprit je lui aurois d’abord expliqué le mystère, je lui aurois avoué par quel étrange hasard je m’étois trouvée dans cette horrible société ; — mais je ne sais jamais ce que je fais.
Je n’ai guère d’autres particularités à vous marquer du reste de la soirée. Cette rencontre fatale absorba toutes mes pensées, et elle sera également le seul objet dont je vous entretiendrai aujourd’hui. Les deux malheureuses qui m’avoient tourmentée toute la soirée, continuèrent à nous être fort à charge, et elles s’amusèrent surtout à tourmenter le jeune Brown. Nous ne fûmes débarrassées d’elles qu’à l’arrivée, de M. Branghton, qui, par ses manières polies, parvint bientôt à les chasser. Nous nous retirâmes peu après.
Quelles que soient les conjectures de mylord Orville sur cette affaire, elles ne sauroient manquer de tourner à mon désavantage. M’avoir trouvée avec des femmes de cette espèce, quelle honte ! Jusqu’ici j’ai toujours eu la vanité de souhaiter qu’il ne me vît point avec les Branghton et madame Duval, et maintenant je me croirois trop heureuse de n’avoir pas paru devant lui en bien plus mauvaise société. — Joignez à cela l’adresse de ma demeure : quel concours de circonstances fâcheuses ! Mais je ne veux point vous fatiguer par les réflexions humiliantes qui se présentent en foule à mon esprit. Peut-être viendra-t-il me faire la visite qu’il m’a promise, et alors je saisirai sûrement cette occasion pour lui expliquer tout ce que mon aventure offre de choquant. Cependant, comme je ne lui ai point indiqué au juste la maison que nous habitons, il aura de la peine à me découvrir. Je lui ai dit simplement que je demeurois dans Holborn, et l’embarras de ma réponse l’empêcha de me demander d’autres renseignemens. Que faire ? il faut prendre mon mal en patience.
En attendant, je dois rendre justice à mylord Orville, et je suis confirmée plus que jamais dans la haute idée que j’ai toujours eue de son honnêteté et de sa délicatesse. Quelle différence entre sa conduite et celle d’un sir Clément Willoughby ! il avoit pour le moins autant de sujet que celui-ci de prendre mauvaise opinion de moi : cependant, avec quelle circonspection ne m’a-t-il pas traitée ? Et s’il parut surpris de me trouver dans une situation aussi peu conforme à celle où il m’avoit vue précédemment, du moins il ne s’en est pas prévalu pour m’insulter. Loin de-là, je suis persuadée qu’il ne peut refuser sa pitié à une jeune personne tombée, en apparence, dans cet état avilissant. Mais, quels qu’aient été ses doutes et ses soupçons, il est certain qu’ils n’influèrent en rien sur sa conduite. Il me parla avec les mêmes égards et la même politesse qu’il m’avoit témoignés autrefois quand je fis sa connoissance chez madame Mirvan, dans des conjonctures plus favorables. Quoi qu’il en soit, quittons ce sujet.
Dans tous les revers que je rencontre, il m’est doux, mon cher monsieur, d’être convaincue que votre tendresse et votre protection me restent toujours. Ah ! si ma plume pouvoit exprimer la force de mes sentimens, avec quelle chaleur ne vous dirois-je pas combien je suis votre dévouée