Évelina/Lettre 50
LETTRE L.
- Évelina à M. Villars.
Je viens de recevoir, monsieur, le présent gracieux que vous m’avez fait, et la lettre plus gracieuse encore dont il étoit accompagné. Jamais orpheline n’a été moins à plaindre que votre Évelina : sans mère, et je dirois presque sans père, ou plus malheureuse que si je n’en avois point : privée depuis mon enfance des deux premières consolations de la vie, ai-je jamais eu sujet de pleurer mes pertes ? Cette tendresse, cette indulgence, et ces soins qu’on attend de ses parens, m’ont-ils jamais manqué ? Ah ! que ne sont-ce là les seules raisons que j’ai eues pour donner des regrets à ceux dont je tiens le jour ! J’accepte, monsieur, avec reconnoissance la marque généreuse de votre approbation, et je m’appliquerai à remployer d’une manière qui ne soit pas indigne de la confiance que vous me témoignez.
Vos doutes, à l’égard de M. Macartney, m’embarrassent un peu. Il n’a pas l’air d’un homme devenu malheureux par sa faute ; mais avant que de quitter Londres, j’espère de mieux connoître sa véritable situation ; et lorsque j’aurai des preuves plus certaines du mérite que je lui suppose, je prendrai la liberté de le recommander à vos bontés.
Je suis prête à renoncer, autant qu’il dépendra de moi, à mes relations avec sir Clément Willoughby : mais, monsieur, suis-je bien la maîtresse de lui défendre ma porte ? Miss Mirvan me marque qu’il est arrivé à Howard-Grove, qu’il a ramené la gaîté dans le château, et qu’il est toujours l’ami de cœur du capitaine. Quant à moi, j’ai passé assez tranquillement mon temps depuis la dernière lettre que je vous ai écrite. Un gros rhume a obligé madame Duval à garder la chambre, et le mauvais temps m’a empêchée de voir les Branghton. Le fils est venu faire deux ou trois visites, pendant lesquelles il s’est conduit, s’il est possible, encore plus ridiculement que de coutume : il parle peu, sans faire presque la moindre attention à madame Duval, et il me regarde sans cesse en ricanant. Quelquefois il s’approche de moi, avec la mine d’un homme qui a un secret important à me révéler ; puis il s’arrête tout court, et me rit au nez. Oh ! quelles gens ! Heureux le moment où je verrai arriver notre bonne madame Clinton !
Hier matin, M. Smith a passé ici pour nous avertir que le bal de Hampstead auroit lieu le soir. Il offrit un billet à madame Duval et un autre à moi. Je le remerciai de sa politesse ; mais je lui fis remarquer qu’il avoit oublié bien vîte que je n’avois nulle envie d’être de cette fête.
« Bon Dieu ! madame, qui auroit pu s’imaginer que c’étoit sérieusement ? Venez joliment, et ne faites pas la revêche. Votre grand’maman vous veillera de près, et vous n’aurez rien à risquer. Plus de prétexte, je vous prie, quand les billets sont achetés ».
« Monsieur, si votre intention étoit de me les présenter sans me laisser la liberté de vous en remercier, j’avoue que je vous en aurois moins d’obligation ».
« Vous êtes bien mordante, madame, et il n’y a pas moyen de vous parler. Tenez, votre grand’maman vous en fera la proposition, et alors, j’en suis sûr, vous serez moins cruelle ».
Madame Duval fut prompte à se déclarer en faveur de M. Smith : elle me pressa de laisser là mes difficultés ; et d’accepter l’invitation, puisqu’elle étoit résolue de m’accompagner. Je lui fis des représentations, mais qui ne furent point écoutées. M. Smith lui remit les billets, et m’annonça, d’un ton triomphant, qu’il reviendroit de bonne heure.
Je fus très-fâchée d’être forcée à contracter une espèce d’obligation envers un jeune homme aussi présomptueux que M. Smith ; mais je pris d’abord la résolution de ne pas danser avec lui, quelque choqué qu’il pût être de mon refus.
Il revînt dans l’après-dînée, après avoir épuisé toutes ses ressources pour attirer mon admiration. Sa toilette étoit recherchée, quoique sans goût : mais l’air gêné que lui donnoit une parure à laquelle il n’étoit point accoutumé, et son affectation perpétuelle à jouer l’homme de condition, formoient un contraste ridicule avec ses manières grossières ; et malgré tous ses efforts, il étoit très-éloigné de faire ce qu’on appelle bonne figure.
Le jeune Branghton et sa sœur vinrent prendre le thé avec nous. Cette dernière ne put cacher l’émotion que lui causa la vue de M. Smith. Je m’étois proposé de concerter avec elle les moyens de rompre la partie du bal ; mais son humeur intraitable a dérangé ce projet. Elle mesura des yeux M. Smith ; et après m’avoir gratifiée d’un regard très-mécontent, elle alla bouder dans une croisée, répondant à peine aux questions de madame Duval, et me tournant le dos chaque fois que j’essayai de lui parler.
La vanité de M. Smith jouissoit véritablement du trouble de miss Branghton, et il n’eut pas seulement, la discrétion de déguiser le plaisir qu’il y prenoit. Enfin le jeune Branghton entama la conversation : « Vous voilà tous, nous dit-il, tirés à quatre épingles ; où comptez-vous donc aller ?
M. Smith. « Au bal de Hampstead ».
M. Branghton. « Au bal ! Haha ! ma tante va au bal » !
Madame Duval. « Oui, au bal. Je ne vois pas ce qui pourroit m’en empêcher ».
M. Branghton. « Et danserez-vous aussi, ma tante » ?
Madame Duval. « Et pourquoi non ? mais en tout cas ce ne sont pas vos affaires ».
M. Branghton. « Peste ! je voudrois être aussi de ce bal, ne fût-ce que pour voir danser ma tante. Mais la question sera de trouver un cavalier ».
Madame Duval. « Vous êtes le plus insolent drôle que j’aie jamais vu, et je vous promets que je m’en plaindrai à votre père ».
M. Branghton. « Eh ! de quoi vous mettez-vous en colère, ma tante ? Vous vous emportez pour un rien, et vous ne faites que gronder précisément comme mes sœurs ».
Miss Branghton. « Parlez pour vous, mon frère, et laissez mon nom hors du jeu ».
M. Branghton. « Bon, ne voilà-t-il pas déjà qu’elle se gendarme ? Il n’y a rien de tel pour les femmes que la dispute : c’est leur combat favori ».
M. Smith. « Fi donc ! M. Branghton ! vous vous oubliez ; m’avez-vous jamais entendu parler aux dames avec si peu d’égards » ?
M. Branghton. « Eh ! que m’importe. Vous êtes un petit-maître, et moi pas : et puisque vous vantez tant votre politesse, vous trouverez de quoi l’exercer, en vous donnant pour danseur à ma tante. Hé ! cela seroit une bonne scène ».
Madame Duval. « Bonne ou mauvaise, vous n’en verrez rien ; tout ce que je puis vous conseiller, c’est d’épargner, vos plaisanteries, que je goûte fort peu. D’ailleurs, que je dansasse avec M. Smith, il n’y auroit pas là de quoi crier au miracle ».
M. Smith. « Je croyois, madame, que vous joueriez aux cartes, et que j’aurois l’honneur de danser avec mademoiselle ».
Je saisis volontiers cette occasion pour lui déclarer que je ne danserois pas du tout.
Miss Branghton. « Pas danser du tout ? Oui, c’est à-peu-près dans ce dessein qu’on va au bal ordinairement ».
M. Branghton. « Bon, tenez ferme, cousine ; M. Smith sera obligé de se contenter de ma tante : comme il sera capot »!
M. Smith. « Oh ! je gage que mademoiselle changera d’idée. Elle ne m’échappera pas ».
« Vous vous trompez, monsieur, interrompis-je, et permettez que je vous désabuse : ma résolution est prise, et j’y demeurerai ferme, comptez là-dessus ».
Miss Branghton. « C’est donc une folie que d’aller au bal. Qu’y prétendez-vous faire » ?
« Je n’y vais que pour complaire à madame Duval ».
M. Branghton. « Ma sœur voudroit bien être à votre place ; il y a déjà long-temps qu’elle fait les yeux doux à M. Smith ».
Miss Branghton. « Comment, vous osez !… Votre impudence mériteroit un bon soufflet — ».
M. Smith. « Ha ! ceci va trop loin, M. Tom ; il ne faut jamais trahir les secrets des dames : laissez-le parler, miss Biddy, il ne sait ce qu’il dit ».
M. Branghton. « Cependant je suis sûr que Bid donneroit le bout de son petit doigt pour être de ce bal ; mais M. Smith préfère la cousine, et en cela tout le monde sera de son avis ».
Pendant que miss Branghton ripostoit aux sorties de son frère par une réponse des plus vives, M. Smith me dit à l’oreille : « Comment pouvez-vous, madame, avoir assez de cruauté pour être plus belle que vos cousines ? Peut-on, en effet, les regarder en votre présence » ?
« Ne croyez pas ce qu’il vous conte, s’écria le jeune Branghton : c’est un méchant homme, et je vous réponds qu’il ne vous épousera point ; car il m’a protesté plus d’une fois qu’il ne se marieroit jamais. D’ailleurs, s’il en avoit eu envie, Bid l’auroit soufflé il y a long-temps, et l’auroit remercié par-dessus le marché ».
« Allons, Tom, reprit M. Smith, point d’indiscrétion ; vous me mettrez mal avec ces dames : cependant si jamais je me mariois, ce seroit avec votre cousine ».
Ce seroit ! — Et que pensez-vous, monsieur, de ce ton de hardiesse ? Un regard d’indignation fut toute ma réponse, et je me retirai à l’autre bout de la chambre.
Bientôt après M. Smith envoya chercher une remise. Je m’approchai de miss Branghton pour lui dire adieu ; mais elle ne daigna pas me répondre. Elle s’imagine sans doute que j’ai été au-devant des prétendues politesses de ce fat ; que ne sait-elle combien je desirerois d’en être dispensée !
Le bal se donnoit à Hampstead dans un appartement qu’on appelle la salle longue. Cette épithète lui convient parfaitement, car sa longueur est la seule chose qui le distingue.
Madame Duval ayant engagé M. Smith pour les deux premières danses, je fus quitte pendant quelque temps de ses importunités. On voyoit bien qu’il se seroit passé volontiers de cet honneur ; mais madame Duval ne démord pas aisément, et M. Smith fut obligé de lui donner la main.
Je fus fort surprise quand je lui entendis dire qu’elle vouloit danser le menuet. C’étoit s’exposer ouvertement ; elle fut même embarrassée d’en faire la proposition : M. Smith l’adressa au maître des cérémonies.
Elle accepta le premier venu qui se présenta ; et, pendant la danse, je me crus trop heureuse de n’être point connue de ceux qui m’entouroient. Elle s’en acquitta on ne peut pas plus mal ; et son âge, son ajustement brillant, et la quantité de rouge quelle avoit mis, lui attirèrent les regards, et je crois bien aussi les railleries de toute l’assemblée. M. Smith eut l’incivilité de se moquer publiquement d’elle, et de la couvrir de ridicules de son mieux. Il se tourna ensuite vers moi, pour me dire combien il enrageoit d’avoir été forcé de danser avec madame Duval. Je fis peu d’attention à ses propos, et je lui dis qu’il me convenoit moins qu’à tout autre d’écouter des plaintes de cette nature.
Lorsqu’elle vint nous, retrouver, elle me déconcerta infiniment, en me demandant comment j’avois trouvé son menuet ? Je lui répondis en termes polis ; mais la froideur de mon compliment parut lui déplaire. Elle appela M. Smith pour danser une contredanse, et ils s’en allèrent joindre les rangs. M. Smith s’avisa de me dire, avant que de partir, qu’il mourroit de honte, si quelqu’un de ses connoissances le voyoit danser avec une vieille femme.
Je jouis de nouveau de quelques momens de tranquillité ; mais ce bonheur ne dura pas long-temps. Un jeune écervelé vint me demander la faveur d’une danse. Sur mon refus il devint si importun, que j’eus besoin de tout mon sérieux pour me débarrasser de lui.
La même proposition me fut répétée par plusieurs jeunes gens, dont l’extérieur et le langage me firent mal augurer de leur éducation et de leurs mœurs. Ma situation étoit très-désagréable ; j’étois restée seule, et cette circonstance n’étoit guère propre à tenir ces messieurs en respect. Je fis tout ce que je pus pour écarter les soupçons qu’on auroit pu former ; et, pour mieux réussir, je pris un air de fierté et de gravité qui en imposoit à tout le monde, et qui vous auroit sûrement amusé, monsieur.
Je n’eus pas trop sujet de me réjouir du retour de ma société. M. Smith recommença ses instances pour m’engager à danser avec lui, et madame Duval m’annonça qu’elle alloit se mettre en jeu, et dès qu’elle eut arrangé sa partie, elle nous quitta.
Je ne vous rapporterai point la suite de notre entretien. M. Smith me tourmenta au point, que, lasse de lui faire résistance, j’aurois cédé infailliblement à ses prières, si je ne m’étois rappelé heureusement l’aventure de M. Lovel. Je pris donc le parti d’informer mon persécuteur qu’il ne tenoit plus à moi de le satisfaire, puisque j’avais déjà refusé plusieurs messieurs en son absence. Cet aveu le mit de fort mauvaise humeur, et il jugea à propos de me faire des reproches sur ce que je n’avois pas dit à ceux qui m’avoient demandée, que j’étois déjà engagée.
L’indifférence totale avec laquelle je l’écoutois, lui fit changer de conversation. En effet, je ne pus guère m’empêcher de me laisser aller à des distractions : je n’étois occupée dans ce moment que du souvenir des deux bals auxquels j’avois assisté précédemment. — Ma cotterie, — la conversation, — l’assemblée : oh ! quel contraste prodigieux !
Bientôt il réussit à réveiller mon attention par son extrême impertinence. Il osa me parler de ce qu’il appeloit l’admiration que je lui inspirois, et il en vint à des explications si familières, que je me crus autorisée à lui témoigner mon mécontentement dans les termes les moins équivoques.
Mais quelle fut ma surprise, quand je remarquai que cet homme n’attribuoit mon ressentiment qu’aux doutes que je pouvois avoir de la sincérité de ses propositions. « Soyez moins prompte, me dit-il, ma chère dame ; mes vues sont honnêtes, je vous le proteste. Pouvez-vous exiger qu’on se décide tout d’un coup pour une chose aussi sérieuse que le mariage ? Perdre sa liberté, se couvrir de ridicule aux yeux de ses amis, en vérité ce n’est pas une bagatelle. Jamais femme, avant vous, n’a pu me faire envisager l’état du mariage comme supportable ; il m’a toujours paru un vrai enfer ».
« Votre opinion, monsieur, sur ce sujet ne m’intéresse guère, je vous l’avoue ; et ce seroit perdre le temps très-inutilement, que de discuter cette matière avec vous ».
« Vous êtes un peu trop vive, madame. Qu’une femme aime l’état du mariage, cela est naturel ; mais il n’en est pas de même de nous autres hommes. Mettez-vous, par exemple, à ma place ; figurez-vous que j’ai toujours vécu dans un cercle d’amis, qui m’ont connu jusqu’ici des sentimens très-différens de ceux que je dois adopter aujourd’hui : eh bien ! madame, croyez-vous qu’il soit si aisé que je tende après cela les mains aux chaînes du mariage » ?
Un raisonnement aussi sot et aussi arrogant ne méritoit point de réponse.
« Sans parler de miss Biddy, que je n’aurois pas seulement citée sans l’indiscrétion de son frère, vous pouvez être persuadée, madame, qu’on m’a déjà proposé plusieurs partis avantageux. Il n’en est point, dans ce grand nombre, auquel je me sois donné la peine de penser deux fois ; vous seule avez réussi à me mettre dans vos fers : cette victoire ne vous chatouille-t-elle pas un peu » ?
« Monsieur, lui répondis-je, vous vous trompez grossièrement, si vous vous imaginez que votre confidence m’inspire le moindre orgueil : loin de-là, vous me permettrez de vous dire que je me croirois infiniment humiliée en vous écoutant davantage ». En même temps je le laissai pour passer le reste de la soirée à côté de madame Duval. Elle plaignit beaucoup mon ignorance, quand elle apprit que j’avois refusé ceux qui m’avoient demandé à danser.
Le ton orgueilleux que je me suis permis envers M. Smith, est tout-à-fait nouveau pour moi ; mais il étoit nécessaire. Pouvois-je souffrir que cet homme me crût entièrement à sa disposition ?
Le parti que j’avois pris me procura du moins quelque repos. M. Smith cessa ses importunités, et même il ne me parla plus de la soirée, sinon qu’en partant il me dit d’un air piqué : « Une autre fois, quand je prendrai des billets pour une demoiselle, je ferai mes conditions d’avance, pour qu’elle ne me cède pas à sa grande mère ».
C’est ainsi que finit cette partie si long-temps projetée, dont je m’étois promis tout l’ennui qu’elle m’a effectivement donné.