Évelina (1778)
Maradan (1p. 367-371).


LETTRE XLVII.


Continuation de la Lettre d’Évelina.
Holborn, 9 juin.

Madame Duval s’est levée fort tard ce matin, et à peine avions-nous déjeûné à une heure, lorsque miss Branghton, M. Smith et M. Dubois vinrent nous souhaiter le bon jour. Cet excès de politesse me surprit d’abord ; mais je découvris bientôt le véritable sujet de leur visite : miss Branghton et M. Smith étoient curieux de connoître celui qui m’avoit accostée la veille au Vauxhall : ils insistèrent tous deux, avec l’indiscrétion à laquelle ils m’ont déjà accoutumée.

Madame Duval intervint d’un ton d’autorité, et nous défendit à tous de parler de cet homme en sa présence : « C’est, disoit-elle, un des plus mauvais garnemens qui existent, un complice du capitaine Mirvan, qui s’entendoit avec lui pour m’assassiner, quoique je ne lui aie jamais fait le moindre mal ».

Au moment où madame Duval achevoit cette invective, la porte s’ouvrit, et nous vîmes entrer sir Clément Willoughby lui-même. Son apparition nous mit tous en confusion ; on lui présenta une chaise, et on s’assit presque sans le vouloir.

Il adressa la parole à madame Duval, en lui disant qu’il venoit prendre ses ordres pour Howard-Grove, où il comptoit se rendre demain matin. Et sans attendre sa réponse, il se tourna vers moi, et me demanda s’il seroit assez heureux pour être chargé de quelque commission de ma part pour la famille Mirvan. Je lui répondis que je ne lui donnerois point cette peine, puisque j’avois écrit par la poste d’hier à mes amis de Howard-Grove.

« Vous m’excuserez, reprit-il en revenant à madame Duval, de ce que je ne vous ai pas rendu mes devoirs plutôt ; mais j’ai absolument ignoré que vous fussiez en ville ».

Madame Duval n’avoit pas ouvert la bouche jusqu’ici, mais il étoit aisé de voir qu’elle étouffoit de colère : « Il faut l’avouer, s’écria-t-elle tout d’un coup, voilà une audace sans exemple ».

« Comment donc, répliqua l’intrépide sir Clément, quelqu’un vous a-t-il offensée » ?

Madame Duval sauta de sa chaise, et nous nous levâmes tous ; sir Clément fit semblant de vouloir se retirer, et insensiblement il engagea une nouvelle conversation ; le calme fut rétabli, et nous reprîmes nos places.

Il se plaignit de ce qu’il avoit choisi pour sa course à Howard-Grove le moment où nous en étions absentes.

« Sans doute, interrompit madame Duval, vous seriez charmé d’y retrouver quelqu’un qui puisse vous servir de plastron ; mais vous ne m’y rattraperez pas de si-tôt : on vous connoît, monsieur ; et s’il vous arrivoit encore de me jouer de vos tours, soyez sûr qu’on aura recours à des juges de paix moins éloignés que M. Tyrell ».

Sir Clément fit l’ignorant, et protesta qu’il devoit y avoir de la méprise, puisqu’il ne comprenoit rien à une imputation si contraire au respect qu’il portoit à madame Duval.

« Vous voilà, continua-t-elle, devenu furieusement poli ; mais nous vous devinons : vous voudriez gagner pied ici comme à Howard-Grove : il n’en sera rien, croyez-m’en ».

Les reproches de madame Duval étoient mêlés de tant de grossièretés, qu’elle réussit à réduire sir Clément au silence. Son embarras influa singulièrement sur le reste de la compagnie, et tous ceux qui, le moment auparavant, sembloient interdits de respect pour sa présence, reprirent un air aisé et triomphant.

Madame Duval encouragée par un succès aussi complet, poursuivit sa pointe. L’aventure de la mascarade et de l’emprisonnement de monsieur Dubois fut rapportée fort en détail. Sir Clément assura sur son honneur, que toute cette conversation étoit une énigme pour lui. Ah ! sir Clément, est-ce à ce prix-là que vous mettez votre honneur ?

Cependant sa situation empiroit de moment en moment ; il se défendit mal, et madame Duval finit par l’accuser formellement d’avoir été l’un des hommes masqués qui l’avoient si indignement traitée : elle le menaça de faire appeler sur-le-champ un commissaire. Les Branghton et M. Smith ne gardoient plus le moindre ménagement : ils partirent tous d’un éclat de rire. Sir Clément, par un geste imposant, les fit rentrer dans le devoir ; mais il crut pourtant que le plus sage seroit de se retirer. Il s’approcha de moi, qui, pendant toute cette scène, étois demeurée spectatrice indifférente ; et après m’avoir demandé si je lui permettrais du moins d’informer mes amis de Howard-Grove qu’il m’avoit laissée en bonne santé, il ajouta d’un ton de voix plus bas : « De grace, ma chère miss Anville, qui sont ces gens ? par quel hasard vous trouvez-vous dans de telles liaisons » ?

Je lui répondis haut qu’il ne me restoit qu’à le prier de présenter mes civilités à la famille Mirvan. Il s’en alla de très-mauvaise humeur ; je suppose qu’il ne se pressera pas trop à répéter ses visites.

Madame Duval se félicite beaucoup d’avoir tiré de son ennemi une vengeance aussi éclatante, et elle promet un traitement tout aussi humiliant au capitaine Mirvan, à la première occasion. M. Smith est un peu inquiet de s’être moqué d’un baronnet, et il nous déclara qu’il auroit été plus circonspect s’il l’avoit d’abord connu. Le jeune Branghton regrette de ne pas lui avoir demandé sa pratique, et sa sœur nous assure qu’elle l’avoit d’abord pris pour un homme de distinction. Tout cela est très-fort dans le goût de mes personnages, tels que je vous les ai dépeints.