Évelina (1778)
Maradan (1p. 17-21).

LETTRE IV.


M. Villars à Lady Howard.
Berry-Hill, 12 mars.

Je suis fâché de paroître obstiné, et je rougis de passer pour un homme intéressé. Ce n’est point pour satisfaire ma seule inclination que j’ai retenu ma jeune pupille à la campagne. Destinée, selon toutes les apparences, à ne posséder qu’une fortune très-médiocre, j’ai souhaité d’y proportionner ses vues. L’esprit n’est que trop enclin au plaisir, ne se livre que trop aisément à la dissipation : je me suis appliqué à la mettre en garde contre ces sortes d’illusions ; j’ai tâché de l’accoutumer à s’en passer et à les mépriser. Mais le temps approche où mes instructions doivent cesser ; elle doit juger désormais par sa propre expérience, et par les observations qu’elle aura occasion de faire elle-même. Si je l’ai mise en état de le faire avec discernement et à son avantage, je croirai avoir contribué beaucoup à son bien-être. Elle est actuellement dans l’âge du bonheur : — qu’elle en jouisse donc ! Je la remets à votre protection, madame, et je souhaite que vous la trouviez digne d’une partie des bontés qui l’attendent chez vous.

Jusqu’ici, je souscris volontiers à ce que vous me demandez. Tant que je saurai ma pupille entre les mains de lady Howard, son absence ne me donnera aucune inquiétude ; et si je suis privé de sa société, je serai du moins convaincu qu’elle est en pleine sûreté, autant que si elle étoit restée avec moi. Mais pouvez-vous, après cela, me proposer sérieusement, madame, de l’introduire dans les assemblées tumultueuses de Londres ? Permettez-moi de vous demander à quel propos et dans quel dessein ? Un jeune cœur est rarement sans ambition ; il faut la réprimer de bonne heure, et c’est le premier pas vers le contentement ; car, diminuer notre attente, c’est augmenter nos jouissances. Je ne crains rien plus que d’exalter trop les espérances et les vues de mon élève, ce qui seroit très-aisé avec la vivacité naturelle de son caractère. Les connoissances de madame Mirvan dans la capitale, appartiennent toutes au cercle du grand monde. Cette enfant ingénue, avec trop de beauté pour ne pas être remarquée, a trop de sensibilité pour y être indifférente ; mais sa fortune n’est pas assez considérable pour tenter un homme de façon.

Rappelez-vous, madame, tout ce que sa situation a de cruel : enfant unique d’un riche baronnet, qu’elle n’a jamais vu, dont elle a droit d’avoir le caractère en horreur, elle n’ose pas même prétendre à son nom. Héritière légitime de ses biens, y a-t-il la moindre apparence qu’il la reconnoîtra jamais pour sa fille ? Et, aussi long-temps qu’il persistera à désavouer son mariage avec miss Evelyn, je ne souffrirai point, madame, qu’il lui accorde, par faveur, une partie de ses droits, ce seroit les acheter aux dépens de l’honneur de sa mère.

Quant aux biens de M. Evelyn, madame Duval et sa famille auront grand soin de se les approprier ; je n’en attends rien du tout.

Ainsi, malgré les titres les plus réels, cette enfant délaissée se voit frustrée à la fois de deux riches successions, et ses espérances se trouvent bornées aux faveurs qu’elle attend de l’adoption et de l’amitié. Cependant ses revenus pourront suffire à son bonheur, si elle demeure dans le cercle d’une vie retirée ; mais ils ne lui permettent point de se jeter dans le luxe d’une femme de la capitale.

Souffrez donc, madame, que pendant que miss Mirvan brillera dans le grand monde, ma fille continue à goûter les plaisirs d’une humble retraite, les seuls qui peuvent convenir à son état.

J’espère, madame, que ce raisonnement obtiendra votre approbation ; j’ai d’ailleurs un autre motif de grand poids. Je ne voudrois choquer personne, et si madame Duval venoit à savoir qu’après le refus que je lui ai fait, je permets à sa petite-fille d’aller à Londres pour une partie de plaisir, elle seroit autorisée à m’accuser d’injustice.

En la gardant chez vous, à Howard-Grove, tous ces scrupules disparoissent. Madame Clinton l’y accompagnera la semaine prochaine : c’est une femme de mérite, qui a été ci-devant la nourrice de mon élève, et qui me sert actuellement comme ménagère.

Jusqu’ici, la pupille a porté le nom d’Anville, et j’ai répandu dans notre voisinage que son père, un de mes amis intimes, l’a confiée à ma tutelle. Avant que de vous l’envoyer, j’ai cru qu’il étoit nécessaire de la mettre au fait des circonstances fâcheuses de sa naissance. En lui cachant son nom et sa famille, j’ai cherché à la préserver d’une curiosité indiscrète ; mais je veux épargner à sa délicatesse le chagrin d’apprendre ses malheurs par quelque hasard imprévu.

N’attendez pas trop, madame, de ma pupille : c’est une petite campagnarde qui n’a aucune connoissance du monde ; et, quoique j’aie fait l’impossible pour lui donner une bonne éducation, je n’ai pu cependant suffire à tout dans un endroit isolé, éloigné de sept milles de Dorchester, la ville la plus proche. Vous vous appercevrez d’une quantité de petits défauts qui devoient naturellement m’échapper. Elle doit être bien changée depuis la dernière visite qu’elle a faite à Howard-Grove ; mais je ne veux point vous prévenir ; je l’abandonne à votre jugement, et je vous supplie de me dire sincèrement ce que vous pensez d’elle, Je suis, &c.

Arthur Villars.