Évelina/Lettre 36
LETTRE XXXVI.
- Évelina à M. Villars.
Tout est dit, mon cher monsieur ! la lettre attendue avec tant d’impatience est enfin arrivée, et mon arrêt est prononcé. Je n’ai point de paroles pour vous décrire le poids de la douleur qui m’accable. Vous, qui connoissez mon cœur, qui l’avez formé, vous sentirez aisément quelle doit être ma situation dans ce moment décisif.
Rebutée, rejetée pour jamais par celui auquel j’appartiens de plein droit, vous demanderai-je encore votre protection ? Non, monsieur, je n’offenserai point votre générosité par une prière qui sembleroit impliquer des doutes ; je sais que vos bras paternels me sont encore ouverts ; je sais que votre premier souhait est d’adoucir mes chagrins ; et puisque vous me restez seul pour toute consolation, je suis plus sûre que jamais de vos bontés.
Je tâche de supporter ce coup avec résignation, et vos conseils me sont déjà d’un grand secours, même avant que je les aie reçus ; mais jusqu’ici cette secousse est trop forte pour mon pauvre cœur. Quelle lettre, monsieur, de la part d’un père ! Il faudroit que je fusse sourde à la voix de la nature, si j’étois insensible à l’abandon auquel il me condamne. Je n’ose vous avouer, je n’ose m’avouer à moi-même, toutes les idées qui m’assiégent quelquefois, et j’ai de la peine à m’en défendre ; la dureté de ce procédé m’inspire des sentimens qui sont difficiles à concilier avec mon devoir. Qu’il me soit permis cependant de vous le demander, cette réponse ne pouvoit-elle pas être adoucie ? Ne suffisoit-il pas de me renoncer pour toujours, sans me traiter avec mépris, sans ajouter une si cruelle dérision ?
Mais, tandis que je vous entretiens de l’impression que cet événement produit sur mon ame, je ne puis m’empêcher de faire un retour sur ce père lui-même ; hélas ! comment pourra-t-il supporter les angoisses qu’il se prépare pour le temps ? mon cœur saigne pour lui toutes les fois que je fais cette réflexion.
Et dans quels termes il parle de vous, mon protecteur, mon ami, mon bienfaiteur ! Juste ciel ! quelle récompense pour tant de bontés !
En vain je cherche à détourner mes pensées d’un sujet aussi affligeant ; je prévois malheureusement que cette lettre ne terminera point la querelle, quoiqu’elle renverse d’un seul coup toutes mes espérances. Madame Duval est résolue de n’en pas demeurer là ; elle est extrêmement irritée, et elle proteste que sir Belmont n’en sera pas quitte à si bon marché : ce sont ses propres expressions ; elle regrette la facilité avec laquelle elle a abandonné la direction de cette affaire à des gens qui ne s’y entendoient pas, elle jure qu’elle ne prendra plus conseil que d’elle-même.
Je me suis récriée, comme de raison, contre ses projets violens, et je l’ai suppliée de nous épargner des poursuites qui ne serviront qu’à aigrir les esprits ; je lui ai représenté que ce ménagement est d’autant plus convenable, que la lettre de sir Belmont semble insinuer qu’il se propose de reprendre cette affaire dans la suite avec lady Howard. Tous mes efforts ont été inutiles : madame Duval s’est attachée à un plan dont l’idée seule m’effraie déjà ; elle prétend me conduire à Paris, me présenter à mon père, et me faire justice sur les lieux même. Je ne conçois pas l’art d’appaiser cette femme ; mais pour tout au monde je ne souffrirai pas d’être traînée ainsi sous les yeux redoutables d’un père que je n’ai jamais vu.
La tournure fâcheuse que cette négociation a prise, semble consterner lady Howard et madame Mirvan ; elles redoublent d’attention pour moi : ma cher Marie, l’amie de mon cœur, fait tous ses efforts pour me consoler ; quelquefois elle manque son but, mais alors elle partage mes peines.
Je suis fort aise de ce que le départ de sir Clément Willoughby ait précédé l’arrivée de la lettre. La confusion générale qui règne dans la maison n’auroit pas manqué de lui révéler un secret, que je suis plus intéressée que jamais de voir ensevelir dans le plus profond oubli.
Lady Howard me conseille de ménager madame Duval, mais elle désapprouve la démarche qu’elle médite. Je mourrois plutôt que de l’accompagner dans ce voyage. Cependant elle est d’un caractère si violent, qu’elle eût souhaité de partir sur l’heure avec moi, si lady Howard ne lui avoit fait sentir que je ne pouvois pas quitter sa maison sans votre consentement.
Ce refus l’a beaucoup indisposée, et les railleries que le capitaine y a ajoutées, l’ont poussée au point de déclarer que, si dans votre première lettre vous persistiez à lui disputer le droit de me diriger selon son bon plaisir, elle se rendroit incessamment à Berry-Hill, pour vous apprendre à connoître qui elle est.
Si effectivement madame Duval pensoit à réaliser cette menace, j’en aurois de l’inquiétude ; les emportemens de cette femme et la volubilité de sa langue, ne sont pas faits pour vous.
Incapable d’agir par moi-même, ou de discerner la route qu’il me convient de suivre, que je suis heureuse d’avoir un ami tel que vous, duquel il m’est permis de prendre conseil ! Adieu, mon cher monsieur ; dussé-je être rejetée et méprisée par tout le monde, vous me resterez du moins.