Évelina (1778)
Maradan (1p. 84-95).


LETTRE XIV.


Suite de la Lettre précédente.


13 avril.

Vous serez très-surpris, mon cher monsieur, de recevoir encore une lettre de Londres de la main de votre Evelina ; mais croyez-m’en, ce n’est ni par ma faute, ni pour mon bonheur que je suis encore en ville : notre voyage a été différé par un accident aussi inattendu que désagréable.

Nous fûmes hier au soir aux Fantoccini, où nous vîmes représenter, par des marionnettes, une petite comédie française et italienne. Le spectacle fut conduit avec la plus grande adresse, et nous nous amusâmes tous mieux, à l’exception du capitaine, qui a une antipathie déterminée pour tout ce qui n’est pas anglais.

Tandis qu’en sortant nous attendions notre voiture, une grande femme, déjà sur l’âge, passa près de nous en s’écriant : « Mon Dieu ! que ferai-je » ?

« Comment donc, ce que vous ferez » ! lui dit le capitaine.

« Ma foi, monsieur, lui répondit-elle, j’ai perdu ma société, et je ne connois personne ici ».

Il y avoit un peu d’accent dans sa prononciation : cependant il étoit difficile de distinguer si elle étoit Anglaise ou Française. Elle étoit bien mise, et paroissoit tellement embarrassée, que madame Mirvan crut devoir proposer au capitaine de lui offrir ses services.

« Mes services ? eh ! de tout mon cœur. » — On n’a qu’à appeler un porte-flambeau, pour lui chercher une voiture ».

Il n’y eut pas moyen d’en trouver, et il pleuvoit à verse.

« Mon Dieu ! s’écria de nouveau la dame que vais-je devenir ? je suis au désespoir » !

« De grace, mon cher monsieur, dit madame Mirvan, offrons-lui une place dans notre voiture ; elle est seule et étrangère ».

« Elle n’en vaut pas mieux pour cela peut-être ; et qui sait si ce n’est pas quelque coureuse » ?

« Elle n’en a pas l’air, reprit madame Mirvan, et sa situation me fait pitié : ce sera une bonne œuvre de la ramener chez elle ».

« Vous aimez furieusement les nouvelles connoissances : mais voyons premièrement si cela ne nous détourne pas de notre chemin ».

Elle nous dit qu’elle demeuroit dans la rue d’Oxford, et, après quelques débats, le capitaine consentit, avec toute la fierté et toute la mauvaise grace possible, à la faire monter dans notre voiture. Il nous prouva bientôt qu’il étoit résolu de lui faire payer cher cette complaisance : il prit à tâche de lui chercher querelle, probablement par la seule raison que cette dame étoit étrangère.

Elle commença la conversation par nous raconter qu’elle n’étoit que depuis deux jours en Angleterre, et qu’elle étoit accompagnée de deux Parisiens ; que son équipage étant hors de ville, ces messieurs l’avoient quittée au sortir de la comédie pour se procurer une remise, et que ne les ayant pas revus, elle craignoit qu’ils ne se fussent égarés.

« Et comment, dit le capitaine, avez-vous pu aller dans un endroit public sans un Anglais » ?

« C’est, parce que je ne connois personne à Londres ».

« Eh bien ! dans ce cas-là, vous ferez bien d’en partir vous-même ».

«Parbleu, monsieur, c’est bien ce que je me propose ; les Anglais me semblent tenir un peu de la brute, et je vous proteste que je retournerai en France le plutôt possible ; je ne suis nullement curieuse de vivre avec vous autres ».

« Est-ce que la tête vous tourne ? croyez-vous, madame la Française, que nous manquions de filoux de toute nation pour nous vider les poches ? On n’a nullement besoin de vous ici ».

« Vider vos poches, monsieur ! je souhaite que personne ne fasse ce métier plus que moi, et vos poches seront en pleine sûreté. Mais ce que je sais, pour sûr, c’est qu’aucune nation au monde ne l’emporte sur les Anglais en grossièreté ; et dès que j’aurai vu une ou deux personnes de qualité de ma connoissance, je repars pour la France ».

« Allez-y, madame, et au diable aussi ; c’est le voyage qui convient le plus aux Français et aux gens de qualité ».

« Nous aurons soin du moins, s’écria l’étrangère avec impétuosité, de ne pas faire partie avec un de vos grossiers Anglais ».

« Oh ! ne craignez rien, reprit tranquillement, le capitaine, nous ne vous disputerons point le pas, et nous vous donnons au diable en plein, vous et vos gens de qualité ».

Miss Mirvan voulant faire changer la conversation, qui ne devenoit que trop alarmante, adressa la parole au capitaine, et lui dit : « Monsieur, ce cocher va bien lentement. — Patience, Marion, lui dit son père, il ira d’autant plus vîte demain, quand il nous mènera à Howard-Grove».

« À Howard-Grove, s’écria l’étrangère ! et connoîtriez-vous lady Howard » ?

« Et qu’est-ce que cela vous fait ? elle n’appartient pas au nombre de vos gens de qualités ».

« Qui vous l’a dit ? J’en sais plus que vous ; et d’ailleurs, je doute fort qu’un homme aussi mal élevé que vous, soit des connoissances de lady Howard, à moins pourtant que vous ne soyez son intendant ».

« On vous prendroit plutôt, répliqua le capitaine en fureur, pour sa blanchisseuse ». Ces paroles furent accompagnées d’un jurement horrible.

« Oui-dà, ça blanchisseuse ! Êtes-vous donc aveugle, monsieur ? Avez-vous jamais vu une blanchisseuse mise de la sorte ? Je suis, s’il vous plaît, d’un rang à valoir lady Howard, et tout aussi riche qu’elle. Je n’arrive en Angleterre que pour lui faire visite ».

« Vous pouvez vous épargner cette peine ; elle a déjà assez de gueux à ses trousses ».

« Des gueux ! Pas plus gueux que vous, monsieur. Vous êtes un vilain crasseux, et je ne m’abaisserai plus à faire attention à vos propos ».

« Vilain crasseux, dites-vous (et il la saisit par les deux poignets) ? » Écoutez, madame la grenouille, vous ferez bien de vous taire, sinon je vous fais sauter par la portière sans la moindre cérémonie, et vous pourrez vous vautrer à votre aise, jusqu’à ce que vos monsieurs viennent vous chercher ».

Ils s’échauffoient de plus en plus, et madame Mirvan se disposoit à calmer le capitaine ; mais la sortie que vous allez lire nous ferma la bouche.

« Laissez-moi, s’écria la dame, rustre que vous êtes : un bon cachot me rendra raison de vos indignes procédés ; vous verrez qui vous avez insulté. J’irai trouver M. Fielding, le juge de paix, et je vous montrerai, que je suis une femme de condition ; je vous le montrerai, ou je ne m’appelle pas Duval ».

Je n’en entendis pas davantage : interdite, effrayée et tremblante, je jetai un cri : juste ciel ! c’est la seule exclamation qui m’échappa involontairement, et je tombai évanouie entre les bras de madame Mirvan. Mais tirons le voile sur une scène trop cruelle pour un cœur aussi compatissant que le vôtre. Il suffit de vous dire que nous fûmes convaincus que cette étrangère n’étoit autre que madame Duval, la grand’mère de votre Évelina.

Ah ! monsieur, reconnoître une aussi proche parente dans une personne qui s’étoit annoncée de la sorte ! Que deviendrois-je si vous n’étiez mon protecteur, mon ami, mon refuge !

Mon émotion et la surprise de madame Mirvan me trahirent tout de suite ; mais je supprime l’accueil qu’elle me fit ; vous seriez révolté de la dureté, de la grossièreté (pardonnez le terme) avec laquelle elle parla de cet événement malheureux dont vous m’avez informée avec tant de ménagement. Tous les malheurs d’une mère qui m’est chère, quoique je ne l’aie jamais vue, que je regrette sans l’avoir connue ; toutes ses souffrances se retracèrent vivement à ma mémoire. Ah, mon cher monsieur ! cette entrevue (une seule exceptée) est ce qui pouvoit jamais m’arriver de plus terrible et de plus affligeant.

Lorsque nous arrivâmes à son logement, elle me pria d’y monter avec elle, qu’elle se chargeoit de me procurer une chambre à coucher. Alarmée et tremblante, je me tournai vers madame Mirvan. Cette excellente femme prit d’abord mon parti : « Ma fille, dit-elle à madame Duval, ne sauroit quitter aussi brusquement sa jeune amie ; vous voudrez bien nous accorder quelque délai pour les préparer à cette séparation ».

« Excusez, madame, répondit madame Duval, qui s’étoit adoucie un peu depuis qu’elle avoit été reconnue ; » cette enfant ne sauroit appartenir à miss Mirvan d’aussi près qu’à moi ».

« N’importe, madame, interrompit le capitaine (qui n’épousa ma querelle que dans le dessein de poursuivre sa pointe, malgré une espèce de raccommodement qui s’étoit fait entre lui et madame Duval), » mademoiselle a été envoyée chez nous, et nous ne sommes pas les maîtres, comme vous voyez, de vous la délivrer ».

Je promis de lui rendre mes devoirs le lendemain à l’heure qu’elle jugeroit à propos de me fixer. Après quelques contestations, elle m’invita à déjeuner, et nous retournâmes chez nous.

Quelle malheureuse aventure ! Je n’ai pas fermé les yeux de toute la nuit : mille fois j’ai souhaité d’être restée à Berry-Hill ; je ferai l’impossible pour hâter mon retour ; et une fois rendue à ce séjour d’une heureuse tranquillité, je ne l’abandonnerai plus pour tous les plaisirs de la terre.

Madame Mirvan eut la bonté de m’accompagner ce matin chez madame Duval : le capitaine m’offrit aussi son bras ; mais je le remerciai, car je craignois qu’on ne regardât sa présence comme une insulte.

Madame Duval reçut madame Mirvan de très-mauvaise grace ; mais elle m’accueillit avec toute la tendresse dont je la crois capable. Notre rencontre semble l’avoir beaucoup affectée ; elle en donna même une preuve. J’étois tombée évanouie dans ses bras, accablée par tant d’émotions que sa vue produisit naturellement sur moi : elle témoigna beaucoup d’inquiétude, elle répandit des larmes, et s’écria : « Ah ! puissé-je ne pas perdre, pour la seconde fois, ma pauvre fille » ! Cette marque de bonté m’auroit soulagée, si madame Duval n’eût excité toute mon indignation par les propos qu’elle se permit sur votre sujet, mon cher, mon généreux bienfaiteur ; mais la douleur et la colère firent bientôt place à un sentiment plus désagréable, à la crainte. Elle m’informa que le but de son voyage étoit de m’amener avec elle en France ; qu’elle avoit formé ce plan depuis l’instant qu’elle avoit été instruite de ma naissance ; découverte qu’elle n’avoit faite que lorsque je pouvois être parvenue à l’âge de douze ans ; que M. Duval, qu’elle appeloit le plus méchant des maris, l’avoit empêchée d’exécuter ce dessein plutôt ; que celui-ci étant mort depuis trois mois, elle s’étoit hâtée de mettre ses affaires en ordre : après quoi, son premier soin avoit été de venir en Angleterre. Elle a déjà quitté le deuil ; car elle dit que personne ne sait ici depuis quand elle est veuve.

Elle doit avoir été mariée fort jeune : j’ignore son âge ; mais on ne lui donneroit guère plus de cinquante ans. Elle s’habille richement, et met beaucoup de rouge : son visage offre encore des restes d’une grande beauté.

Je ne sais quelle auroit été la fin de cette visite, si le capitaine n’étoit venu prendre madame Mirvan : il persista à demander que je retournasse avec eux. Cet homme est devenu tout d’un coup de mes amis, et il embrasse ma cause avec une chaleur qui me fait trembler. Madame Mirvan, toujours attentive à réparer les torts de son époux, appaisa madame Duval, en l’invitant poliment de venir prendre le thé et passer la soirée chez nous. C’est avec beaucoup de difficulté que le capitaine se prêta à différer son départ. Que nous restoit-il à faire ? Je ne pouvois pas décemment quitter Londres dans le moment même où madame Duval m’y avoit rencontrée ; et y demeurer seule sous sa protection, — c’est une idée que la bonté de madame Mirvan avoit su prévenir. Je craignois également que madame Duval ne nous suivît à Howard-Grove : ainsi il fallut nous résoudre à passer encore quelques jours, et même toute une semaine en ville, quoique le capitaine ait déclaré que la vieille sorcière française, comme il lui plaît de la nommer, ne s’en trouverait pas mieux.

Mon unique souhait est de retourner en sûreté à Berry-Hill : conseillée et protégée par vous, je n’y aurai plus rien à craindre. Adieu, mon très-cher et très-honoré monsieur. Je ne retrouverai le bonheur que chez vous.