Évelina (1778)
Maradan (1p. 54-63).




LETTRE XII.


Suite de la précédente.


Mardi, 5 avril.

Cette fâcheuse soirée d’hier continue à m’intriguer encore. Je viens de recueillir de Marie, à force d’instances et de plaisanteries, un dialogue des plus curieux. Vous serez d’abord surpris de ma vanité : mais je vous prie, mon cher monsieur, d’écouter jusqu’au bout, sans vous impatienter.

Cette conversation doit avoir eu lieu pendant que j’étois avec madame Mirvan, dans la chambre à jeu. Marie étant occupée à prendre quelques rafraîchissemens, mylord Orville s’approcha du buffet dans le même dessein ; il ne la reconnut point, quoiqu’elle le remît tout de suite. Peu après, un jeune homme d’une physionomie éveillée, vint le trouver en grande hâte, et lui dit : « Eh bien ! mylord, qu’avez-vous fait de votre belle danseuse » ?

« Rien », répondît Orville en souriant et haussant les épaules.

« C’est, je vous jure, la plus belle créature que j’aie jamais vue ».

Mylord se mit à rire, et avec raison. « Oui, répliqua-t-il, elle est assez jolie, et surtout très-modeste ».

« Oh ! mylord, s’écria cet extravagant, c’est un ange » !

« Un ange qui ne dit mot ».

« Comment cela se peut-il, mylord, avec une physionomie aussi spirituelle et aussi expressive » !

« Une petite idiote », ajouta Orville en secouant la tête.

« Voilà qui va bien, sur ma foi », répliqua l’autre.

Dans le même instant, cet homme odieux qui venoit de me donner tant d’inquiétude, se mêla de la conversation ; et en s’adressant respectueusement à mylord Orville, il lui dit : « Je vous demande pardon, mylord, si, comme j’ai lieu de le craindre, j’ai réprimandé tantôt, avec trop de sévérité, la dame que vous honorez de votre protection. Mais, avec d’aussi mauvaises manières, vous m’avouerez qu’on peut pousser un homme à bout ».

« Mauvaises manières ! s’écria mon champion anonyme ; cela est impossible. Un minois comme celui-là, ne sauroit prendre un aussi vilain masque ».

« Oh ! quant à cela, reprit-il, je vous prie de vous en rapporter à moi : car, malgré les égards que j’ai pour votre avis en toute autre chose, vous conviendrez, j’espère, et vous aussi, mylord, que je me connois un peu en bonne ou mauvaise éducation ».

« J’ignorois entièrement, répondit Orville d’un ton sérieux, quel pouvoit être le sujet de votre mécontentement ; ainsi je devois être surpris de la sortie que je vous ai vu faire ».

« J’étois très-éloigné, mylord, de vous offenser ; mais une fille de rien qui se donne de tels airs, certes cela n’étoit pas aisé à digérer. J’ai pris toutes les peines possibles pour savoir qui elle est ; personne ne la connoît ».

« Oh ! ce ne peut être, s’écria mon défenseur, que la fille de quelque curé de village ».

« Ha, ha, ha, bravo ! sur mon honneur, je l’aurois deviné par ses manières ».

Charmé de cette saillie, il continua ses éclats de rire, et il s’en alla probablement répéter ce prétendu bon mot dans le reste de l’assemblée.

« Qu’y a-t-il donc là-dessous » ? demanda l’autre inconnu.

« C’est une ridicule affaire, répondit Orville ; votre Hélène a premièrement refusé ce fat, et ensuite elle a dansé avec moi. Voilà tout ce que j’en sais ».

« Orville, vous êtes un heureux mortel ! Mais mal élevée ; non, cela ne se peut pas : et ignorante, tout aussi peu. Son regard spirituel dément ces épithètes ».

« Je ne le déciderai pas ; mais ce qui est certain, c’est que je me suis tué à la faire parler ; et malgré tous mes efforts, soit innocence, soit malice, elle est restée immobile sur sa chaise, sans me répondre le mot. Puis, quand ce damoiseau est venu faire ses plaintes, elle a jeté un grand éclat de rire insultant, et elle sembloit se divertir beaucoup de sa colère ».

« Oui-dà, mylord ; il y a de l’esprit là-dedans : peut-être cela n’est-il pas encore défriché ».

Marie fut appelée à la danse, et elle n’entendit pas la fin de ce beau dialogue.

Eh bien ! mon cher monsieur, avez-vous jamais vu quelque chose de plus outrageant ? Petite idiote ou malicieuse, quels termes insultans ! non, jamais je ne serai plus tentée d’aller dans une assemblée. Que n’étois-je en Dorsetshire !

Après cela vous ne serez pas surpris que mylord Orville se soit contenté de faire demander ce matin des nouvelles de notre santé par son domestique, sans prendre lui-même cette peine, comme miss Mirvan s’y attendoit. Mais c’est peut-être l’usage de Londres.

Je ne voudrois pas vivre dans cette ville pour tout au monde ; je ne me soucie pas d’y rester davantage ; elle m’ennuie déjà : je souhaite que le capitaine arrive bientôt. Madame Mirvan parle de l’opéra pour ce soir ; peu m’importe.

Mercredi matin.

Je me suis très-bien amusée, presque malgré moi : j’étois sortie de fort mauvaise humeur, mais je ne pus résister aux charmes de la musique et du chant ; ils convenoient, on ne peut pas mieux, à ma situation actuelle. J’espère d’engager madame Mirvan de retourner à l’opéra samedi prochain. Que n’en donne-t-on tous les jours ! je ne connois rien de plus délicieux ; quelques-uns des airs m’ont fendu le cœur. C’étoit, à ce qu’ils disent, un opéra dans le genre sérieux : le premier chanteur comique étoit malade.

Ce soir nous irons à Ranelagh. Si j’y rencontrois un de ces trois messieurs, qui se sont si joliment égayés sur mon compte ? Mais n’y pensons pas.

Jeudi matin.

Nous avons été à Ranelagh. Cet endroit me plaît : il est illuminé avec tant de somptuosité, qu’au premier coup-d’œil je crus me trouver dans un château enchanté, ou dans un palais de fées : tout sembloit tenir de la magie.

J’étois à peine entrée, que j’apperçus mylord Orville. Je perdis contenance ; mais il ne me vit point. Après qu’on eut pris le thé, madame Mirvan étoit fatiguée : Marie et moi, nous nous promenâmes seules dans la chambre ; nous le vîmes une seconde fois près de l’orchestre, où nous nous arrêtâmes pour entendre un chanteur. Orville me salua ; je lui rendis la révérence, et je sentis que je rougissois. Nous jugeâmes bientôt à propos de nous retirer : il ne nous suivit point ; et lorsque nous repassâmes devant l’orchestre, il avoit disparu. Nous le retrouvâmes plusieurs fois dans le cours de la soirée mais il étoit toujours accompagné, et il ne nous parla point : seulement il me fit quelques inclinations de tête, lorsque la bienséance l’exigeoit.

Je ne saurois déguiser que je suis très-fâchée de la mauvaise opinion qu’il a prise de moi. Il est vrai que c’est ma propre faute ; mais cet homme est si aimable, si honnête, qu’en vérité il est humiliant d’être mal dans son esprit. N’est-il pas juste d’ailleurs de rechercher l’estime des personnes qui méritent la nôtre ! Mais ces réflexions viennent trop tard ; il n’y a plus de remède : quoi qu’il en soit, je renonce aux assemblées.

On avoit destiné cette matinée à voir les environs de Londres, à courir des encans, des boutiques, etc. mais j’avois mal à la tête, et je n’étois pas en train de m’amuser. Je restai donc au logis, et malgré moi je laissai aller ces dames toutes seules ; elles sont la bonté même.

À l’heure qu’il est, je regrette de ne pas les avoir accompagnées, car je ne sais que faire de ma figure. J’avois résolu de ne pas aller ce soir au spectacle ; je crois cependant que j’irai. Au fond, la chose m’est assez indifférente.


J’ai mal fait. Madame Mirvan et Marie ont parcouru toute la ville, et se sont amusées à merveille. — Et moi, sotte que je suis ! j’étois dans ma chambre à ne rien faire. Elles ont été à une vente publique dans le Pallmall, et elles y ont rencontré précisément ce mylord Orville. Il s’est assis à côté de madame Mirvan, et lui a beaucoup parlé ; elle ne veut pas me dire sur quel sujet.

Je ne retrouverai peut-être plus une occasion comme celle-là pour voir la ville. Je me veux bien du mal de n’avoir pas été de cette partie : mais je mérite cette humiliation, c’étoit pur caprice.

Jeudi au soir.

Nous revenons du spectacle. On a représenté le Roi Lear : cette pièce m’a fort attristée. Nous n’avons vu personne de notre connoissance.

Adieu, monsieur ; il se fait trop tard pour écrire plus long-temps.

Vendredi.

Le capitaine Mirvan est arrivé. Je n’ai pas le courage de vous rendre compte de son entrée, dont j’ai été choquée. Je n’aime pas cet homme là. Il me paroît orgueilleux, bas, insupportable.

Dans le moment même où on lui présenta Marie, il la railla sur la forme de son nez, et il l’appela une grande créature mal bâtie. Elle souffrit patiemment cette dureté. Madame Mirvan, avec sa bonté et sa douceur, méritoit un meilleur sort : comment a-t-elle pu l’épouser ?

Quant à moi, j’ai été fort réservée ; nous ne nous sommes guère parlé ni l’un ni l’autre. Je ne comprends pas comment la famille pouvoit tant se réjouir de son retour : elles auroient dû être aises de le voir loin d’elles pour toute sa vie. Peut-être ne leur déplaît-il pas autant qu’à moi ; en tout cas, elles font fort sagement de ne pas dire ce qu’elles en pensent.

Samedi au soir.

Nous avons été à l’opéra, et je suis encore plus satisfaite que mardi. Si ce n’eût été le babil perpétuel de ceux qui étoient autour de moi, je me serois crue en paradis. Nous étions placés dans l’amphithéâtre ; tout le monde étoit habillé sur le plus grand ton ; et si la représentation m’avoit fait moins de plaisir, j’aurois assez trouvé de quoi régaler mes yeux.

J’étois heureuse de n’être pas assise à côté du capitaine. Il n’est pas amateur de la musique ni du chant, et ses remarques sur l’un et l’autre objet étoient extrêmement grossières. Après le spectacle, nous entrâmes dans ce qu’on appelle le Café ; les dames et les messieurs s’y assemblent indifféremment. On trouve dans cet endroit toutes sortes de rafraîchissemens, on s’y promène, on y jase avec la même aisance que chez soi.

Lundi nous verrons un ridotto, et mercredi nous retournerons à Howard-Grove. Le capitaine dit qu’il ne veut pas être enfumé plus long-temps des vilenies de Londres ; qu’il s’est assez rôti au soleil, qu’il lui faut l’air de la campagne, pour s’y dorloter à son aise.

Adieu, mon cher monsieur.