Évangéline (trad. Poullin)/Texte entier

Traduction par M. Poullin.
Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. cov.-110).

ÉVANGÉLINE

série in- album
h. w. longfellow

Évangéline
Traduit et imité de l’Anglais
précédé
D’une Notice sur Longfellow et l’Acadie
par
M. POULLIN

nombreuses gravures

LIBRAIRIE NATIONALE
d’éducation et de récréation
H. W. Longfellow.

NOTICE

sur Longfellow et sur l’Acadie




L ongfellow (Henri Wadsworth) naquit le 27 février 1907, à Portland, ville de l’Amérique du Nord. Son père appartenait au barreau de cette ville. Le futur poète d’Évangéline fit d’excellentes études au collège Bowdoris, dans le Nouveau-Brunswick. Avant même d’en être sorti, Longfellow fit paraître, dans les principales revues du pays, des vers qui furent remarqués.

Après être resté quelque temps dans l’étude de son père, Longfellow, cédant à sa vocation, accepta une chaire de littérature et de langues modernes dans le collège Bowdoris, dont il avait été l’orgueil. Il fit alors un voyage en Europe, afin de se familiariser avec les langues qu’il était chargé d’enseigner. Il passa une année à Paris, visita les autres parties de l’Europe et rentra en Amérique, après une absence de trois années.

En 1835, à l’âge de vingt-huit ans, il fut appelé à Cambridge, pour être attaché comme professeur de littérature étrangère à l’Université Harvard, la première et la plus ancienne de l’Amérique. Ce fut pour lui l’occasion d’un nouveau voyage en Europe, dont il explora particulièrement les régions du nord. Ce fut pendant ce second voyage qu’il perdit, à Rotterdam, sa jeune femme Mary Storer Potter. Quelques années après, sa seconde femme, Frances Elizabeth Appleton, lui fut enlevée par un affreux accident : elle fut brûlée vive.

Longfellow occupa sa chaire pendant plus de vingt ans ; il donna sa démission en 1854, et se retira à Boston, dans un asile charmant, situé au milieu des arbres et des fleurs, et qui avait servi un jour de quartier général, avant l’évacuation de cette ville, au père de la patrie, à l’illustre Washington.

Et… (dit le poète)… dans cette chambre où j’écris :

Il s’est reposé aux heures de chagrin,
Le cœur et la tête harassés…

Il se consacra dès lors exclusivement à ses travaux littéraires, qui lui valurent une renommée universelle.

Nos malheurs de 1870 attristèrent profondément Longfellow, qui s’était toujours montré un sincère ami de la France. Il s’informa souvent si la mitraille allemande avait épargné les foyers amis, dont il conservait le souvenir, et qu’il n’osait plus espérer revoir jamais.

Longfellow mourut le 24 mars 1882 ; l’Amérique, qui perdait en lui l’un des hommes dont elle est le plus justement fière, et que l’Europe honore comme une des belles figures du siècle, fit à son illustre enfant des funérailles grandioses et vraiment nationales.

Le nombre des ouvrages de Longfellow est considérable ; mais, parmi ses œuvres, Évangéline, qui parut en 1847, est une des plus remarquables ; c’est encore aujourd’hui la plus populaire aux États-Unis.

Pour nous, Français, le récit d’Évangéline présente un attrait tout particulier : c’est la peinture émouvante des malheurs qu’éprouvèrent nos compatriotes exilés de l’Acadie par les conquérants anglais.

L’Acadie, presqu’île de l’Amérique du Nord, dont les côtes sont très découpées et forment de nombreuses baies, fut découverte par Sébastien Cabot, célèbre navigateur vénitien. Elle fut visitée, en 1524, par le florentin Verrazani, au service de la France, qui l’appela Acadie, et en prit possession au nom de François Ier. Au commencement du xviie siècle, des colons bretons et normands vinrent s’y établir.

Dans ce pays immense, chacun était propriétaire, ou pouvait le devenir. Le farmer — c’était le nom des colons, maître de son domaine, indépendant par sa situation, pouvait vivre à sa guise, chasser, pêcher et cultiver à sa façon. Tout, du reste, contribuait à assurer aux fermiers acadiens la liberté et le bien-être : leurs champs leur donnaient du blé, de l’orge, des pommes de terre et du chanvre ; leurs vergers, des prunes, des noix et des pommes d’une saveur particulière ; en outre, ils trouvaient dans la forêt le bois nécessaire pour la construction de leurs maisons et pour les besoins de leur ménage. La terre, en un mot, leur fournissait à peu près tout ce qui leur était nécessaire.

L’hospitalité était en honneur chez ces braves gens, le voyageur pouvait entrer sans crainte dans leurs maisons. « Petite maison, grand repos », telle était leur devise.

Cette petite colonie, qui comptait alors de seize à dix-sept mille habitants, avait conservé les mœurs et la langue de la mère-patrie ; les femmes portaient le grand bonnet cauchois, et ce fut en vain que les Anglais tentèrent de s’incorporer ces fermiers, ces pêcheurs et ces pâtres, qui conservaient précieusement les mœurs patriarcales et les antiques vertus de leur pays natal.

Ce bonheur, hélas ! ne devait pas être de longue durée.

Chasser les Français de la vallée de l’Ohio et les expulser du Canada, telle était depuis longtemps la pensée commune des Anglais et des Américains.

Cependant c’étaient nos pères qui avaient reconnu et parcouru ce vaste continent de l’Amérique du Nord, c’étaient nos missionnaires et nos coureurs des bois qui avaient établi de tous côtés des communications protégées par nos postes avancés.

Malheureusement, nos riches colonies américaines, depuis si longtemps convoitées par les Anglais, nous furent enlevées en 1715, par le traité d’Utrecht, qui les fit passer sous l’autorité britannique.

À partir de ce moment commencèrent les malheurs des Acadiens, qui, fidèles à leur drapeau, furent punis de leur foi et martyrs de leur loyauté. Catholiques et Français, ils refusèrent de marcher avec les armées anglaises et de se battre contre leurs frères du Canada. C’est en vain qu’ils réclamèrent le bénéfice d’une neutralité que l’humanité faisait à leurs maîtres un devoir de respecter. Pendant un demi-siècle, on leur fit endurer mille vexations pour les punir de la fidélité avec laquelle ils restaient attachés à la foi de leurs pères et au souvenir de la France. Enfin, ne pouvant parvenir à les exterminer, le gouvernement anglais eut recours à un de ces moyens odieux que l’humanité réprouve et sans exemple dans l’histoire moderne : l’exil en masse. Cette mesure inique fut exécutée avec une cruauté qui en doubla l’horreur.

Le 5 septembre 1755, le commandant anglais Winslow notifia aux paysans acadiens, rassemblés dans l’église de Grand-Pré, la terrible sentence royale, et on procéda de même dans tous les villages d’Acadie. Le 10 du même mois, l’embarquement des exilés eut lieu ; Grand-Pré seul en fournit 1 923.

Des scènes déchirantes se déroulèrent alors : des familles furent brutalement divisées, et leurs membres, jetés sur des rivages différents, se trouvèrent ainsi séparés pour toujours ; on tira sur les malheureux qui s’évadaient, et ceux qui réussirent à s’échapper rencontrèrent chez les Indiens sauvages la pitié et l’hospitalité que leur refusait une nation civilisée. Sept mille enfants de la France furent ainsi jetés, comme de vils troupeaux, sur des côtes éloignées, sans autres ressources que le peu de hardes et de provisions qu’ils avaient pu emporter. Mais la haine des persécuteurs n’était pas satisfaite ; elle s’assouvit sur les biens des proscrits. Les Anglais brûlèrent dans le seul district des Mines, 400 maisons, 500 étables ; ils enlevèrent 2,000 bœufs, 3,000 vaches, 5,000 veaux, 600 chevaux, 12,000 moutons et 500 porcs. « On se demande, dit Ney, en lisant ces détails, si c’est bien un peuple civilisé qui a pu ainsi arracher une population tout entière à ses foyers, chasser des cultivateurs paisibles des champs fertiles que leurs ancêtres avaient conquis sur les forêts qu’ils avaient défrichées et arrosées de leur sueur. »

On trouve encore aujourd’hui des débris de la colonie acadienne à Saint-Domingue, dans la Guyane française et à la Louisiane. Une vingtaine d’Acadiens, qui s’étaient embarqués pour la France, vinrent défricher les bruyères sauvages qui environnaient la ville de Châtellerault et en firent des terres fertiles.

Les descendants des proscrits de 1755 sont toujours cités pour la simplicité de leurs mœurs, pour leur respect des anciennes traditions et pour leurs sentiments français.

Tels sont les événements tragiques au milieu desquels ont vécu Évangéline et Gabriel ; tels sont les malheurs qui les ont frappés au printemps d’une vie qui paraissait destinée au bonheur. Mais ces cœurs d’élite ne devaient pas trouver la félicité sur cette terre d’exil ; leurs âmes, épuisées par la souffrance et par la douleur, étaient mûres pour une vie meilleure.

PROLOGUE





L ’antique forêt, avec ses pins au feuillage sonore et ses sapins aux longues barbes de mousse, apparaît confuse et vague dans le crépuscule du soir. La grande voix de l’Océan mugit dans le fond des cavernes rocheuses qui bordent le rivage, et mêle ses accents au gémissement plaintif et inconsolé de la forêt.

C’est encore la forêt vierge et primitive.

Mais, où sont les cœurs qui bondissaient sous ses ombrages, comme le chevreuil quand il entend sous bois le cri du chasseur ? Qu’est devenu le village aux toits de chaume et le foyer des fermiers de l’Acadie, dont la vie coulait paisible, comme ces rivières qui arrosent les bois, dont les eaux, obscurcies par les ombres de la terre, semblent cependant réfléchir l’image du ciel ? Ces fermes, si riantes autrefois, sont aujourd’hui désertes, et leurs habitants sont partis pour toujours ! L’exil les a dispersés, comme les feuilles qui, saisies par les rafales d’octobre, tourbillonnent dans les airs et vont se perdre au loin sur l’Océan.

Vous qui croyez à l’affection qui vit d’espoir, de souffrance et de résignation ; vous qui croyez à la puissance et à la beauté du dévouement de la femme, écoutez la touchante histoire d’Évangéline, cette généreuse enfant d’Acadie, ce pays des hommes heureux.

ÉVANGÉLINE

PREMIÈRE PARTIE


CHAPITRE PREMIER

paix et félicité



L e petit village de Grand-Pré, où se passèrent les scènes que nous allons raconter, s’élevait, solitaire et caché, sur les rives du bassin des Mines, au milieu d’une vallée fertile de l’Acadie. De vastes prairies, auxquelles il devait son nom, l’entouraient d’une ceinture verdoyante et servaient de pâturages à de nombreux troupeaux. Des chaussées élevées par la main des hommes, et qu’ils maintenaient avec une constante sollicitude, protégeaient le village contre les envahissements de la mer, tandis que des écluses, pratiquées d’endroits en endroits, permettaient aux eaux bienfaisantes de se répandre librement sur les prairies, pendant les temps de sécheresse.

À l’ouest et au midi, des champs de lin et de blé, de riches vergers annonçaient la fertilité de ce pays, que limitaient au nord d’immenses forêts séculaires et de hautes montagnes, couronnées par les brumes qui s’élevaient de l’Océan, sans jamais venir assombrir le village.

Entouré de métairies riches et florissantes, au milieu d’une nature si parfaitement harmonisée, le petit village acadien semblait être l’asile de la tranquillité et du bonheur. Les maisons solidement bâties, avec leurs charpentes de chêne ou de châtaignier, leurs toits de chaume et leurs pignons formant auvent au-dessus de la porte, rappelaient celles des anciens paysans normands. C’était pour les Acadiens un souvenir de la mère-patrie, qui, malgré l’éloignement, leur était toujours chère.

Pendant les calmes soirées d’été, lorsque le soleil éclairait de ses derniers rayons les rues du village, les femmes et les jeunes filles, coiffées de bonnets blancs comme la neige, et vêtues de jupes aux couleurs vives et variées, s’asseyaient devant leurs maisons, où elles filaient le lin nécessaire aux besoins du ménage, tandis qu’à l’intérieur se faisaient entendre les métiers bruyants et les navettes agiles des tisserands.

Bien souvent, le vénérable pasteur de la paroisse
Évangéline allant à l’Église, (page 20).
descendait gravement la rue du village, et les enfants suspendaient leurs jeux pour venir baiser sa main toujours prête à les bénir ; les femmes et les jeunes filles se levaient à son approche et l’accueillaient avec des paroles d’affectueuse bienvenue.

À l’heure du crépuscule, les travailleurs, après une journée de labeur, regagnaient leur demeure, et avec le coucher du soleil, le repos descendait sur le village. Alors, la cloche de l’église sonnait l’Angelus, des colonnes de fumée, s’élevant du toit de toutes les maisons, annonçaient le repas du soir, et les familles, séparées tout le jour, se trouvaient réunies dans leurs modestes demeures, où régnaient la paix et le contentement. Ainsi vivaient heureux, et pour ainsi dire à cœur ouvert, ces bons paysans, unis par une mutuelle affection et exempts de toute crainte humaine. Dans ce pays, où régnaient l’amour et la charité, il n’y avait ni barreaux aux fenêtres, ni verroux aux portes ; on n’y connaissait pas la pauvreté, car les biens du riche venaient en aide à ceux qui étaient moins favorisés des dons de la fortune.

À quelque distance du village, plus rapprochée du bassin des Mines, se trouvait la belle propriété de Bénédict Bellefontaine, le plus riche fermier de Grand-Pré ; il vivait de son bien, secondé par sa
Les jeunes filles filaient (page 16).
fille, l’aimable Évangéline, dont la modestie égalait la douceur.

La maison de Bénédict, solidement construite, s’élevait sur le flanc d’une colline qui dominait la mer, la porte d’entrée était protégée par un porche aux sculptures rustiques, garni de sièges et ombragé par un sycomore, qu’entourait une guirlande de chèvrefeuille. Un sentier, conduisant à un immense verger, allait se perdre ensuite dans les prairies. Sous le sycomore se trouvaient des ruches abritées par un petit toit semblable à celui de ces chapelles rustiques que l’on rencontre encore fréquemment en Normandie, et où le voyageur fatigué trouve un frais ombrage sous les arbres qui les entourent. En descendant la pente de la colline, on voyait le puits
La ferme de Bénédict (page 17).
mousseux, auprès duquel se trouvait l’auge pour abreuver les chevaux. Au nord, abritant la maison contre les orages et la tempête, étaient les bergeries et la basse cour, avec son peuple emplumé ; près de là étaient remisés les chariots aux larges roues, les charrues et les herses du vieux temps. Les granges, placées également de ce côté, formaient à elles seules un village ; elles étaient remplies de foin, dont l’odeur pénétrante se répandait au loin ; au-dessus, abrités par un toit de chaume, étaient aménagés les colombiers, où les pigeons faisaient entendre leur doux roucoulement, qui contrastait avec le grincement criard des girouettes tournant à tous les vents.

Bénédict Bellefontaine, le propriétaire de ce riche domaine, était âgé de soixante-dix ans ; mais il était encore robuste et vigoureux ; ses cheveux, blancs comme la neige, faisaient encore mieux ressortir la vigueur de son visage bruni par les années. Sa fille Évangéline, âgée de dix sept ans, gouvernait le ménage ; ses yeux, noirs comme la baie de l’épine sauvage, étaient pleins de douceur. Cette charmante enfant était la joie et l’orgueil du village ; tous l’admiraient quand, modeste et souriante, elle allait, à l’époque brûlante des moissons, porter aux travailleurs, à l’heure de midi, la boisson réconfortante qu’elle préparait elle-même à la ferme. Le dimanche, lorsque la cloche appelait à la prière les habitants du village, Évangéline, vêtue de sa cape normande et de sa jupe bleue, avec ses pendants d’oreilles transmis dans la famille de génération en génération, descendait la rue du village, et tous l’entouraient de la plus affectueuse sympathie.

À l’église, lorsqu’elle était agenouillée, son missel à la main, plus d’un jeune garçon jetait les yeux sur elle comme sur une sainte vénérée. Heureux celui qui pouvait toucher sa main ou le bord de son vêtement ! La pureté de sa conscience brillait sur son visage, ombragé par une chevelure noire comme l’ébène, et qui semblait éclairé d’un rayon de bonheur céleste. Sa vertu lui gagnait tous les cœurs, et aux fêtes du village c’était, parmi les jeunes gens, à qui s’approcherait d’elle pour lui serrer la main. Le fermier Bénédict avait pour intime ami Basile Lajeunesse, que tous appelaient Basile le Forgeron, homme puissant et considéré de tous, dans le village. Les enfants de ces deux hommes de bien avaient grandi ensemble comme frère et sœur ; aussi de tous les jeunes gens qui se pressaient autour d’Évangéline, Gabriel était-il le seul préféré ; il était du reste, depuis quelque temps déjà, le fiancé de la jeune Acadienne. Le père Félicien, à la fois le curé et le maître d’école du village, leur avait appris leurs lettres dans le même livre, ainsi que le chant des hymnes d’église.

Lorsque la leçon de chaque jour était terminée, les deux enfants se précipitaient dans la forge de Basile. Arrivés à la porte, ils regardaient d’un œil émerveillé le forgeron prendre le sabot du cheval dans son tablier de cuir et clouer le fer à sa place, pendant que, tout près de lui, le rond de fer d’une roue de charrette rougissait dans un cercle de feu ardent.

Souvent aussi, pendant les soirées d’automne, lorsque la forge semblait éblouissante de lumière au milieu des ténèbres, ils avaient observé le travail du soufflet, et lorsque les étincelles s’éteignaient dans la cendre, les deux enfants se mettaient gaiement à rire en disant : « Voilà les nonnes qui entrent dans la chapelle ! »

Il n’était pas rare non plus de les voir, en hiver, glisser à travers la prairie, sur des traîneaux, rapides comme l’aigle qui fond sur sa proie. D’autres fois, ils grimpaient sur les solives des granges, cherchant d’un œil ardent la pierre merveilleuse que, suivant une croyance populaire, l’hirondelle va recueillir sur le rivage de la mer pour guérir ses petits privés de la vue. Quel bonheur pour celui qui trouverait cette pierre enchantée !

Plusieurs années se passèrent ainsi, et déjà Gabriel et Évangéline n’étaient plus des enfants. Le fils du forgeron était devenu un robuste adolescent, et ses pensées, jusqu’alors indécises, avaient mûri. Évangéline était devenue une femme, et elle en avait déjà le cœur et les tendres espérances. Les villageois, dans leur langage imagé, l’avaient surnommée « Soleil de Sainte-Eulalie », voulant dire par là qu’elle apporterait dans la maison de son époux la joie et la prospérité, comme ce soleil répandait dans leurs vergers l’abondance et la richesse.

CHAPITRE II

présages d’hiver et de tristesse



L a saison des nuits longues et froides était revenue ; les oiseaux de passage, quittant les régions glacées du Nord, fuyaient vers rivages des îles tropicales. Les moissons étaient rentrées dans les granges, et déjà les vents d’automne secouaient violemment les arbres de la forêt. Tous les pronostics annonçaient un hiver long et rigoureux. Les abeilles, à l’instinct si admirable, avaient emmagasiné dans leurs ruches de grandes quantités de miel ; les chasseurs indiens racontaient que la fourrure des renards était plus épaisse qu’à l’ordinaire, ce qui, pour eux, était l’indice certain d’un hiver exceptionnellement rude.

Cependant on eut encore quelques beaux jours ; bientôt vint l’été de la Toussaint, que nous appelons en France l’été de la Saint-Martin, éclaircie d’autant plus appréciée qu’elle est l’avant-coureur de la mauvaise saison. L’atmosphère avait une teinte vaporeuse qui donnait à toute la nature un air de jeunesse qui reposait l’âme ; l’Océan paraissait calme et tranquille. Les voix des enfants au jeu, le chant des coqs dans la campagne, le bruissement des ailes des oiseaux dans le feuillage des arbres empourprés par l’automne, le soleil lui-même, dont les rayons étaient comme voilés, tout semblait inviter à une douce rêverie.

C’était pour les bons paysans acadiens le règne du repos qui commençait.

À l’heure du crépuscule, les troupeaux rentraient à l’étable, aspirant la fraîcheur du soir, et battant le sol du pied. En tête, marchait la belle génisse d’Évangéline, fière de son poil d’une éclatante blancheur et du ruban qui flottait à son cou ; elle agitait gaîment sa clochette, comme si elle eût eu le sentiment de l’affection que lui portait sa jeune maîtresse.

Puis venaient des bords de la mer, où se trouvaient leurs pâturages préférés, les moutons bêlants, conduits par leur berger. Derrière eux marchait le chien, gardien fidèle et vigilant, allant de droite à gauche, remuant sa queue touffue, et poussant en avant les traînards. Pour ces troupeaux, c’était un chef et un protecteur, car, la nuit, pendant le sommeil du berger, c’est lui qui défendait les moutons craintifs contre les loups, dont on entendait les hurlements au loin, dans la forêt.

Plus tard, lorsque la lune se levait, les lourds chariots revenaient îles marais, chargés de foin salé qui remplissait l’air de son âcre parfum. On entendait de toutes parts les hennissements joyeux des chevaux, dont les crinières étaient tout humides de rosée ; couverts de leurs selles de bois aux couleurs éclatantes, ils regagnaient paisiblement la ferme. En même temps, les vaches, patientes et immobiles, abandonnaient leurs mamelles pleines de lait aux laitières empressées.

Partout, dans la cour de la ferme, se faisaient entendre des rires bruyants et les beuglements des bestiaux, qui bientôt se perdirent dans le silence. Alors les portes se fermèrent lourdement, puis tout rentra dans le calme pour une nuit entière.

À l’intérieur de la maison, Bénédict, assis dans un fauteuil grossièrement sculpté, devant un vaste foyer, suivait du regard les flammes et les tourbillons de fumée qui montaient dans la cheminée. Il fredonnait des airs de chansons et de noëls populaires, que ses ancêtres, avant lui, chantaient autrefois dans leurs vergers de Normandie ou bien dans leurs jolies vignes de Bourgogne.
Ils regardaient d’un œil émerveillé le forgeron (page 21).

La gentille Évangéline, assise près de son père, préparait du lin pour le métier que l’on voyait dans un coin derrière elle, et qui, pour l’instant, était au repos. On n’entendait, en ce moment, que le tic-tac cadencé de l’horloge et le ronflement monotone du rouet, qui semblait servir d’accompagnement aux chants du vieillard.

Tout à coup des pas se firent entendre, et aussitôt la porte s’ouvrit. Au bruit des souliers à gros clous, le fermier avait reconnu le pas de son ami Basile le Forgeron ; Évangéline, aux battements de son cœur, avait deviné quel était celui qui l’accompagnait.

Comme les arrivants s’arrêtaient sur le seuil, le fermier
La belle génisse d’Évangéline (page 24).
leur dit : « Soyez les bienvenus ; viens, Basile, mon ami, viens t’asseoir près de la cheminée, où ton absence fait toujours un vide ; prends sur la planche, au-dessus de ta tête, ta pipe et le pot de tabac. Tu n’es vraiment toi-même que lorsque ta bonne figure souriante rayonne au milieu des spirales de fumée de ta pipe ou de ta forge. »

Alors Basile prit sa place habituelle au coin du feu, puis il répondit : « Tu as toujours le mot pour rire, Bénédict, et tu es de la plus joyeuse humeur, même quand les autres sont assaillis par de sombres pressentiments, et ne prévoient partout que désastres et malheurs. On dirait, à te voir si heureux, que tu ramasses chaque jour un fer à cheval. »

Le forgeron prit ensuite sa pipe qu’Évangéline lui présentait après l’avoir allumée avec un charbon, puis il continua d’une voix lente et attristée : « Voici quatre jours que des vaisseaux anglais sont à l’ancre dans la baie du Gaspereau, leurs canons pointés sur le village. On ignore ce qu’ils viennent faire ici ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que tous nous avons reçu ordre de nous trouver demain dans l’église, où l’ordonnance de Sa Majesté sera proclamée comme loi du pays. En attendant, tous les cœurs sont dans l’inquiétude et en proie aux plus vives alarmes. »

Le fermier répondit : « Ne nous désolons pas avant qu’il en soit temps. Peut-être ces vaisseaux sont-ils amenés dans des intentions plus amicales. Peut-être, en Angleterre, les moissons ont-elles été gâtées par des pluies trop abondantes ou par des chaleurs trop prolongées, et alors, peut-être, les Anglais viennent-ils chercher dans notre pays, si richement approvisionné, de quoi nourrir leurs familles et leurs troupeaux.

« Ce n’est pas ce que pensent tous les gens du pays », répondit vivement le forgeron en secouant la tête d’un air de doute ; puis, après avoir étouffé un profond soupir, il reprit tristement : « On n’a point oublié Louisbourg[1], ni Beau-Séjour, ni Port-Royal. Beaucoup de nos voisins ont déjà gagné la forêt, où ils attendent, le cœur plein d’angoisses, le sort douteux de demain. Que pouvons-nous faire en effet ? On nous a enlevé nos armes et nos munitions, ne nous laissant que nos instruments de travail. »

Le pacifique et trop confiant fermier répondit alors, avec un sourire sur les lèvres : « Nous sommes plus en sécurité au milieu de nos troupeaux et de nos champs de blé, mieux protégés par ces dignes battues par l’Océan, que ne l’étaient nos pères dans leurs forts, assaillis par les bombes ennemies. Arrière donc toute crainte, mon bon ami, il ne peut nous arriver rien de fâcheux. N’attristons donc pas par de vaines chimères cette maison et ce foyer, car c’est la soirée du contrat. Dans un instant, le notaire René Leblanc sera ici avec ses papiers et son encrier de corne. Réjouissons-nous donc à la pensée de la félicité de nos enfants, qui bientôt seront unis et resserreront ainsi les liens de notre vieille amitié. »

Évangéline, assise à l’écart près de la fenêtre, la main dans la main de son fiancé, rougit modestement en entendant les dernières paroles de son père.

Au même moment, le digne notaire entrait.

CHAPITRE III

fiançailles



R ené Leblanc était de haute taille, légèrement courbé par l’âge ; ses cheveux blancs, son front découvert, ses besicles de corne à cheval sur son nez, lui donnaient l’aspect d’un sage des temps anciens. Il était père d’une nombreuse famille, et son plus grand bonheur était d’être entouré de ses petits-enfants, qui se plaisaient à chevaucher sur ses genoux en écoutant le tic-tac de sa grosse montre.

Pendant les dernières guerres, il avait été emprisonné, quatre dures années, dans un vieux fort français, comme soupçonné d’être partisan de l’Angleterre. Cette captivité l’avait rendu d’une excessive prudence ; mais il avait toujours conservé la simplicité d’âme d’un enfant ; il était d’une patience à toute épreuve, et son esprit était aussi droit que sincère.

Tout le monde l’aimait, principalement les petits auxquels il aimait à raconter les contes et les légendes des temps passés. Il leur disait : — l’histoire du loup-garou dans la forêt ; — celle du lutin qui venait la nuit apporter de l’eau aux chevaux ; l’aventure du blanc Letiche, fantôme d’un enfant mort sans baptême, et condamné à errer invisible dans la chambre des petits. Il leur disait comment les bœufs, la nuit de Noël, parlaient dans les étables, et comment l’araignée enfermée dans une coquille de noix guérissait les fièvres.

Il leur parlait du trèfle à quatre feuilles, au pouvoir merveilleux ; du fer à cheval, emblème de bonheur, enfin de tout ce qui faisait le fond des histoires racontées pendant les longues veillées d’hiver. Nul mieux que lui ne connaissait toutes les traditions du village.

Lorsque le notaire se fut assis, Basile le Forgeron se leva de son siège et vint à lui, après avoir secoué les cendres de sa pipe ; puis, étendant la main droite : « Père Leblanc, dit-il, tu as dû entendre les discours qui se tiennent dans le village ; ne pourrais-tu pas nous dire quelle est la mission des vaisseaux anglais arrivés dans le port ? »

À ces paroles, Leblanc répondit d’un air modeste : « Sans doute, j’ai entendu pas mal de bavardages ;
René Leblanc et ses petits enfants, (page 31).
mais je n’en suis pas mieux instruit pour cela, et j’ignore, tout autant que les autres, quelle peut être la mission de ces navires. Au reste, je ne suis pas de ceux qui croient qu’un mauvais dessein les amène ici ; car nous sommes en paix, et pourquoi les Anglais viendraient-ils nous inquiéter ?

» Sacrebleu ! s’écria le vif et quelque peu irritable forgeron, faut-il donc, en toutes choses, chercher le comment, le pourquoi et le parce que ? Chaque jour ne voit-on pas des injustices, et le pouvoir n’est-il pas souvent le droit du plus fort ? »

Sans s’offenser de cette vive réplique du forgeron, le notaire poursuivit :

« L’homme est injuste, cela n’est que trop vrai ; mais le Seigneur est juste, et la justice finit toujours par triompher des méchants. Permettez-moi, à ce propos, de vous raconter une histoire qui, bien souvent, m’a consolé pendant ma captivité à Port-Royal. »

C’était le récit favori du vieillard ; et quand quelqu’un de ses voisins se plaignait d’être victime d’une injustice, il aimait à le lui rappeler.

« Jadis, dans une ville ancienne, dont j’ai oublié le nom, une statue de bronze représentant la Justice se dressait au milieu de la place publique. Cette statue tenait de la main gauche les plateaux d’une balance, et de la main droite un glaive, ce qui signifiait que la justice avait sous sa garde les lois du pays, ainsi que les cœurs et les foyers des habitants. Les oiseaux, sans crainte du glaive qui brillait au-dessus d’eux aux rayons du soleil, avaient construit leurs nids dans les plateaux de la balance.

» Dans la suite des temps, la corruption se mit dans les lois du pays ; la force prit la place du droit, et les puissants opprimèrent les faibles. Il arriva alors qu’un jour un collier de perles fut perdu dans le palais d’un gentilhomme de la ville ; et presque aussitôt, les soupçons se portèrent sur une pauvre fille orpheline qui était servante dans la maison.

» Après un semblant de procès, la jeune domestique fut condamnée à périr sur l’échafaud, et elle subit avec résignation l’injuste sentence.

» À peine cette inique exécution était-elle accomplie, qu’un orage éclata sur la ville, le tonnerre frappa la statue de bronze, et arracha violemment les plateaux de la balance, qui vinrent se briser sur le pavé. Dans le creux de l’un de ces plateaux, on trouva le nid d’une pie, et on fut stupéfait en apercevant le collier de perles enlacé dans les brins de bois qui avaient servi à la construction du nid. »

Ce conte fini, le forgeron restait muet, mais il n’était pas convaincu ; il voulait parler, mais il ne trouvait pas de mots pour s’exprimer. Ses pensées paraissaient figées sur son visage, semblables aux vapeurs qui, en se congelant, forment en hiver des dessins fantastiques sur les carreaux de nos fenêtres.

À ce moment, Évangéline alluma la lampe de bronze qu’elle posa sur la table ; puis elle remplit la cruche d’étain d’une bière brune brassée à la maison et renommée pour sa force dans tout le village de Grand-Pré.

Pendant ce temps, le notaire ayant tiré de sa poche ses papiers et son écritoire, inscrivit, d’une main sûre, les noms et l’âge des fiancés ; puis il mentionna la dot de la future, qui consistait surtout en troupeaux de moutons et en bétail ; enfin, quand tout fut réglé et bien arrêté, il posa le grand sceau royal en marge du contrat.

Alors Bénédict tira de son sac de cuir et déposa sur la table une somme représentant les honoraires
Des vaisseaux anglais (page 28).
triplés du notaire public. Celui-ci se leva et bénit les jeunes fiancés, puis, élevant son verre plein de bière, il but à leur félicité. Ensuite, il prit congé, salua profondément et partit, tandis que les autres restaient assis au coin du feu, l’esprit agité d’une foule de pensées diverses.

Enfin Évangéline alla chercher le damier, et aussitôt Bénédict et Basile entamèrent leur partie accoutumée. Les deux vieillards, dans cette lutte amicale, riaient à chaque heureux coup, ainsi qu’à toute manœuvre sans succès.

Pendant ce temps, Évangéline et Gabriel, assis dans l’embrasure de la fenêtre, échangeaient à voix basse de douces paroles, et s’entretenaient de leurs projets d’avenir, éclairés
La pie enlevant le collier (page 34).
par la douce lumière de la lune qui se levait en ce moment sur la mer et sur la brume argentée étendue sur les prairies. Les étoiles brillaient à la voûte céleste, et semblaient s’associer à cette scène de bonheur intime.

Ainsi s’écoula cette heureuse soirée, où deux cœurs s’étaient unis pour toujours. Et puis, la cloche du beffroi sonna neuf coups : c’était pour, le village l’heure du couvre-feu. Sur-le-champ, Basile et son fils se levèrent pour partir, et la maison devint toute silencieuse.

Longtemps, sur le seuil de la porte, on échangea de doux bonsoirs et de tendres adieux qui remplissaient de joie le cœur d’Évangéline. La jeune fille, avant de rentrer, écouta, rêveuse, pendant quelque temps, les pas de son fiancé, qui s’éloignait lentement et comme à regret ; puis elle rentra et couvrit de cendre la braise du foyer. Bientôt on entendit les pas de Bénédict qui firent résonner les marches de l’escalier de chêne.

Après avoir jeté un dernier coup d’œil à l’intérieur de la ferme, Évangéline regagna aussi sa chambre. Rien de plus simple que cette chambrette aux rideaux blancs, aux grandes et larges armoires dont les rayons pliaient sous le poids des étoffes de laine, du linge et de la toile qui les garnissaient, attestant l’habileté et l’activité de la jeune ménagère. C’était là pour son mari une dot bien plus précieuse que celle inscrite au contrat, car c’est là ce qui constitue, bien mieux que toute richesse, une garantie d’aisance et de bonheur pour l’avenir d’un jeune ménage.

Évangéline éteignit bientôt sa lampe ; son cœur alors se gonfla, et ses pensées se portèrent vers son fiancé, malgré elle, un sentiment de tristesse envahit son âme, semblable aux nuages qui, par moments, venaient voiler la clarté de la lune. Elle était loin de se douter que Gabriel, en bas, dissimulé sous les arbres du verger, avait suivi longtemps, d’un œil anxieux, ou son ombre ou la clarté de sa lampe. Elle regarda quelque temps, rêveuse et pensive, par la fenêtre ; puis elle se coucha, toujours poursuivie par la même pensée !…

CHAPITRE IV

bonheur flétri



L e lendemain matin, le soleil se leva radieux sur le petit village et sur le bassin des Mines, où les vaisseaux étaient encore à l’ancre. Depuis longtemps, tout était en mouvement, et les travaux de chaque jour avaient recommencé.

Bientôt arrivèrent des pays environnants, des fermes et des hameaux voisins, les paysans acadiens revêtus de leurs habits de fête. Les joyeux bonjours, les rires francs et enjoués de la jeunesse augmentaient encore le charme de cette belle matinée. Du fond des prairies, où l’on ne voyait pas d’autre chemin que le sillon tracé par les roues des lourds chariots, débouchaient de tous côtés des groupes qui se réunissaient et regagnaient la grand’route.

Tout bruit de travail cessa dans le village bien avant midi. Les rues regorgeaient de monde, et à toutes les portes étaient assis des groupes bruyants échangeant des plaisanteries ou des histoires. Chaque maison était une hôtellerie, où tous étaient bien reçus et fêtés ; car chez ces gens simples, qui vivaient ensemble comme des frères, tout était en commun, et l’on aimait à partager.

Cependant, c’est sous le toit de Bénédict que l’hospitalité paraissait la plus large, car Évangéline était là, au milieu des hôtes de son père. Sa figure souriante, ses paroles de bon accueil et de joie, l’amabilité simple et modeste avec laquelle elle invitait à se rafraîchir les visiteurs de son père, rehaussaient encore le charme de cette fraternelle hospitalité.

Le repas des fiançailles eut lieu en plein air, au milieu du verger dont les fruits dorés embaumaient l’air. À l’ombre du porche d’entrée, étaient assis le prêtre et le notaire, ainsi que le bon Bénédict et le robuste Basile. Non loin de ces derniers, tout près du pressoir à cidre, on avait placé Michel le violoneux et le gai compère. Ses cheveux blancs flottaient au vent et sa figure réjouie, fortement enluminée, brillait comme un charbon ardent dont on a secoué les cendres. Aux sons vibrants de son violon, le vieillard chantait, d’une voix entraînante, les noëls antiques, tels que : « Tous les Bourgeois de Chartres », et « Le Carillon de Dunkerque » Deci, delà les couples, jeunes et vieux confondus ensemble, les enfants comme les autres, tourbillonnaient dans des rondes sans fin, sous les arbres du verger, ou sur le sentier de la prairie.

Entre les jeunes filles, la plus belle était l’aimable Évangéline ; le plus beau et le plus vaillant parmi les garçons, était Gabriel, le fils du forgeron.

Ainsi s’écoula la matinée.

Tout à coup, la cloche lança un appel retentissant, et dans les prairies on entendit résonner le tambour. Aussitôt, les hommes se dirigèrent vers l’église, pendant que les femmes attendaient dans le cimetière, suspendant aux pierres funèbres des guirlandes de feuilles d’automne et des branches fraîchement cueillies dans la forêt.

Bientôt arrivèrent les soldats anglais, qui passèrent fièrement au milieu de la foule et franchirent le seuil sacré. Les battements de leurs tambours et le bruit de leurs pas cadencés retentirent sous les voûtes de l’église, mais cela ne dura qu’un instant ; les lourdes portes se fermèrent, et un silence profond régna dans le lieu saint.

Alors le commandant anglais se leva, et, du haut des marches de l’autel, tenant à la main sa commission revêtue du sceau royal, il s’exprima ainsi :

« C’est par ordre de Sa Majesté que vous êtes convoqués aujourd’hui. Le roi s’est montré bon et clément ; c’est à vos cœurs de dire comment vous avez répondu à sa bienveillance. Interrogez vos consciences. La mission que je remplis en ce moment répugne à mon caractère et à ma nature, et je sais qu’elle est bien pénible pour vous ; mais je dois obéir et vous signifier la volonté de notre souverain. Cette volonté, la voici : Toutes vos terres, vos demeures, vos troupeaux de toute espèce sont confisqués au profit de la couronne d’Angleterre, et vous-mêmes serez transportés de cette province sous d’autres cieux. Dieu veuille que vous viviez désormais heureux et pacifiques, en nation prospère et en fidèles sujets ! Dès à présent, je vous déclare prisonniers, car tel est le bon plaisir de Sa Majesté ! »

Comme on voit, à l’époque du brûlant solstice d’été, la sérénité de l’atmosphère, brusquement troublée par l’orage qui hache les récoltes dans les champs, jonche le sol des débris des chaumières, disperse les troupeaux qui s’enfuient en mugissant, après avoir brisé leurs clôtures, ainsi tombèrent les paroles du commandant anglais sur le cœur des infortunés Acadiens.

Atterrés par la stupeur, les paysans demeurèrent un moment silencieux ; mais bientôt s’éleva, toujours croissante, une lamentation de deuil et de colère, puis, poussés par une même impulsion, tous se précipitèrent vers la porte de l’église pour fuir leurs oppresseurs. Vaine tentative, il leur était impossible de s’échapper. Alors des cris et de farouches imprécations retentirent dans la maison de prières.

Tout à coup, au-dessus de toutes les têtes, se dressa Basile le forgeron, les bras levés en l’air, la face enflammée et contractée par la colère, il s’écria d’une voix tonnante :

« À bas les tyrans d’Angleterre ! Ils n’ont jamais reçu notre serment de fidélité ! À mort ces soldats de l’étranger, qui s’emparent de nos foyers et de nos moissons ! »

Il en eût dit davantage ; mais l’impitoyable main d’un soldat lui ferma la bouche d’un coup brutal, et l’étendit sur les dalles de l’église.

Soudain, au fort de la lutte et du tumulte de cette bataille exaspérée, la porte du sanctuaire s’ouvrit et livra passage au Père Félicien qui, la figure grave, monta lentement les degrés de l’autel. D’un geste de sa main vénérable, il imposa silence aux clameurs de cette foule agitée que sa présence frappait
Michel le violoneux (page 42).
de respect et de crainte. Puis il s’adressa au peuple. Sa voix grave et solennelle, ses paroles modérées et tristes rappelaient les sons distincts de l’horloge, frappant l’heure à coups mesurés, après le tapage du sinistre tocsin.

« Que faites-vous là, mes enfants ? dit-il. Quel délire vous a surpris ? J’ai passé parmi vous quarante années de ma vie, pour vous enseigner, non seulement par mes discours, mais par mes actes, à vous aimer les uns les autres ! Et voilà ce qu’ont produit mes efforts et mes veilles ! Voilà le résultat de mes prières ! Avez-vous si vite oublié mes leçons d’amour et de miséricorde ? Voudriez-vous profaner la maison du Prince de la Paix par des cœurs remplis de haine et par des actions
Elle cria : « Gabriel ! » (page 49).
de violence ? À cette heure d’épreuve, où les méchants nous assaillent, répétons ensemble cette prière suprême que Jésus crucifié prononça à l’heure de la mort : « Ô Père, pardonnez-leur ! »

Ces paroles de reproche, si courtes qu’elles fussent, pénétrèrent profondément dans le cœur de ces hommes simples et bons, un moment égarés par une vive douleur. Ils répétèrent alors cette sublime prière : « Ô Père, pardonnez-leur ! », et le calme revint dans cette foule, tout à l’heure si vivement émue.

Ensuite, le service du soir commença ; les cierges furent allumés, et les pieux Acadiens oublièrent un instant, dans la prière, le sort douloureux qui leur était réservé.

Cependant la funeste nouvelle s’était répandue dans le village ; de toutes parts, on voyait les femmes et les enfants errer en se lamentant, de maison en maison. Évangéline attendait depuis longtemps, à la porte de la maison paternelle, le retour de Bénédict. À l’intérieur, la nappe était mise, et tout était disposé pour le repas du soir. Peu à peu le jour baissait et le soleil couchant projetait les grandes ombres des arbres sur les prairies parfumées. Évangéline, de plus en plus inquiète, sentait son âme envahie par la tristesse ; et cependant, malgré son inquiétude, des sentiments de résignation pénétraient son âme naturellement bonne. S’oubliant alors entièrement, elle se dirigea vers le village, parcourant les sentiers, consolant les femmes éplorées qui regagnaient leurs demeures où les rappelaient les soins du ménage et la fatigue de leurs enfants.

Le soleil, ce jour-là, se coucha au milieu de vapeurs qui voilaient sa face, et bientôt l’Angelus tinta doucement. Évangéline se dirigea vers l’église, et attendit quelque temps, allant et venant autour de l’édifice, à l’intérieur duquel régnait le plus profond silence. Bientôt, vaincue par l’inquiétude, elle
Le commandant anglais, (page 43).
cria, d’une voix qui trahissait sa crainte. « Gabriel ! » Mais aucune réponse ne se lit entendre.

Enfin, la pauvre enfant retourna d’un pas lent vers la ferme toujours déserte, et désormais sans maître. Le feu couvait dans l’âtre, et le souper était intact. Les chambres vides et abandonnées avaient un aspect lugubre et terrifiant. Les pas d’Évangéline résonnaient tristement sur les escaliers et sur le parquet de sa chambre. Au milieu du silence de la nuit, elle entendait la pluie tomber avec bruit sur les feuilles flétries du sycomore qui se trouvait près de la fenêtre. Les éclairs sillonnaient la nuit sombre et la voix retentissante du tonnerre semblait lui rappeler la justice de Dieu. Alors elle se souvint de la légende racontée la veille par le notaire ; cette pensée ramena le calme dans son âme troublée, et elle s’endormit dans une pensée d’espérance et de résignation.

CHAPITRE V

tristesse et désolation



Q uatre jours s’étaient écoulés depuis les tristes événements que nous venons de raconter. À peine le chant matinal du coq avait-il réveillé les servantes de la ferme, que déjà une longue et morne procession de paysannes acadiennes arrivait des hameaux voisins, et se dirigeait vers le bord de la mer, emportant dans de lourds chariots tous leurs biens domestiques. De temps en temps, elles s’arrêtaient pour jeter derrière elles un regard douloureux, afin de revoir une dernière fois leurs demeures, avant que les détours de la route ou l’épaisseur des bois ne les leur eussent cachées pour toujours. À côté d’elles, les enfants couraient, pressant les bœufs, et serrant dans leurs petites mains quelques fragments de jouets qu’ils n’avaient pas voulu abandonner. La triste caravane arriva bientôt à l’embouchure du Gaspereau, où s’entassaient pêle-mêle, sur la plage, le mobilier et les outils des paysans.

Pendant tout le jour, les barques firent le trajet de la côte aux navires, et, durant le même temps, les chariots firent péniblement et sans trêve celui du village à la mer.

Vers le soir, au coucher du soleil, on entendit du côté du cimetière des roulements de tambour dont l’écho se répandit au loin dans la campagne. Les femmes et les enfants coururent aussitôt dans cette direction. Les portes de l’église s’ouvrirent tout à coup, puis les soldats sortirent, et derrière eux le lugubre cortège des villageois depuis longtemps prisonniers, et cependant, à cette heure, patients et résignés. Les jeunes gens marchaient au premier rang ; les vieillards fermaient la marche, pendant que les femmes suivaient sur le bord de la route. Tous se dirigèrent ainsi vers le rivage.

Évangéline attendait, silencieuse, à quelques pas de là ; le chagrin ne l’avait point abattue, et l’heure de l’épreuve la trouvait forte et résignée.

Cependant, lorsque le cortège se fut rapproché, et qu’elle eut aperçu le visage de Gabriel, pâle d’émotion, ses yeux se remplirent de larmes ; elle courut au-devant de lui, lui serra les mains, et, appuyant sa tête sur son épaule, elle lui dit tout bas :

« Gabriel, sois fort et prends courage ; car si nous nous aimons, rien ne saurait nous nuire, quelque infortune qui nous arrive. »

Elle disait cela en souriant ; mais soudain elle se tut ; elle venait d’apercevoir son père qui s’avançait à pas lents. Hélas ! comme il était changé ! Le coloris de ses joues avait disparu ; la flamme de ses yeux était éteinte, et son pas semblait alourdi par le violent chagrin qui oppressait son cœur. Évangéline se jeta au cou du vieillard qu’elle embrassa longuement, et, sentant que sa vive douleur ne pouvait être consolée, elle lui prodigua les paroles les plus tendres et les plus affectueuses.

Bientôt la lugubre procession arriva sur le bord de la mer ; alors commença l’embarquement ; ce fut un va-et-vient continuel de barques chargées de monde. Dans le désordre qui se produisit à ce moment, des femmes furent violemment séparées de leurs maris ; des mères virent leurs enfants laissés sur le rivage, étendre leurs bras vers elles avec des cris désespérés. Basile et Gabriel furent transportés sur des navires différents, pendant qu’Évangéline, triste et désolée, restait avec son père sur la plage.

Soudain, elle se tut… (page 53).

Au coucher du soleil, l’embarquement n’était pas encore terminé. Cernés, d’un côté, par la mer, et, de l’autre, par un cordon de soldats qui rendait toute fuite impossible, les fermiers acadiens durent passer la nuit sur la grève. On eût dit une de ces tribus de Bohémiens que nous voyons quelquefois autour de nos villes, ou un camp, le soir d’une bataille.

Dans le village abandonné, la scène était également triste ; les bestiaux, revenant des pâturages, avaient repris le chemin de la ferme ; ils attendirent longtemps devant la porte qu’ils connaissaient si bien ; mais personne ne répondit à leur appel.

Le silence le plus profond régnait dans les rues ; la cloche
Ils le virent immobile et tombé… (page 57).
de l’Angelus resta muette ; plus un toit ne lançait de fumée dans l’air, et aucune lumière ne brillait aux fenêtres.

Les captifs s’étaient réunis autour des feux allumés sur la grève avec les épaves que les flots de la mer avaient rejetées sur le rivage. De toutes parts, on entendait les voix désolées des hommes et des femmes auxquelles se mêlaient les pleurs des enfants. Le vénérable pasteur allait, d’un feu à l’autre, porter à chacun des paroles de consolation. Il arriva ainsi à la place occupée par Évangéline et son père.

À la lueur du foyer, la figure du vieillard lui apparut livide, décharnée, et les yeux hagards du fermier semblaient indiquer qu’il était désormais incapable de rien sentir ni de rien voir. Vainement sa fille essayait de l’encourager par ses paroles et par ses caresses ; vainement elle lui offrait des aliments ; il restait immobile, inattentif et muet, et fixait d’un œil égaré et inconscient la clarté vacillante de la flamme. « Benedicite », murmura le prêtre, d’une voix émue de pitié. Il en aurait dit davantage ; mais son cœur débordait, et l’aspect saisissant de la douleur qu’il avait sous les yeux paralysait ses paroles. Il posa silencieusement ses mains sur la tête d’Évangéline, en levant les yeux au ciel, puis il s’assit et mêla ses larmes à celles de l’infortunée jeune fille, et tous trois restèrent muets.

Tout à coup, vers le Sud, une lumière rouge et sanglante s’éleva au-dessus du village de Grand-Pré, illuminant au loin le ciel et la mer, ainsi que les vaisseaux en rade ; on vit alors, du faîte des maisons, jaillir d’énormes colonnes de fumée, que la flamme éclairait d’une lueur sinistre.

Tous les gens assemblés sur le rivage et ceux à bord du vaisseau considéraient ce spectacle avec terreur. Après le silence du premier moment, les malheureux Acadiens s’écrièrent dans leur désespoir : « Nous ne reverrons plus nos maisons du village de Grand-Pré. »

Soudain, les coqs, croyant le jour venu, se mirent à chanter bruyamment dans l’intérieur des métairies, les bestiaux et les chevaux, surpris par l’incendie, brisèrent leurs liens, franchirent les barrières et les clôtures, et, affolés par la peur, s’enfuirent dans la prairie. Ces bruits que le vent du soir apportait aux infortunés proscrits augmentaient encore leur douleur.

Le prêtre et la jeune fille, terrifiés par ce spectacle, mais incapables de prononcer une parole, avaient les yeux fixés sur cette lugubre clarté, toujours grandissante et d’un rouge de plus en plus éclatant. Quand ils se retournèrent pour adresser la parole à leur compagnon silencieux, ils le virent tombé en bas de son siège, étendu et immobile sur le sable. Il était mort. Le prêtre souleva lentement la main inanimée du vieillard, et Évangéline, saisie d’effroi, s’agenouilla auprès de son père, en poussant de profonds gémissements. Bientôt elle perdit connaissance, et laissa tomber sa tête sur la poitrine de cet être chéri que la mort venait de lui ravir. Elle resta ainsi toute la nuit, anéantie par un sommeil lourd et profond. Quand elle sortit de cet état d’insensibilité, elle vit une foule de gens rassemblés autour d’elle ; l’affection était empreinte sur tous les visages ; tous, pâles d’émotion et les larmes dans les yeux, la regardaient avec une douloureuse sympathie.

Les lueurs de l’incendie, qui se reflétaient sur la grève, éclairaient cette scène de désolation. Il semblait à l’imagination impressionnée d’Évangéline que le jour du jugement dernier était arrivé.

À ce moment, une voix bien connue de tous dit à la foule assemblée : « Déposons ici son corps près de la mer. Quand des temps meilleurs nous ramèneront dans nos foyers, nous déposerons avec piété ses cendres vénérables dans le cimetière du village. » Ainsi parla le pasteur.

Alors, on enterra sur le rivage le fermier de Grand-Pré ; la cérémonie eut lieu sans cloches et sans livres, et fut éclairée, en guise de torches funèbres, par les lueurs du village que dévorait l’incendie.

Pendant que le prêtre prononçait les prières des morts, le bruit des vagues de la mer semblait s’associer à la douleur de ces pauvres proscrits, qui, dès le premier jour de leur triste pèlerinage, laissaient un de leurs frères, non le moins vénéré, sur le chemin de l’exil…

Aux premières lueurs du jour, le tumulte et le va-et-vient de l’embarquement recommencèrent ; et bientôt les navires prirent la mer, laissant derrière eux le mort sur la grève et le village en cendres…

DEUXIÈME PARTIE


CHAPITRE PREMIER

l’exil



D e longues années s’étaient écoulées depuis que Grand-Pré avait été livré aux flammes ; depuis longtemps déjà, les vaisseaux anglais avaient quitté la baie de Gaspereau, enlevant à ses foyers tout un peuple condamné à un exil sans terme et dont l’histoire moderne n’offre pas un autre exemple. En quittant leur patrie, les Acadiens, dispersés comme les flocons de neige chassés par les vents du Nord, avaient abordé bien loin de là, sur des rivages différents. Privés d’amis, de foyers et d’espérance, ces infortunés erraient de cité en cité, passant des lacs glacés du Nord aux savanes brûlantes du Midi, des froides rives de la mer aux bords luxuriants du Mississipi. Ils étaient à la recherche d’amis et de foyers ; mais un grand nombre d’entre eux, le cœur brisé et désespéré, renonçaient à
Elle parcourait les cimetières… (page 63).
trouver une âme affectueuse et une maison ouverte ; ils ne demandaient plus à la terre qu’un tombeau. L’histoire de leur douloureux pèlerinage est écrite sur les pierres funéraires des cimetières.

Parmi eux, on remarqua longtemps une jeune fille paraissant n’avoir d’autre soin que d’attendre, en allant et venant sans cesse. Son maintien humble et modeste, son âme bonne et résignée, sa jeunesse et sa beauté attiraient vers elle tous les cœurs. On sentait que, dans sa vie, il y avait quelque chose de manqué, d’incomplet, d’inachevé, comme si une belle journée d’été s’arrêtait brusquement dans son cours. En présence du malheur qui l’avait frappée, blessée dans ses affec
Ma fille, prends patience… (page 65).
tions les plus chères, la vie lui apparaissait comme un vaste désert dont les sentiers étaient marqués par les tombes de ceux qui l’avaient précédée dans cette voie de chagrin et de martyre, d’illusions à jamais mortes et perdues.

Parfois elle séjournait dans les villes ; puis, pressée par une inquiétude intérieure, poussée par cette soif insatiable de recherches qui dévorait son âme, elle reprenait sa course sans fin et son stérile labeur. Elle parcourait les allées des cimetières, arrêtant ses yeux sur les croix et les pierres tombales, pensant que son fiancé pourrait bien être sous ces tombes sans nom, auprès desquelles elle s’asseyait, et où elle aurait voulu reposer à côté de lui.

D’autres fois, sur un bruit, sur un chuchotement saisi au passage, elle poursuivait sa marche. Il lui arrivait aussi de s’entretenir avec ceux qui avaient rencontré et connu Gabriel ; alors elle les interrogeait longuement, espérant toujours découvrir le lieu de sa retraite ; mais ils l’avaient vu, il y avait bien longtemps, et toujours dans des endroits éloignés dont ils avaient même oublié le nom.

« Gabriel Lajeunesse ! disaient-ils, oh ! parfaitement. Oui, nous l’avons vu en compagnie de Basile le forgeron. Ils ont gagné tous deux les prairies. Ce sont de rudes coureurs des bois, et on les cite parmi les chasseurs et les trappeurs. »

« Gabriel Lajeunesse ! disaient les autres ; certes, nous l’avons rencontré. Il est voyageur[2] dans les basses terres de la Louisiane. »

Puis certains ajoutaient :

« Pauvre chère petite ! À quoi bon cette longue attente et cette préoccupation unique pour une même personne ? N’y a-t-il pas d’autres jeunes gens que Gabriel, en qui trouver la bonne mine, la tendresse, la franchise du cœur et la droiture du caractère ? Vois Baptiste Leblanc, le fils du notaire ; il y a longtemps
Le marinier sonnant dans sa trompe, (page 69).
qu’il t’aime, celui-là. Allons, mets ta main dans la sienne, et sois heureuse. »

Alors Évangéline répondait avec une mélancolique sérénité :

« Impossible ; ma main sera à celui-là seul à qui j’ai donné mon cœur. »

Alors, le Père Félicien, son ami et son conseiller, lui disait en souriant :

« Ma fille, c’est le Seigneur qui parle par ta bouche, prends patience ; poursuis ton œuvre, remplis ta mission de tendresse. Celui qui souffre sans se plaindre est fort, et Dieu aime les cœurs fermes et résignés. Reste fidèle à ta tâche d’affection. »

Encouragée par ces paroles, Évangéline prenait patience et espérait, poursuivant chaque jour sa course errante, sans savoir si jamais elle atteindrait le bonheur qu’elle rêvait, et qui semblait fuir devant elle…

CHAPITRE II

recherche du bonheur



P ar une journée du mois de mai, un bateau lourdement chargé, monté par des bateliers acadiens, après avoir dépassé les rives de l’Ohio, la Belle-Rivière, descendait le large et rapide Mississipi. C’était une troupe d’exilés qui, après avoir été dispersés le long des côtes, s’étaient réunis par la communauté de foi et de malheur, et voyageaient maintenant de compagnie. Ils allaient à la recherche de leurs parents et de leurs amis, qu’une vague espérance leur faisait supposer être parmi les humbles cultivateurs répandus sur les côtes de la Louisiane ou dans les prairies fertiles des belles Opelousas,

Avec eux se trouvaient Évangéline et son guide, le père Félicien. Ils avançaient ainsi au milieu des sables mouvants, à travers des solitudes qu’assombrissaient de noires forêts ; puis, la nuit, la troupe campait auprès des feux allumés sur le bord du fleuve tumultueux.

Le spectacle qui s’offrait à leurs yeux était réellement ravissant ; tantôt emportés par le courant, ils côtoyaient des îles verdoyantes où les cotonniers balançaient comme des panaches leurs cimes légères ; tantôt ils traversaient de larges lagunes où, sur le sable argenté du rivage, étaient couchées de grandes troupes de pélicans au plumage blanc comme la neige. Plus loin, s’élevaient, au milieu de magnifiques jardins, les maisons des planteurs avec leurs colombiers, et les cases des nègres ombragées par des arbres de Chine.

Ils approchaient de la région où règne un été perpétuel ; là où le fleuve, s’infléchissant vers l’est, traverse la Côte-d’Or, parmi les bosquets de citronniers et d’orangers. Les voyageurs, changeant eux-mêmes de direction, entrèrent dans la rivière de Plaquemine, et s’égarèrent presque aussitôt dans un labyrinthe de marécages et d’eaux dormantes s’étendant dans toutes les directions. Au-dessus de leurs têtes, les branches des cyprès formaient une arche sombre, où les mousses traînantes étaient suspendues comme les bannières qui ornent la voûte des anciennes cathédrales. Le silence de mort, qui régnait dans ces lieux, n’était interrompu que par les hérons qui, au coucher du soleil, regagnaient leurs perchoirs à la cime des cèdres, ou par le hibou qui saluait la lune de son rire diabolique. Une douce lumière rayonnait sur la surface des eaux et sur le feuillage des cyprès et des cèdres, filtrant à travers les arceaux de verdure comme par les fentes d’une ruine.

Tout ce qui entourait les voyageurs était nouveau pour eux ; toutes ces choses leur paraissaient confuses et étranges comme dans un rêve ; une impression de tristesse envahissait leur âme, comme le présage d’un malheur invisible et qu’ils ne pouvaient définir. Semblable au craintif mimosa qui ferme ses feuilles au son lointain des pas d’un cheval sur le gazon des prairies, leur cœur se resserrait, assailli de pressentiments lugubres, Évangéline, cependant, se sentait soutenue par une vision qui s’imposait à son esprit ; elle se berçait de l’idée que Gabriel avait passé avant elle sous ces voûtes ténébreuses, et que chaque coup d’aviron la rapprochait de lui.

À ce moment, un des mariniers se leva, et sonna vigoureusement dans sa trompe, comme pour avertir les autres voyageurs que le hasard pouvait avoir amenés, à cette heure avancée, sur ces courants obscurs. Le son retentit étrangement sous le sombre feuillage et rompit le silence imposant de la forêt. Les mousses suspendues aux arbres s’agitèrent silencieusement, et des échos sans nombre répétèrent au loin cette nocturne fanfare. Mais aucune voix ne répondit ; le silence continua de régner au milieu des ténèbres, et ce silence produisit un sentiment douloureux sur les passagers.

Alors Évangéline s’abandonna au sommeil, pendant que les bateliers continuaient de ramer au milieu des ténèbres de la nuit, tantôt muets, tantôt chantant les airs familiers dont ils faisaient résonner jadis les rivières de leur patrie. Ces chants se mêlaient aux voix mystérieuses du désert, au bruit des vagues ou du vent dans la forêt, aux cris des grues et au grondement du hideux alligator.

Avant le milieu du jour, les voyageurs sortirent de ces sites ombragés, et aperçurent bientôt, éclairés d’un radieux soleil, les lacs de l’Atchafalaya. Des myriades de nénuphars se berçaient aux légères ondulations produites par les rames, pendant que les lotus dressaient leurs couronnes dorées au-dessus de la tête des passagers. Les senteurs enivrantes de la fleur du magnolia, la chaleur ardente du soleil de midi, rôdeur suave s’exhalant des épais berceaux de rosiers qui couvraient les îlots voisins, conviaient au repos les voyageurs, au moment où le bateau côtoyait ces rives charmantes.

Les rameurs, fatigués, s’arrêtèrent bientôt tout près de Wachita, le plus riant de ces îlots. Le bateau fut amarré sous les rameaux des saules qui ornaient ses bords ; puis, se dispersant sur l’herbe, les voyageurs, épuisés par leur fatigante course de nuit, se livrèrent au sommeil. Au-dessus d’eux s’étendait la cime verdoyante d’un cèdre, où les oiseaux-mouches voltigeaient au milieu des guirlandes de bignones et de vignes vierges entrelacées aux branches. Évangéline était toujours endormie sous le cèdre ; dans son sommeil, il lui semblait que, du ciel entr’ouvert, jaillissait sur son âme un rayon de lumière qui n’avait rien de terrestre.

À ce moment, à travers ces îles sans nombre, se montra une autre embarcation frêle et rapide qui, pressée par les bras robustes des chasseurs et des trappeurs qui la montaient, se rapprochait de plus en plus. L’avant était tourné vers le nord, vers le pays du castor et du bison ; un jeune homme, à la physionomie pensive et paraissant en proie aux soucis, était assis à la barre ; des cheveux noirs et
Évangéline était endormie… (page 71).
négligés ombrageaient sa figure qui portait l’empreinte d’un profond chagrin. Ce jeune homme n’était autre que Gabriel qui, las d’attendre, malheureux et inquiet, allait chercher, dans les déserts de l’Ouest, l’oubli de soi-même et de sa peine. Les rameurs avançaient avec vitesse, mais sur la rive opposée ; de sorte que les bateliers du canot amarré sous les saules ne purent apercevoir cette embarcation, ni entendre le bruit de ses rames. Bientôt les chasseurs disparurent, et ce fut quelques instants après seulement, alors que le bruit des rames s’était perdu dans l’éloignement, que les dormeurs s’éveillèrent.

Un jeune homme assis à la barre… (page 71).

La jeune fille s’approcha alors du sympathique pasteur, et lui dit en soupirant :

« Oh ! Père Félicien ! je ne sais quelle voix dit à mon cœur que Gabriel, errant, est là tout près de moi. Est-ce un rêve absurde, une illusion de mon imagination, ou bien est-ce un messager céleste qui, en passant, ouvre mon âme à la vérité ? »

Puis, en rougissant, elle ajouta :

« Pitié pour ma pauvre tête ! De telles paroles sont incompréhensibles pour des oreilles comme les vôtres ! »

Le vénérable vieillard lui répondit en souriant :

« Je comprends parfaitement tes paroles, ma fille ; et je sais qu’elles sont l’expression des sentiments qui agitent ton cœur. Je crois, comme toi, que Gabriel est près d’ici, car nous approchons des rives de la Tèche, où sont les villes de Saint-Maur et de Saint-Martin. Là, je l’espère, la fiancée sera rendue à son fiancé, et la longue séparation du pasteur et de son troupeau prendra fin. Cette contrée si belle, avec ses pâturages, ses forêts d’arbres fruitiers, où l’on marche littéralement sur des tapis de fleurs, sous un ciel du bleu le plus pur, ce paradis de la Louisiane, comme on l’appelle, sera pour nous, j’en ai l’espoir, une terre bénie. »

Fortifiés par ces paroles, les exilés furent debout à l’instant, et poursuivirent leur voyage. Peu à peu vint le soir. Les derniers rayons du soleil couchant, les vapeurs condensées qui s’élevaient de la terre donnaient au paysage une teinte vague qui semblait fondre ensemble le ciel, l’eau et les bois. Le silence de la nuit n’était troublé que par les chants des oiseaux, tantôt gais et entraînants comme un air de fête, tantôt plaintifs et tristes, comme l’écho d’une lamentation ou d’une profonde douleur.

Le bateau flottait toujours sur la rivière tranquille, et Évangéline, sous l’impression de ce charme de la nature et des sentiments intimes qui inondaient son cœur, ressentait une impression de douceur inexprimable.

C’est dans des pensées de calme et d’espérance que les voyageurs entrèrent dans la Tèche, à l’endroit où elle traverse les vertes Opelousas. Bientôt, dans l’ombre de l’atmosphère, ils aperçurent au-dessus des bois une colonne de fumée montant d’une maison qui paraissait assez proche, et, en même temps, parvint à leurs oreilles le son d’une trompe et le mugissement éloigné des bœufs.

CHAPITRE III

espoirs fugitifs



P resque au bord d’une rivière, sous l’ombrage de chênes majestueux dont les branches étaient couvertes de gui et de mousse d’Espagne, s’élevait, cachée et silencieuse, la maison d’un pâtre. Un jardin planté de fleurs, dont l’air était embaumé, entourait cette demeure construite en bois de cyprès et dont les planches avaient été taillées et ajustées avec soin. Le toit, peu élevé et vaste, recouvrait une large vérandah appuyée sur d’élégantes colonnes, enguirlandées de vignes et de rosiers, où se jouaient les colibris et les abeilles, et qui entourait tout le corps de logis. Aux extrémités de la maison, parmi les fleurs du jardin, s’élevaient les pigeonniers, asiles de la tendresse et des amours fidèles.

À ce moment, tout était silencieux ; le soleil, près de se coucher, n’éclairait plus que la cime des arbres, et la maison, déjà plongée dans l’ombre, laissait échapper une légère colonne de fumée de sa cheminée rustique. Derrière l’habitation, à partir de la porte du jardin, un sentier traversait des bouquets de grands chênes entrelacés de vignes, et allait se perdre dans les prairies fleuries qui s’étendaient à perte de vue.

Sur la lisière de la forêt et de la prairie, on apercevait, monté sur un cheval harnaché à l’espagnole, un homme portant des guêtres et un pourpoint de daim. Coiffé d’un sombrero qui ombrageait sa figure large et basanée, il contemplait d’un œil de maître cette scène tranquille. Autour de lui paissaient de nombreux troupeaux de vaches, aspirant les fraîches vapeurs qui s’élevaient de la rivière et se répandaient ensuite sur la prairie. Soulevant lentement le cor qui pendait à son côté, le pâtre, enflant sa large poitrine, fit entendre un son retentissant qui, dans l’air humide et calme du soir, fut aussitôt répété par les échos d’alentours. Les bêtes levèrent la tête, regardèrent quelques instants en silence, puis elles se précipitèrent en mugissant à travers les prairies, et disparurent bientôt dans le lointain.

En approchant de la maison, le pâtre aperçut, à travers la grille du jardin, Évangéline et le Père Félicien qui venaient à sa rencontre. N’en croyant pas ses yeux, il mit aussitôt pied à terre, et courut à eux, les bras ouverts, avec des cris d’étonnement. Et alors, ils reconnurent Basile le forgeron, qui leur fit l’accueil le plus affectueux et les conduisit dans son jardin. Assis sous une tonnelle de rosiers, après des questions et des réponses sans fin, ils épanchèrent librement leurs cœurs, et renouvelèrent leurs tendres embrassements, les pleurs et les rires se succédant tour à tour, et faisant place ensuite à de longues réflexions silencieuses. Ce qui, surtout, les rendait pensifs, ce qui remplissait le cœur d’Évangéline de doutes amers et de noires inquiétudes, c’est que Gabriel ne paraissait pas. Enfin, Basile, gêné lui-même, et voyant que ses amis se taisaient, parla en ces termes :

« Si vous êtes venus par l’Atchafalaya, je ne comprends pas que vous n’ayez point croisé la barque de mon fils Gabriel, sur quelque point du Bayon. »

Ces simples mots de Basile firent passer une ombre sur la figure d’Évangéline, dont le cœur se serra ; ses yeux se mouillèrent de pleurs, et c’est d’une voix tremblante qu’elle dit : « Hé ! quoi ? pas ici ? Gabriel est parti ? »

Alors, cachant son visage dans les bras de Basile, elle soulagea son cœur par des plaintes et des larmes. Ce que voyant, le bon forgeron lui dit d’une voix enjouée :

« Sois forte et contente, ma fille ; Gabriel nous a quittés seulement de ce matin, parti comme une tête sans cervelle, me laissant tout seul avec mes chevaux, mes bœufs et mes moutons. De plus en plus inquiet, agité par les traverses qui ont éprouvé son cœur, il ne pouvait plus se faire à la tranquillité de notre vie calme. Tu étais son unique pensée, et il ne sortait de son silence habituel que pour parler de toi et de son tourment. À la fin, il était devenu tellement à charge à tous, que je me suis décidé à prendre un parti et à l’envoyer vers la ville d’Adayes, pour y faire le trafic des mules avec les gens d’Espagne. Ensuite, il suivra la piste des Indiens jusqu’aux monts Ozark, faisant, en route, la chasse des animaux à fourrure dans les bois, et en prenant le castor au piège, dans l’eau. Prends donc courage, ma fille, nous rejoindrons ton fiancé fugitif qui ne peut pas être encore très avancé dans son voyage. Dès demain, à l’aurore, nous nous mettrons en route ; nous le suivrons de près et nous le ramènerons ici. »

Au même instant, des voix joyeuses se firent entendre, et on vit entrer Michel le violoneux, porté sur les bras de ses compagnons. Michel avait vécu
Évangéline dans le jardin, (page 77).
longtemps sous le toit de Basile, heureux comme un dieu, et n’ayant d’autre souci que de promener de village en village sa gaîté et ses joyeux refrains ; aussi ses cheveux blancs et son crin-crin avaient-ils conquis une lointaine renommée.

« Vive Michel ! vive le bon chanteur d’Acadie ! » criaient ceux qui le portaient en triomphe.

Alors, le Père Félicien s’avança avec Évangéline, saluant amicalement le joyeux vieillard, et lui rappelant les jours d’autrefois, pendant que Basile, au comble du ravissement, accueillait bruyamment ses anciens amis.

Tous tombaient en admiration devant les richesses de l’ex-forgeron, et n’en revenaient pas à la vue de la propriété, du bétail, et surtout de la tenue patriarcale de Basile Ils fuient bien plus émerveillés quand ils l’entendirent parler du terrain, du climat, des prairies où paissaient de nombreux troupeaux qui devenaient le bien de ceux qui s’en emparaient. Chacun se disait, à part soi, qu’il en ferait volontiers autant.

Tout en devisant ainsi, ils montèrent les marches de la maison ; et, après avoir traversé la vaste vérandah, pénétrèrent dans le hall, où déjà le repas du
Coiffé d’un sombrero… (page 78).
soir attendait le maître attardé. Là, chacun s’assit à table, et l’on se régala de compagnie.

L’obscurité du soir descendit bientôt sur cette fête intime. Au dehors tout était calme, le ciel s’illumina peu à peu de la lumière vaporeuse de la lune et du doux scintillement des étoiles ; au dedans de la maison, une clarté bien plus éclatante brillait sur les visages de ces amis réunis, heureux de se retrouver ensemble après les malheurs immenses qui les avaient jetés sur cette rive éloignée. Assis au haut bout de la table, Basile prodiguait à ses hôtes et son vin et ses paroles les plus cordiales. Après avoir bourré sa pipe du délicieux tabac des Matchitoches, il s’adressa ainsi à ses invités, qui l’écoutaient
Évangéline, debout près d’eux… (page 85).
avec attention et le visage souriant :

« Soyez les bienvenus encore une fois, ô mes amis, vous qui venez de subir une si longue privation d’amitié et d’asile. Oui, soyez les bienvenus dans cette maison qui vaut peut-être mieux que l’ancienne. Ici, point d’hiver avec son triste cortège de famine ; point de sol pierreux qui désespère le travailleur ; le soc de la charrue glisse, dans la terre de ce pays, aussi rapide que le bateau sur l’onde. Toute l’année, les bosquets d’orangers sont en fleurs, et l’herbe pousse ici, dans l’espace d’une seule nuit, plus que dans tout un été au Canada. Ici, des troupeaux sans nombre galopent en liberté et sans maître, à travers les prairies, et la terre ne coûte que la peine de la demander ; quelques heures de travail avec la cognée suffisent pour se procurer le bois nécessaire à la construction des maisons. Ici, une fois vos demeures construites et vos champs couverts de moissons jaunissantes, il n’y a aucun roi Georges pour vous arracher à vos foyers, mettre le feu à vos maisons et à vos récoltes, et vous dérober vos troupeaux et vos métairies. »

En parlant ainsi, le forgeron exhalait de ses narines un souffle de colère, et sa large main s’abattit violemment sur la table. Tous ses hôtes tressaillirent, et le Père Félicien, prêta prendre une prise, demeura stupéfait et comme immobilisé. Alors, l’honnête Basile poursuivit d’une voix moins âpre et plus joyeuse :

« Surtout, mes amis, gare la fièvre ! car celle-ci ne ressemble pas à celle de nos froides températures | acadiennes, dont on se débarrasse au moyen d’une araignée que l’on attache à son cou, captive dans une coquille de noix. »

On entendit alors une rumeur de voix à la porte ; les marches et le parquet de la vérandah résonnèrent du bruit des pas, de plus en plus rapprochés. Ces nouveaux venus étaient des créoles du voisinage et des planteurs acadiens, que Basile avait conviés en masse.

Cette réunion d’anciens compagnons, de voisins et d’amis se retrouvant, fut des plus gaies et des plus animées ; ceux qui ne s’étaient jamais vus prenaient part à la joie commune, heureux de se rencontrer sur la terre d’exil, après avoir quitté cette patrie qui leur était également chère à tous.

La conversation fut interrompue par un air de musique qui résonna dans le hall voisin, et que chacun reconnut comme venant de Michel le ménétrier. Alors tous ces braves gens, comme une troupe d’enfants joyeux, oubliant tout le reste, s’abandonnèrent au vertige d’une danse étourdissante qui exprimait la joie vive qu’ils éprouvaient.

Pendant ce temps, le curé et le maître des troupeaux, retirés à l’extrémité de la salle, causaient ensemble, rappelant les souvenirs d’autrefois, parlant des choses d’aujourd’hui et de celles de demain. Évangéline, debout près d’eux, était comme absorbée par les images du passé, qui se dressaient devant elle ; une invincible tristesse s’emparant de son âme, elle alla se réfugier dans le jardin, sans que personne eût remarqué sa disparition.

La soirée était admirable ; derrière la sombre forêt dont elle argentait les cimes touffues, la lune se levait, et, à travers les branches, ses rayons tremblants tombaient çà et là, comme dans un cœur triste se répandent de douces pensées d’espérance. Les fleurs embaumaient l’air de leurs suaves parfums.

Tout en marchant, absorbée dans ses souvenirs, Évangéline franchit la barrière du jardin, passa sous le noir ombrage des chênes, et gagna la lisière de la prairie immense. Les étoiles brillaient au-dessus de sa tête, et d’innombrables légions de lucioles, semblables à une pluie de feu, voletaient au loin sur la plaine que recouvrait un brouillard argenté.

La jeune fille, ainsi isolée, seule avec ses pensées, s’écriait :

« Ô Gabriel, ô le bien-aimé de mon cœur ! faut-il que tu sois si près de moi, et que je ne puisse te voir ? Faut-il que nous soyons si voisins l’un de l’autre, et que je ne puisse entendre ta voix ? Que de fois tes pieds ont foulé le chemin de cette prairie ! que tes yeux ont contemplé souvent ces arbres qui m’entourent ! Maintes fois, en revenant du travail, tu t’es couché pour dormir sous ce chêne où tu me revoyais en rêve pendant ton sommeil. Quand donc pourrai-je te voir et presser tes mains dans les miennes ? »

Tout à coup, près d’elle, éclata la voix perçante d’un oiseau des bois ; puis, bientôt ce chant, après avoir traversé en s’éloignant les massifs d’alentour, alla se perdre dans la nuit silencieuse.

« Patience ! » semblaient lui murmurer les vieux chênes ; et sur les prairies, une voix secrète semblait soupirer : « Demain ! »

Le lendemain, le soleil se leva radieux, et les voyageurs se préparèrent à quitter la demeure du bon Basile.

« Au revoir ! » disait le prêtre, debout sur le seuil de la porte ; « ramenez-nous bientôt l’enfant prodigue. »

« Adieu ! » lui répondit Évangéline ; et, le visage souriant, elle descendit avec le pâtre jusqu’au bord de la rivière, où déjà les bateliers attendaient. Ils se mirent en route, la joie dans le cœur, suivant rapidement la trace de celui qui courait devant eux, emporté par le souffle du destin, comme la feuille morte que chasse le vent du désert.

Pas plus ce jour-là que le prochain, ni même que le surlendemain, ils ne découvrirent aucun vestige de celui qu’ils cherchaient. Beaucoup d’autres jours s’écoulèrent de même. Leurs uniques guides, dans cette contrée lugubre et sauvage, étaient des bruits confus et incertains.

Enfin, exténués et à bout de forces, ils descendirent à Adayes, dans une modeste hôtellerie espagnole ; là, ils apprirent que, la veille, Gabriel, avec sa troupe de chevaux, de guides et de compagnons, s’était, en quittant la ville, dirigé vers les prairies.

CHAPITRE IV

rêves évanouis



B ien loin, du côté de l’occident, se trouve une légion déserte où les sommets des montagnes sont couverts de neiges éternelles. En bas de leurs ravines abruptes et profondes, s’ouvre, comme une barrière, une large gorge qui offre un chemin pénible aux convois des émigrants. À l’est, la rapide Nébraska serpente à travers les montagnes de la Rivière-au-Vent, avant de se précipiter dans la vallée des Eaux-Douces ; tandis que l’Orégon, le Walleway et l’Owyhée coulent à l’ouest. Au sud, d’innombrables torrents, pleins de sables et de pierres, balayés par les vents du désert, descendent de la Fontaine-Qui-Bout et des sierras espagnoles, pour aller se perdre avec bruit dans le vaste Océan. Entre ces torrents, s’étendent de magnifiques prairies semées d’odorants massifs de rosiers et d’arbustes aux fleurs écarlates.

Sur les bords de ces eaux bruyantes, où l’ours solitaire déterre les racines qui croissent sur les berges, errent des troupeaux de buffles, d’élans, de chevreuils et de chevaux sauvages ; on y rencontre aussi des tribus éparses d’Indiens sauvages dont les exploits ensanglantent le désert, tandis qu’au-dessus, dans un ciel pur et cristallin, plane le vautour aux ailes majestueuses. Çà et là, des nuages de fumée indiquent au voyageur, toujours inquiet, le campement de ces sauvages maraudeurs.

C’est dans ce pays merveilleux, à l’aspect si varié, dominé par les monts Ozark, que Gabriel avait pénétré, accompagné de ses chasseurs et de ses trappeurs. De jour en jour, Basile et sa jeune compagne, sous la conduite de guides indiens, suivaient sa trace, sans avoir encore pu l’atteindre. Quelquefois, il leur semblait apercevoir, au loin dans la plaine, à travers la brume du matin, la fumée de son campement ; puis, lorsqu’ils arrivaient, ils ne trouvaient plus que des braises et des cendres éteintes. Cependant, quoique leurs cœurs fussent tristes et leurs corps fatigués, ils marchaient toujours en avant, guidés par l’espérance, et toujours la réalité s’évanouissait devant eux…

Un soir qu’ils étaient assis près de leur foyer, une femme indienne entra sans bruit dans leur modeste refuge. Ses traits portaient l’empreinte d’une grande douleur, tempérée par un air de profonde résignation. C’était une femme de la tribu indienne des Schawnées qui, fuyant la terre des cruels sauvages Comanches, où son mari, coureur des bois, avait été tué, regagnait son pays natal et retournait vers les siens.

Leurs cœurs furent louches de son récit ; ils accueillirent cette infortunée avec une grande affection, la ranimèrent par de bonnes paroles, et l’invitèrent à partager leur modeste repas, composé de viandes de gibier rôties sur le brasier.

Lorsque le repas fut achevé, Basile et ses compagnons, fatigués par une longue marche et par la poursuite du daim et du bison, s’étendirent sur le gazon, et s’endormirent, enveloppés de couvertures, près du feu qu’ils avaient allumé pour passer la nuit. Alors l’Indienne vint s’asseoir à la porte de la tente d’Évangéline, et elle redit lentement l’histoire de son passé, de son bonheur, de ses chagrins et de sa détresse.

Évangéline, pendant ce récit touchant, versa d’abondantes larmes, en apprenant qu’un autre cœur, malheureux comme le sien, avait connu la douceur d’une affection et avait vu ses espérances déçues. Émue de compassion et de pitié pour cette
Une femme schawnée… (page 91).
pauvre femme qui, comme elle, avait souffert, elle éprouvait cependant un certain charme dans la société de l’Indienne. Elle lui raconta sa jeunesse, ses fiançailles et tous ses malheurs.

L’étrangère resta stupéfaite en entendant ce récit, et la jeune fille avait achevé, que la femme schawnée se taisait toujours.

À la fin, cependant, comme poussée par une mystérieuse impulsion, elle prit la parole, et raconta, d’une voix douce et murmurante, différentes légendes indiennes qui se répètent dans les wigwams de son pays : — l’histoire de Mowis, le fiancé de neige, qui, après avoir désiré longtemps obtenir la main d’une jeune fille, s’évanouit un matin, se fondit aux rayons du soleil,
Permettez-moi de rester ici… (page 96).
et disparut complètement aux yeux de sa jeune épouse qui, cependant, l’avait suivi bien loin dans la forêt ; — l’aventure de la belle Lilineau, recherchée en mariage par un fantôme, et qui, fascinée par les douces paroles qu’il murmurait à son oreille, suivit sa plume verte à travers la forêt où elle disparut pour toujours, sans que jamais plus on ne la revît au milieu des siens.

Évangéline écoutait, stupéfaite et silencieuse, ces récits enchanteurs, et le pays qui l’entourait lui semblait une terre magique, dont la conteuse au teint basané était la souveraine.

Bientôt, la lune parut au-dessus des monts Ozark, et vint éclairer, de sa lueur mystérieuse, la petite tente des voyageurs et les sombres feuillages de la forêt qui se trouva comme enveloppée d’une douce clarté. Tout près de là, le ruisseau faisait entendre son gai murmure, pendant qu’au-dessus de la tête des deux femmes, les branches des arbres s’agitaient doucement sous le souffle de la brise du soir.

Le cœur d’Évangéline était rempli de pensées d’espérance ; mais, malgré elle, il s’y glissait un sentiment de souffrance et d’épouvante qui la glaçait d’effroi, tel le serpent froid et venimeux se glisse furtivement dans le nid de la craintive hirondelle. Ce n’était point une terreur terrestre ; il lui semblait qu’un souffle venu d’en haut flottait autour d’elle, et que, comme Lilineau, la jeune Indienne, elle aussi, était à la poursuite d’un spectre. Elle s’endormit sur cette pensée, et, pendant son sommeil, la crainte et le fantôme s’évanouirent.

Le lendemain, dès l’aube, nos voyageurs reprirent leur course, et, tout en cheminant, la femme schawnée leur raconta ceci :

« Là-bas, sur le penchant occidental des montagnes que nous voyons devant nous, se trouve un petit village, où demeure la Robe-Noire, le chef de la mission catholique. Il enseigne beaucoup de choses à ceux qui l’entourent ; il leur parle de Dieu, et, en l’écoutant, leurs cœurs sont ou remplis de joie ou brisés par la douleur. »

Évangéline, saisie subitement d’une secrète émotion, répondit : « Vite, en route pour la mission, de bonnes nouvelles nous y attendent. »

Aussitôt, les voyageurs dirigèrent leurs chevaux du côté du village. Ils arrivèrent derrière la montagne, au soleil couchant ; alors ils entendirent un grand murmure de voix, puis ils aperçurent dans une vaste et verte prairie, sur les bords d’une rivière, les tentes de la mission et celle des chrétiens. Au milieu du village, sous un chêne majestueux, aux branches duquel un crucifix était suspendu, ils virent un prêtre agenouillé au milieu d’un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants. C’était le temple champêtre où s’accomplissait, en ce moment, la cérémonie religieuse du soir. Les voyageurs, la tête découverte, s’approchèrent silencieusement, puis ils s’agenouillèrent, se mêlant aux fidèles.

Lorsque l’office fut terminé, le prêtre s’approcha lentement des étrangers qu’il accueillit par des paroles affectueuses. Il sourit d’un air bienveillant à leurs réponses, heureux d’entendre, au milieu de ces forêts lointaines, les sons si chers de sa langue maternelle ; puis il les conduisit vers sa demeure. Après un repas frugal, ils allèrent prendre quelques instants de repos sur des nattes et sur des peaux.

Lorsque Basile eut raconté son histoire au prêtre de la mission, celui-ci répondit d’une voix doucement émue ; « Il y a six jours que Gabriel était ici, et qu’assis près de moi, sur cette natte où repose maintenant la jeune fille, il m’a fait le même récit que je viens d’entendre ; puis il s’est levé et a continué son voyage, »

Évangéline écoutait attentivement ces paroles, toujours partagée entre la crainte et l’espoir.

« Il est allé bien loin, vers le nord, poursuivit le missionnaire ; mais, lorsque l’automne sera venu et que son expédition de chasse sera terminée, nous le reverrons à la mission. »

Alors, Évangéline dit d’une voix humble et résignée :

« Permettez-moi de rester ici, car le chagrin et la tristesse sont dans mon cœur. »

Tous approuvèrent cette idée qui fut trouvée sage et juste. Le lendemain, de bonne heure, Basile, ses compagnons et ses guides reprirent le chemin de leur village, laissant Évangéline à la mission.

Cependant, les jours, les semaines et les mois se succédaient avec une monotone lenteur. Les maïs
Évangéline, sœur de la Miséricorde, (page 102).
qui, à l’arrivée d’Évangéline à la mission, sortaient à peine de terre, élevaient maintenant leurs tiges élancées entrelacées de feuilles, formant de véritables fourrés où le noir corbeau et l’agile écureuil trouvaient la table toujours mise. La moisson, époque de fêtes pour les jeunes filles, approchait ; en égrenant le maïs, elles saluaient de joyeux éclats de rire l’apparition des épis écarlates, présages de l’arrivée d’un ami ; seule, Évangéline attendait toujours, dans la tristesse et l’ennui, son fiancé qui ne revenait pas.

« Patience ! » lui disait le prêtre. Ayez confiance ! le ciel exaucera vos vœux. Voyez cette plante délicate qui élève sa tête au-dessus de la prairie, et dont les feuilles, guides du voyageur dans cet immense désert, semblables à l’aimant, se tournent invariablement vers le nord. C’est la fleur-boussole, image de la foi qui, seule, peut nous guider ici-bas, tandis que les fleurs de la passion, plus brillantes et plus parfumées ne peuvent que nous tromper et nous égarer. »

Ainsi l’automne arriva et passa ; puis l’hiver, et Gabriel ne vint pas… Les beaux jours du printemps reparurent ; on entendit de nouveau le chant des oiseaux dans la plaine et dans les bois, et Gabriel ne revenait toujours pas…

Un jour cependant — on était en été, — un bruit venu on ne sait d’où, se répandit dans la mission. Gabriel avait, dit-on, planté sa tente bien loin, vers le nord, sur les bords de la rivière Saginaw, dans les forêts du Michigan.

Alors Évangéline quitta son doux refuge, et, après de tristes adieux, elle partit avec des guides qui se dirigeaient vers les lacs du Saint-Laurent. Elle marcha bien longtemps ; elle eut à supporter bien des dangers ; enfin, elle atteignit les profondeurs des forêts du Michigan ; mais, quelle amère déception ! la hutte du chasseur était déserte et tombée en ruines !

La jeune Acadienne passa ainsi de longues années dans la tristesse et dans des recherches toujours infructueuses ; elle visita tour à tour l’humble tente des missionnaires moraves, les camps bruyants et les champs de bataille, les hameaux solitaires et les grandes villes ; semblable à un fantôme, elle arrivait et disparaissait, sans laisser nulle part même un souvenir.

Lorsqu’elle avait commencé ce long et douloureux voyage, elle était jeune et belle ; maintenant, elle était vieille et flétrie, ses cheveux avaient blanchi, bien plus sous le poids des peines et des chagrins que sous celui des années. Le temps, qui lui enlevait chaque jour de sa jeunesse et de sa beauté, creusait au fond de son cœur un sillon plus profond de tristesse et de ténèbres.

CHAPITRE V

calme et résignation



S ur les bords délicieux de la Delaware, à l’ombre des forêts, s’élève Philadelphie, la ville des Frères, des Amis, fondée par Penn, le chef de l’association des quakers,

Évangéline, après une vie errante et tourmentée, pauvre et exilée, trouva là une patrie et un foyer. Là aussi était venu mourir René Leblanc, le notaire de Grand-Pré, n’ayant plus auprès de lui qu’un seul de ses nombreux descendants. Là, au moins, elle retrouvait un souvenir de sa chère Acadie ; le tutoiement usité parmi cette population lui rappelait son humble village, où les hommes se considéraient comme tous égaux et vivaient en frères.

Après tant de démarches infructueuses et de vains efforts, sans toutefois oublier Gabriel, ses pensées se tournèrent vers le ciel. Cependant, l’image de son fiancé restait toujours gravée au fond de son cœur ; elle le revoyait tel qu’elle l’avait quitté le jour où les
Tout à coup, elle s’arrêta… (page 105).
soldats anglais avaient chassé les paisibles Acadiens de leurs foyers. Le temps qui s’était écoulé l’avait transfiguré à ses yeux ; il était pour elle, non plus comme un absent, mais comme quelqu’un qui est mort. Sa vie d’épreuves et de malheurs lui avait enseigné la patience, l’oubli d’elle-même et le sacrifice de sa personne à autrui. Son amour s’était élargi et s’étendait désormais à tous ceux qui vivaient autour d’elle, semblable à ces aromates qui, sans s’épuiser, ni s’anéantir, remplissent l’air de leur subtil parfum.

Dès lors, elle résolut de donner sa vie aux humbles et aux souffrants. C’est ainsi que, sous le nom de Sœur de la Miséricorde, on la vit pendant longtemps visiter, dans la cité popu
Calme et résignée, elle s’inclina… (page 107).
leuse, les toits misérables et abandonnés où se cachaient les pauvres honteux et les misérables languissant, sur des grabats. La nuit, quand tout le monde dormait, sauf le veilleur qui parcourait les rues silencieuses, on la voyait, sa lampe à la main, courir au secours de quelque misère ignorée. Le matin, les métayers, qui apportaient au marché leurs fleurs et leurs fruits, rencontraient cette sainte femme au doux visage pâli par la fatigue, qui regagnait sa modeste demeure, après une nuit passée au chevet de quelque moribond dont son cœur compatissant avait entendu l’appel.

À cette époque, Philadelphie fut ravagée par une épidémie qui fit bien des victimes ; la beauté, la richesse, rien ne fut épargné par le redoutable fléau. Les pauvres, sans amis, sans serviteurs, allaient mourir à l’hôpital, cette maison de ceux qui n’en ont point. Cet asile de charité s’élevait alors au milieu des bois et des prairies ; il se trouve aujourd’hui au centre de la ville. Mais, au milieu des splendeurs de l’opulente cité, ses humbles murailles, sa porte et son guichet, toujours modestes, semblent répéter doucement ces paroles du Sauveur : « Vous aurez toujours des pauvres parmi vous ! »

C’est là que, nuit et jour, venait la Sœur de la Miséricorde. Lorsqu’elle entrait, les malades se levaient sur leur séant, comme réconfortés par l’expression de douceur qui brillait sur son visage ; elle était tellement bonne et compatissante que ces moribonds, à sa vue, semblaient sentir leur douleur diminuer.

Un dimanche matin, avant de faire sa visite habituelle, elle s’arrêta quelques instants dans le jardin, pour cueillir des fleurs qu’elle voulait offrir à ses chers malades En montant les marches du corridor, elle entendit le carillon de l’église suédoise de Wicaco ; ces sons graves et mesurés répandirent dans son âme un calme inexprimable ; il lui sembla qu’une voix intérieure lui disait. « Enfin, tes épreuves vont avoir un terme ! »

C’est sous l’empire de cette pensée qu’elle entra dans la salle des malades.

Les gardes, soigneuses et vigilantes, allaient de lit en lit, humectant légèrement les lèvres des fiévreux, et fermant silencieusement les yeux de ceux que la mort venait de frapper.

Plus d’une tête se releva lorsque Évangéline entra, et la suivit longtemps du regard ; car, pour tous, sa présence était une joie, semblable à un rayon de soleil qui tombe sur les murs d’un cachot. En regardant autour d’elle, elle vit que, depuis sa dernière visite, la mort avait fait bien des vides ; que bien des visages de connaissance avaient disparu, déjà remplacés par des étrangers.

Tout à coup, elle s’arrêta comme saisie d’épouvante ; ses lèvres pâlirent et un frisson parcourut tout son être de la tête aux pieds ; ses doigts laissèrent échapper les fleurs qu’elle tenait à la main ; ses yeux et ses joues perdirent soudain leur éclat. Un cri s’échappa de sa poitrine, cri d’angoisse si terrible, que les mourants se soulevèrent de leur couche comme électrisés. Elle avait vu, devant elle, étendu sur un grabat, le corps d’un homme pareil à un vieillard. Ses cheveux longs et grisonnants, s’étendaient en mèches minces et humides sur son visage pâli par la souffrance ; ses lèvres étaient rougies par la fièvre ; sans mouvement, presque sans connaissance, il paraissait sur le point de mourir.

Le cri de douleur poussé par Évangéline tira tout à coup le moribond de l’état de torpeur dans lequel il était plongé ; puis, il crut entendre une voix douce et familière qui murmurait à son oreille : « Gabriel ! ô mon bien-aimé ! » Puis le silence se fit…

Alors, comme dans un rêve, il lui sembla revoir encore le foyer de son enfance, les vertes prairies d’Acadie, avec leurs rivières aux bords ombragés ; le village de Grand-Pré, les montagnes et les forêts ; puis, dans ce paysage vaporeux, il croyait apercevoir, comme aux jours de sa jeunesse, la douce Évangéline qui s’avançait souriante.

Cette vision lui fit venir les larmes aux yeux ; et, en soulevant lentement ses paupières, il aperçut Évangéline agenouillée au pied de son lit. Il voulut prononcer son nom, mais sa bouche ne put articuler que des sons vagues et incompréhensibles ; il voulut se soulever, mais vainement,

Évangéline, agenouillée près de sa couche de douleur, baisa ses lèvres mourantes, et appuya sa tête sur la poitrine de son fiancé.

Tout à coup, les yeux du mourant se fermèrent, comme la flamme d’une lampe qu’une bouffée de vent éteint subitement.

Tout était fini désormais : l’espérance, la crainte, la tristesse, les peines de cœur, les désirs inquiets, les angoisses continuelles de la souffrance.

Évangéline pressa encore une fois la tête inanimée de Gabriel sur son sein ; puis, calme et résignée, elle s’inclina humblement devant la volonté divine…


ÉPILOGUE



L ’antique forêt, avec ses pins au feuillage sonore et ses sapins aux longues barbes de mousse, subsiste toujours ; mais à son ombre habite une race nouvelle avec d’autres mœurs et un langage différent.

Bien loin de là, les deux fiancés reposent côte à côte, sous une tombe sans nom, dans un coin d’un humble cimetière.

Autour d’eux, des milliers de cœurs palpitent, alors que les leurs se reposent pour toujours ; des milliers d’esprits souffrent, alors que les leurs sont en paix ; des milliers de bras travaillent, quand les leurs ont cessé leur tâche ; des milliers de pieds se fatiguent, quand les leurs ont terminé leur voyage.

Cependant là-bas, sur les rivages du brumeux Océan, demeurent quelques paysans acadiens, dont les pères sont revenus d’exil, pour mourir dans leur pays natal. Dans la cabane du pêcheur, on entend, comme autrefois, le bruit du rouet et du métier à tisser ; les jeunes filles portent toujours le bonnet normand et les jupes fabriquées au pays ; et, le soir, au coin du feu, elles redisent la touchante histoire d’Évangéline, pendant que la grande voix de l’Océan mugit du fond des cavernes rocheuses qui bordent le rivage, et mêle ses accents au gémissement plaintif et inconsolé de la forêt…

  1. Louisbourg, situé dans l’île du Cap-Breton, fut pris par les Anglais en 1743. — Le fort de Beau-Séjour fut bombardé et capitula en 1746, ainsi que Port-Royal, aujourd’hui Annapollis.
  2. Nom donné aux Canadiens qui transportent les fourrures.