Évangéline (trad. Poullin)/01/02

Traduction par M. Poullin.
Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 23-30).

CHAPITRE II

présages d’hiver et de tristesse



L a saison des nuits longues et froides était revenue ; les oiseaux de passage, quittant les régions glacées du Nord, fuyaient vers rivages des îles tropicales. Les moissons étaient rentrées dans les granges, et déjà les vents d’automne secouaient violemment les arbres de la forêt. Tous les pronostics annonçaient un hiver long et rigoureux. Les abeilles, à l’instinct si admirable, avaient emmagasiné dans leurs ruches de grandes quantités de miel ; les chasseurs indiens racontaient que la fourrure des renards était plus épaisse qu’à l’ordinaire, ce qui, pour eux, était l’indice certain d’un hiver exceptionnellement rude.

Cependant on eut encore quelques beaux jours ; bientôt vint l’été de la Toussaint, que nous appelons en France l’été de la Saint-Martin, éclaircie d’autant plus appréciée qu’elle est l’avant-coureur de la mauvaise saison. L’atmosphère avait une teinte vaporeuse qui donnait à toute la nature un air de jeunesse qui reposait l’âme ; l’Océan paraissait calme et tranquille. Les voix des enfants au jeu, le chant des coqs dans la campagne, le bruissement des ailes des oiseaux dans le feuillage des arbres empourprés par l’automne, le soleil lui-même, dont les rayons étaient comme voilés, tout semblait inviter à une douce rêverie.

C’était pour les bons paysans acadiens le règne du repos qui commençait.

À l’heure du crépuscule, les troupeaux rentraient à l’étable, aspirant la fraîcheur du soir, et battant le sol du pied. En tête, marchait la belle génisse d’Évangéline, fière de son poil d’une éclatante blancheur et du ruban qui flottait à son cou ; elle agitait gaîment sa clochette, comme si elle eût eu le sentiment de l’affection que lui portait sa jeune maîtresse.

Puis venaient des bords de la mer, où se trouvaient leurs pâturages préférés, les moutons bêlants, conduits par leur berger. Derrière eux marchait le chien, gardien fidèle et vigilant, allant de droite à gauche, remuant sa queue touffue, et poussant en avant les traînards. Pour ces troupeaux, c’était un chef et un protecteur, car, la nuit, pendant le sommeil du berger, c’est lui qui défendait les moutons craintifs contre les loups, dont on entendait les hurlements au loin, dans la forêt.

Plus tard, lorsque la lune se levait, les lourds chariots revenaient îles marais, chargés de foin salé qui remplissait l’air de son âcre parfum. On entendait de toutes parts les hennissements joyeux des chevaux, dont les crinières étaient tout humides de rosée ; couverts de leurs selles de bois aux couleurs éclatantes, ils regagnaient paisiblement la ferme. En même temps, les vaches, patientes et immobiles, abandonnaient leurs mamelles pleines de lait aux laitières empressées.

Partout, dans la cour de la ferme, se faisaient entendre des rires bruyants et les beuglements des bestiaux, qui bientôt se perdirent dans le silence. Alors les portes se fermèrent lourdement, puis tout rentra dans le calme pour une nuit entière.

À l’intérieur de la maison, Bénédict, assis dans un fauteuil grossièrement sculpté, devant un vaste foyer, suivait du regard les flammes et les tourbillons de fumée qui montaient dans la cheminée. Il fredonnait des airs de chansons et de noëls populaires, que ses ancêtres, avant lui, chantaient autrefois dans leurs vergers de Normandie ou bien dans leurs jolies vignes de Bourgogne.
Ils regardaient d’un œil émerveillé le forgeron (page 21).

La gentille Évangéline, assise près de son père, préparait du lin pour le métier que l’on voyait dans un coin derrière elle, et qui, pour l’instant, était au repos. On n’entendait, en ce moment, que le tic-tac cadencé de l’horloge et le ronflement monotone du rouet, qui semblait servir d’accompagnement aux chants du vieillard.

Tout à coup des pas se firent entendre, et aussitôt la porte s’ouvrit. Au bruit des souliers à gros clous, le fermier avait reconnu le pas de son ami Basile le Forgeron ; Évangéline, aux battements de son cœur, avait deviné quel était celui qui l’accompagnait.

Comme les arrivants s’arrêtaient sur le seuil, le fermier
La belle génisse d’Évangéline (page 24).
leur dit : « Soyez les bienvenus ; viens, Basile, mon ami, viens t’asseoir près de la cheminée, où ton absence fait toujours un vide ; prends sur la planche, au-dessus de ta tête, ta pipe et le pot de tabac. Tu n’es vraiment toi-même que lorsque ta bonne figure souriante rayonne au milieu des spirales de fumée de ta pipe ou de ta forge. »

Alors Basile prit sa place habituelle au coin du feu, puis il répondit : « Tu as toujours le mot pour rire, Bénédict, et tu es de la plus joyeuse humeur, même quand les autres sont assaillis par de sombres pressentiments, et ne prévoient partout que désastres et malheurs. On dirait, à te voir si heureux, que tu ramasses chaque jour un fer à cheval. »

Le forgeron prit ensuite sa pipe qu’Évangéline lui présentait après l’avoir allumée avec un charbon, puis il continua d’une voix lente et attristée : « Voici quatre jours que des vaisseaux anglais sont à l’ancre dans la baie du Gaspereau, leurs canons pointés sur le village. On ignore ce qu’ils viennent faire ici ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que tous nous avons reçu ordre de nous trouver demain dans l’église, où l’ordonnance de Sa Majesté sera proclamée comme loi du pays. En attendant, tous les cœurs sont dans l’inquiétude et en proie aux plus vives alarmes. »

Le fermier répondit : « Ne nous désolons pas avant qu’il en soit temps. Peut-être ces vaisseaux sont-ils amenés dans des intentions plus amicales. Peut-être, en Angleterre, les moissons ont-elles été gâtées par des pluies trop abondantes ou par des chaleurs trop prolongées, et alors, peut-être, les Anglais viennent-ils chercher dans notre pays, si richement approvisionné, de quoi nourrir leurs familles et leurs troupeaux.

« Ce n’est pas ce que pensent tous les gens du pays », répondit vivement le forgeron en secouant la tête d’un air de doute ; puis, après avoir étouffé un profond soupir, il reprit tristement : « On n’a point oublié Louisbourg[1], ni Beau-Séjour, ni Port-Royal. Beaucoup de nos voisins ont déjà gagné la forêt, où ils attendent, le cœur plein d’angoisses, le sort douteux de demain. Que pouvons-nous faire en effet ? On nous a enlevé nos armes et nos munitions, ne nous laissant que nos instruments de travail. »

Le pacifique et trop confiant fermier répondit alors, avec un sourire sur les lèvres : « Nous sommes plus en sécurité au milieu de nos troupeaux et de nos champs de blé, mieux protégés par ces dignes battues par l’Océan, que ne l’étaient nos pères dans leurs forts, assaillis par les bombes ennemies. Arrière donc toute crainte, mon bon ami, il ne peut nous arriver rien de fâcheux. N’attristons donc pas par de vaines chimères cette maison et ce foyer, car c’est la soirée du contrat. Dans un instant, le notaire René Leblanc sera ici avec ses papiers et son encrier de corne. Réjouissons-nous donc à la pensée de la félicité de nos enfants, qui bientôt seront unis et resserreront ainsi les liens de notre vieille amitié. »

Évangéline, assise à l’écart près de la fenêtre, la main dans la main de son fiancé, rougit modestement en entendant les dernières paroles de son père.

Au même moment, le digne notaire entrait.

  1. Louisbourg, situé dans l’île du Cap-Breton, fut pris par les Anglais en 1743. — Le fort de Beau-Séjour fut bombardé et capitula en 1746, ainsi que Port-Royal, aujourd’hui Annapollis.