Études sur les travaux publics. — Le bassin de la Seine

Études sur les travaux publics. — Le bassin de la Seine
ETUDES
SUR
LES TRAVAUX PUBLICS

LE BASSIN DE LA SEINE.

La Seine, études hydrologiques, par M. Belgrand, de l’Institut. Paris 1872.

Il y a un côté par lequel les écrits des ingénieurs intéressent toujours ceux d’entre nous qui ont le moins de goût pour les études techniques, c’est quand ils nous montrent comment on met en valeur les richesses enfouies dans le son comment on exploite les ressources naturelles d’une contrée. Bien prospère serait la nation qui ne laisserait rien perdre de ce que lui offre la nature, qui saurait conjurer les élémens contraires et profiter de toutes les bonnes choses que la Providence lui accorde! Les savans capables de mettre à notre portée des sujets de ce genre sont vraiment trop rares. Les uns font profession de scruter les lois secrètes de la nature, et se maintiennent le plus souvent dans le domaine abstrait des théories générales; d’autres, avec plus de bonne volonté que de talent, entreprennent d’explorer la physique terrestre par des méthodes imparfaites. C’est ainsi que deux sciences, dont chacune a des rapports intimes avec l’agriculture, à géologie et la météorologie, se sont montrées presque inactives jusqu’à ce jour. La première est restée trop théorique, la seconde est tombée dans un certain discrédit faute d’une bonne direction. L’ouvrage que M. Belgrand vient de publier échappe à ce double écueil. Tout le monde connaît de nom cet ingénieur, auquel les distributions d’eau et les égouts de Paris ont fait une réputation européenne. M. Belgrand applique son savoir et ses quarante années d’expérience à l’étude du bassin de la Seine. Si l’on veut suivre avec lui ce beau fleuve depuis le Morvan jusqu’au Havre, en compter les affluens, en rechercher les moindres sources dans les replis du sol, mesurer la pluie qui tombe, jauger les cours d’eau, sonder le terrain pour en apprécier les qualités diverses, on saura ce que l’homme peut faire de cette vaste superficie dont Paris est le centre géographique, quelles cultures il doit favoriser, quelles autres il fera mieux de négliger, ce qu’il faut craindre des sécheresses et des inondations, et dans quel sens enfin il convient de travailler pour que la population agglomérée dans treize ou quatorze départemens de la France atteigne le plus haut degré de prospérité matérielle. Rien ne serait plus utile que d’avoir un travail aussi complet et bien conçu pour les bassins de la Loire, du Rhône, de la Garonne; rien n’est plus propre à faire connaître les ressources d’un pays que cette sorte de géographie agricole et industrielle.


I.

Enclavé entre les bassins de la Meuse, de la Saône et de la Loire, le bassin de la Seine, très large vers ses sources et très étroit vers l’embouchure, mesure environ 400 kilomètres en long de Langres à la mer, à vol d’oiseau, et 250 kilomètres dans sa plus grande dimension transversale de Pithiviers à la frontière de Belgique. La surface en est de 78,650 kilomètres carrés, ce qui forme presque exactement la septième partie de la France. La chaîne granitique du Morvan, qui le ferme au sud-est, élève ses plus hauts sommets à 900 mètres au-dessus du niveau de la mer; les collines de la Côte-d’Or, du plateau de Langres et des Ardennes, qui dessinent à l’est le faîte de partage, atteignent au plus l’altitude de 600 mètres; sur les autres côtés, il n’est borné que par des relèvemens de très faible élévation. Entre le fleuve et le plateau qu’occupe la forêt d’Orléans, il n’y a qu’une soixantaine de mètres de différence de niveau. Le bassin de la Seine n’a donc pas de frontières naturelles, pour ainsi dire, sauf au sud-est : aussi ses limites ne furent-elles jamais, à aucune époque de notre histoire, des limites d’états ou de provinces. La Champagne et l’Ile-de-France y sont comprises en entier; la Bourgogne, la Lorraine, la Picardie, la Normandie, sont à cheval sur deux versans. Toute cette surface est singulièrement plate; on n’y rencontre pas d’alpes aux flancs déchirés, ni de sommets couverts de neige; des plateaux ondulés, des vallées larges ou étroites et toujours peu profondes, tel est l’aspect uniforme du pays. Le pittoresque y fait défaut; par compensation, il n’est guère de contrée au monde où l’on aperçoive moins de landes et de terrains en friche. Au point de vue géologique, on a comparé le bassin de la Seine avec assez d’exactitude à une vaste cuvette dont Paris occuperait le fond. Sauf la large fissure par laquelle le fleuve s’écoule vers la mer, le sol se relève dans toutes les directions autour de Paris. C’est auprès de Paris aussi qu’apparaissent à ciel ouvert les assises de terrains les plus modernes. Suivons la Seine depuis sa source jusqu’à la Manche. D’abord dans le Morvan tout est granit et porphyre avec une maigre couche de diluvium, le sol est montueux; dans chaque pli de terrain coule un mince ruisseau qui se précipite de cascade en cascade au fond de vallées sinueuses et resserrées. La roche étant imperméable, tout ce que les pluies versent sur la terre, — et les pluies y sont abondantes, — s’écoule à la surface. Aussi l’humidité se conserve-t-elle même sur les pentes que recouvre une abondante végétation. Cependant c’est un pays pauvre : la culture ne produit que du seigle et du sarrasin, les prairies sont tourbeuses et partant peu productives; les forêts occupent un tiers de la superficie. La population est essaimée en petits hameaux; les maisons, entourées de jardins et de haies vives, ont un aspect misérable. Le touriste parcourt cette contrée avec quelque plaisir; mais l’agriculteur n’y trouve pas son compte. Il n’y a pas là de richesses; la terre y est ingrate.

Au pied des montagnes du Morvan s’étale un terrain calcaire mélangé de marne et d’argile auquel les géologues donnent le nom de lias. Les plaines basses de l’Auxois et de Corbigny en sont formées, ainsi que le plateau de Langres. Le lias est imperméable, les ruisseaux y sont donc nombreux, mais ils ne coulent que par les temps de pluie et se dessèchent dans la belle saison. Le sol étant friable, il n’y a pas de pentes abruptes, de rochers à pic; au contraire les vallées s’élargissent, les coteaux s’arrondissent. C’est du reste un terrain fertile, propre à la vigne et aux céréales; il y existe de bonnes prairies et les forêts y prospèrent, quoique l’étendue en soit très restreinte, car les bois ont été défrichés depuis un temps immémorial pour faire place à des cultures plus productives.

Au-delà du lias se dresse, sur une largeur moyenne de plus de 100 kilomètres, le massif aride des calcaires oolithiques, comme une chaîne transversale à travers laquelle toutes les rivières de la région se sont tracé un lit profond et encaissé. L’oolithe, — ainsi nommé parce qu’il se compose de petits grains ovoïdes assez semblables à des œufs de poisson, — est un sol spongieux qui absorbe les eaux de pluie et ne présente par conséquent qu’une surface desséchée. De distance en distance y jaillissent cependant au fond des vallons de belles sources alimentées par les suintemens qui filtrent à mi-côte sur des bancs glaiseux. Dans les vallées, au bord de l’eau, la végétation est belle; les habitations s’y entassent comme si la place manquait pour bâtir. Sur les hauteurs, on n’aperçoit que de maigres champs de blé ou d’avoine et des bois rabougris. Le sol recèle toutefois quelques richesses; les roches dures fournissent de bons matériaux de construction ; aux environs de Châtillon-sur-Seine et dans la Haute-Maine, il existe d’énormes dépôts de minerais de fer. On cultive la vigne avec succès sur les coteaux bien exposés de cette région; les produits se distinguent par l’abondance plutôt que par la qualité; néanmoins quelques crus que les circonstances locales favorisent ont acquis une réputation méritée.

L’oolithe s’arrête sur une ligne circulaire qui va d’Auxerre à Bar-le-Duc, par Bar-sur-Seine et Vassy. Cette ligne marque la fin des terrains jurassiques, qui disparaissent sous la couche des terrains crétacés. Là commence une zone assez étroite, de 40 à 60 kilomètres de large, en forme de demi-cercle autour de Paris, et qui a joué un rôle important, à certains momens, dans l’histoire militaire de notre pays. Aux talus raides, aux sommets rocailleux des dernières couches jurassiques, succèdent tout à coup des collines basses, arrondies, d’une terre molle et argileuse. C’est le terrain crétacé inférieur, composé de grès verts et d’argile téguline, ainsi nommée par M. Leymerie parce qu’elle convient à merveille pour la fabrication des tuiles. Les eaux de pluie ruissellent en torrens boueux ou s’amassent dans les dépressions du sol, où elles forment d’innombrables étangs. La végétation forestière s’y développe avec une vigueur exceptionnelle, d’autant plus que les cultivateurs n’aiment pas à défricher ces terres fortes d’un labour pénible. C’est dans cette région que se trouvent les forêts de l’Argonne, où Dumouriez arrêta l’armée prussienne en 1792. À cette époque, les terrains crétacés inférieurs constituaient autour de la capitale, à 40 lieues de distance, une ligne de défense admirable, car il n’y avait guère de routes à travers les marécages ni de ponts sur les rivières : elle a perdu quelque valeur par suite de l’établissement de nombreuses voies de communication. Néanmoins, en détruisant au moment opportun les chaussées qui la traversent, on en ferait encore un véritable boulevard contre l’invasion.

Après cette zone marécageuse, que M. Belgrand appelle avec assez de raison la Champagne humide, vient la Champagne sèche, le pays de la craie blanche, que l’opinion populaire a flétrie d’un surnom énergique. A part quelques vallées au fond desquelles les eaux ont déposé à la longue un limon fertile, rien n’est plus triste et stérile en apparence que cette large surface crayeuse qui s’étend de l’Yonne à l’Oise et qui comprend, dans le bassin de la Seine seulement, une superficie de 14,000 kilomètres carrés. Les sources sont rares; la végétation, d’une belle venue dans le fond des vallées, est chétive sur les plateaux. Cependant ce pays se transforme par la culture en une contrée riche et prospère. L’étendue des terres en friche diminue chaque année, parce que, si pauvre que soit la récolte dans ce sol meuble et léger, le paysan laboure avec si peu de peine qu’il y trouve encore son profit, et, quand toute culture est impossible, des plantations de sapins et de marsaults couvrent la nudité de la terre. La Champagne crayeuse, région plate et découverte, fut toujours en temps de guerre le théâtre de grandes luttes, depuis Attila jusqu’à Napoléon, tandis que la Champagne humide échappait aux dévastations des armées.

Les terrains tertiaires commencent sur une ligne courbe passant par Laon, Reims, Épernay, Provins, et occupent à peu près tout le reste du bassin jusqu’à la mer. D’ailleurs, on en trouve déjà des traces en amont. Au milieu des plaines nues de la craie s’élèvent çà et là quelques mamelons que couronnent des bois taillis d’une belle venue, contraste singulier sur la teinte blanche uniforme qu’offrent à l’œil les plateaux de la Champagne. Ces bois poussent dans une argile sablonneuse ou dans un limon rouge mêlé de cailloux. Ce sont les vestiges, encore vivans en quelque sorte, d’un manteau de terrains plus modernes qui recouvrait la craie autrefois et que les torrens des temps antéhistoriques ont entraînés, nous donnant ainsi par un exemple la mesure des grands phénomènes que le mouvement des eaux accomplit jadis à la surface de notre planète. Non-seulement cette couche tertiaire a disparu presque partout en Champagne, — et rien ne peut nous indiquer quelle en fut l’épaisseur primitive, — mais encore la craie qui lui servait de base a été creusée au-dessous à la profondeur des vallées actuelles. Ainsi, sur le sommet culminant des collines qui bornent à Troyes la vallée de la Seine, on aperçoit dans le lointain un très petit bois venu sur un lambeau de terrain tertiaire; or ce sommet est à 160 mètres plus haut que le présent niveau du fleuve. Ce seul chiffre fait comprendre quel prodigieux travail d’érosion les eaux ont accompli avant la venue de l’homme sur la terre.

A vrai dire, les terrains tertiaires ne sont pas d’une composition uniforme. Tantôt ce sont des argiles mélangées de sable, parfois on y trouve le gypse ou pierre à plâtre; le plus souvent ils recèlent la meulière, pierre bien connue qui fournit des moellons à bâtir et des meules de moulin, ou encore le calcaire grossier, qui se prête par la taille aux plus belles constructions. L’apparence de ces plateaux tertiaires est donc fort variée. En première ligne se présente le massif de la Brie, vaste parallélogramme qui, de Reims à Corbeil, sur 4,000 à 5,000 kilomètres carrés, est presque absolument plat. Quoique cette disposition du terrain et la nature imperméable de l’argile qui le constitue fassent obstacle à l’écoulement des eaux, le sol est si fécond que l’industrie humaine l’a assaini depuis longtemps et rendu propre à toute culture. Au sud-est, à Gâtinais offre le même aspect, mais avec une culture moins perfectionnée. La Beauce, plus calcaire, est au contraire un pays sec, de même que les plaines du Valois, du Soissonnais et du Beauvaisis. Vers la limite occidentale du bassin, le pays de Caux, dont le sol argilo-sableux est naturellement drainé par un sous-sol crayeux, réunit les conditions les plus favorables à l’agriculture. A côté, le pays de Bray, dont le sommet est un îlot isolé du terrain jurassique, se distingue par de riches pâturages.

En tout pays, les terrains anciens sont riches en produits métallurgiques, tandis que les terrains de formation plus récente conviennent mieux à l’agriculture. Ces derniers occupent environ moitié du bassin que nous étudions ici, ce qui explique que les laboureurs prospèrent en cette région, que favorise d’ailleurs le voisinage d’une grande capitale. Même les sols ingrats, tels que ceux de la Champagne pouilleuse, ne restent pas improductifs.

Comme nous l’avons dit, toutes les couches géologiques sont légèrement inclinées vers Paris. Cette inclinaison, très faible en tant qu’il s’agit des bancs crétacés et tertiaires, — elle ne dépasse guère un degré de pente sur l’horizon, — est sans doute un effet lointain des mouvemens bien plus accusés qui soulevèrent en montagnes les terrains jurassiques dans l’est de la France. Ces couches successives sont au reste d’épaisseur assez inégale. La craie aurait, suivant M. Leymerie, 350 mètres de hauteur verticale; les argiles à meulières de la Brie n’ont guère moins; l’oolithe serait bien plus puissant. Ces évaluations présentent, on le comprend, beaucoup d’incertitude. Si l’on doit admettre que la craie d’abord, puis les bancs tertiaires ensuite, se sont déposés au fond d’un océan dont les vagues allaient battre les coteaux du Jura, bien des changemens, dont est malaisé de se rendre un compte exact, sont survenus depuis ce temps d’une prodigieuse antiquité. Toutefois un fait singulier s’observe en tous lieux : c’est que, sur le bord oriental de chaque couche, s’est formée une large excavation avec une falaise à pente raide. Ainsi le niveau moyen de la Brie est inférieur à celui de la Champagne crayeuse, et néanmoins on descend de Brie en Champagne par un escarpement très nettement accusé. Le même phénomène se présente quand on passe de la craie aux argiles tégulines qui lui font suite. Il semblerait que, longtemps avant les cours d’eau de l’époque actuelle, le sol avait été balayé, corrodé, raviné par de gigantesques torrens dont il ne reste plus d’autre souvenir.

Une remarque d’une application très générale doit trouver place ici. Il est facile de se convaincre que dans les temps passés les eaux ont accompli des travaux de déblaiement prodigieux à la surface de notre planète. Pour nous en tenir au bassin de la Seine, on peut citer certains endroits où des couches de 200 à 300 mètres d’épaisseur ont été enlevées par les torrens. Est-ce l’œuvre de rivières comparables à celles de nos jours qui y auraient travaillé des millions d’années, ou bien les cours d’eau de ces époques antédiluviennes étaient-ils infiniment plus puissans et plus impétueux ? L’une et l’autre hypothèse ont trouvé des défenseurs. En Angleterre, l’école moderne penche volontiers pour la première ; en France, M. Belgrand et les maîtres de la science géologique s’en tiennent de préférence à la seconde. Il importe peu. Le point principal est que l’on se rende bien compte de la grandeur de ces phénomènes sans trop s’arrêter à des explications qui ne sont pas étayées de preuves suffisantes.


II.

Ne remontons pas plus loin dans ce passé nébuleux qu’à l’époque où la France était habitée par le mammouth, le renne et les autres animaux de ce genre aujourd’hui disparus. L’homme vivait alors dans les cavernes et se servait d’outils en silex non polis. Il paraît certain que le bassin de la Seine avait des lois le même relief que maintenant, sauf que les rivières étaient plus larges et que les alluvions n’avaient pas encore nivelé le fond des vallées. On a découvert en effet dans les graviers anciens et dans les cavernes contemporaines de ces graviers l s’ossemens de ces animaux étranges et les ustensiles grossiers de nos sauvages ancêtres.

Or quelles sont les rivières qui conduisent à la mer les eaux de pluie de ce vaste bassin ? Il y en a quatre principales qui se réunissent un peu au-dessous de Paris pour ne plus former qu’un seul fleuve. Ce sont l’Yonne et ses nombreux affluens de la Bourgogne, la Haute-Seine grossie par l’Aube, la Marne et enfin l’Oise et l’Aisne. On observera sur la carte que l’Yonne, qui est en réalité le plus important de ces cours d’eau, coule presqu’en ligne droite depuis son origine en haut du Morvan, et que les autres décrivent des courbes dont la concavité est tournée vers le sud, en sorte qu’ils ne se rejoignent qu’après un long parcours, bien que leurs sources soient assez rapprochées. Un autre caractère d’une d’attention est que ces cours d’eau coupent tous à angle droit les couches successives de terrains, à travers lesquelles ils se sont à la longue ouvert un passage, tantôt large, tantôt étroit, suivant que le sol est plus ou moins mou. Ceci n’est point sans intérêt, car les crues, les inondations, les niveaux d’étiage, dépendent de la nature des terrains traversés. La variété géologique de notre sol apparaît ici comme un bienfait de la Providence. Un fleuve qui coulerait tout entier dans un bassin de nature argileuse ou granitique aurait des crues subites et formidables après les pluies, et serait à sec le reste de l’année; dans un terrain spongieux, tel que la craie blanche, il ne ressentirait guère l’influence des pluies, mais il débiterait très peu d’eau en toute saison.

Avant d’étudier avec plus de détails le régime de chacune de ces rivières, il est nécessaire de bien se rendre compte de l’influence que la nature du sol exerce sur les sources, puisque ce sont les sources qui alimentent les grands cours d’eau. M. Belgrand résume les résultats de ses observations en deux axiomes dont il est facile de comprendre la raison, outre que chacun peut en vérifier l’exactitude en quelque pays que ce soit. Lorsqu’un terrain est imperméable, il est sillonné par de nombreux ruisseaux qui sont le plus souvent éphémères. Quant au contraire le terrain est absorbant, les ruisseaux sont rares et ne se trouvent qu’au fond des grandes vallées; par compensation, ils ne tarissent guère. Examinons comment se comportent sous ce rapport les diverses couches géologiques dont il a été question.

Le Morvan, contrée granitique où la roche imperméable est recouverte d’une légère couche de détritus, recèle une quantité innombrable de petites sources qui se montrent au jour partout, à flanc de coteau aussi bien que sur le thalweg des vallées. C’est au surplus la région la plus pluvieuse du bassin; la hauteur annuelle de la pluie varie, suivant l’altitude, de 1 mètre à 1m,80. Les filets d’eau, qui bondissent en cascades dans chaque pli de ce terrain accidenté, tarissent rarement même dans la saison sèche. Dans la saison humide, ils se gonflent après chaque averse, deviennent des torrens, et déterminent des crues subites dans les rivières qu’ils alimentent; mais ces crues sont de courte durée.

Dans le lias, qui n’est pas moins imperméable, les ruisseaux ont cependant un régime différent, parce que le sol est moins accidenté. Les eaux courantes ne sont jamais limpides, même en temps de sécheresse, car le terrain friable se laisse ronger sans résistance. Cette riche contrée, quelquefois ravagée par les torrens après les grandes pluies, n’a pas même dans les étés ordinaires assez d’eau pour l’alimentation du bétail. Les sources sont rares et toujours peu abondantes; toutefois, sur le bord occidental de cette zone, à l’endroit où le sol se relève et le lias disparaît sous l’oolithe, règne un cordon de belles sources, les villages se rapprochent les uns des autres, les prairies montent jusqu’au pied des rochers, la végétation devient vigoureuse.

Les terrains oolithiques ne sont pas d’une composition uniforme; les géologues y distinguent sept ou huit couches différentes, les unes calcaires et tout à fait perméables, les autres marneuses et mieux faites pour retenir les eaux pluviales. En général, les sources sont rares, et par compensation très abondantes : l’une des plus connues est la Douix, admirable fontaine qui jaillit du rocher à Châtillon-sur-Seine. Cette région est assez pluvieuse; il y tombe, année commune, 85 centimètres d’eau. Les plateaux sont arides, et les vallées sont bien arrosées; les ruisseaux sont limpides, les crues ont peu d’importance. Le terrain crétacé inférieur, imperméable au plus haut degré, contient un très grand nombre de sources, et aussi beaucoup d’étangs, car le défaut de pente ne permet pas un rapide écoulement. Les eaux de pluie ruissellent à la surface, troublent les ruisseaux et donnent dans les rivières des crues violentes qui par bonheur n’ont qu’une courte durée. S’il n’y existait des routes bien empierrées, ce pays deviendrait tout à fait impraticable pendant la mauvaise saison. C’est donc, comme nous l’avons dit, une excellente ligne de défense militaire.

La craie blanche reçoit peu de pluie (seulement 59 centimètres année moyenne), et elle absorbe rapidement les eaux pluviales, car elle est remplie de fentes et de fissures. Cependant il est à croire qu’elle devient plus compacte à une grande profondeur, et que les eaux absorbées s’y maintiennent à un niveau variable, plus élevé au printemps qu’à l’automne, qui est l’époque des plus grandes sécheresses. Les plis de terrain qui conservent une altitude supérieure en tout temps à cette nappe souterraine ne contiennent aucune source; elles sont d’une sécheresse absolue; on ne peut s’y procurer de l’eau qu’en creusant des puits dont la profondeur atteint quelquefois 60 mètres, tandis que les vallées principales, creusées au-dessous du niveau permanent des eaux, sont arrosées par des sources abondantes qui tarissent tout au plus dans les étés très chauds. La Vanne, petite rivière de la Champagne dont la ville de Paris s’est appropriée les plus belles sources, la Vanne appartient au terrain crayeux. Plus au nord, vers Troyes, Châlons-sur-Marne et Reims, se montrent encore quelques jolies rivières issues de la craie, mais le nombre en est très restreint. Il n’est guère de provinces de la France où l’on puisse faire tant de chemin sans rencontrer de l’eau courante à la surface du sol.

Quant aux terrains tertiaires, ils présentent les apparences les plus diverses suivant leur nature. Lorsqu’ils sont imperméables, comme la Brie et le Gâtinais, ils ont des sources éphémères qui tarissent l’été, et des ruisseaux qui débordent en hiver ; cependant le terrain est si plat qu’un écoulement trop rapide des eaux n’est jamais à craindre. M. Belgrand remarque avec raison que, si le massif de la Brie avait, en conservant son caractère géologique, une altitude comparable à celle du Morvan, il en découlerait après les grandes pluies des torrens impétueux qui ravageraient la vallée de la Basse-Seine. En l’état actuel, les petites rivières qui en sortent sont des cours d’eau tranquilles, bien alimentés en été par des nappes souterraines que retiennent à divers niveaux les couches argileuses du terrain tertiaire. Ces nappes affleurent aussi sur les coteaux des environs de Paris, à Brunoy, Meudon, Montmorency, et partout elles donnent naissance à des sources fraîches et pérennes. C’est à ce niveau qu’ont été bâties tant de maisons de campagne entourées de verdure, tandis que les plateaux plus élevés sont secs et dénudés. Il est peu de pays au monde qui puissent être comparés sous ce rapport à la banlieue de Paris.

Ne s’expliquera-t-on pas maintenant les allures en apparence capricieuses, au fond bien réglées, des diverses rivières qui parcourent le bassin de la Seine? Voici l’Yonne d’abord. Elle prend sa source dans les montagnes granitiques du Morvan, y reçoit trois affluens principaux, la Cure, le Cousin et le Serein, qui se transforment en torrens après les pluies. Le lias en grossit encore le cours, puis elle traverse les terrains oolithiques sans beaucoup modifier son volume, si ce n’est quand elle reçoit l’Armançon, qui sort aussi du lias; elle arrive à Montereau, tantôt presque tarie, tantôt avec des crues formidables. Par bonheur, le Morvan a peu d’étendue, ce qui restreint le volume des eaux qu’il déverse dans la vallée, et en outre il est fort rare que toutes ces rivières grossissent le même jour. La crue de l’Yonne et de ses affluens supérieurs ne coïncide pas d’habitude avec celle de l’Armançon. Si par hasard cela arrive, l’inondation prend un caractère formidable.

La Seine et l’Aube, qui rejoignent l’Yonne à Montereau, ont un régime bien différent. La Seine est à sa naissance, dans le terrain jurassique, un des plus petits ruisseaux de son bassin. C’est sur le territoire de Saint-Germain-la-Feuille, dans la Côte-d’Or, que se trouve la source regardée bien à tort comme la tête de notre petit fleuve. Les Romains y avaient érigé des constructions considérables, dont on a déterré les débris. Était-ce un hommage à quelque divinité des eaux? La ville de Paris a relevé en partie ces ruines et a fait renfermer la source dans un bassin entouré de statues, quoiqu’en réalité il n’y ait là qu’une des plus modestes origines de ce grand cours d’eau. Il existe 25 ruisseaux qui, sortis de terre dans une zone assez étroite et convergeant tous vers le lit de la Seine, pourraient avec des titres presque égaux se disputer le même honneur. Puis notre fleuve traverse l’oolithe ; il atteint les argiles tégulines où deux petits affluens à crues torrentielles, l’Hozain et la Barse, lui versent leur tribut; il coupe la craie sur un long parcours, reçoit l’Aube, qui s’alimente en des terrains de même nature, et arrive enfin au confluent de Montereau. Sauf la bande étroite des terrains crétacés inférieurs, il ne sert d’émissaire qu’à des sols perméables. Ses crues sont lentes, modérées, et se soutiennent pendant plusieurs jours. Quand elles arrivent à Montereau, à la suite d’une période pluvieuse de courte durée, celles de l’Yonne, plus fougueuses, qui sont d’habitude de quatre jours en avance, ont eu déjà le temps de s’écouler.

En aval de Montereau, jusqu’à Charenton, il n’y a plus à noter que le Loing, l’Essonne et l’Yères, affluens envoyés par le Gâtinais et la Brie. On le sait, ceux-ci ne sont pas à craindre; ils fournissent peu d’eau, et leurs crues torrentielles arrivent toujours bien avant celles que fournit le haut du fleuve. Quant à la Marne, qui apporte à la Seine un énorme volume d’eau, son régime est mixte en quelque sorte entre le régime de l’Yonne et celui de la Seine. Elle sort des vallées liasiques du. plateau de Langres et traverse ensuite de vastes étendues de terrains perméables; le terrain crétacé inférieur, qui lui amène d’abondans affluens, contribue à lui donner une allure quelque peu torrentielle. Ce terrain lui apporte d’ailleurs des masses d’eaux troubles d’où vient cet aspect limoneux que chacun lui connaît.

A partir du confluent de la Marne, les crues du fleuve ont acquis, sinon toute leur amplitude, du moins leur forme définitive, car l’Oise, qui est le dernier affluent de grande importance, est un cours d’eau mixte dont les allures ressemblent tout à fait à celles de la Seine à Paris. Il y a bien encore en aval plusieurs petites rivières, l’Epte, l’Andelle, l’Eure; elles se développent sur de faibles parcours, elles traversent presque uniquement des terrains perméables. Il est permis de n’en pas tenir compte. Puisque c’est à Paris que les crues de la Seine prennent un caractère durable, c’est là qu’il convient de les étudier de plus près; c’est aussi là que, par des motifs faciles à comprendre, il est le plus intéressant de connaître les écarts dont elles sont capables.

La météorologie a révélé une coïncidence malheureuse. Le bassin dont nous nous occupons est soumis aux mêmes influences climatériques dans toute son étendue. Quand il pleut dans le Morvan, il pleut sur tout le cours du fleuve jusqu’à la mer, depuis les Ardennes jusqu’à la forêt d’Orléans[1]. Par conséquent le niveau de tous les cours d’eau, petits ou grands, s’élève et s’abaisse en même temps. Ce n’est pas une loi générale à tous les bassins. Dans celui du Rhône par exemple, dont la surface est, il est vrai, plus irrégulière, il arrive souvent que le temps est beau en certains points, tandis que la pluie tombe ailleurs. Une autre loi non moins remarquable est celle-ci : dans le bassin de la Seine, les crues sont produites par les pluies de la saison d’hiver. Les pluies tombées du 15 mai au 15 novembre ne profitent pour ainsi dire point aux ruisseaux : la terre, desséchée par le soleil, les absorbe : aussi n’y a-t-il pas d’exemple d’inondation en été. La plus grande crue de la saison chaude depuis deux cents ans, celle de septembre 1860, est restée bien au-dessous du niveau où le fleuve devient dangereux.

Enfin ceci doit encore être pris en considération, c’est que deux ou trois jours de pluie sans interruption ne suffisent pas pour que le fleuve déborde dans la partie inférieure de son cours. C’est que les crues des affluens arrivent dans la Seine en temps successifs : d’abord le flot éphémère de l’Yonne, dont le régime est torrentiel puis quatre jours après le flot mieux soutenu de la Seine supérieure, dont l’allure est plus tranquille; mais, si une seconde crue de l’Yonne survient dans ce délai de quatre jours, elle s’ajoute aux précédentes et en accroît l’amplitude. La crue devient alors extraordinaire, et peut causer des malheurs.

Ce n’est pas tout de connaître les causes des inondations; à défaut d’un moyen de les empêcher, il faut au moins être capable de les prévoir assez à l’avance pour que les gens qui vivent sur l’eau ou près de l’eau aient le temps de se mettre à l’abri. Voici par quel procédé très simple M. Belgrand y arrive avec une exactitude suffisante. On sait par expérience que les eaux torrentielles du Morvan et de la Bourgogne passent sous les ponts de Paris au bout de trois jours et demi en moyenne, et que la crue à Paris est double de ce qu’elle est au pied des montagnes. Cette règle, qui n’a du reste rien d’absolu, donne une approximation suffisante dans la pratique. Cela étant, des observateurs postés à Clamecy sur l’Yonne, à Avallon sur le Cousin, à Aisy sur l’Armançon, à Chaumont et Saint-Dizier sur la Marne, à Vraincourt sur l’Aire et à Sainte-Menehould sur l’Aisne, télégraphient chaque jour le niveau du cours d’eau qu’ils surveillent. Ce n’est plus qu’une question de chiffres de connaître quel jour le flot arrivera sous les ponts de Paris, et quelle en sera l’amplitude. Il est digne de remarque que les rivières de la Brie et du Gâtinais n’entrent pas en compte dans ce calcul, non plus que la Haute-Seine, l’Aube et leurs nombreux affluens.

Depuis des siècles, le niveau du sol de Paris s’exhausse sans cesse, la rivière se borde de quais, les ponts se reconstruisent avec des arches d’une plus large ouverture, toutes conditions qui atténuent les inconvéniens des grandes crues de la Seine. Au surplus, ces phénomènes redoutables sont très rares. Autant que les observations indécises du temps passé permettent de s’en rendre compte, il n’est arrivé que neuf fois depuis 1549 que la Seine ait atteint ou dépassé une hauteur de 7 mètres à l’échelle du pont de la Tournelle, hauteur à laquelle les quartiers bas de la capitale commencent à être inondés. La crue du 27 février 1658, la plus haute dont on ait conservé le souvenir, couvrirait encore 1,200 hectares du Paris actuel, si elle se reproduisait. Il y aurait de 2 à 3 mètres d’eau dans les rues basses d’Auteuil et de Bercy; le faubourg Saint-Honoré, le quartier de la Madeleine, les Tuileries, les rues de Lille et de Verneuil, le Jardin des Plantes, la rue Saint-Antoine, même la rue Saint-Lazare, seraient inondés. Que faut-il pour qu’une telle catastrophe survienne? Des pluies non pas continues, mais répétées à de certains intervalles dans le bassin de la Seine, en sorte que les crues partielles des affluens, au lieu de se suivre, comme c’est l’habitude, se superposent et arrivent en même temps sous Paris. Cette perspective, quelque faible qu’en soit la chance, n’a rien que d’effrayant. La science des ingénieurs modernes n’a-t-elle pas de remède contre ce fléau ? Hélas ! l’homme est si faible en présence des grands phénomènes de la nature qu’il lui est impossible d’en arrêter le cours. La vraie source du mal est dans le Morvan, dont les eaux pluviales s’écoulent vers la mer avec trop de rapidité. Ne pourrait-on, s’est-on dit, les emmagasiner au moment des grandes pluies pour les rendre au fleuve aux époques de sécheresse? Quelques chiffres feront comprendre que cette entreprise dépasse probablement les forces humaines. Pendant la crue de 1740, la Seine s’élevant à une hauteur de 7m, 90 au pont de la Tournelle, il est passé en trente jours 3 milliards 800 millions de mètres cubes d’eau sous les ponts de Paris. On a calculé que le niveau aurait été abaissé de 1m,30, s’il avait été possible d’emmagasiner 216 millions de mètres cubes pendant les quelques jours qui précédèrent le maximum de la crue; mais où placer ces réservoirs gigantesques, qui, avec une hauteur d’eau de à mètres, n’auraient pas moins de 54 kilomètres carrés de superficie ? Et quelles dispositions prendre pour qu’ils soient vides juste à l’instant où l’on éprouverait le besoin d’y précipiter l’excédant des crues? Ce n’est pas contre des phénomènes séculaires que l’on prend de ces précautions onéreuses. Mieux vaut s’arranger de telle sorte que les débordemens du fleuve soient inoffensifs. Il faut en préserver les grands centres de population et leur abandonner les campagnes, où le dommage ne se transforme jamais en désastre. C’est ce que l’on a fait d’une façon inconsciente en surélevant peu à peu le niveau de Paris. M. Belgrand propose de compléter les mesures déjà prises par un travail qui ne présente aucune difficulté : c’est de prolonger les quais, tant en amont qu’en aval, jusqu’aux fortifications, et de les élever à une hauteur telle que les plus fortes crues ne puissent passer par-dessus. Le niveau de la Seine dominerait alors le sol habité sans que personne en eût à souffrir, les infiltrations inévitables s’en allant par les égouts prolongés jusqu’à une distance suffisante en aval des fortifications; ce sont là de ces remèdes auxquels on ne se décide à recourir qu’après l’événement qui en a fait sentir la nécessité.

De même qu’elle a des crues exorbitantes, la Seine éprouve aussi des momens de sécheresse. Quand elle est en basses eaux, ce qui est fréquent, Paris s’en aperçoit à peine; mais les mariniers en souffrent et les cultivateurs du bassin tout entier s’en ressentent. L’année 1719 fut marquée, paraît-il, par une de ces pénuries extraordinaires, et les ingénieurs municipaux en profitèrent pour placer au pont de la Tournelle l’échelle qui sert encore à repérer les hauteurs du fleuve. Néanmoins il arrive fréquemment, surtout depuis le commencement du XIXe siècle, que le niveau de l’eau descend au-dessous du zéro fictif de cette échelle[2]. Le fait s’est produit neuf fois de 1800 à 1830, trois fois de 1830 à 1856, puis chaque été, sauf en 1860, pendant les neuf années suivantes. Il semblerait donc que nous avons traversé une période de sécheresse extrême. Il n’est pourtant pas tombé moins de pluie pendant ces années où l’eau manquait dans la Seine. Est-ce que le sol est devenu moins perméable, moins susceptible d’absorber les eaux pluviales et de les tenir en réserve? Ou bien ce phénomène est-il dû simplement à une mauvaise répartition des pluies entre les mois d’été et les mois d’hiver, ces derniers contribuant seuls, comme nous savons, à l’alimentation des sources? La question est indécise, quoique M. Belgrand penche en faveur de cette dernière explication.

Nous avons dit quelles sources alimentent le bassin de la Seine, quelle influence la nature du sol exerce sur le cours des eaux, comment varie le régime des ruisseaux et des rivières. Il s’agit de voir maintenant quel usage l’homme en fait et surtout quel usage il en ferait, s’il savait tirer le meilleur profit des forces vives que lui prodigue la nature.


III.

Il y a 7 millions d’habitans dans le bassin de la Seine ; leur santé dépend de la bonne ou mauvaise qualité des eaux employées à la boisson et aux usages domestiques. De plus l’eau courante est une force motrice qui coûte peu de chose en frais d’établissement et moins encore d’entretien. Enfin l’arrosage influe presque autant que les qualités intrinsèques du terrain sur la culture, sur les productions du sol. Voilà trois aspects sous lesquels il convient de considérer les eaux des sources, des rivières et du fleuve lui-même. Ce qui a été dit en commençant sur les propriétés absorbantes de chaque couche géologique peut faire prévoir si les sources y sont rares ou nombreuses, faibles ou abondantes. Les terrains imperméables, tels que le granit du Morvan, le lias de l’Auxois, les argiles de la Champagne, les marnes de la Brie et du Gâtinais, se ressemblent assez sous ce rapport, sauf les différences dues à des circonstances particulières. Les ravins du Morvan conservent en toute saison de petits filets d’eau qui suffisent à une population clair-semée; les villes même petites sont mal approvisionnées. Dans le pays plat de l’Auxois, les rivières tarissent, les puits sont mauvais; les moindres hameaux éprouvent une disette d’eau chaque été. Les habitans de la Brie, à défaut d’eaux courantes, en trouvent à une petite profondeur au-dessous du sol; ailleurs, on conserve les eaux pluviales dans des citernes, ou plus économiquement dans des mares que la nature argileuse du sol permet de rendre étanches à bon marché. La Champagne crayeuse et les terrains jurassiques nous présentent des plateaux arides où l’on voit à peine çà et là quelque habitation isolée[3]; les villes sont bâties au bord des rivières et dans les vallées principales, car les vallées secondaires, aussi bien que les plateaux, sont à sec. Les terres élevées perdent donc beaucoup de leur valeur; les lieux habités en sont trop distans. Cependant, quand ce sont des plaines fertiles, comme la Beauce, le Soissonnais, les cultivateurs s’y établissent et suppléent tant bien que mal aux eaux courantes par des puits profonds ou par des citernes. Tout cela se peint sur une carte détaillée, sur celle de l’état-major par exemple. Il est facile d’y reconnaître, d’après la disposition des villages, si la contrée est bien ou mal arrogée. Ici de vastes espaces sont dépourvus d’habitations, et les maisons sont alignées le long des cours d’eau; ailleurs, les hameaux sont essaimes sur toute la surface du pays. Il y aurait bien un remède à cette fâcheuse disposition de la nature : ce serait d’amener de loin les eaux de sources par des aqueducs ou d’élever les eaux de rivières et de les distribuer par des canaux sur les parties du territoire qui en sont privées; mais la dépense d’une telle irrigation serait le plus souvent considérable. Les grandes villes y ont recours quelquefois. La riche banlieue de Paris, qui en retirerait de grands profits, n’a pas encore été dotée de travaux de cette sorte.

L’abondance des sources n’est pas le seul élément à considérer; la qualité de l’eau qu’elles fournissent n’est pas moins importante. Qu’un ruisseau soit alimenté par un terrain tourbeux, qu’il reçoive les déjections d’une usine, c’en est assez pour qu’il devienne impropre à la boisson; en outre la nature intrinsèque du sol modifie la qualité des sources. Quelquefois les eaux acquièrent ainsi des propriétés médicinales, ce qui est très rare dans le bassin de la Seine. En général, elles empruntent aux terrains qu’elles ont à traverser des sels qu’elles conservent en dissolution. Les sources de la couche gypsifère qui s’étend de Meulan à Château-Thierry renferment une tt-Ile proportion de sulfate de chaux qu’elles ne conviennent nullement pour les usages domestiques. En dehors de cette région, toutes les sources du bassin, à peu d’exceptions près, sont réputées salubres. Les meilleures, au dire de M. Belgrand, sont celles des terrains arénacés, c’est-à-dire du granit, du terrain crétacé inférieur et des sables de Fontainebleau; viennent ensuite celles de la craie blanche, qui ont de plus le mérite d’être abondantes. Voilà pourquoi la ville de Paris a prolongé jusqu’aux vallées de la Champagne les têtes des aqueducs qui l’alimentent. On a déjà décrit dans la Revue[4] les beaux travaux exécutés dans ce dessein par M. Belgrand, il est inutile d’y revenir ici.

Sous le rapport industriel, les eaux ont un double usage. Les rivières servent au flottage et à la navigation, en outre elles fournissent, au moyen de barrages, d’innombrables moteurs. Il serait impossible de traiter d’une façon incidente la question des voies navigables, beaucoup trop négligée depuis que l’on construit des chemins de fer. Nous nous proposons d’y revenir plus tard et de montrer alors quels immenses services la navigation intérieure rendra aux riverains de la Seine quand les travaux indispensables seront exécutés. Comme force motrice, les cours d’eau ne sont guère mieux utilisés. Que l’on calcule, si l’on peut, quelle énergie représentent les crues! Quel est l’équivalent en chevaux-vapeur de ces masses liquides qui descendent à grande vitesse des montagnes à la mer? Lorsque l’industrie était encore dans l’enfance, les usines s’établissaient de préférence au bord des cours d’eau. Il n’y avait pas si petit ruisseau qui n’eût son moulin. Dans les villes, les rivières se ramifiaient en plusieurs bras sur chacun desquels se dressait une roue hydraulique. Puis est venue l’ère de la houille et de la machine à vapeur. On s’est exagéré les inconvéniens des moteurs hydrauliques, qui varient suivant la saison. On s’est dit que l’industriel, avec la vapeur, choisit sa place, à la portée d’un chemin de fer, dans les faubourgs d’une grande ville, tandis que la chute d’eau qui fournirait une force équivalente ne se trouve souvent qu’à la campagne, loin des marchés de production et de vente. Cet engouement pour les moteurs artificiels diminuera sans doute à proportion du prix croissant de la houille. On s’efforcera de mieux aménager les eaux courantes, afin d’en tirer tout ce qu’elles sont capables de donner. M. Belgrand nous expose l’avant-projet d’une combinaison de ce genre qu’il proposait, il y a vingt-cinq ans déjà, au conseil-général du département de l’Yonne, et dont les travaux seront sans doute exécutés quelque jour.

Les rivières qui descendent du Morvan ont, après les pluies, des crues torrentielles de courte durée, crues peu dangereuses d’ailleurs, parce que les riverains, qui en ont l’habitude, savent s’en tenir à l’abri. Le reste du temps, le débit est si faible que des usines ne pourraient en profiter. Deux cours d’eau, l’Yonne et la Cure, servent au flottage à bûches perdues, ce qui est un mode de transport simple et économique dans un pays accidenté. Le Cousin et le Serein font marcher quelques petits moulins sans aucune importance. On s’est dit qu’il serait possible de donner à ces rivières un régime plus régulier au moyen de grands réservoirs dans lesquels on emmagasinerait les eaux surabondantes de la saison d’hiver. La terre du Morvan a peu de valeur; les matériaux de bonne qualité se trouvent sur place; les vallées présentent une succession de larges cirques et d’étranglemens où il serait facile de construire des barrages qui transformeraient en lacs les terrains d’amont. Ces réservoirs auraient un triple but : relever en étiage le niveau des rivières, et par conséquent venir en aide à la navigation, — irriguer les pâturages situés en aval, — fournir des chutes régulières dont l’industrie tirerait bon parti. Et encore ne compte-t-on pas ici les avantages qu’en retireraient les propriétaires riverains soustraits en partie aux dangers des inondations. On a vu que la création de grands réservoirs dans la partie haute du bassin serait un remède insuffisant contre les débordemens de la Seine à Paris : le Morvan ne reçoit pas moins de 1,600 millions de mètres cubes d’eau de pluie en une année, et nul ingénieur ne songerait à emmagasiner tout cela ; mais dans l’étroit bassin d’un affluent on peut retenir par un barrage 20 millions de mètres cubes, ce qui est considérable à proportion de la surface menacée par les crues de cet affluent. Une telle entreprise coûterait peut-être 1 million de francs et permettrait d’irriguer des milliers d’hectares qui n’ont en été pas même assez d’eau pour abreuver le bétail. La grande meunerie s’établirait alors dans la contrée fertile de l’Auxois, d’où l’insuffisance des moteurs hydrauliques l’écarté jusqu’à ce jour. Des barrages peuvent être exécutés, avec bénéfice pour l’agriculture aussi bien que pour l’industrie, dans les vallées du Serein, du Tournessac, de l’Argentalet, du Cousin, aussi près que possible de la limite du Morvan et de l’Auxois. C’est dans les cantons industrieux de la Normandie qu’il faut voir quelle puissance motrice sont les chutes des cours d’eau lorsqu’on sait s’en servir. Une petite rivière, le Cailly, qui se jette dans la Seine auprès de Rouen, fait marcher 104 usines : elle produit une force utile de 1,083 chevaux-vapeur; à supposer que l’on voulût remplacer par des machines à vapeur les moteurs hydrauliques de la vallée du Cailly, il en coûterait 500,000 fr. par an pour le moins, et cependant cette rivière n’a ni plus d’eau ni plus de hauteur de chute que les rivières qui débouchent du Morvan.


IV.

Les cultivateurs, peut-être plus encore que les industriels, trouveraient leur profit dans cet aménagement artificiel d’eaux courantes aujourd’hui dépensées en pure perte. Un savant dont les travaux sur la chimie agricole sont bien connus, M. Dehérain[5], démontre clairement que la fertilité ou la stérilité d’un sol n’a rien d’absolu, qu’en dehors de la composition chimique il faut tenir compte des conditions de climat et d’arrosement. Qu’est-ce que ce mélange de sable, d’argile, de calcaire et de débris organiques sur lequel se développent les végétaux et que l’on appelle la terre arable ? Tantôt ce sont des alluvions semblables à celles qui se forment encore chaque jour à l’embouchure des fleuves, ce sont des graviers et des limons entraînés par les eaux. On trouve de ces alluvions dans le bassin de la Seine au fond de presque toutes les vallées. Si la rivière a peu de pente, le dépôt s’étale sur une vaste surface; cette disposition se présente dans les couches molles du terrain crétacé inférieur, où se rencontrent les plaines alluviales de Saint-Florentin sur l’Yonne, de Vaudes sur la Seine, de Brienne sur l’Aube, de Vitry-le-Français sur la Marne. Lorsque les eaux sont limpides et n’éprouvent pas de crues violentes, c’est de la tourbe et non plus du gravier qui se dépose. On en trouve au fond de presque toutes les vallées de la Champagne. Au contraire, dans un bassin à crues torrentielles, le terrain se creuse et se ravine de plus en plus. Les cours d’eau travaillent donc sans cesse, quoiqu’avec une lenteur infinie, à modifier la forme et l’étendue des vallées qu’ils parcourent. C’est surtout sensible quand l’homme s’avise parfois de changer le lit qu’une rivière s’est creusé avec le temps. M. Belgrand en cite un exemple curieux. L’Armançon, cours d’eau torrentiel, avait pris une allure à peu près régulière; en certains lieux, on a détruit les plantations qui garnissaient les berges, sous prétexte d’élargir les rives et de donner plus d’écoulement aux eaux; ailleurs, pour faire place au chemin de fer de Paris à Lyon, on a supprimé les sinuosités de la rivière. Celle-ci, troublée dans son cours, s’est mise à divaguer, suivant l’heureuse expression de M. Surell[6], rongeant ici, remblayant plus loin, entraînant de çà et de là des bancs de gravier qui voyagent avec les eaux jusqu’aux endroits où la lenteur du courant leur permet de se déposer de nouveau. Les ingénieurs ont appris par là qu’il faut troubler le moins possible le tracé capricieux qu’une rivière s’impose à elle-même et que le temps a consacré. Prétendre élargir le lit ou rectifier les berges est une entreprise téméraire dont les riverains situés en aval éprouvent toujours le contre-coup. Toutefois ce qui arrive rarement de nos jours, dans nos contrées du moins, était sans doute plus fréquent aux époques reculées où les eaux, descendant en cascades des montagnes, n’avaient pas encore acquis leur régime normal; c’est alors que se sont entassés dans les creux ces bancs épais d’alluvion au milieu desquels les rivières se sont ouvert un lit définitif.

On le comprend, les limons et les graviers sont composés d’autres élémens que le sous-sol qu’ils recouvrent. Ainsi les plaines du terrain crétacé sont formées en majeure partie des débris de calcaires jurassiques. Au contraire la terre arable qui recouvre les plateaux que les eaux ne pouvaient atteindre a même composition que le sous-sol, sauf les modifications produites par la gelée, par l’atmosphère, par la culture elle-même ou la végétation, en une longue série de siècles. Les terrains hauts de la craie et de l’oolithe ne contenaient pas d’élémens assez variés, ou bien ils ont trop bien résisté à ce travail de décomposition naturelle. La couche terreuse y est mince, les récoltes y sont médiocres; le lias et les terrains tertiaires se sont transformés avec plus de succès; la terre y est plus féconde. Au reste on peut admettre que les eaux diluviennes ont couvert dans les temps anciens nos plateaux les plus élevés, et y ont laissé, sauf sur les pentes trop abruptes, une boue fertilisante. Le sol actuel est donc le produit d’un long travail de la nature.

Mais le point important à noter est que ce travail de la nature n’a pas donné partout un résultat uniforme. Si la qualité de la terre arable dépend de l’épaisseur plus ou moins grande du dépôt diluvien ou alluvionnaire qui s’y est entassé, elle dépend plus encore du sol primitif et même du sous-sol géologique. Il n’y a pas en France de cantons plus fertiles que la partie septentrionale du bassin de la Seine où le limon a recouvert un sol absorbant ; c’est là que prospèrent les fructueuses cultures industrielles, la betterave, le lin, le colza. Ce sol perméable est un drainage naturel qui enlève l’excès d’humidité nuisible à la végétation. La Brie, dont le sous-sol est imperméable et dont la superficie est également limoneuse, n’a pu atteindre ce degré de richesse que par des travaux d’assainissement et de drainage artificiel. Le Gâtinais est en voie de subir cette transformation. La craie et l’oolithe, trop perméables et par conséquent trop secs, sont restés trop maigres. L’élément calcaire indispensable à la végétation manque dans le Morvan et dans l’Argonne. La géologie explique donc en partie le plus ou moins de succès des agriculteurs dans les diverses provinces du territoire que nous considérons, à la condition de tenir compte aussi des changemens que l’homme y apporte lui-même par son travail, car le drainage et le marnage améliorent des terres que l’on eût crues d’abord rebelles à toute culture.

Le succès des prairies dépend surtout de la nature du sol, quoique l’on pourrait, au moyen d’irrigations bien entendues, les étendre davantage dans les contrées qui en sont trop dépourvues. M. Belgrand énonce ce principe, que les prairies naturelles se développent dans les terrains imperméables jusqu’au flanc des coteaux et sur le sommet des montagnes, tandis que les pays perméables n’en possèdent que sur les bords des cours d’eau dans la partie des vallées submergées par les crues. Cette loi suffit à faire connaître quelles régions sont dotées de pâturages et quelles autres en sont privées. Les prés occupent 20 pour 100 de la surface totale du territoire dans l’Auxois, où l’on engraisse les beaux bœufs de la race charolaise; dans le pays de Bray, la proportion est encore plus forte, parce que l’humidité du climat est plus favorable au bétail que la sécheresse estivale de la Bourgogne. Les cantons de Bayeux et d’Isigny, si renommés pour la production du beurre, sont assis sur le lias, comme ceux de l’Auxois. Le Morvan n’a que des prairies médiocres en raison de la tourbe qui s’y développe; on y élève des bœufs, mais on ne les engraisse pas. Dans les terrains perméables, les prés, toujours de mauvaise qualité, occupent à peine un centième de la surface. La race bovine n’y réussit guère, si ce n’est dans la petite culture; la race ovine, qui trouve une nourriture suffisante sur les terres les plus sèches, s’y plaît davantage. Le mouton de belle race prospère sur les plateaux perméables et fertiles du Soissonnais, du Valois, de la Beauce et du pays de Caux, où l’on élève ces admirables mérinos qui donnent de bonne viande et en même temps une laine de qualité supérieure.

De ce qui précède, il résulte que le bassin de la Seine contient beaucoup de terres à froment et peu de prairies propres à l’engraissement du gros bétail. Le mouton, qu’il peut produire en plus grande quantité, n’est qu’une viande de luxe, presque exclue de la consommation des classes ouvrières. L’Angleterre au contraire est un pays de pâturages en raison surtout de l’humidité de son climat. On ne doit donc pas s’étonner si les Anglais consomment plus de viande que nous. Cette différence entre eux et nous n’est pas une affaire de mœurs ou de race, comme on le croit trop souvent; c’est simplement une conséquence des aptitudes du sol que nous habitons. Il est probable au surplus que le bas prix et la facilité des transports, ainsi que les perfectionnemens introduits dans les méthodes de culture, rétabliront peu à peu l’équilibre.

Après la viande et le blé, il n’est pas de production plus intéressante que celle de la vigne. Dans notre pays même, le vin n’entre-t-il pas à plus forte dose que la viande dans l’alimentation du peuple? Mais la vigne est une culture délicate. Sous notre climat elle ne dépasse pas l’altitude de 350 mètres; elle n’aime pas les marais, les terrains frais, les brouillards, le voisinage de la mer. Il lui faut des terrains en pente, bien drainés par le sous-sol, une bonne exposition, telle que le sud-est, des vallées larges et ouvertes. Elle est donc exclue du Morvan, de la Normandie, de la Beauce, des plateaux crayeux et oolithiques et des argiles de la Champagne humide; elle ne se plaît ni dans la Brie, ni dans le Soissonnais, ni aux environs de Paris, où elle est cultivée cependant à toutes les expositions et sur tous les coteaux, par le seul motif que le voisinage de la grande capitale donne de la valeur aux plus mauvais produits de la fermentation alcoolique.

Le vrai terrain de la vigne, ce sont en Bourgogne les coteaux un peu raides du terrain jurassique, lorsqu’ils ne sont pas trop élevés au-dessus du niveau de la mer, qu’ils sont bien exposés au soleil, en regard de grandes vallées. Tel est sur le versant oriental le site des crus fameux de la Côte-d’Or, Chambertin, Glos-Vougeot, Romanée. Tels sont aussi, plus au nord, mais avec un bouquet moins délicat, — qui pourrait en donner la raison ? — les vignobles estimés de l’Auxerrois, du Tonnerrois, de Chablis, tous compris dans la vallée de l’Yonne ou de ses affluens. On ne saurait dire pourquoi les vallées de la Seine, de l’Aube et de la Marne donnent dans des conditions identiques des vins moins généreux.

Le terrain crétacé inférieur, pays plat, couvert d’étangs, de forêts et de prairies humides, où la vigne est presque inconnue, sépare nettement les vignobles de la Bourgogne de ceux de la Champagne. La craie blanche est une contrée trop plate; elle ne donne guère de vin que pour la consommation locale. C’est autre chose quand on arrive à la falaise crayeuse qui sépare la Champagne de la Brie et du Soissonnais. C’est là que se groupent, autour de Reims et d’Épernay. Cramant, Ay, Bouzy, Verzenay. C’est là qu’est le centre de production du vin mousseux que l’on a pu imiter, mais non pas égaler en d’autres pays. Ici se montre encore l’influence du sol et de l’atmosphère. Au sud de la petite ville de Vertus, la falaise champenoise baigne dans des marais tourbeux. La vigne disparaît ou ne donne plus qu’une récolte de qualité médiocre jusqu’aux bords de la Seine, où elle produit, non plus un vin recherché, mais le chasselas de Fontainebleau, le roi des fruits. Le village de Thomery est en effet situé, comme les plus fameux crus de la Champagne, à la limite des terrains tertiaires et de la craie.

N’est-il pas curieux de constater que les vignobles, de même que les prairies, se sont cantonnés d’une façon en quelque sorte spontanée dans les pays qui leur conviennent le mieux ? Le paysan ne cherche pas à violenter la nature; l’expérience de ses ancêtres lui apprend qu’il aurait tort. Cette région de la France n’est pas une contrée nouvelle où le cultivateur puisse hésiter, travailler à tâtons. Les savans n’ont rien à faire qu’à constater les faits, en déduire les causes et approuver l’enseignement donné par la tradition. Ceci est encore vrai, quoique avec certaines réserves, pour les forêts, qu’il nous reste à examiner.

On pourrait dire qu’aucun terrain n’est rebelle à la culture forestière, et qu’ils ne diffèrent entre eux sous ce rapport que par l’abondance ou la qualité du produit. Il y a cependant certaines exceptions. Les bois ne poussent presque pas sur un sol marneux; la craie ne leur convient pas mieux, non plus que le calcaire imperméable de la Beauce. Toutes ces couches géologiques ne portent que des arbres rabougris, dont le feuillage n’est jamais bien vert. Au contraire la sylviculture réussit à merveille dans les terrains sableux ou argilo-sableux, c’est-à-dire dans le granit du Morvan, dans les limons des plateaux tertiaires et dans les sables de Fontainebleau. Cependant la conservation des forêts ne dépend pas seulement de la nature plus ou moins favorable du sol; elle est soumise à une autre influence bien puissante, qui est le plus ou moins de bénéfice qu’elles donnent en comparaison d’autres cultures. On en a la preuve en parcourant le lias de l’Auxois, sol éminemment propre à la végétation sylvestre, comme l’attestent quelques bouquets de bois, derniers vestiges de belles forêts que l’on a défrichées pour mettre en place des prairies, du froment ou de la vigne. Dans l’état actuel, les bois occupent 37 pour 100 de la superficie dans le Morvan, 48 pour 100 dans le terrain crétacé inférieur de l’Argonne, 32 pour 100 dans les terrains oolithiques de la Bourgogne; ils recouvrent la presque totalité des sables de Fontainebleau. On en trouve à peine 10 pour 100 sur les terrains tertiaires, et même moins encore lorsque ces terrains sont fertiles; la Champagne crayeuse et la Beauce n’en ont pas 2 pour 100. En somme, la surface boisée est très considérable, quoique inégalement répartie. Partout on n’a laissé aux forêts que les plus mauvais sols. Est-ce un mal? est-ce un bien? Cela mérite d’être éclairci.

On discutait beaucoup en ces derniers temps l’influence que les forêts exercent sur l’écoulement des eaux, sur les crues des rivières. À ce point de vue, elles ont eu leurs partisans et leurs adversaires. La question peut avoir une grande importance en pays de montagnes ; encore l’expérience a-t-elle prouvé que les prairies sont aussi efficaces que les plantations contre les dégâts que les eaux courantes causent sur les terrains en pente. En réalité, le bassin de la Seine est désintéressé dans cette discussion. M. Belgrand est d’avis que, si ce bassin fut jadis plus boisé, les crues du fleuve ne s’en sont jamais ressenties. Il pense que la législation n’a que faire de s’occuper du défrichement, du moins en ce qui concerne cette région de la France, et que l’intérêt personnel du propriétaire préserve suffisamment contre la destruction les forêts qui sont vraiment utiles ; mais il prêche en même temps le reboisement des terrains incultes. Il y a surtout deux zones sur lesquelles il serait désirable que la sylviculture prît davantage d’extension, ce sont l’oolithe et la craie. Sur l’oolithe, c’est assez facile, car les jeunes plantations y réussissent avec peu de soins. Pour la craie, le reboisement est un problème compliqué dont on ne surmonte les difficultés qu’avec beaucoup de précautions et de persévérance. Le seul arbre à feuilles caduques qui végète passablement est le marsault, dont les maigres taillis sont tondus au ras du sol tous les cinq ou six ans. La plantation d’essences résineuses a mieux réussi ; les pins sylvestres, quoiqu’ils restent longtemps chétifs, prennent à la fin une apparence robuste et se reproduisent ; en semis vigoureux, à moins cependant que le terrain reboisé ne soit livré à la libre pâture des moutons. Ces reboisemens transformeront ils à la longue les plateaux arides de la Champagne ? Bien qu’il soit téméraire d’y trop compter, les essais de ce genre méritent d’attirer l’attention.

En résumé, le bassin de la Seine se présente à nous avec une singulière variété d’aspects. Sauf le climat, qui partout est à peu près uniforme, on observe à chaque instant, en passant d’un canton à l’autre, des différences de sol, d’arrosement, de culture. Les routes et les chemins de fer qui sillonnent ce territoire en tout sens en ont rendu la population homogène, et cependant chaque province, en raison de ses aptitudes naturelles, s’en tient aux industries agricoles qui lui sont propres. Il est probable qu’il en sera toujours ainsi. La Champagne conservera la spécialité de ses vins pétillans, et la Bourgogne celle de ses vins généreux ; le Morvan aura toujours ses forêts, la Normandie ses pâturages, la Brie, la Beauce et le Soissonnais produiront du froment.


H. BLERZY.

  1. Ceci n’est pas exact pour les pluies d’orage, qui sont souvent localisées, et qui n’ont d’ailleurs aucune influence sur les crues, comme on verra plus loin.
  2. Il existe au pont Royal une autre échelle dont le zéro est plus bas de 57 centimètres que celui du pont de la Tournelle et qui sert de repère unique depuis que le barrage écluse de la Monnaie a été construit : ce barrage a pour effet de relever en amont le niveau des eaux, et empêche que les observations du temps passé soient comparables à celles de nos jours.
  3. M. Belgrand fait observer avec raison que ces habitations, construites à distance des sources, portent des noms caractéristiques; elles s’appellent souvent la Belle idée, la Folie, etc.
  4. Voyez, dans la Revue du 15 août 1867, les Distributions d’eau dans les villes.
  5. Voyez le Cours de chimie agricole, par M. Dehérain, et notamment les chapitres sur la nature de la terre arable.
  6. Voyez, dans la Revue du Ier juin 1872, les Torrens des Alpes.