Gent & Gassman (p. 1-18).

CHAPITRE I.

APERÇU HISTORIQUE SUR L’ÉTUDE DES GLACIERS.


Parmi les auteurs qui ont écrit sur les glaciers, il en est peu qui aient fait des recherches étendues sur ce sujet et qui l’aient envisagé sous toutes ses faces : la plupart se sont bornés à consigner quelques observations isolées et souvent sans rapport direct avec les phénomènes les plus importans et les plus essentiels qu’offrent les glaciers. Aussi, pour apprécier à leur juste valeur le mérite de tous les ouvrages qui en traitent, il faudrait être plus avancé qu’on ne l’est sur la plupart des questions qui s’y rattachent. Or, dans ce moment, il n’est peut-être aucun point de l’histoire des glaciers qui ne soit encore controversé. Je ne chercherai donc pas à faire de l’érudition en discutant au long les différentes opinions qui ont été avancées sur la nature des glaciers et sur les phénomènes qui s’y rattachent. Rien ne serait plus facile, du moment que l’on posséderait une base généralement admise pour apprécier la valeur de tous les détails des faits cités et observés ; mais je crois la chose inutile aussi long-temps que les principales questions ne seront point arrivées à une solution satisfaisante. Je discuterai encore moins la valeur de toutes les hypothèses qui ont été imaginées pour expliquer quelques points particuliers de ce vaste sujet. Je me bornerai pour le moment à résumer ce qu’il y a d’essentiel dans les ouvrages des principaux auteurs qui se sont occupés des glaciers ; ce sera un moyen sûr de faciliter les comparaisons entre l’état de la question à toutes les époques de ses progrès successifs et les faits et conclusions que je présente aujourd’hui. Quant aux faits de détail mentionnés par plusieurs auteurs, qui n’ont point étudié la question dans son ensemble, je les citerai en exposant les sujets particuliers traités dans les divers chapitres qui suivent.

Scheuchzer, l’illustre physicien de Zurich, dont la Suisse s’honore à juste titre, savant aussi modeste que hardi dans ses conceptions, est le premier qui ait traité spécialement la question des glaciers, comme question de physique générale, et qui ait en même temps résumé tout ce que ses prédécesseurs avaient énoncé sur ce sujet. Depuis lui, la science s’est bien enrichie de quelques faits nouveaux, mais il est peu de faces de la question qu’il n’ait déjà abordées dans son traité. Ses idées, émises avec réserve, se sont répandues ; elles ont même en grande partie prévalu en se popularisant ; plus tard elles ont été reprises dans des ouvrages plus récens et présentées comme le résultat d’observations nouvelles.

Je crois devoir à sa mémoire d’extraire ici le chapitre de ses voyages dans les Alpes où il traite des glaciers. Ces citations me dispenseront de m’étendre sur les auteurs qui l’ont précédé et dont il analyse les travaux avec la précision qui lui est habituelle.

Scheuchzer attribue, avec Simler, la formation des glaciers à l’accumulation des neiges dans les hautes Alpes ; mais il se hâte de distinguer les névés des glaciers proprement dits[1] ; puis il rappelle les différences qu’offrent les glaciers quant à leurs dimensions, à leur hauteur, à leur longueur, à leur forme et à la hauteur des montagnes sur lesquelles ils reposent. Il cite ensuite les observations de Hottinger[2] sur la stratification et l’augmentation des glaciers et sur l’extension et le retrait alternatifs auxquels ils sont sujets. Il parle plus loin de la pureté de la glace des glaciers et reconnaît l’exactitude des assertions de Simler, qui le premier avait affirmé que les glaciers rejettent à la longue les corps étrangers qui tombent dans leurs crevasses. Il leur attribue déjà, selon l’opinion généralement reçue, un mouvement progressif, qu’il prouve par le fait de la chapelle de Ste Pétronille, dans la vallée de Grindelwald, qui fut envahie et refoulée par le glacier, avec les arbres, les maisons, les étables et les pâturages environnans ; ce qui obligea les habitans d’aller s’établir ailleurs. La cause de cet évènement n’échappa point à la sagacité de Scheuchzer. Il l’attribue tout naturellement à la dilatation du glacier, qui résulte elle-même de la congélation des eaux infiltrées dans les fissures et les autres interstices de la glace[3] Enfin, Scheuchzer parle des crevasses, qu’il distingue des fissures et autres interstices du glacier et qu’il dit se former avec fracas surtout au printemps et en été, ou toutes les fois qu’il y a un changement notable de température tendant à dilater les bulles d’air que la glace des glaciers renferme en si grand nombre[4]. Nous verrons par la suite que les moraines et les roches polies sont les seuls phénomènes importans dont Scheuchzer n’ait pas fait une mention spéciale.

Gruner, dans un ouvrage étendu sur les glaciers de la Suisse[5], ne nous apprend pas grand chose de nouveau sur leur nature et les phénomènes qui s’y rattachent. Il les décrit plutôt qu’il n’étudie leur structure, et ce qu’il dit de leur origine, de leur composition, de leur forme, de leurs mouvemens, de leur aspect et de leur position, n’est qu’une amplification des observations de Scheuchzer et de ses autres devanciers, parmi lesquels Altmann mérite surtout d’être lu. La manière dont il explique les pyramides de glace est tout à fait erronée ; les détails qu’il donne sur les diverses modifications de la glace dans les Alpes sont également loin d’être corrects. Il attribue les crevasses au poids des grandes masses du glacier ou à la tension de l’eau et de l’air qui s’accumulent sous les glaciers. L’accroissement des glaciers est dû, selon lui, aux eaux qui s’écoulent à leur surface après avoir rempli leur encaissement. Quant à la fonte, il pense qu’elle a lieu plutôt et peut-être même uniquement à la partie inférieure. Gruner est le premier qui attribue le mouvement des glaciers à un glissement sur leur fond, déterminé par leur poids et par la fonte de leurs flancs. Cette supposition est une conséquence naturelle de l’idée fausse que cet auteur s’était faite de l’accroissement et de la fonte des glaciers. Il ne parle des moraines qu’en passant et paraît attacher peu d’importance à leur formation et à leurs mouvemens. En revanche, les détails qu’il donne sur l’extension et le retrait alternatif du glacier de Grindelwald, depuis 1540 jusqu’à 1750, sont pleins d’intérêt.

Personne n’a étudié les glaciers sur une plus grande échelle que l’illustre de Saussure. Il a examiné à-peu-près tous les glaciers de la Suisse ; il a visité les mers de glace du Mont-Blanc, du Mont-Rose et de l’Oberland bernois : son zèle infatigable pour l’histoire naturelle des Alpes lui fit découvrir le chemin de leurs plus hautes sommités à une époque où les vallées inférieures même, si fréquentées de nos jours, paraissaient à peine accessibles aux habitans des villes. Le grand nombre de faits qu’il a recueillis dans ses courses forme encore de nos jours le corps d’étude le plus complet que nous possédions sur les glaciers[6] ; car il n’est pas un seul de leurs phénomènes qui lui ait échappé. Mais trop confiant dans les assertions de Gruner, il lui emprunta plusieurs idées que je crois erronées, surtout celles qui concernent le mouvement des glaciers.

De Saussure est le premier qui ait cherché à fixer l’épaisseur des glaciers : il l’a trouvée communément de 80 à 100 pieds dans le glacier des Bois. Il explique l’origine des glaciers de la même manière que Scheuchzer et Simler ; il insiste, comme eux, sur la différence qui existe entre les neiges qui couvrent les hautes sommités et les glaciers proprement dits. Quant aux causes qui limitent l’accroissement des glaciers, il les cherche dans les effets du soleil, des pluies, des vents chauds, et dans l’évaporation de la surface ; mais la chaleur souterraine est, selon lui, l’agent le plus efficace dans la fonte des glaciers ; il lui attribue aussi la formation des courans d’eau qui existent sous les glaces. Il prétend que la chaleur souterraine amincit les couches inférieures des neiges, dont il attribue la stratification à des alternances annuelles. Il suppose en outre que la pesanteur des glaciers les entraîne avec une rapidité plus ou moins grande dans les basses vallées, où la chaleur de l’été est assez forte pour les fondre ; il va même jusqu’à affirmer que « ces masses glacées, entraînées par la pente du fond sur lequel elles reposent, dégagées par les eaux de la liaison qu’elles pourraient contracter avec ce même fond, soulevées même quelquefois par ces eaux, doivent peu-à-peu glisser et descendre en suivant la pente des vallées et des croupes qu’elles couvrent. » Nous verrons que les faits ne confirment aucunement cette explication du mouvement progressif des glaciers et que sur ce point, comme sur plusieurs autres, il faut en revenir à l’opinion de Scheuchzer.

De Saussure est encore le premier qui ait suivi avec attention les moraines et qui se soit occupé de leur formation, de l’arrangement et de la forme des roches qui les composent, ainsi que de leur marche ; mais il n’a bien compris que les moraines latérales : ce qu’il dit des moraines médianes est tout à fait erroné ; il tourne même en dérision la seule explication qu’on puisse en donner et que de nombreuses observations tendent également à confirmer. Le premier, il a eu l’idée de faire servir les moraines à la détermination de l’extension variée des glaciers et des alternances dans leur accroissement et leur diminution ; il a surtout fait l’application de cette idée aux différentes moraines concentriques de l’extrémité du glacier des Bois, sans cependant en tirer tout le parti que ses successeurs en ont tiré. Il avait aussi remarqué que les glaciers balayent devant eux tout ce qui est mobile, mais il ne s’est pas douté que l’aspect lisse du fond des vallées qu’ils occupent fût dû à leurs mouvemens. Enfin c’est à de Saussure qu’est due l’explication du curieux phénomène des tables des glaciers.

M. Hugi[7] a surtout étudié les glaciers de la chaîne centrale des Alpes suisses. Voyageur aussi intrépide que zélé géologue, il est souvent remonté à la source même des glaciers, que tant d’observateurs se sont bornés à examiner à leur issue dans les vallées ; il a recueilli une foule d’observations nouvelles qui avaient échappé à ses devanciers. Tout ce qu’il dit de la structure du glacier, de la différence de la glace à différentes hauteurs, les faits importans qu’il signale à l’égard des névés (Firn) et de leur transformation en glace, sont le résultat d’observations qui lui sont propres et que personne, avant lui, n’avait poursuivies dans tout leur détail. Bien qu’il reste encore plusieurs questions très-importantes à résoudre sur la formation et la structure des glaciers, l’ouvrage de M. Hugi devra cependant toujours être consulté par ceux qui voudront apprendre à les connaître.

M. Hugi a cherché à démontrer qu’il existe une limite constante entre les glaciers proprement dits et les haut-névés ; il donne de plus nombreux renseignemens que ceux que l’on possédait sur la puissance des glaciers. Il insiste sur la rudesse de leur surface extérieure et sur l’apparence unie de leur surface inférieure ; mais il prend l’exception pour la règle quand il affirme que les glaciers ne reposent pas généralement sur leur fond et qu’ils ne se congèlent pas avec lui. Il rapporte des faits bien connus des montagnards sur la couleur des glaciers, mais qui paraissent être assez généralement ignorés. Quant au mouvement des glaciers, il repousse l’idée du glissement et celle de la dilatation ; il l’attribue vaguement à un travail intérieur du glacier (innere Ausdehnung, p. 367), sans l’expliquer ; il prétend aussi, mais certainement à tort, que les glaciers et les névés diminuent essentiellement par leur surface inférieure. Il attribue la structure particulière des haut-névés à la sécheresse de l’air dans ces hautes régions et donne de nombreux détails sur leur mode de formation et sur leur transformation en glace. Les crevasses lui paraissent être déterminées par la tension des différentes couches du glacier et par l’espèce d’antagonisme, de polarité, qu’il dit exister entre la face supérieure et la face inférieure ; il affirme de plus qu’il existe deux espèces de crevasses, celles de jour ou d’été, qui se forment à la surface, de haut en bas, et celles de nuit ou d’hiver qui se forment sous le glacier, de bas en haut. Ce qu’il dit des moraines en général est très-incomplet et même en partie inexact ; il nie à tort que l’élévation des moraines médianes au-dessus du niveau du reste de la surface du glacier, soit un effet de l’évaporation. Je ne crois pas non plus exacte l’explication qu’il donne du phénomène des petits creux au fond desquels on trouve de petits cailloux, ou des insectes et même des feuilles. Il envisage en général le phénomène du rejet des corps étrangers introduits dans la masse du glacier, comme une sorte de fonction organique. En revanche ce qu’il dit de l’augmentation et du retrait des glaciers est très-intéressant.

Il est surprenant que M. Hugi, qui a si souvent observé les roches bosselées des bords des glaciers, n’ait pas eu l’idée de les attribuer au mouvement des glaces : il semble croire que leur forme tient au caractère naturel des masses granitiques sur lesquelles il a le plus souvent remarqué ces formes ventrues ; et comme il s’est en général moins occupé des moraines que de la structure même du glacier, il n’a pas fait attention aux anciennes moraines. Mais ces deux sujets ont été étudiés à fond par M. Venetz et par M. de Charpentier.

M. Venetz, alors ingénieur en chef du Valais, rédigea en 1821 un mémoire sur les variations de la température dans les Alpes de la Suisse, qui fut lu à la Société helvétique des sciences naturelles, mais qui ne parut qu’en 1833, dans la seconde partie du1er  vol. des Mémoires de la société helvétique[8].

Ce mémoire renferme une série de faits très-remarquables sur la marche des glaciers. L’auteur y expose pour la première fois d’une manière complète les faits qui démontrent l’extension immense que les glaciers ont eue jadis[9] ; le premier il parle de moraines qui se trouvent à des distances très-considérables des glaciers, et qui datent d’une époque qui se perd dans la nuit des temps, tandis que les faits qui prouvent un accroissement et un retrait alternatif des glaciers, dans des limites assez étroites, sont pour lui un phénomène récent. Bien que de Saussure eût déjà signalé l’existence d’anciennes moraines ne reposant plus sur les bords actuels des glaciers, mais formant des ceintures concentriques, plus ou moins éloignées de leur extrémité inférieure, et bien qu’il eût cité comme exemple celui de tous les glaciers qui est le plus fréquemment visité (le glacier des Bois, dans la vallée de Chamounix), cependant ce fait paraît avoir été entièrement oublié ; car depuis que les travaux de M. Venetz ont donné une si grande importance aux anciennes moraines, j’ai entendu nier leur existence par ceux-là même qui se font les défenseurs absolus des idées de Saussure. Les observations de M. Venetz sur ces anciennes moraines sont d’autant plus importantes et méritent d’autant plus de confiance, qu’elles ont été faites en dehors de toute idée systématique. M. Venetz, dans ce premier mémoire, rapporte simplement les faits qu’il a observés ; ce n’est que dix ans plus tard que l’examen des blocs erratiques des vallées alpines les lui a fait envisager comme transportés par les glaciers. Antérieurement M. Venetz avait déjà donné une explication très-satisfaisante du rejet des corps étrangers tombés dans les fentes et les crevasses des glaciers[10].

M. de Charpentier, après avoir long-temps repoussé les idées de son ami M. Venetz, examina aussi les faits sur lesquels elles sont basées ; et non seulement il en reconnut la parfaite exactitude, mais ce fut encore lui qui proclama le premier les nouvelles idées de M. Venetz et qui en devint l’avocat le plus zélé. Cependant M. de Charpentier ne se borna pas à développer et à interpréter la nouvelle théorie valaisanne ; il l’étaya de nouvelles observations et de nouveaux faits ; et l’examen des roches polies qu’il a surtout poursuivies, devint une nouvelle preuve de la vérité des conclusions que M. Venetz avait tirées de ses propres observations. Partant de là, M. de Charpentier supposa que les glaciers pouvaient bien s’être étendus jadis jusqu’au Jura et y avoir transporté les blocs erratiques épars sur ses flancs. Cette théorie est développée dans une notice insérée dans le 8e  vol. des Annales des Mines et dans le 1er  vol. de Fröbel et Heer, Mittheilungen aus dem Gebiet der theoretischen Erdkunde. M. de Charpentier ajouta aussi des renseignements curieux sur les petits lacs qui se forment souvent aux bords ou à l’extrémité des glaciers et sur les phénomènes particuliers auxquels ils donnent lieu.

Je ne parlerai pas ici des autres hypothèses qui ont été émises pour expliquer le transport des blocs erratiques ; il sera temps de les analyser lorsque j’aborderai ce chapitre à la fin de mon ouvrage. Je me bornerai seulement à dire que c’est la grande diversité d’opinions qui existe entre les géologues sur le mode de leur transport, qui m’a engagé à étudier les glaciers. J’avoue que j’ajoutais bien peu de foi aux assertions de M. de Charpentier, si brièvement développées dans les notices qu’il a publiées. La théorie des courans, alors généralement admise, me paraissait expliquer bien plus simplement le phénomène ; je me flattais même qu’en allant attaquer M. de Charpentier sur son terrain, je le ramènerais peut-être de ses idées qui me paraissaient extravagantes. C’est ce qui me décida en 1836 à aller à Bex, où je passai cinq mois consécutifs, pendant lesquels je m’occupai presque exclusivement de l’étude des glaciers et des phénomènes qui s’y rattachent. Je ne dirai pas comment mes idées sur le transport des blocs se changèrent complètement à la vue des faits si nouveaux pour moi que M. de Charpentier me fit connaître ; je devrais pour cela raconter toutes les excursions si nombreuses que je fis avec lui, et pendant lesquelles il voulut bien me faire voir lui-même tous les points les plus intéressans de la contrée qu’il a si bien étudiée, et dont l’examen l’a conduit à la théorie qu’il a émise. Je dirai seulement que nous visitâmes ensemble les glaciers du col des Diablerets, ceux de la vallée de Chamounix, et les moraines de la grande vallée du Rhône et de ses principales vallées latérales. Pendant mon séjour dans cette intéressante contrée je visitai à différentes reprises les localités classiques dont j’avais fait la connaissance, avec plusieurs amis que j’avais invités à venir voir les phénomènes remarquables que M. de Charpentier avait signalés à mon attention.

Jusqu’alors les faits qui attestent une plus grande extension des glaciers que celle qu’ils ont aujourd’hui, se trouvaient circonscrits dans les limites des vallées intérieures des Alpes et n’attestaient positivement leur présence que jusque dans le bassin du Léman ; mais dès mon retour à Neuchâtel, au commencement de décembre, je reconnus que les surfaces unies du Jura, que les habitans du pays appellent des laves, devaient avoir été produites par les mêmes agens qui ont poli les vallées alpines, c’est-à-dire par les glaces. Je fis même pendant l’hiver de 1836 à 1837 un cours public sur les glaciers, dans lequel j’exposai l’ensemble des résultats de mes observations sur ce sujet. Je les énonçai plus solennement encore dans le discours que je prononçai à l’ouverture de la session de 1837 de la Société helvétique des sciences naturelles, que j’avais été appelé à présider, cette année, à Neuchâtel[11]. Dès lors je n’ai pas cessé de poursuivre ces phénomènes dans les Alpes et dans le Jura. Durant l’automne de 1837 j’examinai les roches polies du Jura dans les chaînes vaudoise, soleuroise et argovienne, et je fis une nouvelle excursion dans la vallée du Rhône. En 1838 je visitai les glaciers et les roches polies de l’Oberland bernois et du haut Valais, et un peu plus tard je retournai voir ceux de la vallée de Chamounix. Je rendis compte des nouvelles observations que je venais de faire, à la réunion de la Société géologique de France, à Porrentruy[12] ; je signalai surtout les roches polies de l’Oberhasli comme le phénomène le plus remarquable que j’eusse étudié jusqu’alors. Enfin en 1839, je visitai de nouveau, avec M. le Prof. Studer et plusieurs amis, l’Oberland bernois ; dans la vallée de la Kander nous vîmes la grande moraine de Kandersteg déjà signalée par M. Guyot ; la Gemmi nous offrit de grandes étendues de Karrenfelder ; puis nous examinâmes la vallée de la Viège et le grand amphithéâtre des glaciers de Zermatt. M. Desor, qui m’avait accompagné dans toutes mes excursions de 1838 et de 1839, ayant déjà rendu compte de notre course au Mont-Rose et au Mont-Cervin dans le 53me cahier de la Bibliothèque universelle de Genève, je crois pouvoir me dispenser de rappeler les faits nouveaux que nous y avons observés. Dès lors il a paru, dans différens journaux, plusieurs adhésions aux idées nouvelles sur les glaciers[13] ; mais les observations les plus inattendues sont celles que M. le Prof. Renoir vient de publier[14] et qui tendent à démontrer que toute la chaîne des Vosges a été jadis envahie par les glaces[15].

Ces faits lient toujours plus intimement le phénomène des roches polies observées en Angleterre et en Suède, à celui des glaces préadamitiques, que, dès l’origine, j’avais cru pouvoir rattacher aux phénomènes analogues que présentent les Alpes et le Jura, au moyen des Mammouth ensevelis dans les glaces de Sibérie ; ils tendent en même temps à démontrer l’existence d’une époque glacée, intermédiaire entre l’époque actuelle et celle durant laquelle vivaient les êtres organisés qui sont ensevelis dans les terrains soi-disant diluviens.


  1. Simler, de Alpibus, pag. 74 (Édit. Elzevir, p. 193), est très-explicite à ce sujet : « Porro inveteratas illas nives nostri homines Firn vocant. Est autem nix hæc dura quidem et aliqua ex parte congelata, sed nondum nivis naturam exuit ; quæ vero soluta et congelata, neque jam nix sed glacies est, ea Gletscher a nostris vocatur. »
  2. Ephemerides Acad. nat. curios. 1706, pag. 41.
  3. « Addunt motum veluti progressivum, quo terminos suos magis magisque soleant protendere, et exempli loco afferunt Divæ Petronellæ sacellum, in Grindelia valle, glacie totum opertum, et sede sua depulsum, quæ adhuc dum digitis demonstrari solet, terram item adjacentem, una cum arboribus, casis, stabulis et pascuis remotam, ut incolæ aliorsnm casas suas migrare necesse habuerint. Progressivi hujus accrementi et effectuum hinc dependentium causa non miraculo alicui, quod verum physicarum imperiti somniant, sed omnino causis naturalibus adscribi debet. Solet nempe aqua a tergo montium rupiumve glacialium defluens, vel in fissuris ipsis et interstitiis aliis glacialibus collecta et utrobique conglaciata, quoniam amplius in hoc statu requirit spatium (contestantibus id experimentis circa frigus et glaciem institui solitis) undiquaque premere et eam quidem glaciei partem, quæ liberum aerem respicit et pascua declivia actu ipso propellere, et una cum glacie arenam, lapides, saxa etiam grandiora, quo ipso hyperbolica illa purgatio simul explicari, et facile intelligi potest. » Scheuchzer, Iter alpinum quartum ; pag. 287, edit. Lugd. Batav.
  4. « De montibus his glacialibus insuper observari meretur eos sæpe rimas agere, et rumpi tacito quidem impetu, ut terra tremere et montes ipsi ruere videantur. Fit hoc præcipue verno tempore, et æstivo, vel etiam imminente quavis aeris frigidi in calidum et humidum mutatione, quando nempe aer bullis glaciei (notandum ὡς ἐν παρόδῳ montanam nostram glaciem bullulis esse refertissimam) incarceratus et condensatus, vim suam elasticam potius exercere, quam rarescere incipit, tanto magis autem quo debilior est vis contrapremens aeris externi. Non potest autem, hæc expansio aeris clausi contingere, absque quod abrumpantur cum fremitu et sonitu parietum rigidiorum, tanto fortiori, quo crassior atque profundior est frusti glacialis diffringenda moles. »
  5. Die Eisgebirge des Schweizerlandes, beschreiben von Gruner, 3 vol. in-8o, Bern 1760. La traduction abrégée de cet ouvrage, qu’a publiée M. de Kéralio sous le titre d’Histoire naturelle des glacières de Suisse, 1 vol. in-4o, Paris 1770, est très-incorrecte ; et quant à la nomenclature des lieux cités, c’est une abominable parodie de tous les noms célèbres de notre pays.
  6. Voyage dans les Alpes, par H. B. de Saussure, 4 vol. in-4o, Neuchâtel, 1803.
  7. Naturhistorische Alpenreise von F. J. Hugi, Solothurn 1830.
  8. Denkschriften der allg. schweiz. Gesellschaft für die gesammten Naturwissenschaften. 1ter Band. 2te Abthlg.
  9. Je n’ignore pas que Brard rapporte dans le 19e vol. du Dict. des Sc. nat., qu’un guide de Chamounix, nommé Deville, parlant de certains blocs très-éloignés des moraines actuelles, attribuait leur transport à l’action des glaciers. Playfair pensait aussi que ce sont les glaciers qui ont charrié les blocs erratiques. Mais cette idée est restée dans l’oubli, aussi long-temps qu’elle n’a pas été étayée de faits nombreux ; et c’est bien M. Venetz qui le premier lui a fait acquérir une valeur scientifique réelle.
  10. Verhandlungen der helv. naturforschenden Gesellschaft, 1816, Bern, in-8o
  11. Actes de la société helv. des sciences nat., session de 1837, Neuchâtel, in-8o.
  12. Bulletin de la Société géologique de France. Tom. IX, p. 449.
  13. B. Studer, Notice sur quelques phénomènes de l’époque diluvienne ; Bulletin de la Société géologique de France. Tom. XI, p. 49. — Arnold Escher de la Linth, dans le Journal de Leonhard et Bronn 1840 ; lettre à M. Bronn.
  14. Note sur les glaciers qui ont recouvert anciennement la partie méridionale de la chaîne des Vosges. Bulletin de la Soc. géol. de France. Tom. XI, p. 53.
  15. Au moment où je corrige cette épreuve, je reçois deux ouvrages nouveaux concernant les glaciers, l’un de M. Ch. Godeffroy, Notice sur les glaciers, les moraines et les blocs erratiques des Alpes, Genève 1840, in-8o ; l’autre de M. Ch. M. Engelhardt, Naturschilderungen aus den hœchsten Alpen, Basel 1840, in-8o avec un magnifique atlas in-folio, dont j’analyserai plus tard le contenu.