Études sur les économistes
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 31-62).
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II.

MALTHUS[1].


Tant que la philosophie du xviiie siècle demeura à l’état de théorie, elle donna le ton à l’Angleterre comme au reste de l’Europe ; mais, du jour où la révolution française devint menaçante, les esprits se divisèrent suivant la pente de l’intérêt personnel : une polémique aigre et turbulente sema sur tout le sol britannique des germes de discorde. Cette divergence d’opinions était fortement prononcée, il y a environ cinquante ans, au sein d’une honorable famille du comté de Surrey. Le chef de cette famille, homme de studieux loisirs, avait laissé flotter son esprit au courant des idées en vogue ; l’honneur que lui avaient fait David Hume et Jean-Jacques Rousseau en le visitant dans l’agréable manoir qu’il possédait à Rookery, près de Dorking, avait décidé de ses convictions ; ses sympathies étaient irrévocablement acquises à tout projet de réforme présenté au nom de la philosophie. De deux fils qu’il avait, le second, privé de sa part dans l’héritage paternel pour assurer la fortune de l’aîné, était entré dans les ordres, et desservait, en qualité de vicaire, une paroisse du voisinage. Celui-ci était disposé à défendre les vieilles institutions qui abritaient son existence. Ainsi, par un renversement d’idées assez remarquable, le vieux père était un novateur inconsidéré, le jeune homme un conservateur rigide et convaincu. Il n’est pas nécessaire d’ajouter qu’entre personnes dignes et réservées cet antagonisme n’avait aucune amertume. C’était simplement un thème de conversations intéressantes, un excitant pour les esprits.

Un recueil politique, fondé pour la propagation des idées révolutionnaires, fournissait un aliment périodique à la controverse. Ce recueil, intitulé l’Examinateur ou plutôt le Chercheur (Inquirer), avait pour écrivain principal William Godwin, non moins célèbre à cette époque par ses pamphlets démocratiques que par le beau roman qui est resté son titre légitime à la renommée. Parmi les articles qui firent sensation, on citait un Essai sur l’Avarice et la Prodigalité. C’était un cri de révolte contre les institutions humaines qui partout ont permis à un petit nombre d’individus d’enfouir ou de gaspiller les biens qui eussent assuré l’existence d’un très grand nombre de leurs semblables : le fougueux novateur dénonçait les gouvernemens comme complices et responsables des misères sociales, et terminait, suivant son habitude, par des anathèmes contre la propriété. Ces déclamations, retentissant au milieu du petit cercle de Rookery, semblaient un défi à l’adresse du jeune vicaire : il entreprit d’y répondre. Les argumens que lui fournirent ses méditations et ses études journalières prirent peu à peu la forme et les développemens d’un livre. En 1798, un mince volume parut sous le titre d’Essai sur le principe de la population. Cette première édition, lancée timidement et sans nom d’auteur, était un essai véritable. Un groupe d’amis initiés aux conférences du presbytère savaient seuls que le petit volume était l’œuvre de Thomas Robert Malthus.

Né le 14 février 1766, Malthus pouvait avoir trente ans lorsqu’il prit la plume. Une bonne éducation, une jeunesse laborieuse et réfléchie, l’avaient suffisamment préparé à une lutte de ce genre. C’était un homme éclairé, non pas un érudit. Quoiqu’il ait porté plus tard le titre de professeur d’histoire au collége de la Compagnie des Indes-Orientales, la partie historique de ses écrits n’annonce pas en ce genre un savoir original. Il se contentait de puiser aux sources consacrées. Montesquieu, Hume, Wallace, les économistes Price, J. Stewart et Adam Smith, furent, de son aveu, ses seuls auxiliaires pour sa première édition. Plus tard, il interrogea les statisticiens, les voyageurs. Il parcourut lui-même plusieurs contrées de l’Europe. Au surplus, ce qui aurait pu lui manquer du côté de l’érudition était amplement compensé par la clairvoyance et la subtilité de son esprit. Sa force consistait dans une puissance d’analyse et une rigidité d’argumentation vraiment extraordinaires. En possession d’un fait vrai, il le formulait en axiomes et le poussait jusqu’aux extrémités les plus désolantes, avec un calme tellement imperturbable, qu’on était tenté de le prendre pour de la sécheresse de cœur.

Le petit livre anonyme fit assez de bruit pour que son auteur devînt en peu de temps un homme célèbre. La vie entière de Malthus se trouva dès-lors engagée à la défense du principe auquel la voix publique associa son nom. L’œuvre primitive, enrichie sans relâche de faits et d’argumens à l’appui, prit un développement considérable qui ne s’arrêta qu’à la cinquième édition anglaise, celle de 1817[2], dont le texte a été suivi pour la présente traduction. Ainsi, l’Essai sur le principe de la population représente un labeur de vingt années. Jamais thèse scientifique n’excita une émotion plus générale, plus profonde, plus durable. On compterait, en Angleterre seulement, plus de vingt ouvrages de longue haleine destinés à la réfuter, et une soixantaine de ces articles de revues anglaises qui sont encore des livres. D’un côté, des admirateurs passionnés élevaient Malthus au rang de ces hommes de génie qui ont révélé au monde une des grandes lois de la nature ; d’un autre côté, des protestations haineuses attachaient au nom de l’impassible philosophe une sinistre popularité.

Un livre lu et discuté par toutes les classes, divinisé et maudit, était-il donc une de ces œuvres d’art et de passion qui se recommandent par une belle ordonnance et l’ardeur sympathique du style ? Aucunement. Malthus, qui avait trop de candeur pour se parer d’une modestie menteuse, confessait la vérité lorsqu’il disait dans sa préface : « C’est volontairement que je renonce à toute prétention d’auteur relativement à la forme de la composition. » De son propre aveu, son art consistait à revenir sans cesse sur l’axiome principal, à le répéter sous toutes les formes chaque fois que l’occasion l’y invitait. Son livre, entassement de matériaux autour d’une idée fixe, est verbeux, confus et démesurément long. La lecture suivie et complète en deviendrait fatigante, les recherches même n’y seraient pas faciles sans les soins intelligens des nouveaux éditeurs.

Le point capital pour la fortune d’un écrivain, c’est d’arriver à propos. Malthus eut ce bonheur. Au moment où l’aristocratie anglaise chancelait du coup qui avait renversé celle de notre pays, Malthus se présenta comme le théoricien du torysme, l’économiste des privilégiés[3]. À la vague furie des novateurs, il opposa un système exact dans ses généralités, d’une trame habile et solide. On répétait depuis un siècle à la multitude que le despotisme des aristocraties, les abus des gouvernemens, sont les seuls obstacles à l’accroissement illimité comme au bonheur du genre humain. En réponse à ces accusations, Malthus venait dire : — L’espèce humaine a tendance à multiplier plus rapidement que la nourriture sans laquelle elle ne peut vivre ; elle est douée d’une vertu prolifique illimitée, tandis que la production des substances nutritives a pour limites infranchissables l’étendue et la fertilité du domaine de chaque nation. Une population placée dans des circonstances très favorables peut doubler en peu d’années, en vingt-cinq ans, par exemple, comme dans les États-Unis de l’Amérique du Nord ; il est même arrivé que la période de doublement n’excédât pas douze à quinze années[4]. Quelle que soit, au contraire, l’énergie humaine, la somme des denrées ne saurait être augmentée que peu à peu, et bientôt on atteindrait le terme où l’espoir d’une augmentation deviendrait chimérique. Ainsi, pour matérialiser le principe au moyen des chiffres, tandis que la tendance de l’espèce humaine est de s’accroître suivant une progression algébrique, c’est-à-dire par nombres qui procèdent en se doublant, comme 1 — 2 — 4 — 8 — 16, etc., les objets destinés à la nourriture de l’homme ne peuvent jamais être accrus que dans l’ordre arithmétique, c’est-à-dire suivant la progression simple des nombres, comme 1 — 2 — 3 — 4 — 5, etc. Il saute aux regards que, dès le troisième terme de la progression, le nombre des hommes est déjà en disproportion avec la masse des alimens. Or, comme on ne peut vivre qu’à la condition de se nourrir, il faut que ceux à qui manqueront les alimens périssent. La Providence, qui les condamne à la mort, n’a pas d’autres moyens de rétablir l’équilibre entre le nombre des bouches affamées et celui des rations disponibles. Quand la mort viendra, elle frappera de préférence dans la foule ceux que les privations auront déjà affaiblis.

Tel est le fameux principe de Malthus. La conclusion politique qui en ressort est évidente : l’impitoyable logicien ne chercha pas à l’atténuer. S’il est dans les lois de la nature que la multiplication des hommes soit toujours disproportionnée avec celle des alimens, la misère du plus grand nombre est une fatalité contre laquelle il est ridicule de se révolter. Les efforts pour améliorer les lois, la critique des actes politiques, ne servent plus qu’à irriter un mal sans remède. « La cause principale et permanente de la pauvreté a peu ou point de rapport avec la forme du gouvernement. » Toute réforme qui aurait pour but une répartition plus fraternelle des biens sociaux est chimérique, puisqu’avec l’aisance générale la population croîtrait inévitablement au point de déterminer une pénurie générale. Qu’on cesse donc de déclamer contre l’égoïsme des privilégiés et l’incurie des gouvernemens. Les souffrances des pauvres n’ont qu’une cause, cette puissance prolifique qu’ils ne savent pas contraindre. Il n’y a qu’un seul remède à leurs maux, et ce remède dépend d’eux : il faut qu’ils apprennent à dominer leurs instincts sensuels, qu’ils mettent au monde un moins grand nombre d’enfans.

Une autre conséquence du même principe était de nature à faire sensation en Angleterre, parce qu’elle touchait à un abus généralement senti. On se rappelle ce passage de Malthus mille fois cité : « Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille ne peut pas le nourrir, ou si la société ne peut utiliser son travail, n’a pas le moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture, et il est réellement de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature, il n’y a pas de couvert mis pour lui. La nature lui commande de s’en aller, et elle ne tarde pas à mettre cet ordre à exécution. » Cette phrase, qu’on peut lire dans la seconde édition de 1803, a été retranchée dans les éditions postérieures : la pudeur publique en a commandé le sacrifice. On pouvait supprimer les mots, mais non le sentiment qui est l’ame de l’ouvrage. Si la peine de mort est prononcée contre ceux qui ont le tort de n’avoir ni argent ni travail, pourquoi s’épuiser dans une lutte contre la fatalité ? pourquoi ruiner le pays pour mettre le couvert de ceux que la nature n’a pas conviés à son festin ? L’inflexible Malthus fut donc le premier à protester contre la charité légale, c’est-à-dire l’assistance accordée aux indigens comme un droit, et au moyen d’un impôt prélevé sur les classes fortunées. Ce genre de charité, n’étant, selon lui, qu’un encouragement à la population, aggrave le mal au lieu de le guérir. « Il faut, dit-il en développant sa pensée avec une incroyable dureté de paroles, il faut désavouer publiquement le prétendu droit des pauvres à être entretenus aux frais de la société. À cet effet, je proposerais une loi portant que l’assistance des paroisses serait refusée aux enfans nés d’un mariage contracté plus d’un an après que cette loi aurait été promulguée, et à tous les enfans illégitimes nés deux ans après la même époque. » Il n’était pas difficile de propager une telle conviction dans un pays où le paupérisme est une plaie mortelle. Plusieurs hommes d’état se concertèrent pour obtenir la révision de l’ancienne loi des pauvres. L’Essai sur la population leur parut un excellent manifeste pour cette campagne parlementaire, et ils provoquèrent cette réimpression de 1817, qui fut le dernier mot de Malthus. La proposition ne fut admise qu’en 1834, après quinze ans de luttes contre d’anciens et honorables préjugés : elle ne réalisa pas à la rigueur les idées du théoricien. On garda une juste limite en conservant de la charité légale ce qui est indispensable au soulagement de l’infortune, sans fournir un excitant à la pullulation des pauvres. La taxe fut considérablement allégée, sans accroissement apparent de la misère publique. La pensée de Malthus domina cette réforme, et la majorité du pays lui sut gré du résultat. La même influence ne se fit pas sentir en Angleterre seulement. Une vive critique des établissemens de bienfaisance, et surtout des hospices d’enfans trouvés, retentit dans tous les états européens, et, parmi les administrateurs, il y a tendance presque générale aujourd’hui à modifier les vieilles traditions de la charité catholique.

On conçoit maintenant l’autorité de Malthus parmi ceux qui ont charge de gouverner les peuples, et la répulsion instinctive qu’il a causée dans la foule. Il y eut un moment où la crainte d’une population surabondante troubla beaucoup d’esprits. De graves économistes demandèrent qu’on avisât aux moyens de réduire le nombre des mariages. Des mesures en ce sens furent prises dans diverses parties de l’Allemagne, comme s’il suffisait de mettre obstacle à l’union légitime des pauvres pour empêcher leurs rapprochemens. Il y avait plus de logique chez ce digne conseiller saxon, du nom de Weinhold, qui, dans un gros livre publié à Halle en 1827, proposa un remède de nature à donner à la société d’excellens chanteurs plutôt que de bons citoyens. Un autre système, qui peut-être n’est qu’une réfutation ironique de celui de Malthus, a fait du bruit en Angleterre il y a six ans seulement. L’auteur, déguisé sous le nom de Marcus, proposait l’asphyxie sans douleur, c’est-à-dire la faculté, accordée aux parens qui croiraient avoir déjà assez d’enfans, d’étouffer les autres dans une boîte au moyen du gaz carbonique.

Plaçons-nous à notre tour en présence de ce redoutable problème de la population, en nous gardant, s’il est possible, du vertige auquel on s’expose quand le regard plonge au fond d’un abîme. Essayons de démêler, avec l’impartialité scientifique, ce qu’il y a de vrai, ce qu’il y a de suspect dans les principes du philosophe anglais.

L’originalité de Malthus ne réside pas dans cet axiome, que la population a pour limites la quantité de nourriture disponible. Ce fait, que le simple bon sens laisse entrevoir, avait déjà été énoncé par Quesnay, Montesquieu, Franklin, et plusieurs autres économistes moins connus. Mirabeau père en avait même tiré une conséquence bien supérieure aux préjugés de son temps, puisqu’elle répondait au principal grief opposé par les philosophes aux ordres monastiques. « Les célibataires, disait l’ami des hommes, accroissent la population d’un état loin de lui nuire, si à la contrainte du célibat est jointe quelque autre sorte d’institution qui les oblige à vivre de peu et à ne point faire de consommations inutiles. » La thèse propre à Malthus consiste dans la prétention de démontrer que les hommes se multiplient toujours au-delà de leurs ressources, et que l’excédant inévitable de la population devient la cause fatale, irrémédiable, des souffrances et de la mort prématurée du plus grand nombre.

Ce point de vue, tout-à-fait nouveau dans la science, était en opposition formelle avec les idées généralement admises. Jusqu’alors les hommes d’état avaient été d’accord avec les moralistes pour favoriser indéfiniment l’accroissement des peuples. En parcourant les dissertations des anciens casuistes sur l’œuvre de chair, et notamment le lubrique traité du jésuite Sanchez de Matrimonio, on découvre aisément que, dans l’appréciation des cas de conscience, ils mesurent la culpabilité des actes obscènes suivant le préjudice qui en peut résulter pour la propagation de l’espèce. Persuadés, comme tout le monde, que les états les plus populeux doivent être les plus prospères, les érudits attribuaient la splendeur des cités antiques au nombre incomparable des habitans, et ils apportaient dans le dénombrement des peuples anciens une exagération dont la critique moderne a fait justice. À les en croire, l’Égypte, sous Sésostris, eût compté 34 millions d’habitans ; la Grèce, à l’époque florissante, 17 millions ; l’Italie avec les îles, 70 millions ; la Gaule plus de 40 millions. L’auteur des Lettres persanes alla jusqu’à dire que le monde connu des anciens avait été cinquante fois plus peuplé que de son temps. La comparaison était humiliante pour les modernes. On se demandait avec inquiétude si l’Occident épuisé n’allait pas redevenir un désert. À l’exemple de Louis XIV, qui exemptait de l’impôt les chefs de famille nombreuse, plusieurs gouvernemens prirent des mesures pour ranimer les sources de la reproduction. Il y eut même un moment d’effervescence philanthropique où il fut de mode de contribuer par des bonnes œuvres à la multiplication des citoyens. Vers 1754, à l’occasion de la naissance d’un prince, Mme de Pompadour dota et maria dans ses terres toutes les filles nubiles. Ce caprice était un ordre pour les courtisans : un assez grand nombre de mariages furent ainsi faits par les seigneurs et les riches bourgeois, et un statisticien calcula que la fantaisie de Mme de Pompadour devait, en moins d’une génération, enrichir le pays de 15 à 16 mille citoyens. En 1797, une année avant la publication de Malthus, Pitt proposa à la chambre des communes d’encourager par des gratifications les ménages qui compteraient beaucoup d’enfans.

« Ayant trouvé l’arc trop courbé d’un côté, dit Malthus, j’ai été porté à le trop courber de l’autre, dans l’espoir de le rendre droit. » Chaque pays désirait voir augmenter le nombre de ses habitans : démontrer que les encouragemens donnés à la population sont presque toujours une imprudence, c’était produire un fait aussi vrai qu’il était nouveau ; c’était rendre aux sociétés un service incontestable.

Si la loi sur laquelle la démonstration repose est exacte, pourquoi s’est-elle si rarement réalisée ? Si la force génératrice des hommes est si grande, pourquoi le monde est-il si peu peuplé ? En admettant les estimations les plus fortes, on peut à peine élever à un milliard le nombre des hommes répandus aujourd’hui sur la terre. Or, avec cette faculté attribuée à l’espèce humaine de se doubler en moins d’un quart de siècle, sait-on combien il faudrait de temps pour qu’un milliard d’êtres humains sortissent d’un seul couple ? Trente générations, sept siècles et demi. En supposant qu’il ne fût plus resté sur terre, à la naissance de Jésus-Christ, qu’un seul homme et qu’une seule femme, et que leur descendance se fût augmentée dans la mesure dont les États-Unis ont donné l’exemple au monde, la terre eût été aussi pourvue d’habitans à l’avènement de Charlemagne que sous le règne de Louis-Philippe. Si, par un caprice d’imagination, on continuait la progression jusqu’à nos jours, on arriverait à des nombres tellement impossibles, que les expressions manqueraient pour les énoncer.

En réponse à cette objection fondamentale, qu’il était facile de prévoir, Malthus avait à expliquer comment il se fait que l’humanité entière, dont les souvenirs remontent au moins à six mille ans, soit moins nombreuse que ne le serait une seule famille livrée pendant huit siècles à son expansion naturelle. C’est que des obstacles tout-puissans, que des causes de destruction, providentielles peut-être, compriment le développement normal de l’espèce. Malthus distingue deux sortes d’obstacles : les uns préventifs, ce sont ceux qui préviennent la naissance des enfans ; les autres destructifs, c’est-à-dire qui abrègent l’existence des êtres qui ont vu le jour. Le premier de ces empêchemens n’a pu avoir qu’un effet très limité, comparativement à l’action des obstacles destructeurs. La continence volontaire, la crainte de mettre au monde plus d’enfans qu’on n’en pourrait nourrir, suppose une prévoyance, une force morale, qui n’ont jamais été que des exceptions dans l’humanité. Quant aux causes de destruction prématurée, à quoi servirait d’en dresser l’inventaire ? Il suffit de signaler le vice et la misère comme les deux sources empoisonnées d’où sortent tous les fléaux mortels.

La moitié du livre de Malthus est consacrée à la recherche des causes qui ont retardé la multiplication de l’espèce humaine dans les diverses contrées de la terre, depuis les temps anciens jusqu’à nos jours. Cette compilation, faite sans art et avec une médiocre érudition historique, excite néanmoins une vive curiosité. Quel tableau on eût pu composer avec une plume exercée et un cœur ému ! De l’ensemble des faits recueillis par Malthus, il ressort avec évidence que partout les fléaux meurtriers ont eu pour cause véritable ou cachée l’insuffisance des alimens. Les grandes perturbations qui ont pour résultat l’anéantissement d’une multitude d’hommes, révolutions sociales, conquêtes, épidémies, habitudes vicieuses, régime malfaisant, n’arrivent jamais que lorsque des inquiétudes ou des privations réelles au sein d’une société y font sentir la nécessité d’un changement. Les peuples souffrans s’agitent alors comme les malades sur leur lit de douleur, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé une situation supportable. Plaçons-nous, avec Malthus, à ce point de vue, pour observer le développement de l’humanité : si le spectacle est triste, il est plein d’instruction.

Je conçois que la population ait été très considérable dans certaines parties de l’ancien monde, où régnait le système des castes, telles que les monarchies primitives de l’Asie centrale, l’Inde, l’Égypte. Le propre de cette organisation est d’assurer la subsistance de toutes les classes. Les castes supérieures, vouées à la guerre ou à la direction intellectuelle, ont le privilège de vivre aux dépens des autres. Les castes serviles, condamnées héréditairement à la culture des terres, ont, pour salaire de leur labeur, la certitude de trouver leur nourriture sur la glèbe où elles sont attachées[5]. Cette sécurité générale devient une incitation irrésistible à la procréation ; mais les terribles correctifs signalés par Malthus ne tardent pas à agir. Arrive une époque où la multitude des habitans se trouve en disproportion avec les ressources alimentaires. Obligé de se contenter d’une moindre part, chacun des consommateurs s’habitue peu à peu à une nourriture moins abondante et moins saine. L’influence d’un régime malfaisant se manifeste par un affaiblissement général de la race, par une prédisposition organique aux maladies funestes. Il suffit d’une mauvaise récolte pour déterminer la famine, qui amène toujours l’épidémie à sa suite. En somme, sous le régime des castes, à mesure que les classes inférieures deviennent nombreuses, elles s’abâtardissent par d’affreuses privations. Quant aux castes nobles, elles doivent être ordinairement pauvres, parce que le produit brut de la terre, à peine suffisant pour les trop nombreux travailleurs qu’il faut nourrir, ne laisse aucun produit net qui permette aux propriétaires de capitaliser.

Il ressort des remarquables travaux de la critique contemporaine que les populations ont été beaucoup moins considérables dans le monde gréco-romain qu’on n’avait été disposé à le croire jusqu’à nos jours. La difficulté de maintenir le nombre des citoyens en rapport avec les ressources de la république a été une vive préoccupation pour les législateurs de l’antiquité. La seule mesure qu’ils eussent à conseiller était horrible. Non-seulement ils permettaient de tuer les enfans qu’on ne voulait pas élever, mais ils exigeaient le meurtre en beaucoup de cas. Le cœur se serre quand on pense que cette coutume a été générale avant le christianisme, et qu’elle est encore tolérée dans les pays où le christianisme n’est pas souverain. De ces pauvres petites créatures dont on étouffa le premier souffle, de celles qui périrent de froid et de faim, de celles dont les premiers cris, appelant une mère, n’ont attiré que la dent du loup ou l’ongle du vautour, il y en eut des milliards ! Eh bien ! tout porte à croire que cet affreux remède eut un résultat contraire à ce qu’on en attendait. Le principal empêchement au mariage, c’est la crainte de se créer un embarras en mettant au monde des enfans. La permission de tuer les nouveau-nés, en levant cette crainte, encourage les rapprochemens des sexes, et procure l’existence à une multitude d’enfans dont le plus grand nombre est sauvé de la mort par la tendresse maternelle. Pour découvrir les causes qui ont empêché un trop grand accroissement de la population dans les sociétés grecque et romaine, il faut se souvenir que la plupart des hommes étaient esclaves, et que les races s’éteignent dans l’esclavage au lieu de s’y multiplier. Au sein des classes libres, l’habitude des mariages tardifs a été un grand obstacle à la reproduction des citoyens. Aristote conseillait le mariage à l’âge de trente-sept ans pour les hommes. Chez les Romains, on retardait l’époque de l’union légitime, destinée à perpétuer la famille, jusqu’aux derniers temps du service militaire, c’est-à-dire entre quarante et cinquante ans. Les belles années se passaient en débauches dans la société des courtisanes infécondes. L’agglomération des propriétés rurales pour former de grands domaines improductifs, la ruine de la petite culture par la spoliation des cultivateurs libres, affamèrent l’Italie au point de la dépeupler. Les historiens ont expliqué par ce dernier abus la chute de la république romaine.

L’extrême misère des basses classes sous le régime féodal avait donné à croire jusqu’ici que la population était très faible pendant cette période. Un savant judicieux, M. Dureau de La Malle, a établi au contraire que la France devait contenir un plus grand nombre d’hommes sous Philippe de Valois que de nos jours. Son calcul, basé sur les rôles des contributions de cette époque, me semble admissible. C’est que le régime féodal reproduisait à certains égards le phénomène déjà signalé à l’occasion des castes égyptiennes. Les serfs, inhabiles à posséder, avaient de droit la subsistance assurée sur la glèbe où ils végétaient, et cette sécurité suffisait pour les inciter à une procréation désordonnée. Il dut arriver souvent qu’un fief, obligé de nourrir un plus grand nombre d’ouvriers que ne le comportaient les nécessités de la culture, ne laissât plus qu’un produit net insuffisant pour le seigneur. Les embarras, les souffrances causées par un tel état de choses, hâtèrent, à n’en pas douter, la transformation du système féodal. Lorsqu’avec l’affranchissement des communes commença l’époque de la liberté responsable d’elle-même et de la concurrence industrielle, la population, plus riche, plus digne, plus réellement forte, dut en effet se trouver moins nombreuse. Il est certain que l’Europe, prise dans son ensemble, était très faiblement peuplée à la fin du moyen-âge, et surtout après les grandes commotions politiques et religieuses qui préparèrent l’âge moderne.

Avec le XVIIIe siècle commence, pour les nations occidentales, une période de progrès matériels qui se manifestent surtout par l’accroissement des populations ; mais, avant de constater et d’expliquer cette tendance nouvelle de l’Europe, il faut jeter un regard sur les autres parties du monde pour y compléter la vérification des axiomes de Malthus.

La plus grande et la plus belle portion du globe, l’Asie, à laquelle les géographes modernes attribuent plus de 600 millions d’ames, est loin d’être peuplée proportionnellement à son étendue et à l’immensité de ses ressources. Trois contrées seulement possèdent une population compacte, l’Inde, la Chine et le Caucase. Dans l’Inde anglaise, les castes inférieures sont condamnées à une abjection héréditaire dont le résultat est de multiplier les naissances avec un aveuglement brutal. L’abstinence étant recommandée dans ce pays comme la plus grande des vertus, la limite des subsistances y a été abaissée jusqu’au point où chacun n’absorbe que ce qui est rigoureusement nécessaire pour entretenir le souffle de la vie. C’est ainsi qu’une nation de plus de 120 millions d’ames fléchit exténuée sous le joug de quelques milliers d’Européens.

La Chine et le Caucase justifient une remarque que je viens de faire à l’occasion de l’infanticide chez les anciens. Ce crime, quoique permis par la loi mahométane, n’est fréquent en Asie que dans les deux contrées que je viens de nommer : ce sont précisément celles où l’excès de population devient un embarras. Dans le Caucase, l’usage de tuer les enfans malades, ou de vendre la plupart des autres comme esclaves, n’empêche pas les montagnards d’être assez nombreux pour lutter contre toutes les forces de la Russie[6]. Ce droit de vie et de mort sur leurs enfans, auquel ils ne veulent pas renoncer, est même une des causes principales de la guerre. En Chine, où l’excès de la population cause une misère affreuse, on a repoussé la vaccine précisément parce que la petite-vérole dispense assez souvent de l’infanticide. Il ressort néanmoins d’une proclamation d’un gouverneur de Canton, en date de 1838, que peu de Chinois n’ont pas à se reprocher d’avoir détruit quelques-uns de leurs enfans. Il blâme surtout « l’usage de noyer les petites filles, qui est commun aux riches comme aux pauvres. » La débauche, affranchie de tout frein, multiplie les naissances à tel point que le nombre des enfans conservés demeure assez considérable pour encombrer les voies sociales. Ces mêmes hommes, si cruels pour leur progéniture, sont d’une piété exemplaire pour leurs ascendans. Les soins que les fils prodiguent aux pères et mères diminuent considérablement la mortalité des vieillards : c’est là sans doute une cause de l’exubérance de la population.

Quant aux autres contrées de l’Asie, dont plusieurs ont alimenté jadis des nations florissantes, leur état social depuis quelques siècles explique suffisamment leur dévastation. Chez les nomades de la haute Asie, la nécessité de changer de campement pour remplacer les pâturages qui s’épuisent est une cause permanente de guerre. Le brigandage est le seul métier que ces hommes jugent digne d’eux ; les femmes, sur qui retombe le poids des travaux utiles, vivent dans une servitude laborieuse peu favorable à la fécondité. L’extinction graduelle des races ottomanes, au milieu des plus beaux pays de la terre, a deux causes bien évidentes, le despotisme sous lequel elles vivent et la polygamie. J’incline à croire que l’orgueilleux espoir d’obtenir des armées inépuisables et de conquérir le monde eut autant de part que la sensualité à l’institution de la polygamie. Le résultat obtenu a démenti ce qu’on attendait. Il est prouvé que les familles chrétiennes de la Turquie ont plus d’enfans que celles où règnent plusieurs femmes. On dit même que, sous l’influence de la polygamie, les naissances féminines sont deux ou trois fois plus nombreuses que celles du sexe masculin. Ce phénomène, dont la physiologie peut donner raison, semble indiquer que les mahométans altèrent leur énergie virile par la prodigalité de leur amour. Un autre effet de la polygamie est de neutraliser la classe pauvre, qui est naturellement la plus féconde. La beauté, en Turquie, étant le seul titre, la seule dot qu’on exige des femmes, les plus belles, quelle que soit leur origine, entrent dans le sérail des riches comme épouses ou comme esclaves. Les pauvres, qui n’ont pas le moyen d’acheter les belles étrangères, sont réduits à vivre dans le célibat, ou à se contenter des femmes les moins attrayantes de leur pays.

Dans certaines contrées peu favorisées de l’Asie, et dans beaucoup d’îles de la mer du Sud, la crainte des calamités qu’amène un surcroît de population a inspiré des coutumes bizarres et dégradantes. Sur quelques côtes stériles du Malabar, il est d’usage que plusieurs hommes s’attachent, sans mariages réguliers, à une seule femme. Sous l’âpre climat du Thibet, tous les frères, après avoir mis en commun les biens de la famille, s’entendent pour n’avoir qu’une seule épouse. Ce code matrimonial a limité la population à deux millions d’ames sur un plateau plusieurs fois grand comme la France. Si la statistique pouvait appliquer ses observations à ce singulier état social, elle constaterait sans doute des effets contraires à ceux de la polygamie, c’est-à-dire que les naissances de garçons y seraient plus fréquentes que celles des filles. Dans beaucoup d’îles de la mer du Sud, où la crainte de la famine est permanente, il règne une effroyable lubricité qui suffirait à comprimer l’essor naturel de la population, sans recourir à la pratique de l’avortement, qui est souvent recommandée par les lois. Même parmi les enfans conservés, la mortalité doit être effrayante au sein de cette promiscuité, où l’instinct de la famille, où la tendresse paternelle ne peuvent se produire, où l’amour est dépouillé de toutes ses illusions, où l’émotion de la jalousie n’existe pas plus que le sentiment de la pudeur.

Il n’est pas moins triste de comparer le nombre des habitans de l’Afrique à celui que cette magnifique contrée pourrait nourrir. C’est encore l’insuffisance des alimens qui comprime l’expansion des races noires. L’habitude qu’ont les négresses de prolonger l’allaitement de leurs enfans jusqu’à l’âge de trois ans, sans doute à défaut d’autre nourriture, abrége la période de leur fécondité. Pourquoi des contrées d’une fertilité prodigieuse ne sont-elles que des solitudes désolées ? La chasse aux esclaves, horrible spéculation qui semble passée dans les instincts des races africaines, empêche toute culture régulière, tout essai d’industrie pacifique, toute mesure de prévoyance. Le brigandage produit la famine, et la famine nécessite le brigandage, cercle infernal où dépérissent dans d’affreuses tortures des millions de créatures humaines.

À l’exception des lieux colonisés par les Européens, l’Amérique elle-même n’est encore qu’un désert. Il y a dans le sud des forêts de deux ou trois cents lieues qu’on pourrait traverser sans rencontrer un homme. Les misères de l’état sauvage où languissent la plupart des indigènes expliquent cette dépopulation. Si peu nombreuses que soient ces peuplades, elles ne savent jamais assurer leur subsistance au milieu d’une nature splendide. Leur imprévoyance n’est comparable qu’à leur inertie. Pendant la saison des fruits ou de la chasse, ils se gonflent d’alimens ; viennent les mauvais jours, ils réaliseront ce qui n’est heureusement qu’une métaphore dans la bouche de nos pauvres : ils se serreront le ventre. Ces variations de régime dégradent leur constitution ; la maladie, contre laquelle ils ne réagissent pas moralement, les abat presque à coup sûr. Qu’on ajoute à ces causes de destruction l’absence des sentimens de famille, la servitude de la femme, le mépris de l’enfance, la malpropreté, les guerres, l’anthropophagie, et on restera épouvanté du chiffre auquel il faudrait abaisser la durée moyenne de la vie au sein de ces peuplades. Loin de pouvoir se développer suivant les lois naturelles de notre espèce, elles sont condamnées à disparaître totalement : la compression exercée sur elles par les colonies européennes ne doit être qu’un décret de la Providence. À vrai dire, la misère et la dégradation de l’état sauvage sont telles, qu’il n’y a pas à s’apitoyer sur l’anéantissement prochain de ces races maudites.

Nous comprenons maintenant pourquoi le globe est si peu peuplé malgré la force de procréation départie à l’homme. En Europe jusqu’aux temps modernes, et dans le reste du monde jusqu’à nos jours, nous avons vu l’essor des peuples étouffé par l’impuissance où ils ont été d’accroître leurs alimens, et si, par exception, quelques races sont devenues populeuses, ce n’a été qu’en se soumettant à un régime insuffisant et malsain, en se laissant abâtardir par des privations douloureuses ; mais avec le XVIIIe siècle commence pour l’Europe une ère nouvelle dont on n’a pas assez constaté les bienfaits. L’augmentation du nombre des hommes et la satisfaction de leurs besoins deviennent le but d’une science nouvelle. Il s’élève entre les gouvernemens civilisés une vive émulation pour améliorer le sort matériel des peuples. L’impulsion donnée à l’agriculture, au commerce, à l’industrie, multiplie les ressources de chaque pays ; en même temps, une police plus vigilante protége les citoyens ; l’assainissement des villes conjure les épidémies. La vie humaine devient plus facile et plus longue. Cette révolution pacifique, je le répète, mérite de faire date dans l’histoire de l’humanité. Réclamons-en le principal honneur pour notre pays. Ce sont surtout les philosophes français du XVIIIe siècle qui ont commandé aux gouvernemens le respect pour la vie des hommes ; c’est leur philanthropie sincère, quoi qu’on en dise, qui a inspiré les économistes français, les premiers maîtres de la science ; c’est leur souffle qui a donné la vie aux plus nobles ouvriers de la réforme sociale, aux législateurs de l’assemblée constituante, la plus grande des assemblées politiques, parce qu’elle fut la plus désintéressée et la plus ardente pour le bien.

Fécondées par ces influences, presque toutes les nations européennes sont depuis un siècle en voie de développement, et, malgré des misères que je suis loin de dissimuler, chaque pays pris en masse trouve moyen de proportionner ses ressources au nombre toujours croissant de ses habitans. Il y a trente ans, Malthus prophétisait, avec une sorte de joie pour sa patrie, un amoindrissement de la population. Quelle eût été son épouvante, s’il avait pu vivre jusqu’en 1841, pour comparer, comme je vais le faire, les cinq derniers recensemens décennaux !


1801. 1811. 1821. 1831. 1841.
Angleterre, Galles et Écosse 10,942,646 12,609,864 14,391,631 16,537,398 18,659,865
Irlande » » 6,801,827 7,767,401 8,205,000

21,193,458 24,304,799 26,864,865


Ainsi, la population des trois royaumes est à peu près doublée depuis un demi-siècle. Une progression moins prodigieuse, mais assez rapide encore pour causer des inquiétudes, est signalée dans les autres contrées de l’Europe. La France, qui ne comptait pas plus de 23 millions d’ames sous Louis XV, en alimente plus de 34 millions aujourd’hui. L’accroissement a été de 14 pour 100 dans les vingt années qui ont précédé 1836. Depuis la pacification générale, la Prusse a vu augmenter le nombre de ses sujets dans la proportion de 50 pour 100. Au lieu de 10,349,000 ames que lui attribuèrent les traités de 1815, elle en comptait 15,472,000 en 1843. Un dénombrement fait en 1763 évaluait à 20 millions d’habitans la population de l’empire russe. Les tableaux officiels publiés récemment accusent environ 61 millions[7]. La population suédoise est, dit-on, doublée depuis un siècle, malgré les obstacles opposés par le climat à l’accroissement des ressources alimentaires. D’autres pays où la progression a été peu sensible, l’Espagne par exemple, sont entrés dans une phase de réformes dont l’effet sera probablement d’augmenter les chances de vie.

Ici se présente une difficulté vraiment bien grande. Le mieux que je puisse faire est de l’exposer avec bonne foi. Cet accroissement de population général en Europe est-il un bien, est-il un mal ? Est-ce un indice de prospérité, est-ce un présage certain de misères ? Les administrateurs, disposés à une douce quiétude, établissent par des faits irrécusables que jamais la vie n’a été plus facile, plus assurée, et que par conséquent les craintes ne sont pas fondées. Les alarmistes ne manquent pas de preuves non plus pour démontrer qu’il y a dans tous les pays des souffrances cruelles. La statistique vient en aide à l’une et à l’autre opinion. Comment expliquer ce contraste ? C’est que, d’une part, on raisonne d’après l’état des populations prises dans leur ensemble et sans exception de classes, et que, d’autre part, on consulte seulement les faits relatifs aux classes misérables. Nous nous placerons successivement à ces points de vue divers pour apprécier l’état économique et moral des sociétés européennes. On m’excusera d’entrer dans quelques détails techniques nécessaires à l’intelligence de ce qui va suivre.

La population peut augmenter de deux manières, ou par un surcroît désordonné du nombre ordinaire des naissances, ou par un abaissement du chiffre ordinaire des décès. Dans le premier cas, la nation qui augmente numériquement s’affaiblit en réalité ; la durée moyenne de la vie[8] s’abaisse. Le contraire arrive dans le second cas. Le nombre des habitans augmente, parce que plus d’hommes sont conservés ; la nation devient plus forte, parce que plus de citoyens atteignent le développement complet de leur énergie physique et de leur intelligence.

Essayons d’appliquer ces principes à la France. Avant la révolution, le nombre des naissances était approximativement de 1 enfant par 27 individus, et le nombre des décès de 1 sur 30. En traversant la révolution, l’empire, la restauration, pour arriver au régime de juillet, on est frappé d’une amélioration soutenue de période en période. Ainsi, en 1836, sur un groupe de 34 individus, un seul enfant venait au monde, et, sur 41 personnes de tout âge, une seule mourait. En comparant les chiffres fournis par les deux époques, on peut voir que la population, malgré la diminution relative des naissances, a été augmentée par une diminution beaucoup plus grande encore de la mortalité, circonstance qui prouve que la vie moyenne s’est accrue en même temps que le bien-être général[9].

On a souvent cité, comme exemple de la progression du bien-être matériel, les calculs faits sur les tables de mortalité de Genève. Au XVIe siècle, époque de perturbation funeste, la vie probable était, dans cette ville, de moins de 5 ans, et la vie moyenne de 18 ans et demi. Dans le siècle suivant, la probabilité s’élève à 11 ans et demi, et la moyenne à plus de 23 ans : dans le XVIIIe siècle, la vie probable promettait plus de 27 ans, et la vie moyenne plus de 32 ans. Enfin, suivant des calculs faits récemment, la moyenne actuelle s’élèverait à 38 ans. Un travail analogue, appliqué aux tables de la mortalité parisienne pour l’année 1829, m’a donné des résultats assez favorables. A en juger par les résultats de cette année, la probabilité de vie à Paris dépasse 25 ans, et la moyenne de la vie donne près de 34 ans[10].

Il est peu de grandes villes européennes où l’on n’ait eu à constater de pareilles améliorations. Voici des chiffres fournis, en 1834, par une statistique allemande, et dont je lui laisse la responsabilité :

A Londres, en 178 ans, la mortalité est diminuée de : un tiers.
A Cambridge, en 10 ans, la mortalité est diminuée de : deux cinquièmes.
A Norfolk, en 10 ans, la mortalité est diminuée de : un cinquième.
A Manchester, en 64 ans, la mortalité est diminuée de : trois cinquièmes.
A Birmingham, 10 ans, la mortalité est diminuée de : deux cinquièmes.
A Liverpool, en 38 ans, la mortalité est diminuée de : moitié.
A Portsmouth, en 11 ans, la mortalité est diminuée de : un tiers
A Berlin, en 72 ans, la mortalité est diminuée de : un quart.

A Rome, 63 ans, la mortalité est diminuée de : moitié.

A Amsterdam, en 64 ans, la mortalité est diminuée de : un sixième.
A Pétersbourg, en 40 ans, la mortalité est diminuée de : deux tiers.
A Vienne, en 80 ans, la mortalité est diminuée de : un quart.
A Stockholm, en 67 ans, la mortalité est diminuée de : un tiers.

Cette prolongation générale de la vie annonce que les sociétés européennes, prises collectivement, s’enrichissent et se fortifient. Ce point de vue offre un spectacle qu’il est impossible de considérer sans un mouvement de satisfaction et d’orgueil. Mais plaçons-nous au point de vue opposé. Est-il moins certain que presque partout on souffre d’une sombre inquiétude, d’un encombrement maladif ; que, chez les deux peuples les plus fiers de leur civilisation, une foule d’hommes sont replongés par la misère dans une sorte de sauvagerie ? Je ne déroulerai pas le sinistre inventaire du paupérisme : on me répondrait que les couleurs du tableau sont exagérées, que les chiffres relatifs au nombre des pauvres sont arbitraires. Il y a un autre moyen de vérifier jusqu’à quel point les classes populaires participent aux acquisitions communes. A en juger par les états du recensement en France, il serait permis de douter que notre pays eût augmenté sa puissance guerrière en proportion du nombre de ses habitans. La moitié des jeunes gens qui sont appelés pour la conscription doivent être réformés pour défaut de taille, pour faiblesse de constitution ou pour infirmités. Une vingtaine de départemens, en tête desquels se trouvent la Dordogne, la Lozère, la Seine-Inférieure, ne parviennent que très difficilement à compléter leur contingent, de sorte que, dans ces localités, les chances de libération n’existent pas pour ceux qui ont le malheur d’être sains et valides. La conséquence de cet affaiblissement de la race française est que la Prusse, où les non-valeurs ne représentent qu’un cinquième, pourrait, avec ses quinze millions dames, mettre en ligne autant d’hommes que la France. J’ai gardé souvenir d’une page étincelante d’esprit, où M. Michelet explique les succès militaires des Anglais au moyen-âge par leur ampleur corporelle et leur pétulance sanguine, effets d’un régime succulent. Aujourd’hui, que l’orgueilleuse Angleterre laisse dépérir dans les angoisses de la faim une partie de ses prolétaires, elle vient d’être obligée d’abaisser le minimum de la taille pour le service de ses armées. Les voyageurs disent qu’il n’est pas rare de rencontrer sur les grands chemins de l’Irlande une femme avec un enfant qu’elle soutient pendu à sa mamelle, avec un enfant sur son dos, un enfant qu’elle traîne par la main, deux ou trois autres enfans assez grands pour marcher à la suite de leur mère. Voilà sept créatures qui font nombre dans les recensemens, mais qui, certes, n’augmentent pas beaucoup la puissance nationale. « Quel homme d’état, dit M. Rossi, ne préférerait pas deux millions de Suisses à six millions d’Irlandais ? »

Un autre indice, non moins significatif, est fourni par le nombre toujours croissant des enfans naturels. À mesure qu’une population surabondante s’empare des occupations lucratives, et qu’il devient plus difficile de gagner sa vie, le nombre des mariages diminue. Par une conséquence nécessaire, celui des enfans nés hors mariage augmente. Sous l’administration de Necker, on évaluait au 47e la proportion des naissances illégitimes. On en compte 1 sur 13 aujourd’hui, ce qui peut faire supposer que plus de deux millions et demi de Français sont entachés de bâtardise. Dans ce nombre, il y en a un million qui ont été élevés, ou qui vivent encore aux dépens de la charité publique, en qualité d’enfans trouvés.

Ce contraste d’une élévation constante de la durée de la vie chez tous les peuples avec les plaies saignantes de la misère n’admet qu’une seule explication. Il faut conclure que les nombres moyens, expressions des faits généraux, sont élevés par un bien-être exceptionnel dans les classes bourgeoises, bien-être assez marqué pour compenser la dépression du prolétariat.

Ne craignons pas de dévoiler la vérité, si triste qu’elle soit. Suivons, dans ses investigations à Mulhouse, un observateur des plus judicieux et des plus dévoués, M. le docteur Villermé[11]. En estimant, par la probabilité de l’existence, l’énorme disproportion qui existe entre le sort du riche et celui du pauvre, nous allons résoudre cette contradiction que nous avons trouvée dans les apparences de la prospérité et les symptômes de la misère. À Mulhouse, la vie probable, pour la ville, prise dans son ensemble, est de 7 ans et 6 mois ; mais les probabilités varient beaucoup suivant les conditions. Un enfant naît dans la classe la plus misérable, celle des fileurs, attachés, corps et ame, à une mécanique assourdissante. Quelle est, pour cet enfant, la chance de vie ? Un an et trois mois ! Pour le fils du simple tisserand, dont le salaire est un peu plus élevé, la chance est de deux mois de plus. Dans les classes ouvrières comme partout, il y a une aristocratie : ce sont les contre-maîtres, et cette élite des ateliers, dont la main doit être guidée par l’intelligence ; ceux-ci peuvent espérer de conserver leurs enfans 2 ans et 6 mois. Les graveurs et les dessinateurs sont déjà des artistes : pour ceux qui naîtront dans ce groupe, une existence de 3 ans et 1 mois est probable. Laissons les vassaux de la fabrique. Observons les artisans libres, qui ont souvent le privilège de travailler au grand air : avec les journaliers, les manœuvres, la probabilité atteint déjà 9 ans et 4 mois. Les tailleurs n’ont pas à lutter contre la concurrence de la mécanique, et le nécessaire ne leur manque pas s’ils sont adroits et laborieux. Aussi, dans ce groupe, peut-on prédire au nouveau-né une vie de 12 ans. En remontant l’échelle des probabilités, je m’arrête à un chiffre déjà satisfaisant, 20 ans et 9 mois. À qui cette existence est-elle promise ? Aux enfans des domestiques, qui participent à l’aisance des maîtres. Ceux-ci, lorsqu’ils sont manufacturiers, fabricans, spéculateurs, marchands d’étoffes, vivent dans l’abondance sans doute, mais ils ont à supporter le poids de la guerre industrielle. La poursuite des chalands, la perspective de la fin de mois, assombrissent leur existence, et ils ne peuvent compter que sur 28 ans et 2 mois. Bien plus heureux sont les boutiquiers voués au détail[12], dont l’ambition ne s’étend pas au-delà du coin de rue. À l’épicier, le destin réserve 32 ans ; au cabaretier, au bonnetier et autre petit bourgeois, 42 ans et plus. Abordons enfin les classes favorisées, les propriétaires, les rentiers, dont l’unique travail est d’avoir soin d’eux-mêmes, et de conserver leurs revenus. Dans ces familles bien assises, l’âge probable de la mort sera 67 ans et demi ! À présent, que l’on rapproche les chiffres trouvés aux deux extrémités de l’échelle. Vie probable pour les pauvres habitans de Mulhouse : 15 mois ; vie probable pour les plus riches : 810 mois, c’est-à-dire une durée cinquante-quatre fois plus longue[13]. N’est-ce pas un beau privilège que la richesse ? Il est à croire que les mêmes rapports existent, à peu de chose près, dans les grands foyers d’industrie. On conçoit, d’après cet exemple, comment les nations de l’Europe moderne ont pu présenter le contraste d’une prodigieuse accumulation de capital avec une extrême misère. On conçoit comment elles ont pu augmenter numériquement sans se fortifier en réalité, comment les statistiques générales appliquées à l’ensemble d’un peuple ont pu donner des résultats favorables en apparence, mais bien loin de la vérité, en ce qui concerne les classes inférieures[14]. Il n’est donc pas téméraire de répéter que, si l’Europe s’enrichit, les biens s’y distribuent avec une inégalité choquante et dangereuse pour l’avenir. En ce sens, il est vrai de dire que les peuples européens souffrent d’un excès de population, et que les sinistres visions de Malthus y sont devenues des réalités.

Lorsqu’il y a encombrement chez un peuple, et que les bras offerts au travail se multiplient dans une proportion supérieure à celle des subsistances, comment peut-on rétablir l’équilibre ? Le vulgaire n’hésite pas à cette question. Il lui semble naturel et facile de transplanter sous un autre ciel la population excédante. Il y a même beaucoup d’esprits forts qui regardent les fléaux destructeurs comme des remèdes nécessaires. Malthus a consacré plusieurs chapitres à la réfutation de ces préjugés : il a démontré que les émigrations, la guerre, les épidémies, les disettes, n’ont qu’un effet momentané sur le développement des populations.

L’émigration, dans la haute antiquité, pouvait être un obstacle à la multiplication trop rapide de l’espèce. Une foule compacte se portait vers une terre déjà féconde, se jetait de tout son poids sur les anciens habitans, et les écrasait sans pitié pour prendre leur place. La civilisation chrétienne a condamné ces atrocités. L’émigration des modernes ne peut être que la mise en culture d’une terre lointaine et inoccupée. Or, les ressources d’une terre vierge ne se développant qu’avec lenteur, le départ des premiers colons ne laisse dans les rangs de la métropole qu’un vide imperceptible. Les grandes colonies n’ont jamais dû leur accroissement qu’à la procréation locale, et non pas à l’arrivée des étrangers. Il a fallu l’ardeur du prosélytisme religieux, pour que 21,000 puritains quittassent l’Angleterre, de 1626 à 1640, avec un capital suffisant pour les avances d’une grande colonisation. Ce premier noyau a fourni une nation qui dépasse aujourd’hui 17 millions d’ames. Il n’y a pas à dire que cette population s’est grossie par l’affluence des étrangers. On affirmait, il y a trente ans, que les nouveaux venus n’avaient jamais dépassé 5,000 par année, et que ce nombre restait inférieur peut-être à celui des Américains qui quittent annuellement leur patrie. L’émigration est devenue plus active par la suite. L’Angleterre seule a envoyé, en 1832, environ 57,000 ames. En supposant que ce mouvement se fût continué, il n’eût pas exercé une influence décisive sur l’accroissement de la nation américaine.

Si un gouvernement entreprenait d’exporter sur une grande échelle l’excédant de sa population, il se ruinerait en frais de transport et en avances à faire aux colons jusqu’au jour d’une récolte suffisante. L’émigration ne peut contribuer au soulagement d’un pays que d’une manière indirecte : ce n’est pas en enlevant le superflu de la population, mais en créant à l’extérieur des consommateurs qui occupent l’industrie de la métropole, et lui offrent en retour les richesses d’une terre nouvelle.

Les calamités qui dévorent les hommes, la peste, la famine, la guerre, ne dérangent pas pour long-temps le niveau habituel d’une population. Une guerre de déprédation, qui ruine les moyens de subsistance, comme les razzias que nos soldats font en Afrique, peut anéantir une race ; mais, quand la somme des alimens n’a pas été amoindrie, il en résulte pour les survivans une abondance momentanée qui semble provoquer une fécondité exceptionnelle. Il est même à remarquer que les nations où la vie humaine est le plus prodiguée, celles où la guerre est un état permanent et un moyen d’existence, sont ordinairement très nombreuses. Les anciens s’étonnaient de l’immense quantité de guerriers que les Scythes, les Germains, les Scandinaves, sacrifiaient sur les champs de bataille. Les contrées où campaient ces peuples leur apparaissaient comme d’immenses fabriques d’êtres humains, officinæ gentium. Il est probable que les législateurs religieux de ces barbares avaient considéré la guerre comme un remède au développement excessif des populations, tandis que la nécessité de remplacer sans cesse les guerriers détruits devenait au contraire une incitation continuelle au mariage. Aucun frein n’était opposé à la passion, aucune limite à la fécondité. Si cette marchandise parfois si précieuse et si souvent avilie qu’on appelle l’homme était sans cesse demandée, la production en dépassait toujours la consommation, quelque effroyable qu’elle fût. Il y a une triste vérité au fond de cette cynique exclamation du grand Condé après la glorieuse boucherie de Sénef : « Une nuit de Paris réparera cela. »

Une famine causée par une succession d’années mauvaises est ordinairement suivie par une période fertile. On a remarqué également qu’après une épidémie arrive presque toujours une époque de grande salubrité. Les constitutions débiles sont enlevées : il y a plus d’aisance au sein des familles, plus de place à prendre dans le monde. Si le fléau a momentanément abaissé les besoins de la consommation au-dessous du niveau des subsistances, une sorte de rajeunissement se manifeste ; le chiffre des décès diminue, tandis que de nombreux mariages élèvent le chiffre des naissances. En peu de temps les rangs éclaircis se sont reformés, les traces visibles du fléau ont disparu. La population excessive avait déterminé une épidémie : à son tour, l’épidémie va ramener un nouvel excès de population. Phénomène assez triste pour l’espèce humaine et prouvé par l’histoire de toutes les grandes calamités ! Il a reçu chez nous une confirmation récente. Pendant les années qui suivirent le choléra, on a constaté à Paris mille mariages environ de plus qu’à l’ordinaire, c’est-à-dire une augmentation moyenne d’un septième, et le nombre des naissances a dépassé celui des décès de manière à réparer les pertes en huit ans.

Je dois constater en outre, comme un indice irrécusable des progrès de la civilisation, que les fléaux dévastateurs deviendront plus rares de jour en jour dans les régions occidentales. Le commerce a établi entre les peuples une solidarité qui diminue les chances de guerre. Les travaux d’assainissement, les précautions hygiéniques, préviennent ou du moins atténuent la malignité des épidémies. Avec la diversité des alimens, qui ne peuvent jamais manquer tous à la fois, avec l’abondance du capital et la facilité des transports qui ouvrent tous les marchés du globe, il n’y a plus à craindre ces famines complètes qui dépeuplent un pays.

S’il est vrai que les hommes croissent toujours en nombre beaucoup plus rapidement que les alimens ne peuvent augmenter en quantité, la misère sera donc le sort inévitable du plus grand nombre des hommes ? Faut-il s’y résigner comme à un mal incurable ? Interrogez Malthus : il vous répondra qu’il ne connaît qu’un remède. C’est la vertu qu’il appelle la contrainte morale, c’est-à-dire la résistance aux entraînemens d’un sexe pour l’autre, les mariages tardifs et prudens ; et, comme la surabondance de population n’est préjudiciable qu’aux pauvres, c’est à ceux-ci qu’il s’adresse spécialement. Le peuple, dit-il en vingt passages, doit s’envisager lui-même comme la cause principale de ses souffrances. Aucune puissance humaine ne peut améliorer sa destinée ; il n’y a qu’un moyen d’y parvenir : c’est de persuader aux ouvriers de s’abstenir du mariage et des douceurs de la famille, de ne mettre au monde des enfans qu’autant qu’ils auront la certitude de pouvoir les nourrir. Ainsi, ce n’est pas assez des jouissances matérielles qui sont l’apanage du riche ; Malthus vient réclamer en leur nom un nouveau privilége, les émotions de la paternité. On dispute au malheureux la seule illusion qui puisse tromper ses souffrances : on le claquemure dans sa chaumière ou dans sa mansarde en interceptant le rayon de bonheur qui y pénètre parfois, cette fugitive ivresse que, dans le langage populaire, on appelle le seul plaisir des pauvres gens. Non, Malthus n’a pu dire vrai ; il n’est pas possible que la pauvreté soit un délit aux yeux de la Providence. S’il n’y avait d’autres préservatifs contre la famine que d’éteindre l’instinct de la reproduction chez tous ceux qui ont le malheur d’être pauvres, il faudrait désespérer des sociétés humaines.

Le conseil du philosophe anglais a un premier tort, celui d’être inutile, parce qu’il s’adresse précisément à la multitude qui ne peut pas le comprendre. Malthus lui-même l’a reconnu avec la franchise qui éclate dans toutes les pages de son livre. Après avoir dépeint le bonheur d’un état social où la contrainte morale serait généralement observée, il ajoute découragé : « Je ne crois pas que, parmi mes lecteurs, il s’en trouve beaucoup qui se livrent moins que moi à l’espoir de voir les hommes changer généralement de conduite à cet égard. » L’observation de la continence dans le célibat ou dans le mariage est une vertu trop au-dessus des instincts vulgaires de l’humanité. Le triomphe sur les sens est si laborieux, qu’il semble ne pouvoir être obtenu sans le secours de l’exaltation religieuse. Voilà donc la vertu que vous prêchez à la foule, trop ignorante pour lire vos livres, trop démoralisée pour apprécier vos avis, trop exténuée pour se résister à elle-même ! Autant vaudrait conseiller la santé à des malades, la raison à des insensés. Dans l’introduction où M. Rossi essaie d’atténuer avec son habileté merveilleuse les sentences de Malthus, l’unique soulagement qu’il présente aux indigens se réduit à leur recommander « un travail incessant, l’esprit d’ordre et d’économie, une prudence inébranlable, une haute moralité. » Cette conclusion n’appelle-t-elle pas une variante au mot de Figaro ? et, au luxe de vertus qu’on exige du pauvre, n’est-on pas tenté de demander combien de millionnaires seraient dignes d’endosser la casaque du mendiant ?

Admettons que les classes inférieures soient capables de comprendre et de pratiquer les préceptes de Malthus. Sait-on combien le nombre des mariages serait réduit, si tous ceux qui n’ont pas la perspective de pouvoir suffire à l’entretien d’une famille s’abstenaient de prendre femme ? Que l’on décompose les élémens d’une société, et on sera épouvanté du petit nombre d’individus qui y trouvent sécurité pour l’avenir[15]. En réalité, elle n’existe que pour ceux qui ont un capital transmissible. Les journaliers employés aux travaux de la campagne forment à peu près la moitié de la population mâle, soit 50 pour 100. Les ouvriers en bois, en fer, en cuir, en étoffes, en pierres, en comprennent environ 20 pour 100. Dans le sexe féminin, la proportion des personnes qui vivent au jour le jour de leur travail est au moins égale. Un dixième peut-être serait à ajouter pour les domestiques, les invalides, les mendians, les repris de justice. Dans ces diverses catégories, qui comprennent quatre cinquièmes de la nation, combien compterait-on d’individus assez riches de leurs économies pour entrer en ménage sans imprudence ? Ces millions d’ouvriers qui vivent tant bien que mal aujourd’hui, savent-ils si demain un caprice de mode, une révolution industrielle ne les laissera pas sans ouvrage, si la concurrence ne réduira pas leurs salaires, si une infirmité ne les éloignera pas de l’atelier ? Dans les idées de Malthus, ils seraient bien coupables d’entrer en ménage avec une telle incertitude de pouvoir préserver de la misère les enfans qu’ils mettraient au monde. J’ai eu occasion de constater, par l’élévation du terme de la vie moyenne à Paris, que cette ville, prise dans son ensemble, est dans une prospérité exceptionnelle. Néanmoins l’aisance y est répartie d’une façon si inégale, que plus du tiers des habitans périssent à l’hôpital. Si tous ceux qui ont cette triste perspective s’abstenaient du mariage, le chiffre des naissances, diminué d’un tiers, tomberait bien au-dessous de celui des décès, et peu d’années suffiraient pour transformer en désert la brillante métropole de la France.

Il règne, je le sais, dans les classes malheureuses, une imprévoyance bien funeste pour elles ; mais cette imprévoyance me semble être une loi providentielle, une condition de durée pour les peuples. Il est peut-être bon qu’il y ait au fond de chaque société une grande multitude qui suive les impulsions de la nature, sans trop s’inquiéter du sort des enfans qui viennent au monde. Le nom de prolétaires donné par les anciens à cette classe d’hommes démontre qu’on avait compris dès-lors leur rôle dans les sociétés. Cette foule vivace est comme le réservoir destiné à maintenir le niveau de la population. Si elle n’infiltrait pas sans cesse un sang nouveau dans les autres veines populaires, la vitalité nationale s’épuiserait. Non-seulement les fruits du prolétariat, les enfans sans nom et sans lendemain, sont utiles pour remplir les cadres des armées, pour accomplir dans les campagnes, dans les ateliers, dans l’intérieur des familles, ces travaux pénibles ou répugnans auxquels on se refuse dès qu’on n’y est pas contraint par la misère ; ils ne sont pas moins nécessaires pour renouveler le sang des classes favorisées. C’est un fait incontesté que toutes les aristocraties, même l’aristocratie bourgeoise, sont impuissantes à se perpétuer, et que, malgré leurs instincts conservateurs, elles ne parviennent à se conserver elles-mêmes qu’en se recrutant sans cesse au sein de la foule déshéritée.

Constatons un fait dans lequel nous avons chance de trouver la solution du grand problème : le contraste de la décroissance des familles riches et de la multiplication des familles pauvres. Le fait a d’abord été observé dans les petits états aristocratiques, où le nombre des patriciens pouvait être exactement connu. A Venise, on se plaignait, du temps de Bodin, que la noblesse fût réduite à moins de 5,000 têtes. Au commencement du XVIIIe siècle, et quoique beaucoup de noms nouveaux eussent été inscrits au livre d’or, on n’en comptait plus que 1,500. En Suède, où 2,400 écussons étaient suspendus dans la salle des états, il n’y avait plus, il y a un demi-siècle, que 1,100 familles nobles. Même remarque pour la Hollande ; on cite même une province, celle de Zélande, où il ne reste plus une seule des familles anciennement inscrites sur les registres de l’ordre équestre. La pairie anglaise compte très peu de maisons qui remontent au temps des Tudors. On a remarqué à Genève que les noms qui ont le plus contribué à l’illustration de la ville pendant les XVe et XVIe siècles n’ont plus d’héritiers aujourd’hui. A Berne, sur 487 familles admises à la bourgeoisie, 379 s’éteignirent en deux cents ans.

Le fait paraissait naturel pour les époques où l’aristocratie se prodiguait sur les champs de bataille, mais il se continue depuis la paix et peut-être d’une manière plus marquée encore. Alison, l’un des derniers réfutateurs de Malthus, remarque qu’en Angleterre, « au milieu d’un accroissement général de population, une seule classe est stationnaire, sinon rétrograde, celle dans laquelle se recrutent la chambre des pairs et la chambre des communes. » Enfin, pour citer un nom grave qui m’eût dispensé de multiplier les autorités, M. Hippolyte Passy[16] a établi qu’à Paris même, et sous le règne de cette égalité bourgeoise que nos mœurs semblent consacrer, la reproduction de la classe riche serait compromise, si elle ne se régénérait sans cesse par des alliances avec des parvenus. « En réunissant, dit-il, les quatre arrondissemens qui renferment les familles les plus opulentes, on ne trouve que 1.97 naissances par mariage… Les quatre arrondissemens où réside la partie la plus pauvre de la population en ont au contraire 2.86, et entre les deux arrondissemens placés aux extrémités de l’échelle, le 2e et le 12e ; la différence est de 1.87 à 3.24, ou plus de 73 pour 100. » S’il était possible de pousser l’analyse des élémens sociaux jusqu’à la dernière précision, on découvrirait, j’en suis certain, que, dans la classe opulente, la vertu reproductive est presque éteinte ; que, dans la classe simplement riche, la fécondité est un peu plus grande sans être suffisante pour perpétuer la société ; qu’enfin, dans cette région moyenne où règne une honnête aisance, le nombre des naissances reste dans les limites qui seraient convenables pour perpétuer la population sans embarras pour la société.

Expliquera-t-on ces résultats par la multitude de ces mariages d’intérêt qui accouplent souvent la jeune fille au vieillard, ou bien par le rachitisme des enfans nés de ces unions sans amour, par les conséquences de la vie factice des riches ? L’action de ces causes accidentelles est amplement compensée par les soins que la fortune procure. Le rapide épuisement des familles privilégiées a pour raison deux faits : un fait moral, la vanité égoïste des riches qui ne veulent pas déchoir ; un fait physiologique, l’affaiblissement de la fécondité dans les espèces animales ou végétales à mesure que leur organisme se perfectionne.

S’il était vrai, comme le dit Malthus, que la population augmente et décroît nécessairement en proportion de l’aisance des parens, il devrait arriver que les classes où règne l’abondance seraient nécessairement les plus fécondes. C’est précisément le contraire qu’on observe. La contrainte si vainement recommandée à la foule dégradée agit naturellement dans les classes ascendantes. Chez celles-ci, l’égoïsme prudent, l’instinct calculateur intervient jusque dans les plus mystérieuses sollicitations de la nature. Pourquoi le riche bourgeois qui pourrait alimenter dix enfans n’en désire-t-il que deux ? C’est qu’il veut les établir, les élever dans l’échelle sociale au-dessus de lui-même.

La nutrition excessive de ceux qui occupent les positions culminantes n’est pas sans influence, je le répète, sur les phénomènes de la procréation. Admirons la Providence, qui a voulu que les êtres dont l’existence est le plus menacée eussent des chances plus nombreuses de se reproduire. Les plantes cultivées se multiplient beaucoup moins que dans l’état sauvage ; à mesure que l’art du jardinier augmente leur beauté ou leur saveur, elles perdent de leur fécondité : on donne ordinairement moins d’engrais à celles dont on veut conserver la semence. De même dans le règne animal : la vertu prolifique est d’autant moins grande que l’organisation est plus compliquée. On sait dans les fermes qu’il faut amaigrir les sujets destinés à la reproduction. Les races perfectionnées par l’état domestique se propagent avec moins de rapidité ; rendues à l’état sauvage, elles retrouvent leur fécondité naturelle en perdant leurs qualités d’emprunt. L’observation en a été faite en Amérique, où les chiens, les porcs, les bêtes à cornes, importés d’Europe et laissés en liberté, se sont multipliés d’une manière prodigieuse. L’espèce humaine ne fait pas exception à cette loi physiologique. Une nourriture trop succulente prédispose à la stérilité. Chez l’homme de la civilisation, le foyer de l’intelligence ne s’enflamme qu’aux dépens de l’ardeur sensuelle ; l’esprit dévore la chair. On peut résumer ces faits remarquables en disant que tous les êtres de la création perdent en quantité en proportion de ce qu’ils gagnent en qualité. Cette théorie, très ingénieusement développée dans une revue anglaise par M. Doubleday, de Newcastle-on-Tyne, ne tranche pas, comme ce savant le suppose, toutes les difficultés soulevées par Malthus ; mais elle est à coup sûr un des élémens de la solution.

Quand les échos de Malthus répéteront : « Les classes inférieures sont misérables, parce qu’elles mettent au monde beaucoup d’enfans, » retournons la formule, et, prenant l’effet pour la cause, répondons : Elles n’ont trop d’enfans que parce qu’elles sont pauvres et démoralisées par la pauvreté. Veut-on arrêter le débordement de la population, que d’intelligentes réformes élèvent le prolétariat, pour le rapprocher autant que possible du niveau de la bourgeoisie. Améliorer physiquement et moralement les classes inférieures, c’est réduire en nombre les habitans d’un pays et les augmenter en valeur, c’est résoudre le grand problème.

On pourrait conclure de la théorie de Malthus que deux territoires de même étendue, doués d’une égale fécondité naturelle, et avec un même capital disponible, doivent nécessairement fournir un même nombre d’habitans. Ce serait une erreur. Le chiffre de la population sera réglé de part et d’autre par le régime habituel de chaque contrée. Supposez que dans l’un de ces pays la basse classe ait contracté l’habitude d’une nourriture forte et abondante, mais d’une production dispendieuse, et que dans l’autre pays au contraire on se contente d’une maigre pitance obtenue à peu de frais, il est bien évident que les ressources de ce dernier pays pourront être partagées entre un bien plus grand nombre de bouches, et provoquer une population infiniment plus considérable.

Mais observons à quels résultats doivent aboutir ces régimes si différens. D’un côté, une race forte, richement constituée, avec de grands appétits, mais pourvue d’une vitalité proportionnée à l’énergie de ses besoins, douée de cette activité de corps et d’esprit que donne la vigueur musculaire ; de l’autre côté, une fourmilière d’hommes chétifs et timides, sans émulation, parce que leurs besoins sont bornés au strict nécessaire. Dans la race énergique, chacun sentira, en évaluant ses propres besoins, que l’éducation d’un homme est dispendieuse ; on craindra d’infliger aux familles d’insupportables privations en les augmentant outre mesure : assez forte pour résister à la passion, cette race observera par égoïsme, sinon par vertu, la continence si chère à Malthus. La population augmentera moins rapidement que les ressources ; tous les produits ne seront pas consommés, et l’excédant constituera une réserve, un capital disponible, gage de la puissance nationale. Le tableau que je trace représente assez fidèlement ce qui se passe aujourd’hui dans les classes moyennes de l’Angleterre et de la France.

Dans cette autre contrée où l’unique ambition est de ne pas mourir de faim, comment le sentiment de la prévoyance pourrait-il se développer ? L’homme qui a toujours vécu dans les privations et la misère, qui ne s’est jamais élevé à l’idée d’une autre existence, ne craint pas de mettre au monde des enfans destinés à végéter comme lui. Par la multitude et la fécondité désordonnée des mariages, les pauvres ne cessent d’irriter la concurrence qu’ils se font entre eux dans l’offre du travail. À mesure que le taux des salaires s’abaisse et que la ration alimentaire de chacun diminue, le sang national s’appauvrit : de l’affaiblissement physique à la dégradation morale, la transition est une fatalité inévitable. Alors le respect de soi-même disparaît ; on ne cherche plus dans l’union des sexes qu’une ivresse momentanée ; une procréation bestiale couvre le sol d’une multitude de créatures destinées à périr prématurément. Tel est le spectacle que donnent en Orient la Chine et l’Inde. L’Europe a son Irlande, et j’ajouterai que, grace à la rivalité industrielle qui agite le siècle, il n’est plus de nation européenne qui n’ait aujourd’hui une Irlande dans son sein.

Dans le contraste des deux tableaux que je viens de présenter réside tout le mystère de la population. C’est ainsi qu’on rentre dans la théorie de Godwin, qui rejetait sur le vice des institutions presque toutes les misères sociales. Il ne faut pas dissimuler que, si le bonheur matériel d’un peuple dépend surtout du parfait équilibre entre la population et les subsistances, le maintien de cet équilibre dépend en grande partie de la sagesse des lois et de l’habileté pratique des administrateurs.

Le fameux axiome de Malthus sur l’accroissement limité des subsistances en opposition avec la force illimitée de la procréation humaine a cessé d’être un épouvantail pour les esprits sensés. Sans admettre les calculs puérils qu’on a faits récemment pour démontrer que les trois royaumes britanniques pourraient alimenter 129 millions d’habitans, il est présumable que les dernières limites des forces productives de la terre ne sont pas exactement connues, et qu’il n’est peut-être pas une contrée dont la fertilité ne puisse être augmentée. D’ailleurs, pourquoi rester toujours dans cette supposition que chaque peuple ne peut obtenir sa nourriture que de son propre sol ? On a souvent répété que les petits états, comme les villes libres d’Allemagne et la Hollande, devaient seuls compter sur les importations pour leur subsistance ; que le superflu de tous les pays à céréales ne suffirait pas pour conjurer les horreurs de la disette dans une grande nation ; que les plus fortes importations en France n’ont jamais représenté que la consommation de quelques jours ; qu’en supposant même que les provisions existassent dans les magasins étrangers, il n’y aurait pas assez de vaisseaux disponibles en Europe pour les transporter. Ces argumens qu’on répète encore par habitude ne sont plus admissibles aujourd’hui. Les moyens de transport sont multipliés à l’infini par les chemins de fer et la navigation à la vapeur. Quant aux ressources des marchés étrangers, elles augmenteraient indéfiniment, si le principe de la liberté du commerce était généralement admis. Alors seulement, les pays à blé, pouvant compter sur des demandes considérables et régulières, élargiraient assez leurs cultures pour les proportionner à tous les besoins. L’expérience que l’Angleterre se prépare à risquer répondra d’une manière décisive à ce genre d’objections.

Il faut sans doute que le pauvre puisse vivre à bas prix, mais il faut que ce soit par l’effet de l’abondance du marché, et non pas par un affaiblissement du régime, par l’usage d’un vil aliment. L’introduction de la pomme de terre en Irlande n’a pas eu seulement pour effet d’encourager la procréation. Le salaire de l’ouvrier, au lieu de s’y régler, comme en Angleterre, sur le prix du froment, a suivi celui de la pomme de terre, c’est-à-dire qu’il s’est abaissé au niveau de la denrée la plus vile. Les pays accoutumés à un régime solide ont, dans les mauvaises années, la ressource d’une alimentation inférieure. Il n’en est plus de même en Irlande : il n’y reste aucun moyen de se garantir de la famine, quand la récolte de la pomme de terre vient à y manquer.

Il est à remarquer qu’en ce qui concerne la population, l’intérêt des capitalistes est directement opposé à celui des pauvres. L’entassement des ouvriers affamés autour des manufactures accélère la fortune des entrepreneurs. Que les hommes d’état méditent ces graves paroles, écrites par M. Rossi dans son introduction : « Les habiles savent que plus il y a de travailleurs, plus les salaires sont bas et les profits élevés… : Vous voudriez que le père de famille, au lieu de cinq ou six enfans, ne nous en présentât que deux ou trois ? Mais il nous faudrait alors hausser le salaire des jeunes travailleurs, et plus tard celui des adules ; et, si nous ne voulons pas voir diminuer le nombre de nos acheteurs, où trouverons-nous cet accroissement de salaires, si ce n’est dans une baisse relative de nos profits ? Nous pouvons aujourd’hui gagner un million en dix ans ; il nous faudrait, dans votre système, la vie d’un homme pour atteindre au même résultat. Laissez, laissez les travailleurs se multiplier ; c’est le seul moyen de rendre les capitalistes maîtres du marché. » L’excitant le plus énergique à la population est l’emploi des enfans dans les manufactures. La certitude d’exploiter ces petits malheureux à l’âge où ils auraient besoin au contraire d’une tendresse attentive détermine une affligeante fécondité. Malthus a remarqué que dans les villes manufacturières de l’Écosse les ouvriers se mariaient fort jeunes, et que chaque ménage comptait en moyenne six enfans. Cette coupable spéculation a été la principale cause de l’encombrement dont tous les pays se plaignent. C’est la pullulation de la plus basse classe industrielle qui grossit constamment les chiffres dans les tableaux de recensement. On distingue en France 33 départemens voués particulièrement à l’industrie, et 53 qui s’enrichissent par la culture des céréales et de la vigne : la moyenne d’accroissement, qui, de 1801 à 1836, a été d’environ 22 pour cent, est dépassée par les départemens industriels moins 3 ; les départemens agricoles, à l’exception de 8, sont restés au-dessous de la moyenne. En Angleterre, l’accroissement a eu lieu, depuis le commencement du siècle jusqu’en 1831, dans la proportion de 26 pour cent dans les comtés voués à la culture, et de près de 50 pour cent dans les districts manufacturiers. La Belgique est aux expédiens pour nourrir les ouvriers que la surexcitation industrielle a enfantés. L’Allemagne déverse chaque année 20,000 émigrans en Amérique et en Russie, sans compter les mercenaires qui s’insinuent dans tous les ateliers des grandes villes européennes.

L’assainissement des localités est encore une garantie contre la surabondance d’une population chétive. De toutes les mesures imaginées dans l’intérêt du pauvre, la plus propre à le relever de sa dégradation est celle dont le vénérable lord Ashley a pris l’initiative. Il est démontré, par l’expérience faite à Londres, qu’avec ce qu’il en coûte à l’ouvrier pour louer à la nuit un ignoble grabat dans une chambre infecte, il pourrait obtenir un logement sain et décent dans de vastes bâtimens appropriés aux modestes besoins des classes nécessiteuses. On parviendrait, en distribuant bien de pareilles habitations, à diminuer l’entassement des ouvriers autour des grandes manufactures, qui deviennent trop souvent des foyers de prostitution et de misère.

Un des premiers devoirs de l’administration serait d’observer avec une attention vigilante le niveau des salaires. L’enchérissement nominal de la main-d’œuvre peut n’être qu’un leurre pour les ouvriers. Il serait bon de constater de temps en temps le pouvoir réel des salaires, c’est-à-dire la somme des objets de nécessité première que peut fournir le gain quotidien du travailleur. Sans intervenir directement dans les opérations particulières de l’industrie, il y a pour un gouvernement vigoureux des moyens légitimes d’assurer au travail une rémunération équitable, soit qu’on provoque la demande des bras par une impulsion communiquée à certains travaux, soit qu’on augmente la puissance du salaire, en faisant baisser le prix des subsistances par les perfectionnemens de l’agriculture[17]. Je n’étendrai pas cet aperçu. En ce qui concerne le régime des classes ouvrières, la théorie ne peut donner que de vagues conseils. Chaque difficulté exige une solution, chaque souffrance un remède. Le succès dépend au jour le jour de la perspicacité, du tact, de l’énergie de celui qui tient en main les affaires. L’important était de protester contre cette désolante conviction propagée par Malthus parmi les hommes d’état de cette époque, qu’il est à peu près inutile de s’occuper de la multitude par deux raisons : la première, qu’il est impossible d’améliorer les conditions du travail ; la seconde, que, si l’on y parvenait momentanément, le bien-être général n’aurait d’autre résultat que de ramener la misère, en provoquant aussitôt une nouvelle surabondance de population.

On comprendra, d’après l’exposé qui vient d’être fait, qu’une simple thèse économique ait mis aux prises des intérêts passionnés. Ce problème de la population dans ses rapports avec la subsistance résume en effet l’art du gouvernement : tous les actes de l’administration viennent y aboutir. Malgré les critiques qu’on a pu faire du système de Malthus, malgré les justes protestations qu’il a provoquées, son livre restera comme un des traités élémentaires de la science économique. Il faut donc savoir gré à l’intelligent éditeur de l’avoir compris dans la collection qu’il poursuit avec succès[18]. La lumineuse introduction de M. Rossi, la notice sur la vie de l’auteur, par M. Ch. Comte, portrait tracé pour l’Institut, et qui se ressent un peu trop de l’impassibilité académique ; les notes sobres et pourtant concluantes de M. Joseph Garnier, une révision de la traduction primitive, une ample table des matières, indispensable pour un écrivain assez confus, assurent la supériorité de cette édition sur toutes celles qui l’ont précédée dans les divers pays où la langue française est en usage.

Malthus mourut à l’âge de soixante-dix ans, paisible comme il avait vécu, au milieu d’une famille qui le vénérait. Tous les éloges prononcés autour de sa tombe le représentent comme un philosophe candide, désintéressé autant que loyal, d’une aménité séduisante dans la discussion, d’un calme imperturbable au milieu des tempêtes qu’il avait soulevées. Cet homme, si cruel dans ses conclusions dogmatiques, était, dit M. Ch. Comte, « si indulgent pour les autres, que des personnes qui ont vécu près de lui pendant cinquante années assurent qu’elles ne l’ont jamais vu troublé, jamais en colère, jamais exalté, jamais abattu. » Ce contraste entre l’homme et ses écrits n’est pas sans précédens. Le type de la morale relâchée, Escobar, était dans ses mœurs d’une rigidité exemplaire. Il est probable que la passion politique ou l’esprit de système ont communiqué au philosophe anglais cette dureté d’accent qu’on lui a reprochée avec une dureté non moins grande. Lorsque, ému par le soulèvement public, Malthus balbutiait ces paroles : « Je suis sûr de n’avoir jamais dit qu’il n’est pas de notre devoir de faire tout le bien qui dépend de nous ; » — non, sans doute, aurait-on pu lui répondre, mais vous avez entrepris de démontrer, sans preuves suffisantes, qu’il ne dépend pas de nous de faire le bien, et vos argumens, souvent contestables, sont devenus des oracles pour l’égoïsme. Vous justifiez l’inertie des politiques sans cœur, vous propagez un fatalisme désolant, et on ne saurait nier qu’en fermant votre livre, on ne garde un sentiment d’impuissance, un découragement funeste aux classes souffrantes.

En résumé, si Malthus a émis des vérités utiles, il a souvent poussé la vérité jusqu’à ce point d’exagération où l’erreur commence. Il a fait du bien sans aucun doute ; je crains aussi que ses doctrines ne soient devenues parfois l’occasion du mal. En pénétrant avec sagacité les phénomènes qui se rapportent aux mouvemens des populations, en démontrant, contre l’avis unanime des hommes d’état de son temps, que le bonheur d’un pays, sa force politique, dépendent, non pas du chiffre de ses habitans, mais du rapport de la population à la quantité et surtout à la vertu nutritive des alimens disponibles, Malthus a rendu un service aux sociétés. Le mal causé par ce même philosophe découle des efforts qu’il a faits pour affranchir les législateurs de la responsabilité de leurs fautes. On doit lui reprocher d’avoir présenté la misère publique comme une fatalité à peu près inévitable, d’avoir réfuté par de prétendues lois naturelles les espérances de réforme les plus légitimes. Persuadons-nous, au contraire, que la misère est la cause plutôt que l’effet de l’excès de population ; à ce mal dont l’Europe s’inquiète avec raison, cherchons un remède, non pas, comme les disciples de Malthus, dans de vaines prédications morales à ceux que le malheur a démoralisés, mais dans un ensemble de réformes économiques ou politiques, favorables aux classes affaissées aujourd’hui ; réformes dont l’initiative doit être prise par les hommes d’état, à moins qu’ils ne préfèrent les attendre des violences d’une révolution.

A. Cochut.


  1. Essai sur le principe de la population, précédé d’une introduction par M. Rossi, d’une notice historique par M. Charles Comte, et avec des notes nouvelles de M. Joseph Garnier. — Un volume grand in-8o, chez Guillaumin, 14, rue de Richelieu.
  2. Cette édition a été publiée à Londres en 3 volumes in-8o.
  3. Par ses relations personnelles, Malthus appartenait au parti whig ; mais son livre a été chaleureusement adopté par toutes les nuances du parti conservateur.
  4. On assure que les classes noires des États-Unis, infiniment mieux traitées que les esclaves de nos colonies, ont fourni des exemples de ce doublement phénoménal.
  5. L’individu trouvait dans le régime primitif des castes beaucoup de garanties que n’offrit plus l’esclavage personnel, où l’esclave dépendait du caprice d’un seul maître.
  6. La population du Caucase est évaluée, par M. Hommaire de Hell, à 2 millions d’ames pour 5,000 lieues carrées environ. C’est une proportion très considérable, eu égard à l’état social des belliqueux montagnards et à la nature du sol.
  7. Dans ce total, les serfs font nombre pour les trois quarts, et les hordes nomades pour 9 millions de têtes. La noblesse héréditaire et administrative comprend un peu plus de 1,100,000 individus.
  8. Les statisticiens ont deux manières d’apprécier par des chiffres la prolongation de la vie. Leurs évaluations ont pour base tantôt la vie probable, tantôt la vie moyenne. La probabilité de vie est indiquée par l’âge auquel la moitié des individus nés pendant le cours d’une même année a cessé de vivre. Supposez, par exemple, que, sur 1,000 naissances annuelles, il ne reste plus que 500 personnes vivantes quinze années après, le chiffre 15 sera celui de la vie probable. Le terme de la vie moyenne s’obtient en additionnant toutes les années vécues par le groupe d’individus sur lequel on opère, et en divisant ce total collectif par le nombre des décès : ainsi, que les 1,000 personnes décédées à des âges divers aient vécu collectivement 25,000 ans, le chiffre de la vie moyenne sera 25. La vie probable est un indice de l’état des basses classes ; quand elle s’élève, on peut conjecturer que dans les familles laborieuses l’aisance est assez répandue pour que l’enfance y soit entourée de soins. Il suffit, au contraire, pour élever la moyenne de la vie, qu’une classe riche et privilégiée ait les moyens de reculer les bornes ordinaires de l’existence.
  9. Le dernier recensement de 1842 donne une proportion un peu moins favorable. Le rapport des naissances est de 1 à 33, et celui des morts de 1 à 39 7/10e : il y a dans ces chiffres un symptôme de malaise qu’il est bon de constater en passant.
  10. Le calcul a été établi d’après les tableaux officiels publiés par la préfecture, et qui s’arrêtent malheureusement à l’année 1836. On a choisi l’année 1829 de préférence aux suivantes, pendant lesquelles l’équilibre a été dérangé par des perturbations accidentelles, comme la révolution de 1830 et le choléra. Tout me porte à croire que de semblables calculs, appliqués à une série d’années, ne donneraient pas de variations sensibles. Or, en 1829, il est mort à Paris 25,324 personnes de tout âge, depuis une semaine jusqu’à 100 ans : le total de leurs âges produit 860,470 années, chiffre qui, divisé par celui des décès, donne en moyenne, par tête, un peu moins de 34 ans
  11. Le rapport de M. Villermé est imprimé dans le tome II des Mémoires de l’Académie des sciences morales, 2e série.
  12. Cette observation est suggérée par les tables de la mortalité de Mulhouse ; mais je ne crois pas qu’elle soit applicable au petit commerce des grandes villes.
  13. M. Villermé atténue ce qu’il y a d’affligeant dans ce tableau en signalant diverses causes possibles d’erreur. Quelques détails inexacts ne modifieraient pas essentiellement les faits généraux. On dit, par exemple, que les individus désignés comme rentiers ou propriétaires ne sont pas tous nés avec cette qualité, que ce sont le plus souvent des négocians ou des industriels retirés des affaires, après avoir passé par toutes les crises de l’existence, et qu’il n’est pas étonnant que dans ce petit groupe la vie se prolonge jusqu’à soixante-sept ans. D’accord ; mais, si l’on cesse de faire une classe à part de ces propriétaires, il faut les ramener dans la classe des négocians, et alors la moyenne de la vie, pour ces derniers, sera considérablement augmentée.
  14. Ainsi, dans le calcul fait pour Paris, 300 vieillards septuagénaires représentent un aussi grand nombre d’années vécues que les 9,000 enfans qui meurent annuellement dans cette ville avant l’âge de dix ans. Un très petit nombre de privilégiés, arrivant à cette vie aisée que donne la richesse, modifient essentiellement les résultats apparens des tables de population.
  15. Ce travail a été fait pour la population parisienne. Voyez la livraison de la Revue des Deux Mondes du 15 février 1845.
  16. Dans un remarquable travail inséré aux Mémoires de l’Académie des sciences morales et politiques, 2e série, tome Ier.
  17. Avant l’impulsion donnée à l’agriculture par les économistes français, le prix du blé était beaucoup plus élevé qu’aujourd’hui, relativement à la valeur réelle de l’argent. Je trouve que le prix moyen du setier de Paris fut, de 1674 à 1683 inclusivement, de 26 livres 6 sols 3 deniers, somme qui représente à peu près 72 francs de nos jours. Or, pour 72 francs, on aurait aujourd’hui près de quatre hectolitres de blé, environ deux setiers et demi : la diminution réelle est de trois cinquièmes. Le simple énoncé de ce résultat est le plus bel éloge qu’on puisse faire des économistes de l’école primitive.
  18. Les Principes généraux de l’Économie politique et divers Opuscules non encore traduits en français paraîtront bientôt pour compléter les œuvres de Malthus.