Études sur le XVIIe siècle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 106 (p. 655-694).
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ETUDES SUR LE XVIIe SIECLE

V.[1]
LA PHILOSOPHIE DE BOSSUET.

Il y aurait plusieurs hommes à étudier dans Bossuet, et, si nous osions en courir l’aventure, de récens et excellens travaux nous y inviteraient comme de toutes parts. La savante Histoire critique de la prédication de Bossuet, par M. l’abbé Lebarq, elle-même suivie d’une nouvelle édition des Sermons, dont les deux premiers volumes viennent justement de paraître, nous serait sans doute une heureuse occasion de reparler ici du plus grand des orateurs. Je l’appelle le plus grand, et il l’est, d’autant que les intérêts éternels qu’il agite dans ses Sermons sont eux-mêmes au-dessus de ceux qu’ont remués dans leurs discours les Démosthène, les Cicéron, les Mirabeau. Mais, au lieu de l’orateur, si c’était plutôt l’écrivain qu’on voulût étudier, le livre de M. R. de la Broise sur Bossuet et la Bible nous en procurerait tout naturellement le prétexte. Il ne se peut pas que plus de soixante ans d’un assidu commerce avec la Bible n’aient profité, par l’intermédiaire de Bossuet, à l’enrichissement de la langue ou de la pensée française, et, certes, pour grand qu’il soit, il n’en a pas changé les destinées, mais, en y versant sa propre originalité, peut-être trouverait-on qu’il en a modifié le caractère. Enfin, c’est un meilleur livre encore que le Bossuet de M. Lanson, dont on pourrait s’inspirer et s’aider pour tracer un nouveau portrait de l’homme. La moindre nouveauté n’en serait pas de le montrer lui-même aussi différent que possible de la nature de son éloquence, plus humble et plus doux qu’elle n’est impérieuse, plus conciliant qu’elle n’est agressive, plus naïf, disons-le franchement, qu’elle n’a de profondeur. Mais je n’ai pas aujourd’hui tant d’ambitions, ni si diverses, et ce n’est que sa philosophie dont je voudrais parler. Si l’on a pu suivre, en effet, dans une précédente étude, les progrès de l’incrédulité pendant la première moitié du XVIIe siècle, il est bon de savoir ce que d’autres ont fait, d’autre part, pour les ralentir ; comment, en face des libertins, le plus illustre des évêques de France a compris son devoir ; et si vraiment, du haut de sa chaire, il n’a rien vu des dangers qui menaçaient son église.


I

C’est dans ses ouvrages philosophiques, — dans le Traité du libre arbitre, ou dans le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, — que l’on est accoutumé de chercher ou d’étudier la philosophie de Bossuet ; et rien ne semble, en vérité, plus naturel ni plus sage. Je ne dis donc pas que l’on ait tort ; et, pour caractériser ou pour définir, après tant d’autres, la philosophie de Bossuet, je ne me priverai pas moi-même du secours de ses écrits philosophiques. Mais je ne puis m’empêcher d’observer qu’en s’y renfermant, on leur accorde plus d’importance que ne leur en attribuait Bossuet lui-même, qui ne les a ni publiés, ni songé seulement à préparer pour l’impression ; — et ceci ne laisse pas d’être assez significatif. Dira-t-on qu’il n’a non plus fait paraître lui-même ni sa Politique tirée des paroles de l’Écriture sainte, ni ses Élévations sur les Mystères, ni sa Défense de la Tradition et des saints pères ? Je le sais ; mais je sais aussi que la mort l’en a seule empêché. Je sais que, parmi les occupations infinies de sa verte vieillesse, et pour ainsi parler jusqu’à son dernier jour, dans les relâches que lui laissait la maladie qui devait l’emporter, il retouchait et il revoyait sa Tradition, sa Politique, ses Élévations, avec des scrupules, et une inquiétude, et une impatience d’en finir qui témoignent assez de la grandeur du service qu’il eût cru rendre en les publiant. Mais, au contraire, depuis le temps où il composait le Traité de la connaissance de Dieu, c’est-à-dire aux environs de 1680, pour l’éducation du dauphin, fils de Louis XIV, on ne voit pas que Bossuet l’ait relu seulement, et, — chose assez singulière, — quand l’ouvrage a paru pour la première fois, en 1722, d’après une copie qu’on en avait trouvée dans les papiers de Fénelon, ç’a été sous le titre faux d’Introduction à la Philosophie, et sous le nom de l’archevêque de Cambrai. On ne saurait être plus insouciant ou plus détaché de son propre ouvrage ; et n’est-ce pas d’abord ce qu’oublient ceux qui réduisent la « philosophie » de Bossuet tout entière au peu qu’ils en retrouvent dans ses écrits philosophiques ?

Mais je crains surtout qu’ils ne se méprennent sur la portée de son œuvre, et qu’ils ne se fassent, de la philosophie même, une idée trop courte et trop étroite. La philosophie consisterait-elle à discuter seulement si les qualités de la matière sont en elle ou en nous, si l’espace et le temps sont des choses ou des conditions de notre sensibilité ? Ces sortes de questions, dont je ne méconnais pas l’intérêt, ont quelque chose de trop « scolastique, » au vrai sens, au sens étymologique du mot, et je veux dire par là qu’en dehors de l’école ni l’intérêt n’en est compris, ni peut-être n’en est réel. C’est comme la question de savoir en quoi la nature ou les fonctions propres des « Séraphins, des Chérubins, et des Trônes, » différent de celles des « Puissances, des Vertus, et des Dominations. » Elle appartient sans doute à la théologie, mais la théologie en examine d’autres aussi, de moins excentriques à la vie présente, et si je puis ainsi parler, de plus effectives. Quelque opinion que Bossuet, dans ses ouvrages que l’on appelle philosophiques, ait donc exprimée sur des questions de ce genre, elles ne sont pas sa « philosophie. » Comme la « philosophie » de Voltaire, c’est dans l’ensemble de son œuvre que la « philosophie » de Bossuet est éparse ou plutôt diffuse. Tout autant que dans le Traité de la connaissance de Dieu, c’est dans son Discours sur l’histoire universelle qu’il nous la faut chercher, ou même dans son Histoire des variations des églises protestantes. Elle est encore dans son Instruction sur les états d’oraison, ou dans sa Politique tirée des paroles de l’Écriture sainte. Là est sa métaphysique, là sa logique, là sa psychologie. Là surtout, pour mieux dire encore, est sa conception de la vie, sa manière de résoudre l’énigme de la destinée ; là sont les principes de sa morale ; et là enfin tout ce qu’il convient d’envelopper sous ce nom de sa philosophie, quand on parle d’un homme qui, pendant plus d’un demi-siècle, a plus agi que discouru, et moins disserté que lutté.

Cette manière d’entendre « la philosophie » de Bossuet a plusieurs avantages, et celui-ci premièrement, qui est de décider, en la supprimant, la question de son cartésianisme. Si nous en voulions croire les historiens de la philosophie moderne, — et aussi quelques historiens de la littérature française, — le Discours de la méthode ou les Méditations sur la Philosophie première auraient non-seulement contenu en puissance, mais déterminé en fait toute la pensée du XVIIe siècle, et nous n’aurions, dit-on, ni Pascal ni Molière, ni Bossuet ni Racine, si Descartes n’avait existé. C’est faire trop d’honneur à ce génie chagrin et singulier, qui peut-être n’a manqué de rien tant que de bon sens, à moins encore que ce ne soit de l’expérience de la vie, et du sentiment de la réalité. Pas un de nos grands écrivains du XVIIe siècle n’a vraiment subi la domination de Descartes, et quand Descartes est devenu, trente ou quarante ans après sa mort, le maître des esprits, il y avait longtemps que tous ceux dont on fait ses disciples, arrivés eux-mêmes au terme de leur vie, s’étaient formés à l’école d’une autre philosophie que la sienne. L’influence du cartésianisme au XVIIe siècle est l’une des inventions, l’une des nombreuses erreurs dont Victor Cousin a jadis infesté l’histoire de la littérature française ; — et je le montrerais, si je ne l’avais déjà fait[2].

Mais pour Bossuet, s’il semble quelque part être cartésien, ce n’est précisément que dans son Traité de la connaissance de Dieu ; et, là même, ce que l’on veut qu’il doive à Descartes, c’est à saint Thomas, ou à saint Anselme, ou à saint Augustin qu’il l’emprunte, quand il ne le tire pas de son fonds. J’en pourrais produire, si c’en était ici le lieu, de notables exemples. Et comment, en vérité, n’abonderaient-ils pas, si Descartes s’est moqué de nous avec sa prétention de faire en lui table rase de tout ce qu’il devait à l’enseignement de ses maîtres ? Quand au surplus on épiloguerait sur ce point, et quand on établirait que ce que, saint Thomas ou saint Anselme avaient dit avant lui, Descartes, dans son poêle, l’a réinventé, il serait toujours vrai que ni la théologie, ni la morale, ni l’histoire, ni la politique, qui sont toute la philosophie de Bossuet, n’ayant de place dans celle de Descartes, Bossuet, cartésien par accident ou par occasion, dans celui de ses ouvrages dont les destinées l’ont le moins occupé, ne l’est pas dans les autres. Qu’y a-t-il de cartésien dans le Discours sur l’histoire universelle, ou dans l’Instruction sur les états d’oraison, ou dans la Politique tirée des paroles de l’Écriture sainte ? Et, cependant, la question de savoir quel est le fondement du droit des peuples ou du titre des rois ? ce que c’est que l’amour ? ou encore s’il s’exerce une action de Dieu sur le monde, sont-ce ou non, — je le demande aux philosophes eux-mêmes, — des questions de philosophie ?

J’insisterais, si dans une lettre qu’on ne connaît, il est vrai, que depuis une quinzaine d’années[3], Bossuet en personne, avec une franchise entière, ne s’était expliqué sur Descartes. C’était en 1689, et Huet, l’évêque d’Avranches, qu’on lui avait jadis associé dans l’éducation du dauphin, venait de publier sa Censure de la philosophie cartésienne. En en faisant tenir un exemplaire à Bossuet, l’évêque d’Avranches y joignit une lettre, où il exprimait, par manière de badinage, la crainte que son illustre confrère « n’eût pas pour agréable un ouvrage si contraire à ses opinions. » Bossuet lui répondit, avec un peu d’aigreur, — « autant qu’il me parut, » nous dit Huet en ses Mémoires ; — sur quoi les historiens de la philosophie, sans y regarder davantage, ont conclu que « Bossuet ne put supporter en silence l’apostasie cartésienne de Huet. » C’est exactement le contraire qu’il fallait dire ; et, sans doute, je le répète, on n’avait pas la réponse de Bossuet sous les yeux, mais il était si facile de n’en pas supposer le contenu ! Nous reproduisons ici toute la lettre, comme ne figurant que dans une seule des éditions des Œuvres de Bossuet.


Je ne puis partir, Monseigneur, sans vous faire mes remercîmens, sur le présent que je reçus hier de votre part, ni aussi sans vous dire un mot de la lettre dont il vous a plu de l’accompagner. Vous dites que la doctrine que vous attaquez a eu le bonheur de me plaire ; — c’est Bossuet qui souligne ; — et vous dites aussi dans la Préface, qui est tout ce que j’ai eu le loisir de lire de votre livre, que vous ne prenez la peine de combattre cette doctrine que parce qu’elle est contraire à la religion. Je veux croire, pour ma satisfaction, que vous n’avez pas songé à lier ces choses ensemble ; mais la foi, dans un chrétien et encore dans un évêque qui la prêche depuis tant d’années sans en être repris, est un dépôt si précieux et si délicat[4] qu’on ne doit pas aisément se laisser attaquer par cet endroit-là en quelque manière que ce soit, surtout par un confrère qu’on aime et qu’on estime autant que vous. Je vous dirai donc franchement ce que je pense sur la doctrine de Descartes ou des cartésiens. Elle a des choses que j’improuve fort, parce qu’en effet je les crois contraires à la religion, et je souhaite que ce soit celles-là que vous ayez combattues : vous me déchargerez de la peine de le faire, comme je le fais en toute occasion, et je serai ravi d’avoir un ouvrage de votre façon où je puisse renvoyer les contre-disans. Descartes a dit d’autres choses, que je crois utiles contre les athées et les libertins, et, pour celles-là, comme je les ai trouvées dans.Platon, et ce que j’estime beaucoup plus, dans saint Augustin, dans saint Anselme, quelques-unes même dans saint Thomas et dans les autres auteurs orthodoxes, aussi bien ou mieux expliqués que dans Descartes, je ne crois pas qu’elles soient devenues mauvaises depuis que ce philosophe s’en est servi : au contraire, je les soutiens de tout mon cœur, et je ne crois pas qu’on les puisse combattre sans quelque péril. Pour les autres opinions de cet auteur, qui sont tout à fait indifférentes, comme celles de la physique particulière, et les autres de cette nature, je m’en amuse, je m’en divertis dans la conversation, mais, à ne vous rien dissimuler, je croirais un peu au-dessous du caractère d’évêque de prendre parti sérieusement sur de telles choses.

Voilà, Monseigneur, en peu de mots, ce que je crois sur Descartes. Je vous le dis sans avoir rien sur le cœur qui diminue la cordialité et le respect avec lequel je suis, etc.


A Paris, 18 mai 1689.


Voilà, je pense, une étrange façon de reprocher à Huet son « apostasie cartésienne ; » mais voilà, sur Descartes et sur le cartésianisme, le fond de la pensée de Bossuet. Une part de la doctrine lui est indifférente : c’est, par exemple, la théorie de l’arc-en-ciel, ou le Traité de la formation du fœtus ; et je ne veux point rechercher ici s’il a tort ou raison dans son indifférence. Je dis seulement que ni la religion, ni la politique, ni la morale ne lui paraissant dépendre du nombre des couleurs du spectre ou des phénomènes de la segmentation de l’œuf des mammifères, ce sont choses, pour lui comme pour l’auteur des Pensées, dont il ne faut pas négliger de s’informer en passant, mais qui ne valent pas une heure de peine. Une autre part du cartésianisme n’appartient pas à Descartes : on remarquera que c’en est précisément pour Bossuet la meilleure, celle que Descartes doit lui-même aux Anselme ou aux Augustin. Et enfin, pour la troisième, non-seulement il l’improuve, mais en toute occasion, non content de l’improuver, il l’a combattue, il la combat, il la combattra. Peut-on être moins cartésien ? d’une manière plus explicite, plus modérée d’ailleurs, mais plus ferme aussi dans sa modération ?

Qu’improuvait-il cependant, et qu’a-t-il combattu dans le cartésianisme ? Ce que nous avons déjà vu qu’y aurait combattu Pascal, — si Pascal avait eu le temps de mettre la dernière main à cette Apologie de la religion dont les Pensées ne sont que les fragmens mutilés ; — et ce qu’après Pascal et Bossuet, Fénelon y a combattu à son tour : une conception mécaniste du monde, où, n’y ayant de place que pour la nécessité, il n’y en avait plus pour la liberté de l’homme, et encore moins pour celle de Dieu. Non que Descartes l’eût ainsi voulu ; et au contraire, tout ce que l’on pouvait essayer pour sauver la liberté de Dieu, je crois, et on doit dire qu’il l’a effectivement tenté. Ce sage n’aimait pas qu’on lui fît des affaires ; et c’est un trait de sa prudence que Bossuet a noté quelque part. Mais la logique intérieure du système avait été la plus forte. On l’avait bien vu, quand des spéculatifs plus hardis, Spinosa dans son Éthique, ou Malebranche dans ses Entretiens métaphysiques, et ailleurs, avaient tiré des doctrines du maître ce qu’elles contenaient d’inévitables conséquences. Alors, il avait bien fallu s’avouer que les principes du cartésianisme, bien ou mal entendus, mettaient en question ou plutôt en péril quelques-uns des dogmes essentiels de la religion : la possibilité du miracle, le péché originel, la vraie notion de la grâce, le dogme même de la Providence. Et qui sait si ce n’est pas pour cela qu’un peu inquiet de ce qu’il y avait de trop cartésien encore dans son Traité de la connaissance de Dieu, Bossuet décida de ne pas le faire imprimer ?

Nous commençons à entrevoir les linéamens de sa philosophie. La philosophie de Descartes est une philosophie de la nature : la philosophie de Bossuet est une philosophie chrétienne. Mais nous ne saurions nous en tenir là. Car, sans cesser d’être orthodoxe, et de demeurer fermement uni au corps de l’église, il y a plus d’une manière d’être chrétien ; il y en a surtout plus d’une, de philosopher, si je puis ainsi dire, dans le vaste sein du christianisme. Pour achever donc de déterminer le caractère original et personnel de la philosophie de Bossuet, c’est au cœur du christianisme qu’il faut l’aller étudier ; c’est dans la nature aussi du génie de Bossuet ; et c’est enfin ou peut-être surtout dans les circonstances qui l’ont obligé lui-même à se la définir. On ne tarde pas alors à s’apercevoir qu’entre tous les dogmes de sa religion, s’il en est un qu’il ait pris à cœur de démontrer et de fortifier, c’est celui de la Providence. Bossuet est éminemment le philosophe ou le théologien de la Providence ; son œuvre entière, vue d’assez haut, n’est qu’une apologie de la religion chrétienne par le moyen de la Providence ; et depuis ses premiers Sermons jusqu’à sa Politique tirée des paroles de l’Écriture sainte, s’il est une idée qui reparaisse dans tous ses ouvrages, qui en éclaire l’intention pour en recevoir à son tour une lumière nouvelle, et qu’il excelle à ramener où et quand on l’attendait le moins, c’est l’idée de la Providence.


II

Je ne dis pas qu’il l’ait inventée. Si je l’osais dire, et qu’il pût m’entendre, cette manière de louer son originalité le ferait frémir d’indignation et de colère. En effet, je parle ici de l’homme qui n’a pas craint d’écrire quelque part : « L’hérétique est celui qui a une opinion. » Bossuet n’a pas eu d’opinion, et il a mis sa gloire, ou plutôt sa religion, à ne rien inventer. Mais, comme il le fait également observer, puisque les mêmes dogmes, selon les temps, les occasions, et le génie particulier des novateurs, sont attaqués de diverses manières, tantôt dans une partie d’eux-mêmes et tantôt dans une autre, il en faut suivre les contradicteurs sur le terrain qu’ils se sont choisi ; et, à de nouveaux assauts, il faut ainsi qu’on oppose des défenses nouvelles.

C’est justement ce que Bossuet a fait. Sans doute, les païens eux-mêmes avaient déjà l’idée d’une Providence, puisque Lucrèce, en son poème, ne s’est rien proposé de plus capital que de la ruiner. En revanche, cette même idée, les stoïciens, eux, la considéraient comme constituant en quelque manière le fond de la définition de Dieu, a Que resterait-il à la neige, disait l’un d’eux, si on lui ôtait le froid, et au feu si on lui ôtait la chaleur ? De même, que resterait-il à l’âme si on lui ôtait le mouvement, et à Dieu si on lui ôtait la Providence ? » Les Pères étaient venus ensuite, ceux de l’église grecque, Chrysostome et Grégoire de Nysse, qu’à la vérité j’ai peu lus ; et ceux de l’église latine, saint Augustin, Orose, Salvien « le prêtre de Marseille, » avec son de Gubernatione Dei, et Boèce, à leur suite, et plus tard saint Thomas, combien d’autres encore, que j’ignore ou que j’oublie ! Mais si les principes étaient depuis longtemps posés et consentis, il y avait bien des conséquences que l’on n’en avait pas encore aperçues ou tirées ; et, sans parler de cette magnificence ou de cette force de style grâce auxquelles Bossuet devait presque égaler la grandeur de son sujet, personne avant lui n’avait donné plus d’extension à cette idée de la Providence, n’en avait fait des applications plus diverses, n’y avait enfin, et en un certain sens, plus savamment réduit la religion tout entière.

Aussi bien n’en était-il pas qu’il fût alors plus urgent de défendre contre les libertins, n’y en ayant pas, — ce sont les termes de Bossuet lui-même, — qui « fût exposée à des contradictions plus opiniâtres. » Pour le prouver, j’ai déjà plusieurs fois cité le père Garasse, en sa Doctrine curieuse des beaux esprits, ou Mersenne encore, dans ses Questions sur la Genèse. A leur témoignage, puisqu’on en a contesté la valeur, je puis joindre aujourd’hui celui de Lessius[5], ce même Lessius que Pascal a si fort malmené, mais qui n’en est pas moins l’une des gloires de la compagnie de Jésus. Nous avons, en effet, dans les Opuscules de Lessius, à la date de 1613, un traité dont le titre tout seul est assez caractéristique : de Providentia numinis, et animi immortalitate libriduo, advenus atheos et politicos ; et peut-être, en passant, n’est-il pas superflu de noter que Bossuet possédait les Opuscules de Lessius, sous le numéro 131 du catalogue de sa bibliothèque. Il possédait aussi, sous le numéro 314, la Politique d’un autre jésuite, le père Adam Contzen. Et Lessius disait, dans la Dédicace de son livre à l’évêque de Gand : « Parmi beaucoup de sectes impies dont les funestes doctrines déchirent le sein de la religion, il n’y en a ni de plus nombreuse en adeptes, ni de plus étendue, ni qu’on retrouve en plus de lieux sur terre que celle des athées, — secta ἀθέοτητος (atheotêtos), — je veux dire de ces libertins qui nient ou qui révoquent en doute la Providence divine et l’immortalité de l’âme. » C’est ce que disait également Contzen, dans sa Politique, dont il employait presque entièrement le premier livre à la réfutation des argumens des athées contre la Providence. Héritiers, par notre Montaigne, de l’épicurisme ou du naturalisme italien de la renaissance, s’il était un dogme qui fût en butte aux sarcasmes des libertins du XVIIe siècle, nous pouvons l’affirmer, c’était celui de la Providence ; — et si ce n’est pas la seule raison que Bossuet ait eue de le défendre, c’en est au moins la première.

Car il en avait d’autres, que je me contenterai d’indiquer en courant. — Les jansénistes, embarrassés peut-être par leurs doctrines sur la prédestination, qui restreignait singulièrement la liberté de Dieu même, n’avaient pour ainsi dire pas touché cette matière de la Providence. Est-ce pour ce motif secret que, si l’idée s’en retrouve dans l’Augustinus de Jansénius et dans les Pensées de Pascal, comme étant inséparable de l’idée même de Dieu, je ne me rappelle pas que le nom s’y en rencontre une seule fois ? — On sait d’autre part qu’à Metz, la seule ville de France où les juifs eussent un état légal, leur misérable condition avait éclaté aux yeux de Bossuet, tout jeune encore, comme une preuve vivante de la Providence de Dieu. N’a-t-on pas retrouvé, dans un sermon de cette époque, Sur la bonté et la rigueur de Dieu, le dessin un peu grêle, mais aisément reconnaissable de la deuxième partie du Discours sur l’histoire universelle ? — Et enfin, si, depuis longtemps, la tentation des libertins était d’imputer à la « Nature » ou au « Destin » la régularité de ce gouvernement du monde que la religion déférait à Dieu, le cartésianisme, en précisant ce que la tentation avait d’encore vague, n’avait-il pas fixé ce qu’elle avait avant lui d’incertain ? Bossuet, plus perspicace qu’on ne le veut bien dire, a compris que si les progrès de la science devaient bientôt menacer quelque dogme, c’était d’abord celui de la Providence.

Mais sa grande raison de s’attacher, pour ainsi dire, au dogme de la Providence, de le faire sien, — comme Pascal aurait fait celui de la chute originelle, s’il avait achevé son Apologie de la religion, — c’est qu’il n’y en avait pas qui convînt mieux à la nature de son génie. Qui donc a cru dire autrefois quelque chose de spirituellement malicieux, en appelant Bossuet « un conseiller d’État ? » C’était en tout cas un évêque, non un moine ; et j’entends par là qu’en même temps qu’un dogme et qu’une morale, sa religion est une politique aussi. Ce n’est pas tout pour lui que d’enseigner ou de prêcher les hommes : il se croit également investi du droit ou chargé de l’obligation de les conduire. Lisez plutôt, dans sa Politique, l’article intitulé : Erreurs des hommes du monde et des politiques sur les affaires et les exercices des religions. Aussi, ce qu’il a vu d’abord dans le dogme de la Providence et ce qu’il s’est complu à en bien dégager, est-ce l’idée de gouvernement, et, pour user de ses propres expressions, ce sont les « maximes d’État » de la « politique du ciel. » Les rois sont comme des dieux, et Dieu est le Roi des rois. De même donc que les rois sont rois pour faire régner sur terre, par des moyens dont le choix et l’application n’appartiennent qu’à eux, la justice, la paix, et la prospérité ; de même, Dieu, par des voies qui nous sont cachées, conduit le monde à des fins également dignes de sa justice, de sa puissance, et de sa bonté. Dans les Sermons, dans le Discours sur l’histoire universelle, dans la Politique tirée des paroles de l’Écriture sainte, il n’y a pas d’idée qui revienne plus souvent, de comparaison qui soit plus naturelle à Bossuet, d’analogie qui lui paraisse mieux fondée. Évidemment, comme il y avait une affinité secrète entre le pessimisme de Pascal et la sévérité ou la dureté du dogme de la chute, il y en a une entre le dogme de la Providence et le goût comme inné de Bossuet pour la règle, pour l’ordre, pour l’unité. S’il a détendu comme personne l’idée de la Providence, c’est qu’il l’a sentie, ou éprouvée, si je puis ainsi dire, comme personne ; et quand il n’aurait rien ajouté que lui-même à ce qu’on en avait dit avant lui, c’est pour cela qu’il en demeurerait toujours le philosophe et le théologien.

Suivons donc le développement de l’idée dans son œuvre ; et voyons-la, non pas assurément d’informe ni de vague, mais pourtant, de flottante ou de trop générale encore, devenir plus précise ou plus particulière, et, en se particularisant, s’élargir, s’enrichir, s’approfondir.

Elle est partout dans les Sermons, et par exemple, il y a longtemps qu’on l’a signalée dans ce sermon Sur la bonté et la rigueur de Dieu, que je rappelais plus haut. Bossuet avait alors environ vingt-cinq ans. Peu de sermons sont plus caractéristiques de sa première manière, agressive et souvent violente, militante et passionnée, peu pitoyable à la faiblesse humaine. L’idée que ce jeune prêtre se fait là de la Providence, — ou plutôt des vengeances du Dieu dont il est le ministre, — outre qu’elle manque un peu de générosité, manque surtout d’ampleur et d’originalité. Tout frémissant encore d’une horreur sacrée des bourreaux du Christ, comme s’il sortait d’assister au drame du calvaire, il n’y a rien là de personnel que l’accent, que l’éclat de la parole, que l’allure du discours. Rien de plus : rien surtout qui indique la présence dans son auditoire d’un autre ennemi que le juif ; rien qui pousse, ou qui perce, et qui passe au-delà des murs entre lesquels il prêche, mais


…….. Dieu trouvé fidèle en toutes ses menaces ;


et la destruction de Jérusalem, la dispersion du peuple juif, la malédiction qui continue toujours, après dix-sept cents ans, de peser partout sur eux, tournées, pour le chrétien intransigeant qu’il est, en preuves irrécusables de la vérité de sa religion.

Il y a quelque chose d’autre, et de plus, dans les deux sermons Sur la Providence, que l’on date, l’un de 1656, et le second de 1662. Si nous en avions le loisir, l’occasion serait belle et la tentation naturelle de comparer les deux discours, pour montrer ce que six années seulement d’intervalle ont mis de différence entre deux manières de traiter le même sujet par les mêmes argumens. Mais, ce qui nous importe beaucoup davantage, on voit les libertins ici paraître en scène, et Bossuet, dans son exorde, annoncer son intention d’établir contre eux la vérité du dogme de la Providence :


De toutes les perfections infinies de Dieu, celle qui a été exposée à des contradictions plus opiniâtres, c’est sans doute cette Providence éternelle qui gouverne les choses humaines. Rien n’a paru plus insupportable à l’arrogance des libertins, que de se voir continuellement observés par cet œil toujours veillant de la Providence ; il leur a paru, à ces libertins, que c’était une contrainte importune de reconnaître qu’il y eût au ciel une force supérieure qui gouvernât tous nos mouvemens et châtiât nos actions déréglées avec une autorité souveraine. Ils ont voulu secouer le joug de cette Providence qui veille sur nous, afin d’entretenir dans l’indépendance une liberté indocile qui les porte à vivre à leur fantaisie, sans crainte, sans retenue, et sans discipline.


Mais, comme une eau qui sort en bouillonnant d’une source trop pleine, les idées de Bossuet, se pressant ici les unes les autres, si leur abondance ne le détourne pas lui-même de son principal dessein, cependant l’ensemble du discours a quelque chose encore de confus ou d’irrégulier. L’idée en est belle, elle est grande : c’est que, pour prendre notre point de perspective, et pour entendre quelque chose au plan divin de la création, il faut sortir du monde, en franchir les limites étroites, s’élever soi-même au-dessus du temps qui passe, plus haut, plus loin encore, et se transportant en espérance au jour du dernier jugement, voir de là se débrouiller la confusion des choses humaines, tout se remettre en place, et le désordre enfin prouver l’ordre. Mais, pour reconnaître ensuite avec lui, — je parle en libertin, — « toute l’économie de la Providence » dans le verset du psalmiste : Calix in manu Domini vini meri plenus mixto, n’y faut-il pas peut-être, avec beaucoup de bonne volonté, quelque subtilité d’esprit ? ou est-on seulement obligé de l’y reconnaître ? J’ajoute que, dès le second point, il ne s’agit plus dans le sermon que de l’utilité des afflictions, laquelle fait sans doute une partie de la question de la Providence, mais ne l’est pas cependant tout entière, et semble en résulter comme une conséquence plutôt qu’elle ne sert à la démontrer ou à l’établir. S’il est d’ailleurs toujours hasardeux de lier le libertinage de l’esprit à celui des mœurs, — parce que la vertu d’un seul athée suffit à renverser toute l’argumentation, — c’est un danger que Bossuet n’a pas évité dans ce premier sermon.

Je le trouve plus libre dans le second, dont l’ordonnance, ayant plus de simplicité, a plus de solidité aussi. Les libertins font plus ici que de paraître, ils occupent tout le discours, comme ils occupaient, en le composant, toute la pensée du prédicateur. Je ne puis résister au plaisir d’en recopier au moins l’exorde, l’un des plus beaux que nous ayons de Bossuet, où l’on entend sonner comme un bruit de guerre, et dont le geste superbe semble celui d’un Condé menant ses troupes à l’assaut :


Nous lisons dans l’histoire sainte que le roi de Samarie, ayant voulu bâtir une place forte qui tenait en crainte et en alarme toutes les places du roi de Judée, ce prince assembla son peuple, et fit un tel effort contre l’ennemi que, non-seulement il ruina cette forteresse, mais qu’il en fit servir les matériaux pour construire deux grands châteaux par lesquels il fortifia sa frontière. Je médite aujourd’hui, Messieurs, de faire quelque chose de semblable, et dans cet exercice pacifique, je me propose l’exemple de cette entreprise militaire. Les libertins déclarent la guerre à la Providence divine, et ils ne trouvent rien de plus fort contre elle que la distribution des biens et des maux, qui paraît injuste, irrégulière, sans aucune distinction entre les bons et les méchans. C’est là que les impies se retranchent comme dans leur forteresse imprenable ; c’est de là qu’ils jettent hardiment des traits contre la sagesse qui régit le monde, se persuadant faussement que le désordre apparent des choses humaines rend témoignage contre elle. Assemblons-nous, Chrétiens, pour combattre les ennemis du Dieu vivant ; renversons les remparts de ces nouveaux Samaritains. Non contens de leur faire voir que cette inégale dispensation des biens et des maux du monde ne nuit en rien à la Providence, montrons, au contraire, qu’elle l’établit. Prouvons, par le désordre même, qu’il y a un ordre supérieur qui rapporte tout à soi par une loi immuable, et bâtissons les forteresses de Juda des débris et des ruines de celle de Samarie.


Ai-je besoin de faire observer qu’en prêchant ici le dogme, Bossuet ne le détachera pas de l’usage ou de l’application que son auditeur en doit faire ? Quoi que l’on en ait voulu dire, du haut de la chaire chrétienne ce sont bien des leçons de morale qu’il donne, ce sont des règles de conduite qu’il prescrit ; et je me repens de l’avoir jadis représenté, sur la loi de Désiré Nisard, comme j’aurais pu faire un théologien argumentant dans l’école sur le mystère de la Trinité. Mais l’intention polémique, et par suite aussi l’intention doctrinale, est, sinon mieux marquée, du moins plus facile à saisir dans ce second sermon. Contre les libertins, qu’il n’accuse plus ici de dérèglement dans les mœurs, mais plutôt d’orgueil et de confiance en eux-mêmes, dans les fumées de leur propre sagesse, il semble que Bossuet se prépare à ramasser l’arme qui va, dans quelques jours, tomber des mains de Pascal expirant. Et ne peut-on pas dire qu’il va déjà plus loin que l’auteur des Pensées, si ce n’est plus seulement, comme lui, l’indifférence ou l’insouciance des athées qu’il combat en eux, mais leurs attaques auxquelles il se propose de répondre par des ripostes, leurs raisons auxquelles il oppose les siennes, leurs argumens enfin dont il se fait fort de leur démontrer publiquement la faiblesse ? Je ne crois d’ailleurs pas qu’il y ait réussi, dans le second sermon Sur la Providence, et, lui-même, il n’allait pas tarder à s’en apercevoir.

Qu’il y ait, en effet, de l’ordre dans la nature, et un point fixe, par conséquent, d’où se démêle et s’organise l’apparente confusion des affaires humaines ; qu’il y ait des lois, dont la stabilité soit le premier caractère, un caractère sans lequel elles ne seraient pas lois ; et que l’enchaînement secret en forme le système du monde, ce n’était plus, aux environs de 1660, ce que niaient nos libertins, ni surtout les cartésiens, puisqu’au contraire ils arguaient de cette stabilité même des lois de la nature, et de la réalité de l’ordre universel, pour établir en quelque manière l’inexistence de la Providence sur son inutilité. Interrogés sur la place, ou sur le jeu, qu’ils laissaient à l’action divine dans le gouvernement du monde, ils auraient pu déjà répondre, comme ce géomètre, qu’ils n’avaient pas besoin de cette hypothèse ; et, ainsi que l’on disait alors, c’était faire pour eux, en tout cas, que de leur montrer tout l’univers soumis à une loi d’airain dont la nécessité enchaînait Dieu lui-même. Bossuet a failli commettre cette erreur ; mais c’est Fénelon qui y est tombé, dans la première partie de son Traité de l’existence de Dieu.

Les libertins disaient encore qu’il n’était pas de la majesté de Dieu, s’il existait, de se soucier des affaires des hommes, non plus que les hommes ne s’occupent de celles des fourmis ou des moucherons. Si est uliquod numen supremum, credibile est illud se rebus humanis non immiscere, nec curare quid apud nos agatur. Cela n’était pas davantage de sa perfection, ajoutaient-ils, dont le propre, étant de se suffire à elle-même, est donc aussi d’habiter éternellement en soi, sans en pouvoir sortir que pour se nier en se manifestant.

Enfin, et de tous leurs argumens, celui-ci, — qui détruisait les autres, il est vrai, mais on n’y regardait pas de si près, — est sans doute le plus ingénieux : ils soutenaient qu’il n’arrive à chacun que ce que chacun a voulu ; que la proportion est constante entre l’effort et le résultat ; et qu’heureux ou malheureux, tout homme est lui seul à lui-même l’artisan de sa destinée. Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, il n’y en avait pas moins vingt raisons pour qu’Octave vainquît au promontoire d’Actium, et que tout ce qu’il était, joint à tout ce qu’il représentait, triomphât de tout ce qu’était l’amant de l’Égyptienne. La conséquence est assez claire : si nous sommes ainsi à nous-mêmes notre Providence, que réservera-ton pour sa part à celle de Dieu ? où, quand, et comment veut-on qu’elle s’exerce ? dans quels intervalles des affaires humaines ? Il faut retenir cet argument, pour bien entendre la philosophie de Bossuet sur les « choses fortuites, » et ce que l’on pourrait appeler sa théorie du hasard.

Parcourez maintenant les sermons de sa grande époque. C’est l’expression dont on se sert pour désigner ceux qu’il a prêches de 1662 à 1670. Aussi souvent que le sujet le comporte, vous n’en trouverez pas un qui ne soit un commencement de réponse à quelqu’un de ces argumens.

Qu’essaie-t-il de prouver dans son sermon Sur l’ambition, qu’il a prêché cinq ou six fois ? Précisément ce qu’il a si bien résumé plus tard dans un endroit de sa Politique. « On a beau compasser, dira-t-il, tous ses discours et tous ses desseins, l’occasion apporte toujours je ne sais quoi d’imprévu, en sorte qu’on fait toujours plus ou moins qu’on ne pensait. Et cet endroit inconnu à l’homme dans ses propres actions et dans ses propres démarches, c’est par où Dieu agit, et le ressort qu’il remue. » Voyez encore ses sermons Pour la fête de tous les saints ou Pour le Jour de Noël. Ils célèbrent le mystère du jour ; mais, dans cette commémoration solennelle, ce qu’ils ont surtout pour objet de mettre en lumière, c’est le pacte d’amour que la bonté de Dieu, en le rachetant, a voulu conclure avec la faiblesse de l’homme. Et, tel sermon Sur les devoirs des rois ou Sur la justice, quelle en est l’idée intérieure et profonde ? C’est, comme Bossuet le dit lui-même, c’est de nous apprendre que « Dieu a voulu tout décider, c’est-à-dire donner des décisions à tous les états, » ou, en d’autres termes, régler les conditions des hommes, celle du roi comme celle du prêtre, celle du marchand dans sa boutique ou de l’artisan dans son ouvroir, et leur donner à tous des principes de conduite qui le mêlent, pour ainsi dire, à toutes nos actions comme à toutes nos pensées. Descendant des hauteurs inaccessibles où jusqu’alors on l’avait placée, n’est-il pas vrai qu’ici l’idée de la Providence ne s’abaisse assurément pas, mais enfin s’humanise ? La preuve qu’on en cherchait dans de vains raisonnemens, Bossuet nous la fait voir et comme toucher en nous, dans le secret de notre conscience. Il y a une force cachée qui fait servir nos actes à des fins que nous n’avions ni prévues, ni souvent souhaitées, qui nous effraient quelquefois nous-mêmes, et cette force, c’est Dieu.

Arrivé là, il ne lui restait plus qu’à en montrer la présence dans l’histoire, et je ne sais si ce n’est pas le principal objet de ses Oraisons funèbres, mais surtout des deux premières : l’Oraison funèbre d’Henriette de France, datée, comme l’on sait, de 1669, et l’Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre, prononcée le 21 août 1670. Bossuet avait quarante-trois ans. Rappellerai-je ces paroles, qui sont, ou qui étaient jadis, il n’y a pas longtemps encore, dans toutes les mémoires ? Le Français qui les vantait n’apprenait rien alors à l’étranger, et je commence à craindre que ce ne soit bientôt l’étranger qui nous les rapprenne :


C’était le conseil de Dieu d’instruire les rois à ne point quitter son Église. Il voulait découvrir, par un grand exemple, tout ce que peut l’hérésie, combien elle est naturellement indocile et indépendante, combien fatale à la royauté et à toute autorité légitime. Au reste, quand ce grand Dieu a choisi quelqu’un pour être l’instrument de ses desseins, rien n’en arrête le cours : ou il enchaîne, ou il aveugle, ou il dompte tout ce qui est capable de résistance. « Je suis le Seigneur, dit-il par la bouche de Jérémie ; c’est moi qui ai fait la terre avec les hommes et les animaux, et je la mets entre les mains de qui il me plaît. Et maintenant, j’ai voulu soumettre ces terres à Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon serviteur. » Il l’appelle son serviteur, quoique infidèle, à cause qu’il l’a nommé pour exécuter ses décrets. « Et j’ordonne, poursuit-il, que tout lui soit soumis, jusqu’aux animaux, » tant il est vrai que tout ploie et que tout est souple quand Dieu le commande ! Mais écoutez la suite de la prophétie : « Je veux que ces peuples lui obéissent, et qu’ils obéissent encore à son fils, jusqu’à ce que le temps des uns et des autres vienne. » Voyez, chrétiens, comme les temps sont marqués, comme les générations sont comptées : Dieu détermine jusques à quand doit durer l’assoupissement, et quand aussi se doit réveiller le monde. Si j’ai cru devoir choisir ce passage parmi tant d’autres, ce n’est pas seulement qu’il nous montre Bossuet en pleine possession de son idée maîtresse, mais encore c’est que l’on y voit la promesse des applications qu’il en va faire, et qui vont remplir maintenant trente ans de son existence. « Ce que peut l’hérésie, combien elle est naturellement indocile et indépendante, combien fatale à la royauté et à toute autorité légitime, » c’est l’Histoire des variations des églises protestantes. Mais « quand ce Dieu a choisi quelqu’un pour être l’instrument de ses desseins, » la manière dont « il enchaîne, ou il aveugle, ou il dompte tout ce qui est capable de résistance, » n’est-ce pas l’idée du Discours sur l’histoire universelle ? Et l’un et l’autre, c’est toujours aussi l’idée de la Providence. Or, si les protestans n’avaient pas attaqué l’Histoire des variations, nous n’aurions ni les Avertissemens aux protestans, ni les deux Instructions pastorales sur les promesses de l’Église, ni l’Explication de l’Apocalypse. Nous n’aurions, d’autre part, ni la Défense de la tradition et des saints pères, ni les deux Instructions sur la traduction du Nouveau-Testament publiée à Trévoux, ni tant d’autres écrits, s’il n’avait fallu défendre contre les « libertins, » et contre les « critiques, » le Discours sur l’histoire universelle. Mais l’Histoire des variations soulève tant de questions particulières, et d’un autre ordre, qui ne se rattachent qu’indirectement à celle que nous examinons, qu’on ne s’étonnera pas si, de ces deux grands ouvrages, puisque le choix en est libre, nous nous attachons de préférence au Discours sur l’histoire universelle.


III

Nous n’avons pas sans doute à justifier, contre tant de vaines critiques dont il a été l’objet, mais auxquelles, d’ailleurs, nous voyons qu’il ne laisse pas d’avoir assez heureusement résisté, le plus célèbre, et presque le plus achevé des ouvrages de Bossuet. Qui croirait qu’on lui a sérieusement reproché, dans un Discours qui se termine à l’avènement de Charlemagne, de n’avoir pas parlé de l’Amérique ? Un autre s’est plaint qu’il eût passé Mahomet sous silence, comme si Bossuet, à deux reprises, et notamment à la fin du livre, n’avait pas renvoyé de parler de Mahomet et de l’islamisme à un autre Discours ! On ne saurait discuter, selon le vieil adage, avec ceux qui ne conviennent pas des principes ; et nous, que pouvons-nous répondre à des critiques dont le premier soin semble avoir été de ne pas lire l’ouvrage qu’ils voulaient critiquer ? Nous attendrons qu’ils l’aient lu.

Quant au reproche de n’avoir pas tenu les promesses de son titre, et, par exemple, dans une Histoire universelle, de n’avoir traité ni de l’Inde ni de la Chine, je ne dirai pas que Bossuet l’eût fait dans son second Discours, — quoique d’ailleurs on pût le soutenir et presque le prouver. Comme de l’islamisme et comme de Mahomet, il attendait, pour parler de l’Inde et de la Chine, qu’elles fussent entrées dans le plan de l’histoire de la civilisation occidentale, et même, pour les y introduire, nous pourrions indiquer le moyen qu’il eût pris. C’est celui dont Fénelon, quelques années plus tard, a usé dans un sermon classique, Pour la fête de l’Epiphanie, où il montre la catholicité passant les mers, et allant réparer au loin, dans les contrées de l’extrême Orient, les pertes que lui avaient infligées les victoires de Luther et de Calvin. À moins encore qu’il n’eût naïvement répondu, comme il l’a fait dans un curieux passage de sa seconde Instruction pastorale sur les promesses de l’Église :


S’il y a des particuliers qui ne croient pas à l’Evangile, qui doute qu’il y ait aussi des nations, puisqu’on en trouve même « à qui l’esprit de Jésus ne permet pas de prêcher » durant de certains momens ? (Act. XVI, 6, 7.) Allez donc chicaner saint Paul et Jésus-Christ même, et alléguez-leur la Chine, comme vous faites sans cesse, et, si vous voulez, les Terres Australes, pour leur disputer la prédication écoutée par toute la terre. Tout le monde, malgré vous, entendra toujours ce langage populaire qui explique par toute la terre le monde connu, et dans ce monde connu une partie éclatante et considérable de ce grand tout. En sorte qu’il sera toujours véritable que ce sera de ce monde que l’Église demeurera toujours composée…


Il est bien difficile de ne pas croire qu’il songe, en écrivant ces mots, à son Histoire universelle. Et, en effet, ne pourrait-on pas dire, non-seulement avec aie langage populaire, » mais avec celui même de la philosophie, que le premier caractère d’une Histoire vraiment universelle est de ne l’être pas[6] ? Comme l’histoire de chacun de nous, pareillement l’histoire des nations est pleine de momens qui ne s’objectivent point, pour ainsi parler ; d’événemens qui périssent en naissant ; d’accidens qui ne laissent point après eux de traces d’eux-mêmes ; et je sais bien que ce sont ceux que les chronographes ou les annalistes se complaisent à enregistrer, mais ce sont ceux aussi dont on a dit avec raison qu’il n’y avait rien de plus méprisable qu’un fait. Bossuet n’a compté, lui, ni cru devoir compter qu’avec les autres, ceux qui forment la trame éternellement subsistante de l’histoire ; et, de lui demander, au lieu de son Discours, de n’avoir pas écrit l’Art de vérifier les dates, ne serait-ce pas se moquer du monde ? Enfin, si Voltaire et les voltairiens se plaignent qu’il ait fait graviter l’histoire de l’univers autour de celle du peuple juif, — pour lequel on sait l’étrange, l’insolent, et l’inhumain mépris qu’ils affectent encore, — à qui l’érudition contemporaine a-t-elle donné raison ? Qui donc a dit qu’il n’y avait au monde que « trois histoires de premier intérêt ? » Celle des Grecs, celle des Romains, celle des Juifs. Qui a prouvé que, si le christianisme était et demeure jusqu’ici le fait le plus considérable de l’histoire du monde, il ne s’expliquait lui-même, et ne se comprenait qu’à la lumière de l’histoire du peuple de Dieu ? N’est-ce pas M. Ernest Renan ? Nous dira-t-on aussi de lui, que, s’il n’a pas fait plus de place, une part plus large, dans ses Origines du christianisme, au bouddhisme par exemple, ou, généralement, à l’influence des philosophies orientales, c’est qu’il les ignore ? Mais si l’idée que M. Renan se fait de la philosophie de l’histoire est sans doute un peu étroite, — j’entends toujours chrétienne, en dépit qu’il en ait, ou plutôt toujours biblique, — reprocherons-nous à Bossuet, il y a deux cents ans maintenant passés, de ne s’en être pas fait une plus large ? Ne le trouverons-nous pas excusable, lui, qui n’avait pas été l’élève d’Eugène Burnouf ? Et ne conviendrons-nous pas qu’imaginaire comme les autres, le grief qu’on lui fait, d’avoir ordonné l’histoire du monde par rapport à celle du peuple juif, ce grief à son tour tombe, s’évanouit, et se dissipe comme eux ?

C’est ce que je dirais si j’avais à défendre le Discours sur l’Histoire universelle. J’ajouterais qu’à mon avis, les lacunes ou les défauts n’en sont pas où l’on croit les voir, mais ailleurs, et qu’assurément ce n’est point Voltaire qui les a réparés, dans son Essai sur les mœurs, avec ce qu’il y dit de l’Ezour-Veidam ou de l’empereur Kam-Hi. Mais ce qu’il est plus intéressant de montrer, c’est le dessein que Bossuet s’est proposé dans son Discours, ce sont les raisons particulières qu’il a eues de le publier. C’est aussi que l’intention en est plus subtile, et surtout plus complexe que ne le donneraient à croire la simplicité de l’ordonnance, la lucidité du raisonnement, l’incomparable netteté du style. Unique en effet, pour l’aisance ou la négligence même, un peu hautaine, avec laquelle il jette, en passant, dans sa phrase plus rapide encore que majestueuse, autant d’idées que de mots, Bossuet ne l’est pas moins, dans ses grands ouvrages, pour l’art dont il sait faire marcher du même pas, ou courir de la même allure, l’exposition des faits, la réfutation des opinions adverses, et la démonstration du dogme. J’en voudrais montrer un bel exemple dans le Discours sur l’histoire universelle.

On n’y voit d’ordinaire qu’une philosophie de l’histoire, mais il est encore, et de plus, une apologie de la religion, et une démonstration du dogme de la Providence contre les libertins. Nous en avons pour garant un curieux endroit du Journal de l’abbé Ledieu. Ledieu, qui fut vingt ans le secrétaire de Bossuet, nous a laissé sur son maître des Mémoires panégyriques, et un Journal particulier qui sent moins l’admiration d’un fidèle secrétaire que la sourde hostilité d’un plat valet de chambre. Or, un jour qu’ils causaient du Discours, dont Bossuet préparait la dernière édition qu’il ait donnée, et que Ledieu, comme il le pouvait sans flatterie, lui en faisait de grands complimens, Bossuet lui dit : « Oui, j’ai voulu dans mon Discours réunir à l’autorité des premiers apologistes et de saint Augustin tout ce qui est répandu dans la tradition. Mais, il y a plus : après avoir épuisé l’Écriture et les Pères, j’ai voulu combattre, de mon propre fond, les philosophes anciens et païens, par des raisons nouvelles, qui n’ont jamais été dites, et que je tire le plus souvent de mes adversaires mêmes. » Nous ne saurions mieux définir la part d’invention ou d’originalité de Bossuet dans son Discours, ni rien répondre de plus net à ceux qui veulent qu’il en doive la première idée à Pascal, ou à M. Duguet. On n’a pas besoin de rien emprunter, fût-ce à l’auteur des Pensées, lorsque l’on est Bossuet, et que l’on a saint Augustin sous la main. Quant aux « raisons nouvelles » qu’il avait tirées de « ses adversaires mêmes, » il ne faut, pour les trouver, chercher ni bien longtemps ni bien loin ; — et il suffit d’une seule observation.

Si la raison de l’homme, en effet, peut s’élever toute seule, d’elle-même et sans effort, à l’idée d’une Providence générale, qui gouvernerait le monde par des lois générales, immuables et nécessaires, il nous est moins aisé de concevoir l’idée d’une Providence particulière, dont l’active sollicitude, partout et toujours présente, ne souffrirait ni que la liberté de nos caprices troublât l’ordre de ses desseins, ni qu’il tombât sans sa permission « un seul cheveu de notre tête. » Même, nous la formons d’autant moins aisément que la raison de l’humanité se développe davantage ; et il semble qu’elle ait quelque chose de plus enfantin encore qu’inconcevable. Cependant, cette Providence particulière est celle des chrétiens. « Qu’entendons-nous par le mot de providence, — dira bientôt Fénelon, dans sa Réfutation du système du P. Malebranche, inspirée, presque dictée, revue et corrigée par Bossuet ? — Ce n’est point l’établissement des lois générales ni des causes occasionnelles ; tout cela ne renferme que les règles communes que Dieu a mises dans son ouvrage en le créant. On ne dit point que c’est la Providence qui tient la terre suspendue, qui règle le cours du soleil, et qui fait la variété des saisons ; on regarde ces choses comme les effets constans et nécessaires des lois générales que Dieu a mises d’abord dans la nature ; mais ce qu’on appelle Providence, selon le langage des Écritures, c’est un gouvernement continuel qui dirige à une fin les choses qui semblent fortuites. » Et Bossuet met à la marge : « La Providence semble enfermer tout cela, mais plus particulièrement ce qui semble fortuit. » C’est là, précisément, ce qu’il est difficile à la raison d’admettre, que Dieu ait déchaîné les révolutions d’Angleterre pour sauver l’âme de Mme Henriette ! Ou plutôt, c’est ce qu’il lui serait impossible d’admettre, comme étant contradictoire, si la révélation n’était là, qui l’en assure. La conséquence est évidente. Pour établir le dogme de la Providence, il fallait commencer par mettre hors de doute l’autorité de la révélation, ou, si l’on veut, il fallait les prouver l’une par l’autre, et toutes les deux par l’histoire, en montrant que l’histoire inexplicable sans la Providence, ne s’éclaire et ne se comprend qu’à la lumière de la révélation.

C’est ce que niaient les libertins, et, en particulier, le plus illustre alors d’entre eux, ce juif d’Amsterdam « au long nez, au teint blême, » le plus logique aussi des cartésiens, Spinosa, dont le Traité théologico-politique, après avoir soulevé des orages, lors de son apparition, en 1670, venait d’être traduit et réédité jusqu’à trois fois en français, dans la même année 1678, sous le titre de : Réflexions curieuses d’un esprit désintéressé sur les matières les plus importantes au salut, tant public que particulier. Bossuet avait lu Spinosa. Le Tractatus theologico-politicus, en édition originale, (Hamburgi. 1670. Kunrath), figure au catalogue de sa bibliothèque, sous le numéro 638. J’y vois figurer également l’Éthique, — ou plutôt l’Opus posthumum, — en manuscrit, sous le numéro 666 ; et ceci est plus curieux. Car, puisque l’Éthique a paru pour la première fois en 1677, quatre ans avant le Discours de Bossuet, il fallait donc que Bossuet fût singulièrement attentif à tout ce que faisait Spinosa, pour se l’être ainsi procurée manuscrite. Mais ce qui achève de nous rendre certains qu’il connaissait bien l’auteur du Traité théologico-politique, c’est qu’à chaque instant, s’il ne le nomme pas, il le réfute, ou il lui répond, dans la seconde partie du Discours sur l’histoire universelle.

Les preuves en seraient innombrables. C’est contre Spinosa qu’il s’est efforcé d’établir « la vocation du peuple de Dieu ; » et on lit, effectivement, dans le Traité théologico-politique : « Si quelqu’un persiste à soutenir que l’élection des juifs est une élection éternelle… je n’y veux pas contredire… pourvu qu’on demeure d’accord qu’à l’égard de l’intelligence et de la vertu véritable, toutes les nations sont égales, Dieu n’ayant sur ce point aucune sorte de préférence, ni d’élection pour personne. » Spinosa dit ailleurs : « Puisqu’il est bien établi que Dieu est également bon et miséricordieux pour tous les hommes, et que la mission des prophètes ne fut pas tant de donner à leur patrie des lois particulières que d’enseigner aux hommes la véritable vertu, il s’ensuit que toute nation a eu ses prophètes, et que le don de prophétie ne fut point propre au peuple Juif. » Et Bossuet lui répond : « Les nations les plus éclairées et les plus sages, les Chaldéens, les Égyptiens, les Phéniciens, les Grecs, les Romains, étaient les plus ignorans et les plus aveugles sur la religion : tant il est vrai qu’il y faut être élevé par une grâce particulière et par une sagesse plus qu’humaine ! » Mais, de tous les raisonnemens de Spinosa, celui qu’il ne cesse de combattre, dont on pourrait presque dire que son Discours entier n’est qu’une perpétuelle contre-partie, c’est celui qui fait le fond de l’Éthique aussi bien que du Traité théologico-politique : « Si un phénomène se produisait dans l’univers qui fût contraire aux lois générales de la nature, il serait également contraire au décret de Dieu, et si Dieu lui-même agissait contre les lois de la nature, il agirait contre sa propre essence, ce qui est le comble de l’absurdité… Je conclus donc qu’il n’arrive rien dans la nature qui soit contraire à ses lois universelles, rien qui ne soit d’accord avec ces lois et qui n’en résulte… Et ces lois, bien que nous ne les connaissions pas toujours, la nature les suit toujours, et par conséquent elle ne s’écarte jamais de son cours immuable. » C’est ce que Bossuet, comme on le pense bien, refuse d’admettre un seul instant :


Moïse, et les anciens pères dont Moïse a recueilli les traditions, nous donnent d’autres pensées. Le Dieu qu’il nous a montré a bien une autre puissance ; il peut faire et défaire ainsi qu’il lui plaît, il donne des lois à la nature, et les renverse quand il veut

Si, pour se faire connaître dans le temps que la plupart des hommes l’avaient oublié, il a fait des miracles étonnans, et forcé la nature à sortir de ses lois les plus constantes, il a continué par là à montrer qu’il en était le maître absolu, et que sa volonté est le seul lien qui entretient l’ordre du monde…

C’est justement ce que les hommes avaient oublié : la stabilité d’un si bel ordre ne servait plus qu’à leur persuader que cet ordre avait toujours été et qu’il était de soi-même.


Qui des deux cependant a raison, de Bossuet ou de Spinosa, c’est ce que je ne discuterai point. J’aurais assez gagné si j’avais convaincu tous ceux qui parleront du Discours sur l’histoire universelle de la nécessité d’avoir, en le lisant, l’Éthique et le Traité théologico-politique à portée de leur main. Car peut-être alors ne croirait-on pas qu’en fait de philosophie « Bossuet en est toujours resté à ses vieux cahiers de Sorbonne ; » et peut-être, en rapprochant son Discours des circonstances qui le lui ont inspiré, le comprendrait-on mieux, si l’on ne l’admirait pas davantage ! On saisirait alors aussi l’occasion de dissiper une fâcheuse et indigne équivoque ; et, s’il y a plus de dix-huit cents ans que, sous ce nom de Providence, bien loin d’envelopper la même chose, chrétiens et philosophes entendent précisément le contraire, ceux-ci l’impossibilité pour Dieu même de déroger aux lois qu’il se serait imposées, et ceux-là la liberté de les renverser quand il lui plaît, on le dirait. La Providence des philosophes est si peu celle des chrétiens qu’elles sont, à vrai dire, la négation l’une de l’autre. Et s’il fallait enfin prendre parti dans le débat, voici le motif qu’on aurait et qu’on aura toujours de se ranger du côté de Bossuet. C’est qu’il y a quelque chose d’occulte et de mystérieux qui se joue dans les affaires humaines, — n’importe le nom dont on le nomme, fortune, ou hasard, ou nature, ou Dieu même ; — et, ce qui vaut sans doute ici la peine qu’on le remarque, il en est de cette idée de la Providence comme de celle de la chute originelle : nous sommes sans la seconde « incompréhensibles à nous-mêmes, » et, sans la première, c’est notre propre histoire qui nous devient inintelligible.

Mais il ne suffisait pas à Bossuet d’avoir établi contre les libertins le droit de croire au miracle, plutôt que le miracle même : il lui fallait encore, contre les juifs, montrer le Messie dans le Christ, et, dans le Nouveau-Testament, l’accomplissement des prophéties de l’Ancien. On ne doit pas l’oublier, si l’on veut bien entendre l’économie de son Discours. Ce qu’il n’avait fait qu’indiquer ou que pressentir au temps de sa jeunesse, dans les sermons où nous avons signalé la première idée du Discours lui-même, — Sur la bonté et la rigueur de Dieu, Sur le caractère des deux alliances, Sur Jésus-Christ objet de scandale, — dix ou douze chapitres de sa seconde partie n’ont d’autre objet que de l’éclaircir, que de le développer, que de le fortifier. Par les prophéties et par l’histoire, contre les « illusions, » les « inventions, » les « subtilités, » et « l’obstination » des rabbins, il s’efforce d’établir, il prétend démontrer que, si Jésus-Christ n’est pas le Messie, il faut alors que les « prophètes en qui les Juifs espéraient les aient trompés. » On remarquera là-dessus que si Bossuet ne savait pas l’hébreu, cependant il connaissait bien les raisons des docteurs juifs, grâce au savant Huet, son collègue dans l’éducation du dauphin, qui travaillait lui-même, en ce temps-là, à sa Démonstration évangélique ; grâce à Renaudot ; grâce encore à ces frères de Veil, deux juifs qu’il avait convertis au christianisme, et dont le second, sous le nom de Louis de Compiègne, devenu « interprète du roi pour les langues orientales, » est l’auteur du premier catalogue des manuscrits hébraïques, syriaques, samaritains et arméniens de la Bibliothèque nationale.

Là, dans ces quelques chapitres, est le centre du Discours, et là aussi toute la force de l’argumentation de Bossuet.


Dieu a réservé à son Écriture une marque de divinité qui ne souffre aucune atteinte. C’est le rapport des deux Testamens.

On ne dispute pas que l’Ancien-Testament ne soit écrit devant le Nouveau… Il n’en faut pas davantage. Par le rapport des deux Testamens, on prouve que l’un et l’autre est divin. Ils ont tous deux le même dessein et la même suite : l’un prépare la voie à la perfection que l’autre montre à découvert, l’un pose le fondement et l’autre achève l’édifice, en un mot l’un prédit ce que l’autre fait voir accompli.

Ainsi, tous les temps sont unis ensemble, et un dessein éternel de la divine Providence nous est révélé. La tradition du peuple juif et celle du peuple chrétien ne font ensemble qu’une même suite de religion, et les Écritures des deux Testamens ne font aussi qu’un même corps et un même livre.


Et, assurément, c’est ce que tous les chrétiens savaient ou croyaient comme lui, mais c’est ce que personne avant lui n’avait dit avec autant d’autorité.

Aussi est-ce à ce point précis du Discours que s’en rattache la troisième partie, la seule ou à peu près qu’on lise de nos jours, et dont il est bien certain qu’il demeure debout des chapitres entiers, mais dont l’ensemble échappe, si l’on ne connaît pas et que l’on n’ait pas bien compris la seconde. Parmi le fracas des grands empires qui s’écroulent les uns sur les autres, c’est la perpétuité de la religion oui fait aux yeux de Bossuet la preuve de sa divinité, mais cette perpétuité même ne saurait résulter que du « rapport des deux Testamens. » Si Jésus n’est pas le Messie promis par les prophètes, ce n’est plus pour lui préparer les voies que Rome a conquis, pacifié, et unifié le monde ; — et la philosophie de l’histoire s’évanouit, pour ainsi parler, avec la divinité du Christ. Mais si les prophètes n’ont pas annoncé le Christ, en ce cas Spinosa dit vrai, il n’y a pas eu de peuple « élu de Dieu ; » — et avec leur inspiration qui cesse d’être divine, c’est la Providence, puisque c’est Dieu lui-même qui se retire du monde, loin des affaires humaines, loin de la créature, dans la catégorie de l’idéal, disons : dans la région du rêve. Nous n’avons donc qu’un moyen de le retenir parmi nous, et c’est celui que Bossuet nous propose. In eo vivimus, movemur et sumus : il faut que Dieu soit partout ou qu’il ne soit nulle part ; que « son bras ne soit pas moins fort quand il se cache que quand il se déclare ; » et qu’il ne montre quelquefois des effets sensibles de sa puissance, « que pour nous convaincre de ce qu’il fait en toute occasion plus secrètement. »

Mais, dira-t-on, — et on le disait ou on l’insinuait déjà du temps de Bossuet, — si ce « rapport des deux Testamens » était l’œuvre des hommes ? Si les évangélistes, pour établir que Jésus était le Messie, lui avaient d’eux-mêmes appliqué ce qu’il était dit du Messie dans les prophètes ? Et si les prophètes n’en étaient pas, au sens chrétien du mot, c’est-à-dire si leurs prophéties étaient postérieures aux faits que l’on veut qu’ils aient prédits ? Ou si Moïse encore n’était pas l’auteur des livres qui nous sont parvenus sous son nom ? C’est le grand problème de la moderne exégèse, et l’on a l’air communément de croire que Bossuet ne l’aurait pas vu, ni seulement soupçonné. Lorsque Richard Simon, ce prêtre de l’Oratoire, qu’on appelle volontiers « le père » ou « le fondateur » de l’exégèse biblique, ayant achevé d’imprimer, en 1678, son Histoire critique du vieux Testament, voulut la faire paraître, « la rage de Bossuet contre l’investigateur qui venait déranger ses belles phrases éclata comme un tonnerre, » nous dit-on ; et dans cette occasion mémorable il donna la mesure de son intolérance et de son « étroitesse d’esprit. » Mais je regrette, en vérité, pour cette « belle phrase, » que, très loin d’être irrité que Simon dérangeât les siennes, et même de pouvoir l’être, Bossuet, qui jusqu’alors n’avait presque rien publié, les ait précisément écrites pour répondre à Richard Simon. Deux longs chapitres de la seconde partie du Discours ne tendent justement qu’à cette fin. En même temps qu’aux « libertins, » Bossuet a parfaitement vu la nécessité de répondre aux « critiques ; » ou plutôt il a reconnu en eux les pires ennemis de sa religion. De telle sorte que, cette seconde partie, commencée par une réfutation du Traité théologico-politique et de l’Éthique de Spinosa ; continuée par une exposition ou une apologie de la religion, dont le dessein résume à la fois celui des Pensées de Pascal et de la Démonstration évangélique de Huet, se termine par une réponse directe à l’Histoire critique du vieux Testament, de Richard Simon.

Au docte et subtil hébraïsant, dont je ne me permettrais de contester ni l’orthodoxie ni la science, mais qui commençait presque par déclarer dans son Histoire : « qu’il y a toujours lieu de douter si le sens qu’on donne aux mots hébreux est véritable, puisqu’il y en a toujours d’autres qui ont autant de probabilité, » Bossuet oppose d’abord le raisonnement.


Laissons les vaines disputes et tranchons en un mot la difficulté par le fond. Qu’on me dise s’il n’est pas constant que de toutes les versions, et de tout le texte, quel qu’il soit, il en reviendra toujours les lois, les mêmes miracles, les mêmes prédictions, la même suite d’histoires mêmes, le même corps de doctrine, et enfin la même substance ? En quoi nuisent après cela les diversités des textes ? Que nous fallait-il davantage que ce fond inaltérable des livres sacrés, et que pourrions-nous demander de plus à la divine Providence ?


Ne semble-t-il pas que ce soit le bon sens qui parle par sa bouche ? Mais il faut concevoir que ce n’est pas ici la région du bon sens. Quelqu’un faisait récemment observer qu’en ce qui touche le Pentateuque il y avait presque autant d’opinions que d’hébraïsans. Est-il l’œuvre d’un seul auteur, ou de deux, ou de trois, ou de quatre, ou de cinq, ou de six, ou de sept ? On l’ignore. On ne peut pas dire davantage s’il date du temps de Josué, ou de celui de Saül, ou de David, ou de Salomon, ou de Josias, ou d’Esdras, ou de Néhémias, ou d’Alexandre, ou des premiers Ptolémées, ou des Macchabées[7]. Et quand on y songe, c’est de quoi nous mettre en défiance ! Pourtant, cela ne prouve pas non plus qu’il soit effectivement de Moïse, ni même que Moïse ait réellement existé. Aussi Bossuet ne s’est-il pas contenté de cet argument de fond, si je puis ainsi dire, et en a-t-il opposé d’autres à l’Histoire critique du vieux Testament, j’entends de moins généraux, de plus topiques, — et de plus savans.

Quand j’en serais capable, je n’essaierais pas de les résumer. Il ne s’agit pas, en effet, de savoir ce que valent aux yeux de nos modernes exégètes les argumens de Bossuet ; la question est de celles qu’on ne tranche point incidemment ; et, aussi bien, tout ce que je veux dire, c’est que Bossuet n’a laissé sans réponse aucun des argumens de Richard Simon. On en trouvera un exemple dans le passage de son Discours où il essaie de prouver, par le moyen de l’identité du Pentateuque des Juifs et de celui des Samaritains, l’existence d’un original bien antérieur à Esdras et contemporain du schisme des dix tribus. Si c’est un argument dont le savant M. Munck, le prédécesseur de M. Renan dans la chaire d’hébreu du Collège de France, estimait, il y a trente ou quarante ans de cela, qu’un honnête homme pouvait encore se servir, n’avouera-t-on pas bien que Bossuet n’est pas tant critiquable de s’en être aussi lui servi, voilà deux siècles maintenant passés[8] ? Ne puis-je pas ajouter que lorsque l’on trouve, dans une bibliothèque, comme dans la sienne, jusqu’à dix-neuf éditions de la Bible, hébraïques et grecques, latines et françaises, anglaises et allemandes, c’est que le possesseur en a sans doute l’usage ? « Pour Dieu ! comme il l’a dit dans sa langue énergique, ne pensons pas être les seuls hommes, et que toute la sagesse soit dans notre esprit, dont nous vantons la délicatesse. » A vrai dire, toutes les difficultés que la critique de son temps, catholique, protestante, ou libertine a élevées contre l’authenticité des livres saints, Bossuet les a connues. Il en a prévu les conséquences prochaines, et il a essayé d’y parer. C’est en partie pour cela qu’il a composé son Discours, « dont les derniers chapitres de la seconde partie, nous dit l’abbé Ledieu, étaient pour lui la preuve complète de la vérité de la religion et de la certitude de la révélation des Livres saints contre les libertins. » Et là enfin est la raison de la sollicitude avec laquelle, jusqu’à son dernier jour, lui qui laissait volontiers ses autres ouvrages à leur fortune, il a revu et corrigé son Histoire universelle.

A cet égard la comparaison des trois éditions qu’il en a données lui-même, en 1681, 1682 et 1701, est curieuse et instructive. Mais ce qui l’est bien plus encore, c’est de constater ce qu’il a laissé dans ses papiers de corrections ou d’additions au texte même de 1701. Il y en a qui forment jusqu’à des chapitres entiers, comme celui qu’il a intitulé : Moyen facile de remonter à la source de la religion, et d’en trouver la vérité dans son principe. C’est le vingt-neuvième de la seconde partie, dans nos éditions actuelles, où il ne figure que depuis 1806. Le début en est significatif. Bossuet vient de développer les argumens qu’il oppose à Richard Simon, et il reprend : « Mais comme tous les esprits ne sont pas capables d’un raisonnement suivi, prenons par la main les plus infirmes, et menons-les doucement jusqu’à l’origine… » D’autres additions ne sont guère moins importantes. Mais tandis qu’elles se rapportent toutes à la seconde partie, il ne s’en est point trouvé pour les Époques ni pour les Empires, ou de tellement insignifiantes qu’il est inutile d’en parler. Preuve assez évidente à la fois, et du prix que Bossuet attachait à cette seconde partie ; et de sa préoccupation de rétablir ce qu’il croyait être la vérité contre les attaques ou les insinuations des nouveaux critiques ; et des craintes enfin que lui inspirait le progrès croissant du « libertinage. » Qui ne sait, au surplus, qu’il est mort, pour ainsi parler, sur sa Défense de la tradition, laquelle, n’étant qu’une réponse à l’Histoire critique du Nouveau Testament, du même Richard Simon, n’est donc aussi qu’un appendice ou une continuation du Discours sur l’histoire universelle ?

C’est alors, après avoir comme balayé le terrain de tous les obstacles où pouvait se heurter le dogme de la Providence, et alors seulement, qu’il l’a développé dans la troisième partie de son Discours. Je ne rappellerai pas avec quelle éloquence. Mais je dirai plutôt avec quelle modération, quels ménagemens, et quel souci, tout en ne cédant rien d’essentiel, de ne rien exagérer d’accessoire. Si bien qu’au fond, pour accepter sa philosophie de l’histoire, non-seulement il n’est pas même besoin d’être chrétien, mais il suffit de convenir de trois points : — premièrement, que le christianisme est sorti du judaïsme ; — secondement, que son apparition demeure toujours, après dix-huit cents ans, le fait le plus considérable de l’histoire de l’humanité ; — troisièmement et enfin, qu’avant et depuis lui, toutes choses se sont passées comme si son établissement en était la raison d’être. On voudra bien faire attention que la science, même la plus prudente, n’en demande pas davantage pour édifier tant de théories ou plutôt d’hypothèses qu’elle considère comme des certitudes ? Nous ne sommes assurés ni que les corps célestes « s’attirent, » ni que les formes vivantes « évoluent » et se changent les unes aux autres ; mais il nous suffit, pour le croire, que l’évolution et l’attraction nous expliquent plus de faits qu’aucune autre théorie qu’on leur puisse opposer. C’est pour cela que je me suis quelquefois demandé si ce que l’on reproche le plus à Bossuet sous le nom d’étroitesse et de médiocrité d’esprit ne serait pas peut-être ce que sa conception de la Providence a de plus personnel, mais surtout de plus large et de plus philosophique ? On ne saisirait pas avec tant d’empressement les moindres occasions qui s’offrent de la contester, si l’on ne reconnaissait pas intérieurement ce qu’elle a de vraisemblance ; et on lui reprocherait moins aigrement d’avoir « manqué de critique » si l’on ne se rendait compte que de la manière dont il a posé la question, il l’a pour ainsi dire élevée au-dessus des chicanes de la critique.

Non pas sans doute qu’il n’y ait plus d’une lacune à signaler dans son Discours ; et même s’il n’y en avait pas, ce serait à désespérer de l’érudition et de l’histoire ! Ayant, par exemple, écrit quelque cent ans avant que l’on sût déchiffrer les hiéroglyphes et les caractères cunéiformes, il est assez naturel que Bossuet ne s’en soit pas servi pour contrôler les récits d’Hérodote et de Diodore de Sicile. Possible aussi qu’il en ait cru trop aisément Xénophon sur Cyrus et Tite-Live sur Ancus Martius ou Tarquin le Superbe. Admettons également, si l’on le veut, que sa chronologie soit fautive : Volney, l’un des premiers, dans ses Recherches sur l’histoire ancienne, s’est donné assez de mal pour le démontrer. Il est vrai que Bossuet lui avait répondu par avance :

Ceux qui se trouveront trop resserrés dans (ma) supputation des années pour y ranger à leur gré tous les événemens et toutes les dates qu’ils croiront certaines, pourront se mettre au large tant qu’il leur plaira dans la supputation des Septante, que l’Église leur laisse libre, pour y placer à leur aise tous les rois qu’on donne à Ninive avec toutes les années qu’on attribue à leur règne ; toutes les dynasties des Égyptiens, en quelque sorte qu’ils les veuillent arranger ; et encore toute l’histoire de la Chine, sans même attendre, s’ils veulent, qu’elle soit plus éclaircie.


Et, en effet, pourvu que la splendeur de Babylone ou de Ninive ait été jadis éclipsée par celle de Persépolis ou d’Ecbatane ; pourvu que l’empire des Perses ait à son tour succombé sous les coups d’Alexandre, traînant après lui toute la Grèce ; et pourvu qu’enfin Rome ait hérité du pouvoir encore agrandi d’Alexandre, la philosophie de Bossuet ne subsiste-t-elle pas tout entière ? Les a époques, » ici, n’importent guère, ni la longueur de temps, mais la seule succession des faits ; — et la succession des faits est certaine. Pareillement, quelques fables que Tite-Live ait consignées dans ses Histoires, ou le bon Hérodote, c’est assez qu’aux journées de Marathon et d’Actium l’Occident ait vaincu l’Orient. « Du côté de l’Asie était Vénus, c’est-à-dire les folles amours, les plaisirs et la mollesse ; du côté de la Grèce était Junon, c’est-à-dire la gravité avec l’amour conjugal, Mercure avec l’éloquence, Jupiter et la sagesse politique… » Il n’y a qu’à lire attentivement le Discours de Bossuet pour y trouver ainsi une réponse à la plupart des objections qu’on lui a faites.

C’est comme encore quand on lui reproche de n’avoir pas fait dans la formation du dogme chrétien une part assez large à l’influence du génie grec. Mais en vain s’est-on efforcé de montrer que les philosophes de la Grèce et de Rome, bien loin de partager les superstitions du vulgaire, étaient en quelque sorte déjà chrétiens avant le Christ. « Quand Socrate fut accusé de nier les dieux que le public adorait, il s’en défendit comme d’un crime, et Platon, en parlant du Dieu qui avait formé l’univers, dit qu’il est difficile de le trouver et qu’il est défendu de le déclarer au peuple. » — On pourrait ajouter si l’on voulait s’en donner le facile plaisir, que les Scherer et les Renan n’ont pas dit autre chose. La sagesse antique, dont le principe était l’orgueil, ne se serait jamais abaissée jusqu’à l’humilité, qui est le principe de la vertu chrétienne. Les Grecs et les Romains, qui tenaient la pauvreté pour honteuse, n’auraient jamais eu l’idée d’y réduire les « huit béatitudes. » Leur société, qui reposait sur l’esclavage et sur le patriotisme local comme sur ses deux assises, ne se serait jamais élargie d’elle-même jusqu’à devenir la Jérusalem universelle des prophètes. Qu’est-ce à dire, sinon qu’en rapportant tout le christianisme au judaïsme comme à sa source Bossuet avait raison ? et que, dans une Histoire de la formation du dogme chrétien, on pourrait lui reprocher d’avoir omis de parler de l’influence des philosophes grecs, mais non pas dans un Discours sur l’histoire universelle ? Ici encore, la lacune est plus apparente que réelle, et la critique a pris le change, ou peut-être a-t-elle voulu nous le donner.

Je ne reviendrai pas, après cela, sur ce que j’ai déjà dit de l’omission de l’Inde et de la Chine dans le plan de l’Histoire universelle. On aura certainement remarqué ce que Bossuet en disait lui-même : « qu’il attendait qu’elles fussent éclaircies ; » et une fois éclaircies, j’ai tâché de montrer qu’il lui aurait été facile d’en envelopper l’histoire dans son Discours. Il eût encore pu, s’il eût voulu, les insérer au commencement de sa seconde partie, à l’endroit où il dit, un peu avant d’arriver à Moïse, que, « le monde que Dieu avait fait pour manifester sa puissance, était devenu un temple d’idoles. » La Chine surtout, avec la prodigieuse antiquité dont sa civilisation se vante, eût trouvé là sa place ; et l’Inde, un peu plus loin, au commencement de la troisième partie, quand il dit : « Je ne compterai pas ici parmi les grands empires celui de Bacchus ni celui d’Hercule, ces célèbres vainqueurs des Indes et de l’Orient. Leurs histoires n’ont rien de certain, leurs conquêtes n’ont rien suivi : il les faut laisser célébrer aux poètes, qui en ont fait le plus grand sujet de leurs fables. » Les scrupules du critique se mêlent dans cette phrase à l’impatience du philosophe. Et qui l’aurait enfin empêché, s’il avait cru devoir le faire, au début encore de sa deuxième partie, de nous conter la longue histoire de l’humanité primitive et de nous montrer, dans le barbare ou dans le sauvage, un Adam dégénéré de son institution première ? Mais il ne l’a pas fait, pour la raison que nous venons de dire, parce qu’il n’aimait pas à parler de ce qu’il savait mal, et puis, et surtout parce que rien n’était au fond moins nécessaire à son dessein.

Car, encore une fois, il s’agissait pour lui de prouver qu’il y a du divin dans l’histoire, ou plutôt, en un certain sens, que l’histoire est toute divine, et que, ce qu’il y a d’universel en elle, c’est précisément ce caractère de divinité. Otons-le, tout s’y brouille, tout s’y confond, tout s’y obscurcit ; et la connaissance de son long passé ne sert à l’homme que pour le convaincre de sa perversité, de son impuissance, et de l’inutilité de la vie. Mais, posons-le, tout s’éclaircit, tout s’ordonne, tout dans l’histoire tend vers une fin, qui devient ainsi notre raison d’être et notre loi. Que fait à une démonstration de ce genre le nombre des exemples dont on l’autorise ou dont on l’appuie ? La qualité seule en est de quelque prix, et non la quantité. Si la Providence peut se démontrer par l’histoire, une seule histoire y pourrait suffire ; et au fait Bossuet n’en a vraiment exposé qu’une : c’est celle du « peuple de Dieu, » dans laquelle, ayant montré la raison de toutes les autres, il lui eût si peu coûté de multiplier les exemples qu’au contraire il en a trop donnés, et que, comme son Discours est tout ce qu’il est sans l’Inde ni la Chine, il le serait encore s’il n’en avait pas consacré à l’Egypte un chapitre entier.

On nous pardonnera d’avoir si longuement insisté sur le Discours sur l’histoire universelle. C’est qu’on le lit peu, et on le lit mal. C’est qu’à force d’entendre dire « qu’il y a trop de religion dans la seconde partie pour ceux qui ont la foi et qu’il y en a trop peu pour les incrédules et pour les indifférens, » — ce qui n’est qu’une jolie antithèse, — il semble que l’on ne sache plus où est le centre et le nerf de l’ouvrage. C’est enfin qu’il a été l’œuvre préférée de Bossuet, et par conséquent, si nous voulons connaître sa philosophie, celle qu’il nous faut toujours relire. Il nous reste à montrer maintenant qu’une fois tout à fait maître, pour ainsi parler, de cette idée de la Providence, Bossuet n’a pas cessé de la développer encore, et qu’elle est demeurée jusqu’à son dernier jour l’idée essentielle de sa philosophie.


IV

Bien de plus naturel que de la retrouver dans ce Traité du libre arbitre, — qu’il composa, dit-on, comme son Discours, pour l’éducation du dauphin, — si le fond même en est d’accorder ou de concilier la liberté de l’homme, non point avec la « prescience, » mais bien avec la « Providence » de Dieu. C’est ce qu’il déclare en propres termes :


Nous concevons Dieu comme un être qui sait tout, qui prévoit tout, qui gouverne tout, qui fait ce qu’il veut de ses créatures, et à qui doivent se rapporter tous les événemens du monde. Que si les créatures libres ne sont pas comprises dans cet ordre de la Providence divine, on lui ôte la conduite de ce qu’il y a de plus excellent dans l’univers, c’est-à-dire des créatures intelligentes. Il n’y a rien de plus absurde que de dire qu’il ne se mêle point du gouvernement des peuples, de l’établissement ni de la ruine des états, comment ils sont gouvernés, par quels princes et par quelles lois, toutes lesquelles choses s’exécutant par la liberté des hommes, si elle n’est en la main de Dieu, en sorte qu’il ait des moyens certains de la tourner où il lui plaît, il s’ensuit que Dieu n’a point de part à ces événemens, et que cette partie du monde est entièrement indépendante.


Et on connaît la solution qu’il donne de la difficulté, plus sage, plus hardie peut-être en sa sagesse même, que bien des décisions qui semblent mieux répondre aux exigences de notre logique. Également assurés de la réalité de notre libre arbitre, et de celle de la Providence, nous n’aurions aucun moyen de les concilier « qu’il nous faudrait, pour ainsi parler, tenir toujours comme fortement les deux bouts de la chaîne, quoiqu’on ne voie pas toujours le milieu par où l’enchaînement se continue. » N’a-t-il pas raison, si, tout ce que prouve la contradiction, comme en tant d’autres rencontres, c’est que les deux vérités qui se contrarient ne sont pas du même ordre : l’une, la liberté, s’établissant en fait par l’évidence du sentiment ou par les nécessités de l’institution sociale, et l’autre, la Providence, telle que Bossuet l’a définie, ne nous étant connue que par l’autorité de la révélation.

Je ne pense pas avoir besoin non plus de montrer la liaison du dogme de la Providence avec le dessein principal de l’Histoire des variations des églises protestantes. Assurément, beaucoup d’autres intentions s’y mêlent, et nulle part mieux on ne saurait saisir, ni trouver une plus belle et plus ample occasion d’admirer la complexité, la richesse, la fécondité de la pensée de Bossuet. Ce que la discussion du dogme a de plus métaphysique ; ce que la dialectique a de plus pressant et parfois de plus audacieux ; ce que la narration historique a de plus vivant et de plus coloré ; ce que la critique des textes ou leur interprétation ont de plus épineux, de plus délicat, de plus subtil aussi ; ce que l’éloquence enfin du pasteur qui veut conquérir ou ramener des âmes ont de plus persuasif et de plus convaincant, de plus impérieux et de plus insinuant tour à tour, la promesse et la menace, l’indignation et l’ironie, le conseil et la prière, l’adjuration et l’anathème, tout est réuni dans ce livre qu’à peine quelques curieux lisent encore de nos jours ; — dont Hallam disait qu’il était la plus formidable machine qu’on eût dirigée contre le protestantisme ; — que ceux mêmes qui l’ont lu n’osent pas admirer publiquement ; et qui n’en demeure pas moins le plus beau livre de la langue française, comme joignant à ses autres mérites celui d’en être à la fois le plus sincère et le plus passionné. Mais tout en développant l’histoire des origines et des variations de la réforme, Bossuet y a voulu faire voir en même temps que l’on ne peut rien contre Dieu que ce qu’il veut bien permettre, et que le triomphe de la Providence est de tourner à sa gloire, en le tournant à la confusion des rebelles, tout ce que l’on entreprend contre lui. Lorsque Dieu se retire de nous, et qu’il lui plaît, pour des fins cachées, de nous abandonner ou plutôt de nous livrer aux inspirations de notre sens humain, ni Luther ni Mélanchthon, ni Henri VIII ni Elisabeth, ni l’éloquence ni la science, ni la force ni la ruse, ne sauraient empêcher l’erreur de se diviser contre elle-même, de se trahir en se multipliant, et de rendre à la vérité, toujours une et toujours la même, l’involontaire hommage de ses contradictions.

Si cette idée se retrouve partout dans l’Histoire des variations ; si c’est elle peut-être qui en fait l’âme diffuse ; si Bossuet n’y perd pas une occasion de la remettre en lumière, ne pourrons-nous donc pas dire avec raison qu’il se montre toujours, là, comme ailleurs, le philosophe ou le théologien de la Providence et le ministre, pour ainsi parler, des vues de son Dieu sur le monde ? Le prodigieux succès de la réforme l’aurait fait trembler pour l’Église ; et, ainsi qu’il le dit lui-même, « ce n’était pas sans étonnement » qu’il lisait la parole de l’apôtre : Oportel hœreses esse. Mais, à la clarté du dogme de la Providence, il a compris ce « terrible il faut ; » et la plus redoutable épreuve qu’eut traversée l’église s’est changée à ses yeux en un témoignage de la bonté de Dieu sur ses élus. En ce sens, l’Histoire des variations n’est qu’une application particulière du principe posé dans le Discours sur l’histoire universelle, et la justesse même de l’application achève, pour Bossuet, de démontrer la vérité du principe.

En veut-on d’autres preuves encore ? On les trouvera jusque dans le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même. Car pourquoi Bossuet n’y a-t-il pas consacré moins d’un livre entier, le cinquième, qui n’en est pas le moins curieux, à démontrer « l’extrême différence de l’homme et de la bête ? » C’est un problème actuel encore aujourd’hui, s’il en fût, et dont on peut bien dire que vingt autres dépendent, y compris celui même de l’immortalité de l’âme et de la Providence. Était-ce qu’il crût bien nécessaire, comme on l’a prétendu, de réfuter le paradoxe de Descartes sur les animaux machines ? En aucune façon, mais il voulait enlever aux « libertins » l’argument qu’ils tiraient contre la Providence de l’apparente identité de l’homme et de l’animal. Ils allaient répétant le mot de l’Ecclésiaste : Unus est interitus hominum et jumentorum ; et ils en concluaient que Dieu ne se souciait pas plus des hommes que des bœufs : Numquid de bobus cura est Deo ? N’était-ce donc pas un grand point de gagné si l’on établissait contre eux, sans aucun recours à la révélation, mais par le seul secours de l’observation, que l’homme diffère extrêmement de la bête ? Le cinquième livre du Traité de la connaissance de Dieu n’a précisément pas d’autre objet ; et nous, les contemporains de Darwin et d’Hæckel, quand nous cherchons où est la différence, nous la trouvons où Bossuet l’a mise.

Là, également, est l’explication de la vivacité avec laquelle, dans plusieurs lettres adressées à l’évêque de Castorie, et à un disciple de Malebranche, il a pris parti contre l’auteur de la Recherche de la vérité ou plutôt du Traité de la nature et de la grâce. Certes, il n’y avait pas de chrétien plus sincère, — disons, si l’on veut, plus candide, — que Malebranche, mais il n’y avait pas non plus de cartésien plus naïf, ni de philosophe ou de spéculatif qui s’assurât plus tranquillement de la parfaite orthodoxie de ses sentimens, sur la droiture et la pureté de ses intentions. On pouvait dire de lui, bien plus encore que de Spinosa, que ses livres étaient pleins de Dieu ; mais son Dieu, dont les volontés générales enveloppaient des conséquences quelquefois regrettables, n’était déjà plus celui de l’Écriture, et sa manière de traiter le miracle ne tendait à rien moins qu’à le nier, en le faisant rentrer dans des lois qu’il faut qu’il interrompe, ou qu’il contrarie, ou qu’il renverse, pour être le miracle. Bossuet vit le danger. Peut-être même est-ce alors, aux environs de 1685, qu’il aperçut plus clairement qu’il n’avait fait jusque-là l’incompatibilité du cartésianisme et de la religion. Mais ce qu’il vit surtout, c’est que, si la doctrine de Malebranche se répandait, c’en était fait du dogme de la Providence.


Croyez-moi, Monsieur, — écrivait-il au disciple de Malebranche, — pour savoir de la physique et de l’algèbre et pour avoir même entendu quelques vérités générales de la métaphysique, il ne s’ensuit pas pour cela qu’on soit fort capable de prendre partie en matière de théologie, et afin de vous faire voir combien vous vous méprenez, je vous prie seulement de considérer ce que vous croyez qui vous favorise dans mon Discours sur l’histoire universelle. Il m’est aisé de vous démontrer que les principes sur lesquels je raisonne sont directement opposés à ceux de votre système… Je ne vous en écrirai ici que ce mot, qu’il y a bien de la différence à dire, comme je fais, que Dieu conduit chaque chose à la fin qu’il s’est, proposé par des voies suivies, et de dire qu’il se contente de donner des lois générales dont il résulte beaucoup de choses qui n’entrent qu’indirectement dans ses desseins. Et puisque, très attaché que je suis à trouver tout lié dans l’œuvre de Dieu, vous voyez au contraire que je m’éloigne de vos idées générales, de la manière que vous les prenez, comprenez du moins une fois le peu de rapport qu’il y a entre ces deux choses.


On le voit, ce sont d’autres vérités aussi, mais c’est surtout le dogme de la Providence qui lui paraît menacé par le système de Malebranche. Dans une autre lettre, il ne cache pas à l’évêque de Castorie qu’il a tout fait pour empêcher la publication du Traité de la nature et de la grâce. Et je ne me porte point garant que, si la préparation de son Histoire des variations, — qui était sur le point de paraître, — ne l’eût absorbé tout entier, il eût voulu lui-même répondre à Malebranche, mais ce qui est certain, c’est que non content de lui opposer Arnauld, il fit écrire à Fénelon cette Réfutation du système du père Malebranche sur la nature et sur la grâce, que l’on regarde comme le meilleur des écrits philosophiques du futur archevêque de Cambrai. Pour quelles raisons d’ailleurs cette Réfutation ne vit pas le jour, c’est ce que l’on ignore, mais c’est ce qui nous dispense aussi d’y insister. Il suffit que Bossuet, comme nous l’avons vu, l’ait corrigée de sa main, et que cette sollicitude nous soit un nouveau témoignage de l’intérêt presque personnel qu’il prenait dans la controverse. Elle en est un aussi de celui qu’il portait à l’abbé de Fénelon.

Ce n’était pas pourtant que les libertins eussent quitté la lutte ; et, sans parler de ceux qui promenaient leur incrédulité dans les salons ou dans les ruelles, dans les cabarets ou dans les cafés du temps, Bayle venait de donner ses Pensées diverses sur la comète, et Fontenelle allait écrire son Histoire des oracles, deux de ces livres où Voltaire, quelques années plus tard, devait apprendre à lire. Mais on sait, d’autre part, qu’à peine Bossuet avait-il terminé son Histoire universelle, il lui avait fallu s’occuper des affaires du gallicanisme. L’Histoire des variations était alors survenue, qu’il avait dû défendre, après l’avoir écrite, et justifier tour à tour contre les attaques des Basnage et des Jurieu. Grâces leur soient rendues de leurs attaques ! Nous devons au premier la Défense de l’histoire des variations, et, sans le second, nous n’aurions pas les six Avertissemens aux protestans, qui valent bien la Critique de l’École des femmes ou la Défense de l’Esprit des lois. Enfin, bien malgré lui, sur les instances réitérées de Fénelon et des amis de Fénelon, il était intervenu dans la querelle du quiétisme, dont au bout d’un an il s’était trouvé seul à porter tout le poids. A quoi si l’on ajoute un important diocèse à gouverner, un temporel à administrer, des religieuses à diriger, qui le fatiguaient de leurs infinis scrupules, ses fonctions aussi d’aumônier de la dauphine, on comprendra que, de 1681 à 1700, il n’ait pas pu donner aux progrès du libertinage toute l’attention qu’il aurait voulu. Mais il ne fut pas plus tôt délivré de tant de soins divers, qu’il revint à son idée maîtresse, et que, résumant toute sa morale dans ses Méditations sur l’Évangile, toute sa politique dans la Politique tirée de l’Écriture sainte, et tout le dogme enfin dans ses Élévations sur les mystères, c’est à rendre sa philosophie de la Providence plus claire encore qu’il employa ses dernières années.

Contentons-nous ici de le montrer dans sa Politique. On en a loué souvent, de nos jours même, avec autant de courage que de raison, le bon sens, la sagesse, l’esprit de modération et de paix. Qui a mieux parlé que Bossuet de l’amour de la patrie, avec plus d’éloquence, et je dirais volontiers avec plus de tendresse ? La société humaine demande que l’on aime la terre où l’on habite ensemble ; on la regarde comme une mère et une nourrice commune, on s’y attache, et cela unit. C’est ce que les Latins appellent caritas patrii soli, l’amour de la patrie, et ils la regardent comme un lien entre les hommes.

Les hommes, en effet, se sentent liés par quelque chose de fort lorsqu’ils songent que la même terre qui les a portés et nourris étant vivans, les recevra dans son sein quand ils seront morts : — « Votre demeure sera la mienne, » disait Ruth à sa belle-mère Noémi, votre peuple sera mon peuple, je mourrai dans la terre où vous serez enterrée et j’y choisirai ma sépulture………..

C’est un sentiment naturel à tous les peuples. Thémistocle Athénien était banni de sa patrie comme traître ; il en machinait la ruine avec le roi de Perse, à qui il s’était livré, et, toutefois, en mourant,.. il ordonna à ses amis de porter ses os dans l’Attique pour les y inhumer secrètement, à cause que la rigueur des décrets publics ne permettait pas qu’on le fît autrement. Dans les approches de la mort, où la raison revient et où la vengeance cesse, l’amour de la patrie se réveille ; il croit satisfaire à sa patrie ; il croit être rappelé de son exil après sa mort, et, comme ils parlaient alors, que la terre serait plus bénigne et plus légère à ses os.


La Politique tirée de l’Écriture sainte est pleine de ces leçons ; et si j’ai tenu à rappeler celle-ci, c’est pour que l’on sache bien que ce qu’il avait dit de son vieux maître, Nicolas Cornet, nous pouvons, nous devons, nous, le dire de Bossuet : que, si son prince n’a pas eu de sujet plus fidèle, « la France aussi n’a pas eu de cœur plus français que le sien. »

Pour l’idée de la Providence, on la retrouve ici partout : dans cette phrase de son Avant-propos : « Dieu, par qui les rois règnent, n’oublie rien pour leur apprendre à bien régner,.. c’est une partie de la morale chrétienne que de former la magistrature par des lois : Dieu a voulu tout décider, c’est-à-dire donner des décisions à tous les états, — nous dirions aujourd’hui : des règles de conduite à toutes les conditions, — et, à plus forte raison, à celui d’où dépendent tous les autres. » On la retrouve encore dans les chapitres qu’il a intitulés : Il n’y a point de hasard dans le gouvernement des choses humaines, et la fortune n’est qu’un mot qui n’a aucun sens. (VII ; 8, proposition 5.) Comme tout est sagesse dans le monde, rien n’est hasard. (VII, 6, proposition 6.) Il y a une providence particulière dans le gouvernement des choses humaines. (VII, 6, proposition 7.) Dieu décide de la fortune des états. (VII, 6, proposition 3.) Dieu forme les princes guerriers. (IX, 1, proposition 1.) Dieu faisait la guerre pour son peuple du plus haut des deux, d’une façon extraordinaire et miraculeuse. (IX, 4, proposition 1.) Et on la retrouve enfin jusque dans les caractères qu’il assigne à l’autorité légitime, lesquels sont précisément ceux qu’il reconnaît et qu’il adore en Dieu : « Premièrement, l’autorité royale est sacrée ; secondement, elle est paternelle ; troisièmement, elle est absolue, — ce qui veut dire indépendante, — et quatrièmement, elle est soumise à la raison. » Ce sont là, comme on voit, les traits mêmes dont il a représenté la Providence, et le gouvernement des hommes n’est qu’une imitation de celui de Dieu sur le monde.

A la vérité, ce qui faisait à ses yeux la force de sa Politique est ce qui en fait aujourd’hui la faiblesse pour nous. Si nous sommes chrétiens, il nous faut d’autres garanties que la crainte de Dieu contre l’incrédulité du prince, ou, pour mieux dire, du souverain. À plus forte raison, si nous ne sommes pas chrétiens, nous en faut-il en ce cas contre l’excès de la piété même. Et Bossuet l’a bien senti, puisqu’il a essayé d’en trouver ou de nous en donner. C’est ainsi qu’il s’est efforcé de distinguer nettement le pouvoir absolu du pouvoir qu’il appelle arbitraire :


Quatre conditions accompagnent le gouvernement arbitraire :

Premièrement, les peuples sujets sont nés esclaves, c’est-à-dire vraiment serfs, et parmi eux il n’y a point de personnes libres ;

Secondement, on n’y possède rien en propriété, mais le fond appartient au prince, et il n’y a point de droit de succession, pas même de fils à père ;

Troisièmement, le prince a le droit de dissiper à son gré, non-seulement des biens, mais encore de la vie de ses sujets, comme on ferait des esclaves ;

Et, enfin, en quatrième lieu, il n’y a de loi que sa volonté. . . .


C’est autre chose que le gouvernement soit absolu et qu’il soit arbitraire. Il est absolu par rapport à la contrainte, n’y ayant aucune autorité capable de forcer le souverain, qui, en ce sens, est indépendant de toute autorité humaine. Mais il ne s’ensuit pas de là que le gouvernement soit arbitraire… C’est qu’il y a des lois dans les empires contre lesquelles tout ce qui se fait est nul de droit ; et il y a toujours ouverture à revenir contre, ou dans d’autres occasions ou dans d’autres temps.


Mais il a beau faire, le vice est toujours là, dans le caractère sacro-saint dont il investit le souverain, quel qu’il soit, prince ou peuple, république ou monarchie ; il est dans cette étroite et mutuelle dépendance de la politique et de la religion, qui devient trop aisément l’instrument de la pire tyrannie ; il est enfin, non point où on le veut voir, en tel ou tel endroit du livre et du système, mais dans la conception même que Bossuet se fait du fond des choses. Il n’en était peut-être que plus intéressant de le montrer poursuivant son idée jusqu’aux applications pratiques, et risquant ainsi, « pour la vouloir outrer et pousser trop avant, » de nous la rendre inacceptable.


V

Que vaut-elle cependant, et qu’en penserons-nous, au moment de conclure ? C’est ce qu’il est assez difficile de dire ; et, de la manière que Bossuet a posé la question, il nous faudrait, pour y répondre, discuter après lui la possibilité du miracle, la vérité des prophéties, et l’authenticité de la révélation. On conviendra que de tels problèmes ne se traitent point comme occasionnellement, et, — si j’ose l’avouer, — ne les ayant pas décidés pour ma part, ni ne sachant si je les déciderai jamais, il y aurait sans doute à les trancher moins de courage que de présomption, moins de liberté que d’improbité philosophique. Je me contenterai donc d’une seule remarque.

S’il est vrai, comme le croit Bossuet, — et on ne peut guère le lui disputer, — « qu’il n’y a pas de puissance humaine qui ne serve malgré elle à d’autres desseins que les siens, » c’est-à-dire, si l’histoire de l’humanité n’a en elle-même ni sa raison d’être, ni sa loi, ni seulement sa condition d’intelligibilité ; l’idée de la Providence ne l’explique pas mieux, mais ne l’explique pas moins aussi, n’a rien qui répugne davantage à la raison, ne soulève pas enfin plus de difficultés que les idées qui l’ont remplacée pour nous : celle du progrès, ou celle de l’évolution. Ce sont trois hypothèses. La dernière : celle de l’évolution, a d’ailleurs pour elle d’être plus conforme aux données de la science contemporaine ; la seconde : celle du progrès, a quelque chose de plus consolant, mais aussi de plus douteux, et, pour ainsi parler, de moins autorisé par l’histoire ; la première a surtout contre elle de nous rengager dans l’anthropomorphisme, et, conséquemment, d’abaisser, en la rapprochant de nous, l’idée même de la divinité. Les philosophes, qui savent les moyens d’épurer les idées de ce que l’imperfection du langage humain y mêle inévitablement de sensible ou de matériel, ont en général préféré l’hypothèse de la Providence aux deux autres. Je ne parle pas des chrétiens, que l’accusation d’anthropomorphisme ne saurait guère toucher, puisque Dieu « a fait l’homme à son image et à sa ressemblance. » Les politiques, les hommes d’action, eux, se rangent plus volontiers à l’hypothèse du progrès, qui met dans l’humanité le principe de son mouvement et le terme idéal de son activité. Enfin, les savans, qui en sont les auteurs, préfèrent assez naturellement l’hypothèse de l’évolution. Mais aucune de ces trois hypothèses, aucune de ces trois idées n’est parfaitement claire ; et, d’un autre côté, si cependant » l’histoire a besoin de l’une ou de l’autre d’entre elles pour prendre conscience de soi, comme aussi l’humanité pour ne pas mettre le dernier mot de la sagesse dans l’inertie des épicuriens, il est, je le répète, assez difficile de décider entre elles.

Aussi bien, dans les pages qui précèdent, n’ai-je point du tout voulu prendre parti dans la question de la Providence, mais seulement mettre en lumière les trois points que voici :

J’ai voulu montrer d’abord qu’une grande idée, celle de la Providence, dominait ou commandait le système entier des idées de Bossuet. Chrétien sincère, et, si je l’ose dire, catholique passionné, nourri de la moelle des Chrysostome et des Augustin, tous les dogmes de sa religion, Bossuet les a touchés, selon les occasions et les temps, il les a expliqués, il les a éclairés de la lumière de son génie, qui peut-être ne s’est nulle part déployé plus à l’aise que dans l’expression de « ce que l’œil n’a jamais aperçu, de ce que l’oreille n’a jamais ouï, de ce qui n’est jamais entré dans le cœur de l’homme. » Voyez-le plutôt, dans son Histoire des variations, élucider le mystère de la transsubstantiation, ou le dogme de la chute, encore, dans ses Élévations sur les mystères. Mais, de tous les dogmes, s’il en est un auquel il se soit particulièrement attaché, qu’il ait en quelque sorte fait sien, j’ai tâché de montrer et je voudrais que l’on eût vu que c’est le dogme de la Providence. Plus ami, comme je l’ai dit aussi, de la sévérité de la discipline romaine que de la liberté grecque, c’est sur le dogme de la Providence qu’en fondant l’assurance de l’ordre, qui est le premier besoin des sociétés humaines, il a fondé l’apologie de la religion. Et comme il n’y avait pas d’ailleurs une seule manifestation de l’intelligence ou de l’activité qui ne fût enveloppée dans les replis de sa religion, c’est ainsi que toute sa politique, toute sa morale, toute sa philosophie s’est trouvée exprimée en fonction de la Providence. Si ce point était bien établi, Bossuet, dans l’histoire de la philosophie, et peut-être dans celle de l’Église, n’aurait-il pas sa place, qui ne serait qu’à lui, comme l’un de ces anciens Pères auxquels ses contemporains ne craignaient pas de le comparer ? Ne le craignons pas davantage ; et si l’un a été, comme Athanase, le théologien de la Trinité, ou l’autre, comme Augustin, le théologien de la Grâce, disons que, dans cette longue histoire du développement du dogme catholique, Bossuet a été celui de la Providence. J’ai voulu montrer, en second lieu, qu’on lui faisait tort de sa plus grande part d’invention personnelle et d’originalité quand on ne cherchait sa philosophie que dans ses œuvres « philosophiques. » C’est une idée qui ne fut venue, je pense, à l’esprit de personne avant Victor Cousin, que de prétendre distinguer, dans l’œuvre d’un Pascal, d’un Bossuet, ou d’un Fénelon, leur « philosophie » d’avec leur « religion. » Comme on ne croyait pas de leur temps que la philosophie fût une enseigne ou une profession, il n’y avait pas alors de questionnaire ou de formulaire sur lequel on interrogeât un homme avant que de l’inscrire au rang des philosophes, et sa philosophie, c’était tout simplement la conception générale du monde, de l’homme, et de la vie qui se dégageait de son œuvre. Un Voltaire, en ce sens, un Rousseau, que dis-je ! un La Fontaine ou un Molière même avaient leur philosophie. Nous avons changé tout cela. Nous ne tenons plus aujourd’hui pour philosophes que ceux qui font métier d’argumenter en règle sur la métaphysique ; et l’histoire même de la philosophie ne se soucie d’un grand écrivain qu’autant qu’il lui est arrivé, comme à nos nouveaux scolastiques, d’en disserter en forme. Ne sais-je pas bien des Histoires de la philosophie où tout ce qu’ont pu proposer sur le libre arbitre, dans leurs dissertations inaugurales, les Allemands les plus ignorés, on l’y trouve, mais rien en revanche de ce qu’en ont dit les Luther, les Calvin ou les Jansénius ? Si j’avais aidé quelques philosophes à se faire de leur science une idée plus large, et moins « scientifique, » je ne leur aurais pas rendu, non plus qu’à leurs études, un médiocre service ; et je ne leur demande pas de saluer en Bossuet ce qu’ils appellent « un penseur, » mais d’y voir seulement quelque chose de plus que l’auteur de sa Logique et de son Traité de la connaissance de Dieu.

Et j’ai voulu montrer enfin que rien n’était plus faux que de se représenter Bossuet, comme on le fait trop souvent encore, sur l’autorité de Voltaire, de Sainte-Beuve, et de M. Renan, « tranquillement installé dans sa chaire d’évêque, au moment le plus solennel du grand règne ; » aveugle aux progrès du libertinage, sourd aux bruits précurseurs de la tempête prochaine ; et mourant, en 1704, sans se douter « lui, prophète, » que Voltaire était né. Car on ne l’a donc pas lu ? On n’a lu ni ses Sermons, ni ses Oraisons funèbres, ni ses Avertissemens aux protestans, ni sa Défense de la tradition et des saints pères ? Mais, au contraire, toute sa vie publique n’a été qu’un long combat contre les libertins, — auxquels même on a vu qu’il fallait joindre les critiques, — et, de 1652 à 1704, on pourrait dire, qu’à l’exception de ses écrits dans l’affaire du quiétisme, Bossuet n’a rien publié que contre les critiques et contre les libertins. Si l’on permettait à Richard Simon, au nom de son grec et de son hébreu, de faire dans l’Église le docteur et le théologien, nul n’a mieux vu que Bossuet, qu’il y allait de la tradition tout entière et, avec la tradition, de la religion même. Nul n’a mieux vu que lui, ni ne l’a dit plus clairement, que, du luthéranisme au calvinisme, du calvinisme a l’arminianisme, de l’arminianisme au socinianisme, l’évolution nécessaire du protestantisme tendait, avec une rapidité de jour en jour croissante, à l’indifférentisme. Que voudrait-on qu’il eût fait davantage ? Quelle est cette « crise » dont on parle et qu’on lui reproche de n’avoir pas prévue ? Que veut-on dire enfin quand on dit que « son coup d’œil aurait sauté par-dessus Voltaire ? » Il n’y a rien dans Voltaire, j’entends rien de sérieux, qui ne fût déjà dans Bayle ou dans Spinosa, — qu’on a vu si Bossuet connaissait ; — il n’y a que des bouffonneries ou des grossièretés. Mais de tous les argumens qu’on opposait à la religion, s’il n’en est pas un seul que Bossuet ait laissé sans réponse, on peut donc lui reprocher d’avoir manqué de tolérance, de ménagemens, de prudence, de critique même, si l’on veut, et de largeur d’esprit, en un certain sens, — mais non pas de perspicacité.

Le siècle suivant ne s’y est pas trompé. Non-seulement c’est bien en Bossuet qu’il a reconnu son principal adversaire, mais c’est au dogme de la Providence, que Bayle, dans ses Pensées diverses sur la comète, au lendemain même de la publication du Discours sur l’histoire universelle, que les libres penseurs anglais, que Voltaire à leur suite, se sont d’abord attaqués. Pendant près d’un demi-siècle, c’est sur le dogme de la Providence que la controverse philosophique a roulé. Même le dogme de la chute, il a fallu, pour pouvoir le prendre corps à corps, et le combattre à son tour qu’on eût ruiné celui de la Providence. Il a fallu qu’avant de pouvoir utilement nier la corruption originelle et la perversité foncière de l’homme, on eût établi l’indifférence du créateur pour sa créature ; et, comme si le dogme de la Providence eût été contre les libertins l’ouvrage avancé de la religion chrétienne, on n’y a pas eu plus tôt fait brèche que le déisme s’est trouvé au cœur de la place. Qu’est-ce à dire ? Sinon que Bossuet, en essayant de le fortifier, a été mieux inspiré peut-être que l’auteur lui-même des Pensées ? .. Mais il ne s’agit pas de les opposer l’un à l’autre, il faut plutôt les réunir ; et après avoir dit ce qu’ils ont fait pour arrêter les progrès de l’incrédulité, il faut essayer de dire comment, pour quelles raisons, dans quelles conditions ils y ont échoué. Ce sera l’objet d’une prochaine étude, où j’essaierai de faire à Bayle la place qu’il mérite et qu’il ne me semble pas qu’on lui ait faite encore dans l’histoire des idées.


FERDINAND BRUNETIERE

  1. Voyez la Revue du 1er août 1890.
  2. Voyez dans la Revue du 15 octobre 1888 : Jansénistes et Cartésiens.
  3. Correspondance et œuvres inédites de Bossuet, publiées par l’abbé Guillaume. Bar-le-Duc, 1877 ; Contant-Laguerre.
  4. On remarquera, pour ne pas se méprendre sur le sens de cette phrase, que Bossuet était alors au fort des polémiques soulevées par son Histoire des variations.
  5. J’y en joindrai d’autres encore, quand on le voudra.
  6. Voyez, à cet égard, dans les Opuscules de Kant, son Examen de la philosophie de l’histoire de l’humanité, de Herder, et surtout ses Idées sur une histoire universelle.
  7. Voyez à ce sujet le dernier état de l’exégèse orthodoxe dans le Cursus scripturœ sacrœ des PP. Cornely, Knabenbauer et de Hummelauer, t. Ier et II. Paris, 1887, Lethielleux.
  8. S. Münck, Palestine, p. 137-138. Paris, 1845. Didot.