Études sur le XVIIe siècle
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 93 (p. 662-685).
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ETUDES SUR LE XVIIe SIECLE

III.[1]
L’ESTHÉTIQUE DE BOILEAU

Il y a de plus grands noms que celui de Boileau, dans notre histoire littéraire, il y en a même et heureusement plusieurs ; il y en a de plus populaires, il y en a surtout de plus aimés : je ne sais s’il y en a de plus répandu, ni peut-être, à certains égards, de plus considérable. La moitié de ses vers sont devenus en naissant maximes ou proverbes, sont entrés dans l’usage ou dans le courant de la langue, font encore aujourd’hui partie du vocabulaire de la conversation. Trois ou quatre générations d’industrieux versificateurs, et parmi eux quelques poètes, ont reconnu en lui le Législateur du Parnasse français. Ses leçons, passant nos frontières, sont allées faire école en Angleterre, en Allemagne. Il n’y a pas jusqu’à ses ennemis dont les attaques passionnées, injurieuses, maladroites surtout, n’aient aidé, autant ou plus que son Mérite, à graver, à enfoncer son nom dans les mémoires ; et, si quelqu’un enfin, non-seulement pour nous, qui sommes de sa race, mais encore pour les étrangers, représente l’esprit français, ou plutôt l’esprit classique, avec ses qualités, avec les défauts aussi qui en sont le revers ou la rançon, ce n’est ni Molière, ni La Fontaine, ni Racine, c’est lui, c’est Boileau, c’est l’auteur des Satires et de l’Art poétique. Voilà une fortune singulière ; telle, que l’on en a vu rarement de semblable ; telle aussi que de plus beaux vers que ceux de Boileau, s’ils en expliquaient l’origine, seraient insuffisans à en justifier la durée ; telle que ne l’ont faite, en essayant de jouer le même rôle, ni Pope en Angleterre, ni Gottsched ou Lessing en Allemagne, ni, depuis Boileau lui-même, aucun critique en France. Et, en effet, il faut l’avouer d’abord, quelque talent qu’il ait eu, Boileau, comme Louis XIV, a eu plus de bonheur encore. Il a paru dans le temps précis qu’on l’attendait, ni trop tôt ni trop tard, dans le temps de la perfection de la langue et de la maturité du génie de la nation, à l’une des rares époques de l’histoire où nous ayons senti le prix de la règle, de la discipline et de l’ordre. Artiste scrupuleux, tyran consciencieux des mots et des syllabes, nul n’a d’ailleurs été plus Français, — que dis-je, plus Français ! — c’est plus Parisien je veux dire, ou même plus « bourgeois » en même temps qu’artiste. Et cependant, et avec cela, s’il y a eu, depuis la Renaissance jusqu’à la Révolution, un idéal classique commun à l’Europe entière, l’honneur lui appartient de l’avoir plus nettement conçu, défini et fixé que personne.


I

Si je rappelle d’abord qu’il naquit à Paris, le 1er novembre 1636, dans la cour même du Palais ; que Gilles Boileau, son père, était l’un des commis au greffe de la grand’chambre du Parlement ; qu’Anne de Nyellé, sa mère, était fille elle-même d’un procureur au Châtelet ; et qu’ainsi, de tous côtés, il appartenait à la Petite Robe, — on distinguait alors la Petite Robe de la Moyenne, et la Moyenne de la Grande, — c’est qu’il importe de rappeler ses origines bourgeoises, et par elles, en même temps, les affinités natives de l’esprit ou du talent de ce fils de greffier avec le génie de Molière, le fils du tapissier Poquelin, et l’esprit de Voltaire, le fils du notaire Arouet. Avant tout et par-dessus tout, de race et d’éducation, c’est un bourgeois de Paris que Nicolas. Comme Molière, comme Voltaire, né dans l’aisance, il a aimé la vie large, abondante et saine, une table bien servie, l’argenterie de poids, les tableaux. Comme eux, il est fier de sa grand’ville, et il le laisse voir, fier d’être de Paris, et non pas de Rouen ou de Dijon. Comme eux encore, il est naturellement frondeur, libre en propos, entêté de son sens, flatteur et souple au besoin, mais, en actions comme en pensées, plus indépendant au fond, plus hardi même, souvent, qu’on ne le croit. Lisez sa cinquième satire, Sur ou Contre la noblesse. Elle est imitée de Juvénal, je le sais ; et vous n’y verrez, si vous le voulez, qu’un lieu-commun de morale sociale. Pourtant, elle est bien forte ; quelques traits en sont bien vifs ; et, si je l’entends comme il faut, ne signifierait-elle pas que deux cent cinquante ou trois cents ans de « petite robe » sont une sorte de noblesse aussi, laquelle, n’ayant rien de moins rare, n’a rien qui soit tant au-dessous de deux ou trois siècles d’épée ? Rappelez-vous encore, à ce propos, comme il a parlé d’Alexandre :


Heureux, si de son temps pour cent bonnes raisons,
La Macédoine eût eu des Petites Maisons !


et de Pyrrhus, et de César, et généralement des conquérans ou de la guerre, non pas une fois, mais deux fois, mais trois fois, mais aussi souvent que l’occasion s’en est offerte à lui :


Un injuste guerrier, terreur de l’univers,
Qui, sans sujet courant chez cent peuples divers,
S’en va tout ravager jusqu’aux rives du Gange
N’est qu’un plus grand voleur que Duterte et Saint-Ange.


Duterte est là pour Troppmann et Saint-Ange pour Dumolard. D’autres viendront, qui le rediront, à peine plus vivement, mais plus sérieusement ; et, de là, d’autres conséquences. Il l’a dit, cependant, — et non pas dans le siècle de Rosbach ou de Crefeld, mais dans le siècle de Rocroi, de Lens, de Mulhouse, de Turkheim, de Steinkerque, de Nerwinde. Et pour quelle raison, Louis XIV, qui l’aimait, n’a-t-il pas permis qu’il imprimât sa douzième satire : Sur l’Equivoque, sinon pour la liberté que le vieux poète s’y était donnée de parler presque « en philosophe, » comme on va bientôt dire, et des hérésies, et de la casuistique, et des guerres de religion, et de la Saint-Barthélémy ?


Au signal tout d’un coup donné pour le carnage.
Dans les villes, partout théâtres de leur rage.
Cent mille faux zélés, le fer en main courans,
Allèrent attaquer leurs amis, leurs pareils.
Et, sans distinction, dans tout, sein hérétique,
Pleins de joie, enfoncer un poignard catholique

Tirés d’une satire de Boileau, pourquoi ces vers ne le seraient-ils pas d’une tragédie de Voltaire ? Leur prosaïsme assurément n’y ferait point un obstacle. Est-ce que je veux d’ailleurs transformer l’auteur des Satires eu un précurseur de la « tolérance » ou de la « libre pensée ? » Je pourrais m’en donner le plaisir paradoxal, — et au besoin le droit même, — rien qu’on rappelant que, dans sa vieillesse, il faisait ses délices du fameux Dictionnaire de Bayle. Mais si plutôt, comme je le crois, ce ne sont là que des boutades, je dis seulement que ce sont celles d’un bourgeois de Paris au XVIIe siècle, et déjà plus voisin de Voltaire, qui va naître, qui est né, que de Pascal et de Bourdaloue, qui sont morts. Comme il en a le sang, Boileau en a l’humeur ; il en a les qualités, le ferme et franc bon sens, la gaîté robuste, la verve railleuse et sarcastique, avec une pointe de libertinage. Nous verrons tout à l’heure qu’avec les qualités, il en a les défauts, les « manques, » si je puis ainsi parler, et, quoique artiste enfin, presque tous les préjugés. Le moins caractéristique et le moins déplaisant n’est pas celui qu’il nourrit, ou qu’il a sucé avec le lait, contre les gens de lettres qui ne sont que gens de lettres, les Saint-Amant ou les Colletet,


Qui vont chercher leur pain de cuisine en cuisine,


gens de peu, gens de rien, qui écrivent pour vivre, espèces de bohèmes du temps, qui n’ont pas d’état dans le monde. Voltaire lui-même, au siècle suivant, n’affectera pas plus de mépris pour Jean-Baptiste Rousseau, le fils du cordonnier de la rue des Noyers, ou pour Jean-Jacques, le fils de l’horloger de Genève.

Durement élevé, par une vieille domestique, entre un père déjà plus que quinquagénaire, et de grands frères dont il était venu rogner la modeste part d’héritage, on le mit au collège d’Harcourt vers l’âge de huit ou neuf ans. Il y faisait sa quatrième, lorsque ses études furent interrompues par un grave accident ; il fallut, dit-on, le tailler de la pierre ; et l’opération fut sans doute mal faite, puisqu’il s’en ressentit toute sa vie. Il passa du collège d’Harcourt au collège de Beau vais. On le destinait à l’Eglise, et, au sortir de sa philosophie, pendant un an, il étudia la théologie en Sorbonne. Mais, en ce temps-là, si du moins nous en croyons un témoin très autorisé, ce la théologie n’était qu’un amas confus d’opinions humaines, de questions badines, de puérilités, de chicanes, de raisonnemens à perte de vue ; .. tout cela sans ordre, sans principes, sans liaison des vérités entre elles ; barbarie dans le style, fort peu de sens dans tout le reste ; » et Boileau s’en dégoûta vite. Aussi bien ni Pascal, ni Bossuet, ni Malebranche n’avaient-ils encore écrit ; et, d’ouvrage de talent sur cette matière de la religion, il n’y avait que le livre d’Arnauld sur la Fréquente Communion. Notons encore que le droit, dont on voulut ensuite que le jeune homme essayai, pour en faire un commis au greffe, ou quelque chose d’approchant, ne lui plut guère davantage. Cependant, comme il fallait vivre, il se fit recevoir avocat, et même on conte qu’il plaida. Mais, sur ces entrefaites, en 1657, la mort de son père l’ayant mis en possession d’une petite fortune de 12,000 écus, — c’en serait aujourd’hui plus du double, — il abandonna le barreau comme il avait fait la Sorbonne, et, libre désormais de ses goûts et de sa personne, il suivit son caprice, qui était de rimer. Les premières pièces qu’il laissa courir se glissèrent dans un recueil dont le titre n’inviterait guère à y chercher le futur ennemi des précieuses : c’était le Sonnet sur la mort d’une parente, et les Stances sur l’Ecole des femmes, imprimés dans les Délices de la poésie galante des plus célèbres auteurs de ce temps, en 1663, chez le libraire Ribou. Mais quelques-unes de ses satires étaient déjà composées, et la plus ancienne même depuis trois ou quatre ans, cinq ans peut-être. Elles parurent, précédées du Discours au roi'', chez Barbin, en 1666, au nombre de sept. Les huitième et neuvième, sur l’Homme et à son Esprit, précédées du Discours sur la satire, ne virent le jour que deux ans plus tard.

Depuis les Provinciales, dix ans auparavant, — et si l’on excepte toutefois les Précieuses ridicules et l’Ecole des femmes, qui sont à part, — aucun ouvrage, de vers ou de prose, n’avait fait plus de bruit, suscité plus d’ennemis à son audacieux auteur, ni, en revanche, et dans un autre genre que les « Petites lettres, » opéré plus et de plus brusques conversions. Pour s’en rendre compte, il suffit de rappeler ici quels grands hommes étaient à la mode vers 1660, et quels livres lisaient les dames dans les ruelles du temps. A l’hôtel de Bourgogne, chez les « grands comédiens. » on jouait le Stilicon de Thomas Corneille, la Stratonice de Quinault, le Démétrius de l’abbé Boyer ; et Molière même, sur son propre théâtre, quand il voulait donner la tragédie, en était réduit à la Zénobie de M. Magnon. Connaissez-vous encore l’Ostorius de l’abbé de Pure ? Pour le grand Corneille, j’aime mieux n’en rien dire que de rappeler où il en était. Cependant, les romans de La Calprenède, Cassandre, Cléopâtre, Faramond, et ceux de Madeleine de Scudéri, cette « illustre fille, » Ibrahim, Cyrus, Clélie, se faisaient suivre avidement jusqu’au dixième, jusqu’au douzième volume. Mariés ensemble en la personne d’Anne d’Autriche et de Mazarin, le faux goût italien et la grandiloquence espagnole dominaient à la cour. Que si d’ailleurs on était quelquefois lassé du romanesque ou de l’héroïque, du tendre ou du passionné, si l’on éprouvait le besoin de se détendre et de rire, après avoir pleuré sur les infortunes de tant de grandes princesses, on se divertissait au Virgile travesti, de ce « fiacre de Scarron » ou bien encore à la Rome ridicule, du sieur de Saint-Amant. C’est dommage que nous n’ayons pas son Poème de la Lune, « celui qu’il porta à la cour, » nous dit Boileau dans une note, et « où il louait le roi, surtout de savoir bien nager. » Enfin, au-dessus d’eux tous, avec son poème qui venait de paraître, en 1656, et dont les meilleurs juges ne pensaient pas moins de bien que l’auteur, s’élevait de toute la tête le « premier poète héroïque du monde, » l’auteur de la Pucelle, ce Chapelain,


… Puisqu’il faut l’appeler par son nom,


à qui Colbert, sur la désignation de l’opinion publique, allait bientôt confier la surintendance des lettres, si l’on peut ainsi dire, et la « feuille » des bienfaits du roi. On jugera de l’effet des Satires par celui que, produisent aujourd’hui tous ces noms, dont même l’on remarquera que, s’ils sont arrivés jusqu’à nous, c’est parce que Boileau les a jadis nichés dans un coin de ses vers. Il n’y a rien de plus décrié, ni de plus ridicule ; — et c’est à peu près ainsi que, sans les Provinciales, quelle mémoire conserverait encore les noms d’Escobar ou du père Bauny ? Les victimes de Boileau, comme celles de Pascal, leur doivent et ne doivent qu’à eux d’être devenues immortelles comme eux.

J’insiste sur cette comparaison : d’abord, parce que je n’en saurais faire qui soit plus agréable à Boileau dans sa tombe ; et puis, parce que le service que rendirent les Satires n’est comparable en effet qu’à celui que nous devons aux Provinciales. Bien plus, il est le même ! Lorsque les Provinciales parurent, la prose française hésitait entre deux directions, l’une que lui indiquait, l’exemple du succès de Balzac, de ses Lettres, de son Prince, de son Socrate chrétien, — où d’ailleurs il y a d’assez belles choses, des choses bien dites, d’harmonieuses cadences ; — l’autre que lui montrait voiture, et dans laquelle peut-être elle était engagée plus avant. Mais les Provinciales lui en ouvrirent une troisième, et la bonne, ou la seule, celle dont aucun écrivain ne s’est depuis lors écarté qu’au détriment du naturel et de la vérité. Pareillement les Satires. Certes, ou avait fait de beaux vers avant Boileau ; on en avait fait de plus beaux qu’il n’en devait jamais faire. On en avait fait de charmans, dont aucun des siens ne devait jamais approcher pour la grâce, pour le charme, pour la volupté : Ronsard et du Bellay, Desportes même et Bertaut en sont pleins ; voiture aussi. Mais Corneille seul peut-être en avait fait de parfaitement naturels, et, de son vivant même, ils étaient comme ensevelis dans l’oubli avec les comédies de sa première jeunesse : Mélite, la Veuve, la Galerie du Palais. C’est ce vers naturel, qui ne cesse pas d’être un vers en exprimant les choses de la vie commune, que les contemporains reconnurent et applaudirent dans les Satires de Boileau. C’est ce vers naturel, voisin de la prose, comme en latin celui des Satires et des Epîtres d’Horace, mais toujours plein de sens, et relevé par la justesse du trait, le choix du mot propre, la surprise de la rime rare, qui fit école. C’est ce vers naturel enfin dont nous pouvons, dont il faut savoir encore aujourd’hui, si le coup d’aile, si l’inspiration, si la poésie même y manquent, reconnaître pourtant, et apprécier la vigueur, la précision, la probité surtout,


Car ce vers, bien ou mal, est toujours quelque chose ;


et il le dit même généralement bien. De prononcer là-dessus si, comme tous les critiques dont l’ambition est de joindre l’exemple au précepte, Boileau n’a pas pris plus d’une fois les bornes de son génie pour celles même de l’art, c’est une autre question. Mais, à sa date, on ne saurait exagérer l’importance du service rendu. Les Satires ont sauvé la poésie française des dangers urgens qui la menaçaient tout au début du règne de Louis, XIV : emphase d’un côté, préciosité de l’autre ; et c’étaient bien les mêmes dont les Provinciales avaient sauvé la prose.

Aussi n’est-il pas étonnant qu’aussitôt qu’elles eurent paru, les poètes, — je veux dire les vrais poètes, Molière, La Fontaine, Racine, avec tous leurs amis, — se soient comme groupés autour d’elles. Lié lui-même avec eux depuis déjà quelques années ; toujours prêt à les soutenir et à combattre pour eux ; ayant publié, comme on l’a dit, ses jolies Stances sur l’Ecole des femmes, et composant alors sa Dissertation sur Joconde, ce serait sans doute aller trop loin, beaucoup trop loin, que de voir dans les Satires, autant que l’expression des haines littéraires, des doctrines, des idées de Boileau. celle des idées aussi, des doctrines, et des haines de Racine, de La Fontaine, de Molière. On ne faisait pas en ce temps-là, ou, pour mieux dire, on ne faisait plus de Manifestes littéraires. Mais ce qui est certain, c’est que leurs ennemis, à tous quatre, étaient les mêmes, et que, par exemple, les « censeurs » de l’Ecole des femmes, à commencer par M. Boursault, devaient un jour être ceux de Britannicus et de Phèdre. Nous ne pouvons pas douter non plus que, dans ces cabarets littéraires, Au Mouton blanc, A la Pomme de pin, où les quatre amis tenaient volontiers leurs assises, en compagnie de quelques hommes d’esprit. Chapelle, Furetière. et de quelques grands seigneurs, comme les Vivonne et les Nantouillet ; que, chez lui, rue du vieux-Colombier, où il habitait alors ; que dans quelqu’une enfin de ces promenades qu’ils faisaient parfois ensemble du côté de Versailles, — et dont le prologue de la Psyché de La Fontaine nous a conservé le souvenir, — Boileau ne leur ait lu ses premières Satires ; n’en ait, sur leur conseil, effacé un nom pour y en mettre un autre ; n’ait provoqué leur jugement avant que de s’exposer à celui du public. Et ce qui est plus certain encore que tout le reste, parce que nous avons leurs Œuvres, là, sous la main, pour nous en assurer, c’est que l’idéal poétique de Molière, de La Fontaine, de Racine, est constamment le même que celui de Boileau. Je veux dire qu’il n’en diffère que dans la mesure où diffèrent d’abord les genres dans lesquels ils se sont exercés, et ensuite leurs génies entre eux. Même, celui de qui l’observation semblerait le plus contestable, — j’entends La Fontaine, — est au fond celui dont elle l’est le moins. Toute une partie de son œuvre, antérieure aux Satires et à l’Ecole des femmes, est dans le goût de voiture et de Benserade ; mais une autre est vraiment de lui ; et c’est celle qu’il a écrite, sinon sous l’influence, du moins après, et d’après les Satires de Boileau.

Très nettement indiqué dans les premières Satires, mais par prétention, en quelque sorte, et enveloppé dans ses attaques contre l’auteur d’Alaric ou contre celui de la Pucelle, comme l’amour de la vérité l’est dans la dénonciation de l’erreur ou du mensonge, comme une affirmation l’est dans la négation de son contraire, comme l’aveu de nos goûts enfin l’est dans l’expression de nos antipathies, cet idéal se dégage et se précise dans les Satires VIII et IX, dans le Dialogue des Héros de Romans, qui n’a paru que beaucoup plus tard, mais qui est bien de cette époque, et dont la plaisanterie manque de grâce et de finesse, est trop longue et trop lourde, mais dont le sens est si clair. Il s’épure dans les Epîtres ; et les amis du satirique lui rendent alors ce qu’ils en ont reçu. Si l’on a pu dire en effet avec vérité que, sans les conseils et les encouragemens de Boileau, Molière aurait peut-être écrit moins de Misanthrope que de Pourceaugnac, Racine plus de Bérénice que de Britannicus, La Fontaine moins de Fables et beaucoup plus de Contes, on peut dire également que Tartuffe, Iphigénie, les Fables, en justifiant ou en dépassant les espérances de Boileau, lui enseignent le prix de quelques-unes des qualités qui lui manquent : celui de l’imagination, par exemple, ou encore celui de la sensibilité. Son talent, un peu vulgaire, vraiment bourgeois dans les premières Satires, — le Repas ridicule ou les Embarras de Paris, — s’élève : et son style, un peu raide jusque-là, s’assouplit, dans l’Épître à M. de Guilleragues, par exemple, et dans l’Épitre à Seignelay. Les quatre premiers chants du Lutrin achèvent sa réputation. Lui-même, admis à la cour, goûté de Louis XIV. cède à l’usage du monde quelque chose de sa verdeur et de son âpreté premières :


— L’âge viril, plus mûr, inspire un air plus sage,
Se pousse auprès des grands, s’intrigue, se ménage ; —


Ce basochien frondeur devient presque courtisan et, dans la fréquentation des grands seigneurs et des belles dames, il dépouille quelques-uns de ses préjugés bourgeois. Racine est là d’ailleurs, pour contenir au besoin la pétulance du satirique et réprimer d’un coup d’œil les écarts de sa verve indiscrète. Enfin, en 1674, la publication de l’Art poétique l’achève d’établir dans son rôle d’arbitre et de juge presque souverain des choses de la littérature, en dépit des envieux, en dépit aussi de l’Académie, dont il n’est pas encore, dont il ne sera que dix ans plus tard, en 1684, parce que le roi l’aura voulu. Il a usé ses ennemis, si je puis ainsi dire ; et, ses combats ne sont pas terminés, mais quand nous le verrons rentrer maintenant dans la lutte, il ne sera plus le révolutionnaire qu’il fut, qu’il est encore dans le premier chant au moins de son Art poétique, il sera lui-même une autorité, il sera un ancien, il sera un classique.

Quel est donc son idéal ? ou, pour parler plus conformément à la langue de son temps, quelle est sa doctrine ? et, dispersée comme elle est dans son œuvre, ne serait-il pas utile de la rassembler ici tout entière sous deux ou trois points de vue ? En lui donnant l’honneur, qui fut le sien, de l’avoir traduite en beaux vers, en vers heureux et brillans de bon sens, on essaierait de faire, en même temps que sa part, celle aussi des influences, des circonstances. Et si, d’ailleurs, pour préciser la doctrine, on lui prêtait peut-être une forme plus systématique, des contours plus arrêtés qu’elle ne les eut jamais dans la pensée de Boileau, ses admirateurs ne s’en plaindraient pas, puisqu’ils en verraient mieux la portée, ni ses ennemis non plus, puisque les côtés faibles n’en seront que plus appareils.


II

Comme Molière, dont la supériorité d’âge et de génie nous autorisent à supposer qu’il fut en ceci le conseiller, le maître ou l’inspirateur même de son jeune ami, le premier objet que Boileau se propose, et le premier article de sa doctrine, c’est d’essayer de ramener l’art, qui depuis si longtemps, — depuis le temps au moins de Ronsard et de la Pléiade, — s’en était diversement, mais tous les jours écarté davantage, à l’imitation de la nature et à l’expression de la vérité. Car dirai-je qu’alors, un peu partout, dans ces « cabinets où la vertu était révérée sous le nom d’Arthénice, » comme dans ce logis de la vieille rue du Temple, où Mlle de Scudéri « tenait ses samedis, » on avait horreur de la nature ? Mais, assurément, on la trouvait « commune ; » et les moyens d’art qu’il fallait bien qu’on lui empruntât, du moins ne s’en servait-on que pour « l’embellir, » c’est-à-dire, en bon français, pour la défigurer. Les uns, sur les traces de l’auteur du Cid et de Rodogune, s’évertuaient pour faire « plus grand, » et les autres, sur celles de l’auteur du Roman comique et de dom Japhet d’Arménie, plus « plaisant » que nature. Non-seulement au barreau, mais jusque dans la chaire même, on ne voulait rien que de « rare, » que « d’imprévu, » que de « surprenant. » Et tous ensemble, dans les salons comme au théâtre, dans les romans comme à l’Académie, en s’éloignant de la nature, on ne semblait travailler qu’à séparer l’art d’avec la vie, qui en est pourtant la matière, le support et la raison d’être. Ce n’est pas l’homme qui est l’ait pour l’art, mais bien l’art qui est fait pour l’homme. C’est ce que Boileau vit admirablement, avec une promptitude et une sûreté de coup d’œil extraordinaires chez un jeune homme d’une vingtaine d’années ; c’est ce qui souleva son bon sens bourgeois ; et, comme il avait dirigé contre cette littérature, — aristocratique jusque dans le burlesque même, — et surtout artificielle, tous les traits de sa satire. c’est à ces leçons qu’il résolut d’opposer celles de ses Epître et de son Art poétique.


Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable…
Le faux est toujours fade, ennuyeux, languissant,
Mais la nature est vraie et d’abord on la sent…
Jamais de la nature il ne faut s’écarter…
C’est elle seule en tout qu’on admire et qu’on aime…
Que la nature donc soit notre étude unique…


L’imitation de la nature, voilà la règle de toutes les règles, celle qui précède, qui enveloppe, et qui résume les autres. Ou, mieux encore, il n’y en a pas d’autres ; et bien loin d’avoir pour objet de corriger la nature, de lui donner, selon l’expression du temps, le « goût puissant, » le « goût terrible, » le « grand goût, » les principes de l’art ne doivent tendre, en nous apprenant à la mieux voir, qu’à nous faciliter l’imitation de cette nature même. Point de mystères, comme on le croirait à lire les Préfaces de Chapelain, celle de la Pucelle, ou les Examens eux-mêmes du grand Corneille, qui venaient justement de paraître, mais quelques observations très simples, tirées du bon sens ou de l’expérience, et traduites simplement, sans pédantisme ni recherche d’esprit, dans la langue de la nature et de la vérité. Le reste, c’est le temps qui nous l’apprendra :


Si notre astre eu naissant nous a formés poètes :


et l’on sait assez que Boileau lui-même, toutes les fois qu’il l’a fallu, c’est-à-dire aussi souvent que le sujet l’a permis ou demandé, n’a pas craint de pousser le principe à ses presque extrêmes conséquences. On en trouverait la preuve, nu besoin, dans le Lutrin, par exemple, ou encore dans cette Satire des femmes, la moins galante, sans doute, et, si l’on veut, l’une des plus déplaisantes, mais l’une pourtant aussi des meilleures qu’il ait écrites. « Elle étincelle de beautés, » a-t-on pu dire ; et j’ajoute que ce sont des beautés « naturalistes. » Si d’ailleurs j’emploie le mot, c’est qu’il est de la langue du XVIIe siècle, et qu’on en usait dans le sens où nous le prenons encore aujourd’hui pour désigner, — dit un texte précis, — l’opinion qui « estimait nécessaire l’imitation exacte du naturel en toutes choses. »

Mais une question s’élève ici. Chacun de nous a sa manière de voir la nature ; et, d’autre part, on ne déforme la nature, dans un sens ou dans l’autre, on ne la « perfectionne » ou on ne la « dégrade, » on ne fait enfin plus laid ou plus beau que nature, qu’avec des moyens, quels qu’ils soient, qui sont eux-mêmes encore et toujours de la nature. N’y a-t-il pas de certaines gens dont le naturel est de n’en pas avoir ? Prendrons-nous donc à la lettre les deux vers de l’Art poétique :


Il n’eut pas du serpent ni de monstre odieux
Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux ?


et croirons-nous qu’effectivement le « naturalisme » de Boileau s’étende à l’imitation de la nature entière ? Nous nous tromperions gravement ; et, pour vouloir faire Boileau trop moderne ou trop contemporain, en le mêlant à nos controverses, nous le ferions trop peu ressemblant.

Non, assurément, Boileau ne veut pas qu’on imite la nature tout entière, mais seulement la nature humaine ; car, pour l’autre, la nature extérieure, cette nature mouvante, sensible et colorée que Rousseau découvrira plus tard, — en haine de la civilisation et de la société de son temps, — le XVIIe siècle ne l’a pas connue. Je précise et j’appuie. Le XVIIe siècle a joui de la nature, mais il ne l’a pas connue. Boileau lui-même, entre deux Satires, a joui de son jardin d’Auteuil, puisqu’il se l’est payé, puisqu’il l’a vendu quand il n’en a plus pu jouir ; il s’est plu à Hautile, chez son neveu, « l’illustre monsieur Dongois, » greffier en chef du parlement, puisqu’il y est allé, ou à Bâville, chez les Lamoignon ; il a aimé, comme nous, le soleil, les bois, et la verdure ; il a chassé, il a même pêché à la ligne, mais « sans phrases ; » et il n’a point fait de la « littérature » avec des plaisirs qui lui paraissaient trop naturels, je crois, sinon pour être rappelés ou contés en souriant, dans les vers d’une épître agréablement familière, du moins pour être « célébrés » ou « chantés. » Ce n’en est pas la mode, en son temps. La forte personnalité des écrivains d’alors absorbe en soi cette nature parmi laquelle, au contraire, depuis plus de cent ans, nous nous répandons jusqu’à nous y anéantir. Ou, si l’on veut encore, ils ne jouissent de la nature que comme nous faisons de respirer, par exemple, ou de vivre, sans presque nous en apercevoir, quoique ce soit pourtant un plaisir, et sans jamais éprouver le besoin de connaître le jeu de nos organes ou la composition de l’atmosphère. Y songeons-nous ? C’est un signe que nous sommes malades. Aussi, parce qu’il est de son siècle, et parce qu’il est de sa condition, la nature extérieure, qui tient si peu de place dans l’œuvre de Boileau, où je ne la vois représentée que par quelques saules,

Et des noyers souvent du passant insultés,

n’en a-t-elle pas plus dans sa doctrine que ce qu’elle en peut occuper dans une « élégante idylle. » Pour Boileau, comme pour Molière, le mot de « nature » ne signifie que ce qu’il peut signifier pour des Parisiens du XVIIe siècle ; et nous ne devons l’entendre uniquement que de la nature humaine.

Encore, elle-même, cette nature humaine, la copierons-nous au hasard, sans discernement et sans choix ? Et s’il y a, par exemple, des actions indifférentes ; s’il y en a de basses ; s’il y en a même d’ignobles, fonctions plutôt qu’actions, qui nous rabaissent et qui nous humilient, naturelles pourtant, faudra-t-il qu’en faveur de leur naturel nous pardonnions à leur ignominie ? Ce serait le pur naturalisme, tel que de leur temps même, s’ils l’eussent osé, Molière et La Fontaine y eussent volontiers incliné. Boileau, lui, tout gaulois qu’il soit, ne va pas jusque-là. Des convenances le retiennent, des préjugés peut-être, une manière habituelle de vivre décente et ordonnée, la difficulté d’oser sur le papier ce qu’à peine hasarderait-il dans la liberté du vin. Il est bourgeois, vous dis-je, et le sentiment de la respectabilité fait partie d’une âme vraiment bourgeoise. S’il consent donc. s’il veut, s’il demande avec Molière que l’on imite la nature, il veut au moins que ce ne soit qu’en ce qu’elle a de plus humain. Et, en effet, pourquoi le poète essaierait-il de nous intéresser à la ressemblance des choses dont les originaux ne nous intéressent point, quand encore ils ne nous sont pas importuns ou odieux ? L’influence de Port-Royal, où Boileau s’honore d’avoir ses plus illustres amis, celle de Pascal en particulier. — dont je ne fais que paraphraser une pensée bien comme sur « la vanité de la peinture, » — vient ici contre-balancer l’influence, unique et souveraine jusque-là, de Molière.

Conséquemment à ce principe, nous éliminerons donc d’abord du domaine de l’art la représentation des parties inférieures de la nature humaine. Puisque effectivement elles nous sont communes avec les animaux, ce n’est point par elles que nous sommes hommes ; c’est en dépit d’elles : et notre humanité ne relève évidemment pas de nos sens, puisqu’au contraire, ce qui nous rend hommes, c’est le pouvoir que, seuls dans la nature, nous sommes capables d’exercer sur eux. L’animal est véritablement le produit de ses instincts ; nous, nous en sommes les maîtres. C’est pourquoi le tumulte que les appétits excitent quelquefois en nous ne tombera sous l’imitation qu’extraordinairement, hors tour, à titre d’exception ou presque de licence, dans des occasions strictement définies, et qui devront toujours porter leur excuse ou leur justification avec elles. Ainsi, dans la tragédie, qui ne purge les liassions qu’en en étalant l’atrocité sous nos yeux ; ainsi, dans la comédie, qui ne corrige les mœurs qu’en les ridiculisant ; ainsi encore dans la satire. Mais alors même, et s’il nous faut absolument présenter de semblables spectacles, nous aurons toujours soin de choisir des mots qui transposent les choses, en les faisant passer de l’ordre de la sensation dans celui du sentiment ou de la pensée. Nous ne déchaînerons pas la brute sur le théâtre ; et, pour inspirer l’horreur du vice, nous ne le peindrons pas sous des traits qui aient l’air d’en caresser l’idée. Jusque dans le désordre de la passion, nous conserverons aux victimes de l’amour ou de l’ambition ce caractère d’humanité, faute duquel ce ne sentit plus à la littérature, mais à la médecine qu’elles appartiendraient. Et nous imiterons, ainsi d’autant mieux la nature, que ces représentations, moins conformes peut-être à la vérité d’un moment, le seront davantage à la vérité de tous les temps et de tous les lieux.

Pour des motifs analogues, c’est-à-dire pour que la peinture demeure vraiment humaine, nous éliminerons encore du domaine de l’art le bizarre et l’accidentel. Car, à les bien prendre, eux aussi, ne sont-ils pas en dehors, ou en marge de la nature, puisque, à vrai dire, le nom même dont nous les nommons les en excepte, et que leur existence n’est qu’une transgression ou une dérision de ses lois ? Ainsi, d’être borgne ou boiteux, c’est manquer à la définition de l’espèce, et ce n’est pas se distinguer de l’humanité, c’est plutôt en sortir. Je veux bien plaindre celui qui n’y voit que d’un œil, mais je n’admets point qu’il dise que j’ai tort, moi, d’en avoir deux. Pareillement, nous éliminerons ce que la coutume et la mode superposent en nous d’apparences passagères aux caractères fixes et durables qui constituent notre nature. Tel est l’usage de porter perruque. Les modes ne font point partie de la nature, puisque leur institution même n’a pour objet que de la déguiser ; et, qui ne sait qu’il y a des modes en fait de sentimens comme d’habits, et d’idées comme de coiffures ? Le haut-de-chausses n’est point inhérent à l’espèce. Et nous éliminerons enfin de chaque homme, à commencer par nous-mêmes, ce que nous trouverons en lui de plus personnel ou de plus particulier. Car, la véritable originalité consiste-t-elle à différer des autres ? Non-pas du tout, puisqu’en ce cas elle nous échapperait, n’ayant pas avec nous de commune mesure ; mais, ce que les autres sont ou pourraient être, l’originalité consiste à l’être plus et plus complètement qu’ils ne le sont eux-mêmes. Et, d’ailleurs, — la vie quotidienne est là pour nous l’apprendre, — à quoi voyons-nous que nous nous intéressans effectivement dans les autres, si ce n’est à ce qu’ils ont de commun avec nous ?

Or, ce qu’il y a de plus commun entre les hommes, « la chose du monde la plus répandue, » la mieux partagée, la seule même en vérité qui le soit à peu près également, n’est-ce pas la raison ? Différens que nous sommes les uns des autres en tout le reste, — de taille et de visage, d’humeur et de complexion, de condition, de goûts et d’habitudes, ou, pour dire encore quelque chose de plus, différens de nous-mêmes, selon l’occasion et le temps, — n’est-ce pas la raison, éternellement subsistante et constamment identique en tout homme, qui rétablit d’heure en heure l’intégrité de notre personne, et qui continue d’âge en âge l’unité de l’espèce humaine ? Conséquemment, n’est-ce pas elle qui nous fait hommes, puisque c’est elle, et elle seule, qui nous distingue de tous les autres êtres ; non la sensibilité, qui peut se trouver aussi vive, plus vive même en eux, ni l’instinct, qui est toujours plus sûr ? Aimons donc la raison. Opposons la fixité de ses enseignemens à la mobilité des impulsions des sens ou des rêves de l’imagination. Entendons que c’est elle qui nous fait contemporains d’Auguste ou de Périclès, elle qui nous rend concitoyens d’un homme jaune ou d’un homme noir, puisqu’enfin, tout ayant changé depuis dix-huit cents ans, et rien n’étant le même à deux ou trois mille lieues de nous, nous n’avons qu’elle de commun avec eux. Et, dans tous nos écrits, convenons enfin que c’est elle qu’il faut réaliser, si nous ne voulons pas que, participant de la fragilité des circonstances, ils ne périssent eux-mêmes avec l’occasion qui les a vus naître.

On peut, si l’on le veut, reconnaître et noter ici, dans la doctrine de Boileau, l’influence des leçons de Descartes, mais en prenant garde pourtant de ne rien exagérer, et que, si l’on retranchait le cartésianisme de l’histoire littéraire du XVIIe siècle, il n’y a pas un vers des Epîtres ou de l’Art poétique qui ne subsistât tout entier. C’est qu’avant de l’être de Descartes, Boileau est le disciple déclaré des anciens ; et ce que l’on veut qu’il ait emprunté à l’auteur du Discours de la Méthode, il le doit à la Poétique d’Aristote, ou à l’Épître aux Pisons. Je ne puis du moins expliquer autrement que les préceptes les plus généraux de son Art poétique, — sur les bornes de l’imitation, par exemple, ou sur l’autorité de la raison, — se trouvent déjà dans celui de Vauquelin de la Fresnaye, qui écrivait plus de trente ans avant que Descartes eût paru ? Boileau ne paraît pas avoir connu le poème de son prédécesseur. Mais tous les deux, à soixante-quinze ans de distance, ils sont allés puiser aux mêmes sources. En quoi d’ailleurs, beaucoup moins révolutionnaire qu’il ne croyait l’être lui-même, Boileau continuait la tradition de Ronsard et de la Pléiade, purgée seulement de ce que l’italianisme y avait mêlé de préciosité, l’alexandrinisme de pédanterie, et ainsi ramenée à sa pureté première.

L’imitation des anciens n’a pas en effet beaucoup moins d’importance à ses yeux que celle même de la nature, et ce n’est pas lui qui dirait avec Molière : « Les anciens sont les anciens, et nous sommes les gens de maintenant. » Ce langage est celui d’un auteur comique, dont la grande règle est de plaire, acteur lui-même et directeur de troupe, qui ne saurait jamais, en cette qualité, se détacher entièrement de la considération de la recette : il faut vivre, et faire vivre les siens. Mais Boileau, qui voit certes moins loin et moins profondément que Molière, vise plus haut. Puisque nous ne sommes pas les premiers ni les seuls qui ayons écrit, il trouverait quelque chose d’insolemment barbare dans cette prétention de ne vouloir dater que de nous-mêmes. Il sait le pouvoir de la tradition ; qu’elle est, pour ainsi dire, le trésor lentement accumulé de l’expérience humaine ; et que les anciens, en général, plus voisins que nous de la nature, s’ils ne l’ont sans doute pas mieux connue, l’ont mieux attrapée, à cause qu’ils l’ont fait presque sans le savoir.. N’y a-t-il pas, d’ailleurs, un peu de superstition encore dans ce culte que Boileau professe pour les anciens ? ou un peu de pédanterie même ? S’il ne confond plus, comme Ronsard, dans une admiration commune et presque égale, Homère et Lycophron, ou, comme Corneille, Virgile et Lucain, comprend-il bien toujours Homère ? et n’est-ce pas une admiration de commande que celle qu’on l’entend exprimer pour Pindare ? Je le craindrais, en vérité, si je ne pensais qu’il se laisse ici guider aux conseils de son ami Racine, grâce à qui, s’il n’admire pas toujours très sincèrement les anciens, du moins les admire-t-il toujours aux bons endroits et pour les bonnes raisons. Mais, en tout cas, en prescrivant l’imitation des modèles, il a maintenu les droits de la tradition contre les assauts de la « modernité, » — si l’on me passe le néologisme, — et, en le faisant, il a bien su ce qu’il faisait : il a rendu dans sa doctrine une part et une place à l’originalité, qu’il semblait en avoir exclue.

En effet, à n’imiter ainsi de la nature ou de l’humanité que ce qu’elles ont de plus universel, on courait le risque, évidemment, de n’en imiter aussi que ce qu’elle a de plus vulgaire, ou, pour mieux dire, de plus plat. D’ailleurs, qui dit commun ne dit-il pas banal ? et, de répéter ce que tout le monde pense ou peut penser comme nous, cela vaut-il vraiment la peine d’écrire ? Un répondra que du temps de Boileau, le danger n’était pas aussi grand qu’aujourd’hui ; l’homme était moins connu ; les mobiles généraux de la conduite, les ressorts des passions n’avaient pas été soumis à l’analyse. Mais, pour être moins grand ou moins urgent, le danger n’existait pas moins ; et Boileau le sentit ; et parce qu’il le sentit, si c’est la raison du respect qu’il professe pour la tradition, c’est aussi le secret du souci qu’il a de la perfection de la forme.

A cet égard, je ne sais si l’on ne pourrait Voir en lui le précurseur de ce que nous appelons aujourd’hui la doctrine de l’art pour l’art. Tandis qu’en effet les plus grands écrivains du XVIIe siècle, Corneille et Molière, La Fontaine, Bossuet, Pascal même sont des écrivains, je ne veux pas dire négligés, mais qui feraient presque profession, pour peu qu’on les poussât, d’envelopper sous le nom méprisé de rhétorique les recherches mêmes de l’art, Boileau, lui, s’il n’est pas un poète, est du moins un « artiste, » et personne en son temps n’a mieux senti le pouvoir d’un « mot mis en sa place » que l’homme qui se vantait, comme on sait, d’avoir appris à Racine à faire difficilement des vers faciles. Il faut donc imiter la nature ; et, de la nature même, il ne faut imiter que ce qu’il y a d’elle en tous les hommes, afin que l’art ne se sépare pas de la vie et qu’il y demeure au contraire intimement mêlé, puisqu’aussi bien sans elle, sans les rapports qu’il soutient avec elle, sans la matière enfin qu’il en reçoit, il ne serait qu’un baladinage, ou une occupation à peine moins vaine que celle de jouer aux quilles. Mais cette matière même, en la reproduisant, c’est le triomphe de l’art que de la transformer, et, pour la transformer, il faut se souvenir :


Qu’il est un heureux choix de mots harmonieux ;


que :


Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée,
Ne peut plaire à l’esprit quand l’oreille est blessée ;


que d’ailleurs :


En vain tous nous frappez d’un son mélodieux,
Si le tour est impropre ou le terme vicieux ;


et qu’enfin :


Dans cet art dangereux de rimer et d’écrire,
Il n’est pas de degrés du médiocre au pire.


Cela veut dire que, comme il n’y a qu’un point de maturité dans la nature, de même il n’y a qu’un point de perfection dans l’art. Ou encore, la pensée que tout le monde pourrait avoir, ou doit même avoir eue comme nous, il y a une manière de l’exprimer « fine, vive et nouvelle, » qui ne doit appartenir qu’à nous ; et c’est précisément à force d’art que nous la trouvons ; et c’est en quoi consiste pour Boileau la véritable originalité. De là, dans sa doctrine, le prix qu’il attache à la rareté de la rime, et généralement à ce choix ingénieux de mots sans lequel, à vrai dire, un vers n’existe même pas, n’est qu’une ligne de prose. Pour la même raison, il aime dans la métaphore ou dans la périphrase l’air d’inattendu qu’elles donnent à la vérité. On sait encore ce qu’il disait des transitions, quand il reprochait à Maximilien, — c’est-à-dire à La Bruyère, — d’avoir, en les évitant dans ses Caractères, fraudé la partie la plus difficile de l’art d’écrire. Tout cela, c’est chez lui préoccupation d’artiste, sentiment délicat et profond des difficultés de l’art, conscience du pouvoir secret et de la mystérieuse vertu de la forme. Mais n’est-ce pas une preuve aussi que dans l’histoire de l’art, comme dans la nature même, rien ne se perd ni ne se crée, puisque effectivement ce souci de la forme, si Boileau le doit à quelqu’un, c’est à ces Précieux dont il s’est tant moqué ? Car la préciosité n’est rien d’autre, en dernière analyse, que le désir d’ajouter aux choses que l’on dit un prix qu’elles tiennent beaucoup moins d’elles-mêmes que de la manière dont elles sont dites.


III

Telle est la doctrine de Boileau, j’entends réduite à ses traits essentiels, car, sans doute, je n’ai ni tout dit, ni même tout ce que j’en pourrais dire. Ainsi, je n’ai parlé ni de la distinction, ni de la hiérarchie des genres, qui passe pour en faire un article considérable, ni de plusieurs articles moins importons, dont je pense que l’on aura vu les liaisons avec la théorie de l’art pour l’art, bu avec le principe de l’imitation de la nature. Mais ce qu’il était surtout intéressant de montrer, c’était, dans la doctrine, l’enchaînement des idées, leur génération successive, et comment, les unes les autres, en s’opposant elles s’équilibrent, se tempèrent en s’associant, et en se développant se limitent. Il fallait pour cela négliger les détails, dont on ne peut pas prétendre, à la vérité, que Boileau lui-même se soit soucié médiocrement, mais qui pourraient différer de ce qu’ils sont, et la doctrine cependant n’en être qu’à peine altérée.

Les contemporains ne l’acceptèrent point sans protestation, et sans parler des innombrables libelles qu’au temps de sa jeunesse les Cotin, les Boursault, les Pradon, qui encore ? les Pinchêne même avaient fait pleuvoir sur l’auteur des Satires, il suffira de rappeler ici cette « Querelle des Anciens et des Modernes » qui faillit troubler la tranquillité de ses dernières armées. Depuis qu’en effet, en 1677, il avait été nommé, avec Racine, « pour écrire l’histoire du roi, » il semblait avoir abandonné le « métier de la poésie. » Dans les dernières éditions de ses Œuvres, en 1683, en 1685, il avait donné cinq Épitres nouvelles, les deux derniers chants du Lutrin, sa traduction du Traité du sublime, quelques pièces en prose ; et, il croyait bien n’avoir plus désormais qu’à jouir paisiblement de sa gloire, quand les Perrault parurent. Ils étaient quatre frères, dont Boileau n’en aimait aucun, et qui le lui rendaient bien. Aussi « modernes » qu’on pouvait l’être au temps de Louis XIV ; et, de longue date, amis déclarés de tout ce que l’auteur des Satires avait attaqué de méchans écrivains dans ses vers, ce qui leur déplaisait surtout en lui, c’était cette superstition de l’antiquité, qu’ils ne croyaient qu’à demi sincère, puisqu’eux-mêmes ils ne la partageaient point ; et cela les lassait d’entendre louer Homère aux dépens de Chapelain. Telle fut la pensée qui dicta le Siècle de Louis le Grand à Charles Perrault ; qu’il développa dans ses Parallèles des Anciens et des Modernes ; et à laquelle enfin Boileau, publiquement provoqué, répondit par ses Réflexions critiques sur le Traité du Sublime. Comme d’ailleurs la querelle, une fois émue, ne devait pas se terminer avec eux, et que nous nous proposons d’y revenir prochainement ; comme, d’autre part, si les Parallèles contiennent quelques observations ingénieuses et les Réflexions critiques des remarques sensées, les argumens que les deux adversaires y échangent ne sont plus neufs et ne vont pas au fond du débat ; comme enfin Perrault n’a pas même très clairement discerné les points faibles de la doctrine qu’il attaquait, nous nous bornerons à rappeler que Boileau, en relevant avec sa franchise ordinaire les « bévues » de son adversaire, mit les rieurs de son côté, les érudits avec les rieurs, et put ainsi se flatter que sa carrière s’achevait par une dernière victoire. On réconcilia les combattans sur le champ de bataille ; et la Lettre à M. Perrault, datée de 1701, fut à peu près le dernier des écrits de Boileau. Je ne compte en effet pour beaucoup ni la Satire sur l’Équivoque, ni ses dernières Réflexions. Elles pourraient manquer au recueil de ses Œuvres sans manquer à sa gloire ; mais peut-être qu’elles feraient défaut, la Satire sur l’Équivoque à la connaissance de son vrai caractère, et les Réflexions à l’histoire d’une grande controverse.

Il ne me reste plus qu’à montrer que la doctrine de Boileau a rencontré ses bornes dans les bornes elles-mêmes de sa nature de talent ou d’esprit, et que ce que l’on y regrette est exactement ce que l’on regrette aussi de ne pas trouver dans son œuvre. Quoiqu’il n’y ait rien de plus ordinaire, il n’y a rien de moins nécessaire ; si même on ne doit dire que le commencement de la critique est de comprendre ce que nous n’aimons point. Boileau n’a compris que ce qu’il aimait ; il n’a aimé que ce qu’il se croyait capable au besoin de réaliser lui-même dans ses vers ; et c’est ainsi qu’étant dépourvu de tempérament, de sensibilité et d’imagination, il n’a fait d’abord dans sa doctrine une part assez large ni au pittoresque, ni à l’émotion, ni aux sens. Si c’est en effet, comme il en faut bien convenir avec lui, la pensée qui nous fait hommes, nous ne sommes pas pourtant de purs esprits, mais nous sommes liés à notre corps, et notre « animalité, » — qui ne peut s’en distinguer que par un effort d’abstraction, — ne se sépare pas de notre « humanité. » La représentation des parties inférieures de la nature humaine, et la peinture même du tumulte, du trouble, ou de la folie des sens, ne saurait donc être interdite à l’art qu’autant qu’il s’y mêle, comme chez quelques-uns de nos « naturalistes » contemporains, une évidente intention de simplifier l’art en mutilant la nature, — d’une autre manière que Boileau, mais non moins arbitraire, quoique inverse, et, d’ailleurs, beaucoup plus dangereuse. Puisque les instincts, puisque les appétits, puisque ces lointaines et obscures impulsions, dont nous pouvons bien arrêter les effets, mais dont l’existence en nous ne dépend pas de nous, ont leur rôle dans la vie, il faut qu’elles aient leur place dans l’art, et nous n’avons pas le droit d’affecter de les ignorer, puisque nous n’avons pas la puissance de les empêcher d’être. C’est ce que Boileau n’a pas su. Et, sans doute, en un certain sens, par l’élimination systématique de tout ce qu’il y a d’inférieur en nous, c’est ce qui fait la noblesse de sa doctrine, c’est ce qui en fait la moralité, mais c’est aussi ce qui en fait l’étroitesse.

Le manque de sensibilité en fait la sécheresse. Non pas que notre sensibilité doive seule ni surtout nous conduire. Variable comme elle est, d’un homme à un autre homme, et de nous-mêmes à nous-mêmes, capricieuse, inégale, maîtresse d’erreur et d’injustice, assurément, s’il est une faculté dont nous devions nous défier, c’est tout ce qui s’enveloppe de confus sous ce nom commode et équivoque de sensibilité. Les Jean-Jacques et les Diderot, dans le siècle suivant, se chargeront d’en donner la preuve, dépendant, nous ne pouvons pas faire qu’étant le principe ou la source de l’émotion, la sensibilité ne le soit aussi de quelques-uns les plaisirs les plus vifs que nous demandions à l’art, comme elle est l’âme en même temps de quelques-uns de ces chefs-d’œuvre auxquels Boileau n’a pas mesuré la louange, mais dont on se demande, — avec un peu d’inquiétude pour lui, — s’il a bien senti tout le prix. Je veux parler des tragédies de son ami Racine, d’Andromaque, de Bérénice, de Bajazet, de Phèdre. Oui, sans doute, il a dit dans son Art poétique,


Que de l’amour la sensible peinture
Est pour aller au cœur la route la plus sûre ;


mais il disait en revanche, dans la conversation, « que l’amour est un caractère affecté à la comédie, parce qu’au fond il n’y a rien de ni ridicule que le caractère d’un amant, et que cette passion fait tomber les hommes dans une espèce d’enfance. » Boileau, vieux garçon, — qui ne trouvait à personne du monde autant d’esprit qu’à Diogène, dont même l’on raconte qu’il voulait écrire la vie, — Boileau n’a pas connu les femmes ; et, dans sa doctrine comme dans son œuvre, parce qu’elles manquent, il y manque tout ce qu’elles introduisent dans l’art en s’y mêlant ; et ce n’est rien de moins qu’une moitié de l’humaine nature. Je dirais, si je ne craignais de tomber dans la préciosité, que la sensibilité, qui est la partie féminine de l’âme, doit atténuer, en s’y joignant, ce qu’un art uniquement raisonnable a de trop viril et, conséquemment, de trop dur.

Une autre erreur, c’est d’avoir méconnu le pouvoir de l’imagination. Assurément, ici encore, que rien ne soit plus dangereux pour le poète que de n’écrire, comme on l’a dit, qu’avec son imagination, et que de se laisser emporter à toute la fougue de cette puissance trompeuse. Boileau le savait par de fameux exemples, dont le plus mémorable alors était celui du grand Corneille avec ses Othon, ses Agésilas et ses Attila ; et nous le savons encore mieux que lui, nous, qui sommes les contemporains de la Chute d’un Ange et de la Légende des siècles, de Lamartine et de Victor Hugo. Mais, d’avoir interverti la vérité des choses, et de n’avoir pas reconnu qu’en dépit de tous ses excès, l’imagination, c’est-à-dire la faculté d’aller au-delà de la nature, d’y voir même ce qui n’y est pas, à la seule condition qu’on nous le fasse Voir à nous-mêmes, demeure la faculté maîtresse du poète, son aptitude originelle, celle qu’aucune autre ne supplée, sans laquelle enfin on peut bien être artiste, écrivain, orateur, mais non pas poète, — voilà ce qu’il faut lui reprocher. C’est que lui-même il n’était pas poète. Seulement, c’est ici que, sans essayer de l’être, puisque les dieux ne l’avaient pas voulu, Boileau, rien qu’en connaissant mieux ses amis, l’auteur des Fables, celui de Tartuffe ou de l’Ecole des femmes, celui de Phèdre, eût dû mieux voir ce qu’il y avait en eux d’autre ou de plus qu’en lui-même, et que ce n’était pas le « Bon sens » ou la « Raison ; » le don de « tirer des larmes » ou celui de « trouver la ruine ; » mais la qualité de l’imagination. Il ne l’a pas vu ; il n’a pas vu que si, pour être l’auteur des Satires et de l’Art poétique, il suffisait d’avoir un peu plus de goût que Scarron, de malice que Chapelain, de bon sens que La Calprenède, — un peu plus d’art surtout qu’eux tous, et ce sentiment du naturel qui leur faisait absolument défaut, — ce n’était pas assez pour être Racine ou Molière, et qu’il y fallait quelque chose d’unique, une combinaison tout à fait singulière, et tellement originale qu’en vertu de ses principes, il eût pu, lui, l’appeler presque monstrueuse. C’est comme si l’on disait qu’autant que de largeur ou d’étendue, sa doctrine a manqué d’un juste sentiment de l’originalité. « Qu’est-ce qu’une pensée neuve, brillante, extraordinaire ? » s’est-il demandé quelque part. Et il s’est répondu : « Ce n’est point, comme se le persuadent les ignorans, une pensée que personne n’a jamais eue ni dû avoir. C’est au contraire une pensée qui a du venir à tout le monde, et que quelqu’un s’avise le premier d’exprimer. » On tirerait de là, si l’on le voulait, d’étranges conséquences ; mais il suffira d’en indiquer une seule. C’est qu’en faisant dépendre ainsi l’originalité de l’approbation ou de l’assentiment de « tout le monde, » Boileau la nie en la définissant ou la condamne en la recommandant. Vieux et content de la gloire qu’il s’était acquise, avait-il donc oublié que ce « public » dont les applaudissemens avaient jadis accueilli ses Satires était le même qui, la veille encore, faisait du Cyrus ou du Typhon ses plus chères délices ? ne se rappelait-il plus de quelles cabales Molière avait dû triompher, et que Racine lui-même était mort en croyant avoir « manqué » son Athalie ? Mais non ; et il disait bien ce qu’il voulait dire. L’originalité pour Boileau n’a jamais consisté que dans celle de l’expression ou de la forme ; et sans doute, c’est quelque chose, en pensant « comme tout le monde, » de ne parler ou d’écrire que comme soi seul ; mais ce n’est pas assez. Prise à la lettre, et suivie par des artistes moins honnêtes qu’il n’était lui-même, la doctrine de Boileau né pouvait manquer d’aboutir à la glorification du banal et du convenu sous le nom « d’universel, » ou, sous le nom de « bon sens, » à l’apothéose du « sens commun. » Mais la question est de savoir où est le « sens commun, » et si, le plus souvent il ne serait pas bien mieux appelé l’erreur ou la folie commune.

Aussi bien, pour qu’il connût la véritable originalité, l’expérience de Boileau a été trop sommaire, trop étroite, et, pour tout dire d’un mot, trop bornée à celle de sa condition. Il y a bien des manières de sortir de nous-mêmes : Boileau n’en a connu ni pratiqué pas une. Il a quitté la « poudre du greffe, » oui sans doute ; mais il ne l’a pas si bien secouée qu’il ne lui en soit resté quelque chose. Ses amitiés presque les plus vives, ses liaisons les plus étroites, il les a gardées dans « la robe ; » et, d’être poète au lieu de sous-greffier, cela ne lui a servi qu’à passer de la « petite » à la « grande. » Il n’a pas non plus reçu la forte éducation morale de Racine ; il n’a pas, comme Racine, connu l’amour ou la famille ; et, même à la cour, ses yeux ne se sont pas ouverts, comme ceux de Racine, sur le « monde. » Le rapprochement pourra paraître étrange, mais il faut bien que je le fasse : il n’a pas possédé davantage, comme Bossuet ou comme Bourdaloue, cette expérience de la confession qui peut quelquefois suppléer à l’expérience directe et personnelle de la vie. Ses regards se sont donc arrêtés à ce que les hommes lui montraient d’eux-mêmes ; et, parce que les conventions de la vie sociale lui cachaient les différences, il a cru qu’elles n’existaient pas. Qu’en avait-il effectivement besoin, de les connaître, puisque, riche de son bien et dépourvu d’ailleurs de toute ambition, il ne demandait ni n’attendait rien du monde qu’à peine un peu plus de considération que sa famille et sa modeste fortune ne lui en assuraient, du droit de sa naissance ? Il n’a pas non plus, comme Bossuet ou comme Pascal, médité solitairement sur le problème de la destinée, sur le sens de la vie, sur les mystères de la religion, non pas même sur les grands intérêts de la politique ou de la société. Sa politique pacifique et sa religion disputeuse sont encore et toujours la religion et la politique d’un bourgeois de Paris. Il se revanche de croire, en ergotant sur ce qu’on lui permet de ne pas croire ; et, s’il aime peu la guerre, c’est qu’elle interrompt toujours un peu le train familier de ses occupations, et il n’a pas enfin, comme son ami Molière, couru les aventures à travers la province ; il n’a pas vu comme lui combien les usages, les mœurs, et les hommes par conséquent diffèrent, à Pézenas ou à Fontenay-le-Comte, des hommes, des usages, des mœurs de Paris ; et, s’il a pu quelquefois mesurer la distance qui sépare un grand seigneur, même disgracié, d’un bourgeois de Paris, même apparenté dans la robe, — comme à l’occasion d’une petite affaire qu’il eut avec Bussy Rabutin, — du moins n’a-t-il jamais éprouvé ce que Molière, dans ses dures années d’apprentissage, a dû dévorer d’humiliations ou d’insultes amères. De telle sorte que, sans rien dire de leur génie, qui en faisait des hommes d’une autre espèce que lui, tandis que la plupart des écrivains du XVIIe siècle sortent par quelque endroit de leur condition originelle, Boileau peut-être est le seul, avec La Fontaine, que je mets à part, pour d’autres raisons, qui soit demeuré de la sienne, et dont on peut dire ainsi qu’elle a passé tout entière dans son œuvre.

Nous ne le regretterons pas pour lui, puisqu’aussi bien, si nous cherchons le secret de sa durable autorité, nous ne le trouverons pas ailleurs que dans cet accord, cette convenance entière, cette coïncidence presque parfaite de ses qualités ou de ses défauts avec les défauts habituels et les qualités moyennes de l’esprit français, bourgeois et classique. Encore aujourd’hui même les qualités que nous prisons le plus, — bon sens et clarté, logique et naturel, esprit et raison, — ce sont celles qu’il a possédées ; et, quant à ses défauts, nous en tenons toujours. Car, quel est le Français que l’énormité d’imagination d’un Hugo, par exemple, n’étonne ou ne scandalise bien plus qu’il ne l’admire ? Et combien y en a-t-il de nous, je ne dis pas qui comprennent, mais qui apprécient, mais qui goûtent, mais qui aiment l’humour anglais ou le gemüth allemand ? Les aimerons-nous peut-être un jour ? Et à mesure que les communications deviennent plus fréquentes entre les races, l’échange des idées plus continu pour ainsi dire, et le mélange plus intime, prendrons-nous peut-être une âme plus cosmopolite ? Mais, en attendant, Boileau n’en demeure pas moins, avec Voltaire, pour un long temps encore, le plus « national » de nos écrivains, et non pas certes le plus grand, mais le plus ressemblant de ceux en qui nous puissions contempler une fidèle image de nous-mêmes. Contemporain de Louis XIV, ce


Fils, frère, oncle, cousin, beau-frère de greffiers,


imitant le prince dont la politique était d’ouvrir au tiers-état l’accès des grandes charges civiles, a substitué pour cent cinquante ans son idéal bourgeoise l’idéal tout aristocratique des poètes ses prédécesseurs. Contemporain de Pascal, et ennemi né, comme lui, des fausses beautés qu’on admirait dans les salons et dans les coteries prétendues littéraires, cet enfant de Paris a fixé la langue à mi-côte, si l’on peut ainsi dire, au point précis d’équilibre entre les mièvreries du jargon des ruelles et l’impudence de l’argot du Pont-Neuf. Enfin, contemporain des derniers érudits, il a fait la part, dans sa doctrine, comme on la faisait, comme on la fait toujours dans les familles bourgeoises, presque égale au respect de la tradition ou de l’usage, et aux exigences de la nouveauté. Et sans doute, quoi qu’on en puisse dire, quoique nous en ayons dit nous-mêmes, il faut bien que cet idéal, si français, ne laissât pourtant pas d’être encore assez humain, puisque pendant deux siècles aussi, les étrangers ont essayé d’y plier leur génie. Il est vrai qu’entre temps, Molière et Racine, en s’appropriant les idées de Boileau, y avaient insinué tout ce que lui-même n’y avait pas mis d’étendue ou de profondeur, et qu’ainsi la valeur ou la portée s’en étaient accrues de tout ce qu’il y a dans Andromaque et dans Tartuffe de plus que dans les Satires ou dans l’Art poétique. C’est ce que j’essaierai de montrer dans une prochaine étude.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Ces quelques pages doivent servir d’Introduction a une nouvelle édition des Œuvres poétiques de Boileau Despréaux, illustrée d’eaux-fortes d’après Mme Madeleine Lemaire, MM. Bida, Bonnat, Boulanger, Cahanel, Chapu. Chevignard, Delort, François Flameng, Français, Galland, Gérôme, Hédouin. Heilbuth, J.-P. Laurens, Le Blant, Lhermitte, Maignan, Merson et Vibert. Le volume doit paraître prochainement, à la libraire Hachette. Nous dirions volontiers que ces noms suffisent à le recommander ; et au fait, on nous permettra peut-être de le dire, si l’on songe combien l’auteur d’une simple Introduction est pour peu de chose dans une publication de ce genre.