Études sur le XVIIIe siècle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 67 (p. 802-843).
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ETUDES SUR LE XVIIIe SIECLE

III.[1]
ANTOINE-FRANÇOIS PREVOST

La réputation de l’auteur de Gil Blas, fixée de son vivant même, s’est maintenue depuis cent cinquante ans, et presque sans éclipse, au même degré d’éclat ; celle de Marivaux, très contestée tant qu’il vécut, ne s’est guère affermie que de nos jours, à mesure qu’une critique plus subtile discernait dans Marianne ou dans le Paysan parvenu les commencemens de bien des choses qui ne se sont en effet développées que de nos jours ; et la réputation enfin de Prévost, après avoir eu son temps passé celle de Marivaux et balancé celle même de Le Sage, a tellement décru que l’on peut se demander si, sans Manon Lescaut, il surnagerait dans l’histoire quelque chose de plus qu’un nom, ou le nom seulement du célèbre abbé. Nous avons essayé de montrer que, si Gil Blas, à de certains égards, était assurément un chef-d’œuvre, quelques qualités cependant y manquaient encore, qui, depuis, sont devenues essentielles au roman. Pour Marivaux, nous avons fait voir qu’ayant eu, sans aucun doute, le pressentiment d’un art plus large, plus vivant, et surtout plus naturel que le sien, il n’avait pu cependant y atteindre dans sa Marianne, et peut-être encore moins dans son Paysan parvenu. C’est aujourd’hui le rôle trop oublié de Prévost que nous nous proposons de remettre en lumière, et, pour cela, d’établir que, même s’il n’était pas l’immortel auteur de Manon Lescaut, ce rôle ne laisserait pas d’être considérable.

Nous mêlerons à ce chapitre d’histoire littéraire un peu plus de biographie que nous n’avons cru le devoir faire pour Marivaux et pour Le Sage. Outre qu’en effet la vie de Prévost n’est pas le moins curieux de ses romans, — ni le moins tragiquement dénoué, s’il en faut croire la légende, — il y a lieu d’y rectifier, comme on le verra, plus d’un détail trop légèrement admis. Et puis, dans la France du XVIIIe siècle, c’est ici l’un des premiers de ceux qui, n’ayant demandé qu’à leur plume leurs moyens d’existence, ont émancipé l’homme de lettres, après bien de la peine et non sans quelques sacrifices, de la longue protection du traitant, du grand seigneur, et du prince.


I

Le 30 novembre 1728, M. Hérault, lieutenant de police, recevait la lettre suivante : « M. le Lieutenant de police est très humblement supplié par les Supérieurs Généraux de la Congrégation de Saint-Maur de faire arrêter un religieux fugitif, qui, depuis environ quinze jours, est sorti de la maison de Saint-Germain-des-Prés, sans raison et sans bref de translation qui au moins ait été signifié. Il était sorti deux fois de chez les jésuites et était chez les bénédictins depuis huit ans. Il s’appelle A. Prévost, il est d’Hesdin, fils du procureur du roi de cette ville ; c’est un homme d’une taille médiocre, blond, yeux bleus et bien fendus, teint vermeil, visage plein. Ses principales connaissances sont chez les pères jésuites de la maison professe et du collège (de Clermont). Il se promène dans Paris tous les jours impunément. C’est lui qui est auteur d’un petit roman qui a pour titre : les Aventures d’un homme de qualité, qui a fait beaucoup de bruit dans Paris à cause d’une sottise qui s’y trouve sur le grand-duc de Toscane. Il est âgé d’environ trente-cinq à trente-six ans. Il s’est vêtu en ecclésiastique. » Cette pièce importante, publiée pour la première fois, il y a tantôt cinq ans, par M. François Ravaisson, dans ses Archives de la Bastille, nous donne un portrait ou un état signalétique de Prévost plus précis qu’aucun de ceux que l’on en connaissait jusqu’alors, et fixe en même temps deux dates avec certitude : celle de son entrée chez les bénédictins et celle de sa sortie de Saint-Germain-des-Prés. Un peu moins âgé que ne le croyaient ses supérieurs, Prévost n’avait que trente et un ans. Ce n’en était pas moins la cinquième fois qu’il changeait brusquement tout le train de son existence, et ce ne devait pas être la dernière.

Né le 1er avril 1697, à Hesdin, il avait fait ses premières études chez les jésuites de sa ville natale, et, au sortir de sa rhétorique, séduit par ses succès de collège autant que par ses maîtres, il avait pris l’habit de novice, — à peu près comme de nos jours on entre à l’École normale. Cette première ardeur s’était refroidie promptement, et, laissant là les bons pères, il était entré au service. Ce devait être en 1713 ou 1714, entre la paix d’Utrecht et celle de Rastadt, avant que la fin de la guerre, en lui enlevant l’occasion de se distinguer, lui eut ôté du même coup tout espoir d’avancement. Aussitôt la paix conclue, déposant donc le harnais, il avait repris la robe. Les jésuites, selon leur politique, l’avaient accueilli, disait-on, comme l’enfant prodigue, et lui, de son côté, avait payé leur indulgence d’une belle Ode à saint François Xavier. Mais déjà, selon l’expression de l’un de ses biographes, « un besoin impérieux, devant lequel tout autre se tait, même celui de la gloire, » avait commencé de le dominer. Il n’y tint pas, et, comme plus tard son des Grieux, après quelques mois de sagesse, pris au piège de quelque Manon, il retournait au métier des armes. L’histoire ici devient obscure, et lui-même, en y faisant quelque part allusion, ne l’a pas tout à fait éclaircie. Toujours est-il qu’en 1721, trompé, lassé, ou dégoûté, il entrait chez les bénédictins : « La malheureuse fin d’un engagement trop tendre me conduisit au tombeau : c’est le nom que je donne à l’ordre respectable où j’allai m’ensevelir… Cependant le sentiment me revint et je reconnus que ce cœur si vif était encore brûlant sous la cendre… La perte de ma liberté m’affligea jusqu’aux larmes. Il était trop tard. Je cherchai ma consolation dans l’étude… Mes livres étaient mes amis fidèles, mais ils étaient morts comme moi. » On a cité souvent ces lignes éloquentes ; on n’en a pas assez fait remarquer l’accent profond de mélancolie. Ce n’est pas ici du Rousseau, seulement, mais à trois quarts de siècle d’intervalle, c’est déjà du Chateaubriand, et René pourrait envier à Prévost le dernier trait de cette confession.

Si l’on sait qu’il entra chez les bénédictins en 1721 et qu’il en sortit, comme on vient de le voir, en 1728, on ignore ce qu’il y fit. Les biographes le promènent de Saint-Ouen de Rouen à l’abbaye du Bec, de l’abbaye du Bec au collège de Saint-Germer, « où il professe avec applaudissement, » de Saint-Germer à Évreux, « où la parole de Dieu fait dans sa bouche une fortune prodigieuse, » d’Evreux aux Blancs-Manteaux, et des Blancs-Manteaux à Saint-Germain-des-Prés, où, pour que la louange même de l’érudition ne manque pas à sa gloire, on lui fait composer, lui tout seul, un volume entier du Gallia christiana. J’aimerais autant que l’on attribuât à l’auteur de Gil Blas un volume du recueil des Historiens de la France.

Rien de tout cela n’est impossible, mais rien de tout cela n’est prouvé. Le biographe peut avoir dit vrai, mais, s’étant trompé sur bien des points, je crains que ceux qui l’ont suivi ne l’aient plus d’une fois copié trop fidèlement. On oublie en effet que deux autres Prévost ont vécu contemporains de l’auteur de Manon Lescaut, j’entends deux hommes d’église, et presque deux hommes de lettres : l’un, Pierre-Robert, de 1675 à 1735, chanoine de Chartres, prédicateur en renom ; et l’autre, de 1693 à 1752, Claude Prévost, chanoine de Sainte-Geneviève, érudit bien connu et apprécié des bénédictins, qui le citent justement comme un de leurs auteurs dans le Gallia christiana (tome VII, col. 699). Dans notre siècle même, on a si souvent brouillé les trois dames de Bouillers, par exemple : duchesse, marquise et comtesse ; ou encore les trois Rousseau : Jean-Baptiste, Jean-Jacques et Pierre, qu’il n’y aurait rien d’étonnant si l’on avait fait une confusion de la même nature entre les trois Prévost. Et j’en pourrais bien trouver un quatrième au besoin, quand ce ne serait que ce libraire de Londres, — Nicolas de son prénom, — que le consciencieux auteur de la Littérature française à l’étranger a pris jadis pour notre abbé. Je n’ose pas non plus m’expliquer sur ce « bref de translation » dont il est dit deux mots dans la supplique des supérieurs de Saint-Maur. On raconte à ce propos que Prévost avait sollicité sa translation de la congrégation de Saint-Maur à celle de Cluny, moins sévère, que la cour de Rome la lui avait accordée, que l’évêque d’Amiens allait la « fulminer, » et que le pénitencier du diocèse, alléguant les désordres et la frivolité connue du requérant, en avait arrêté les effets. Il faudrait du moins convenir qu’en ce cas Prévost aurait joué de malheur, puisqu’en quittant Saint-Germain-des-Prés, ce fut précisément chez ce pénitencier, « M. d’Ergny, son parent, » qu’il eut l’idée tout d’abord d’aller chercher un refuge, et même qu’il donna son adresse à ses anciens supérieurs.

A quelque danger que pût être exposé, vers 1728, un moine fugitif, « la sottise sur le grand-duc de Toscane, » que les bénédictins avaient bien voulu signaler à l’attention du lieutenant de police, contribua sans doute autant que leur propre supplique à lui faire décerner l’ordre d’arrestation. Il s’agissait de quelques pages où Prévost avait représenté le grand-duc de Toscane comme « un homme bien vif sur l’article des femmes, encore qu’on ne lui attribuât point des qualités bien redoutables pour les maris. » Je suppose que Prévost, n’ayant aucune raison d’en vouloir au grand-duc de Toscane, eût aussi bien mis à sa place, ici, le shah de Perse ou le Prêtre Jean ; mais, le grand-duc de Toscane, il n’en fallait pas plus pour ouvrir au romancier les portes de la Bastille. Il jugea donc prudent de sortir de France au plus tôt, de passer la mer même, et d’aller quelque temps se faire oublier en Angleterre. Il a consigné pour nous, dans la troisième partie des Mémoires d’un homme de qualité, les impressions qu’il reçut de ce premier séjour. Ce sont celles d’un homme qui vient de recouvrer son indépendance, et qui ne voit rien au-dessus de l’agréable vie que l’on mène aux eaux de Tumbridge, à moins que ce ne soit la vie des eaux de Bath : « Si ces aimables lieux avaient existé du temps des anciens, ils n’auraient pas dit que Vénus et les Grâces faisaient leur résidence à Cythère. » Malheureusement ce train, qui lui convenait fort, ne pouvait pas durer longtemps. Secrétaire ou précepteur dans la maison d’un grand seigneur anglais, « une petite affaire de cœur, » si nous en croyons le récit d’un homme qui semble l’avoir connu d’assez près, l’obligeait, au bout de quelques mois, de quitter « un poste si gracieux, » et du même coup l’Angleterre. Il passait en Hollande, s’établissait à Amsterdam d’abord, puis à La Haye bientôt. C’est dans cette grande officine de journaux et de pamphlets, de petits romans obscènes et d’énormes compilations érudites, que la vie de l’homme de lettres allait commencer pour lui.

Ayant rompu depuis plusieurs années toutes relations avec sa famille, ne se connaissant aucun protecteur en France ni nulle part, il ne lui restait en effet que sa plume pour toute ressource. Il se mit, comme on le disait alors, « aux gages des libraires. » Lorsque Marivaux avait usé sa culotte de velours, il anémiait, pour la remplacer, l’époque des étrennes et les deux aunes d’étoffe que Mme de Tencin, cette protectrice des lettres, distribuait à ses « bêtes, » ainsi qu’elle leur faisait l’honneur de les nommer. Prévost, l’un des premiers, aima mieux en demander l’avance à Gosse ou à Néaulme, les fameux éditeurs, et les en rembourser avec Manon Lescaut. On voudrait toutefois qu’il eût affiché cette servitude nouvelle avec moins de naïveté, pour ne pas dire de cynisme. Il croira trop, sur son expérience de la vie, « que le désir de s’élever à la fortune est le motif presque général qui détermine les hommes dans le choix d’une condition, » et, en tout cas, dans ses préfaces, il déclarera trop crûment « que l’état de la sienne ne lui permet pas de choisir pour sujet de son travail tout ce qui demande du temps et de la tranquillité. » Heureux du moins si le besoin d’argent, dans cette première fougue de la liberté reconquise, plutôt encore que de la jeunesse, ne l’avait entraîné à rien de plus fâcheux qu’à composer ses longs romans, ou traduire de l’anglais l’Histoire métallique des Pays-Bas ! Mais il semble bien que la nécessité de vivre, jointe à son goût pour le vin, disent les uns t pour les femmes, disent les autres, l’aurait une ou deux fois jeté dans les plus cruelles aventures. Moins bonhomme qu’on ne l’a dit, Prévost avait la conscience large… N’insistons pas, — de peur de faire trop de peine à ceux qui l’ont assis dans le « quarante et unième » fauteuil de l’Académie française. Et plutôt, imitant la réserve de Sainte-Beuve, contentons-nous de renvoyer les curieux aux Mélanges de Bois-Jourdain.

Nous ne sommes pas tenus de la même discrétion sur ses amours. Un désespoir d’amour l’avait jeté dans le cloître, un besoin vague et général d’aimer l’en avait fait sortir. « Qu’on a de peine, a-t-il dit lui-même, à reprendre quelque vigueur quand on s’est fait une habitude de sa faiblesse, et qu’il en coûte à combattre pour la victoire quand on a trouvé longtemps de la douceur à se laisser vaincre ! » Il était donc à peine installé à La Haye qu’il y faisait la connaissance d’une aventurière, qu’il a quelque part essayé de transformer en une « demoiselle de mérite et de naissance, » mais qui parait bien avoir été de la pire et plus redoutable espèce. Mettrai-je ici son nom et son histoire ? Il suffira de dire qu’après avoir éloigné de lui ce qu’il s’était fait d’amis parmi les Français de Hollande, ce fut elle, selon toute apparence, qui l’obligea de quitter La Haye pour repasser en Angleterre. S’il avait peut-être cru que les réfugiés de Londres, qu’il avait peu vus lors de son premier séjour, le recevraient à bras ouverts, lui et sa demoiselle, son erreur ne fut pas longue et la déception lui fut vive. Nous en avons un curieux témoignage dans l’un de ses ouvrages les plus oubliés, les Mémoires de M. de Montcal, qui peuvent servir à compléter les confessions ébauchées dans les Aventures d’un homme de qualité ; une partie de la vie de Prévost est écrite dans ses ouvrages. « Il y a peu de gens d’un caractère aussi critique, fait-il dire par M. de Montcal, que les protestans français d’Angleterre. Le zèle de la religion, qui leur a fait quitter leur patrie, les rend impitoyables pour le relâchement de la morale, et, sans m’être jamais donné la peine d’examiner si ceux qui étaient si peu capables de supporter le désordre dans autrui en étaient aussi exempts qu’ils exigeaient qu’on le parût dans leur société, j’avais reconnu par quantité d’exemples qu’on s’attirait leur haine en, choquant leurs principes. » Ces réflexions, comme on l’entend bien, ne viennent à la bouche de M. de Montcal que pour justifier une situation de tous points analogue à celle où se trouvait alors Prévost lui-même. Il garda longtemps sur le cœur une rancune amère de l’accueil que lui avaient fait les religionnaires français.

À ce moment critique, au surplus, ses compatriotes ne l’avaient pas en beaucoup meilleure odeur, comme le prouve une plate épigramme qui courait les cafés de Paris :

Qu’est devenu l’auteur du Pour et Contre,
Maître Didot ? — Messieurs, je n’en sais rien.
— Nul ne le lit, et nul ne le rencontre ;
Se serait-il refait Ignatien ?
Bénédictin ? Soldat ? Comédien !
A-t-il enlevé femme ou fille ?
L’a-t-on mis dans quelque Bastille
Pour faux billets au libraire déçu ?
Est-il à Londres ? à Paris ? en Turquie ?
Répondez donc. — Messieurs, dessus ma vie,
Ce que je sais, c’est qu’il n’est pas pendu.


Maître Didot, que l’épigramme interpelle, c’était François Didot, celui que l’on peut bien appeler de nos jours le fondateur de la dynastie des Didot ; et le Pour et Contre, c’était le journal auquel Prévost avait.demandé ses moyens d’existence.

Dans cet ouvrage d’un goût nouveau, dit le titre, l’extrait des principaux ouvrages qui paraissaient à Paris ou à Londres figurait à côté des « Inventions extraordinaires de l’art ; » et, « le Caractère des dames distinguées par leur mérite » y tenait sa place, non loin du compte-rendu de l’état des lettres et des sciences. Quant au titre lui-même, il signifiait, selon les propres paroles de Prévost, que le journaliste s’expliquerait sur tout sans prendre parti pour rien. Le journal dura de 1733 à 1740 : la collection en forme vingt petits volumes. Jules Janin, qui de sa vie n’avait lu, ni feuilleté, ni peut-être touché seulement le Pour et Contre, ne l’a pas moins célébré quelque part comme « un immense recueil où se trouvent réunis la plus vaste érudition, l’esprit le plus pétillant et la plaisanterie la plus divertissante. » Ce sont autant de contre-vérités. La « vaste érudition » de Prévost, comme aussi bien celle de Jules Janin, se réduisait alors à connaître à peu près son Horace, et, tout contemporain qu’il soit de Le Sage et de Voltaire, s’il lui manque assurément quelque chose d’un homme du XVIIIe siècle, c’est l’esprit, comme à Rousseau, d’ailleurs, et comme à Bernardin de Saint-Pierre. En réalité, la meilleure part du Pour et Contre est formée d’abord d’un certain nombre de Nouvelles qui depuis, sous le titre d’Aventures et Anecdotes, en ont été tirées pour figurer dans les Œuvres choisies de Prévost, et, ensuite, de quelques traductions de l’anglais : des fragmens de Shakspeare, une tragédie de Dryden, une comédie de Steele, quelques opuscules de Swift : la Prédiction d’Isaac Bickerstaff, ou l’Art de ramper en poésie. Quelques jugemens critiques sur les ouvrages alors récens de Le Sage, de Mme de Tencin, de Marivaux, de Crébillon fils, intéressans à relever, ne sont pas tous d’un goût aussi parfait ni surtout aussi bienveillans que l’a dit Sainte-Beuve. Il est vrai que si Marianne y est traitée plus que sévèrement, Manon Lescaut, en revanche, y est louée moins modestement qu’on ne l’attendait de son auteur.

Bien que le journaliste fût toujours hors de France, le journal cependant, ce sous l’inspection de deux ou trois censeurs, » selon l’usage, s’imprimait à Paris chez Didot. Son Cléveland, pareillement, dès 1732, s’était imprimé, ou commencé d’imprimer à Paris. Lui-même enfin, de temps en temps, obtenait la permission de reparaître quelques jours à Paris. Si Prévost commençait à se lasser de son exil, on était donc tout prêt à en adoucir la rigueur. Quels protecteurs s’entremirent pour lui ? On a nommé le cardinal de Bissy, successeur médiocre de Bossuet sur le siège de Meaux, abbé commendataire de Saint-Germain-des-Prés, et le prince de Conti, Louis François de Bourbon, le futur protecteur de Rousseau, de Beaumarchais, de tant d’autres, à peine alors âgé de dix-sept ans. Le précepteur du prince, Jacques Adam.de l’Académie française, — il faut le savoir pour le croire, — avait été l’un des collaborateurs de Prévost dans l’entreprise d’une traduction de l’Histoire universelle de de Thou. Grâce au cardinal et grâce au prince, Prévost fut admis à rentier définitivement en France sous la seule condition d’une retraite préalable dans une abbaye désignée. Une lettre de lui, datée du 10 septembre 1735, nous apprend qu’il y fit joyeusement pénitence « en belle et bonne compagnie de l’un et l’autre sexe, » et trouvant, comme il dit, « la voiture fort douce, qui le menait dans le chemin du ciel. » L’expiation se prolongea jusque vers la fin de décembre au moins de la même année. Quand enfin il en sortit, ce fut pour devenir aumônier du prince de Conti.

C’était sans doute une sinécure, aussi la payait-on comme telle. Dans la maison de Conti, s’il en faut croire d’Argenson, avec six ou sept cent mille livres de rente, il était ordinaire de manquer de « pain » et de « bois. » Le labeur acharné recommence pour Prévost. Tout en continuant la publication de son journal, il achève son Cléveland, il prépare son Doyen de Killerine, dont les premiers volumes paraissent en 1736, il entreprend une histoire généalogique de la maison de Rohan ; il se met en état de composer jusqu'à cinq, six, sept, huit volumes en deux ans de temps, et, malgré tout cela, le peu que nous savons de lui n'est que pour nous montrer qu'en vain se remue-t-il, il ne peut pas sortir du labyrinthe, selon son expression, où le triste état de sa fortune le retient enfermé.

Quelques détails surtout font peine. Une fois il s'adresse à Voltaire, qu'en ce moment même on attaque un peu de tous côtés, et s'offre à brocher en trois mois une Défense de M, de Voltaire et de ses ouvrages, pour la somme de 50 louis, faute desquels il va tomber sous le coup d'un décret de prise de corps, obtenu contre lui par son tailleur et son tapissier. Mais Voltaire est à Bruxelles, gêné lui-même, nous le savons, et ne répond d'ailleurs qu'après six mois pour poliment décliner la proposition, et plus poliment repousser la demande qu'elle recouvre. Une autre fois, quelques jours plus tard, il apprend qu'un certain dom Hourdel est venu le demander à l'hôtel de Conti, et il s'empresse d'écrire à dom Hourdel pour le prier de lui prêter la somme de 318 livres, qu'il s'engage de rembourser à raison de 2 louis par mois, à prendre chez ses libraires. Mais le moine répond qu'il ne lui a fait visite qu'à la requête de son frère l'avocat, « en raison des bruits désavantageux qui se sont répandus à Hesdin ; » que, pour les importunités de ses créanciers, « il se plaît à croire qu'elles entrent dans les desseins de Dieu pour le remettre dans la voie du salut ; » et il signe charitablement : « Je suis cependant en Notre-Seigneur, etc. » Prévost perd la tête, à ce coup. De journaliste et de romancier, ne sachant plus comment se retourner, il se fait ce qu'on appelle alors nouvelliste à la main, colporteur d'indiscrétions, artisan de médisances. Très capable d'être le héros d'une aventure scandaleuse, son malheur, mais aussi son talent, veulent qu'il le soit moins d'en trousser le récit. Son plus mauvais roman est sans contredit celui où il s'avisera plus tard, — sous le titre étrangement choisi de Mémoires d'un honnête homme, — de rivaliser avec le brillant, l'extravagant et le licencieux auteur du Sopha. Novice en son métier, ses feuilles sont donc arrêtées, et leur auteur, une fois de plus, forcé d'aller chercher un refuge à l'étranger. « L'abbé Prévost est à Bruxelles, il y avait une lettre de cachet pour le mettre à la Bastille, écrit l'abbé Le Blanc au président Bouhier, le 6 février 1741 ; M. le prince de Conti, qui en a été averti, lui a donné 25 louis pour déguerpir. » Malgré le prince et malgré M. de Maurepas, qui lui voulait quelque bien, ce nouvel exil ne dura pas moins de huit mois. Prévost se dirigea du côté de l'Allemagne, et profita de ce loisir pour aller à Francfort voir faire un empereur.

De retour à Paris, c'est alors qu'il conçut un moment la pensée d’émigrer en Prusse et de tenter fortune auprès de Frédéric. Il écrivit, il négocia, on lui donna des espérances, mais deux considérations l’empêchèrent finalement de partir, et c’est lui qui nous les donne : ses dettes, et l’impossibilité de réunir la somme nécessaire au voyage. L’âge venait, d’ailleurs ; et puis, si ses affaires étaient toujours médiocres, il sentait bien que sa réputation commençait à s’élever au-dessus de sa fortune. Paris aussi le retenait ; ses habitudes autant que ses dettes, et ses relations peut-être plus encore que sa misère. Selon de bons juges, il passait « pour le premier romancier de son temps, » fort au-dessus de Crébillon fils, qui n’était qu’un jeune homme ; de Marivaux, qui ne réussissait qu’à moitié ; de Le Sage, qui n’était pas mort, mais qui n’en valait guère mieux. On le recherchait. Logé chez le prince de Conti, il y avait connu cette grande dame, et plus aimable femme encore, la marquise de Créqui, si digne de n’avoir pas écrit les Souvenirs qu’un faussaire a mis sous son nom, et, par elle, sans doute, ces deux modèles du bon goût et du meilleur ton : le bailli de Froulay, et son inséparable, le chevalier d’Aydie. Ancien ami de Bachaumont, il était aussi du saJon de Mme Doublet, salon fameux, où l’on ne s’arrêtait guère, mais où défilait le tout Paris d’alors. Enfin, le temps aidant et faisant son œuvre, il réussissait à se mettre chez lui, commodément, vers Passy. « A cinq cents pas des Tuileries s’élève une petite colline, aimée de la nature, favorisée des deux, etc. C’est là que j’ai fixé ma demeure pour trois ans, avec la gentille veuve ma gouvernante. Loulou, une cuisinière et un laquais. Ma maison est jolie, quoique l’architecture et les meubles n’en soient pas riches. La vue est charmante, les jardins tels que je les aime. Enfin j’y suis le plius content des hommes… » Et de peur sans doute que l’on ne se méprenne sur « sa gentille gouvernante, » il a soin d’ajouter : « Je vous embrasse tendrement, mon cher ami, et des deux bras, c’est-à-dire la petite veuve d’un côté et moi de l’autre. »

C’est là, dans cette retraite heureuse, que Rousseau le connut, fréquentant chez le bonhomme Massard, grand conchyliologiste et leur ami commun ; et c’est à Rousseau que nous devons de savoir ce qu’était dans le monde ce coureur d’aventures : « un homme très aimable et très simple,.. et qui n’avait rien dans l’humeur ni dans sa société du sombre coloris qu’il donnait à ses ouvrages. » Je souligne expressément un mot dans ce passage. C’est que Sainte-Beuve, qui, deux fois au moins, a reproduit le passage, en a deux fois aussi supprimé l’adjectif, pour faire dire à Rousseau tout le contraire de ce qu’il a dit, et ainsi fixer lui-même la physionomie de Prévost sous un aspect qui diffère sensiblement du vrai. Tant il y a quelquefois de choses dans un seul mot, si ce mot est mis en sa place, et par le choix d’un grand écrivain ! Car Rousseau n’a point dit du tout »que Prévost n’avait pas dans la conversation le coloris de ses romans, » ce qui signifierait qu’il était lourd, lent et terne, causeur aussi médiocre, ou maussade même, qu’élégant écrivain. Mais Rousseau dit que Prévost « n’avait rien dans l’humeur ni dans sa société du sombre coloris de ses romans, » ce qui veut dire qu’il était aussi simple, aimable et même gai, que ses romans sont tragiques, sombres et machinés. Et il y a là tout un côté du talent de Prévost que Sainte-Beuve a mal vu, car on ne saurait croire autrement qu’il eût négligé de le faire ressortir. C’est ce que nous allons tâcher de montrer en passant de l’homme à l’œuvre, et de Prévost à ses romans.


II

Ce n’est point, en effet, une imagination riante que celle de Prévost, mais au contraire, une imagination forte, comme on disait alors, une imagination mélancolique, une imagination presque noire. Il est le vrai créateur du genre que la fameuse Anne Radcliffe plus tard, et Lewis le moine, et Ducray-Duminil, et nos romantiques après eux devaient porter jusqu’à sa perfection, c’est-à-dire jusqu’à l’absurde : le genre de Han d’Islande et de Bug-Jargal. Dans les Mémoires d’un homme de qualité, dans Cléveland, dans le Doyen de Killerine, dans la Jeunesse du commandeur, dans les Mémoires de M. de Montcal, le nombre d’aventures effrayantes qui s’enchevêtrent et se nouent n’est égalé que par celui des funestes coups d’épée qui les tranchent. Il s’y verse des flots de sang et il y coule des torrens de larmes. Le féroce Ecke, dans les Mémoires de M. de Montcal, commet à lui seul autant de crimes que plusieurs héros de Crébillon le tragique mis ensemble ; et le perfide Gélin, dans Cléveland, peut passer à bon droit pour le premier ancêtre de tout ce que notre siècle a vu de traîtres de mélodrame se démener et rugir sur les planches de l’ancien Ambigu. « Je viens ici combler la mesure de mes crimes, s’écrie-t-il quelque part en s’adressant à Cléveland. J’ai séduit votre épouse, j’ai massacré votre frère et votre ami ; je veux maintenant vous arracher la vie à vous-même, ou perdre la mienne par vos mains. » Et Cléveland, que répond-il ? .. Mais je ne me pardonnerais pas, et le lecteur encore bien moips, d’analyser ici Cléveland ou le Doyen de Killerine. Ils sont trop longs. On se contentera donc de prendre une idée générale des Mémoires de M. de Montcal, qui du moins ont cela pour eux de ne pas excéder les bornes d’un juste volume.

L’histoire est d’une jeune Irlandaise, appelée Mlle Fidert, laquelle, « ayant eu le malheur de tuer son père après lui avoir vu tuer son amant, » est elle-même en grand danger d’être tuée par son propre frère. Un galant homme, en ce temps-là surtout, prend toujours une femme sous sa protection ; ainsi de M. de Montcal, qui, bientôt, sans l’aimer d’ailleurs, ne fait pas moins de sa protégée sa maîtresse ; car, comme il le dit lui-même avec toute l’ingénuité de Prévost, « de qui attendrait-on plus de tendresse que d’une fille qui a tué son père pour venger son amant ? » Cependant, tout en établissant Mlle Fidert dans une petite maison des environs de Londres, M. de Montcal y porte un cœur plein d’une autre femme, pour l’amour de laquelle il a jadis débuté par tuer un officier de son régiment. Mme de Gien, c’est son nom, revenant en Angleterre après une longue absence, il est donc naturellement question de se débarrasser de Mlle Fidert. Manœuvres, intrigues, vilenies mêmes à ce sujet, coups d’épée, coups de poignard, perfidies, trahisons, et finalement, passage de « cette fille vertueuse » aux bras du féroce Ecke, qui lui a rendu le service d’assassiner ce frère dont la vengeance la menaçait toujours. « Dans ce pays, dit Prévost avec la noblesse accoutumée de style dont il enveloppe toutes ces horreurs, les mariages servent, entre les particuliers, comme entre les rois, à la réconciliation des familles après ces grands malheurs. » Il est vrai que la réconciliation ici ne dure guère. Ecke, assez naturellement jaloux de M. de Montcal, a emprisonné sa femme dans une espèce de château-fort. Un jour, il l’y surprend ou croit l’y surprendre en conversation adultère avec son intendant ; sans plus d’informations, il assassine ce traître ; le pend, par surcroît de vengeance, dans la chambre même où il vient de le frapper ; et en compagnie du cadavre, il y enferme Mlle Fidert. Pour la délivrer, il faut que M. de Montcal, averti par un pressentiment, vienne en hâte au château faire deux ou trois meurtres encore, dont celui de l’odieux mari tout d’abord. Et, comme des aventures si tragiquement engagées ne sauraient finir heureusement, Mlle Fidert ou Mme Ecke, retirée chez M. de Montcal, y meurt d’un coup d’épée que lui donne par mégarde a un seigneur de la première distinction, » en disputant cette Alaciel de mélodrame à un vieil amant qui meurt de désespoir de ne l’avoir pas épousée.

Que de péripéties, et que de catastrophes ! Que de trahisons, et que d’assassinats ! Et j’en passe !, Et des plus émouvantes ! Mais plus longs ou plus courts, — rarement plus courts, — c’est à peu près sur ce modèle que sont bâtis tous les romans de l’abbé Prévost. Seulement, quand ils sont plus longs, quand ils s’étendent, comme Cléveland ou le Doyen de Killerine, aux proportions de quatre ou cinq volumes, une autre espèce de dramatique s’y mêle, qu’il va chercher au-delà des mers, si je puis ainsi dire, en ajoutant aux horreurs que lui offrent les guerres d’Angleterre ou d’Irlande celles que l’on peut tirer de la description d’une scène de piraterie ou d’un festin d’anthropophages. Joignez maintenant à tout cela des cavernes ignorées du reste de l’univers, des maisons avec trappes ou panneaux dans les murs, des souterrains où s’accomplissent des mystères funéraires, des songes, des apparitions, des fantômes, que sais-je encore ? et vous vous rendrez compte où la pente naturelle de son imagination emportait ce fécond romancier. Non ! en vérité, quoi qu’en ait pu dire encore Jules Janin, qui sans doute n’avait pas plus lu Cléveland ou la Jeunesse du commandeur que le Pour et Contre, l’auteur de la Vigie de Koatven ou d’Atar Gull, — c’est Eugène Sue qu’il voulait dire, on pourrait l’avoir oublié, — n’a pas plus cherché le succès dans l’étrange ou dans l’horrible que ne l’a fait au siècle du fard, de la poudre et des mouches, l’autour lui-même de Manon Lescaut.

Dirai-je que ces inventions, qui nous paraissent aujourd’hui plus ridicules qu’émouvantes, étaient neuves alors, neuves dans le roman français et neuves dans le roman moderne ? Oui et non. Le Sage et Marivaux, on l’a vu, Le Sage, dans les Aventures de Robert Chevalier, dit de Beauchêne, et Marivaux avant Le Sage, dans les Effets surprenans de la sympathie, s’en étaient l’un et l’autre servis. Mais ni l’un ni l’autre, à vrai dire, n’avait l’air en pareil cas de croire lui-même à ce qu’il racontait, et dans le moment le plus pathétique, au seuil même de la tragédie, c’était un mot, c’était un tour de phrase, — moins que rien, quelque chose pourtant, — qui nous avertissait d’être en garde et de résister au plaisir d’être émus. Prévost au contraire, dans ses fictions les plus invraisemblables, se met et se donne tout entier. Le roman n’est pas un jeu pour lui, parce que la vie n’est pas une comédie pour ce cœur faible, ardent et passionné. Plus tard, quand sa réputation sera faite, il écrira vraiment et uniquement pour vivre, mais maintenant, c’est pour se soulager lui-même qu’il compose, et il se calomnie quand il dit le contraire ; Déjà semblable à quelque héros de nos romans modernes, « sous un visage en joie et tranquille, il porte un fond secret d’inquiétude et de mélancolie qui l’excite sans cesse à désirer quelque chose qui lui manque, et ce besoin dévorant, cette absence d’un bien inconnu, l’empêchent d’être entièrement heureux. » C’est le portrait de son cœur, comme il dit, qu’il nous trace en ces termes. Tourmenté de cette inquiétude et victime de cette mélancolie qui tour à tour l’ont jeté du siècle dans le cloître et du cloître ramené au : siècle, s’il cherche dans le travail un moyen de vivre, il y trouve d’abord une occasion, avidement saisie, d’épancher sa sensibilité. C’est alors que, pour exciter des mouvemens de pitié plus vifs et plus profonds, il recourt à ces inventions dont il n’aperçoit que le pathétique, et c’est alors qu’il ne recule ni devant l’étrange ni devant l’affreux pour nous tirer des larmes. Et il n’a pas tort, après tout, puisqu’effectivement, du milieu même de toutes ces horreurs et de toutes ces bizarreries, le pathétique, pour la première fois, se dégage.

Les contemporains ne s’y sont pas trompés, ni surtout les contemporaines. « Il y a ici un nouveau livre, écrivait en 1728 à Mme Calandrini cette touchante Aïssé, intitulé les Mémoires d’un homme de qualité qui se retire du monde. Il ne vaut pas grand’chose, et cependant on en lit cent quatre-vingt-dix pages en fondant en larmes. » Et ces cent quatre-vingt-dix pages, on le verra tout à l’heure, ce n’était pas Manon Lescaut. Mais, à cinquante ans de distance, une autre grande amoureuse, dont l’ardeur même a purifié le désordre, Mlle de Lespinasse, essayant de peindre à son tour sa passion à M. de Guibert, écrivait : « Il n’y a point de cet amour dans les livres, mon ami, et j’ai passé avec vous une certaine soirée qui paraîtrait exagérée si on la lisait dans Prévost, l’homme du monde qui a le plus connu ce que cette passion a de doux et de terrible. » Venant de telles femmes, ce sont là des témoignages dont un romancier, pour démodé qu’il soit, peut éternellement se parer, et c’est l’abbé Prévost, on doit le dire à sa gloire, qui le premier de tous les a valus au roman moderne. En effet, il est tout ce que l’on voudra, — ou plutôt tout ce que l’on ne voudrait point, — mais il est pathétique et il est surtout passionné.

Laissons l’intrigue, passons-lui l’invraisemblance, pardonnons-lui la bizarrerie, que de traits inoubliables dans ces romans justement oubliés ! Quels accens de sensibilité profonde ! Quels cris de passion vraie ! « L’amour me fit sentir tout d’un coup qu’il avait attaché le bonheur de ma vie à ce qu’il me faisait voir et que ce n’était plus du sort ni de mon propre choix qu’il le fallait attendre… » Et quelles déclarations exquises ! « Je n’aime point assez la vie pour craindre beaucoup la mort, mais vous pouvez me la rendre aimable, et je viens vous demander si vous voulez me la rendre aussi douce qu’elle peut l’être avec votre tendresse… » Lecteur, à qui l’on a dit sans doute, comme à moi, que Prévost écrivait mal, ou qu’il n’écrivait pas, reprenez seulement ces phrases l’une après l’autre, modulez-les-vous à vous-même à voix haute, et quand vous vous serez empli l’oreille de leur musique, dites si vous ne reconnaissez pas dans le romancier quelque chose d’autre ou de plus qu’un écrivain, et vraiment un poète ! Et il est plein de ces trouvailles, que l’on voudrait pouvoir sauver du vaste naufrage de son œuvre ! Et ce n’est rien, si l’on veut, ou peu de chose, mais dans ce peu de chose vibre encore, après cent ans, un tel accent de sincérité qu’à côté de lui, ce n’est pas seulement Marivaux que je trouve affecté, c’est Le Sage qui me semble sec et, par momens, presque vulgaire. Quelque sujet, ou bizarre, ou répugnant, ou bas que touche à l’aventure et au hasard de l’inspiration ce moine défroqué, il y croit de toute son âme ; son style, toujours facile, est ample, est harmonieux, est noble ; et, de temps en temps, comme un éclair pour illuminer toute la page, un trait s’en détache, qui est le naturel, la sensibilité, la passion même.

Sainte-Beuve, qui semble avoir été moins frappé de cette sensibilité que de ce grand air de style, a cru que Prévost se rattachait là à l’école du roman de La Calprenède et de Mlle de Scudéri. Rectifions d’abord une légère erreur qu’il a commise en citant un passage du Pour et Contre, où Prévost a parlé de ces longs romans d’autrefois. L’auteur de Manon Lescaut ne les a point appelés « ces composés enchanteurs, » ce qui serait effectivement un jugement en deux mots, mais bien « ces composés d’Enchanteurs et de Géans, d’intrigues galantes et de combats, » ce qui est un autre jugement, et assez différent du premier. Il les connaissait sans doute, et on peut ajouter qu’il ne s’y était point déplu, mais il avait très bien vu ce qu’il y manquait, et il s’est gardé de les prendre pour modèles. Nous savons d’ailleurs parfaitement où nous devons chercher les vraies sources de son inspiration première. « J’avais trois livres que j’ai toujours aimés, dit quelque part un de ses personnages, les Caractères de La Bruyère, le Télémaque et un tome des tragédies de Racine. » Voilà quels ont été les vrais maîtres de Prévost, ceux qu’il a relus assidûment dans sa cellule de Saint-Germain-des-Prés, mais La Bruyère moins que Fénelon, selon toute apparence, et Fénelon moins que Racine. Serait-il téméraire de supposer que, s’il n’en avait qu’un, ce tome des tragédies de Racine ne devait pas être celui qui contenait Esther et Athalie ?

On n’a pas assez dit à ce propos, et c’est le temps de le dire, l’espèce de royauté littéraire que Racine a exercée, pendant près d’un demi-siècle, non-seulement en France, mais vraiment en Europe, depuis la disparition des Corneille, dès La Fontaine et des Molière jusqu’à l’avènement des Montesquieu, des Voltaire, des Rousseau. De 1680 ou 1690, en effet, jusqu’à 1725 ou 1730 environ, ni en France, ni en Angleterre, et bien moins encore sans doute en Allemagne, il n’a existé de réputation littéraire que l’on pût opposer à celle de l’auteur d’Andromaque et de Phèdre. La renommée de Dryden avait à peine traversé la Manche, et qui connaît aujourd’hui le « Sophocle » italien, Gravina di Rogliano ? La littérature française, affermie dans la souveraineté par une possession plus que séculaire, régnait sans rivale en Europe. Mais entre tant de chefs-d’œuvre qui l’avaient tour à tour ou simultanément illustrée, ceux de la scène, partout traduits, partout imités, partout applaudis, resplendissaient d’un plus vif éclat ; et sur Corneille ou sur Molière enfin, Racine, moins grand peut-être, — mais combien plus vif et combien plus touchant ! — avait en ce temps-là le suprême avantage, étant le dernier venu, d’être le plus voisin des derniers changemens de la mode et du goût.

Ces raisons extérieures expliquent l’étendue de son influence ; la nature de son génie va nous en expliquer les effets. Si vous cherchez ce qu’il y a de commun entre la tragédie de Voltaire, pour laquelle nous ne professons pas l’aveugle admiration de La Harpe, mais que cependant il ne faudrait pas exclusivement juger sur la parole de Leasing ; entre la comédie de Marivaux, fort inférieure sans doute à celle de Molière, mais après elle toutefois la plus originale qu’il y ait au Théâtre-Français ; et enfin, entre le roman de Prévost, vous trouverez que c’est leur conception nouvelle de l’amour ou, plus généralement, des passions de l’amour. Or, c’est précisément là ce qu’il y a de psychologiquement nouveau dans le théâtre de Racine : l’amour, pour la première fois, passant au premier plan et, du fond de la scène, pour la première fois, venant, si je puis ainsi dire, à la lumière de la rampe. La tragédie de Voltaire a le défaut de n’être qu’une assez pâle et trop servile imitation de la tragédie passionnée de Racine ; la comédie de Marivaux, plus adroite, en est une transposition, de l’ordre où les choses se dénouent par le suicide ou le meurtre, dans l’ordre où elles s’arrangent, plus prosaïquement, par un bon mariage ; et pour les romans enfin de Prévost, c’est vraiment eux, et non pas la Nouvelle Héloïse ou Clarisse Harlowe, où l’on a vu pour la première fois les infortunes d’un héros bourgeois égalées à celles même de la race des Atrides. La critique s’en serait depuis longtemps aperçue, si seulement elle avait pris la peine, avant que d’en parler, de lire les romans de Prévost.

Les Mémoires d’un homme de qualité, Cléveland, le Doyen de Killerine, les Mémoires de M. de Montcal, et Manon Lescaut même, ce sont des tragédies bourgeoises, où, comme dans la tragédie de Racine, l’amour est le ressort de l’action et l’instrument des grandes catastrophes. Seulement, au lieu de l’antique mythologie, c’est l’histoire moderne, c’est l’histoire contemporaine qui dessine le cadre de l’action. Les héros, n’ayant plus ce recul majestueux que donnait à ceux de Racine le poétique éloignement du temps ou de la distance, vivent de la vie de tout le monde. Le genre noble de la tragédie classique, par une évolution qu’on peut suivre à la trace, est devenu le genre plus familier du roman moderne. Mais c’est bien de Racine que tout cela procède. Et si l’on veut retenir absolument quelque chose de l’opinion de Sainte-Beuve, il ne subsiste ici du roman de La Calprenède et de Mlle de Scudéri que le peu qui, comme on l’a dit, en avait passé déjà dans la tragédie de Racine.

Suivons l’indication. Ce que n’avait vu ni Le Sage ni Marivaux, et ce que Prévost, après Racine, a si bien vu, c’est en premier lieu ce que l’amour a de soudain, et, partant, d’irrésistible. Dans les romans antérieurs, et dans Marianne même encore, l’amour est une passion (si tant est qu’il en soit jamais une) qui n’a pas d’abord toute sa force. On y passe du caprice à l’estime, de l’estime au sentiment, du sentiment à la tendresse, de la tendresse à la passion, lentement, successivement, progressivement. Mais, dans les romans de Prévost, comme dans les tragédies de Racine, l’amour éclate aussitôt de toute sa violence. Rappelez-vous le récit du chevalier des Grieux : « Elle me parut si charmante, que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention,.. je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport. » Tous ses héros, toutes ses héroïnes parlent de ce style, et, pour user ici de ses propres expressions, a toute la capacité de leur âme étant absorbée par le sentiment, » ou encore, « la passion troublant à la fois tout leur sang et toute leur raison, » ils s’élèvent d’abord au paroxysme de l’amour et s’y maintiennent ; aimant sans borne et sans mesure, parce qu’ils ont aimé sans choix et sans réflexion.

En effet, ce que Prévost n’a pas moins bien vu, c’est ce qu’une telle manière d’aimer, — qui peut-être est seule digne de ce nom, — a d’indélibéré, de mystérieux et de fatal. « Pourquoi, dit quelque part un de ses personnages, pourquoi, tandis que le penchant que nous avons pour les femmes en général n’a qu’un certain degré de force, une passion particulière dont nous sommes atteints en a-t-elle quelquefois infiniment davantage ? » Et un autre lui répond tout ce qu’il semble jusqu’ici que puissent répondre à cette question la sagesse et l’expérience : « Parce qu’il y a des cœurs faits les uns pour les autres, et qui n’aimeraient jamais rien s’ils n’étaient assez heureux pour se rencontrer. » N’est-ce pas comme s’il disait qu’il y a des victimes d’amour désignées par le sort, qui aiment quand vient leur heure, dont la destinée ne dépend pas d’elles-mêmes, et qui se livrent à leur passion comme elles feraient au supplice ? « Il l’aborda, et si ses premiers regards lui firent une conquête de la fille du chevalier, il devint lui-même la sienne en un instant… Je lui ai entendu dire bien des fois qu’il n’avait rien aimé sérieusement jusqu’alors, et que, se sentant tout d’un coup si excessivement touché, il en avait frémi, comme par un pressentiment secret des peines que l’amour allait lui causer, » ou encore : « Que je devais payer cher à l’amour l’insensibilité où j’avais vécu jusqu’alors ! Il était donné à ma famille d’aimer comme les autres hommes adorent, c’est-à-dire sans borne et sans mesure. Je sentis que mon heure était venue et qu’il fallait suivre la trace de mon père. Je priai le ciel intérieurement de détourner de moi ses malheurs, et de ne pas permettre que les miens augmentassent. » L’amour, qui pour les amans ordinaires est le commencement du bonheur, et dans nos anciens romans le principe même de la gloire, est donc uniquement pour les amans de Prévost la déplorable origine de leur infélicité. Leur passion les plonge dans « une mer d’infortunes, » d’où ils essaient vainement de se sauver. Car n’ayant pas en leur pouvoir le choix de ce qu’ils aiment, ni la force de résister à un destin dont ils ne sont pas tant les complices que les victimes, ils n’ont pas non plus en leur possession la fin de leur amour, ni les moyens de le faire autrement se terminer que par la mort. « Je regarde la fin de ma vie comme très prochaine, dit une de ses héroïnes, mais j’en ai fait le sacrifice à mon amant en lui donnant toute ma tendresse ; je savais bien que je n’étais pas capable d’aimer médiocrement, et jamais il n’y eut de malheurs si prévus que les miens. »

Ces citations peuvent suffire. Elles expliquent assez le mot de JP de Lespinasse, que si Prévost a connu tout ce que l’amour a de doux, il a aussi connu tout ce qu’il a de terrible ; ses romans sont vraiment des drames ou des tragédies d’amour ; il le sait, il s’en rend compte lui-même ; il s’en fait un juste mérite quand il dit que ses histoires ne sont composées que « d’actions et de sentimens ; » qu’elles n’ont besoin, comme celles de ses rivaux de popularité, ni du sel de la satire, ni de celui de la licence ; qu’elles peuvent même se passer de l’éclat des descriptions ou de la recherche du style ; et, en effet, elles contiennent quelque chose qui vaut mieux que tout cela, puisque la passion y fait, y domine et y emporte tout. On peut, on doit ajouter qu’en transposant ses histoires du domaine de la légende héroïque sur le terrain de la vie familière, il s’est rendu compte également, sinon peut-être de la révolution qu’il opérait, à tout le moins des raisons qui rendaient cette révolution nécessaire. « Les grands, dit son Cléveland, ne connaissent point les effets des passions violentes, soit que la facilité qu’ils ont à les satisfaire les empêche d’en ressentir jamais toute la force, soit que leur dissipation continuelle serve à les adoucir. » M. Richardson, assurément, ni Rousseau, ni Diderot, ni Beaumarchais ne diront mieux ni ne verront plus clair. Quand ils revendiqueront les droits du simple « citoyen » à remplacer désormais les tyrans sur la scène et les princesses dans le roman, ils n’en donneront pas des raisons aussi philosophiques. Et l’homme qui le premier, dans l’histoire du roman, a su consacrer de l’autorité d’un chef-d’œuvre tel que Manon Lescaut tout ce que cette conception du drame bourgeois de l’amour avait alors de vraiment nouveau, cet homme eût sans doute été le créateur du roman moderne s’il n’eût été malheureusement, d’autre part, le besogneux aventurier de lettres que l’on sait.

Il serait étonnant qu’après avoir posé si hardiment les prémisses, Prévost n’en eût pas lui-même déduit l’inévitable et dernière conséquence. Aussi l’en a-t-il déduite, et longtemps avant Chamfort, dont on connaît le célèbre aphorisme, — car pour Jean-Jacques, on verra que, moins hardi qu’on ne le croit, il a reculé devant cette extrémité, — c’est encore l’auteur de Cléveland et du Doyen de Killerine qui, le premier dans le roman, a proclamé « le droit divin » de la passion. Si c’était de morale qu’il s’agissait, il y aurait sans doute beaucoup à dire, mais c’est d’esthétique et non pas d’éthique ici que nous traitons. Nous ne rechercherons donc même pas comment cette doctrine de la souveraineté de la passion s’ajuste avec les prétentions ordinaires de Prévost. Il se vante en effet, aussi souvent que personne en son siècle, de respecter la morale et de prêcher la vertu. Ce n’en est pas moins lui qui l’a formulée dans le roman, ou même dans l’art moderne, avec une netteté que personne n’a depuis dépassée : « Il me parut, après un sincère examen, que les droits de la nature étant les premiers de tous les droits, rien n’était assez fort pour prescrire contre eux ; que l’amour en était un des plus sacrés, puisqu’il est comme l’âme même de tout ce qui subsiste ; et qu’ainsi tout ce que la raison et l’ordre établi parmi les hommes pouvaient faire contre lui, était d’en interdire certains effets, sans pouvoir jamais en condamner la source. » On sait la fortune que la doctrine a faite. Deux ou trois générations, au moins, de poètes et de romanciers, depuis l’auteur de Manfred et de Don Juan, en passant par celui de Marion Delorme et de Ruy Blas, pour aboutir à celui de Valentine et de Jacques, s’en sont éloquemment inspirées. De la littérature on l’a vue passer dans les mœurs. Pendant plus d’un siècle, on a feint de croire, on a peut-être cru que la passion, comme le feu, purifiait tout ce qu’elle touchait, et que l’amour, pourvu qu’il fût sincère, fondait un droit contre le droit même. Fausse ou vraie, dangereuse ou salutaire, destinée peut-être à périr ou au contraire marquée pour durer, s’étendre, s’affermir encore, la doctrine aura donc en tout cas occupé dans l’histoire une place assez considérable pour qu’il convienne, selon les humeurs, d’en imputer le blâme ou l’honneur à son premier auteur. Cet auteur, c’est bien celui de Cléveland et de Manon Lescaut, et tous ceux qui depuis ont développé, répandu, propagé la doctrine dans le monde n’ont fait que l’emprunter a Prévost.


III

J’arrive maintenant à cette Manon Lescaut, dont je pourrais presque me dispenser de rien dire, si le lecteur ne m’y attendait sans doute, et puis si ce n’était elle qui, survivant à peu près seule aux autres œuvres de Prévost, m’eût permis d’en parler aussi longuement jusqu’ici. Ce livre fameux soulève deux questions tout d’abord, dont la première est de savoir en quelle année il parut. Sur la foi des paroles de Mlle Aïssé, que nous avons citées tout à l’heure, on a cru qu’il datait de 1728, et quelques-uns le croient peut-être encore. En effet, nous lisons d’un œil aujourd’hui si sec les Mémoires d’un homme de qualité, que nous ne comprenons guère que l’on y ait « fondu en larmes, » s’ils n’étaient suivis des Aventures du chevalier des Grieux. Mais que peut notre étonnement contre les documens authentiques ? Au mois d’octobre 1728, si ses lettres sont bien datées, Mlle Aïssé n’avait pu lire que les deux premiers volumes des Mémoires d’un homme de qualité, comme le prouvent surabondamment les registres de la librairie. Le troisième et le quatrième parurent ensemble à Paris à la fin de 1728 ou au commencement de 1729 : c’est avec l’argent qu’ils produisirent que Prévost put sortir de France et faire, comme on l’a vu, les eaux de Tumbridge et de Bath. Enfin, les cinquième et sixième s’imprimèrent en Hollande et ne virent pas le jour avant 1731. Manon Lescaut, qui en forme le septième et dernier, ne saurait donc, en aucun cas, remonter au-delà de 1731.

Mais une édition, bien connue des bibliographes et des amateurs de livres, portant au frontispice le millésime de 1733, le problème est de savoir si les exemplaires qui portent celui de 1731 ne seraient pas peut-être antidatés. On l’a cru jusque de nos jours, tant ces libraires de Hollande étaient alors de grands fripons ! Et il n’y a pas plus de sept ou huit ans que, sans pour cela leur rendre l’honneur, une brochure de M. Henry Harrisse a définitivement résolu la question. La bonne édition, la seule originale, est bien l’édition de 1731. M. Henry Harrisse, dans ses Notes pour servir à l’histoire de Manon Lescaut, en a donné des preuves inattaquables. Que si d’ailleurs on s’étonnait, comme nous-même quand nous avons examiné le point, qu’aucun journaliste à Paris n’eût parlé du livre au moment de son apparition, que les pires ennemis de Prévost n’en semblent avoir eu connaissance que deux ans plus tard, et qu’enfin la police elle-même n’ait fait saisir le livre qu’en 1733, la réponse est facile. Manon Lescaut n’eut point tout à fait le succès que l’on a dit quelquefois, et, pendant tout le siècle, ne fut pas estimée au-dessus de Cléveland et du Doyen de Killerine.

La seconde question, moins ingrate en apparence, est de savoir quels modèles vivans ont posé devant l’auteur de Manon Lescaut. Dans un temps de curiosité comme le nôtre, cette recherche, on le sent bien, ne pouvait manquer d’exercer préfaciers et commentateurs. Celui-ci donc, sous le masque de M. de B.., le premier rival de des Grieux, après avoir hésité longtemps s’il reconnaîtrait M. Lallemand de Betz ou M. Bonnier de La Mosson, s’est décidé à y voir le futur beau-père de Mme d’Epinay, M. de La Live de Bellegarde. Mais celui-là, se souvenant fort à propos qu’un supérieur des Missions étrangères, bien connu de quiconque a lu Bossuet ou Fénelon, s’était nommé Tiberge, en a conclu que Prévost devait l’avoir eu sous les yeux en dessinant les traits du sage et généreux ami de son triste héros. Ce sont là jeux d’esprit auxquels on peut bien s’amuser, si l’on en a le temps, mais non pas s’attarder. Est-il peut-être plus utile de constater qu’il n’a pu s’introduire que fort peu d’élémens romanesques dans le tissu même de la fable de Manon Lescaut ? Disons donc qu’au temps de la régence, et bien des années encore plus tard, la transportation des filles de l’Hôpital au Canada ou au Mississipi, « pour y peupler, » étant une manière de coloniser à laquelle on recourait périodiquement, la mort de Manon au désert n’a rien de plus romanesque, c’est-à-dire de moins ordinaire, que ces enlèvemens de pirates, par exemple, dont Regnard fut victime avant que Le Sage ou Prévost s’en servissent comme d’un moyen d’intrigue ou de dénoûment.

Il faut seulement prendre bien garde que ce que toute observation de ce genre a d’aisément piquant ne nous induise en erreur sur la nature même des questions que l’on a l’air de croire qu’elle éclaircit. Ne serait-ce pas là le cas pour Manon Lescaut ? Car enfin, supposé, parce qu’ils sont Picards tous les deux, et tous les deux d’église, que des Grieux ne soit autre que Prévost lui-même, et sa Manon, de son vrai nom, quelque fille de la régence ou du temps de Louis XV, on s’en réjouit comme si la vérité du roman était une conséquence de cette imitation fidèle de la réalité. Mais on ne réfléchit pas que, si Prévost a connu Manon, il a connu vingt autres personnages qui figurent dans son Cléveland et qui n’y vivent point de la vie de Manon. Les chercheurs ou les curieux ne sont pas les seuls au surplus à qui l’on doive ici s’en prendre. Presque toutes les fois, en effet, que la critique s’est expliquée sur Manon Lescaut, comme elle est revenue presque toujours à en louer par-dessus tout « le naturel, » et « la vie, » on a pu s’imaginer avec une apparence de raison qu’autant que l’on y retrouverait une aventure plus « naturelle » et un roman plus a vécu, n d’autant on en ferait un éloge plus complet. Comme si cependant, selon le mot du poète, nous pouvions autrement sortir de la nature qu’avec les moyens mêmes de la nature, et comme si même ce que nous trouvons le plus artificiel n’était pas naturel au regard de ceux qui l’ont véritablement éprouvé ! S’il est naturel d’aimer comme des Grieux, en quoi le sera-t-il moins d’aimer comme Lovelace ? A moins que la sensibilité du plus commun, du plus grossier, et, si je puis ainsi dire, du plus calleux d’entre nous ne soit l’unique mesure de ce que les héros du drame ou du roman auront le droit d’en montrer, et que, dans une immense aspiration de toute notre esthétique vers la médiocrité, nous ne posions en principe qu’aimer, c’est aimer sagement, modérément, raisonnablement, et, en deux mots, à la façon de ceux qui n’aiment point ! Mais, au contraire, ce qui fait la rare valeur de Manon Lescaut, ce qui met l’œuvre de Prévost au rang de Paul et Virginie, qui ne lui ressemble guère, ou de Roméo et Juliette, qui lui ressemble encore moins, c’est ce qu’il y a de peu ordinaire, et, en ce sens de peu « naturel, » dans ce roman d’une fille et d’un aventurier, c’est ce qu’il y a en Manon, et surtout en des Grieux, de supérieur ou d’étranger à eux-mêmes dont ils n’ont pas conscience, mais dont Prévost a conscience pour eux et qu’il a, en un jour de bonheur et d’inspiration, admirablement démêlé.

Il faut partir ici de ce principe que l’amour, le véritable amour, ou tel du moins que nous l’avons vu plus haut défini par Prévost lui-même, est aussi rare parmi les hommes que la beauté ou le génie. Les uns aiment par mode, pour faire comme tout le monde, et parce qu’ils ne veulent point se singulariser ; les autres, quand ils en ont le loisir, dans les intervalles que leur laissent d’autres passions : avarice, orgueil, ambition ; la plupart prennent pour l’amour ce qui n’est que le désir d’aimer, à moins que ce ne soit la vanité de l’être ; et tous enfin, ou presque tous, comme nous le pouvons voir, gouvernent avec prudence, politique et sang-froid une folie dont le propre serait d’être ingouvernable. Quelques-uns seulement, de même que quelques autres pour le malheur ou pour le crime, sont créés pour l’amour : telle fut dans la vie réelle, Mlle de Lespinasse, tel peut-être Prévost lui-même, et tel est bien son des Grieux.

Aussi n’ai-je jamais compris le mal que se donnent quelquefois encore les faiseurs de préfaces pour excuser, ou atténuer au moins, ce qu’il y a de vilenies et de crimes, dans la cruelle histoire du malheureux chevalier. C’est ainsi que se passaient les choses, nous disent-ils, en ce temps-là. Tricher au jeu, vivre aux dépens des filles et de leurs protecteurs, se faire un revenu des dépouilles de ses propres rivaux, assassiner au besoin les concierges, et se moquer de Tiberge par-dessus le marché, voilà comme en usait la meilleure noblesse. Mais comment ne voient-ils pas que si l’excuse valait seulement la peine d’être discutée, c’en serait fait du personnage, et partant du roman de Prévost ? Car si des Grieux n’est plus la passion toute pure, s’il n’est plus la passion dégagée de tous les liens qui la brident, s’il n’est plus la passion élevée par sa propre puissance au-dessus de tout ce que la morale, et l’honneur, et les lois ont inventé pour la contenir, il n’est plus qu’un gredin de bas étage, indigne de tout intérêt, de toute sympathie, de toute pitié même ; et qui ne voit que c’est comme si je disais en deux mots qu’il n’est plus des Grieux ? L’excuse de des Grieux, ce n’est pas la morale de son temps, qui valait bien celle du nôtre, — ne nous faisons pas d’illusions là-dessus, — c’est son amour ; et ce qui fait le prix de Manon Lescaut, c’est d’être une des plus parfaites peintures qu’il y ait, sinon de l’amour idéal, au moins de l’amour absolu. Tournez et retournez le roman, faites l’épreuve et la contre-épreuve, posez la question comme vous le voudrez, vous en reviendrez toujours et fatalement là. Analysez l’amour, autant que vous le puissiez ; séparez-le par quelque opération subtile en ses différens élémens : soudaineté de la passion, aveuglement du sujet, idéalisation de l’objet, impossibilité de le remplacer par un autre, le déshonneur bravé, la honte acceptée, le crime commis plutôt que de le perdre, quoi encore ? et vous n’en trouverez pas un qui manque à l’amour de des Grieux. Mais réciproquement, supposez tout ce que peut faire une femme pour lasser l’amour d’un homme : ajoutez au mensonge la perfidie, à la perfidie la trahison, à la trahison l’impudence, à l’impudence l’infamie, et vous ne découvrirez rien que Manon n’ait tenté pour tuer, à ce qu’il semble, jusqu’au désir même en tout autre que son des Grieux. On s’est donc encore trompé, selon nous, quand on a cru pouvoir, de notre temps, dériver du chevalier vers Manon le principal intérêt du roman. Elle aime des Grieux, elle aussi, sans doute, à sa manière, non sans quelque étonnement, — ne se sentant point faite pour un unique amour, — de cette façon tyrannique et exclusive d’aimer, mais elle n’est point, malgré le titre, le personnage essentiel du roman. C’est des Grieux qui tient le premier rôle, de même que dans le vrai titre de l’ouvrage, et jusque dans l’édition de 1753, c’est lui qui tient la première place : Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Et comme nous le disions, si le livre à son tour est placé dans le rang qu’il occupe, il ne faut pas dire : c’est surtout ; il faut dire que c’est uniquement au caractère de des Grieux qu’il le doit.

Oui ! la vraie passion est si rare que nous ne pouvons nous défendre, pour ceux qui en sont les victimes, d’une sympathie qui va parfois jusqu’à l’admiration. Ce sont, en effet, des explorateurs qui reviennent des contrées quasi fabuleuses dont nous avons tons entendu parler, mais où la plupart d’entre nous n’ont jamais mis ni peut-être ne mettront les pieds, et qui nous en attestent matériellement l’existence. Ils y sont allés et ils en sont revenus ; nous les voyons, nous les touchons ; ce sont des hommes comme nous ; et, en écoutant avec avidité les récits qu’ils nous en font, parce qu’ils ont beaucoup peiné nous leur pardonnons bien des choses : car, en leur place, qui sait ce que nous eussions fait nous-mêmes ? C’est ici le fondement de la tragédie, du drame et du roman, dont les chefs-d’œuvre ne seraient que les annales du crime historique et de l’impudicité privée si nous ne sentions intérieurement qu’il apparaît parfois des exceptions parmi les hommes, et que le propre des exceptions est de confira er les règles, — en portant durement la peine de les avoir violées.

On voit par là que, bien loin de se distinguer, comme on l’a cru souvent, du reste de l’œuvre de Prévost, Manon Lescaut, au contraire, en est l’expression culminante, si je puis ainsi dire, l’inoubliable et immortel abrégé. Entrant dans le détail, je montrerais aisément qu’il n’y a rien dans Manon Lescaut qui ne se retrouve à quelque degré dans Cléveland ou dans le Doyen de Killerine. Il faudrait seulement se hâter de faire observer qu’en revanche il y a dans le Doyen de Killerine ou dans Cléveland trop d’inventions interposées qui ne se retrouvent heureusement pas dans Manon Lescaut. Si donc l’on a pu dire ingénieusement de Marianne ou du Paysan parvenu qu’il suffirait presque d’en retrancher ce qu’ils ont de trop pour y avoir du même coup ajouté ce qu’il y manque, on peut dire qu’en élaguant de Cléveland ou du Doyen de Killerine ce qu’ils contenaient de superfluités romanesques, Prévost lui-même a dégagé son chef-d’œuvre de la matière qui l’enfermait. Mais c’est bien toujours la même matière et c’est bien toujours le même ouvrier. Ceci nous explique en passant qu’il ait toujours pour sa part préféré son Cléveland à sa Manon ; et que des juges plus désintéressés, La Harpe et Marmontel, aient constamment égalé l’un et l’autre roman. Diderot et Rousseau ont encore mieux fait, qui l’un et l’autre ont loué Cléveland en des termes presque enthousiastes, mais nulle part, que je sache, n’ont seulement nommé Manon Lescaut. Et si dans notre siècle, et dans notre siècle seulement, on a reconnu tout d’une voix la supériorité de la petite nouvelle sur le long roman, en voici la raison. C’est qu’à mesure que le roman moderne avançait dans ses voies et que l’amour devenait le principal ressort ou, mieux encore, l’âme diffuse du roman, — à tel point qu’à peine aujourd’hui pouvons-nous concevoir un roman sans amour, — il apparaissait plus clairement que Prévost, du premier coup, avait touché, non pas peut-être la perfection, mais assurément l’on des sommets du genre.

Ce mérite intérieur, et en quelque sorte caché, le plus rare de tous, beaucoup plus rare en tout cas que ceux de la factura ou du style, suffirait lui seul à soutenir Manon Lescaut, quand bien même le style en serait aussi négligé qu’on l’a prétendu si souvent, et la facture encore plus lâche. Le style, au sens quasi mystique où l’on entend aujourd’hui ce mot, n’a pas en soi cette singulière vertu de perpétuer dans la mémoire des hommes les œuvres qui n’auraient d’autre valeur au fond que celle qu’il leur communique, et, quant à la facture, il faut bien reconnaître qu’une certaine exemption de défauts ne s’y accorde pas mal avec l’absence des grandes qualités. Voltaire aimait à dire que les tragédies de Campistron sont « mieux faites » que celles de Racine ; et les Incas ou Bélisaire doivent être « mieux écrits » que Manon Lescaut. Ainsi encore, dans notre temps, l’auteur de l’Éducation sentimentale a incomparablement « mieux écrit » que celui de la Cousine Bette ; et qui doute que Scribe ait su « mieux faire » une pièce qu’Alfred de Musset ? Après quoi, je ne trouve point que la facture de Manon Lescaut laisse tant à reprendre ou à désirer. Gustave Planche va trop loin quand il dit a qu’il n’y a pas dans ce livre un épisode qui ne soit utile, ou même nécessaire, au développement des caractères, pas une scène qui ne serve à dessiner, à expliquer les personnages ; » et l’éloge est sans doute excessif. Il y a des épisodes superflus, dans Manon Lescaut, quand ce ne serait que celui du prince italien, qui d’ailleurs ne figurait pas dans les premières éditions ; et on y peut signaler des conversations inutiles, ou un peu longues, telles que celle de Tiberge avec le chevalier dans la prison de Saint-Lazare. Il ne demeure pas moins vrai que, dans ce récit d’à peine deux cent cinquante pages, et avec la profusion d’aventures qui s’y pressent les unes sur les autres, la narration marche ou court d’une rapidité presque sans exemple. C’est la vitesse même de l’improvisation, ou plutôt de l’inspiration ; et, à défaut de calcul ou d’art, c’est l’instinct même des lois de la composition. Rien n’est plus vif, mais rien n’est plus complet ; rien n’est plus fort, mais rien n’est plus simple ; et, ce qui ne laisse pas aussi d’avoir son prix, si rien n’est moins moral, rien cependant n’est plus discret ou même plus chaste, de telle sorte que l’on peut dire, comme de toutes les œuvres qui méritent vraiment d’être appelées classiques, que Manon Lescaut n’est guère moins admirable pour tout ce qui s’y sous-entend que pour tout ce qui s’y dit, et pour tout ce qu’elle ne contient pas que pour ce qu’elle contient en effet. Je n’en apporterai qu’une seule preuve. Chateaubriand, plus poète cependant que Prévost, en imitant dans son Atala le récit ou le tableau des funérailles de Manon au désert, non-seulement ne l’a pas surpassé, mais au contraire l’a gâté, uniquement pour avoir voulu, si je puis ainsi dire, le charger en couleur et le monter en sentiment.

Pour le style, je conviendrai d’abord qu’il est généralement moins facile, moins pur peut-être, et surtout moins nombreux dans Manon, qui vit toujours, que dans Cléveland, qui est plus d’à moitié mort, et dans le Doyen de Killerine, qui l’est bien tout à fait. Et pourquoi n’ajouterais-je pas qu’en voulant le corriger, dans plusieurs éditions successives, Prévost n’y a pas toujours très heureusement réussi ? Par exemple, à l’endroit où des Grieux raconte comment Manon lui fut enlevée, j’aimais mieux l’entendre dire « qu’elle fut conduite à l’Hôpital, » que de l’entendre faire de l’éloquence, dans l’édition définitive, et enfler le ton pour substituer à l’hôpital « une retraite qu’il a horreur de nommer. » De même encore, — et dût-on m’accuser de cynisme, — je trouve que Manon parlait mieux son langage quand elle disait de l’une de ses dupes : « Il n’aura pas la satisfaction d’avoir couché une seule nuit avec moi, » qu’en disant avec plus de noblesse, mais avec moins de propriété : « Il ne pourra se vanter des avantages que je lui aurai donnés sur moi. » Dans l’un et l’autre cas, la première version était de la langue forte et précise du XVIIe siècle ; dans l’un et l’autre cas, la seconde est de la langue noble et vague du XVIIIe.

D’autres corrections sont plus heureuses. Mais ce qui ne pouvait pas dépendre d’un changement heureux ou malheureux, c’est la qualité foncière du style ; une vivacité qui n’est égalée que par le naturel et une simplicité qui ne le cède qu’à l’émotion. Dans la manière d’écrire de l’auteur de Gil Blas, naturelle, si l’on veut, mais d’un naturel savant, on sent l’intention comique ; dans celle de l’auteur de Marianne, beaucoup moins naturelle, on sent la prétention d’étonner ; mais ici, sous la transparence inimitable des mots, de même que l’on chercherait inutilement l’auteur, on tâcherait sans succès à noter ou définir le procédé. Nulle trace d’affectation, pas ombre de rhétorique, aucun tour de métier, les plus grands effets obtenus par les moyens les plus simples, ou quelquefois les plus vulgaires, et ce que l’on pourrait enfin appeler l’évanouissement du style dans la sincérité du fond. Ne disons donc pas que l’auteur de Manon Lescaut écrit mat ou qu’il n’écrit pas bien, mais disons seulement, — s’il faut faire une concession, — disons qu’il n’écrit point, c’est-à-dire qu’emporté lui-même par son récit, il écrit sous la dictée des choses, plus préoccupa de le » représenter au vrai que de faire attention comme il les représente ; ce qui est en vérité une telle manière d’écrire que le triomphe de l’art est d’y pouvoir atteindre ; et concluons avec un juge que l’on ne cite pas assez souvent, Alexandre Vinet : « Il est des styles qui n’apparaissent qu’une fois ; on n’écrira plus comme l’abbé Prévost, et Manon Lescaut est le dernier exemplaire d’un style perdu. » Manon Lescaut, unique dans l’œuvre de Prévost, ne l’est en quelque sorte pas moins, et pour la forme autant que pour le fond, dans l’histoire de la littérature française.


IV

Les autres romans de Prévost, peu connus, valent-ils la peine de l’être davantage ? Cléveland a eu des lecteurs jusque dans notre siècle, Xavier de Maistre entre autres, qui n’en pouvait rencontrer un volume sans l’ouvrir et aller jusqu’au bout du roman. Sainte-Beuve, trente ans plus tard, parlait encore avec éloges du Doyen de Killerine, dont il me paraît évident qu’il avait lu au moins les premières pages. Mais les seuls bibliographes ou faiseurs de dictionnaires connaissent aujourd’hui le titre des Mémoires d’un honnête homme ou du Monde moral ; et il est même tel roman de leur auteur dont ils ne savent dire si c’est une œuvre originale ou une traduction de l’anglais. Je ne demanderais à sauver de l’oubli que l’Histoire d’une Grecque moderne, évidemment inspirée du souvenir encore alors vivant de Mlle Aïssé. « On ne promet au lecteur, disait Prévost dans sa préface, ni clé des noms, ni éclaircissement, ni le moindre avis qui puisse lui faire comprendre ou deviner ce qu’il n’entendra point par ses propres lumières. » Et, en réalité, parmi beaucoup d’ornemens de la façon de Prévost, les faits, ou du moins ce qu’il en pouvait connaître en 1741, ne sont ici défigurés que tout juste autant qu’il le fallait pour que l’indiscrétion ne parût pas trop vive, en demeurant piquante. La lecture, encore aujourd’hui, n’en est pas désagréable. Dans cette situation d’un homme grave qui tire d’un harem, pour en faire sa maîtresse, une jeune Grecque des îles, il y a quelque chose de singulier et de rare. Dans la résistance affectueuse et douce, mais obstinée, que sa captive lui oppose, au nom des principes d’honneur et de respect de soi qu’il lui a lui-même inspires, il y a quelque chose de fier à la fois et de tendre, comme aussi de subtil en même temps que naïf. Et dans la manière enfin dont Prévost a traité ce thème difficile, il y a quelque chose, par endroits au moins, d’assez délicat pour ne pas beaucoup différer de l’exquis. C’est dommage qu’il y manque cette force de sentiment, et ce progrès de passion que Prévost, dans ses premiers romans, avait si naturellement rencontré, On eût dit que le talent se retirait de lui, comme il arrive trop souvent, à mesure que la réputation lui venait.

Si nous pouvons passer rapidement sur ses romans, à partir de cette date, il n’en est pas de même de ses traductions. Ce n’est pas seulement qu’elles tiennent dans son œuvre une place considérable, c’est aussi qu’en les omettant on lui ferait tort, — et à un autre avec lui, — de toute une grande part de l’influence qu’il a exercée sur son siècle. Dès 1731, Prévost, l’un des premiers, avait été frappé de l’ignorance où nous vivions d’un grand peuple voisin : « Je ne parle de ces objets qu’en passant, dit quelque part le héros des Mémoires d’un homme de qualité, racontant son voyage d’Angleterre, et pour donner une trop légère idée d’un pays qui n’est pas aussi estimé qu’il devrait l’être des autres peuples de l’Europe, parce qu’il ne leur est pas assez connu. » Quelques pages plus loin, dans la bouche d’un autre de ses personnages, il mettait, avant l’Esprit des lois, un éloge éloquent de la constitution anglaise, et avant les Lettres philosophiques, l’un des jugemens les plus justes qu’un Français pût alors prononcer sur Shakspeare. On a déjà vu que le Pour et Contre, son journal, de 1733 à 1740, n’eut pas de plus intéressant objet que cette diffusion en France de la littérature ou des mœurs anglaises, et, quand il cessa de paraître, nous avons de bons garans que ce fut cette nature d’informations que l’on en regretta le plus.

Ceci est caractéristique d’un moment important de notre histoire littéraire. Les yeux et les esprits jusqu’alors, quand ils faisaient tant que de s’égarer au-delà de la frontière, se tournaient vers l’Espagne, et, de même qu’elle avait été la patrie des romans de Le Sage, l’Espagne est encore le lieu de la scène des premières parties des Mémoires d’un homme de qualité. Mais tout d’un coup la direction change : l’intérêt cesse de se porter vers les choses d’Espagne ; un souffle nouveau vient d’ailleurs ; ce sont les noms de Daniel de Foë, de Steele, d’Addison, de Bolingbroke, de Swift, de Pope, par-dessus toutes les autres, qui résonnent maintenant aux oreilles françaises ; il se trouve des traducteurs pour Robinson Crusoé, pour les comédies de Steele et pour les Essais d’Addison, pour les Voyages de Gulliver ; un système d’échanges s’établit, une communication d’idées, un courant de sympathies qui va durer jusqu’à la fin du siècle, et que les guerres elles-mêmes de peuple à peuple, ou plutôt de marine à marine, n’interrompront seulement pas. Plus que personne et dès la première heure, Prévost y a aidé. Ses romans et ses histoires, son Cléveland et son Doyen de Killerine, son Guillaume le Conquérant et sa Marguerite d’Anjou, son journal et ses traductions y concourent successivement ou simultanément ; et il met enfin le comble à ses services par ses adaptations des trois grands romans de Richardson : Paméla, Clarisse et Grandison. Avec quelle bonne grâce et quelle modestie, c’est ce que l’on peut voir dans la préface qu’il met à Clarisse : « Je commence par un aveu qui doit faire quelque honneur à ma bonne foi quand il en ferait moins à mon discernement. De tous les ouvrages d’imagination, sans que l’amour-propre m’en fasse excepter les miens, je n’en ai lu aucun avec plus de plaisir que celui que j’offre au public, — et je n’ai pas eu d’autre motif pour le traduire. »

On ne s’attend pas qu’à ce propos j’insère ici subrepticement, dans une étude sur Prévost, une étude sur Richardson. Il faut bien cependant que j’en touche quelque chose et que je montre, aussi brièvement que possible, mais clairement, ce que Paméla, Clarisse et Grandison apportaient de nouveau dans le roman. L’influence de Richardson a d’ailleurs été presque plus considérable en France que dans sa propre patrie. Tandis qu’en effet l’illustre auteur de Joseph Andrews et de Tom Jones, puis, à sa suite, l’auteur plus grossier de Roderick Random et de Peregrine Pickle, en réaction tous les deux contre le roman de Richardson, vont essayer d’acclimater en Angleterre quelque chose de la belle humeur et de la raillerie de notre Le Sage, c’est Prévost qui va tenter lui-même en France, dans ses derniers romans, d’imiter Richardson, et c’est Rousseau, qui ne le connaîtra qu’à travers les traductions de Prévost, qui le surpassera dans la Nouvelle Héloise. Laissant donc de côté les défauts particuliers ou les qualités générales de Richardson, qui n’appartiennent pas à mon sujet, je veux du moins indiquer comment s’est exercée son influence, et par quels points de contact Paméla, Clarisse et Grandison, pris ensemble et comme en bloc, ont agi sur le roman français.

En premier lieu, ce sont vraiment ici, malgré l’ampleur du développement et le poids des volumes, des romans faits avec rien. « Paméla, Clarisse, Grandison, trois grands drames, ô mes amis ! » selon le mot de Diderot ; et trois drames dont le second au moins, en dépit de ses longueurs, à cause de ses longueurs peut-être, est d’une singulière puissance ; mais trois drames de la vie bourgeoise, et moins bourgeoise encore par la qualité des personnes entre lesquelles ils se jouent que par la nature même des événemens qui les forment, tous familiers, quotidiens, communs. Peu ou point d’aventures, de ces aventures dont Prévost avait chargé ses premiers romans ; pas de sang répandu, comme dans les Mémoires d’un homme de qualité ; pas de voyages par-delà les mers, chez les Hurons ou chez les Iroquois, comme dans Cléveland ; pas d’emprunts à l’histoire, comme dans le Doyen de Killerine, pour colorer d’un air de réalité l’invraisemblance ou l’étrangeté des incidens ; pas de mélodrame surtout, comme, en y cherchant bien, on en retrouverait jusque dans Manon Lescaut : une seule famille, comme dans Clarisse, un seul couple, comme dans Paméla ; tous les caractères développés sur place, pour ainsi dire, et du fond d’eux-mêmes, par le seul exercice de leurs dispositions naturelles ; toute l’action ramenée du dehors au dedans ; et l’émotion ainsi dérivée de sa véritable source, ou du moins la plus abondante et la seule inépuisable, qui est la connaissance entière de ce que les personnages du drame ont eux-mêmes de plus secret et de plus caché pour eux-mêmes. À dater de ce jour, l’aventure, destituée de la place qu’elle avait occupée jusqu’alors, cesse d’être le principal élément d’intérêt du récit. Les combinaisons chimériques sont abandonnées, comme un ressort vulgaire, à ceux qui ne sauront autrement s’y prendre pour se faire lire ; les romanciers se proposent pour objet « l’histoire des mœurs, » comme disait Richardson lui-même, ou, comme nous le dirions aujourd’hui, l’exacte imitation de la vie ; et le roman devient un genre littéraire. En effet, on pouvait maintenant discerner un bon roman d’avec un mauvais, ce que l’on n’eût pas pu faire avant Clarisse ou Paméla, non pas plus en vérité qu’avant les Précieuses ridicules ou l’École des femmes, on n’eût su discerner une méchante comédie d’une bonne.

À toute évolution ou révolution dans l’histoire d’un genre correspond une révolution ou évolution des procédés. Il n’importe pas d’ailleurs que la transformation des procédés suive ou précède celle du genre, et il suffit qu’il n’y ait pas d’exemple qu’elle ne s’y trouve liée. À la forme du récit personnel que le roman, comme nous l’avons dit, avait héritée des Mémoires, et qui est, comme on l’a vu, la forme de Gil Blas, de Marianne, de Manon Lescaut, aussi bien que celle des Voyages de Gulliver ou de Robinson Crusoé, Richardson, servi par l’instinct ou déterminé par le choix, substitua donc la forme du roman par lettres. On n’en avait guère de modèle en France, — car on me permettra de ne pas nommer ici les Lettres persanes, — que les Lettres portugaises, qui ne sont point non plus un roman, mais pourtant où Prévost eût pu reconnaître ce que la forme épistolaire offrait de ressources pour la peinture et l’expression de la passion. Richardson, lui, sentit d’abord ce que cette même forme procurait de facilités particulières à la prédication morale, et l’artiste qui était en lui, survenant à son tour, en découvrit à l’épreuve la merveilleuse richesse. Ne pourrait-on dire en effet que la forme du roman par lettres est à la forme du récit personnel ce qu’une partition d’orchestre, où vingt instrumens, qui conservent leur individualité, s’unissent pour produire un effet d’ensemble, est à la même partition, réduite pour piano ? Et n’est-ce pas dire que la diversité, la complexité, l’ampleur et la puissance en sont incomparables à toutes les autres formes dont le roman s’est servi ou se sert ?

Car d’abord, il n’en est pas qui permette au romancier de mettre à la fois plus de personnages en scène, et de conserver plus exactement à chacun, en toute occasion, son langage avec son caractère. Il y en a trente-deux « principaux » dans Clarisse, au compte qu’en a donné Richardson lui-même, plus de quarante dans Paméla, plus de cinquante dans Grandison. Et presque tout ce monde se peint si fidèlement dans ses lettres que l’action se composant, pour ainsi dire, à mesure qu’ils écrivent, on la voit naître sous ses yeux, comme une action de la vie quotidienne, dont on ne reconnaît l’infinie complication que si l’on essaie par hasard de la vouloir débrouiller. « Vous accusez Richardson de longueurs ! s’écriait Diderot, vous avez donc oublié combien il en coûte de peines pour faire réussir la moindre entreprise, terminer un projet, conclure un mariage, amener une réconciliation ! » Mais il oublie d’ajouter que ces détails ne deviennent supportables qu’autant qu’ils sont la grande affaire, pour ne pas dire le tout de ceux qui nous les donnent, et c’est précisément un des avantages du roman par lettres. Si vous tâchiez de faire passer Paméla de la forme du roman par lettres à celle du récit personnel, vous seriez étonné des sacrifices qu’il y faudrait pour n’aboutir finalement qu’à un squelette de roman. C’est l’impression que produit, selon la juste comparaison de Sainte-Beuve, la Marianne de Marivaux : aussi maigre, aussi sèche, aussi décharnée qu’une figure anatomique ; tout ce qu’il faut pour vivre, et rien d’absent que la vie. Ajoutons enfin que cette forme du roman par lettres est de toutes, incontestablement, celle qui soutire le mieux l’analyse morale, puisque si l’on écrit des lettres, c’est pour donner soi-même à ses actions l’interprétation vraie qu’elles doivent recevoir, laquelle, comme on sait, dépend toujours bien moins de la nature propre de l’action que des motifs qui nous y ont poussés.

Pour toutes ces raisons, les imitateurs affluèrent, et l’on vit se succéder presque autant de romans par lettres que naguère on avait vu dans les boutiques des libraires s’empiler de Mémoires : Lettres d’une Péruvienne, Lettres de miss Fanny Butler, Lettres du marquis de Roselle, Lettres du chevalier de Saint-Elme ; .. les femmes surtout se saisirent avec empressement de cette forme nouvelle. Ayant peu lu ces auteurs, on me permettra de n’en pas allonger inutilement la liste. Mais la Nouvelle Héloise, mais Delphine sont des romans par lettres, et plusieurs des romans de Restif, qu’on a honte à nommer en pareille compagnie. J’ai moins de honte, mais cependant quelque pudeur encore à constater qu’en son genre peu de romans par lettres ont valu les Liaisons dangereuses. Quelle que soit, dans l’histoire de la littérature, la fureur de l’imitation, et quoiqu’il suffise qu’une œuvre d’une certaine forme ait une fois réussi pour que le peuple des auteurs se flatte aussitôt de l’égaler en en reproduisant ce qu’elle a de plus superficiel, il faut pourtant bien admettre que la nouveauté de cette forme épistolaire ne laissait pas de répondre à quelque nécessité du roman. La forme du récit personnel, qui convient admirablement en de certains sujets, — Manon Lescaut, Werther, René, Adolphe, — convient moins bien en de certains autres. Elle avait gêné Le Sage, elle avait gêné Prévost. Il fallait désormais -quelque forme plus souple. Richardson vint la fournir, et, en la fournissant, détourna le roman français de la voie qu’il avait jusqu’alors suivie vers une voie toute nouvelle.

Prévost lui-même l’a très bien senti : « L’auteur juge si favorablement de son entreprise, écrira-t-il dans la préface de l’un de ses derniers et plus médiocres romans, qu’il prend le parti de tracer ici son plan, pour tracer les voies à ceux qui voudront le remplir après lui. Rien n’est plus simple : c’est de faire envisager du côté moral tous les événemens dont il se propose le récit. Il entend par côté moral certaines faces qui répondent aux ressorts intérieurs des actions et qui peuvent conduire, par cette porte, à la connaissance des motifs et des sentimens. » C’est de Richardson que cette idée lui vient, et c’est quelque chose qui date encore de Richardson dans le roman. Richardson, en ce sens, a réalisé ce que Marivaux n’avait fait qu’entrevoir, et ce que Prévost, assez inexpérimenté dans ce genre d’observation, traduisait comme on vient de l’entendre. Moraliste ou prédicateur, mais par-dessus tout romancier, Richardson sut tourner au profit de son art une expérience consommée de psychologue acquise dans cette profession de directeur de consciences qu’il avait pratiquée presque dès son enfance ; et ce goût de psychologie, ou de casuistique même, que ses chefs-d’œuvre introduisirent, le roman moderne jusqu’ici n’a pas pu réussir ni cherché sérieusement d’ailleurs à s’en déshabituer. On a dit, à la vérité, qu’à force de vouloir édifier, Richardson finissait par ennuyer. Il faut seulement prendre garde que la véritable innovation dont nous le louons n’est pas là. Mais plutôt elle consiste en ceci que, tout en moralisant, il a rendu le roman capable de porter la pensée, en donnant du même coup le moyen et l’exemple d’y faire entrer la discussion des sujets « où toute famille de la société, comme il le dit lui-même, peut se trouver intéressée tous les jours. » Quand nous arriverons à Rousseau, ce sera le temps d’examiner le problème qu’une esthétique surannée s’efforcerait vainement de nier ou de railler : s’il est permis, et dans quelle mesure, de demander à l’œuvre littéraire, drame ou roman, de « discuter » ou de « prouver » quelque chose ? Mais en attendant, ce qui n’est pas douteux, c’est que l’honneur, — si c’en est un, — d’avoir rendu le roman capable de ces ambitions nouvelles et plus hautes appartient sans conteste à Samuel Richardson.

Et c’est aussi pourquoi ce n’en est pas non plus un médiocre à Prévost que d’avoir été le traducteur ou l’introducteur en France des romans de Richardson. Peu de personnes alors étaient capables de lire Clarisse dans l’original, et peu de traducteurs se trouvaient en état de l’imposer aux lecteurs français, comme l’auteur de Cléveland et du Doyen de Killerine. Imaginez la recommandation que ce serait aujourd’hui même, pour un roman étranger, que de paraître traduit en français par l’auteur du Nabab ou de la Joie de vivre ! Si donc tout autre que Prévost eût fait passer dans notre langue Paméla, Clarisse et Grandison, sans y pouvoir ajouter cet appoint de popularité personnelle, je ne mets pas en doute que les romans de Richardson eussent à peine marqué dans l’histoire du roman français. Diderot les eût-il seulement lus ? c’est une question que l’on peut se poser ; et le titre même n’en fût peut-être jamais parvenu jusqu’à Rousseau. Où est l’influence de Fielding sur le roman français du XVIIIe siècle ? Et cependant on traduisit Tom Jones, et celles qui le lurent, comme Mme du Deffand, le préférèrent à Gil-Blas lui-même, et ceux qui en parlèrent, par obligation de métier, comme Grimm ou comme La Harpe, le proclamèrent le chef-d’œuvre du roman moderne.

C’est un mérite ici dont il faut tenir d’autant plus de compte au pauvre abbé que ses traductions contribuèrent bien plus qu’aucune œuvre de ses rivaux à dégoûter le lecteur français du genre de Cléveland et du Doyen de Killerine. Les critiques français ne jurèrent plus que par Richardson, et Prévost, à tous ses malheurs, joignit ainsi celui-ci pour comble d’être lui-même l’instrument de sa propre ruine. On en peut donner une preuve assez curieuse. En 1758, Diderot, dans ce fameux papier sur la Poésie dramatique, se souvenant toujours des émotions de sa première jeunesse, disait encore : « Chaque ligne de l’Homme de qualité, du Doyen de Killerine, de Cléveland excite en moi un mouvement d’intérêt sur les malheurs de la vertu et me coûte des larmes. » Prévost, cette année-là même, achevait de traduire Grandison ; la popularité de l’auteur et du traducteur se faisaient équilibre ; Richardson était un grand romancier et Prévost en était un autre. Mais trois ans se passent ; l’Anglais monte, le Français baisse ; et dans son Éloge ou plutôt son oraison funèbre de Samuel Richardson, sous chaque louange qu’il fait des qualités de l’auteur de Clarisse, Diderot sous-entend maintenant une critique des défauts de l’auteur de Cléveland. « Richardson ne vous égare point dans les forêts ; » — comme Prévost ; « il ne vous transporte point dans des contrées éloignées ; » — comme Prévost ; « il ne vous expose point à être dévoré par des sauvages, » — comme Prévost ; « il ne se renferme point dans des lieux clandestins de débauche, » — comme Prévost. Ce dernier trait allait à l’adresse des Mémoires d’un honnête homme. Si la renommée de Prévost, dans un temps où l’auteur de Paméla, pour ses propres compatriotes, était encore presque un inconnu, fit valoir les romans de Richardson, l’œuvre de Richardson, une fois naturalisée parmi nous, fit donc décroître d’abord et finit par éteindre la renommée de Prévost. Et s’il est assez fréquent en littérature que l’on hérite, comme Richardson, de ceux qu’on assassine, il est plus rare que, comme Prévost, on nourrisse et on élève son rival ou son vainqueur, soi-même, de ses propres mains.

Au surplus, d’une manière générale, on peut bien dire de lui que rien n’a plus nui à la durée de sa réputation littéraire que le nombre même de ses inventions, et le parti que de plus heureux, ou de plus tard venus, en ont tiré depuis lui. Nous aurons à montrer ce que lui dut Rousseau, qui, d’ailleurs, n’a jamais dissimulé ce qu’il avait d’obligations à l’auteur de Cléveland. Avec Marivaux, et sans doute pour les mêmes raisons, Prévost est un des rares hommes de lettres dont les Confessions nous aient parlé sans rancune et sans fiel. C’était bien le moins, si, négligeant de signaler quelques rencontres fortuites ou quelques ressemblances tout extérieures nous nous contentons de faire observer que le thème de la fameuse lettre sur le suicide est déjà dans Cléveland, et aussi la première ébauche de la Profession de foi du vicaire savoyard. À l’honneur d’avoir inspiré ces déclamations fameuses nous pourrions joindre, avec "Villemain, celui d’avoir pressenti le roman historique. Il faudrait seulement distinguer et préciser. Le roman historique existait, puisque, comme nous l’avons fait voir à propos de Gil Blas, le roman de mœurs en était lui-même sorti. Les romans de Courtilz de Sandras, et ceux de Mlle de La Force, et quelques-uns de ceux de Mme d’Aulnoy, sont des romans historiques. Mais il est certain que Prévost en a modifié la formule, en rejetant à l’arrière-plan le détail historique, et faisant passer dit second au premier l’élément romanesque, ce qui devait être à la fin du siècle la formule même du roman de Walter Scott. Dans son Histoire de Guillaume le Conquérant, à la vérité, comme dans son Histoire de Marguerite, c’est de l’autre manière, la mauvaise, qu’il a traité le roman historique, celle qui consiste à conserver insidieusement toutes les apparences de l’histoire pour ensuite y glisser le roman, la manière de Courtilz de Sandras au XVIIe siècle et d’Alexandre Dumas dans le nôtre. Et cependant ici encore, avec un singulier instinct du romanesque de l’histoire et un bonheur de choix tout à fait remarquable, Prévost a comme indiqué du doigt à Walter Scott le cadre de son Ivanhoé et à Bulwer le milieu de son Dernier des barons. Il est sans doute entendu que ces rapprochemens n’ont de valeur qu’à la condition de n’y pas appuyer. C’est ce qui me permettra d’en signaler un dernier. De même que Rousseau, et de même que Walter Scott, Chateaubriand a lu Prévost, et ne l’a pas lu vainement. J’ai rappelé dans Atala l’imitation bien connue de Manon Lescaut. J’indiquerai pour les curieux, dans Cléveland et dans le Doyen de Killerine, des accens d’une mélancolie si moderne que nul, depuis Prévost, ne devait les retrouver avant Chateaubriand ; et jusqu’à des personnages, — Cléveland lui-même, par exemple, ou le Patrice du Doyen, — dont l’âme incertaine, inquiète et farouche, n’a vraiment pris conscience d’elle-même que de nos jours, dans celle des René, des Obermann, des Bénédict. C’étaient là, comme on voit, des nouveautés durables. Il allait, en effet, suffire de les développer pour en voir sortir le roman moderne, et ainsi, après le succès de ses traductions, celui de ses imitateurs allait achever de faire oublier Prévost.


V

Nous avons peu de renseignemens sur ses dernières années et, de 1746 à 1763, peu de lettres pour suppléer à ce manque de renseignemens. Tout ce que nous savons, c’est qu’à partir de 1746, ou environ, s’il ne cessa pas d’écrire, il cessa de composer des romans, et que ses travaux de librairie l’absorbèrent tout entier. C’est alors qu’il traduisit de l’anglais la Vie de Cicéron, de Middleton, Clarisse, Grandison, les trois premiers volumes de l’Histoire d’Angleterre, de Hume, Almoran et Hamet, les Lettres de Mentor à un jeune seigneur ; et c’est alors aussi qu’il entreprit, sous les auspices du chancelier d’Aguesseau, la volumineuse collection de l’Histoire générale des voyages. Entre temps, il collaborait au Journal étranger, qu’il dirigeait même pendant près d’une année, du mois de janvier au mois de septembre 1755, et plus tard, au Journal encyclopédique de Pierre Rousseau, celui que l’on appelait le journaliste de Bouillon. On lui payait ses traductions et son Histoire des voyages à raison d’un louis d’or la feuille, somme honnête pour le temps, à ce que dit l’histoire. N’étant pas d’ailleurs de ceux qui font des dédicaces, — je n’en connais de lui qu’une seule, et elle est adressée à l’auteur des Lettres péruviennes, l’aimable et peu fortunée MME de Graffigny, — c’était à peu près son unique ressource. On peut calculer s’il vivait richement. Ce qui est certain, c’est qu’il n’avait pas duré longtemps dans cette petite maison de Passy, où nous l’avons vu s’installer avec « la gentille veuve, sa gouvernante, Loulou, une cuisinière et un laquais. » Vers la fin de sa vie, il fixa son séjour à Saint-Firmin, près de Chantilly, dans une maison de campagne appartenant aux Didot, devenus ses éditeurs ordinaires. M. Ambroise-Firmin Didot, qui nous l’apprend, ajoute « qu’il avait la naïveté et l’incurie d’un enfant pour tout ce qui concernait sa personne… et que, pour lui éviter l’ennui des comptes et des émotions résultant de son défaut d’ordre et de sa prodigalité, un crédit lui était ouvert chez le boucher et chez le boulanger. » Si les Didot, comme on peut le croire, déguisèrent sous ce prétexte honorable un secours qu’ils donnèrent à l’auteur de Manon Lescaut, l’histoire littéraire doit leur en être reconnaissante. J’avertis toutefois que ces détails auraient besoin d’être vérifiés de près. Que le premier biographe se soit trompé en donnant à Prévost la propriété de sa maison de Saint-Firmin, on n’en peut guère douter ; mais son extrait mortuaire la donne à une « dame Catherine Robin, veuve du sieur Claude-David de Genty, avocat en parlement, » et que devient en ce cas l’affirmation d’Ambroise-Firmin Didot ?

Ce n’est pas notre habitude d’insister sur ce genre de détails, et nous aimons plutôt d’ordinaire à les écarter. Qu’importe, en effet, que l’auteur d’un chef-d’œuvre ait vécu dans la fortune ou dans la misère, et que fait à son talent qu’il ait fini sous des lambris dorés ou dans un lit d’hôpital ? Mais, si l’on donne souvent plus d’attention qu’ils n’en mériteraient à ces petits côtés de l’histoire, j’ai pensé qu’ils pouvaient avoir ici leur intérêt, comme définissant avec exactitude la nature de nécessité qui pesa quarante ans sur Prévost. On dit négligemment que Prévost a trop écrit, et l’on a l’air de croire que s’il eût moins écrit, Manon Lescaut aurait eu son pendant. C’est mal répondre à la question, parce que c’est l’avoir mal posée. Si l’on est capable de beaucoup écrire, il faut écrire beaucoup : la fécondité littéraire ne s’aménage pas comme une coupe de bois, et, en réalité, Prévost n’a pas plus écrit que beaucoup de ses contemporains, que le marquis d’Argens, par exemple, ou que Fréron, ou que Restif de la Bretonne. De deux cents volumes qu’on lui attribue communément, il y en a bien cinquante qui ne sont que des traductions, cent qui ne sont que de modestes in-douze, et cinquante enfin dont on serait assez embarrassé de nous dire les titres. Il n’en déclarait lui-même que a plus de quarante » en 1741 ; et déjà les Mémoires d’un homme de qualité, Manon Lescaut, Cléveland, le Doyen de Killerine, les vingt volumes du Pour et Contre, l’Histoire d’une Grecque moderne, les Mémoires de M. de Montcal avaient paru. Cent cinquante volumes, sons quelque espèce de format que ce soit, c’est beaucoup, sans contredit, et à Dieu ne plaise que je veuille rien diminuer de l’étonnement ou de l’admiration qu’inspire tant de facilité ! Je dis seulement que sur les rayons d’une bibliothèque, les Œuvres de Prévost ne tiennent pas plus de place que les Œuvres de Voltaire. Défions-nous de ces formules qui courent les traités de rhétorique, et dont nous avons la faiblesse de ne pas assez contrôler la vérité. Qui a plus écrit que Fénelon, si ce n’est Bossuet ? Et leurs chefs-d’œuvre sont-ils moins des chefs-d’œuvre parce qu’ils sont plusieurs, au lieu d’être un seul ? La fécondité est la marque du vrai talent. Mais ce qu’il faut dire, — et voilà de quoi souffrit Prévost, dans son talent, j’entends, et non pas dans sa vie privée, — c’est que cette fécondité, cette abondance et cette facilité doivent pouvoir s’exercer librement, et non pas sous l’aiguillon du besoin. L’aiguillon du besoin ! Autre formule encore, et formule non moins fausse. Car, si la fécondité est le premier signe du talent, peut-être le second en est-il le plaisir de la production. Mais il faut que cette production soit volontaire, qu’elle n’ait pas pour cause et pour objet la nécessité de vivre, qu’elle ne soit pas enfin dénaturée de ce qu’elle devrait être par des raisons et pour des motifs qui n’ont rien de commun avec la littérature. C’est cette sécurité de la production qui manqua toute sa vie à l’auteur de Manon Lescaut, un peu par sa faute, un peu par la difficulté des temps, et c’est pourquoi j’ai cru devoir insister sur les embarras au milieu desquels il termina sa laborieuse existence, — ainsi qu’il l’avait commencée.

Une autre raison me le commandait encore. Aujourd’hui que l’homme de lettres a conquis sa place, il est juste, il est bon, il est pieux, si je puis ainsi dire, de renouveler parmi nous la mémoire de ceux qui, les premiers, ont travaillé à la lui conquérir. Cela ne s’est fait ni en un jour, ni sans bien de la peine. Je l’avoue donc, quand je lis dans la Correspondance de Grimm cette oraison funèbre de Prévost : « L’abbé Prévost était né avec beaucoup de talent ; une conduite déréglée lui nuisit beaucoup… Il avait un besoin continuel d’argent et il écrivait toujours. La réputation de ses premiers ouvrages le mit aux gages des libraires ; « j’avoue que je ne puis me tenir d’une surprise qui ressemble à de l’indignation. Car, en vérité, c’est bien à lui, baron de Grimm, demi-précepteur, demi-valet, amené à Paris du fond de son Allemagne dans les bagages de son élève, gazetier secret, diplomate d’occasion et gentilhomme d’aventure, tandis qu’il continue de fâcheuses traditions de flatterie et de bassesse, de souplesse et d’humilité, de le prendre sur ce ton avec notre Prévost. Tout le monde, cependant, peut-il être l’ami de l’aimable femme d’un quart de fermier général ou le commissionnaire attitré d’une impératrice de Russie ? Mais, comme Diderot, en préférant les a gages » des libraires aux a pensions a de cour, Prévost élevait cette même dignité d’écrivain que le baron de Grimm abaissait, pour autant qu’il pouvait être en lui. Tous les deux, en effet, préparaient le temps où, ne dépendant plus que du public, c’est-à-dire de tout le monde, — et le libraire n’étant plus que l’intermédiaire, — l’homme de lettres ne dépendrait véritablement plus de personne. Aussi leur devons-nous beaucoup d’indulgence d’abord, et ensuite un peu de reconnaissance. Mais, en tout cas, lorsque nous avons à parler des besognes vulgaires où ils se trouvèrent plusieurs fois réduits, non-seulement nous devons nous garder de mêler aucun dédain à l’expression de nos regrets (ce qu’aujourd’hui même nous faisons trop souvent) mais encore nous souvenir que c’est là le prix dont ils ont payé pour nous la liberté même qu’ils nous ont léguée. Triste nécessité, oui, sans doute, et même un peu humiliante, quand on est capable de Manon Lescaut ou du Neveu de Rameau, que de rédiger des prospectus pour des marchands d’orviétan ou même de traduire de l’anglais d’un illustre inconnu les Lettres de Mentor à un Jeune seigneur, mais après tout moins humiliante, et qui vaut mieux à mon gré que de devoir le vivre à la générosité de M. Helvétius, et le couvert à celle de M. Le Riche de La Popelinière.

Maintenant, ce que nous disons des besognes vulgaires où l’état de sa fortune obligea plus d’une fois Prévost, nous ne l’entendons pas de son Histoire des voyages, ou plutôt nous devons l’en excepter expressément. Nulle besogne en effet, à l’âge où les sources de l’invention tarissent, et où, pour se continuer, les mieux doués n’ont rien de mieux à faire que de se répéter, ne pouvait plus heureusement convenir à Prévost. Le goût de la géographie était aussi naturel à ce romancier que celui de l’histoire, et peu de romans, sous ce rapport, sont aussi curieux que les siens. Rappelez-vous, dans Manon Lescaut même, de quels traits, exacts ou inexacts, il n’importe, mais précis et heureux, la Nouvelle-Orléans est dépeinte, la vive impression que l’on en reçoit, cette fidèle image enfin d’une colonie lointaine, perdue au milieu des déserts, oubliée de la mère patrie, que l’on en garde dans la mémoire. Évidemment son imagination aimait à se figurer de pareils spectacles ; et avec les traits qu’il trouvait dans les récits des voyageurs il aimait à former des tableaux de la couleur de ses pensées. De huit volumes dont son Cléveland se compose, il y en a deux d’uniquement consacrés aux aventures du héros dans les déserts d’Amérique, parmi les humains Abaquis et les féroces Rouintons. Quelques pages, perdues dans la quantité des aventures, font songer au Discours sur l’origine de l’inégalité, et quelques pages, avec un peu de bonne volonté, font songer aux Natchez. Dans d’autres romans, une Espagne, une Italie, une Turquie, un Maroc ou une Algérie de convention, des usages bizarres, des coutumes étranges, ne sont pas décrits avec un plaisir moins évident. Ces dispositions expliquent suffisamment le vif intérêt qu’il dut prendre à l’Histoire des voyages, et comment, en moins de vingt ans, il conduisit cet énorme recueil au quatorzième volume. Et ceux-ci ne sont point de modestes in-douze, mais de gros, forts et imposans in-quarto.

Une tradition qui nous vient de ses premiers biographes veut enfin qu’en même temps qu’il poursuivait son Histoire des voyages, il travaillât à trois grands ouvrages d’apologétique, dont les titres seuls sont arrivés jusqu’à nous : la Religion prouvée par ce qu’il y a de plus certain dans les choses humaines, une Exposition de la conduite de Dieu depuis le christianisme, et un Esprit de la religion dans l’ordre de la société. Ces titres sont longs, ils sont surtout singuliers, et nous ne saurions regretter que l’auteur de Manon Lescaut soit mort sans écrire aucun des trois livres. Non pas peut-être qu’ils eussent été tout à fait médiocres ; il y a souvent dans le style de Prévost une véhémence oratoire qui n’eût pas mal convenu à ce genre d’ouvrages ; et d’ailleurs, dans Cléveland comme dans le Doyen de Killerine, on ne saurait méconnaître de réelles qualités de controversiste. On accordera toutefois que ni l’Exposition de la conduite de Dieu, ni l’Esprit de la religion dans la société ne manquent à la gloire de Prévost, et je puis bien ajouter qu’ils iraient mal à son personnage. Il faut dire, en effet, pour achever son portrait, qu’à part quelques superstitions bizarres, — comme la croyance à l’efficacité d’un baume qui devait valoir celui de Fier-à-bras, — Prévost, sans faire partie de la grande boutique encyclopédique, n’en a pas moins été, dans son siècle, un très libre esprit. Son Cléveland, quand il parut, en 1732, avec ce titre caractéristique : Cléveland, ou le Philosophe anglais, faillit lui faire une affaire ; Desfontaines accusa le livre de tendre au déisme ; et, bien que le romancier, dans ses derniers volumes, en homme qui n’aime point le bruit, ait essayé de raccommoder les choses, il est certain qu’il y tendait. Ce ne sont donc pas seulement quelques inventions romanesques, — ou quelques-unes de ces suggestions qui n’en sont qu’autant qu’elles tombent dans un esprit déjà tout préparé, — ce sont vraiment certains principes, certaines théories même, dont on peut dire que Rousseau est redevable à Prévost. Noterai-je maintenant, dans son Doyen de Killerine, cette forme de libertinage, comme on eût dit au siècle précédent, qui consiste à chercher ; non pas proprement des excuses, mais des justifications théoriques pour les manquemens de conduite où la fortune peut pousser un héros de roman ? On sait déjà que l’auteur de la Nouvelle Héloïse n’aura plus tard qu’à transformer ces justifications à leur tour en glorifications véritables, pour ébranler les bases mêmes et déplacer les fondemens de la morale. Mais nous en avons dit assez sur cette doctrine de la souveraineté de la passion que Prévost a enseignée le premier dans l’histoire de notre littérature. Contentons-nous donc d’ajouter que le milieu dans lequel vivait Prévost, et l’exemple entre autres du prince de Conti, si peu que son aumônier l’approchât, n’étaient point pour préparer son talent à traiter les matières d’édification. Et regardons plutôt la tradition comme une fable, ou peu s’en faut, inventée par de pieux amis pour réconcilier avec l’église la mémoire d’un homme dont la jeunesse au moins l’avait si fort scandalisée.

Je voudrais bien aussi regarder comme une autre fable ce que le même biographe nous a dit de la mort de Prévost. J’en reproduis ici les termes mêmes : « Le 23 novembre 1763, comme il s’en retournait seul à Saint-Firmin, par la forêt de Chantilly, il fut frappé d’une apoplexie subito, et demeura sur la place. Des paysans qui survinrent par hasard, ayant aperçu son corps étendu au pied d’un arbre, le portèrent au curé du village le plus voisin. Le curé le fit déposer dans son église, en attendant la justice, qui fut appelée, comme c’est l’usage, lorsqu’un cadavre a été trouvé. Elle se rassembla sur-le-champ avec précipitation, et fit procéder par le chirurgien à l’ouverture du corps. Un cri du malheureux, qui n’était pas mort, glaça d’effroi les assistans. Le chirurgien s’arrêta, il était trop tard ; le coup porté était mortel. L’abbé Prévost ne rouvrit les yeux que pour voir l’appareil cruel qui l’environnait, et de quelle manière horrible on lui arrachait la vie. Il expira sous le scalpel au même instant, âgé de soixante-six ans et huit mois moins quelques jours. » Nous ferons observer tout d’abord qu’aucun autre témoignage que celui du biographe ne confirme l’authenticité de sa version. Ni Grimm, dans sa Correspondance littéraire, ni Collé dans son Journal, ni Fréron dans son Année littéraire, ni Bachaumont dans ses Mémoires secrets, celui-ci grand ami de Prévost, comme on sait, annonçant tous les quatre, à quelques jours de date, la mort du romancier, ne paraissent avoir seulement entendu parler de cette tragédie. On dit seulement que l’un de ses amis, La Place, le traducteur de Fielding, interrogé par un frère de Prévost, lui aurait répondu par ces mots : « qu’il n’y avait qu’à gémir et se taire. » Encore faudrait-il bien savoir ce que lui demandait le frère de Prévost, et d’où La Place lui-même tenait ses renseignemens. Il y a d’ailleurs dans le récit du biographe des détails que l’on ne s’explique pas. Si l’ouverture du cadavre fut faite par un homme de l’art, il paraît extrêmement difficile que le « premier coup porté fût mortel, » et, dans le cas même où l’on en aurait chargé le plus ignorant des barbiers de village, il faudrait donc qu’il eût saigné Prévost comme on fait un bœuf à l’abattoir. Tout ce que l’on peut admettre, c’est que, frappé d’apoplexie dans la forêt et transporté chez le curé de Saint-Firmin, ainsi qu’en témoigne son extrait mortuaire, on aura naturellement, comme en cas d’apoplexie, voulu saigner Prévost, et qu’il sera mort pendant qu’on le saignait, et non pas à cause, mais malgré la saignée. Mourir dans ces circonstances est encore assez brusque et, par conséquent, suffisamment dramatique. Malheureusement on ne dira jamais ce que la fureur de l’effet littéraire a coûté d’exactitude à la vérité de l’histoire. Par une espèce de dérision, dont on n’a même pas l’air de sentir toute la cruauté, les biographes trouvent qu’elle a fait bien, » cette mort singulière, pour terminer la vie, déjà suffisamment romanesque elle-même, d’un grand romancier. Et quand nous pourrions montrer, avec la dernière évidence, sur des pièces authentiques et des témoignages dûment légalisés, que ce n’est qu’une légende, je crains fort que l’on ne mit en doute l’autorité des témoignages et l’authenticité des pièces plutôt que de renoncer pour toujours à ce dénoûment. Nous, en tout cas, pour les raisons que nous avons dites, avant de faire entrer dans la biographie de Prévost cette dernière aventure, nous attendrons un supplément d’enquête, et nous ne retiendrons de ce récit que la date du 23 (ou du 25) novembre 1763.

Nous avons dit une fois, — et s’il est permis de se citer soi-même, n’est-ce pas quand il est question de se corriger ou de s’expliquer ? — parlant d’un romancier contemporain, qu’il demeurerait l’auteur de son livre unique, de même que Prévost demeurait uniquement l’auteur de Manon Lescaut. Et c’est vrai si l’on se met au point de vue de la pure histoire de la littérature. De l’œuvre entière de Prévost, Manon Lescaut seule demeure, puisqu’on ne lit que Manon Lescaut, et qu’après avoir lu pour mon instruction les Mémoires de M. de Montcal ou la Jeunesse du commandeur, je n’oserais engager personne à les lire pour son plaisir. Mais l’histoire de la littérature est une chose, et l’histoire littéraire en est une autre, ou encore, si l’on veut, l’histoire littéraire est comme la carte générale d’un vaste pays dont l’histoire de la littérature ne relève, pour ainsi dire, et ne cote que les sommets. L’histoire de la littérature se complaît dans les hauts lieux, et l’histoire littéraire dans la plaine où (non sans quelque danger parfois de prendre des taupinières pour des montagnes) elle aime à suivre et figurer les moindres ondulations du sol.

C’est surtout du point de vue de l’histoire littéraire que je me suis efforcé d’étudier ici Prévost. On avait peut-être trop négligé l’œuvre, et peut-être trop oublié L’homme. Ils occupent l’un et l’autre dans l’histoire du roman français une place considérable, je crois pouvoir même dire bien plus considérable que Le Sage et que Marivaux. Mais Le Sage est l’auteur de Turcaret, et Marivaux est l’auteur du Jeu de l’amour et du hasard. Hommes de théâtre l’un et l’autre, tout un peuple d’acteurs et de critiques, depuis plus d’un siècle, a fidèlement entretenu leur réputation. Et en ce pays de France, aux écrivains eux-mêmes du second ordre, le retentissement du théâtre donne une réputation que dans tout autre genre on ne peut égaler qu’à la condition d’être du premier, et de s’appeler dans le roman au moins Richardson ou Rousseau. Ne nous en plaignons pas à la légère : il y a peut-être des raisons qui justifient cette inégalité, celle-ci par exemple, qu’après tout il y a plus de bons romans que de chefs-d’œuvre de la scène, et puis cette autre encore que l’homme, — animal politique ou sociable, — est toujours plus profondément agité par les émotions qu’il éprouve en commun. Faisons attention cependant, si les hommes de théâtre ont pris la plume du romancier, de ne pas confondre les provinces, et transporter d’un genre à l’autre une supériorité qu’ils n’y ont pas également prouvée. Quoi que l’on pense de Le Sage et de Marivaux, Prévost, comme romancier, leur est donc à tous deux supérieur, et, je vais bien plus loin, il le serait encore, même s’il n’était pas l’auteur de Manon Lescaut. Car ses romans sont des romans, ce qu’à peine peut-on dire du Diable boiteux ou même de Gil Blas ; le ressort de ses romans est le vrai romanesque, ce que l’on ne pourrait dire ni de Marianne, ni du Paysan parvenu ; le style de ses romans enfin est le vrai style du roman, — un peu pompeux, un peu redondant encore, un peu périodique, mais si agile malgré tout, si simple, si direct, — et c’est ce que l’on ne peut dire ni du style de Le Sage, dont la concision sent encore trop l’homme de théâtre, ni du style de Marivaux, qui, dans sa préciosité, s’éloigne trop du commun usage. Que lui a-t-il donc manqué pour être le créateur du roman moderne ? J’en ai dit une partie en montrant ce qu’y avait ajouté l’auteur de Clarisse Harlowe, et je dirai le reste en montrant ce qu’y surajouta l’auteur de la Nouvelle Héloïse.


FERDINAND BRUNETIERE

  1. Voyez la Revue du 15 mai et du 15 décembre 1883.