Études sur la propriété littéraire en France et en Angleterre/De la propriété littéraire en France

DE

LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE EN FRANCE

ET

DE SON VRAI CARACTÈRE.



§I.

La loi de la propriété littéraire en France.


Ce qu’on nomme en France : Propriété littéraire, en Angleterre : Copy-right, en Allemagne : Autorrecht ou Verlagsrecht, est un droit dont la reconnaissance est de date récente, et dont le caractère n’est pas encore nettement déterminé.

Les anciens n’ont pas connu de propriété littéraire, par la raison toute simple qu’il fallait la découverte de l’imprimerie pour mettre une œuvre d’esprit dans le commerce. Ce n’est pas que les copies manuscrites fussent d’un prix excessif chez les anciens, mais outre que le nombre en était naturellement fort réduit, il était impossible d’empêcher que le propriétaire d’un de ces exemplaires en tirât copie lui-même, et on ne voit point qu’on ait jamais songé à interdire cette liberté.

Au contraire, dès que par des procédés mécaniques on a pu multiplier indéfiniment et à prix réduit le manuscrit d’un écrivain, auteurs et éditeurs ont réclamé la reproduction exclusive de leurs publications, et le législateur s’est occupé de garantir un droit qu’il était difficile de méconnaître.

Néanmoins, il a fallu plus d’un jour pour donner à ce droit une valeur considérable ; l’imprimerie ne s’adresse qu’à ceux qui lisent, et, au temps de Guttemberg, il n’y avait guère de lecteurs que les clercs et les savants de profession. Peu à peu, cependant, cet art merveilleux que Louis XII nommait : « une invention plus divine qu’humaine[1], » a répandu le goût de la lecture, et mille causes diverses ont amené les peuples civilisés à chercher dans les livres cette éducation qui fait leur supériorité. Les anciens ne s’occupaient guère que de littérature, en prenant ce mot dans son sens le plus large, c’est-à-dire en y comprenant toutes les études qui ont l’homme pour objet ; les modernes ont écrit sur toutes choses : ils ne se sont pas bornes à la religion, à la politique, à la poésie ; ils ont écrit sur les sciences, sur l’industrie, sur l’agriculture, sur les beaux-arts, etc. Le livre est devenu un besoin général, il est aussi devenu un plaisir universel. Le roman, par exemple, a pour nous tout le charme que le théâtre avait pour les Athéniens ; et, à vrai dire, cette peinture des passions qui, pour émouvoir, n’emprunte aucun secours extérieur, et ne s’adresse qu’à l’esprit, me semble un plaisir aussi légitime et non moins délicat que le drame ou la comédie.

Du jour où le public a voulu s’instruire et s’amuser, il y a eu des auteurs de profession, et des auteurs ont voulu tirer un profil de leurs peines. Mais comment empêcher qu’une fois le livre vendu, l’acheteur n’en tirât des copies par une impression nouvelle ; là était la difficulté. Du seizième au dix-huitième siècle, pour garantir le droit de l’auteur ou plutôt du libraire, on eut recours à l’autorité qui avait entre les mains la police de l’imprimerie, et qui, par des raisons diverses, avait érigé la librairie en corporation, et l’imprimerie en monopole : on demanda des privilèges.

Ce fut un usage général qu’avant d’imprimer un livre, tout libraire s’adressât au roi pour en obtenir des lettres de permission, dont la durée variait suivant le bon plaisir de l’autorité. La forme de ces privilèges nous est familière ; il suffit d’ouvrir un livre imprimé en France avant la révolution, pour trouver à la fin du volume les Lettres du Roi, adressées : à nos âmes et féaux conseillers, les gens tenans nos cours de Parlement…, et autres nos justiciers, et qui font défenses à tous libraires et imprimeurs, et autres personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient, d’introduire aucune impression étrangère (c’est-à-dire aucune contrefaçon), dans aucun lieu de notre obéissance.

Les privilèges ne sont point particuliers à la France ; il semble, au contraire, qu’on les ait reçus d’Italie. Du reste, c’est ainsi qu’en Angleterre, en Allemagne et par toute l’Europe on protégea le droit des auteurs. Il ne faut pas croire que par ce mode de protection, le législateur décidât du vrai caractère de la propriété littéraire ; au fond, on y avait peu réfléchi. « On ne s’était pour ainsi dire point encore occupé du droit des auteurs, disait justement l’avocat général Séguier[2], et leurs propriétés n’avaient pas même été mises en problème. Peut-être les auteurs eux-mêmes ne s’étaient-ils point imaginés de réclamer cette propriété. Les uns se contentaient de mettre au jour leur production, en abandonnant le profit à l’imprimeur, les autres étaient satisfaits du prix qu’ils avaient reçu de leur manuscrit, et nous ne trouvons aucune ordonnance, aucun arrêt, aucun jugement, en un mot, aucune loi dans laquelle la propriété des auteurs ait été reconnue ou contestée. Il n’était question que de l’imprimerie en elle-même. »

M. Séguier mettait le doigt sur la question. Au seizième siècle l’auteur vendait son manuscrit au libraire, comme plus tard Corneille vendait sa pièce aux comédiens pour un prix une fois payé ; le marché fait, l’auteur disparaissait, le législateur n’avait en face de lui que le libraire. Or, ce dernier calculait le prix de son édition, de façon à rentrer avec avantage dans ses frais, et ces frais comprenaient l’achat du manuscrit. Il était donc naturel qu’on ne lui accordât rien de plus qu’un privilége suffisant pour écarter toute concurrence jusqu’à l’écoulement probable de sa marchandise. Le libraire n’avait rien à demander de plus, l’auteur seul était sacrifié, puisqu’il suffisait d’une seule édition pour que son droit fût épuisé.

« Dans le dix-septième siècle, continue l’avocat général Séguier, on fut plus indulgent ou plus éclairé. On commençait à sentir le droit de propriété des auteurs, on le reconnut quelquefois, surtout lors qu’ils le réclamèrent. » La plus célèbre de ces réclamations est celle des petites-filles de La Fontaine, qui, soixante-six ans après la mort de leur aïeul, sollicitèrent et obtinrent un privilége pour la réimpression d’ouvrages dont elles se regardaient comme propriétaires, encore bien, comme le dit ingénieusement M. Villemain, que de son vivant La Fontaine n’eût pas manqué de vendre tous ses droits d’auteur, comme le reste de son patrimoine[3]. Des libraires formèrent opposition à l’enregistrement de ce privilège à la Chambre syndicale : « Il est certain, dit la requête des demoiselles de La Fontaine, qu’aucun libraire et imprimeur n’a de privilège subsistant pour l’impression des ouvrages du sieur de La Fontaine ; les suppliantes ont donc pu réclamer les bontés du roi pour obtenir la permission qui leur a été accordée ; les suppliantes descendent en ligne directe du sieur de La Fontaine ; ainsi, ses ouvrages leur appartiennent naturellement par droit d’hérédité, puisqu’il n’existe aucun titre, aucun privilège qui les en prive ; par conséquent l’opposition des libraires est insoutenable, il est donc juste de les en débouter[4]. » L’arrêt rendu le 14 septembre 1761 adopta ces motifs, déclara nulle l’opposition des libraires, et ordonna l’enregistrement du privilège. Rien de plus juste que cet arrêt au regard des libraires, car leur privilège étant expiré, ils n’avaient aucun droit ; mais il ne faudrait pas voir dans cette décision une reconnaissance formelle de la propriété littéraire. Le Parlement déclarait simplement que le privilège royal n’était point rendu au préjudice du droit des tiers, et que par conséquent il fallait le respecter.

Comme les lettres du roi étaient la seule garantie contre la contrefaçon, il était naturel que tout libraire qui songeait à une seconde édition sollicitât le renouvellement ou la prolongation de la faveur royale. Vers la fin du seizième siècle, on s’opposa à ce qu’on nommait un abus ; au nom de la liberté, on attaqua ces prolongations de privilège. « La jurisprudence varia sur cet objet ; d’un côté l’administration accordait des continuations, de l’autre les tribunaux les proscrivaient ; on faisait des défenses générales d’en obtenir, et on laissait jouir ceux qui en avaient obtenu[5]. » Au milieu de ces fluctuations, on sentait de plus en plus la propriété des auteurs ; au dix-huitième siècle, les continuations de privilége étaient passées en droit commun ; elles étaient consacrées par les lois, mais néanmoins de manière à les laisser toujours entre les mains de la puissance royale[6]. C’était le cachet de notre ancienne monarchie, c’est celui de tous les gouvernements absolus. Le droit y est une faveur qu’il faut solliciter ; c’est aux bureaux qu’on demande humblement ce qu’ailleurs le citoyen attend de la seule justice.

L’usage de ces prolongations donna aux œuvres littéraires une valeur considérable dont les auteurs profitèrent sans doute après les libraires ; je vois, par exemple, que vers la fin du dernier siècle la propriété littéraire avait déjà une valeur considérable. Le dictionnaire latin de Boudot, livre assez médiocre, fut vendu 24,000 livres ; et à la mort du libraire Didot, un confrère acquit le Manuel lexique de Prévost, fort bon dictionnaire de la langue française, le Dictionnaire biographique de Ladvocat, et le Dictionnaire géographique de Vosgien, avec le droit de les réimprimer, moyennant 115,000 livres[7]. On voit que le privilège donnait des avantages matériels qui ne s’éloignaient pas beaucoup de ceux qu’aurait donnés la reconnaissance de la propriété.

Aussi, ne faut-il pas s’étonner que dès cette époque on ait défendu le droit de propriété littéraire. L’avocat général Séguier inclinait de ce côté, comme on en peut juger par une note de son réquisitoire[8].

Rendre une chose publique, disait-il, c’est donner au public le droit d’en faire usage ; or, quel est l’usage d’un livre ? C’est assurément d’instruire, et non de donner à un libraire ou à un imprimeur la faculté de s’enrichir en multipliant les copies de l’ouvrage aux dépens de l’auteur ou de son cessionnaire. S’il existe un moyen de tirer profit d’un ouvrage, à qui de l’auteur ou d’un étranger le profit doit-il passer ? Il n’est personne qui puisse hésiter de se déclarer pour l’auteur ; dès lors le droit de l’auteur est constant. Si l’auteur a droit, on ne peut le lui enlever sans injustice ; par conséquent la publicité de l’ouvrage ne donne au public que la facilité de s’instruire, et non celle de s’enrichir aux dépens de l’auteur.

Mais l’avocat le plus zélé et le plus habile de la propriété littéraire fut l’abbé Pluquet, qui publia, vers 1778, trois mémoires anonymes sous le titre : Lettres à un ami sur les affaires actuelles de le librairie ; il y soutint, par d’excellentes raisons, que la propriété littéraire était une véritable propriété. À l’abbé Pluquet, il faut joindre un autre anonyme qui, en 1778, publia une Lettre à M. D***[9], où se trouvent les passages suivants qui sont remarquables :

Comme la nature ne fait naître aucun homme avec un droit exclusif à tel ou tel fruit, elle n’en fait naitre aucun avec un droit exclusif à telle ou telle portion de terre ; la terre est en commun avec les fruits qu’elle porte.

Mais si un observateur, découvrant au milieu des ronces, des épines et des halliers, différentes espèces de légumes propres à la nourriture de l’homme, qui seraient étouffés, ou qui ne pourraient croître, ou que l’on ne pourrait cueillir, si, dis-je, cet observateur arrachait ces ronces, ces épines, ces halliers, et procurait aux légumes étouffés l’influence fécondante de l’air ; s’il semait des légumes dans ce terrain défriché par ses mains, personne ne serait en droit de semer dans son terrain, ou de cueillir les grains, les fruits, les légumes qu’il produirait. Le défricheur acquerrait sur ce terrain et sur ses productions un droit exclusif ; ils ne seraient plus communs, ils lui seraient propres, et personne ne pourrait user ni du terrain, ni des légumes ou des fruits qu’il produirait, sans son consentement ; cet homme aurait donc une propriété foncière.

La propriété, comme vous voyez, est un droit exclusif acquis par le travail ou par l’industrie, et l’homme a un droit exclusif à tout ce qui existe par son travail et par son industrie, ou qui en est le résultat ; aucun autre que lui n’est en droit de s’en emparer, ou d’en user sans son consentement.

Voilà l’origine et l’essence de toute propriété. L’application en est facile à la question qui s’est élevée sur la propriété littéraire.

La nature ne fait naître aucun homme avec un droit exclusif à telles ou telles connaissances ; les sciences sont un bien commun à tous les hommes ; mais la nature ne fait naître aucun homme avec la connaissance des vérités qui en découlent ou qui en dépendent ; il faut qu’il médite, qu’il veille, qu’il s’applique pour acquérir ces connaissances, pour les communiquer, pour composer un ouvrage sur une partie quelconque des sciences humaines. Son ouvrage est donc le fruit de son travail et de son industrie ; il a donc sur son ouvrage un droit exclusif ; il en a la propriété, de manière que nul autre que lui n’a le droit d’en user ou de le communiquer sans son consentement. On n’a pas plus le droit de communiquer son ouvrage sans son consentement, que de semer ou de moissonner dans un champ défriché et ensemencé par un autre, sans son consentement.

La communication de cet ouvrage est la récolte ou le fruit du champ défriché par l’auteur ; tout autre qui le communique sans son consentement moissonne le champ que l’auteur a défriché, ensemencé, sur lequel il a un droit exclusif ; l’ouvrage appartient donc encore à l’auteur, lorsqu’il l’a publié, et il n’appartient qu’à lui ; nul autre n’y a droit.

Celui qui aurait droit à son ouvrage en partagerait avec lui la propriété, ce qui est impossible ; car nous avons vu que toute espèce de propriété s’acquiert par le travail et l’industrie. Or, l’ouvrage d’un auteur est le fruit de son travail ou de son industrie, et non le fruit du travail d’un autre ou de son industrie ; nul que lui n’en a donc la propriété, nul autre ne peut en acquérir la propriété que par la cession qu’il lui en fait.

Celui qui achète une copie imprimée d’un ouvrage, n’a influé, ni pu influer, que par son achat, sur la composition de l’ouvrage ; il n’a pu donc en devenir propriétaire par l’achat de la copie imprimée de cet ouvrage. L’auteur sera à jamais le propriétaire de son ouvrage, même lorsqu’il sera imprimé, par cela même que son ouvrage est le fruit ou le résultat de son travail ou de son industrie, et non le fruit ou le résultat du travail ou de l’industrie de celui qui en achète une copie…

Comment donc une bande de contrefacteurs osent-ils prétendre que, lorsque je publie mon ouvrage, il est à eux autant qu’à moi, et qu’ils ont le droit de le faire imprimer comme moi, aussitôt qu’il est sorti de mon portefeuille ? En quoi donc ces forbans de la librairie ont-ils contribué à la composition de mon ouvrage, pour prétendre en partager avec moi la propriété ?…

Montrez-moi ce que votre travail ou votre industrie ont produit dans mon ouvrage, ou cessez de vous arroger le droit de l’imprimer.

Si l’on a droit aux productions du travail et de l’industrie des autres, c’en est fait du droit naturel, civil, et des gens ; il n’y a plus ni propriété foncière, ni propriété mobilière ; le sauvage peut ravir la chasse et la pêche de son voisin ; le citoyen peut s’emparer des possessions, des maisons, des bestiaux, des marchandises, de la bourse de son concitoyen ; les corsaires d’Alger ont droit d’enlever les vaisseaux qui naviguent sur la Méditerranée ; ils peuvent dire : Vos marchandises sont à vous tant qu’elles restent dans vos magasins ; mais aussitôt qu’elles voyagent sur la Méditerranée, elles sont à tout le monde[10].

Cette revendication formelle de la propriété littéraire était trop en avant des idées et des préjugés du temps, pour être comprise par le législateur ; on voulait bien accorder de nouveaux avantages aux auteurs, mais c’était toujours une concession bénévole du souverain. En France, il semble toujours que le gouvernement abdique, quand la loi reconnaît des droits aux citoyens.

L’arrêt du Conseil de 1777, qui fit loi jusqu’à la Révolution, ne laisse aucun doute sur ce point :

Sa Majesté, dit le préambule de l’arrêt, a reconnu que le privilège en librairie est une grâce fondée en justice, et qui a pour objet, si elle est accordée à l’auteur, de récompenser son travail ; si elle est accordée au libraire, de lui assurer le remboursement de ses avances et l’indemnité de ses frais ; que cette différence dans les motifs qui déterminent le privilège en doit produire une dans sa durée ; que l’auteur a sans doute un droit plus assuré à une grâce plus étendue, tandis que le libraire ne peut se plaindre, si la faveur qu’il obtient est proportionnée au montant de ses avances et à l’importance de son entreprise ; que la perfection de l’ouvrage exige cependant qu’on en laisse jouir le libraire pendant la vie de l’auteur avec lequel il a traité, mais qu’accorder un plus long terme ce serait convertir une jouissance de grâce en une propriété de droit, et perpétuer une faveur contre la teneur même du titre qui en fixe la durée ; ce serait consacrer le monopole, en rendant un libraire le seul arbitre, à toujours, du prix des livres…

À la Révolution, cette forme protectrice porta malheur aux écrivains ; le privilège royal disparu, la propriété littéraire n’eut plus de défense que dans la loi commune, et rigoureusement on pouvait soutenir que la loi commune ne la connaissait pas[11]. De bonne heure. on sentit la nécessité de protéger les auteurs ; une révolution, amenée par le triomphe de la pensée, ne pouvait rester indifférente au sort des écrivains, et voici comment, àa l’Assemblée constituante, s’exprimait Chapelier, rapporteur de la loi du 19 janvier 1791, concernant les théâtres.

La plus sacrée, la plus inattaquable, et, si je puis parler ainsi, la plus personnelle de toutes les propriétés, est l’ouvrage, fruit de la pensée d’un écrivain ; cependant c’est une propriété d’un genre tout différent des autres propriétés. Quand un auteur a livré son ouvrage au public, quand cet ouvrage est entre les mains de tout le monde, que tous les hommes instruits le connaissent, qu’ils se sont emparés des beautés qu’il contient, qu’ils en ont confié à leur mémoire les traits les plus heureux, il semble que, dès ce moment, l’écrivain ait associé le public à sa propriété, ou plutôt la lui ait transmise tout entière. Cependant, comme il est extrêmement juste que les hommes qui cultivent le domaine de la pensée tirent quelque fruit de leur travail, il faut que pendant leur vie, et quelques années après leur mort, personne ne puisse, sans leur consentement, disposer du produit de leur génie. Mais enfin, après le délai fixé, la propriété du public commence, et tout le monde doit pouvoir imprimer, publier les ouvrages qui ont contribué à éclairer l’esprit humain. Voilà ce qui s’opère en Angleterre pour les auteurs et le public, par des actes que l’on nomme tutélaires ; ce qui se faisait autrefois en France par des priviléges que le roi accordait, et ce qui sera dorénavant fixé par une loi, moyen beaucoup plus sage, et le seul qu’il convienne d’employer.

On voit que rien n’est changé dans les idées, ni dans la législation ; le mot de propriété, il est vrai, a remplacé celui de privilège, mais cette propriété n’est toujours qu’une concession bénévole faite par la société.

La Convention rendit, le 10 juillet 1793, un décret célèbre qui est resté longtemps la loi de la propriété littéraire, mais, malgré les déclamations du temps, on ne voit point qu’on ait changé d’opinion sur le caractère de la propriété littéraire.

Dans le rapport qui précède le décret, Lakanal proclame le principe que, « de toutes les propriétés, la moins susceptible de contestation, c’est, sans contredit, celle des productions du génie ; et si quelque chose peut étonner, ajoute-t-il, c’est qu’il ait fallu reconnaitre cette propriété, assurer son libre exercice par une loi positive ; c’est qu’une aussi grande révolution que la notre ait été nécessaire pour nous ramener sur ce point, comme sur tant d’autres, aux simples éléments de la justice la plus commune. »

On ne pouvait opposer plus nettement la propriété au privilége, ni entrer avec plus de fierté dans une voie nouvelle ; par malheur, il en fut de ce magnifique préambule comme de toutes nos déclarations de droit. On croirait qu’en France, le législateur prend plaisir à établir des principes admirables pour leur donner ensuite un démenti dans la loi. La réforme est dans le rapport, la routine est dans le texte ; on parle en philosophe, on agit en praticien. Cette propriété, de toutes la moins susceptible de contestation, fut réduite à une jouissance viagère pour l’auteur, et à un usufruit de dix ans au profit de ses héritiers. Ce fut de toutes les propriétés la plus humble et la moins protégée.

Depuis la Convention, on s’est souvent occupé de la propriété littéraire ; il suffira de citer le décret de 1810, les travaux de la Commission de 1825, les projets présentés en 1839 par M. de Salvandy, en 1841 par M. Villemain, le rapport de M. de Lamartine, les efforts généreux que le gouvernement actuel a faits pour obtenir au dehors la reconnaissance de la propriété littéraire, et enfin la loi du 8 avril 1854 ; mais, chose bizarre, le législateur a toujours évité de se prononcer sur la nature des droits qu’il protégeait ; la loi semble indécise entre l’ancien principe du privilége et le nouveau principe de la propriété, ou, pour mieux dire, elle penche toujours vers l’ancienne opinion.

En 1825, la Commission, présidée par M. de La Rochefoucauld, discuta longuement sur la nature du droit de propriété littéraire ; on commença dans les dispositions les plus favorables ; suivant l’expression ingénieuse du président, on ne voulait pas laisser incertaine l’existence de la propriété littéraire, nouvelle espèce de légitimité ; voici néanmoins les conclusions auxquelles on arriva, suivant le résumé fort exact de M. Jules Mareschal, secrétaire de la Commission.

Il a été reconnu que le droit, appelé du nom de propriété littéraire, n’était que bien imparfaitement assimilable au droit de propriété, tel qu’on l’entend ordinairement, et que cette différence excluait l’application des règles communes ; il a été reconnu que l’on devait assigner pour principe au droit dont il s’agit, le sentiment de justice qui oblige la société à récompenser les travaux qui contribuent à son instruction ou à ses plaisirs ; que la publication d’un ouvrage devait être considérée comme établissant un lien de droit entre l’auteur qui livre à la société le fruit de ses méditations, et la société qui, en échange de cette jouissance, doit garantir à l’auteur le bénéfice attaché à la publication de son livre ; et l’on a vu avec raison, dans ce quasi-contrat véritable, une sorte de donation entre vifs, dont l’irrévocabilité ne s’applique pas moins aux droits que le public acquiert sur l’ouvrage, qu’à la réserve des avantages que l’auteur a dû se promettre en le lui livrant, avantages nécessairement transmissibles, communicables, et qui, dans la justice, ne doivent subir d’autre limitation que celle de l’intérêt social.

De là on a dû conclure que tous les bénéfices résultant des impressions successives, qui pourraient être perçus sans nuire à la liberté de la presse et aux intérêts du commerce, devaient, en bonne justice, passer, après la mort d’un auteur, à ceux qui le représentent suivant la nature et suivant la loi[12].

J’ai peine à comprendre comment un livre engendre une donation qui est en même temps un quasi-contrat, et je ne suis pas fixé sur la nature de cette obligation universelle de toute la société envers un auteur et son œuvre ; mais ce qui ressort clairement des idées de la Commission, c’est que cette obligation de la société est toute bénévole ; c’est à l’État qu’il appartient de fixer la durée de la rémunération ; la société récompense l’écrivain qui l’instruit ou l’amuse ; en d’autres termes, le droit des auteurs est un privilége social, au lieu d’être un privilége royal, mais ce n’est pas un droit absolu, ce n’est pas une propriété.

La décision de la Commission est d’autant plus singulière que la propriété littéraire avait été très-habilement défendue par M. de Lally-Tollendal et M. Auger, de l’Académie française. L’opinion de M. Auger est ce que je connais de plus sensé et de plus complet sur la question, et comme elle est perdue dans un recueil peu commun, je crois qu’il est bon de la reproduire ici :

Un homme conçoit l’idée d’un ouvrage littéraire ; il médite son sujet, il le féconde, il l’exécute enfin en lui donnant cette forme de la diction sous laquelle il doit le communiquer aux autres esprits. Quoi qu’on puisse dire de la diffusion des lumières, de la communauté des idées et des faits, le tout qui résulte de cette série d’opérations est certainement un produit des facultés de l’auteur, le plus direct, le plus personnel, le plus exclusif qu’on puisse imaginer. Pour soutenir le contraire, il faudrait oser dire qu’Athalie n’appartient pas à Racine, Tartufe à Molière, les Lettres provinciales à Pascal, et le Discours sur l’histoire universelle à Bossuet. L’ouvrage dont je parle a été tracé avec la plume sur le papier ; sous cette forme de manuscrit, il n’est pas seulement une propriété spirituelle, il est aussi une propriété matérielle, une sorte de meuble, d’effet, qui appartient uniquement à l’auteur, dont il peut disposer à son gré, et qui doit après sa mort appartenir à ses héritier. De toute propriété on peut tirer un lucre, un avantage, soit en vendant les fruits, soit en louant la jouissance. Certes, l’auteur, le propriétaire du manuscrit peut le prêter successivement à dix, à vingt, à cent, à mille personnes, et exiger de chacune d’elles une rétribution pour le plaisir ou l’instruction qu’il lui aura procurée. En quelques mains que le manuscrit se trouve, il ne cesse pas d’être la propriété de l’auteur.

Ce mode de communication est long et incommode. Heureusement, un art merveilleux, inventé au quinzième siècle, donne le moyen de faire, promptement et à peu de frais, un grand nombre de copies du manuscrit, qui peuvent être distribuées en même temps, à toutes les personnes qui veulent goûter et payer la jouissance de l’ouvrage. Si l’auteur possédait les instruments et connaissait les procédés de cet art, il pourrait fabriquer lui-même ses copies ; s’il avait l’habitude et les moyens du négoce, il pourrait lui-même les vendre ; mais il ne peut ni l’un ni l’autre. Il s’adresse donc à un imprimeur et à un libraire. L’intervention de l’imprimeur est celle d’un ouvrier qu’on paye pour son travail ; l’intervention du libraire est celle d’un commissionnaire qu’on indemnise de ses soins. L’industrie de l’un et de l’autre est salariée par l’auteur même, quels que soient les arrangements pris.

Cependant l’auteur a distribué ses copies et en a reçu le prix. Chacune d’elles devient à son tour, dans les mains de celui qui la possède, une propriété mobilière dont il peut user comme bon lui semble et qui après sa mort deviendra la propriété de ses héritiers. Cette propriété (remarquons bien ce point-ci), cette propriété est une copie seulement, c’est-à-dire une communication du manuscrit qui diffère de la première en cela seulement que le propriétaire conserve entre ses mains un moyen de renouveler, autant de fois qu’il le voudra, l’espèce de jouissance que peut procurer l’ouvrage. Or, toute copie suppose un original, sorte de matrice d’où peuvent être tirées d’autres copies encore. L’original subsiste, quel que soit le nombre de copies ; celles-ci ne l’ont pas détruit, non plus que le droit de propriété qui y est attaché. Si le possesseur d’une copie imprimée voulait la multiplier par les mêmes procédés qui l’ont produite, il attenterait à cette propriété de l’original, il irait la détruire ou la diminuer dans les mains du propriétaire. C’est un délit que les lois doivent punir, et qu’elles punissent en effet, du moins tant que l’auteur existe.

Si cet auteur vivait éternellement, qui oserait nier qu’éternellement aussi il ne fût le propriétaire exclusif de son original et du droit d’en produire des copies ? Mais il meurt : sa propriété doit-elle mourir avec lui ? Si son ouvrage, si son original est sa propriété durant toute sa vie, quelque longue qu’elle puisse être, pourquoi ne serait-il pas la propriété de ses héritiers après sa mort et jusqu’à l’extinction de sa race, aussi bien que son champ, sa maison ou son lit ? On n’en peut concevoir le motif.

J’en suis maintenant profondément convaincu : un ouvrage littéraire est une propriété d’une nature particulière sans doute, une propriété sui generis, mais une propriété tout aussi incontestable qu’aucune autre et devant avoir toutes les conséquences d’une propriété ordinaire, quelles que puissent être les difficultés de l’application. Ce sont ces difficultés, j’en suis persuadé, qui ont seules empêché jusqu’ici la franche déclaration du principe, ou qui ont forcé le législateur à en restreindre, à en borner l’effet, comme si une chose, par la simple volonté de l’homme, pouvait, après un certain temps, cesser d’être cette chose, quand sa nature n’a subi aucun changement, aucune altération quelconque[13].

Ces idées de M. Auger nous semblent aujourd’hui n’avoir rien que de raisonnable ; peu à peu, la notion de propriété est entrée dans les esprits ; mais, en 1826, elles étaient encore trop peu répandues pour avoir chance de succès, et nous voyons que treize ans plus tard, en 1839, à la Chambre des pairs, M. Siméon, rapporteur de la loi proposée par M. de Salvandy, repoussait le droit de propriété littéraire de la façon la plus catégorique.

Les Commissions de 1825 et de 1836, composées d’hommes éminents…, déclarèrent que la propriété littéraire est la plus sacrée, et néanmoins le projet de loi qui sortit de l’une et de l’autre de ces Commissions ne la garantit encore que pour un temps déterminé.

Pourquoi cette différence perpétuelle entre les principes que l’on proclame et leur application, si ce n’est parce qu’en approfondissant la question, on a reconnu qu’il était impossible de donner le caractère de propriété absolue et de droit commun à ce qui n’en est pas une ? Aussi, quelque ingénieuses qu’aient été les diverses combinaisons qu’on a imaginées, soit pour faire acheter tous les manuscrits par le gouvernement, soit pour prélever sur le prix de la vente des livres imprimés un droit, proportionnel en faveur des auteurs et de leur postérité a tout jamais, et après elle en faveur de l’État, qui pourrait par ce moyen venir au secours des gens de lettres et des artistes, soit qu’afin d’éviter les embarras des partages on ait voulu conserver la propriété dans la descendance directe et créer ainsi des espèces de majorats, on a toujours fini par reconnaitre que, la pensée une fois émise, il importe qu’elle reste à la disposition de tous, et qu’il vienne enfin un moment où il ne puisse point dépendre de la cupidité d’héritiers avares de priver la société des bienfaits des hommes de génie[14].

Le droit que l’on garantit aux auteurs n’est pas un droit naturel, mais un privilége résultant d’un octroi bénévole de la loi[15].

Le titre d’une loi ne doit pas donner une idée inexacte de la matière qu’elle est destinée à régir, et comme les mots sont la représentation des idées, nous demanderons qu’on substitue à ceux de : Loi sur la propriété littéraire, ceux de : Loi relative aux droits des auteurs sur leurs productions dans les lettres et les arts[16].

La loi présentée par M. de Salvandy, en 1839, n’ayant pas été votée, M. Villemain soumit à la Chambre de 1841 un nouveau projet de loi sur la propriété des ouvrages de littérature, de science et d’art, qui, par malheur, ne devait pas non plus aboutir. Dans l’exposé des motifs, le ministre discute la question de droit ; il y parle des prétentions des auteurs avec plus de ménagement et de respect que n’avait fait M. le comte Siméon ; il voit dans la propriété littéraire non plus un octroi bénévole du législateur et un privilège, mais un droit véritable, digne de la protection des lois ; seulement, avec le savant M. Renouard, dont il semble épouser les idées ; M. Villemain nie que ce droit soit une véritable propriété.

La propriété des ouvrages de l’esprit, le droit de l’homme sur les produits de sa pensée, peut paraitre au premier coup d’œil la propriété la plus personnelle et la plus incontestable. Mais, comme cette propriété par sa nature même a besoin d’une protection toute spéciale, comme elle n’existe qu’en se communiquant, et qu’en se communiquant elle s’aliène en partie, pour ainsi dire, on doit avouer qu’elle n’a pas de forme absolue, et qu’elle ne peut être garantie que dans les limites fixées par la loi civile[17].

M. Villemain rappelait ensuite les travaux des Commissions, l’ouvrage de M. Renouard, le projet présenté par M. de Salvandy, et il ajoutait :

« Ces études successives, ces longues et sérieuses discussions n’ont pas été stériles. Il en est résulté la reconnaissance de certains principes et de certaines impossibilités. Ainsi, messieurs, sur la question la plus importante, la durée du droit de l’auteur, il a paru généralement, et malgré des autorités imposantes, que ce droit n’était pas assimilable à la propriété ordinaire et ne pouvait être rendu perpétuel, à moins d’être en même temps protégé par un système de substitutions et de privilèges incessibles, tout à fait contraire à l’esprit de nos lois ; qu’autrement ce droit, onéreux pour le public, deviendrait illusoire pour la famille de l’auteur, et ne servirait à la longue qu’au monopole des spéculations privées ; que, sous ce rapport, la perpétuité en matiere de propriété littéraire irait contre les intérêts les plus élevés de l’auteur, par les chances qu’elle offrirait dans l’avenir, pour restreindre et, en certains cas, pour supprimer la publicité de son ouvrage[18].

La Chambre nomma pour rapporteur M. de Lamartine. Le poëte, entrant dans une voie nouvelle, se déclara pour la pleine propriété des auteurs, et il appuya son opinion sur des raisons qui semblent dignes de la plus sérieuse attention.

Il y a des hommes qui travaillent de la main, il y a des hommes qui travaillent de l’esprit. Les résultats de ce travail sont différents, le titre du travailleur est le même… Les résultats du travail matériel, plus incontestables et plus palpables, ont frappé les premiers la pensée du législateur. Il a dit au laboureur qui avait défriché le champ : Ce champ sera à toi et après toi à tes enfants. La récompense de ton labeur te suivra dans toutes les générations qui te continuent. Ainsi a été instituée la propriété territoriale, base de la famille et, par la famille, fondement de toute société permanente. À mesure que l’état social s’est perfectionné, il a reconnu d’autres natures de propriété, et la propriété et la société se sont tellement identifiées l’une dans l’autre, qu’en parcourant le globe, le philosophe reconnaît à des signes certains, que l’absence, l’imperfection ou la décadence de la propriété chez un peuple sont partout la mesure exacte de l’absence, de l’imperfection ou de la décadence de la société.

Mais les pensées du législateur moderne se sont élargies ; il n’a pas vu seulement le travail dans les fruits matériels de la terre, il les a reconnus dans tout ce qui prouvait un travail, et constituait un objet d’échange ou d’influence pour l’État ; la propriété mobilière s’est ainsi graduellement développée.

En vertu d’une induction naturelle et juste, le jour devait arriver où l’œuvre de l’intelligence serait reconnue un travail utile, et les fruits de ce travail, une propriété[19].

Ce phénomène de l’imprimerie qui rend la pensée palpable comme le caractère qui la grave, et commerciale comme l’exemplaire où on la vend, devait appeler tôt ou tard une législation pour en constater et en distribuer moralement et équitablement les produits… Le législateur… ne touche pas à l’idée, qui ne tombe jamais dans le domaine inférieur d’une loi pécuniaire, il ne touche qu’au livre devenu par l’impression objet commercial. L’idée vient de Dieu sur les hommes et retourne à Dieu en laissant un sillon lumineux sur le front de celui où le génie est descendu, et sur le nom de ses fils ; le livre tombe dans la circulation commerciale et devient une valeur productive de capitaux et de revenus, comme toute autre valeur, et susceptible à ce titre seul d’être constituée en propriété.

Est-il juste, est-il utile, est-il possible de consacrer entre les mains des écrivains et de leur famille la propriété de leurs œuvres ?… Ces questions n’étaient-elles pas répondues d’avance ?

Qu’est-ce que la justice, si ce n’est la proportion entre la cause et l’effet, entre le travail et la rétribution ? Un homme dépense… ses forces… à féconder un champ ou à exercer une industrie lucrative… Vous lui en assurez la possession à tout jamais, et après lui à ceux que le sang désigne ou que le testament écrit. Un autre homme dépense sa vie entière…, dans l’oubli de soi-même et de sa famille, pour enrichir après lui l’humanité ou d’un chef-d’œuvre ou d’une de ces idées qui transforment le monde… Son chef-d’œuvre est né, son idée est éclose, le monde intellectuel s’en empare ; l’industrie, le commerce les exploitent, cela devient une richesse…, cela fait des millions dans le travail et dans la circulation, cela s’exporte comme un produit naturel du sol ; tout le monde y aurait droit excepté celui qui l’a créé, et la veuve et les enfants de cet homme, qui mendieraient dans l’indigence à côté de la richesse publique et des fortunes privées enfantées par le travail ingrat de leur père ! Cela ne peut pas se soutenir…

Cela est-il utile ? Il suffirait de répondre que cela est juste, car la première utilité pour une société, c’est la justice. Mais ceux qui demandent s’il est utile de rémunérer dans l’avenir le travail de l’intelligence ne sont donc jamais remontés par la pensée jusqu’à sa nature et jusqu’aux résultats de ce travail ? Jusqu’à sa nature ? Ils auraient vu que c’est le travail qui agit sans capitaux, qui en crée sans en dépenser, qui produit sans autre assistance que celle du génie et de la volonté. Jusqu’à ses résultats ? Ils auraient vu que c’est l’espèce de travail qui influe le plus sur les destinées du genre humain. Car c’est celui qui agit sur la pensée même de l’humanité et qui la gouverne… L’œuvre qui crée, qui détruit, qui transforme le monde, serait-elle une œuvre indifférente au monde ?

Enfin, cela est-il possible ? Cette richesse éventuelle et fugitive qui résulte de la propagation matérialisée de l’idée par l’impression et par le livre, est-elle de nature à être saisie, fixée et réglementée par forma de propriété ? À cette question, le fait avait répondu pour nous. Cette propriété existe, se vend, s’achète, se défend comme toutes les autres…[20]. »

Nous voici bien en avant de Chapelier et de Lakanal. La propriété littéraire n’est pas seulement la plus sacrée et la plus personnelle de toutes, c’est une propriété qui ne diffère pas des autres ; on s’attend donc à ce que le rapporteur conclue à la perpétuité du droit, mais là M. de Lamartine s’arrête comme ses devanciers, et pourquoi ? C’est dit-il, que :

Nous étions une Commission de législateurs et non une Académie de philosophes. Comme philosophes, remontant à la métaphysique de cette question, et retrouvant sans doute dans la nature et dans les droits naturels du travail intellectuel des titres aussi évidents, aussi saints et aussi imprescriptibles que ceux du travail des mains, nous aurions été amenés peut-être à proclamer théoriquement la perpétuité de possession des fruits de ce travail ; comme législateurs, notre mission était autre. Nous n’avons pas voulu la dépasser. Le législateur proclame rarement des principes absolus, surtout quand ce sont des vérités nouvelles ; il proclame des applications relatives, pratiques et proportionnées aux idées reçues, aux mœurs et aux habitudes des temps et de la chose dont il écrit le code.

Nous avons considéré que les idées sur la propriété littéraire n’étaient pas encore assez rationalisées, que ses mœurs n’étaient pas assez faites, que sa constitution n’était pas assez universellement européenne et internationale, qu’enfin ses habitudes n’étaient pas assez prises dans le droit commun des autres ordres de choses possédées, pour qu’en constituant les droits garantis, nous pussions du même coup constituer dès aujourd’hui sa transmissibilité sans limites à travers le temps. En l’investissant dans cette loi des conditions d’une possession complète, nous avons donc cru devoir la limiter dans sa durée.

Nous n’avons mis aucune limite à ses droits, nous lui avons mis une borne dans le temps ; le jour où le législateur, éclairé par l’épreuve qu’elle va faire d’elle-même, jugera qu’elle peut entrer dans un exercice plus étendu de ses droits naturels, il n’aura qu’à ôter cette borne ; il n’aura qu’à dire : toujours, où notre loi a dit : cinquante ans, et l’intelligence sera émancipée[21].

La conclusion peut ne pas sembler d’accord avec les prémisses, on peut aussi reprocher à M. de Lamartine qu’il fait trop bon marché du droit de propriété, qu’il y voit trop une création de la loi ; mais il faut reconnaitre qu’il a placé la question sur son vrai terrain, et qu’il en a avancé la solution. Privilége ou propriété, voilà le problème ; M. de Lamartine a eu le mérite de se prononcer pour la propriété.

Depuis le rapport de M. de Lamartine, la loi n’a pas changé d’esprit, quoiqu’elle ait concédé quelques avantages aux écrivains et à leurs héritiers, et la jurisprudence est restée fidèle à cette espèce de jalousie. C’est toujours de l’État que l’auteur tient son privilège ; et, en général, les tribunaux considèrent la propriété littéraire comme un droit étroit et peu favorable. L’opinion, au contraire, incline de plus en plus vers la pleine reconnaissance de la propriété, et les écrivains, tous il est vrai plus ou moins intéressés dans la question, se prononcent dans le même sens. M. Breuller, M. Commettant et bien d’autres arrivent aux conclusions de M. Alphonse Karr, qui résume la loi à venir en cette simple déclaration : La propriété littéraire est une propriété.


§II.

Du caractère juridique de la propriété littéraire.


Propriété ou privilège, voici donc le point délicat qu’il faut étudier. Quoique la loi ait évité de se prononcer, ce n’est pas là une querelle de mot et une discussion insignifiante, car, suivant le principe qu’adopte le magistrat, les effets de la loi sont tout différents. Si le droit des auteurs est une propriété, on ne peut trop l’étendre ; si c’est un privilège, il est sage de le restreindre. Dans le premier cas, la contrefaçon est un vol ; dans le second, elle est presque excusable ; elle représente la liberté.

Involontairement je pense à l’histoire que j’ai lue autrefois dans les Mémoires de Marmontel. L’auteur des Contes moraux passait à Liège, quelque temps après la publication du fameux Bélisaire ; il y fut visité par le libraire Basssompierre, qui venait lui témoigner toute son admiration et toute sa reconnaissance. Grâce au talent et au succès de Marmontel, Bassompierre le contrefacteur était sur le chemin de la fortune, et ne pouvait assez remercier celui qui l’enrichissait involontairement. — « Quoi, s’écria Marmontel, vous me dérobez le fruit de mes veilles, et vous avez l’effronterie de vous en vanter devant moi ? »

« Monsieur, répondit le libraire, fort étonné, Liège est un pays de franchise, et ici nous n’avons que faire de vos privilèges. »

L’honnête Bassompierre n’avait pas tort ; c’est ainsi qu’on a longtemps raisonné en Belgique, c’est ainsi qu’on raisonne encore dans quelques États d’Allemagne, qui souffrent la contrefaçon. Parlez-vous de propriété, chacun s’incline ; parlez-vous de privilége, chacun se révolte. Le premier titre représente ce qu’il y a de plus respectable : le droit ; le second, ce qu’il y a de plus odieux : le monopole. Ce n’est donc pas une querelle de mots.

Dira-t-on que M. Villemain, M. Renouard, et d’autres jurisconsultes excellents, ont pris un moyen terme, qui semble plus raisonnable, en faisant de la propriété littéraire un droit particulier, un droit sui generis[22] ? Ce changement de nom recule la question mais ne la résout pas. Reste toujours à savoir quelle est la nature de ce droit. Vient-il d’une concession bénévole de la société, c’est toujours un privilége ; le droit n’existe que par la grâce du législateur, et n’a d’étendue que celle que la loi lui donne ; mais au contraire, s’il n’est que le travail reconnu et garanti par la loi, si ce travail enfante des fruits matériels, si on peut vendre, donner, léguer ces produits comme ceux de la terre et de l’industrie, nous voilà si près de la propriété, qu’à moins de raisons majeures, je ne vois aucun intérêt à changer un mot bien fait, qui se grave aisément dans l’esprit, et qui emporte avec lui une idée de respect.

Parmi les défenseurs de la propriété littéraire, le plus éloquent, celui qui a pris la chose de plus haut, c’est M. Noon Talfourd. Avocat distingué, poëte de talent, membre de la Chambre des communes, M. Talfourd, à la fois jurisconsulte, écrivain et homme d’État, réunissait toutes les conditions voulues pour défendre une cause qu’il aimait. Je m’étonne qu’on ait tardé si longtemps à traduire des discours qui, en Angleterre, ont emporté un succès décisif ; je crois qu’on saura bon gré à mon fils de donner au public français ces pages pleines d’éloquence et de raison ; jamais on n’a défendu la propriété littéraire avec plus de chaleur, plus d’élévation et plus de sens.

Je n’ai pas la prétention de rivaliser d’éloquence avec M. Talfourd ; il a dit tout ce qui peut remuer les cœurs et échauffer les âmes en faveur de la plus juste des causes, mais je crois qu’après lui il y a encore intérêt à examiner froidement, en jurisconsulte, le vrai caractère de la propriété littéraire. Dans la législation plus qu’ailleurs, il est nécessaire d’avoir des maximes certaines, il ne faut pas que l’esprit, que la pensée de la loi, aient rien de douteux ; autrement le magistrat hésite, la jurisprudence flotte au hasard, les droits des particuliers sont compromis. Si le droit des auteurs n’est pas une propriété, purgeons la langue d’un mot inexact, et débarrassons la jurisprudence d’une idée fausse ; si, au contraire, c’est une véritable propriété, ou un titre analogue à celui de propriétaire, déclarons-le franchement, et tirons de ce principe toutes les conséquences qui en découlent naturellement.

Quelle est la racine du droit de propriété foncière ? c’est le travail ; j’entends par ce mot la transformation que notre volonté, notre intelligence et nos forces font subir à la terre. Un homme arrive en Algérie : il y trouve des terrains dévorés par le palmier nain, des marais empestés par les eaux, un sable desséché et stérile. Ce terrain, la société le vend au prix qu’il vaut, c’est-à-dire presque rien ; le colon défriche, dessèche, fait des irrigations : voilà une valeur créée, voilà une propriété constituée.

À qui peut appartenir cette propriété, sinon à celui qui l’a créée ? Les voisins qui n’ont rien fait peuvent-ils prétendre une part dans le travail d’autrui ? Non sans doute. La société y a-t-elle plus de droit ? elle n’est qu’une collection d’individus qui tous sont restés étrangers à la mise en valeur. Comme représentant la communauté, comme première propriétaire du sol, elle a reçu le prix de ce qu’elle a vendu. Où serait son titre pour agir ? Bien plus, elle bénéficie de ce travail auquel elle n’a pas contribué, l’impôt seul va lui donner un revenu supérieur à ce qu’elle tirait de ce désert. Le propriétaire enrichit la société et ne lui prend rien.

Le sol appartient donc à celui qui l’a fécondé, et il lui appartient à toujours. Pourquoi ? c’est qu’il n’y a aucune raison qui autorise à le dépouiller d’une valeur qu’il a créée, d’une chose qu’il a faite. Le colon a travaillé pour ses enfants et pour sa femme ; il a été sobre, patient, économe ; il s’est refusé des jouissances viagères, personnelles, pour creuser des fossés, planter des arbres, élever des troupeaux, en un mot, il s’est sacrifié pour créer une richesse qui durera plus longtemps que lui, et qui profite indirectement à la société. De quel droit lui ôterait-on à lui ou aux siens ce qui est son œuvre propre ? Ces fruits, qui n’existeraient pas sans lui, ces bestiaux que lui seul a élevés, à qui peuvent-ils appartenir sinon à celui qui les a créés et nourris ? Après lui, qui aura droit à ces valeurs, sinon ceux pour qui seuls le colon a travaillé ?

Voilà donc comment naît la propriété, et comment à sa suite arrive l’hérédité. Et ce n’est pas seulement par un sentiment de justice abstraite que la société protège l’une et l’autre, cette justice est pour elle une condition d’existence. La société vit du travail de ses membres, il n’y a pas de travail sérieux quand la propriété est incertaine et la succession mal assurée.

On comprend maintenant quel est le droit de propriété dans sa forme première, avant que l’hérédité n’en obscurcisse la notion. C’est le droit du créateur sur la valeur ou la chose qu’il a créée ; ce droit est de sa nature absolu. Nous pouvons disposer de notre chose comme il nous plaît, la donner, la vendre, la changer de nature, la consommer Pourquoi ? c’est que notre œuvre ne doit rien à personne ; nous pouvions ne rien faire et laisser nos facultés oisives ; si nous avons travaillé, c’est pour nous, et pour nous seuls. Afin de prétendre aux fruits de notre industrie, il faudrait qu’on eût un droit sur notre personne, ou qu’il y eût engagement de notre part ; quand ces deux conditions n’existent pas, il implique que l’œuvre appartient à un autre qu’à l’inventeur.

L’essence du droit de propriété, c’est donc une création de valeur ; maintenant, en quoi consiste cette valeur dans la propriété foncière ? Cette valeur, c’est un corps certain, une part du sol, une chose facilement inconnaissable, et que, par conséquent, tous les hommes doivent respecter. Un droit, une obligation sont invisibles ; je ne puis pas savoir ce que mon voisin s’est engagé à faire ou à souffrir, mais je ne puis pas ignorer que ce champ n’est pas à moi, qu’il est à quelqu’un, et que, par conséquent, je n’ai ni le droit d’en user, ni le droit d’en prendre les fruits.

La nature de la propriété foncière détermine la garantie que lui donne l’État. Que personne ne trouble le propriétaire dans la jouissance du sol, que personne, autre que lui, ne dispose des fruits, et le domaine est garanti. Cette protection est toujours facile, car l’objet n’en est jamais douteux ; il faut, en général, un acte extérieur, une violence, pour dépouiller le propriétaire ; ce sont des attentats visibles que la loi réprime chez tous les peuples civilisés.

En ce qui touche les fruits du sol, il faut considérer que la garantie de la loi cesse dès qu’on les a aliénés ; ce sont les produits de la propriété, mais ce n’est pas la propriété même ; elle reste entière après la récolte vendue, et, d’un autre côté, le propriétaire vend les fruits pour que l’acquéreur, quel qu’il soit, en dispose à son gré. On verra bientôt quelle est l’importance de cette remarque.

Voici donc la propriété sous sa forme la plus sensible, une valeur créée, un corps certain, un fonds qui ne se détruit point, quand on en détache les fruits. Trouvons-nous les mêmes caractères dans la propriété mobilière ? Oui. Prenons pour exemple une filature. C’est le travail qui a créé des métiers, des broches, des peignes ; ces machines sont un corps certain, toujours reconnaissable, et le produit de ces machines, le lin ou le coton, s’achète comme les fruits du sol. Le fond du droit est le même, la protection de la loi peut s’exercer de la même façon.

Au lieu d’une filature, supposons une fabrique de bronzes : ce sont des ustensiles ou des pendules que j’ai vendus. Ici se présente une difficulté qui fait sentir le besoin d’une protection particulière.

Lorsque je vends les fruits que j’ai cultivés, le coton que j’ai filé, ces fruits et ce coton sont destinés à la consommation, et ne peuvent servir qu’à la consommation. On fera du vin avec mon raisin, des toiles avec mon coton, mais on ne refera pas du raisin ou du coton à meilleur prix que le mien, en s’appropriant, sans peine et sans frais, ce qui m’a coûté un long travail et des capitaux considérables.

Il en est tout autrement d’un bronze. Pour fondre cette pendule, comme pour filer le coton, il a fallu de grands efforts et beaucoup d’argent ; il a fallu des dessins, des modèles, des moules, tout un appareil industriel. Mais à la différence d’autres produits, rien n’est plus aisé que de s’approprier le fruit de mon travail, sans se donner les mêmes peines et sans courir les mêmes risques. Il suffit d’un surmoulage pour me faire une concurrence déloyale, car j’ai vendu cette pendule pour qu’on en jouisse et non pas pour qu’on la reproduise : c’est un meuble que j’ai cédé et non pas un modèle ; rien ne peut donc autoriser un tiers à s’emparer d’une œuvre qui n’est pas la sienne.

Supposons que le législateur prenne la défense de mon droit et qu’il interdise le surmoulage, sera-ce un principe nouveau qu’il introduira dans le Code, ou tout simplement une nouvelle forme de garantie pour la propriété ? Je ne vois aucune différence essentielle entre l’œuvre du fermier, du filateur et du bronzier. Tous trois appliquent leur intelligence et leurs forces pour obtenir des produits matériels et échangeables ; tous trois demandent la protection de la loi pour les fruits certains et visibles de leur travail ; il y a seulement cette différence que, pour dépouiller les deux premiers, d’ordinaire il faut entrer chez eux par force ou par ruse, tandis qu’on peut dépouiller le dernier sans aller chez lui, en paralysant et en ruinant entre ses mains le moule, la machine qui constitue pour lui une propriété. Il y a une espèce particulière de vol qu’on nomme la contrefaçon ; c’est ce délit que la loi poursuit et punit d’une manière différente ; la forme de la garantie change avec celle de l’attaque, le fond du droit ne varie pas : c’est toujours la propriété.

Dira-t-on que ce que la loi prend ici sous sa garde, c’est l’industrie, l’invention, l’idée ; mais il en est ainsi pour toute propriété. C’est toujours le travail et l’effort que la loi protège ; ce n’est pas la chose, c’est l’homme qu’elle défend. Seulement le législateur ne s’inquiète pas des abstractions, il ne connaît l’idée que par le produit qu’elle a enfanté, et c’est ce produit qu’il entoure de sa protection. Y a-t-il ici un produit, un corps certain qui constitue une propriété ? Sans doute, c’est le moule reproducteur. Mais, dira-t-on, on n’y touche pas. Touche-t-on davantage à mon champ, lorsqu’un voisin construit une fabrique de produits chimiques qui stérilise ma terre par des vapeurs malfaisantes ? Touche-t-on a ma maison, lorsqu’on établit à côté de moi un atelier de chaudronnerie, dont le bruit rend ma demeure inhabitable ? Et cependant la loi voit là une atteinte à ma propriété ; parce qu’on détruit indirectement la valeur que j’ai créée. Quelle différence y a-t-il, sinon que la position du bronzier est plus respectable, car, enfin, le voisin démon champ use de sa propre chose, de ce que seul il a créé, et cet usage serait légitime si je n’étais pas là, tandis que le contrefacteur sait le tort qu’il me fait. Peut-il ignorer qu’il n’est pas le créateur de l’œuvre qu’il tourne contre moi ?

À présent que nous sommes fixés sur le principe, l’objet et la garantie de la propriété, venons à la propriété littéraire, et voyons en quoi elle se rapproche ou s’éloigne des autres espèces de propriété.

Il est inutile de démontrer que, dans son principe, la propriété littéraire ressemble à toutes les autres. Qu’on l’accepte ou qu’on la repousse, tout le monde est d’accord pour y reconnaître l’application la plus élevée de l’intelligence humaine ; personne ne conteste que l’œuvre de l’auteur ne soit infiniment respectable ; personne non plus ne peut nier qu’il n’y ait là une création de valeur considérable ; c’est par millions qu’il faut évaluer le travail que donnent aux ouvriers un Walter Scott, un Thiers, un Lamartine. La difficulté ne commence qu’au second degré, quand on recherche quel est l’objet de la propriété littéraire, et si cet objet peut constituer une propriété.

C’est là, ce semble, une question bien simple ; cependant, c’est faute d’avoir bien compris les termes du problème qu’on s’est égaré si longtemps.

Chose bizarre ! la plus ancienne consultation que nous ayons sur le droit des auteurs a traité ce sujet d’une façon supérieure, et je ne sais ce qu’on pourrait ajouter aux sages considérations de Louis d’Héricourt. Consulté, en 1725, par les libraires de Paris, qui défendaient le principe de la continuation des privilèges contre les libraires de province, Louis d’Héricourt, bien connu dans la jurisprudence par ses travaux canoniques, rédigea un mémoire en faveur de la perpétuité du privilège, en d’autres termes, en faveur de la pleine propriété des auteurs ; et voici comment il s’explique :

Un manuscrit qui ne contient rien de contraire à la religion, aux lois de l’État ou à l’intérêt des particuliers, est en la personne de l’auteur un bien qui lui est tellement propre, qu’il n’est pas plus permis de l’en dépouiller que de son argent, de ses meubles, ou même d’une terre, parce que c’est le fruit de son travail qui lui est personnel, dont il doit avoir la liberté de disposer à son gré, pour se procurer, outre l’honneur qu’il en espère, un profil qui lui fournisse ses besoins, et même ceux des personnes qui lui sont unies par les liens du sang, de l’amitié ou de la reconnaissance.

Si un auteur est constamment propriétaire, et par conséquent seul maître de son ouvrage, il n’y a que lui ou ceux qui le représentent qui puissent valablement le faire passer à un autre, et lui donner dessus le même droit que l’auteur y avait.

Par conséquent le roi n’y ayant aucun droit, tant que l’auteur est vivant ou représenté par ses héritiers ou donataires, il ne peut le transmettre à personne, à la faveur d’un privilège, sans le consentement de celui à qui il se trouve appartenir…

Ce ne sont point les privilèges que le roi accorde aux libraires qui les rendent propriétaires des livres qu’ils impriment, mais uniquement l’acquisition du manuscrit dont l’auteur leur transmet la propriété au moyen du prix qu’il en reçoit…

Les manuscrits que les libraires achètent des auteurs, aussi bien que les textes des livres qu’ils acquièrent en s’établissant, sont en leurs personnes de véritables possessions, de la même nature que celles qui tombent dans le commerce de la société civile, et par conséquent on doit leur appliquer les lois qui assurent l’état de toutes celles qui se font entre les hommes, soit terres, maisons, meubles ou autres choses de quelque espèce que ce puisse être…

Un libraire qui a acquis un manuscrit et obtenu un privilège pour l’imprimer doit demeurer perpétuellement propriétaire du texte de cet ouvrage, lui et ses descendants, comme d’une terre ou d’une maison qu’il aurait acquise, parce que l’acquisition d’un héritage ne diffère en rien, par la nature de l’acquisition, de celle d’un manuscrit. Cependant, quoique ces deux différentes espèces d’acquisition soient de même nature dans l’ordre des conventions, et qu’il ne se soit encore jamais trouvé personne d’assez visionnaire pour recourir à l’autorité du prince afin de se faire mettre en possession de la maison d’un autre, sous prétexte de la longue possession de celui qui en jouit, ou de celle de ses auteurs, néanmoins les libraires de province osent aujourd’hui, etc.[23].

On voit quel est le système de d’Héricourt. Pour lui, la propriété consiste dans le manuscrit, dans le texte du livre. En véritable jurisconsulte, d’Héricourt ne se perd pas dans les abstractions. La propriété, pour lui, consiste toujours dans un objet certain, dans une chose matérielle, qu’on peut donner, vendre, échanger ; cette chose, c’est le manuscrit.

D’Héricourt a-t-il raison ? c’est ce qu’il faut examiner.

Prenons un livre ; cette œuvre représente deux choses distinctes et parfaitement reconnaissables : les idées de l’auteur, la forme qu’il a donnée à ces idées, forme qui n’a d’existence matérielle que par le manuscrit, et de valeur commerciale que par l’impression. Voici la Phèdre de Racine : il y a une idée que le poète a empruntée à Euripide, et qu’il a transformée par son génie ; il y a ensuite des vers, c’est-à-dire un ensemble de mots qui se suivent dans un ordre régulier et tout personnel au poète ; ces vers, transcrits sur le papier et multipliés par l’impression, deviennent par cela même un objet certain. Il est tout aussi facile de constater que la Phèdre a été créée par Racine, qu’il est aisé de constater que ce champ a été défriché par Pierre ou Paul. Personne ne peut s’y tromper, personne ne peut s’imaginer qu’une tragédie ou un livre ne soit l’œuvre de quelqu’un.

Cette distinction de l’idée et de la forme est bien simple ; cependant c’est de la confusion de ces deux choses qu’on s’autorise pour nier la propriété littéraire. Ce qui constitue une œuvre littéraire, répète-t-on tous les jours, c’est l’idée ; or, cette idée, d’une part elle ne vous appartient pas, vous l’avez empruntée à ce fonds commun qui est à tous les hommes, par conséquent, vous ne pouvez vous l’approprier sans injustice ; et d’un autre côté, une fois que vous avez émis votre idée, elle est à tout le monde. Vous ne pouvez empêcher que chacun ne s’en serve. La propriété littéraire n’existe que pour se communiquer, et en se communiquant elle s’aliène.

De ces deux objections qui s’entre-détruisent, l’une est puérile et l’autre repose sur une erreur.

Je dis que la première est puérile. — Sans doute on peut applaudir Pascal quand il nous dit avec son mordant ordinaire :

« Certains auteurs, parlant de leurs ouvrages, disent : mon livre, mon commentaire, mon histoire, etc. Ils sentent leurs bourgeois qui ont pignon sur rue, et toujours un chez moi à la bouche. Ils feraient mieux de dire : notre livre, notre commentaire, notre histoire, etc., vu que, d’ordinaire, il y a plus en cela du bien d’autrui que du leur[24]. »

Comme moraliste, Pascal a raison ; la modestie convient aux auteurs, et il est vrai que nos idées nous ont été fournies par l’éducation et par la lecture. Nous travaillons avec les pensées et les découvertes des générations qui nous ont précédés. Mais quoi ! n’en est-il pas ainsi dans toutes nos œuvres ? Quand nous défrichons le sol, n’est-ce pas avec une invention admirable mais fort ancienne qu’on nomme la charrue ? Cette brouette qui diminue nos fatigues et facilite le transport des matériaux, n’est-ce pas Pascal qui l’a imaginée ? Ces pommes de terre que nous semons, ne les a-t-on pas apportées d’Amérique ? Ce cerisier, ne le devons-nous pas à Lucullus ? Qu’on admette cet argument, qu’on ne reconnaisse plus mon travail, sous prétexte de secours que me donne l’expérience, on va droit au communisme. Si, au contraire, on le rejette pour la propriété foncière, comment l’acceptera-t-on pour la propriété littéraire ? Je cherche la différence et ne la trouve pas.

Les idées, dit-on, sont un fonds commun que je m’approprie au préjudice de la société. Je le nie ; je me sers des idées qui sont en circulation, mais je n’en fais pas ma propriété. Les idées sont de ces choses communes qu’il est aussi impossible de s’approprier que l’eau de l’Océan ou l’air du ciel. L’homme qui tire du sel de la mer, celui qui emploie l’air à faire tourner un moulin, ont su se créer une richesse particulière ; cela empêche-t-il personne d’user de ces réservoirs inépuisables, et parce que l’air appartient à tout le monde, chacun a-t-il le droit de s’emparer de mon moulin ?

Il en est de même pour un livre, avec cette différence que, non-seulement l’œuvre littéraire appauvrit pas le fonds commun, mais qu’elle l’enrichit. Bossuet écrit une Histoire universelle, Montesquieu publie l’Esprit des lois, cela empêche-t-il quelqu’un de faire une autre Histoire universelle, d’imaginer un nouvel Esprit des lois ? Qu’y a-t-il de moins dans la circulation des idées ? Rien, sans doute, et il ne serait pas difficile de démontrer qu’il y a quelque chose de plus.

Reste la seconde objection qui détruit la première. L’idée une fois émise, nous dit-on, appartient à tout le monde. Je le reconnais, c’est la preuve que l’appropriation des idées n’est pas possible. Mais jamais écrivain n’a demandé le monopole de ses idées, il a demandé la reproduction exclusive de son manuscrit, ce qui est tout autre chose. Racine a publié Phèdre : cela n’a pas empêché Pradon de traiter le même sujet, et personne, que je sache, n’a crié à la contrefaçon. Emparez-vous de mes idées, osez de mes raisonnements, répandez, mes opinions, rien de mieux ; tout ce que je demande, c’est que vous ne reproduisiez pas mécaniquement les lignes que j’ai écrites. Faites une Histoire de Napoléon, et profitez des recherches de M. Thiers, mais ne réimprimez pas le texte de son livre, car c’est là un délit matériel aussi visible que le vol des fruits qui poussent dans mon champ.

C’est de cette fausse notion qu’on est parti, soit pour nier le droit des auteurs, soit pour le transformer en simple privilège : Il est juste, a-t-on dit, de protéger l’homme qui, par son génie, enrichit le siècle présent et les générations à venir. Cela est juste, sans doute, mais comment s’exerce cette protection ? Donnez-vous à l’auteur le monopole de ses idées ? Non, cela est impossible. Ce que vous protégez, ce n’est pas une idée, c’est un manuscrit. Vous empêchez, une reproduction mécanique, et rien de plus. En d’autres termes, c’est une propriété que vous constituez. Au lieu de la créer artificiellement par la loi, ne serait-il pas plus simple de la reconnaître comme toute autre propriété ?

Voici donc un pas de fait ; dans son principe, la propriété littéraire ressemble à toutes les autres, et, comme toutes les autres, son objet est non pas une idée, mais quelque chose de très-sensible ; le texte d’un livre représente les idées les plus hautes, mais en soi c’est une chose matérielle et dont le créateur n’est jamais douteux.

Prenez garde, dira-t-on : cette chose certaine ne ressemble nullement à ce qui constitue l’objet de la propriété foncière ou mobilière. Que l’auteur soit maître de son manuscrit, personne ne le nie, pas même le contrefacteur ; ce que demande l’écrivain, ce n’est pas qu’on lui laisse dans les mains un manuscrit stérile, c’est que personne n’ait le droit de le reproduire sans sa permission. Ce qu’il veut protéger, ce n’est pas une chose, c’est un droit.

Il y a du vrai et du faux dans cette objection qui est la plus sérieuse de toutes. Ce qui est vrai, c’est qu’on n’use pas d’un manuscrit comme d’un champ ou d’un métier ; ce qui me semble faux, c’est que ce manuscrit ne constitue pas une propriété, parce que l’usage de cette propriété est particulier, et qu’il y faut une garantie différente. Ce que j’ai dit plus haut du surmoulage éclaircira ma pensée.

Est-il vrai, d’abord, que l’existence d’un manuscrit, ou d’un texte de livre, soit nécessaire à la constitution d’une propriété littéraire ? Non, dit-on ; ce qui constitue la propriété littéraire, c’est la forme donnée à l’idée, et cette forme peut exister sans manuscrit. Un professeur fait un cours, il improvise ; la loi empêche qu’on ne reproduise ses leçons. Voilà une propriété littéraire à laquelle manque un corps certain, un support matériel.

L’objection est spécieuse, elle a arrêté M. Bluntschli[25] ; néanmoins, je ne la crois pas fondée. Qu’un professeur ait droit d’empêcher qu’on ne reproduise ses paroles et ses pensées, cela me paraît juste ; mais ce n’est pas comme propriétaire qu’il agit en pareil cas. Ce n’est point d’un préjudice matériel qu’il se plaint, encore bien que subsidiairement ce préjudice puisse entrer dans sa pensée, s’il veut un jour faire un livre avec ses leçons. Et, en effet, alors même que je ne songe nullement à faire imprimer mon cours, ni même a le rédiger, alors même que la loi ne reconnaît pas de propriété littéraire, mon droit est le même, et, au fond, c’est celui de tous les citoyens. Il ne peut pas être permis de nous prendre nos paroles ou nos pensées pour en faire un objet de commerce ; c’est notre honneur, c’est notre réputation que la loi protége ; c’est bien là une propriété, et la plus respectable de toutes ; mais ce n’est pas une propriété littéraire.

Il est évident, au contraire, que la forme donnée à nos idées n’entre dans le commerce que lorsqu’elle a pris corps dans un manuscrit ou dans un livre. C’est alors qu’elle devient une véritable propriété. J’ai traité avec un théâtre pour lui donner une pièce ; au terme fixé, je n’ai rien écrit, cependant ma tragédie est achevée ; je la garde tout entière dans ma mémoire, comme faisait Casimir Delavigne ; je l’ai récitée à des amis ; que peut me demander le théâtre ? rien que des dommages-intérêts. Mais si j’ai rédigé mon manuscrit et que je ne veuille pas le livrer, n’aura-t-il pas le droit de le saisir et d’en user ? N’y a-t-il pas là un objet certain et dont le tribunal peut au besoin ordonner la délivrance.

On insiste et l’on dit : Supposons que le manuscrit soit détruit, et que tous les exemplaires soient vendus : le droit de l’auteur ne sera point affaibli, mais où sera cet objet certain qui constitue la propriété[26] ? Un droit peut exister sans être incorporé dans une chose, mais qu’est-ce qu’une propriété sans support matériel ?

C’est l’objection la plus spécieuse et la plus subtile, mais je crois qu’il est aisé d’y répondre. Qu’est-ce qui constitue la propriété littéraire ? C’est, avons-nous dit, le texte du manuscrit et du livre, et le droit exclusif d’user de ce texte qu’on a créé. Ce texte est assurément quelque chose de matériel, c’est une chose, on n’en peut contester l’existence. On objecte seulement qu’il peut arriver que nous n’en ayons pas la détention matérielle. La vente de l’édition ne détruit pas le texte, mais il est clair que s’il ne nous reste pas un seul exemplaire dans les mains, ce texte nous ne le détenons plus. L’objection, ramenée à sa forme la plus générale, aboutit donc à dire qu’il n’y a pas de propriété sans détention matérielle. Mais c’est là un principe insoutenable. Ce n’est pas la détention matérielle d’une chose qui constitue la propriété, autrement le fermier serait propriétaire. Dira-t-on qu’il y a cette différence, que le fermier jouit de notre chose avec notre permission, sachant qu’elle est à nous, et par cela même nous gardant notre droit ? Je réponds qu’il en est ainsi de tout acquéreur de livres, qu’il n’y en a pas un qui se croie propriétaire du texte qu’il a acheté, pas un qui n’ignore que ce livre a un auteur, et j’ajouterai qu’on peut dire sans paradoxe que chaque lecteur conserve en quelque façon le domaine de l’auteur.

Est-ce là une vaine subtilité ? Non, c’est la vérité même, il ne faut pas de longues réflexions pour s’en assurer. En vendant un livre, l’auteur a-t-il l’intention d’aliéner le texte de son ouvrage, et le met-il dans le commerce ? En achetant un livre, que pensez-vous payer, sinon quelques feuilles de papier noirci, et une jouissance intellectuelle ? Croyez-vous, comme dans la propriété foncière, que vous vous êtes mis au lieu et place d’un prédécesseur ; croyez-vous que les vers et les pensées du poëte vous appartiennent de même façon que les pommiers et les cerisiers plantés par votre vendeur ? Celui qui achète les fables de La Fontaine se croit-il le successeur du Bonhomme ? Imagine-t-il qu’il est l’auteur ou le propriétaire de ces charmants écrits, parce qu’il les a lus ou qu’il les a fait lire à ses enfants ? Assurément non. Notre propriété reste donc intacte, quoique les produits en soient dans les mains d’autrui ; personne n’use de notre chose, animo domini, et cela même est impossible. Comprendrait-on l’acheteur d’un exemplaire de Racine qui se déclarerait le propriétaire du texte de Racine, et en demanderait le monopole ? Vous avez acheté, lui dirait-on si on se donnait la peine de lui répondre, vous avez acheté la propriété de cet exemplaire et rien de plus. Faites de cet exemplaire ce qu’il vous plaira ; le texte de Racine n’appartient qu’à celui qui l’a écrit.

Singulière propriété, dira-t-on, et qui ne ressemble guère aux autres ! Je l’accorde, mais en est-ce moins une propriété ? Qu’il me reste ou non un exemplaire de mon livre, le texte qui le constitue en est-il moins un objet certain, une chose matérielle ? Y a-t-il doute pour savoir quel est le créateur et le propriétaire ? Cet objet certain est-il de nature à donner des fruits ? Qu’est-ce que le droit de reproduire et de multiplier un livre, sinon le droit de tirer des fruits de ma chose, par conséquent un véritable droit de propriété ? Les fruits sont différents des fruits de la terre, cela est vrai, et on ne les obtient pas de la même façon ; en sont-ce moins des fruits ? Tout ce qu’on peut conclure de ces différences, c’est que la propriété littéraire diffère de la propriété ordinaire par son usage et par ses fruits ; il n’en résulte pas que ce ne soit point une propriété.

J’ai parlé plus haut de l’industrie du bronze, industrie toute matérielle et qui n’a pour objet que des produits matériels. Le bronzier est cependant dans la même position que l’auteur. Lui aussi vend des produits qui ne sont destinés qu’à une jouissance voluptuaire ; lui aussi garderait sa propriété, quand même son moule serait perdu et toutes ses pendules vendues. Pourquoi ? parce que le bronzier comme l’auteur vend un objet déterminé et non pas le droit d’exercer une industrie à son préjudice ; celui qui achète une pendule ne peut ni croire ni dire qu’il a acquis un modèle et le droit de le reproduire. Il y a donc d’autres objets que les livres qu’on peut vendre sans que l’acquéreur ait le droit de se servir de ces objets, de façon à détruire la propriété d’autrui.

Il ne faut donc pas dire[27] que l’auteur ne demande pas à être maintenu dans la possession et la jouissance exclusive d’un objet matériel, mais bien dans la jouissance d’un droit, par la raison que la contrefaçon ne trouble en rien l’auteur dans la paisible jouissance de son manuscrit ; il ne faut pas dire qu’en multipliant les exemplaires, le contrefacteur use de sa chose, parce qu’il est légitime et plein propriétaire du livre qu’il a acheté ; il ne faut pas dire que ces réimpressions multipliées n’altèrent en rien le droit de propriété de l’auteur, puisqu’il peut toujours imprimer de son côté ; raisonner ainsi, c’est confondre la propriété littéraire et la propriété foncière, pour le plaisir de démontrer que le droit des auteurs est d’une nature particulière ; mais ce n’est pas prouver le moins du monde que ce droit ne soit pas un droit de propriété. J’ajoute que, pour tout esprit pratique, cette démonstration va directement contre le but qu’on se propose ; il en résulte tout le contraire de ce qu’on croit établir.

Est-il vrai que la contrefaçon ne trouble point l’auteur dans la jouissance de son manuscrit ? Oui, si l’on ne considère que les feuilles de papier dont ce manuscrit se compose, ce qui est une considération peu philosophique ; non, si l’on considère le manuscrit ainsi que le font les libraires, c’est-à-dire, comme une chose qu’on peut reproduire et multiplier, comme une planche, comme un moule, car alors il est évident que la contrefaçon anéantit dans mes mains la propriété que seul j’ai créée.

Est-il vrai qu’en reproduisant le texte de mon livre, le contrefacteur ne fasse qu’user de sa chose, parce qu’il a payé l’exemplaire qu’il réimprime. C’est une des objections les plus courantes et les plus fausses. En même temps qu’on refuse aux auteurs un droit évident, celui de tirer le fruit de la chose qu’ils ont créée, on donne à l’acheteur un droit des plus subtils, et cela, par la plus étrange des confusions. On semble croire que le droit de réimpression est une façon toute naturelle de jouir d’un livre : on ne voit pas que la réimpression est un fait distinct, une industrie particulière, et qui n’a rien de commun avec la propriété d’un volume, car on peut parfaitement contrefaire l’exemplaire d’autrui. La propriété, dit-on, est le droit d’user et d’abuser ; d’user de quoi ? de la chose qu’on a achetée, sans doute. Je prends un sac de blé, et de ce blé je fais de la farine, de l’amidon, de l’alcool ; c’est mon droit, je peux consommer ce blé comme je l’entends ; je peux vendre, donner, transformer, perdre ma chose. J’admets tout cela, pour le livre comme pour tout autre objet. Voici un exemplaire de Voltaire ; lisez-le, donnez-le, brûlez-le, faites-en du carton et de la pâte, rien de mieux. Mais est-ce cet exemplaire que vous transformez par la contrefaçon ? Est-ce la chose que vous avez payée que vous allez diviser et partager entre de nouveaux acquéreurs ? Pas du tout. Vous assemblez des caractères, vous les encrez, vous les imprimez et vous produisez une œuvre nouvelle. Ce n’est pas une transformation de votre exemplaire, il existe tout entier. Qu’est-ce donc ? C’est une industrie particulière au moyen de laquelle vous vous appropriez le travail d’autrui. Où donc est cette prétendue analogie qu’on veut établir entre l’usage des fruits de la terre et la contrefaçon ?

Enfin, est-il vrai que la contrefaçon n’empiète pas sur ma propriété parce que je suis toujours libre d’imprimer de mon côté ? C’est une question qu’on peut examiner dans l’école, mais qui ferait sourire un éditeur. Les exemplaires que j’ai en magasin et dont vous avilissez ou vous détruisez le prix, n’est-ce pas une propriété que vous anéantissez ? Quand vous m’empêchez de faire une édition nouvelle, ne me causez-vous pas le même préjudice que si vous m’empêchiez de semer ou de moissonner mon champ ? Quand donc comprendra-t-on que valeur et propriété sont des termes synonymes, et que détruire une valeur dans mes mains, c’est détruire ma propriété. Ce peut être un acte légitime ou coupable, ce ne peut pas être un acte indifférent.

J’ai essayé de serrer la question d’assez près pour démontrer juridiquement que la langue française, toujours si précise, a raison d’appeler le droit des auteurs : propriété littéraire ; c’est en effet un droit qui a le même principe que la propriété ; s’il en diffère par la façon d’en user et par la garantie dont il a besoin, ce n’en est pas moins un droit absolu, et qui a pour objet une chose certains ; ce sont bien là, ce me semble, les caractères de la propriété.

Les Anglais, peuple juridique par excellence, se servent, pour désigner la propriété littéraire, du mot de copy right, ou droit de copie ; en d’autres termes, droit de reproduction exclusive. Au fond, c’est la même chose que le nom de propriété littéraire, car, qu’est-ce qu’un droit exclusif sur une chose, sinon un droit de propriété ? Néanmoins, je préfère l’expression française, elle est plus nette, elle représente mieux la force et la sainteté du droit que la loi protège, mais qu’elle n’invente pas.


§ III.

Du droit des héritiers et des éditeurs.


Aujourd’hui, la loi française reconnait un droit viager aux auteurs et à leurs veuves. Quelle qu’ait été l’intention du législateur, la force des choses, plus puissante que la loi, a fait de ce droit une véritable propriété. On vend, on donne, on engage une propriété littéraire comme toute autre chose. Il y a seulement cette différence, que c’est un domaine viager, et par cela même aléatoire. La loi anglaise, faite par un peuple commerçant, est mieux calculée ; en assurant quarante-deux ans de durée un minimum, quelque courte que soit la vie de l’auteur, elle a donné une valeur plus solide à la propriété littéraire, elle a réduit en d’étroites limites les chances qui affaiblissent le prix de la propriété, l’éditeur calculant toujours au plus bas, et prenant à son profit le bénéfice possible de la fortune.

Quand il s’agit des héritiers, la loi reprend ses anciens préjugés. On accorde une jouissance de trente années aux enfants, de dix années aux autres héritiers ; il semble que ce soit un octroi bénévole. Ce qui est propriété pour l’auteur n’est plus qu’un privilége temporaire pour ses successeurs. Cependant, il implique qu’un droit de propriété change de caractère ; on ne peut voir dans cette contrariété que le combat des deux principes que nous avons signalés. Il est évident que dès qu’on reconnait la propriété, ou doit aller à la perpétuité.

Par quelles raisons refuse-t-on de reconnaitre le titre des héritiers ? Ce n’est pas en invoquant le droit. Si un livre peut être une propriété pendant un demi-siècle, pourquoi ne le serait-il pas toujours ? On a donc recours à des raisons d’utilité publique. C’est au nom de l’intérêt général qu’on s’oppose à la perpétuité du droit.

C’est un argument pour lequel je me sens une horreur invincible. Le droit, tout le monde l’entend de même : l’intérêt public, chacun l’entend à sa façon, suivant ses préjugés ou son intérêt particulier.

« Je ne me défends pas, disait M. de Lally-Tollendal à la Commission de 1826, je ne me défends pas de quelque prévention sur les abus qu’on a faits si souvent de l’opposition entre les droits des individus et ceux du domaine public. J’ai vu tant d’individus dépouillés de leurs propriétés territoriales et mobilières, à qui l’on disait : C’est pour la nation (et l’on sait comment elle en a profité), que je répugne à dire aux auteurs en les dépouillant, eux et leurs familles, de leurs propriétés littéraires : C’est pour le public[28]. »

Est-il vrai que l’intérêt publie exige qu’un auteur ne laisse à ses enfants qu’une jouissance limitée ? Est-il juste d’affaiblir entre ses mains et de son vivant la valeur de la propriété qu’il a créée, car, au fond, abréger la durée d’un droit, c’est en diminuer le prix actuel ? J’ai de grands doutes à ce sujet.

Par exemple, il me semble que si aujourd’hui on voyait les héritiers de Corneille ou de La Fontaine jouir de la fortune conquise par le talent de leurs ancêtres, ce grand spectacle, qui serait un encouragement pour les lettres, servirait puissamment l’intérêt public. Ce serait un hommage rendu à ces génies bienfaisants qui forment les générations, génies bien plus utiles à l’humanité que les rois et les conquérants, et dont la noble influence dure encore quand ceux qui ont ensanglanté ou tourmenté le monde sont depuis longtemps et justement oubliés.

Lorsque Corneille écrivait Le Cid, il avait près de lui quelque paysan qui travaillait la terre. Ce labeur du paysan n’était ni plus rude, ni plus noble que celui du grand homme. Les arrière-neveux de ce paysan jouissent aujourd’hui du travail de leur aïeul ; pourquoi les petits-fils de Corneille seraient-ils déshérités ?

À cela deux objections :

L’héritier d’un homme de génie pourrait donc supprimer les œuvres de son père, ou en restreindre la publicité ? Ce droit de propriété augmenterait le prix des livres, et on ne saurait trop répandre les lumières.

La première objection a été souvent répétée. Les héritiers de Voltaire, a-t-on dit, et bien moins encore, des hommes de parti qui achèteraient le droit de ces héritiers, pourront donc supprimer ces écrits célèbres, et confisquer le génie au profit de leurs préjugés ou de leurs passions ?

M. de Lamartine a répondu à cette objection : « Ce cas si improbable dans l’avenir, a-t-il dit, ne s’est pas présenté une seule fois dans le passé… on ne fait pas la législation d’une hypothèse. L’hypothèse d’un ouvrage nécessaire au monde, utile, moral, publié pendant des années et artificiellement éteint pour le monde, a paru à votre Commission si chimérique, qu’elle n’a pas cru devoir le mentionner dans la loi. Vous examinerez[29]. »

En Angleterre, et depuis deux siècles, la loi prévoit cette hypothèse chimérique, et donne un moyen d’éviter cette confiscation impossible ; le cas ne s’est jamais présenté. L’intérêt ou la piété filiale ont toujours suffi pour qu’on réimprimât les ouvrages qui manquent dans la circulation. Se métier ici de l’intérêt personnel est à peu près aussi raisonnable que de se métier de ce que pourraient faire les héritiers d’un champ ; dépouiller les enfants d’un écrivain, de crainte qu’ils n’anéantissent la richesse que leur a léguée leur père, est à peu près aussi logique que si l’on supprimait l’héritage, de crainte que les enfants ne laissassent la terre en friche. L’expérience est là pour prouver que le meilleur moyen d’entretenir les propriétés, c’est de leur donner des propriétaires. Qu’il y ait un héritier de Montesquieu, on peut être sûr que, pour soutenir la noblesse de son nom et pour accroître sa fortune, cet héritier s’ingéniera pour stimuler le goût du public et lui faire lire et relire l’Esprit des lois.

Je n’insiste pas sur ce point. Bien n’empêche d’insérer dans la loi la disposition anglaise, qui met l’expropriation littéraire à la portée de tous les amateurs. Si, avec deux lignes inutiles, on peut éviter une discussion chimérique, il est sage de les adopter.

Reste le prix des livres. C’est une objection qui n’est pas sérieuse, si l’on reconnaît le droit ; on ne peut pas renverser la justice au nom de l’utilité. Supposez que demain on abolisse l’héritage, qui doute que la suppression de la rente n’amène une réduction dans le prix du grain ? Ce serait une mesure de même nature, et il semble que payer le pain bon marché est d’un bien autre intérêt public que d’avoir les livres à bas prix. Ce serait une confiscation, dira-t-on, je l’avoue, mais je ne trouve pas la confiscation de la propriété littéraire chose plus équitable ; la seule différence que je vois, c’est qu’en ce point l’habitude nous ferme les yeux.

Allons plus loin. On suppose que le monopole, comme on l’appelle, élève le prix des livres, et qu’il y a là une charge onéreuse pour le public. On connaît mal les affaires, quand on raisonne ainsi.

La propriété d’un livre est un monopole, cela est vrai, mais c’est le monopole d’un objet qui n’est pas nécessaire, et qu’on peut aisément remplacer. Le monopole du grain, du vin, du sucre, nous met aux pieds de celui qui tient, en quelque façon, notre vie dans ses mains ; mais si demain un libraire élevait le prix de ses éditions au delà de certaines limites, personne n’achèterait, il serait promptement ruiné. Pour les choses de luxe, dont la consommation n’est pas forcée, c’est la demande et non l’offre qui fixe le prix. En librairie, comme en d’autres industries, il est un prix courant qu’on ne peut pas dépasser. Les auteurs, de leur vivant, ont un monopole ; voit-on cependant que les livres se vendent si chèrement ? Éditeurs et libraires courent au-devant du lecteur et tâchent de l’attirer par l’appât du bon marché. La gloire de l’écrivain, la nouveauté du sujet n’élèvent point le prix du livre ; on vend plus d’exemplaires, quand on est célèbre, mais on ne le vend pas plus cher. Il n’y a donc rien à craindre de ce prétendu monopole.

Mais la redevance payée à l’héritier entre dans le prix du livre et doit l’élever. Cela est moins vrai qu’on ne suppose. D’une part, cette redevance est si faible, qu’elle est insignifiante pour l’acheteur. Qu’est-ce que 10, 20 ou 30 centimes sur le prix d’un volume de 1 franc, de 3 ou de 5 francs ? D’un autre côté, il faut considérer qu’un libraire qui n’a point de concurrence à redouter peut imprimer à un beaucoup plus grand nombre d’exemplaires, et c’est le chiffre du tirage qui fait le prix des livres. Si je suis le seul éditeur de Mme de Sévigné, je puis donner à 3 ou 4 francs un beau volume, qu’autrement il me faut vendre 5 ou 6 francs ; je payerai 40 ou 50 centimes de droit d’auteur, et je vendrai 2 francs moins cher ; où sera la perte pour le public ?

On se plaint souvent que la librairie fabrique aujourd’hui des livres incorrects, imprimés en caractères illisibles, sur de mauvais papier : la faute en est surtout à la concurrence illimitée, à l’absence d’une propriété littéraire. L’éditeur n’a qu’un moyen d’être maitre du marché pendant quelque temps, c’est d’y jeter une marchandise de rebut, qui ne laisse aucune marge à la contrefaçon. Comment voulez-vous que j’édite un beau Corneille, sur papier solide, avec un texte soigneusement revu sur les textes primitifs, et un choix de variantes, quand demain on s’emparera de mon travail, et qu’on vous offrira le même ouvrage au quart du prix ? Ce n’est pas seulement le droit des héritiers, c’est encore l’intérêt littéraire qu’on sacrifie à ce qu’on nomme l’intérêt public.

Jusqu’à présent, en défendant le droit de propriété, je n’ai parlé que des héritiers ; la question change-t-elle, quand il s’agit des éditeurs ?

On l’a pensé quelquefois, et, pour parler avec M. Villemain, on a vu dans la perpétuité de la propriété : « un droit onéreux pour le public, illusoire pour la famille de l’auteur, et qui ne servirait, à la longue, qu’au monopole des spéculations privées[30]. »

Le défaut que je trouve à cette objection, c’est qu’on peut la faire à toute espèce de propriété. Quand des héritiers ont vendu le champ que leur auteur a défriché, il est bien certain que ce champ devient la propriété exclusive de celui qui l’achète ; mais ce ne sont pas les héritiers qui peuvent se plaindre, car on leur a payé d’autant plus cher la propriété du sol, qu’on a compté sur un revenu perpétuel. Toutefois, il est un cas où la perpétuité n’entre plus les considérations de l’acheteur : c’est lorsque la durée de la vente est fort longue ; une emphytéose d’un siècle ou d’un siècle et demi a autant de valeur qu’un domaine perpétuel. Si donc il y avait un intérêt public à ce que la propriété littéraire ne fût pas éternelle, il est visible que, sans préjudicier au droit des familles, on pourrait lui fixer un terme, pourvu que ce terme fût fort éloigné. Qu’on n’ait jamais pris de mesures pareilles avec la propriété foncière, la raison en est toute simple ; celui qui achète un fonds de terre ne reste pas oisif, il cultive, il améliore, il transforme et s’approprie par son travail le champ qu’il a payé ; le droit de propriété se renouvelle sans cesse dans ses mains ; il n’en est pas ainsi de l’éditeur : ce qu’il possède est une chose morte, il n’y ajoute rien du sien. Le Molière qu’il ferait valoir aujourd’hui serait le même que celui qu’on a publié il y a deux cents ans.

Mais quel serait cet intérêt public en faveur duquel il serait juste d’admettre une exception à la perpétuité du droit de propriété ? Ce n’est pas pour obtenir le bon marché, j’ai montré que c’était là une illusion ; ce n’est pas davantage pour répandre les livres, il est évident que pour faire valoir la richesse qu’il croit avoir dans les mains, un propriétaire se remuera plus que ne fait un spéculateur qui ne songe qu’à des entreprises prochaines, à des affaires promptes et faciles. Un héritier de Montesquieu calculera sur une vente de vingt ans, et se contentera d’un revenu lent et sûr ; un éditeur calcule sur une vente plus rapide. Le seul intérêt public que je reconnaisse, c’est un intérêt littéraire. Les chefs-d’œuvre deviennent avec le temps un sujet d’études. Au bout d’un siècle, ce sont des monuments historiques ; on ne les lit pas seulement, on les annote, on les commente, on les cultive. Serait-il juste de mettre à la merci d’un éditeur cette part si importante de l’œuvre littéraire d’une nation ? Non, sans doute, et cependant, si je publie mes notes sur Corneille sans les joindre au texte, qui les achètera ? et s’il me faut entrer en arrangement avec le libraire propriétaire, qui sera le maître de mon travail ? lui ou moi ? Il y a là une difficulté sérieuse. On pourrait la trancher en limitant à un siècle la jouissance de l’éditeur, durée plus que suffisante pour l’indemniser, et en même temps pour assurer à l’héritier qu’il recevra la pleine valeur de sa propriété. Toutefois, à ce moyen je préférerais une disposition législative qui fit la part des droits de chacun. Nous n’avons que trop de penchant à entamer le droit de propriété, et alors même qu’il amènera quelques inconvénients, il me semblera toujours plus sage de le régler que de le détruire.

§ IV.

Conclusion.


Jusqu’à présent j’ai raisonné en homme d’affaires, et je ne doute pas que ces arguments ne semblent indignes de la majesté des lettres li certaines gens qui vivent dans les nuages. Quoi, diront-ils, toujours des questions d’argent ? Est-ce donc pour cela qu’on écrit ? Y a-t-il quelque chose de plus honteux que

                                            Ces auteurs renommés
        Qui, dégoûtés d’honneurs et d’argent affamés,
        Mettent leur Apollon aux gages d’un libraire,
        Et font d’un art divin un métier mercenaire ?

N’en déplaise à Boileau, qui ne refusait pas les bienfaits du grand roi, il faut descendre à ces considérations vulgaires, quand on défend son bien contre ceux le prennent. Je ne sais pas si vivre de ses œuvres littéraires est quelque chose de grossier et de matériel, mais je sais qu’il n’y a rien de plus matériel ni de plus grossier que la contrefaçon. À entendre les adversaires de la propriété littéraire, il semble toujours que les contrefacteurs n’aient souci que de répandre les idées d’autrui et d’éclairer le monde : je ne leur vois d’autre ambition que de s’emparer du bien d’autrui sans payer. Pour leur répondre, il faut donc raisonner comme eux. que le public charmé porte son obole au talent, et enrichisse les héritiers d’un grand homme ? Craint-on, qu’un Corneille ne perde son génie, parce qu’il ne sera pas assailli par la misère, et qu’il ira de pair avec un avocat ou un médecin ? Cuvier renouvelle les sciences naturelles, l’État le paye pour enseigner publiquement ses découvertes : rien ne semble plus juste. Ces découvertes, il les imprime, et les offre non plus à quelques auditeurs, mais au monde : dès ce moment, on ne lui doit plus rien ? Où est la justice ? Où est l’équité ?

Enfin, et au risque de passer pour un esprit vulgaire et grossier, je dirai que ceux qui attaquent la propriété littéraire ne se doutent pas du rôle qu’elle joue de notre temps. Ils ne voient jamais que les grands poëtes, les génies supérieurs ; c’est le petit nombre dans la littérature comme ailleurs. Qu’on prenne le Journal de la librairie, on saura bien vite à quoi s’en tenir sur ce point. Le gros de l’armée littéraire ne songe pas à la gloire, et travaille pour l’utilité. Ceux qui écrivent pour nos enfants, grammairiens, auteurs de dictionnaires, compilateurs d’histoire et de géographie ; les médecins, les architectes, les ingénieurs, les chimistes, les physiciens, les géomètres, les agronomes, les jardiniers, etc., etc., tout ce monde-là imprime des milliers de volumes, et jette des millions dans la circulation, sans rien espérer que l’estime des honnêtes gens, et un salaire proportionné à la peine. Ce n’est pas avec des grands mots qu’on peut payer ces travaux obscurs, mais utiles, qui demandent tant de patience et de vertu.

Il est étrange qu’on en soit encore à comprendre que, dans un pays libre et civilisé, rien n’est plus digne d’encouragement que l’industrie volontaire de tous ces hommes qui se vouent à l’éducation perpétuelle de la société. Les avantages que chacun de nous en retire sont de tous les instants ; nous ne faisons rien sans consulter un livre. Dans nos procès, dans nos maladies, en voyage, à la campagne, nous allons toujours chercher ces maîtres modestes qui ont réponse à tout, ces amuseurs toujours prêts ; ils nous évitent ennui, fatigue, dépenses ; jamais services plus grands ne furent rendus à moins de frais ; pourquoi donc la reconnaissance nous semble-t-elle si lourde ? Que risquons-nous cependant ? Comme le dit ingénieusement Carlyle, nous jouons contre l’auteur avec des dés pipés. Si le livre est bon, nous le payons d’une obole, si le livre est mauvais, l’auteur peut mourir de faim sans que la société s’en inquiète. Il est incroyable qu’on trouve des gens assez résolus pour accepter des conditions aussi inégales, mais il est plus incroyable encore qu’on trouve naturel de condamner à la misère les enfants de ceux qui se dévouent pour nous enrichir, nous instruire ou nous amuser.

Reconnaître la propriété littéraire pleine et entière, c’est justice ; c’est à la fois récompenser le travail et rendre à l’écrivain la place qui lui appartient dans l’État. C’est en faire un citoyen au lieu d’un paria ; c’est encourager quiconque sait tenir une plume à servir son pays de toutes les forces de son intelligence, s’en remettant au pays du soin de le récompenser.

Cette récompense, c’est le denier que paye chaque lecteur, récompense vraiment honorable, souscription perpétuelle où chaque admirateur apporte volontairement son offrande. Pour se dispenser de reconnaître la propriété littéraire, des gens qui chargent l’État de leur reconnaissance nous parlent des générosités de Louis XIV, et demandent des récompenses nationales pour les hommes de génie ou leurs héritiers. Tout cela, c’est une aumône donnée aux gens qu’on dépouille. Soyons justes, et nous n’aurons pas besoin de cette fausse générosité. Le public fait la fortune du médecin qu’il consulte, et lui donne à la fois richesse et considération ; reconnaissez la propriété littéraire, il en sera de même pour l’auteur et pour ses enfants.

Mais, dit une dernière objection, du jour où la propriété littéraire enrichit l’écrivain, ne craignez-vous pas qu’il ne cherche les œuvres les plus productives, et non pas les plus honorables ; la littérature sera abaissée. Crainte mal fondée ! La littérature, aujourd’hui, comprend toute la vie sociale ; il n’est rien qui n’aboutisse à un livre. On écrit sur tout ; il n’est pas une science, pas un art, où, à côté du praticien, vous n’ayez un écrivain qui expose la théorie ancienne, ou qui en cherche une nouvelle. Rien ne sera changé à ce qui existe, aujourd’hui surtout que la propriété est, depuis soixante ans, viagère. La littérature continuera d’être l’expression de la société, avec toutes ses vertus et tous ses vices. Nous avons des gens qui se consacrent à nos plaisirs, et d’autres qui ne cherchent qu’à nous instruire : nous payons fort cher les premiers et fort mal les seconds ; cependant nous ne voyons pas qu’on abandonne la chaire ou l’école pour des occupations moins sévères et plus profitables. Il y a dans la société des gens qui préfèrent l’honneur à l’argent, la même différence continuera d’exister chez les auteurs. Quand on aura reconnu un héritage littéraire, on aura effacé une injustice, mais on n’aura pas changé le cœur humain, et la vraie littérature n’aura rien perdu de sa noblesse.

Je finis par un sonnet de Woodsworth : c’est un poète, et notre siècle n’en a pas connu de plus moral et de plus désintéressé ; mais il sentait ses droits, et plus encore ceux de ses rivaux. Lui aussi a voulu protester énergiquement contre ce sophisme dont on se sert pour se dispenser d’être juste, et qu’on jette à la tête des gens pour avoir le droit de les dépouiller.


A PLEA FOR AUTHOS, MAY 1838

Failing impartial measure to dispense
To every suitor, Equity is lame;
And social Justice, stript of reverence
For natural rights, a mockery and a shame;

Law but a servile dupe of false pretence,
If guarding grossest things from common claim
Now and for ever, she, to works that came
From mind and spirit, grudge a short-lived fence.

« What! lengthened privilege, a lineal tie,
For Books! » Yes, heartless ones, or be it proved
That ’tis a fault in us to have lived and loved
Like others, with like temporal hopes to die;

No public harm that genius from her course
Be turned; and streams of truth dried up, even at their source[31]!

Édouard Laboulaye.

  1. Déclaration de Blois, du 3 avril 1513 : « Pour la considération du grand bien qui est advenu en notre royaume au moyen de l’art et science de l’impression, l’invention de laquelle semble être plus divine qu’humaine, laquelle, grâce à Dieu, a été trouvé et inventée de notre temps…, par laquelle notre sainte foi catholique a été grandement augmentée et corroborée, justice mieux entendue et administrée, et le divin service plus honorablement et curieusement fait, dit et célébré, au moyen de quoi tant de bonnes et salutaires doctrines ont été manifestées, communiquées et publiées à tout chacun, etc. » Louis XII avait deviné le rôle de la presse, admirable outil de civilisation que ceux-là seuls insultent qui ne savent pas s’en servir, ou qui ont peur de la vérité.
  2. Procès-verbal de ce qui s’est passé au Parlement, touchant les six arrêts du Conseil du 30 août 1777, concernant la librairie (séance du 10 août 1779), p. 68.
  3. Exposé des motifs du projet de 1841, p. 3.
  4. Commission de la propriété littéraire ; collection de procès-verbaux ; Paris, 1826, p. 22.
  5. Paroles de l’avocat général Séguier, Procès-verbal, etc., p. 69.
  6. Séguier, ibid., p. 69.
  7. Troisième lettre à un ami, concernant les affaires de la librairie, p. 29. Suivant Barbier, ces lettres sont de l’abbé Pluquet et elles ont été publiées en 1777. Je n’ai vu que la seconde, qui est datée du 21 janvier 1778, et la troisième qui est datée du 6 février 1778.
  8. Procès-verbal, etc., p. 68.
  9. Cette lettre est datée du 19 décembre 1778.
  10. Lettre à M. D***, p. 15-17.
  11. Voir toutefois Breulier : Du droit de perpétuité de la propriété intellectuelle, Paris, 1855, p. 39.
  12. Commission de la propriété, p. 127
  13. Commission de la propriété littéraire ; collection des procès-verbaux ; Paris, 1826, p. 76-71.
  14. Rapport du comte Siméon, p. 13. Séance du 20 mai 1839.
  15. Ibid., p. 19.
  16. Rapport du comte Siméon, p. 14, séance du 20 mai 1839.
  17. Exposé des motifs, p. 2. Séance du 18 janvier 1841.
  18. Exposé des motifs, p. 6.
  19. Rapport, p. 4. Séance du 13 mars 1841.
  20. Rapport, p. 4-7.
  21. Rapport, p. 7.
  22. Bluntschli, Deutsches Prlvatrecht, § 46, en fait un droit personnel, le droit de l’inventeur ; M. Wachter, Verlagsrecht, § 9, Stuttgart, 1857, en fait un Vermogensrecht.
  23. J’emprunte ces citations à l’intéressant ouvrage de M. Breulier, Du droit de perpétuité de la propriété intellectuelle, p. 30.
  24. Pascal (éd. Havet), art. XXIV, 68, p. 343.
  25. Deutsches Privatrecht, § 56 ;
  26. Bluntschli, Deutsches Privatrecht, § 40.
  27. Conf. Wächter, Das Verlagsrecht, § 9.
  28. Commission de la propriété littéraire, etc. p. 117.
  29. Rapport, p. 18. Séance du 13 mars 1841.
  30. Exposé de la loi de 1841, p. 6.

  31. REQUÊTES POUR LES AUTEURS, MAI 1838

    Quand elle ne donne pas une mesure égale à chacun de ceux qui l’invoquent, l’équité est boiteuse ; et la justice sociale ; quand elle se dépouille du respect des droits naturels, n’est qu’une farce et une honte ; la loi n’est que la dupe servile de fausses apparences, si, tandis qu’elle protège maintenant et toujours les biens les plus grossiers, elle marchande une défense passagère aux œuvres qui viennent de la pensée et de l’esprit.


    « Quoi, de longs privilèges, un majorat pour des livres ! » Oui, gens sans cœur, ou bien prouvez-nous que nous avons eu tort de vivre et d’aimer comme les autres, tort d’avoir les mêmes espérances terrestres pour nous aider à mourir.


    Quoi ! ce n’est pas un fléau public que de détourner le génie de sa course, et de sécher à leur source même des flots de vérité !