Études sur la poésie grecque/L’hégélianisme dans l’interprétation de l’Antigone de Sophocle

Pour les autres éditions de ce texte, voir L’Hégélianisme dans la critique savante en Allemagne.

L’hégélianisme dans l’interprétation de l’Antigone de Sophocle
Hachette et Cie (p. 147-189).

L’HÉGÉLIANISME

dans l’interprétation de l’Antigone de Sophocle



La théorie des milieux, appliquée à la critique littéraire, a fait de nos jours une assez belle fortune. L’homme de talent qui l’a mise en vogue lui a donné sa valeur parmi nous, tantôt par une richesse ingénieuse d’observations qui la féconde et l’anime, tantôt par une rigueur impassible et obstinée de déduction qui semble lui communiquer la solidité de la science. Cette théorie, dans sa pensée première et dans ses éléments inattaquables, n’est pas neuve ; elle est vieille comme la sagesse des Grecs, qui reconnaissaient déjà combien les conditions physiques elles-mêmes modifiaient la nature morale des peuples. Ce qu’elle a de plus nouveau sous sa forme contemporaine, c’est peut-être l’excès, l’esprit exclusif des applications, et par suite une affinité avec les systèmes matérialistes. Cependant elle reste vraie, et prête encore à des développements. Ainsi elle pourrait servir à expliquer et à juger la critique elle-même, dont le premier devoir semblerait consister à se dégager des influences extérieures d’habitudes et de milieu pour devenir clairvoyante et impartiale, et qui, au contraire, en est presque toujours si profondément pénétrée.

Parmi ces influences, une des plus intéressantes et des plus nécessaires à étudier, c’est celle qu’exercent ainsi, même en dehors de leur domaine propre, quelques hommes doués d’autorité et philosophes de nature, dont l’empreinte reste marquée sur l’esprit de leur temps. Par exemple, tout historien littéraire de notre pays devra tenir compte de la direction imprimée pendant trente ans à une partie considérable de la critique par M. Cousin et M. Guizot. D’eux surtout lui sont venus le souffle spiritualiste, la richesse des idées générales, l’abus de l’abstraction dans les jugements et dans le style se mêlant à un sentiment généreux d’élévation et de distinction, en un mot une sorte de doctrinarisme salutaire et défectueux qui a fait école pendant longtemps, mais n’a pas tenu contre les progrès d’un goût démocratique d’indépendance et de réalité. Mais ce sujet prêterait à plus d’une discussion. Voici, hors de chez nous et à une distance prudente de toute querelle contemporaine, un exemple assez curieux de cette action, parfois imprévue, d’un penseur sur la critique littéraire, même dans les régions paisibles et lointaines de l’antiquité. L’examen nous en sera d’autant plus facile que nous sommes désintéressés dans la question. Peut-être même mériterions-nous plutôt le reproche de n’y point porter assez d’intérêt, car il n’y a guère d’emploi plus noble et plus délicat des facultés critiques que l’interprétation des chefs-d’œuvre de l’art grec. Il s’agit de l’Antigone de Sophocle, celle de ses pièces qui semble avoir le plus charmé les modernes. C’est elle que choisissait Barthélémy pour révéler tout d’un coup à son philosophe barbare la délicatesse de la civilisation athénienne, et, plus près de nous, d’abord à la cour savante de Berlin, puis à Paris, en 1844, à l’Odéon, elle se faisait applaudir dans des représentations remarquables par une certaine recherche archéologique, que soutenait la musique de Mendelssohn.


I


On sait que cette tragédie est regardée comme une des productions les plus parfaites de la scène athénienne. L’antiquité nous a laissé les témoignages les plus décisifs de son admiration, et la critique de nos jours, sans atteindre à l’enthousiasme que la tradition prête au public d’Athènes, ne s’est pas montrée avare de ses louanges. On sait aussi que Sophocle est reconnu comme le plus grand artiste de la tragédie grecque, comme le maître par excellence dans la science de la composition.

Cet heureux génie avait le don de la pureté ; les contours chez lui sont nets et simples, et, bien que sa langue savante ait ses obscurités, il est assurément un de ceux qui, dans le grand siècle de l’art, semblent refléter la limpidité du ciel athénien. Or le succès de l’Antigone doit s’expliquer principalement par cette qualité, car, parmi les autres pièces du poète, il en est où la pensée dramatique a plus de grandeur et où les angoisses de l’émotion tragique sont plus vives. Il faut donc bien que dans cette fleur si prisée de sa riche couronne ait brillé à un degré supérieur cette clarté harmonieuse qui le distingue entre ses rivaux. Eh bien, aujourd’hui on ne s’accorde pas sur le sens de l’Antigone, et l’on discute pour savoir quelle en est l’idée principale : fait étrange, et qui doit nous avertir combien il nous manque encore, et sans doute il nous manquera toujours, pour arriver à la pleine et entière intelligence du drame grec.

Cette divergence entre les interprètes est venue principalement d’une opinion émise avec autorité par un des hommes qui ont le mieux connu la Grèce, le célèbre érudit Auguste Boeckh. Bien qu’assez singulière en elle-même, comme j’essayerai de le montrer bientôt, cette opinion n’en a pas moins fait loi en Allemagne, où la critique sur l’Antigone n’est guère, depuis un demi-siècle, qu’un acquiescement prolongé à la doctrine de l’illustre maître. Pour ne citer que les principaux, des hellénistes de la valeur de Godefroid Hermann et d’Otfried Muller l’ont docilement acceptée. Boeckh l’exprimait pour la première fois en 1824 dans une dissertation qu’il reproduisit dix-neuf ans plus tard à la suite d’une traduction, et nous la retrouvons encore en 1872 dans la dernière édition du livre de Bernhardy, le savant historien de la littérature grecque. Ailleurs qu’en Allemagne, elle n’a pas toujours obtenu la même approbation ; mais elle est restée tellement considérable, qu’il n’y a guère, sauf en France, d’interprète de l’Antigone qui n’en subisse l’influence ou se dispense de la discuter. Ainsi on en reconnaît les traces dans l’introduction que M. Donaldson mettait en tête d’une édition et d’une traduction très estimées en Angleterre, et, tout récemment aux États-Unis, M. Woolsey vient de consacrer en grande partie à une réfutation très sensée de cette théorie la préface d’une édition classique de la tragédie de Sophocle[1].

Peut-être est-il moins utile de réfuter Boeckh que de montrer ce qui a pu fausser son jugement. Il serait d’une injustice choquante de refuser à lui-même et à ses partisans la sagacité et le sens du génie grec, quand ils s’en tiennent à ce que leur fournit leur profonde et pénétrante érudition. On ne s’expliquerait donc pas ces erreurs de leur part sans une cause étrangère. Il y en a une en effet. Ils ont subi une influence non remarquée jusqu’ici, qu’ils n’ont point avouée et dont ils n’ont peut-être pas eu pleinement conscience : celle de Hegel, qui, précisément à l’époque où parut la dissertation de Boeckh, développait avec une autorité croissante l’ensemble de ses hardies constructions, et imposait au public de Berlin ces formules absolues où la pensée allemande est entrée pour longtemps comme dans des moules. C’est lui qui a conçu l’ordre d’idées auquel appartient la théorie de Boeckh, et préparé les esprits à la recevoir ; c’est même lui qui le premier en a arrêté les principaux traits, car il s’est occupé de l’Antigone avec une remarquable insistance. Dès 1807, il y faisait d’importantes allusions dans son premier ouvrage original, la Phénoménologie de l’esprit ; la pièce de Sophocle est l’objet d’une mention directe et d’une appréciation dans ses Fondements de la philosophie du droit (1821), et il en est encore assez longuement question dans l’Esthétique, publiée en 1838, après sa mort, par ses élèves. Ce qui explique de sa part cette préoccupation particulière, c’est que, pour lui, cette tragédie antique renferme déjà la question des rapports de la religion et de l’État, question si grave dans la société moderne et qui la passionne si vivement. Indiquons en quoi consistent ses idées.

Le philosophe allemand suit à sa manière les traces d’Aristote, le grand généralisateur de l’antiquité. Celui-ci, dans sa Rhétorique, ayant à définir la justice et les lois, s’appuie à deux reprises sur la célèbre réponse d’Antigone à la question menaçante de Créon, lui demandant comment elle a osé enfreindre les lois qu’il a promulguées :

« Ces lois, ce n’est pas Jupiter qui les a proclamées ; ce n’est pas la justice, compagne des divinités infernales, qui a édicté de pareilles lois parmi les hommes, et je n’ai pas pensé que tes décrets eussent assez de force pour te donner, à toi mortel, le droit de transgresser les lois non écrites et inébranlables des dieux, car ce n’est pas d’aujourd’hui ni d’hier, c’est de tout temps qu’elles vivent, et nul ne sait depuis quand elles ont apparu à la lumière. Je ne devais donc pas, par crainte de la menace orgueilleuse d’un homme, encourir à leur sujet la punition des dieux. »

Sophocle, en instituant par la bouche de la jeune fille cette belle opposition entre les lois humaines, ne se doutait assurément pas de tout ce qui en devait un jour sortir. Aristote, lui, reste assez fidèle à la pensée du poète : il la dépouille de sa grandeur religieuse, mais du moins la commente dans son vrai sens, en profitant de cette bonne fortune qui lui offre pour texte de sa définition de magnifiques vers, présents à toutes les mémoires. Antigone, d’après son interprétation, invoque contre une loi particulière et accidentelle la loi générale, invariable, éternellement vivante, la loi non écrite de la nature, dont tous les hommes ont toujours, sans aucune convention, reconnu instinctivement la justice ; mais écoutons Hegel : les paroles d’Antigone et sa lutte contre Créon lui fournissent à la fois un admirable exemple d’une phase sociale de l’humanité et le type supérieur de la tragédie.

Voici, à peu près sous leur forme native, les bases de la théorie sociale, où l’héroïne de Sophocle doit avoir sa place. Elles consistent dans la distinction et l’opposition essentielles des deux sexes. « L’un est l’esprit se dédoublant dans son indépendance personnelle et dans la conscience et la volonté de la libre généralité ; l’autre, l’esprit se maintenant dans l’unité comme conscience et volonté du substantiel et sous la forme de la particularité et de la sensibilité concrètes. » En d’autres termes, la libre nature de l’homme et son énergie intelligente le portent à sortir de soi, à concevoir le général, à le réaliser ; la femme, au contraire, s’enferme dans son existence particulière, s’y attache volontairement, et y concentre sa passion sur des objets sensibles. Ces objets sensibles lui sont fournis par la famille, et le sentiment pour lequel la femme est particulièrement faite, c’est la piété. Dans la famille et dans l’ordre de sentiments qui s’y rapporte directement, l’homme à son tour, après avoir livré à la vie sociale et scientifique cette partie de lui-même qui est appelée à lutter contre le monde extérieur, trouve son repos et la satisfaction morale de cette autre partie qui constitue son existence individuelle. Ainsi d’un côté sont, avec l’homme, l’État et la science, de l’autre la famille et la piété, qui contiennent toute la vie de la femme, et auxquelles l’homme participe sans s’y enfermer. Et c’est parce qu’il ne s’y enferme pas que le monde est capable d’un progrès, où la femme elle-même et ces sentiments d’une nature plus intime qui font toute sa vie seront entraînés.

Mais on conçoit qu’auparavant il puisse y avoir conflit entre la piété de la femme et la loi de l’État. Or c’est précisément ce conflit, opposition propre de la femme et de l’homme, qui, au sentiment de Hegel, est admirablement représenté dans l’Antigone de Sophocle. De là viennent le sens profond et la beauté morale de cette tragédie. « La piété, dans une de ses manifestations les plus parfaites, l’Antigone de Sophocle, est présentée de préférence comme la loi de la femme… C’est la loi des anciens dieux, des dieux des enfers, la loi éternelle dont personne ne connaît la première apparition, en opposition avec la loi publique, la loi de l’État : contraste des plus moraux et, par cela même, des plus tragiques, dans lequel se personnifient la nature propre de l’homme et celle de la femme[2]. »

Tout lecteur français que n’aura pas rebuté ce germanisme philosophique reconnaîtra qu’il ne manque ni de hardiesse ni de profondeur ; mais aucun sans doute n’y cherchera Sophocle. C’est Hegel, avec la nature propre et les formes de sa pensée, qui s’est substitué au poète athénien. Voyons aussi pourquoi il l’admire si vivement au point de vue dramatique : c’est à cause de l’excellence d’une construction qui fait que l’Antigone se dénoue de façon à satisfaire complètement l’esprit. En effet, ce qui cause cette satisfaction de l’esprit, but final de la tragédie bien plus que l’impression produite par l’infortune et la souffrance, c’est l’accord succédant à la lutte des puissances de l’action. Or dans l’Antigone ces puissances de l’action — l’État et la famille, la vie sociale et les droits de la nature, représentés par Créon et par la jeune fille — sont engagées d’abord dans un admirable conflit qui met en face l’une de l’autre deux passions exclusives, et, les deux personnages s’identifiant avec ces passions exclusives, elles se confondent avec l’action. Il en résulte que le conflit cesse par la perte inévitable des deux adversaires, et c’est ainsi que l’harmonie se rétablit entre les puissances morales de l’action, qui dans la lutte essayaient vainement de se nier l’une l’autre. La perte des deux personnages opposés est nécessaire, car ils sont tout d’une pièce, pénétrés d’une seule idée, ils ne vivent que par leur passion, et, comme le caractère exclusif de cette passion est le principe du conflit qui constitue le drame, il n’y a pas de dénouement possible sans qu’ils disparaissent et soient brisés avez elle. Antigone, au nom des droits de la famille, niait les droits de l’État et ensevelissait son frère Polynice, malgré la défense du chef de la cité ; Créon, au nom des droits de l’État, annulait ceux de la famille, en outrageant obstinément les restes d’un mort et en punissant un acte de piété fraternelle : tous deux sont victimes de leur aveuglement. Ils sont brisés dans la lutte, et ces deux grandes puissances, l’État et la famille, loin d’être détruites ni affaiblies, apparaissent en définitive fortifiées et conciliées par la ruine de ceux qui, représentant chacune d’elles au mépris de l’autre, les mettaient en opposition et méconnaissaient la moitié de leurs devoirs. Voilà ce qui fait la beauté supérieure du dénouement :

« Le mode (de dénouement) le plus parfait peut se réaliser, lorsque les personnages opposés se rencontrent sur un terrain où chacun se trouve au pouvoir de son adversaire et par là viole ce que sa situation lui commandait de respecter. Ainsi, par exemple, Antigone vit sous la puissance de Créon ; elle est elle-même de la maison royale et la fiancée d’Hémon (fils de Créon) : elle doit donc obéissance au prince. Cependant Créon, de son côté, est père et époux ; il doit respecter la sainteté des liens du sang et ne pas prendre la défense de ce qui est opposé à cette piété. Ainsi tous deux renferment en eux-mêmes ce contre quoi ils s’élèvent chacun à leur tour, et ils sont saisis et brisés dans cela même qui appartient au cercle de leur propre existence. Antigone subit la mort avant de goûter les douceurs de l’hyménée ; mais Créon aussi est puni dans son fils et dans sa femme, qui mettent fin à leurs jours, l’un à cause de la mort d’Antigone, l’autre à cause de celle d’Hémon. Aussi, parmi les chefs-d’œuvre de l’art dramatique ancien et moderne (je les connais passablement, et chacun doit et peut les connaître), l’Antigone me paraît, sous ce rapport, le plus parfait et le plus excellent[3]. »

Ce qui domine encore dans la théorie dramatique de Hegel et dans son appréciation esthétique de l’Antigone, c’est une vue de haute morale sociale. Il la suppose chez Sophocle et fait consister l’art du poète dans un système d’oppositions symétriques et de déductions rigoureuses qui la met en évidence. Est-il besoin de remarquer combien cette métaphysique ingénieuse est étrangère au drame grec et en général dénuée de sens dramatique ? Sans doute cette jouissance élevée et délicate que donne au théâtre la vue d’un chef-d’œuvre n’est pas uniquement produite par la peinture de la souffrance et de l’infortune ; mais, quelles que soient les conditions auxquelles y est soumise une pareille peinture et quelques difficultés qu’elles présentent à notre étude, croyons-en d’abord les Grecs eux-mêmes. Avant les modernes, écoutons Aristote, qui nous dit que le but de la tragédie est un soulagement particulier de l’âme obtenu par la terreur et par la pitié, et non pas une satisfaction de l’intelligence. Le principal a toujours consisté et consistera toujours dans la passion et dans le pathétique, sans lesquels les pensées profondes laissent le public froid. Cette vérité si simple n’a pas trouvé place dans les conceptions abstraites de Hegel, et, ce qui peut surprendre davantage, elle semble oubliée par des hommes qui ont vécu dans la poésie grecque et ont beaucoup fait en Allemagne pour en avancer la connaissance. Ils sont en effet les vrais continuateurs de Hegel, sinon ses disciples volontaires. Le terrain était si bien préparé autour d’eux par le philosophe, que l’explication de Boeckh parut la vérité même dès le jour où il la publia. Il ne fut plus guère question de l’appréciation si sensée de Schlegel lui-même. Le caractère allemand se reconnaissait et s’attachait à une doctrine, où son goût pour les formules et les antithèses trouvait pleine satisfaction. Entre les idées de Hegel et celles de Boeckh, la parenté est frappante, et je m’étonne qu’elle n’ait pas été signalée.

On vient de voir que le premier, dans les Fondements de la philosophie du droit, explique l’Antigone par l’opposition de la famille et de l’État, des lois étroites de la religion domestique et des lois générales de la société : telle est aussi la pensée qui domine chez Boeckh. Hegel, dans son Esthétique, juge qu’il y a non seulement deux victimes, mais deux coupables : l’un des deux personnages en lutte a méconnu les droits de l’État, l’autre ceux du sang. L’illustre érudit émet la même proposition et la développe, en y insistant bien davantage, dans un sens un peu différent, mais qui à coup sûr ne vaut pas mieux. Il y a, dit-il, en face de deux puissances respectables, la religion de la famille et la loi de l’État, deux criminels justement punis : Créon, dont l’obstination cruelle entraîne la perte de son fils Hémon et de sa femme Eurydice, et Antigone elle-même, moins coupable que son adversaire, mais digne de blâme pour avoir oublié la réserve que lui commandait son sexe et violé audacieusement les lois de la cité. Elle est, comme dit le chœur, « la vraie fille de l’intraitable Œdipe » ; fatalement égarée par la passion, « elle s’est heurtée contre le trône élevé de la justice. » En définitive, elle porte la peine d’une inutile transgression, car les dieux n’avaient pas besoin d’elle pour venger les droits outragés de la famille, et elle n’avait qu’à les laisser faire. Voici donc quelle est la pensée principale du poète, celle qui fait l’unité de son œuvre, vainement niée ou cherchée ailleurs : il y a excès chez Créon, excès chez Antigone, et c’est ce qui les perd l’un et l’autre dans le double drame où ils jouent successivement le premier rôle ; donc de l’opposition de ces deux excès, et des effets semblables qu’ils produisent, ressort une leçon de modération. L’attachement obstiné à son propre sentiment, la folie de la passion qui franchit les bornes légitimes, conduisent à la ruine. Si les deux victimes sont frappées, c’est qu’elles n’ont pas accepté le double frein qui est imposé à la volonté individuelle et à la passion par les lois divines et par les lois humaines. Une faute analogue cause aussi l’égarement et la mort d’Hémon. Donc, selon la sentence par laquelle le chœur clôt la tragédie comme par sa vraie conclusion, la sagesse est de beaucoup le meilleur moyen d’arriver au bonheur. C’est là cette pensée profonde qu’on devait trouver dans un chef-d’œuvre de Sophocle ; elle le pénètre et l’anime tout entier. Et cette vérité éclata avec une telle évidence aux yeux des Athéniens charmés, que c’est sans doute pour cela qu’ils s’empressèrent, dès l’année qui suivit la représentation d’Antigone, d’élire au nombre de leurs stratèges un poète d’aussi bon conseil. Voilà comment Boeckh explique le renseignement ancien qui nous apprend qu’un succès littéraire fut transformé par le peuple en titre décisif à une fonction politique, et il introduit sans hésiter cette supposition parmi un grand nombre d’observations justes que ne pouvait manquer de lui suggérer sa profonde connaissance de l’antiquité hellénique.

Il faut avouer que, pour être présentées sous une forme plus accessible que celles de Hegel, les idées de Boeckh n’en sont pas moins singulières. Quoi ! tel est bien le vrai sens du rôle d’Antigone ! Quoi ! lorsque la puissante et pure imagination de Sophocle créa cette noble figure, il voulait en faire un exemple instructif de la folie humaine ! Et ce qui lui concilia les spectateurs athéniens, ce ne furent pas les pleurs d’admiration et d’attendrissement qu’il leur fit verser, ce fut le spectacle salutaire d’une faute suivie de son châtiment ! Il semble difficile de déplacer plus étrangement l’émotion dramatique, et de mieux montrer comment un parti pris ou une malheureuse préoccupation logique peut fermer les meilleurs esprits aux impressions les plus naturelles. En réalité, tout lecteur non prévenu est pénétré de ce sentiment : Antigone nous touche par son dévouement, par son exaltation, par sa faiblesse, par sa mort ; elle a toute notre sympathie, et Sophocle a voulu qu’elle l’obtînt. Comme le remarque très bien M. Woolsey, non seulement l’effet direct de son rôle, si pathétique, nous inspire cette sympathie, mais nous y sommes disposés par la plupart des autres rôles : l’amour d’Hémon et son plaidoyer, les efforts de la timide Ismène pour partager la destinée de sa sœur, les sentiments mêmes du gardien malgré sa nature vulgaire, ceux du chœur malgré sa prudente mobilité, l’intervention de Tirésias, nous la font aimer et plaindre, lui concilient encore notre admiration, enfin la justifient. Ainsi un courant bien sensible traverse tout le drame et nous entraîne dans un sens favorable à l’héroïque jeune fille.

Sophocle lui-même pouvait-il avoir une autre pensée ? Le merveilleux instinct poétique de la Grèce, qui a mêlé tant de délicatesse et de tendre émotion aux mœurs barbares et aux sombres catastrophes de son antique épopée, avait trouvé le premier la plus heureuse conception. De cette race de Laïus, souillée par l’inceste et fatalement vouée aux crimes les plus odieux contre la sainteté de la famille, il avait fait naître une jeune fille dévouée jusqu’au sacrifice de la vie à ces mêmes devoirs violés par les siens : forme bien touchante de purification et d’expiation, qui compensait tant d’horreurs accumulées sur cette famille maudite, et rassurait la conscience des Grecs, habitués à chercher de vagues images de leur destinée dans les terribles fables de leurs origines. Eschyle, rencontrant dans ses trilogies thébaines cette belle légende, n’avait eu garde de la négliger. Il lui avait réservé une place à la fin de la grande construction dramatique dont nous possédons la dernière pièce, les Sept devant Thèbes. Au terme même de cette tragédie, quand le réveil terrible d’Érinnys vient tout à coup de précipiter Étéocle contre Polynice et de faire périr les deux frères par la main l’un de l’autre, il n’avait pas suffi au poète de mettre sous les yeux l’accomplissement de la malédiction paternelle, d’exposer les cadavres sur la scène, et de faire entendre les lamentations funèbres chantées par les deux sœurs et par les jeunes filles de Thèbes. Un héraut venait au nom du conseil de la cité proclamer la distinction établie entre les deux frères : Étéocle, le défenseur de Thèbes, devait être enseveli avec honneur ; Polynice, au contraire, le destructeur de la patrie, serait privé de sépulture et abandonné aux chiens. Aussitôt Antigone se révoltait contre cet ordre, se disait prête à l’enfreindre et, par l’ardeur de sa piété fraternelle, entraînait à sa suite une moitié du chœur dans l’accomplissement des saints devoirs de la famille. Ainsi un trait d’audace héroïque et une vue ouverte sur la continuation des maux infligés à la race impure de Laïus, telle était la conclusion de cette mâle et sombre tragédie.

De cette dernière scène Sophocle fait un drame entier. Naturellement il met d’abord en pleine lumière ce qui en fait le principal intérêt : Antigone, dont il confie le personnage au premier acteur, au protagoniste, s’anime de la plus noble passion, se revêt de la plus austère pureté. Sa passion, c’est le dévouement aux devoirs et aux affections de la famille poussé jusqu’à l’exaltation. Les malheurs et les hontes des siens n’ont fait que resserrer les liens par lesquels elle se sent étroitement unie à chacun d’eux, et toute injure qui leur est faite n’atteint que plus profondément cette noble fille des Labdacides : « Sais-tu, ô Ismène, ma sœur chérie, sais-tu quelqu’un des maux légués par Œdipe que Jupiter ne doive point accomplir, nous vivantes ? Non, il n’est point de douleur, il n’est point de calamité, ni de honte, ni d’affront, que je n’aie vus réalisés dans nos maux communs. Et maintenant qu’est-ce que cet édit que le prince vient, dit-on, de faire proclamer pour toute la cité ? Le connais-tu ? est-il venu à tes oreilles ? ou bien ignores-tu de quels coups les nôtres sont menacés par nos ennemis ? » Voilà les premières paroles d’Antigone. Sa pureté, qui rehausse le prix de son sacrifice, Sophocle la fait ressortir au moyen de l’amour, mais, — c’est un point sur lequel Saint-Marc Girardin a insisté, — de l’amour traité d’une façon tout antique. Rien n’obligeait le poète à introduire l’amour dans sa tragédie. La tradition du théâtre, à la différence de l’époque moderne, semblait plutôt l’en détourner, et la légende ne l’y invitait point. Dans le récit d’Apollodore, seul texte qui nous ait conservé sur ce sujet la trace probable des anciennes épopées, Hémon est mort longtemps auparavant ; il a été la dernière victime du Sphinx. C’est donc Sophocle qui a inventé l’amour d’Hémon et qui l’a fiancé avec Antigone. Il l’a fait à une double intention : il a voulu unir ainsi la seconde partie de son drame à la première, car c’est le désespoir d’Hémon qui est la transition de l’une à l’autre, et d’abord il a voulu achever le caractère de son héroïne, qui brille ainsi d’un éclat plus pur. C’est peut-être là que son art particulier se marque le mieux.

L’amour d’Hémon n’ajoute à la valeur du dévouement d’Antigone qu’à la condition d’être partagé. Il l’est en effet ; mais la sévère unité du rôle principal n’en est pas altérée. Nulle part on n’aperçoit l’amante, pas un combat ne se livre dans son âme ; rien ne nous distrait de l’impression que produit sur nous cette belle et ardente jeune fille, tout entière possédée par la passion du sacrifice. C’est seulement lorsqu’elle a déjà été condamnée qu’un seul cri échappé de sa bouche[4] : Ô cher Hémon, comme ton père t’outrage ! et quelques paroles de sa sœur nous apprennent que celui qui vient de prononcer la sentence, ce Créon qu’elle brave avec une audace presque méprisante, est le père de son fiancé. Et, plus tard, même quand ces premiers élans se sont arrêtés, quand elle s’abandonne à sa douleur sur le seuil du tombeau qui va l’ensevelir vivante, elle ne parle que sous forme d’allusion de l’hymen auquel elle semblait prochainement destinée. Réserve singulière, parti pris absolu que ne connaît pas l’art moderne, que l’art antique lui-même devait bientôt oublier par calcul ou par impuissance. Euripide, traitant à son tour le même sujet, développera dans un sens romanesque l’amour des jeunes gens. D’abord il les unira par la complicité : cette part du péril refusée dans Sophocle par la faiblesse d’Ismène, la passion d’Hémon la lui fera accepter. Cette même passion, autant que nous pouvons juger de la marche d’une pièce que nous n’avons plus, sauvera Antigone découverte, et enfin le drame se dénouera par un mariage. À quelle distance ne sommes-nous pas déjà de la gravité de Sophocle et de sa simplicité plastique ! Où est la jeune vierge, victime expiatrice de l’inceste ? Qu’est devenue cette pure image semblable à une belle statue que la passion animerait sans altérer l’exquise noblesse des lignes, dont il avait tenu à imprimer tout d’abord les contours si nets dans notre esprit ? C’est que dans sa sévère et forte composition tout se concentrait sur la pensée religieuse d’où sa tragédie était née, la sainteté des devoirs de famille.

Et, en effet, d’abord chez Antigone elle-même, le sentiment de ces devoirs a quelque chose de singulièrement profond. Cette âme si sensible aux douces affections, « faite pour partager l’amour et non la haine, » dit un vers justement célèbre, et dont l’énergie à braver la mort n’en est que plus touchante, mêle parfois à son dévouement comme un mysticisme exalté qui la fait vivre dans ce monde des enfers « où Proserpine a déjà reçu la plupart des siens » :

« Je reposerai aimée près d’un frère aimé, saintement criminelle ; plus longtemps il me faudra plaire aux habitants des enfers qu’aux habitants de ce monde ; avec ceux-là, je reposerai toujours. » — « Tu vis, dit-elle à sa sœur, moi, mon âme est morte ; j’ai renoncé à la vie en me dévouant à ceux qui ne sont plus. »

Au milieu des transports de sa passion, elle semble se recueillir au plus profond d’elle-même et y sentir un état mystérieux qui déjà dans la région de la mort l’unit à sa triste famille.

Il y a un passage sur lequel se sont beaucoup exercés les interprètes modernes, et qui en effet paraît étrange. Dans la scène, d’ailleurs si pathétique, où Antigone exhale ses plaintes avant de mourir, se trouve une explication de sa conduite. Ce qu’elle a fait pour son frère, dit-elle, elle ne l’aurait pas fait pour ses enfants, si elle avait été mère, ni pour son mari, si elle avait été épouse. Aucun de ces deux malheurs n’eût été irréparable, car elle aurait pu se remarier et avoir d’autres enfants ; mais, comme son père et sa mère ont cessé de vivre, un autre frère ne peut pas remplacer ceux qu’elle a perdus. Quoi de plus froid qu’une pareille justification ? Aussi des critiques très autorisés rejettent-t-ils ce passage comme apocryphe. M. G. Dindorf va même jusqu’à supprimer pour des raisons de style presque tout le couplet dont il fait partie, supposant qu’une longue déclamation a été substituée à quelques vers originaux par un interpolateur ancien, peut-être par Iophon, le fils de Sophocle, plutôt par quelque mauvais poète inconnu. Le remède est radical, et l’hypothèse à peu près gratuite. Il faudrait sauver de cette sentence au moins les derniers vers, qui sont d’une incontestable beauté et se lient étroitement à ceux que le chœur prononce immédiatement après. Sans entrer dans une discussion de détail, qui porterait du reste sur des questions de langue et de goût toujours délicates à résoudre, souvenons-nous que de sérieuses raisons doivent nous faire hésiter à employer ces moyens extrêmes. D’abord les vers particulièrement soupçonnés étaient authentiques aux yeux d’Aristote, qui les cite comme de Sophocle au troisième livre de sa Rhétorique. Ensuite et surtout, nous devons nous mettre en garde contre un penchant naturel à ramener aux idées modernes les mœurs antiques, quand celles-ci nous surprennent où nous répugnent. Il n’est guère de faute de critique à la fois plus commune et plus pernicieuse à l’intelligence des ouvrages anciens ; c’est les dépouiller de leur caractère et de leur vie propre. Replaçons-nous donc d’abord, autant que possible, au point de vue grec.

On a souvent rapproché de ces paroles d’Antigone le langage prêté par Hérodote à un de ses personnages, la femme d’Intapherne, qui, ayant le pouvoir d’arracher à la mort ou son mari, ou un de ses enfants, ou son frère, se décide en faveur de celui-ci, et explique cette préférence par les mêmes raisons données presque dans les mêmes termes. L’analogie est frappante, et il est très possible qu’elle ait été cherchée. S’il était prouvé qu’Hérodote est l’imitateur, l’authenticité des vers d’Antigone serait évidente ; mais il semble plus probable, au contraire, que le poète a transporté librement dans son drame ce que le consciencieux historien avait rapporté comme conforme à la vérité des faits. En tous cas, une conclusion légitime à tirer de là, c’est que ce raisonnement qui paraît aujourd’hui inadmissible, pouvait frapper les Grecs par sa singularité, mais était, à leur sens, assez vraisemblable, pour que Darius, dans Hérodote, y donnât son approbation, et pour qu’un poète le fît entendre à des oreilles athéniennes dans une des scènes les plus touchantes qui soient au théâtre.

Le progrès des mœurs, l’influence du christianisme, ont profondément modifié la situation de la femme dans la famille. Elle a gagné en dignité, et le rapport de ses devoirs n’est pas resté le même. C’est là une observation très juste que M. Woolsey répète avec raison. L’histoire des divorces dans l’antiquité aurait de quoi nous surprendre. Les deux mariages de Porcia, envoyée par le sage Caton dans la maison d’un ami sans enfants, l’orateur Hortensius, et revenant plus riche à son premier époux, n’en formeraient pas le chapitre le moins curieux. À Athènes, du temps de Sophocle, la première fonction de la femme était d’assurer, par la perpétuité de chaque famille, la continuation du culte rendu aux morts et l’accomplissement des devoirs civiques ; l’extinction d’une famille était considérée comme un dommage pour la religion et pour l’État. Tout le droit successoral, comme on le voit clairement par les plaidoyers d’Isée et de Démosthène, se fondait sur ce principe. Ainsi l’héritage, avec les droits et les devoirs qui y étaient attachés, appartenait au fils ; la fille, si elle avait un frère, ne recevait qu’une dot. Elle savait que son frère était le continuateur de la famille, et que seul il aurait droit, après sa mort, de recevoir des autres membres, en cette qualité, les honneurs traditionnels prescrits par la religion.

Quand on se représente ces mœurs et ces institutions, on est moins étonné du langage d’Antigone. D’après les idées athéniennes, elle a rempli son devoir, et c’est le témoignage qu’elle se rend à elle-même, lorsque, condamnée par le sort, et, semble-t-il aussi, par les hommes, elle envisage sa conduite et obéit au besoin de se confirmer dans le sentiment de son droit. À ce moment, les transports auxquels elle s’abandonnait naguère, ont fait place chez elle, comme chez la Phèdre d’Euripide, à un état plus calme, où elle reprend possession de sa pensée : elle s’examine, se juge, et prononce qu’elle a bien fait. Ce n’est pas que toute autre eût été capable d’agir comme elle ; mais elle a poussé jusqu’à l’héroïsme l’accomplissement d’un devoir nettement déterminé, et la sanction divine ne tardera pas à dissiper tous les doutes. Le ciel en effet est visiblement pour elle ; de là le châtiment et le repentir de Créon.

Ce personnage de Créon, qu’on a voulu relever presque au niveau d’Antigone, n’a, dans la pensée du poète, aucun droit à cet honneur. Il lutte contre elle, mais il est vaincu, soit dans sa violence quand la jeune fille le brave, soit dans son humiliation quand le coup qu’il a frappé revient sur lui, le brise et le force à reconnaître la sainteté de ce qu’il avait condamné. Et d’abord Créon est un tyran ; c’est un tyran que Sophocle substitue au conseil qui, dans Eschyle, prononçait l’interdiction violée par Antigone. Le langage de Créon, ses formes impérieuses et violentes, ses soupçons, sa cruauté raffinée, lui en donnent le caractère, bien qu’il soit revêtu régulièrement de l’autorité, et que ses défauts, d’abord seulement indiqués, n’éclatent que dans l’ardeur de la lutte. Et telle était assurément l’impression du public républicain d’Athènes. Il n’est donc pas tout à fait exact de ramener le sujet de l’Antigone à une opposition absolue entre la famille et l’État ; ou du moins faut-il remarquer que la notion de l’État n’y paraît pas avec toute sa force. La tyrannie, telle qu’elle était entendue au théâtre, excluait plutôt qu’elle n’admettait l’idée d’un pouvoir légitime. Déjà, chez Eschyle, l’État n’était représenté que par une sorte de conseil provisoire ; personnifié dans le Créon de Sophocle, il semblait aux Athéniens encore affaibli.


II


Il y a d’ailleurs une considération qu’il n’est pas permis de négliger en pareille matière, c’est que l’opposition de l’État et de la famille n’est point une idée grecque : leur lutte ne peut être qu’accidentelle. Les Grecs, et en particulier les Athéniens, ne séparaient pas en principe l’État et la religion. La constitution de l’État est sortie chez eux de la religion de la famille, et, arrivé à son développement le plus complet et le plus indépendant, il conserve encore de nombreuses attaches avec cette origine religieuse. Sur plus d’un point, les progrès de la démocratie n’ont rien changé ; la cité, même après l’affaiblissement politique des Eupatrides et l’abaissement de l’Aréopage, c’est toujours la famille agrandie, placée sous la surveillance des mêmes dieux, faisant encore relever d’eux une partie considérable de ses institutions, de son droit civil et politique. On ne peut donc admettre, comme fait général, l’antagonisme de la loi religieuse et de la loi de l’État. Un conflit n’est pas impossible, mais c’est par une dérogation à l’ordre. Il a pu arriver que le droit de la patrie, se cherchant encore lui-même, ait prétendu, pour punir un enfant rebelle de la cité, annuler, au nom d’une religion plus générale, la religion de la famille ou en suspendre l’action ; mais cette prétention, d’après le sens des antiques légendes, est condamnée par les dieux. Les divinités augustes qui président au culte de la famille n’admettent point de distinction. Il faut que les honneurs funèbres soient rendus à Polynice ; il faut que les droits des divinités de la mort soient respectés :

« … (Bientôt) toi-même, de ton propre sang, pour prix des morts tu donneras un autre mort, car tu as fait descendre dans les ténèbres ce qui appartenait à la lumière, ton outrage a donné un tombeau pour demeure à la vie, et, d’un autre côté, tu gardes ici un mort, privé des honneurs funèbres et des rites sacrés, retenu loin des divinités infernales. Or sur leur domaine tu n’as aucun droit, ni les dieux supérieurs non plus, à qui tu fais violence. Aussi les Érinnyes vengeresses, ministres funestes d’Hadès et des dieux du ciel, te guettent pour te saisir et t’envelopper dans ces mêmes maux que tu as faits. »

Telle est la sentence prononcée contre Créon par Tirésias, interprète de la pensée divine. Bientôt le coupable sera forcé de s’y soumettre et déplorera son erreur. Comment en effet ne reconnaîtrait-il pas son crime dans le châtiment qu’il en reçoit ? Lui-même il avait prétendu approprier la punition d’Antigone à sa faute : elle qui avait voulu à tout prix accomplir les devoirs de la sépulture, elle périssait dans son propre tombeau, elle y était ensevelie vivante. Eh bien ! ce raffinement cruel, digne vengeance d’un tyran, par une ironie non moins terrible de la destinée, se retourne contre lui. Ce tombeau qu’il a inventé pour sa victime, bientôt il y court lui-même, le cœur déchiré par l’inquiétude : c’est pour s’y voir menacé par son propre fils[5], qui se tue sous ses yeux et entraîne aussitôt par ce suicide celui d’Eurydice. Attiré lui-même par ses craintes paternelles dans le lieu qu’il a choisi pour le supplice, il en sort n’ayant plus ni son dernier enfant ni sa femme. Comment donc se refuser à l’évidence et nier le triomphe de la religion de la famille ? C’est elle assurément qui fait l’unité du drame, et Sophocle a eu le dessein bien arrêté de rester fidèle à la pensée antique, à la pensée grecque et athénienne.

En veut-on une autre preuve ? L’ancienne légende épique, conservée d’après l’opinion de Boechk lui-même par Apollodore, racontait qu’Antigone avait été enfermée par Créon dans le tombeau où elle avait enseveli Polynice, sans doute le tombeau de famille. Or Sophocle avait conçu le rôle d’Antigone de telle sorte que ce tombeau disparaissait : c’était dans la plaine nue, à ciel ouvert, que la jeune fille accomplissait hardiment pour son frère les rites incomplets des funérailles. Cependant le poète n’a pas voulu renoncer à l’idée traditionnelle : il a tenu à ce que cette victime de la piété envers les morts fût ensevelie vivante dans un tombeau, et il en a inventé un d’une espèce nouvelle, dit-il lui-même, cette caverne qu’il désigne avec une richesse d’expressions figurées où se mêlent à la description matérielle la pensée de l’hymen interrompu d’Antigone et celle de sa mort. Ce tombeau de son invention lui a servi pour le supplice de la victime et pour la punition du bourreau. Ainsi s’est retrouvée dans toute sa force, exprimée sous sa forme la plus sensible, l’idée fondamentale du drame, qui repose tout entier sur la religion de la famille. Créon expie par la mort des siens, sur le lieu même de son crime, sa cruauté contre la fille de sa sœur et surtout son double outrage à la religion des morts, envers Polynice et envers Antigone. Celle-ci est vengée, et les devoirs auxquels elle a sacrifié sa vie ont reçu des dieux une éclatante et terrible sanction. Ainsi la religion de la famille, la sainteté des devoirs funèbres, président au dénouement, après avoir été le ressort supérieur de toute l’action.

Voilà le fait bien visible devant lequel Hegel et Boeckh ont fermé les yeux. Il y a cependant entre eux une différence, tout à l’avantage du premier. Chez celui-ci se distingue une vue haute qui offre un certain rapport avec l’idée antique. Il ne regarde, lui aussi, le conflit de la religion et de l’État que comme un accident destiné à disparaître bientôt. La résistance des acteurs humains passionnés et aveugles n’y peut rien : l’ordre se rétablit, mieux déterminé, et le progrès de l’harmonie est assuré par leur ruine. Sophocle n’allait pas jusque-là, mais il ne négligeait pas une des sources d’émotion les plus profondes de la tragédie grecque, le spectacle de l’agitation de l’homme, également égaré par sa passion et par sa raison, tandis que les décrets d’un pouvoir supérieur s’accomplissent. Seulement, chez lui, c’est Créon seul qui participe à ce genre d’intérêt qu’excitent les personnages soumis à de pareilles épreuves.

Son Créon en effet est un homme, et non pas un simple tyran de théâtre, tel que l’est, par exemple, dans l’Hercule furieux, le Lycus d’Euripide, sorte de masque banal que le poète n’anime pas, même en lui prêtant son esprit raisonneur et son goût de subtilité. Chez Créon, au contraire, il y a ce mélange d’erreur et de vérité, de mal et de bien, qui est la condition de la vraisemblance dramatique. Il raisonne, lui aussi ; mais sous ses raisonnements on sent la passion personnelle qui se raidit d’avance contre une résistance prévue. — Remarquons que, s’il ne prévoyait pas une résistance à ses ordres, il ne prendrait pas le ton de la menace et ne ferait pas surveiller le corps de Polynice. — Son cœur dur et orgueilleux n’est fermé ni aux sentiments que réclame la patrie, ni surtout à ceux de la famille. C’est un chef d’État ayant conscience de ses devoirs, et c’est ce qui fait que Démosthène put emprunter à son rôle, joué autrefois par Eschine, les vers qu’il imagina de réciter devant le tribunal en guise d’attaque contre son ennemi politique. C’est aussi un père et un époux ; il est cruellement frappé dans ses affections, et par tout cela il nous inspire un certain degré d’intérêt, que Sophocle a voulu d’autant plus lui ménager que la pitié devait être l’émotion dominante au dénouement. Tels sont les calculs de cet art mesuré et puissant, où les nuances et la force s’unissent dans un sentiment de vérité, et qu’on détruit en substituant à cette complexité vivante la raideur logique d’une simplicité abstraite.

De même aussi Antigone, malgré la noblesse idéale de son caractère, est vivante et réelle. Comme on distingue chez Créon quelques qualités, on reconnaît en elle quelques signes de l’imperfection humaine. Seulement il ne faut pas changer, au mépris de toute vérité, la proportion du bien et du mal. Il ne faut pas, si quelque âpreté se mêle à l’expression de sa douleur et de sa fierté, si l’irritation que lui cause le premier sentiment de l’outrage se trahit par quelque dure parole pour sa sœur, trop indifférente ou trop timide au gré de sa passion, il ne faut pas en abuser pour la faire criminelle malgré le poète. Ce sont d’admirables traits de nature qui rendent son rôle vraisemblable. Qui moins que Boeckh pouvait ignorer que Sophocle excelle par la vérité morale, c’est-à-dire, pour la tragédie, le talent de faire vivre les personnages dans les situations extraordinaires où elle se meut ? Produire l’illusion de la vie réelle au milieu de l’étrange et du sublime, c’est sans doute le plus haut degré de l’art dramatique. Il faut pour cela, avec la force de l’imagination et la hauteur de l’âme, une science de combinaison qui prépare l’effet à l’insu du spectateur et lui procure ainsi la jouissance facile et comme naturelle de ses émotions. Dans cette science nul n’a surpassé ni peut-être égalé Sophocle, et son personnage d’Antigone est le plus étonnant exemple de cette heureuse conciliation de l’idéal et de la réalité.

Gardons-nous donc de dégrader cette noble créature, parce que nous découvrons qu’elle tient à l’humanité par quelque mouvement de colère ou d’orgueil. Gardons-nous aussi de nous autoriser contre elle, à l’exemple de Boeck, des condamnations que ne lui épargne pas le chœur au moment où elle va mourir : « Tu as poussé l’audace jusqu’au dernier excès, tu as heurté le trône élevé de la justice… La piété a ses devoirs, mais il ne faut jamais enfreindre les ordres de qui a le pouvoir… C’est l’obstination aveugle de ta passion personnelle qui t’a perdue. » Et il croit reconnaître dans cet égarement et cette chute le fatal héritage d’Œdipe.

Qui ne sait qu’en général le sens des paroles du chœur est déterminé par la situation dont ce personnage inconsistant reçoit l’impression extérieure ? Bientôt ces mêmes vieillards qui le composent, troublés par les menaces de Tirésias, conseilleront à Créon de délivrer Antigone : quel est donc leur vrai sentiment ? Maintenant ils sont effrayés par la vue du coup qui va la frapper, et leur pitié incomplète condamne la victime ; mais notre pitié, à nous, n’en est que plus profonde, et c’est précisément ce que désire le poète, car cette scène lyrique entre Antigone et le chœur est conçue tout entière en vue de ce sentiment. Elle tient la place du commos de la tragédie primitive, cette grande lamentation destinée à faire naître une de ses deux émotions essentielles, la pitié. Ces premiers mouvements, qui ont transporté Antigone jusqu’à l’héroïsme, ont cessé ; ses sentiments persistent, mais l’ardeur de l’action et de la lutte s’est éteinte, et elle se voit en face d’une mort affreuse dans la solitude et les ténèbres d’une sépulture anticipée : la nature reprend sur elle ses droits, elle se plaint, et ses plaintes sont d’autant plus touchantes qu’elle se sent délaissée, qu’elle entend nier jusqu’à la légitimité de son inutile sacrifice. Qu’y a-t-il de plus pathétique que cet abandon, et ce doute de faibles consciences en face des cruelles conséquences du dévouement ? Et enfin, que signifie donc en soi-même ce blâme prononcé un instant par le chœur ? N’est-ce pas tout simplement le contraste naturel entre la prudence vulgaire de la foule et la sublime folie de l’héroïsme. Antigone est une martyre de la religion de la famille ; sa folie, dans un ordre inférieur, est analogue à la folie de la croix ; c’est au moins un pieux enthousiasme qui n’admet aucune considération étrangère, ni la crainte de la force, ni le respect des lois contraires à sa foi, ni le soin d’une vie qu’il brûle de sacrifier. Qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’il ne soit pas compris de la foule, et en quoi sa valeur en est-elle diminuée ? Encore une fois, l’intention bien marquée de Sophocle est de diriger notre principal intérêt sur Antigone, la fille pure de l’incestueux Œdipe, la victime fatalement désignée, elle aussi, mais qui relève les siens par la noblesse de son sacrifice, par l’admiration et par la pitié qu’elle inspire.

Nous ne prétendons pas faire une analyse complète de la pièce de Sophocle, ni même seulement du rôle d’Antigone. Une étude quelque peu précise nous entraînerait dans un détail infini et ne saurait se passer du texte original. D’ailleurs le principal sur ce rôle a été dit, et excellemment, par des critiques français dont il est bon de rappeler le souvenir en face de ces erreurs d’une partie considérable de la critique étrangère. Nous avons voulu seulement insister sur deux points. Il nous a paru nécessaire de faire ressortir, plus qu’on ne l’avait fait jusqu’ici, la valeur tout antique qui appartient dans la pièce à la religion des morts et de la famille, et de montrer nettement qu’elle en contient la pensée fondamentale et l’unité. Ce point de vue antique a une importance capitale. Faute de s’y placer, on ne comprendrait, chez le même poète, ni l’Ajax, où le goût moderne regrette une double action et une fin languissante, ni cette admirable tragédie d’Œdipe à Colone, à la fois divine et profondément humaine, où la religion des morts vient de même étendre comme un voile d’oubli et de paix sur les crimes d’une race maudite, où elle sanctifie la solution mystérieuse de la destinée du héros thébain. Nous avons pensé aussi qu’il y avait quelque intérêt à relever un fait assez curieux dans l’histoire de la critique : la transmission, volontaire ou non, de l’exagération de l’idée de l’État chez des maîtres illustres, le puissant penseur Hegel, et le savant antiquaire et helléniste Boeckh, tous deux professeurs à Berlin.

Pour quelle part l’esprit allemand, ou plutôt l’esprit prussien, est-il entré dans leur théorie sur l’Antigone ? Et d’abord n’est-ce pas à Hegel que remonterait la première influence, influence si forte que le monde intelligent s’en serait pénétré et l’aurait transmise à la critique littéraire par une communication insensible et naturelle ? Ces questions regardent avant tout le politique et le moraliste, qui reconnaissent dans les redoutables doctrines hégéliennes une origine des idées actuelles de la Prusse sur les droits de l’État et sur ses rapports avec l’Église. Ils peuvent même y trouver l’explication de certaines formes de patriotisme et de vertu civique. Et assurément il y a de quoi surprendre et faire réfléchir dans cette puissance, jusqu’ici inconnue, d’esprit de suite et d’application pratique, qui fait passer les constructions logiques dans le tempérament et dans les mœurs de tout un peuple. Ce fait remarquable a été examiné et jugé avec l’attention qu’il mérite[6]. Il est moins important, mais non sans intérêt, de retrouver la même marche des mêmes influences dans le domaine de la littérature ; mais il paraît que les lettres, produits instinctifs et sincères de la libre imagination et du bon sens, sont moins commodes au joug des théories préconçues, car ici les erreurs de la doctrine hégélienne sont manifestes ; ici elle n’amène pas à sa suite des faits, mais des fautes de goût.

En général, il est sage de se défier des théories dramatiques, surtout quand elles roulent sur la moralité et prétendent appliquer aux personnages les règles absolues d’une justice répressive. Nous ne savons pas trop jusqu’à quel point il serait possible de rédiger un code de morale dramatique ; nous ne concevons, pour notre part, qu’une étude attentive des chefs-d’œuvre qui ont illustré les diverses scènes : étude difficile et presque infinie, tant les conditions varient avec les mœurs des peuples, la nature des sujets et le génie de chaque poète. Sans doute quelques vérités générales dominent cette variété ; mais elles sont tirées directement de la nature humaine, qui enseigne d’elle-même aux poètes l’observation de la vérité morale au milieu des excès de la passion et des surprises du sort et le sentiment des exigences du public. Telle est, par exemple, la remarque d’Aristote sur les conditions à remplir par le héros tragique, qui ne doit être ni tout à fait bon ni surtout tout à fait mauvais, afin qu’il excite la pitié des spectateurs sans révolter leur conscience. Telle est aussi l’observation, moins importante, mais tout aussi délicate, qui lui est suggérée par un passage de la pièce même d’Antigone ; c’est qu’un acte criminel, entrepris en connaissance de cause et non accompli, comme l’acte d’Hémon tirant son épée contre son père, doit être en général exclu du théâtre, car il est odieux sans être tragique, puisqu’il n’y a pas de victime. Mais on doit se garder d’élever les généralisations jusqu’à une métaphysique abstraite et de transformer en logicien un poète dramatique, quelles que soient chez lui la science de la composition et la valeur de la pensée morale. Les maîtres de notre jeunesse, MM. Patin et Saint-Marc Girardin, ne nous égaraient donc pas, quand ils nous expliquaient l’Antigone sans appareil logique et sans prétention à la profondeur. Pour en trouver le sens, ils se contentaient d’un seul moyen, la délicatesse de l’analyse morale développée par un commerce intime avec les chefs-d’œuvre de notre théâtre. À tout prendre, cette manière si française d’apprécier les beautés dramatiques de premier ordre est aussi la meilleure.

  1. Dans la liste des partisans plus ou moins déclarés de Boeckh, un des premiers noms à citer serait celui de Wex, dont la volumineuse publication offre encore aujourd’hui bien des ressources. Il est à remarquer qu’un des plus autorisés parmi les éditeurs de Sophocle, M. G. Dindorf, semble se tenir à l’écart dans cette discussion.
  2. Fondements de la philosophie du droit, § 166.
  3. Esthétique, t. III, ch. 2, traduction Bénard.
  4. Plusieurs interprètes, se fondant sur l’autorité des manuscrits, attribuent ce vers à Ismène ; mais la nature des expressions et le sens des paroles prononcées immédiatement après par Créon doivent le faire restituer à Antigone.
  5. Tel est bien le sens du grec, contesté à tort par répugnance pour la pensée d’un parricide. Pour absoudre Sophocle, on dit que le narrateur et Créon se trompent, qu’ils comprennent mal le mouvement d’Hémon, qui ne tire son épée que pour se tuer. Le malheur est que, s’ils se trompent, ils trompent en même temps le public. On ne sauverait donc la moralité du poète qu’en lui prêtant une maladresse.
  6. Surtout par M. Beaussire, le Centenaire de Hegel, Revue des Deux-Monde, 1er janvier 1871.