Études sur la littérature romanesque en France/01

LA
LITTERATURE ROMANESQUE

I.
DU ROMAN EN FRANCE JUSQU'A L’ASTREE.



I

De tous les genres de composition littéraire, le genre qui fut le plus étranger à l’antiquité, au moins sous sa forme actuelle, est précisément celui qui a été le plus cultivé, le plus goûté par les modernes.

Quel que soit le rang qu’on assigne au roman dans la hiérarchie des productions de l’esprit humain, il faut bien reconnaître que depuis que cet aliment intellectuel est entré dans nos habitudes, nul autre ne fut jamais d’un usage aussi général. Durant tout le moyen âge, lorsque les hommes, vivant par petits groupes isolés, n’ont entre eux que des communications orales et ne se réunissent en grand nombre qu’à de rares intervalles, sous l’influence du sentiment religieux, leur intelligence, en dehors des préoccupations religieuses, se nourrit presque exclusivement de fictions romanesques récitées de bourgade en bourgade, de château en château, par les troubadours et les trouvères. Plus tard, l’invention de l’imprimerie s’applique tout d’abord à la multiplication sans fin des romans. Plus tard encore, à mesure que la société s’éclaire et se transforme, à mesure que les chefs-d’œuvre apparaissent dans toutes les autres parties de la littérature, le roman se transforme de son côté, se diversifie, se perfectionne, et captive les esprits raffinés du XVIIe et du XVIIIe siècle, comme il charmait jadis les rudes générations du moyen âge. De nos jours enfin, où la vie réelle est si remplie de labeurs, d’entreprises, de sollicitudes pour les uns et de distractions pour les autres, le roman, loin de perdre son prestige, est plus que jamais en possession de la popularité. L’instruction élémentaire, en se répandant parmi les masses, fait pénétrer le goût de ces sortes de lectures dans des régions où rien ne remplaçait encore le souvenir plus ou moins altéré des vieilles fictions du moyen âge. Ce résultat est surtout sensible depuis que le roman s’est associé à une autre puissance d’origine encore plus moderne : nous voulons parler du journal. La coalition de ces deux influences n’est pas un fait insignifiant, à quelque point de vue qu’on l’envisage. Cette combinaison, il est vrai, a compromis le roman au point de vue de l’art, mais elle a augmenté considérablement sa clientèle. Or les attributions du romancier sont illimitées : il touche à tout, embrasse tout, s’attaque à volonté dans ses fictions aux plus graves questions morales, religieuses ou sociales, et les tranche avec une audace que rien n’arrête, car elle ne connaît d’autres bornes que celles de l’imagination. Dès-lors, sans exagérer l’importance de la littérature romanesque et en accordant que pour les esprits mûrs et exercés la lecture des romans n’est qu’une récréation sans conséquence, on ne saurait nier que pour le grand nombre elle ne soit aussi un enseignement de chaque jour, par lequel s’insinuent dans les intelligences et dans les cœurs des idées et des impressions dont l’influence se fait plus ou moins sentir sur les actes de la vie. Il n’est personne qui puisse méconnaître la part de certains romans dans les mouvemens qui s’accomplissent au sein des sociétés. Si l’on voulait citer des exemples à l’appui, on n’aurait que l’embarras du choix. Considérée sous ce point de vue, c’est-à-dire comme un instrument de propagation du bien ou du mal, la littérature romanesque mérite déjà sa part dans l’histoire intellectuelle d’une nation. Ceux qui l’excluent ou l’effleurent dédaigneusement, en ne tenant compte que de ses apparences frivoles, font eux-mêmes preuve d’une grande frivolité.

S’il est vrai cependant que la littérature romanesque agisse jusqu’à un certain point sur les idées et les sentimens d’une époque, il est peut-être encore plus incontestable qu’elle est l’expression de ces idées et de ces sentimens : c’est même par la manière dont elle les exprime qu’elle les modifie plus ou moins. La popularité constante de ce genre littéraire, à travers toutes les variations qu’il a subies dans ses formes, s’explique surtout par ce fait, qu’il a été de tout temps, pour chaque génération, comme un miroir qui lui offrait une image d’elle-même, mais un miroir plus complaisant que fidèle, grossissant ou diminuant à volonté les objets qu’il réfléchit, et doué de la faculté, non-seulement de colorer la réalité, mais de donner un corps à tous les désirs et à tous les rêves. Aussitôt que, par une cause générale quelconque, il se produit un courant nouveau dans les goûts et même dans les caprices d’une société, le roman abonde dès-lors dans ce sens, et propage, en la forçant, l’impulsion qu’il a reçue jusqu’à ce que ce mouvement, s’épuisant par son excès même, soit remplacé par un autre.

Aux époques où les tendances d’une société sont plus prononcées que variées, comme au moyen âge par exemple ou au XVIIe siècle, tous les romans, à travers les nuances qui les distinguent, se ressemblent plus ou moins par un fonds commun d’inventions, par une disposition analogue, par des sentimens et des caractères identiques. En d’autres temps au contraire, lorsque la société se décompose, les productions romanesques les plus hétérogènes peuvent se produire avec le même succès. C’est ainsi qu’au XVIIIe siècle le public admire avec un égal enthousiasme Candide, la Nouvelle Héloïse, Faublas, Paul et Virginie.

De nos jours, où l’ancienne société est dissoute et où la nouvelle cherche péniblement à s’organiser au milieu de crises périodiques qui l’ébranlent à peu près tous les quinze ans ; de nos jours, où tous les principes sont remis en question, où l’ordre matériel, au lieu de reposer sur un ordre moral correspondant, n’a guère d’autre base que l’instinct matériel de son utilité, où presque tous les anciens rapports entre les hommes sont plus ou moins altérés, où l’incertitude des opinions n’est égalée que par leur mobilité, — la littérature romanesque présente un spectacle peut-être plus discordant encore que celui qu’elle offrait au XVIIIe siècle. Si l’on rapprochait tous les romans qui, en moins de cinquante ans, depuis Atala jusqu’aux Mystères de Paris, ont eu le privilège d’attirer et d’émouvoir le public ; si on les comparait sous le rapport du fond et de la forme, on serait étonné que des générations identiques aient pu goûter des ouvrages si différens. Il ne serait pas même besoin d’embrasser un espace de cinquante ans : une seule génération nous offrirait des lecteurs passionnés pour des romans animés de l’esprit le plus opposé, — les uns enthousiastes, les autres ironiques, ceux-ci insolemment aristocratiques, ceux-là flattant bassement les mauvaises passions de la démocratie ; plusieurs offrant des nuances de religiosité assez marquées, d’autres caractérisés par le scepticisme le plus complet ; ceux-ci délicats jusqu’au raffinement, ceux-là grossiers jusqu’à la brutalité, ou affectant les airs dégagés et libertins du XVIIIe siècle ; les uns voués au genre sombre et satanique, les autres au genre naïf et pastoral. Toutes ces conceptions, pourvu qu’elles soient relevées par un certain talent de mise en scène ou de coloris, peuvent également rencontrer la vogue, tant est grande la diversité des tendances qui aujourd’hui se disputent les esprits et les cœurs.

Il est certain néanmoins que, dans ce mélange si confus qu’offre maintenant la littérature romanesque, on peut encore saisir et constater quelques nuances dominantes, quelques sentimens qui ont plus de prise que les autres sur les masses, car il n’est pas d’époque, si discordante qu’elle soit sous le rapport intellectuel et moral, qui n’offre quelques traits caractéristiques qui la détachent du passé, et qui lui donnent en quelque sorte une vie personnelle. C’est ainsi qu’au fond un très grand nombre de romans contemporains trahissent une disposition maladive et inquiète, un esprit de révolte contre la règle sous toutes ses formes, mais en même temps l’impossibilité de s’arranger d’un désordre insouciant ou cynique, et par suite la recherche d’une règle plus commode et plus élastique, un penchant à donner au vice les allures de la vertu et réciproquement, ou bien à faire sortir la pureté d’une source impure, et à placer la dépravation dans une atmosphère qui prépare d’ordinaire à l’honnêteté un besoin de s’en prendre à la société des faiblesses et des misères de la nature humaine, — de vagues aspirations vers un ordre de choses où l’homme pourrait être à la fois vertueux et heureux sans sacrifice et sans combat, et où, à l’aide de combinaisons ingénieuses, on composerait une société grande et forte avec des individus moralement faibles et petits. Ce sont bien là, si nous ne nous trompons, quelques-uns des traits les plus généraux et les plus accusés de la littérature romanesque à notre époque ; elle en présente sans doute beaucoup d’autres du même genre, mais elle en présente aussi de très différens, elle en présente même qui sont l’opposé de ceux que nous venons d’indiquer. Le succès si éclatant et si prolongé des romans de Walter Scott par exemple suffit pour caractériser une période du XIXe siècle très étrangère aux tendances qui se manifestent de nos jours dans le roman ; mais c’est précisément parce qu’elle reproduit tous les changement, toutes les diversités et toutes les discordances du goût public, que cette littérature, avec la liberté de composition dont elle jouit et la variété de moyens dont elle dispose, est plus que jamais ce qu’elle a toujours été, — l’expression non pas la plus élevée, mais peut-être la plus complète de l’état moral et social d’une époque et d’un pays.

Considérée sous cet aspect, la littérature romanesque prend un intérêt qui ne dépend plus seulement de la valeur intrinsèque de ses productions à chaque époque, mais qui s’attache aussi aux transformations successives qu’elle a subies, aux rapports et aux contrastes qu’elle a présentés de siècle en siècle avec la réalité, à l’impulsion qu’elle lui a donnée et à l’impulsion qu’elle en a reçue. Son histoire devient l’histoire même de l’imagination humaine, et cette histoire n’est pas plus à dédaigner que celle des actions humaines, car toutes deux influent l’une sur l’autre et se touchent par plus d’un point.

Jusqu’à la fin du siècle dernier, la critique littéraire ne daignait s’occuper du roman qu’à partir du jour où ce genre avait produit des chefs-d’œuvre de composition et de style : cela tenait au point de vue exclusivement didactique dans lequel elle se renfermait. Il n’y avait alors en histoire littéraire que deux méthodes bien tranchées, l’une, plus scientifique que littéraire, celle des bénédictins, qui, épuisant la matière, s’imposaient la tâche laborieuse de faire entrer, sans exception et sans choix, dans un immense répertoire l’analyse de tous les ouvrages que notre pays a produits dans tous les genres. Ce travail énorme, si méritoire d’ailleurs et si utile comme source d’informations, qu’ils avaient conduit seulement jusqu’au XIIe siècle, et que d’autres érudits continuent de nos jours, était alors assez peu apprécié, par les littérateurs proprement dits au moins, si l’on en juge par quelques phrases dédaigneuses de Voltaire. Ceux-ci adoptaient une méthode diamétralement opposée. Pour eux, l’étude d’une littérature se bornait presque exclusivement à l’étude de ses chefs-d’œuvre les plus incontestés. De même que, dans les travaux historiques, les chefs des nations étaient encore presque seuls jugés dignes d’arrêter les regards de l’historien, de même, dans l’exposé des annales littéraires d’un peuple, l’écrivain qui tenait à passer pour un homme de goût ne devait guère s’attacher qu’aux époques les plus brillantes et aux ouvrages assez parfaits pour servir de texte à l’exposition des principes et des règles de l’art. C’est ainsi que Voltaire, qui pourtant en histoire avait travaillé à élargir la sphère quand il s’agissait d’apprécier dans son ensemble la marche de l’esprit humain, supprimait tous les rapports de cause et d’effet, brisait la chaîne qui lie les générations, et disait tout crûment : « Quiconque pense et, ce qui est encore plus rare, quiconque a du goût ne compte que quatre siècles dans l’histoire du monde. » C’est en se plaçant à ce même point de vue exclusif de l’homme de goût que La Harpe apprécie la littérature romanesque dans son ensemble. Pour lui, l’histoire du roman en France ne commence qu’avec Zaïde et la Princesse de Clèves. Tout ce qui précède ne compte pas : c’est en vain que, durant cinq siècles, l’esprit des hommes s’est nourri avec avidité d’un certain genre de production plus ou moins modifié de siècle en siècle : il suffit que toutes ces compositions soient antérieures à la plus belle période de notre littérature pour que La Harpe en renvoie l’examen « aux philologues de profession, aux érudits, aux étymologistes, qui se font, dit-il, un plaisir d’habiter dans les ténébreuses antiquités de notre langue, de deviner notre vieux jargon, et qui se croient assez payés de leur patience quand ils ont déterré quelques origines, ou qu’ils peuvent citer un mot heureux[1]. » Quant à ces divers romans qui ont fait les délices des trois ou quatre premières générations du XVIIe siècle, quoiqu’ils n’exigent point, pour être lus, la connaissance de ce vieux jargon dont s’épouvante La Harpe, quoiqu’ils soient les précurseurs et les pères de la Princesse de Clèves, le dédaigneux critique ne les mentionne que pour nous avertir qu’il n’a jamais pu les lire malgré la vogue prodigieuse dont ils ont joui. « Ce n’est pas, dit-il, faute de bonne volonté ; mais il m’est impossible de lire ce qui m’ennuie. »

Au système de La Harpe, qui avait ce mérite incontestable de simplifier beaucoup l’étude d’une littérature, des systèmes bien différens ont succédé. À mesure que dans les travaux historiques l’ancienne méthode faisait place à une méthode plus large, à une méthode qui ne s’attache plus seulement au côté en quelque sorte officiel des événemens, mais qui embrasse tous les aspects de la vie sociale, une transformation analogue s’opérait dans la manière d’étudier et de suivre les annales littéraires des peuples. Des maîtres éminens, en appliquant la méthode historique au mouvement des lettres et de l’esprit humain, nous ont accoutumés à tenir compte à la fois et du beau absolu et du beau relatif, et à faire ainsi sa part à toute production ayant concouru aux modifications successives qui se sont accomplies dans le langage, les idées, les sentimens et les goûts d’une nation. Ils nous ont appris également, tout en réservant notre admiration pour ce qui porte l’empreinte du génie, à chercher aussi dans l’étude des lettres ce plaisir instructif et varié qui naît de la comparaison des produits de l’imagination avec le mouvement des faits et l’ensemble des mœurs à chaque époque, de l’appréciation des affinités ou des dissidences que présentent tour à tour l’idéal et le réel agissant l’un sur l’autre, se modifiant l’un par l’autre. Cette tendance, à la fois historique et philosophique, des études littéraires, jadis presque complètement sacrifiée, est aujourd’hui fort en honneur, et représente certainement un des mérites les plus incontestables de la critique au XIXe siècle ; mais d’un autre côté on ne saurait contester que cette méthode n’ait ses exagérations et ses dangers. Si elle est appliquée sans mesure et sans choix avec un parti pris d’admiration quand même, elle tend à effacer la ligne de démarcation entre ce qui est beau et ce qui ne l’est pas, et à établir, sous prétexte d’intérêt historique, le régime de l’indifférence et de la promiscuité en fait de goût littéraire. On voit souvent ainsi l’esprit de curiosité se substituer en littérature à l’esprit de discernement, la satiété des chefs-d’œuvre consacrés par l’assentiment universel engendrer la mode des exhumations, des enthousiasmes de fantaisie, des réhabilitations complaisantes, avec la manie de tout remettre en question et de réviser les procès littéraires les plus définitivement jugés. N’est-ce pas sous l’influence de cette manie que nous voyons réimprimer chaque matin et présenter comme des chefs-d’œuvre bien des écrits insignifians qui n’ont souvent d’autre mérite que celui d’être depuis longtemps oubliés ?

En entreprenant ici quelques études sur le genre littéraire qui produit les renommées les plus populaires, mais aussi les plus fragiles, nous ne voudrions pas tomber dans le défaut que nous venons de signaler. Nous n’avons la prétention de réhabiliter aucun chef-d’œuvre méconnu, nous ne croyons guère à la possibilité des réhabilitations en littérature ; nous ne voulons pas davantage embrasser dans toute son étendue l’histoire de la littérature romanesque, cela nous entraînerait trop loin. Notre but est d’examiner quelques-uns des romans qui, après avoir joui de la plus grande célébrité, sont tombés dans l’oubli, et d’apprécier les causes qui ont produit ce double résultat. Aucun ouvrage ne remplit mieux les conditions de notre programme que le fameux roman de d’Urfé ; car, après avoir été passionnément admiré durant un demi-siècle, il a depuis longtemps disparu de la circulation, et ne se trouve plus guère que dans les bibliothèques publiques, ces vastes cimetières où dorment en paix tous les livres morts. Il ne tiendrait qu’à nous d’essayer de ressusciter l’Astrée ; plus d’un lecteur, n’ayant pas l’occasion de vérifier nos argumens, nous croirait peut-être sur parole, et cela nous donnerait l’air avantageux d’un redresseur de torts en littérature. Malheureusement il suffit de lire cet ouvrage pour être obligé en conscience de reconnaître qu’il n’est pas de ceux qui survivent aux changemens que le temps amène dans les goûts et dans les mœurs des sociétés, et qui traversent les âges, doués d’une jeunesse éternelle. S’ensuit-il qu’un livre qui a eu tant d’admirateurs, et non-seulement des admirateurs spirituels, mais même des admirateurs illustres, un livre loué avec enthousiasme par Huet, Patru, Pélisson, Perrault, un livre que La Fontaine nommait une œuvre exquise, et que Jean-Jacques Rousseau lisait encore avec beaucoup de plaisir, s’ensuit-il qu’un tel livre mérite d’être écarté par la dédaigneuse fin de non-recevoir que lui oppose La Harpe, sous prétexte qu’il est ennuyeux ? Non certainement.

Il est bien vrai que si un lecteur de nos jours ouvre l’Astrée avec l’espérance de trouver dans cette lecture de vives émotions, nous ne pouvons lui garantir que son espérance ne sera pas déçue. Peut-être même aura-t-il besoin d’une certaine obstination pour aller jusqu’au bout de ces longues et nombreuses histoires, où, sous personnes de bergers et d’autres, sont déduits les divers effets de l’honnête amitié, et qui jadis ont fait verser tant de larmes. Perrault, à l’article d’Urfé dans ses Hommes illustres, se demande si l’on peut sans péril laisser lire l’Astrée aux jeunes personnes, et il se prononce résolument pour la négative, en déclarant que la passion, dans ce livre, est d’autant plus dangereuse qu’elle y est dégagée, dit-il, de toute sorte d’impuretés. À l’appui de l’opinion de Perrault, Furetière, dans son Roman bourgeois, publié en 1666, sorte de réaction ironique contre le genre de l’Astrée, nous peint son héroïne, Mlle Javotte, fille d’un procureur, d’abord innocente et modeste, puis bientôt gâtée et perdue par une lecture trop assidue du roman de d’Urfé. Aucun danger de ce genre ne serait, je crois, à redouter aujourd’hui pour une lectrice de l’Astrée ; loin d’empêcher de dormir une jeune fille de nos jours, il est, hélas ! beaucoup plus probable que les discours de Céladon et de Sylvandre produiraient l’effet contraire. Tel est le sort des œuvres où la passion, au lieu de parler le langage universel et immuable de la nature et de la vérité, se revêt trop complaisamment de ces formes conventionnelles, factices, éphémères, qui sont comme des costumes de cérémonie particuliers à chaque époque, et démodés d’une génération à l’autre. En dehors toutefois de ce genre d’intérêt dramatique et émouvant qu’on demanderait en vain à une lecture de l’Astrée, ce roman n’en conserve pas moins un intérêt très réel et très varié pour quiconque tient à se rendre compte de la succession et de la filiation des idées, des sentimens, des goûts en littérature. Au point de vue du style, de l’étude du cœur humain, des tableaux de la nature, de l’application de l’histoire au roman, l’ouvrage de d’Urfé nous présente un progrès très remarquable, quand on le compare à tout ce qui l’a précédé, en même temps qu’il nous offre des indications précieuses sur le tour d’esprit des premières générations du XVIIe siècle. C’est à la fois le tableau des goûts d’une époque et le point de départ d’une transformation considérable dans la structure des fictions romanesques ; c’est par ce livre que s’accomplit la transition du roman primitif au roman moderne, du roman d’aventures, du roman conte de fées, au roman de sentiment et d’analyse, au roman pittoresque, au roman historique. Il n’y a donc pas d’exagération à le considérer comme un monument très important pour l’histoire du genre auquel il appartient ; mais, afin de mettre cette vérité dans tout son jour, il faut d’abord tracer une esquisse des diverses modifications du roman depuis ses origines jusqu’à l’Astrée.


II

La question de savoir si l’antiquité grecque et latine a connu le roman est une question très discutable, quoiqu’elle ait été souvent tranchée dans le sens de l’affirmative, d’après le petit traité du docte évêque d’Avranches, Huet, sur l’origine des romans. Si l’on donne le nom de roman à toute narration fictive, il est clair que le goût des fables, des contes, des légendes, n’est pas particulier aux peuples modernes, et que le roman remonte à la plus haute antiquité. La fiction tient une grande place dans la littérature grecque et latine ; le polythéisme était un inépuisable réservoir de fables ingénieuses qui vivifiait toutes les branches de cette littérature. Si donc le mot romanesque était synonyme du mot fictif, il y aurait du romanesque partout dans les ouvrages anciens ; il y en aurait jusque dans les travaux historiques, l’exactitude étant chez les historiens de la Grèce et de Rome une préoccupation secondaire. Mais si, distinguant ce que Huet confond souvent, — d’une part les contes merveilleux, les légendes mythologiques, et d’autre part le roman proprement dit, — l’on cherche à définir ce dernier genre de production par les attributs généraux qui le caractérisent de plus en plus depuis trois siècles ; si l’on définit le roman — une fiction en prose donnée comme fiction par l’auteur, acceptée comme telle par le lecteur, et néanmoins composée presque toujours avec des prétentions à la vraisemblance[2], ayant généralement pour but d’exposer des faits imaginaires, mais naturels, de peindre des mœurs et des situations appartenant à la vie privée, où les événemens de l’histoire ne figurent qu’accessoirement et où les personnages publics agissent surtout en tant que personnes privées ; — si enfin l’on s’arrête sur ce qui fait d’ordinaire le principal sujet d’un roman, sur cette peinture éternellement renouvelée de l’amour avec toutes ses nuances, tous ses orages, toutes ses douceurs, de l’amour, qui est comme le grand ressort de la littérature romanesque, par lequel se meuvent tous les autres rouages, et si l’on demande à la littérature grecque ou latine, avant l’ère chrétienne, quelque chose d’analogue au roman ainsi caractérisé, on ne le trouvera pas[3].

Les causes qui expliquent que les anciens n’ont pas connu ou ont dédaigné cette forme de composition si populaire chez les modernes tiennent à l’organisation même de la société païenne. En Grèce et à Rome, la vie publique, si active pour tous les citoyens, absorbait en quelque sorte la vie privée, et ne laissait place ni aux loisirs, ni aux goûts qui font lire des romans, ni aux passions qui les font naître. La tribune et le théâtre suffisaient à satisfaire le besoin d’émotion inhérent au cœur de l’homme. Quant aux imaginations, elles avaient à leur service toutes les ressources de la mythologie. La vie domestique n’offrait d’ailleurs rien de romanesque ; la condition presque servile des femmes, matrones enfermées dans le gynécée ou courtisanes tombées dans le domaine public, était incompatible avec ces sentimens enthousiastes, délicats ou tourmentés dont se nourrit le roman[4].

Ce n’est que dans les derniers jours du monde païen, sous l’influence de la révolution morale accomplie par le christianisme, que l’on voit naître en Grèce le genre de fiction destiné à devenir un jour le plus fécond et le plus répandu de tous les genres littéraires. C’est au moment où la passion de l’amour, presque toujours uniforme et simple chez les anciens, parce qu’elle était avant tout sensuelle, va devenir cette passion compliquée et envahissante qui agit à la fois sur l’esprit, le cœur et les sens, et que saint Augustin décrit déjà dans ses Confessions avec des couleurs nouvelles, qu’on peut dire romanesques, c’est au moment où la tradition mythologique s’affaiblit et s’efface, où, pour employer une belle expression de M. Ampère, il se fait dans les imaginations comme un grand vide que quelque chose doit combler, c’est au moment où l’individu, jusque-là effacé par le citoyen, va se prendre lui-même en tant qu’individu comme sujet d’observation et d’analyse, que le roman fait son apparition dans les lettres. C’est au IVe siècle, au temps de Théodose, que nous rencontrons pour la première fois un ouvrage principalement consacré à raconter la vie de deux êtres qui ne sont ni des demi-dieux ni des héros, mais des mortels inconnus, et à peindre les joies, les souffrances d’un amour exalté, délicat, traversé, constant ; c’est à un chrétien, à un évêque, que nous devons ce livre, très bien nommé par M. Villemain le premier type du roman d’amour. À la vérité, il est probable que, lorsque Héliodore composa les Amours de Théagène et de Chariclée, il n’était point encore évêque ; mais, comme le remarque l’illustre écrivain que nous venons de citer, on ne peut douter qu’il ne fût au moins initié dès lors aux croyances chrétiennes. Quoiqu’il y ait encore dans son ouvrage beaucoup de réminiscences mythologiques, les pensées, les sentimens, les formes même du style, tout y décèle l’influence d’un dogme nouveau et de mœurs nouvelles. À côté vient se placer la pastorale célèbre de Daphnis et Chloé, dont on ne connaît avec certitude ni la date ni l’auteur, que l’on attribue généralement à un écrivain grec nommé Longus, appartenant au IVe ou au Ve siècle de notre ère. Ici c’est le génie païen qui domine encore, mais le génie païen déjà altéré. L’idée seule de peindre l’innocence à un degré tel qu’elle ne connaît même pas la pudeur, de la peindre avec une foule de nuances d’une délicatesse souvent portée jusqu’au raffinement, qui se mêlent en les tempérant à des couleurs très licencieuses, cette idée s’écarte déjà des données du paganisme. De ces deux romans, le seul du reste qui ait engendré presque immédiatement des ouvrages analogues est le premier. Nous ne suivrons pas la trace du roman d’Héliodore dans les productions du même genre, mais fort inférieures, que présente la littérature grecque du Bas-Empire. Tous ces romans grecs n’ont été connus que fort tard dans l’Europe occidentale, et par conséquent n’ont point exercé sur la littérature romanesque de notre pays l’influence que Huet leur attribue très gratuitement.

La même révolution morale qui a fait naître le roman dans l’empire d’Orient du IVe au Ve siècle l’a fait naître en Occident vers le xi8 siècle, avec d’autres élémens, empruntés au caractère, à la vie des nations jeunes et vigoureuses qui s’élevaient sur les ruines du monde romain.

Personne n’ignore que l’on a d’abord en Europe donné le nom de romans à des compositions qui, quoique différentes au fond des épopées antiques, ont cependant plus de rapports de forme avec ces fictions épiques qu’avec les fictions romanesques de nos jours. À son début dans notre littérature, le roman, au lieu d’être un récit en prose, est un récit en vers ; au lieu d’être donné comme une fiction, il est présenté et reçu comme l’expression de la vérité ; au lieu d’inventer arbitrairement des personnages, il se voue, de même que l’épopée grecque, à des familles, à des groupes de héros consacrés par la tradition populaire, dont il recommence incessamment l’histoire avec des variantes : d’un côté le cycle carlovingien, de l’autre le cycle breton ; ici Charlemagne et ses pairs, là Arthur et les chevaliers de la Table-Ronde. On ne peut pas dire pourtant que cette première forme de la fiction romanesque en France soit empruntée à l’antiquité, car la littérature ancienne est à peu près complètement inconnue de nos premiers romanciers, et lorsque les souvenirs de l’antiquité pénètrent plus tard dans le roman chevaleresque, ils y pénètrent si absolument subordonnés aux inspirations contemporaines, qu’on ne reconnaît presque plus, ni au moral, ni au physique, les personnages grecs ou romains sous l’étrange costume dont le moyen âge les affuble. Les rapports qui existent entre notre roman primitif et l’épopée ancienne tiennent donc uniquement à ce que l’épopée est la forme de narration qui apparaît la première chez tous les peuples ; mais sous cette identité générique de l’épopée grecque et de l’épopée chevaleresque percent des dissemblances radicales, qui tiennent à la différence des idées, des sentimens, des mœurs, et qui font que l’épopée chevaleresque contient en germe le roman, tandis que l’épopée grecque ne le contient pas. L’exaltation du point d’honneur, qui ne permettrait pas à un Hector du moyen âge de fuir devant un Achille, et qui impose à chacun la loyauté, même dans le combat ; l’énergique sentiment de la dignité individuelle ; la soif des aventures, non pour conquérir des toisons d’or, de belles captives ou de riches troupeaux, mais pour gagner le renom d’un preux chevalier, le cœur d’une femme, ou le salut éternel ; la prédominance de l’élément moral dans l’amour élevé à l’état de culte, rivalisant dans l’âme humaine avec la passion de la gloire et l’enthousiasme religieux : voilà les caractères généraux qui distinguent profondément l’épopée chevaleresque de l’épopée grecque. Ce sont ces caractères, plus rudes, plus élémentaires, moins nuancés, moins développés dans les premiers poèmes carlovingiens, plus travaillés déjà, plus compliqués, plus raffinés, plus amollis dans les poèmes de la Table-Ronde, qui iront en se modifiant à mesure que la société se modifiera elle-même, à mesure que l’âge de l’épopée passera, que les romans en vers seront mis en prose, et que l’imagination de chaque romancier altérera plus ou moins les types consacrés et le merveilleux traditionnel. La transformation se prononcera bien davantage encore, lorsque la littérature romanesque, échappant à l’empire de ces types consacrés et de ce merveilleux traditionnel, aspirera à devenir, soit l’expression idéalisée, soit le tableau fidèle, soit la satire de la réalité à chaque époque. Alors naîtra le roman moderne avec toute la diversité de ses genres : roman poétique et sentimental, roman historique, roman de mœurs, roman philosophique, fantastique, satirique. Les deux tendances de la nature humaine, le penchant à l’admiration et le penchant à l’ironie, qui, au début du moyen âge, semblaient avoir deux organes distincts, l’épopée et le fabliau, se rencontreront et se confondront même souvent dans le roman moderne ; mais à travers les formes si diverses qu’il revêt de siècle en siècle, l’idéal romanesque peut toujours être ramené à un type primitif, celui de l’épopée chevaleresque, dont le fabliau lui-même n’est qu’une dérivation. Et c’est là ce qui constitue à la fois l’unité de cette littérature si variée et son originalité par rapport à la littérature ancienne.

D’abord, pour toute une classe de romans, il y a une parenté évidente qui se continue d’âge en âge entre les plus anciens poèmes chevaleresques et les fictions romanesques les plus modernes. — Roland, Lancelot du Lac, Amadis, quelques héros de l’Astrée, les héros de Mlle de Scudéry, ceux de Mme Cottin et les héros de Walter Scott sont des personnages de même famille, quoique très différens. Que si l’on compare aux héros des romans chevaleresques d’autres types qui semblent au premier abord n’avoir rien de commun avec eux, comme Saint-Preux par exemple, Werther ou René, et si l’on y regarde de près, il ne sera pas difficile de discerner, à travers des faits complètement dissemblables, tout un ordre de sentimens analogues et inconnus à l’antiquité. Si l’on rapproche enfin des épopées du moyen âge des fictions romanesques tout à fait contraires, celles qui s’appliquent, soit à peindre sérieusement les choses communes de la vie, soit à déjouer l’admiration par l’ironie, on les verra naître encore du roman chevaleresque, non plus par dérivation, mais par opposition. Le premier roman de mœurs, le chef-d’œuvre de Cervantes, est une parodie des romans de chevalerie. Le premier roman fantastique et satirique, celui de Rabelais, est inspiré par la même pensée ; c’est également pour réagir contre l’Astrée et le Cyrus, issus des romans chevaleresques, que Scarron écrit le Roman comique, et Furetière le Roman bourgeois. Ainsi donc la littérature romanesque tout entière a sa source dans l’épopée chevaleresque du moyen âge, qui elle-même a sa racine dans les traditions populaires ; mais pourquoi cette épopée a-t-elle produit le roman, tandis que l’épopée grecque ne l’a pas produit ? C’est que tous les caractères distinctifs de l’épopée chevaleresque, que nous venons d’indiquer plus haut, peuvent se résumer en un seul, qui fait la différence entre les temps anciens et les temps modernes, — l’accroissement de valeur de la personne humaine. Si l’idée que l’homme a de lui-même ne s’était pas considérablement modifiée sous l’influence combinée et croisée du christianisme et du germanisme, si la poésie épique du moyen âge ne représentait rien autre chose que ce goût du merveilleux qui distingue l’enfance de tous les peuples, elle serait morte avec le moyen âge, et n’aurait point engendré cette autre épopée prosaïque de la vie ordinaire, de la vie domestique, qui s’appelle le roman, et qui forme une des branches les plus productives et les plus vivaces de la littérature moderne.

Le jour où les Grecs et les Romains perdirent le goût du merveilleux épique, ils renoncèrent à l’épopée ; mais il ne leur vint pas à l’esprit qu’on pourrait les émouvoir en leur offrant en échange le tableau des souffrances intimes et des aventures particulières d’un bourgeois, et à plus forte raison d’un prolétaire d’Athènes ou de Rome. Pourquoi les modernes, en délaissant les fictions épiques, ne se sont-ils pas contentés, comme les anciens, des émotions ou des distractions limitées, concentrées et choisies, que leur fournissait la tragédie ou la comédie ? Pourquoi le drame même, avec toutes ses variétés, le drame, qui combine les deux élémens tragiques et comiques, ne leur a-t-il pas suffi ? D’où naît chez nous ce besoin insatiable de lire et d’écrire des récits plus ou moins imaginaires, racontant les incidens les plus minutieux de la vie humaine, fouillant dans tous les replis du cœur humain, et qui nous plaisent d’autant plus qu’ils réunissent à un plus haut degré les combinaisons arbitraires de la fiction et l’apparence de la vérité ? En admettant, comme le dit l’évêque d’Avranches, que le roman ne soit qu’un délassement à l’usage des honnêtes paresseux, pourquoi ce délassement plutôt qu’un autre, plutôt que celui des contes de fées et des légendes mythologiques ? Et comment ce délassement peut-il attirer tant de paresseux dans un siècle aussi affairé que le nôtre ? N’est-il pas évident que la popularité toujours croissante du genre romanesque tient à des causes plus sérieuses, et qu’elle se rattache au mouvement général de l’humanité, qui tend à s’intéresser de plus en plus à elle-même ? Le héros épique du moyen âge, quoique enveloppé encore des brumes de la tradition et des prismes du merveilleux, est déjà plus homme que le héros épique de l’antiquité. Il n’est point soumis au joug d’un aveugle destin, il n’est point fils des dieux ; il a le sentiment de sa liberté individuelle, il pense et il agit par lui-même. Bientôt l’esprit humain éprouve le besoin d’un idéal romanesque plus rapproché de la vérité. Les héros fantastiques et surnaturels font place à des êtres plus réels, quoique très idéalisés encore et très choisis : ce sont des rois, des princes, des barons, des chevaliers. À ceux-ci succèdent des hommes de cour du XVIIe siècle, très reconnaissables, quoiqu’ils soient déguisés tantôt en bergers, tantôt en personnages grecs, romains ou assyriens. Au XVIIIe siècle l’homme de qualité, bien que son monopole soit déjà ébranlé, règne encore dans le roman ; mais à mesure que les idées d’égalité se propagent, le terrain de la littérature romanesque s’élargit de plus en plus : le grade de héros de roman devient accessible à des êtres appartenant aux conditions les plus infimes de la société, et dont le seul titre à l’intérêt est de représenter des vicissitudes, des souffrances ou des vertus humaines. La fantastique table ronde du roman à son origine, qui n’admettait que vingt-quatre héros sur le pied de l’égalité, est aujourd’hui une table immense à laquelle vient s’asseoir l’humanité tout entière, prise sous tous ses aspects et dans toutes ses conditions, de sorte qu’en considérant les deux points extrêmes de l’histoire du roman, et pour donner une idée de l’espace parcouru, on peut mettre en regard : d’un côté, les Roland, les Olivier, les Lancelot, les Tristan, les Blancheflor, les Genièvre, les Iseult, entourés de toutes les pompes, de toutes les féeries du merveilleux chevaleresque ; de l’autre, un vieux nègre, l’oncle Tom, ou une pauvre institutrice, Jane Eyre, qui ne possède pas même l’attribut jusqu’ici le plus indispensable à une héroïne de roman, celui de la beauté.


III

C’est ainsi que l’histoire de la littérature romanesque, envisagée sous son aspect le plus général, se lie étroitement à l’histoire même du genre humain. Que si on l’étudié de plus près dans les diverses périodes de son développement et dans les modifications plus intimes qu’elle subit d’âge en âge, elle nous fournit des données précieuses sur tout un ordre de faits intellectuels et moraux que l’histoire proprement dite effleure ou ignore. Quoi qu’en dise La Harpe, l’étude du roman au moyen âge offre un autre intérêt que celui qui s’attache à des questions de philologie et d’étymologie. Sans parler de ce genre d’utilité qui saute aux yeux, qu’il est puéril de méconnaître, et qui fait que le savant Daunou louait Chapelain d’avoir donné le nom de grand coutumier au roman de Lancelot du Lac, sans rappeler ce que tout le monde sait, que c’est surtout dans les romans du moyen âge qu’on peut étudier les usages de la vie publique et de la vie privée à cette époque, il y a dans cette portion de la littérature romanesque un autre intérêt essentiellement littéraire, pourvu qu’on prenne ce mot dans son acception la plus large et la plus élevée : c’est celui que Daunou ne fait qu’indiquer quand il dit que les romans goûtés par les hommes du moyen âge nous éclairent sur les caractères habituels de leurs pensées, de leurs sentimens, de leur conduite[5]. Ce n’est pas en effet une question d’étymologie que celle de savoir comment l’imagination humaine, pendant plusieurs siècles, a compris, exprimé et modifié plus ou moins dans leur expression les sentimens généraux du cœur humain, l’amour-passion, l’amour maternel, paternel, conjugal, filial, la religion, l’amitié, l’ambition, les notions du bien et du mal moral, les rapports d’égalité et de subordination entre les hommes. Si l’étude de la littérature est autre chose que l’étude de la rhétorique, ce serait incontestablement un travail très littéraire que celui qui consisterait (en laissant précisément de côté les questions de linguistique sur lesquelles d’ailleurs les recherches abondent) à choisir les romans qui ont joui de la plus grande célébrité depuis le XIIe jusqu’au XVe siècle, à étudier dans chacun d’eux et dans les versions successives de chacun d’eux les sentimens et les rapports que nous venons d’indiquer, à démêler, sous la couche plus ou moins uniforme du merveilleux imposé par la tradition, les nuances diverses qui révèlent des changemens accomplis dans l’état intellectuel et moral des générations, à montrer enfin comment la littérature romanesque part de ces premiers poèmes carlovingiens, empreints d’un cachet de simplicité et de rudesse barbares, pour aboutir graduellement à cette forme de composition en prose qui tient à la fois de l’épopée et du drame, qui, en prenant la réalité pour base, dispose les faits dans un ordre imaginaire, et s’efforce de réunir la plus grande somme d’intérêt à la plus grande somme de vraisemblance.

Une histoire de la littérature romanesque au moyen âge ainsi conçue serait une œuvre difficile, mais certainement très intéressante et très littéraire ; nous n’avons pas la prétention de l’exécuter, nous ne voulons ici qu’en effleurer quelques points, dont l’étude nous suffira pour traverser cette première période de la littérature romanesque, et arriver à celle qui précède immédiatement l’apparition du roman de d’Urfé[6].

Si nous prenons, par exemple, la plus ancienne version du poème de Roland, celle qu’on fait généralement remonter jusqu’au XIe siècle, et si nous cherchons quelle place tient dans un poème un sentiment dont l’expression se développe et se raffine en quelque sorte avec la civilisation, — le sentiment de l’amour, — nous ne l’y trouvons guère qu’indiqué. Le caractère religieux et héroïque est le caractère dominant de cette composition. Avant de mourir, Roland ne pense qu’à Dieu et à son épée Durandal. Il a cependant une fiancée qu’il aime et dont il est aimé, la belle Aude. Celle-ci ne figure dans le poème que pour apprendre la mort de son amant de la bouche de l’empereur Charlemagne. Ce prince, pour la consoler, lui propose brutalement un autre époux, son propre fils. Il est vrai qu’à cette proposition la belle Aude s’évanouit et meurt, ce qui semble indiquer une passion assez intense ; mais dans tous les cas cette passion est des plus laconiques.

Une autre version du même poème, postérieure au moins d’un siècle à la première, nous offre déjà un plus grand développement dans l’expression des sentimens tendres. La douleur de la fiancée de Roland est décrite avec complaisance. Pour rendre plus vif le tableau de cette douleur, le romancier commence par nous montrer la belle Aude remplie de joie dans l’attente du retour de Roland, lorsque la nouvelle inattendue de son trépas la plonge tout à coup dans un profond désespoir. On voit ensuite apparaître la mère du héros tombé à Roncevaux, qui vient mêler ses larmes aux larmes de sa fiancée. Les deux femmes s’embrassent tendrement, et déplorent ensemble la perte de celui qui tenait la première place dans leur cœur.

Non-seulement pour tout ce qui tient à cet ordre de sentimens tendres dont nous nous occupons plus spécialement, mais aussi, dans l’ensemble de leur composition, les poèmes carlovingiens, qui sont les premiers en date, offrent beaucoup moins de raffinement et de complication que les poèmes du cycle breton. La lutte entre la passion et le devoir, le sacrifice de la passion au devoir, ou réciproquement la transposition du devoir, c’est-à-dire l’amour coupable, excusé et poétisé par sa constance, tous ces ressorts principaux de la littérature romanesque, qui se multiplieront dans les romans de la Table-Ronde surtout, quand ces romans auront passé de la poésie à la prose, sont assez rarement employés dans l’épopée carlovingienne. Les relations entre les sexes y offrent un caractère de simplicité étranger à tous ces raffinemens de galanterie subtilisée qui domineront plus tard. Les femmes dans ces poèmes sont en général ou de robustes et intrépides matrones, comme la dame Guibars, dans le roman de Guillaume au Court-Nez, qui refuse d’ouvrir les portes d’Orange à son mari, poursuivi seul par une armée de Sarrasins, jusqu’à ce qu’il ait fait en son honneur sur cette troupe ennemie une dernière charge qui la met en fuite, ou bien de jeunes épouses timides et soumises, comme la belle Béatrix du roman des Loherains, qui en soupirant ceint l’épée de combat au duc son époux, et le suit longtemps des yeux, quand il s’est élancé sur son cheval de guerre. Quelquefois, dans la bouche même de très jeunes filles, l’expression de l’amour a un caractère de hardiesse qui touche à l’effronterie ; mais cet amour tend au mariage, et la légitimité du but explique et excuse la vivacité du moyen. Les passions vicieuses et éhontées sont en général l’apanage des princesses sarrasines. L’adultère est d’ordinaire peint en laid dans les poèmes carlovingiens. C’est ainsi qu’on voit dans ce même roman de Guillaume au Court-Nez, que nous venons de citer, le héros apostropher sa sœur, qui nous est présentée comme l’épouse infidèle de l’empereur Louis le Débonnaire, avec une grossièreté homérique, en la qualifiant de chienne impure, et lui arracher de la tête, en présence de toute sa cour, le diadème qu’elle est indigne de porter. Quelquefois le poète du cycle carlovingien appelle déjà à son aide une distinction délicate et périlleuse, inconnue au paganisme, et qui jouera longtemps après, au XVIIe siècle, un assez grand rôle dans la littérature romanesque. C’est en vertu de cette donnée que, dans le poème de Gérard de Roussillon, dont M. Fauriel fait remonter la date jusqu’aux premières années du XIIe siècle, nous voyons une princesse, au moment d’épouser un roi qu’elle n’aime pas, donner son anneau au duc Gérard qu’elle aime, contracter avec lui par-devant témoins une sorte de mariage spirituel, et s’engager à n’aimer jamais que lui, tout en gardant scrupuleusement la fidélité matérielle qu’elle doit à son époux. Et dès ce moment, dit le romancier (dans une traduction que nous empruntons à M. Fauriel), dura sans fin l’amour de Gérard et de la reine l’un pour l’autre, sans qu’il y eût jamais de mal ni autre chose que tendre vouloir et secrètes pensées.

Dans les poèmes de la Table-Ronde, les choses ne se passent en général ni aussi simplement ni aussi honnêtement ; la complication des aventures et des situations, le conflit des passions, le raffinement du langage, le mélange des sentimens les plus exaltés et des capitulations morales, tous ces caractères, qui représentent la seconde période de la chevalerie, se dessinent de plus en plus dans ces poèmes, à mesure qu’ils passent de la poésie à la prose, à mesure que la civilisation elle-même se complique et se raffine, et que, dans les versions successives de chaque poème, l’imagination des romanciers modifie à son gré les types consacrés.

On sait que la donnée primitive d’un certain nombre de poèmes du cycle breton est religieuse et même mystique, puisqu’il s’agit pour le héros d’aller à la recherche du Saint-Graal ou Saint-Hanap, c’est-à-dire d’un vase doué de vertus merveilleuses dans lequel Jésus-Christ est supposé avoir bu quand il célébra la cène avec ses disciples la veille de sa passion ; néanmoins l’inspiration profane, aventureuse, amoureuse et galante forme le caractère dominant de la plupart de ces compositions, surtout dans les versions en prose. Deux des principaux romans de ce cycle, le roman de Lancelot du Lac, qui parait n’avoir jamais existé qu’en prose, et celui de Tristan du Léonais, offrent tous les signes que nous venons d’énumérer d’un idéal romanesque plus gracieux, plus tendre, mais aussi moins grandiose et moins pur. On sait encore que c’est le premier de ces deux romans que Dante a choisi pour le rendre en quelque sorte responsable de la chute de Francesca de Rimini. Dans tous les deux, la situation est plus dramatique que morale : elle porte sur les relations adultères de Lancelot et de la reine Genièvre, de Tristan et d’Yseult ; mais il faut reconnaître surtout, en faveur de l’auteur de Tristan, qu’il accumule toutes les circonstances qui peuvent excuser une affection coupable et la purifier en quelque sorte par les épreuves sans nombre qu’elle subit. Les mœurs de nos aïeux, dit élégamment à ce sujet Marie-Joseph Chénier, déplaçaient les devoirs, mais elles ne les supprimaient pas ; un choix involontaire, mais unique, remplissait l’espace de la vie : être infidèle à ce choix du cœur, voilà ce qui paraissait répréhensible. Après avoir vécu l’un pour l’autre, Tristan et Yseult meurent ensemble, et l’auteur de la version en prose que nous avons sous les yeux ajoute au récit de leur mort un dernier trait de délicatesse sentimentale qui semble annoncer déjà une période sociale assez raffinée. Il nous montre les deux tombeaux d’Yseult et de Tristan placés dans la même chapelle, « et l’on veoit, dit-il, yssir (sortir) de la tombe de Tristan une belle ronce verte et feuillue qui alloit par la chapelle, et descendoit le bout de la ronce sur la tombe d’Yseult et entroit dedans. Le roi de Cornouailles (l’indigne époux d’Yseult) la fit couper par trois fois, mais, ajoute le romancier, le lendemain était aussi belle comme elle avoit ci-devant été, et ce miracle étoit sur Tristan et sur Yseult à tout jamais advenir. »

À travers ces modifications diverses de l’idéal romanesque au moyen âge, modifications que nous n’avons voulu qu’indiquer légèrement en les rattachant à un seul sentiment, mais qu’on retrouverait aussi dans l’expression des autres sentimens du cœur humain et des principaux rapports des hommes entre eux, l’empire de la tradition populaire, quoique affaibli, subsiste toujours dans le roman. Jusqu’au XVe siècle, même après la transformation générale des narrations versifiées en narrations en prose, et malgré les altérations que subissent les types consacrés, ce sont cependant presque toujours les mêmes personnages, les mêmes aventures, le même merveilleux qui alimentent l’imagination des romanciers. La littérature romanesque n’en est pas encore à prendre pour point de départ soit l’histoire, soit la réalité contemporaine ; elle n’aspire point encore à la vraisemblance[7].

Toutefois, sous l’influence du mouvement des esprits qui commencent à s’enquérir de l’antiquité, une nouvelle famille de héros romanesques est venue se joindre aux héros de la tradition populaire. Hector, Alexandre, César, disputent le terrain du roman aux paladins de Charlemagne et d’Arthur. Tantôt ces personnages anciens sont les héros d’une fiction où quelques faits de leur histoire disparaissent sous un amas de chimères ; tantôt, comme dans le roman de Perceforest, on voit les souvenirs confus de l’histoire ancienne rattachés le plus étrangement du monde à la partie, même mystique, du cycle breton. Perceforest est couronné roi de la Grande-Bretagne par Alexandre le Grand, il est vaincu par Jules César, il est converti au christianisme par un des descendans de Joseph d’Arimathie, qui a apporté en Angleterre le Saint-Graal, et il fonde la sacrée confrérie des chevaliers du Franc-Palais.

Ce n’est qu’au XVe siècle que la littérature romanesque semble vouloir s’affranchir de la tradition populaire et se rapprocher de la vérité historique et de la réalité contemporaine. Dans le roman intitulé le Triomphe des neuf Preux et dédié à Charles VIII, l’auteur choisit les personnages anciens et modernes qui paraissent avoir le plus de prise sur l’imagination des contemporains, et il raconte successivement leur histoire. Il introduit dans sa galerie d’abord trois héros de l’histoire sainte : Josué, David, Judas Macchabée ; puis trois païens : Hector, Alexandre, César, et enfin trois modernes : le personnage semi-fabuleux d’Arthur, Charlemagne, et un neuvième preux qui jusqu’ici ne paraît pas encore avoir jamais figuré dans la littérature romanesque, Godefroy de Bouillon, qui deviendra plus tard le héros du Tasse. La vie de ce personnage est racontée avec assez d’exactitude, et en général dans tout ce roman, en mettant de côté la portion légendaire de la biographie d’Arthur et de Charlemagne, l’histoire est bien moins falsifiée que dans les romans précédens. L’auteur, en terminant sa galerie, annonce qu’il a vu apparaître devant lui un dixième preux qui demande à son tour à être célébré, et ce dixième preux est un personnage historique qui n’est séparé du romancier que par deux ou trois générations : c’est Bertrand Du Guesclin, qui entre déjà dans la littérature romanesque sans que sa physionomie réelle soit notablement altérée par l’auteur du Triomphe des neuf Preux.

Mais de tous les romans du XVe siècle celui qui nous paraît, sous le rapport du fond et de la forme, caractériser le plus nettement une période nouvelle dans la littérature romanesque, c’est un ouvrage assez répandu par la version plus élégante que fidèle que Tressan en a donnée dans le style du XVIIIe siècle, mais moins connu dans l’original ; c’est l’ouvrage intitulé Histoire et plaisante Chronique du petit Jehan de Saintré et de la jeune Dame des Belles-Cousines. Cet ouvrage est peut-être le premier exemple d’une narration romanesque et chevaleresque complètement affranchie des types et des incidens traditionnels, dont le héros n’appartient ni au cycle de Charlemagne ni au cycle d’Arthur, mais au XVe siècle, où ne figure aucun personnage de l’antiquité travesti en baron féodal, où l’on ne rencontre aucune scène de magie, aucun enchanteur, aucune fée, aucun géant, aucun monstre fantastique, aucun événement surnaturel, et dont l’auteur, Antoine de La Sale, semble s’être tout simplement proposé de peindre avec une égale préoccupation d’art et de vraisemblance la vie réelle de son temps, quoique, pour se mettre à l’aise, au lieu de placer la scène de son roman à la cour de Charles VII, sous le règne duquel il écrivait, il l’ait reculée d’un siècle et transportée à la cour du roi Jean.

Sans nous occuper ici des rapports, d’ailleurs très insignifians, que peut offrir le héros du roman de La Sale avec un Jehan de Saintré signalé par Froissart comme un des plus vaillans guerriers du XIVe siècle, et en prenant ce héros comme un être fictif destiné à personnifier l’idéal chevaleresque au XVe siècle, on voit combien cet idéal est affaibli, et l’on reconnaît que nous touchons à la fin de la chevalerie. Ce beau page de quinze ans protégé par une jeune veuve qui lui fait les sermons les plus édifians entremêlés de caresses moins édifiantes, et lui donne sans cesse de l’argent pour qu’il soit très bien joly, c’est-à-dire qu’il ait de beaux vêtemens, de beaux chevaux, un bel équipage, se présente tout d’abord à nous sous un aspect qui n’a rien d’épique et qui nous rejette bien loin des rudes et grandioses figures de l’épopée carlovingienne[8]. À la vérité, le jeune page devient bientôt un vaillant chevalier qui, pour plaire à sa dame, accomplit beaucoup de prouesses ; mais ces prouesses n’ont plus le caractère surhumain des prouesses d’autrefois : non-seulement Saintré n’a plus à combattre des enchanteurs, des géans, des lions ou des dragons, mais, sauf une bataille contre les Sarrasins, où pour un seul homme il tue peut-être quelques ennemis de trop, on ne le voit guère figurer que dans des joutes, des passes d’armes où chacun des tenans déploie la plus grande magnificence en armures, en écharpes, en housses, en chevaux, mais où tout se borne à de légères égratignures, le roi ayant soin d’arrêter le combat aussitôt qu’il pourrait devenir meurtrier. Les luttes à mort en champ clos ont disparu, et les exercices chevaleresques ne sont déjà plus qu’une occasion pour les acteurs et les spectateurs d’étaler de brillantes parures que La Sale se complaît à décrire avec les détails les plus minutieux, en donnant à Saintré et à sa dame une égale préoccupation de toilette et de vanité. On reconnaît qu’on approche du temps où les tournois se transformeront en carrousels.

L’affaiblissement de l’idéal chevaleresque n’est pas moins sensible dans le tableau de la passion, qui fait le principal intérêt de ce roman. Il faut dire cependant que, sur la foi de la version souvent infidèle de Tressan, on a fort exagéré le caractère licencieux de l’ouvrage de La Sale. Quand il raconte les secrètes entrevues du jeune page, et plus tard du jeune chevalier, avec la dame des belles cousines, l’auteur met dans ses récits, empreints d’ailleurs d’une grâce tour à tour naïve et piquante, une assez grande réserve ; il glisse très légèrement sur les détails scabreux, et nous pouvons à la rigueur, si nous le voulons bien, supposer que la protectrice de Saintré s’arrête à la limite de l’extrême familiarité, tandis que Tressan s’attache à donner à toutes les scènes de tendresse ce tour élégamment libertin qui était dans les goûts de son temps, mais qui n’est point dans l’original qu’il prétend reproduire.

Il n’en est pas moins vrai que le thème romanesque qui fait le fond du Petit Jehan de Saintré est en opposition flagrante avec les thèmes antérieurs. Nous avons vu dans Lancelot du Lac et dans Tristan du Leonois les affections coupables n’être admises à figurer sérieusement et au premier plan dans un roman qu’à la condition de se distinguer par une constance à toute épreuve. Dans l’ouvrage de La Salé, la fidélité chevaleresque est violée de la manière la plus choquante, car ce n’est pas le héros qui est infidèle, Saintré au contraire, malgré les séductions auxquelles l’exposent l’éclat de sa renommée et la grâce de sa personne, ferme son cœur à tout autre amour que celui qu’il éprouve pour sa belle princesse. C’est celle-ci qui trahit indignement Saintré, et pour qui ? Est-ce au moins pour un chevalier brillant et valeureux comme lui ? Non, c’est pour un moine vulgaire, débauché et brutal, que le romancier nous peint ainsi : « C’étoit un grand, gros et très puissant de corps, moine, fils d’un bourgeois, et qui étoit damp-abbé d’une abbaye bonne et riche ; il étoit fort et habile pour lutter, saillir, jeter barres, pierres, à la paume jouer. » Tel est le héros à qui une dame, que La Sale nous présente comme une princesse de sang royal[9], sacrifie le noble et charmant Saintré. Non contente de le sacrifier, elle l’outrage ; elle le force, par ses railleries, à accepter avec ce moine une lutte de crocheteur dans laquelle il est vaincu : autre altération notable de l’ancien type du héros chevaleresque dont la force physique, toujours prodigieuse, était égale à son adresse, tandis que Saintré nous apparaît avec des formes plus élégantes que robustes. Cette partie du roman de La Sale lui donnerait presque la tournure d’un fabliau satirique dirigé contre la chevalerie, si le caractère tragique des dernières scènes ne lui rendait sa physionomie sérieuse. Saintré en effet, après avoir subi l’affront de se voir renversé par ce moine impudent, le force à son tour à revêtir une armure, à combattre contre lui en chevalier, la dague et la hache à la main, et il le punit de son insolence. Toutefois, à l’occasion de ce dénoûment, Tressan a encore induit en erreur plusieurs critiques qui n’avaient pas lu l’original : dans sa version du Saintré, il déclare qu’il a modifié le dénoûment comme trop féroce, et il laisse croire, on ne sait pourquoi, que dans le texte primitif le chevalier outragé tue à la fois son rival heureux et sa maîtresse infidèle. Aussi Marie-Joseph Chénier, partant de l’assertion de Tressan, nous dit que Damp-Abbé et la dame périssent tous deux, et nous fait remarquer que ce châtiment était bien rigoureux sans doute, mais que pourtant il ne choqua point nos ancêtres, tant ils méprisaient la déloyauté en amour comme en tout le reste[10]. L’affirmation de Tressan étant complètement erronée, c’est une conséquence toute différente qu’il faut tirer du véritable dénoûment. Dans le texte de La Sale, Saintré ne tue personne : au moment où, après avoir à son tour terrassé Damp-Abbé, il lève sa hache pour le frapper d’un coup mortel, le romancier lui fait revenir à l’esprit tous les passages de l’Écriture qui défendent le meurtre ; il jette alors sa hache, et de sa dague il se contente de percer la langue du moine brutal qui s’est répandu en injures contre la chevalerie. Quant à la dame des belles cousines, il a seulement la tentation de la maltraiter. « Lors la prend, dit La Sale, par le toupet de son atour, et haussa la paulme pour lui donner une couple de soufflets, mais à coup se retint, ayant mémoire des grands biens qu’elle lui avait faits, et qu’il en pourroit être blâmé. » Il lui enlève seulement l’écharpe bleue qu’elle est indigne de porter, la couleur bleue signifiant loyauté, et ne tire d’elle d’autre vengeance que de la couvrir de confusion devant toute la cour. Ce dénoûment, qui est le vrai[11], prouve le contraire de ce que dit Chénier ; il indique à la fois un affaiblissement et un adoucissement des anciennes mœurs, et par suite, des anciennes données romanesques, en vertu desquelles on punissait volontiers de mort la déloyauté en amour ; il ajoute donc à la signification historique du roman de La Sale.

Au point de vue littéraire, ce roman est supérieur à tout ce qui l’a précédé. Au lieu d’offrir cet entassement d’aventures qui distingue les ouvrages antérieurs, il annonce déjà un travail de composition assez remarquable. À côté d’un étalage abusif d’érudition, de citations pédantesques et de science héraldique, on y trouve non-seulement des descriptions exactes et curieuses, mais des sentimens étudiés et exprimés avec profondeur, justesse et finesse, des scènes bien conduites, des gradations, des suspensions, des surprises, ménagées avec art pour soutenir et pour accroître l’intérêt. En un mot, c’est dans le Petit Jehan de Saintré, composé au milieu du XVe siècle, qu’on voit apparaître pour la première fois quelque chose d’analogue au roman actuel, une fiction affranchie du merveilleux traditionnel, où l’auteur cherche à exciter l’intérêt sans s’écarter de la vraisemblance.


IV

Au XVIe siècle, il s’opère dans la littérature romanesque un mouvement assez bizarre : au lieu de continuer à marcher dans la voie du naturel et de la vraisemblance, ouverte par La Sale, le roman retourne en arrière, et dans le siècle où la chevalerie n’est déjà plus guère qu’un souvenir, dans le siècle de Rabelais, de Montaigne, de Philippe II, de Catherine de Médicis, de Machiavel, de l’Arétin, les imaginations s’éprennent pour l’ancien idéal chevaleresque d’un enthousiasme d’autant plus vif que cet idéal s’éloigne davantage de la réalité. On sait l’immense vogue de toute une nouvelle famille de héros romanesques, importés de l’Espagne à la suite, dit-on, des lectures de François Ier durant sa captivité à Madrid. L’interminable histoire des Amadis, c’est-à-dire d’Amadis de Gaule, de ses frères, de ses fils, de ses petits-fils et même de ses neveux, en partie traduite de l’espagnol, mais adaptée au goût français, en partie continuée par divers écrivains français, de manière à former successivement un ensemble de vingt-quatre volumes, devient la lecture favorite de la ville et de la cour, des jeunes gens, des femmes et des vieillards.

Nous ne discuterons pas ici l’origine des Amadis. Suivant le traducteur des premiers volumes, Nicolas d’Herberay, cette origine est française ; ce dernier prétend avoir vu un vieux manuscrit en langage picard, dont l’auteur espagnol aurait tiré le fond de son roman ; suivant Daunou, l’origine des Amadis est italienne ; suivant d’autres, elle est portugaise. N’ayant point lu l’ouvrage en espagnol, nous n’examinerons pas non plus quels changemens les traducteurs français ont fait subir à l’original, publié à Séville au commencement du XVIe siècle. D’Herberay avoue que pour sa part il a ajouté ou retranché à volonté. Les autres traducteurs se sont mis encore plus à l’aise, et enfin une grande partie des livres d’Amadis est tout à fait l’œuvre des continuateurs français et n’existe point en espagnol. Nous prenons donc cet ouvrage dans son ensemble comme un roman arrangé à la française et destiné à nous donner une idée des goûts du public français au XVIe siècle. On ne peut douter qu’il ne représente ces goûts parfaitement, puisqu’il a joui d’une telle vogue, que, dans un écrit sur lequel nous reviendrons tout à l’heure, La Noue, l’austère capitaine calviniste, nous apprend qu’il fut un temps où si quelqu’un eût voulu blâmer les livres d’Amadis, on lui eût craché au visage.

Par quels points donc cet ouvrage, qui, pour le fond des aventures, n’est qu’un mélange de toutes les données fabuleuses et fantastiques des anciens romans, tient-il au XVIe siècle et a-t-il pu exercer une attraction si vive sur les hommes de cette époque ? L’Amadis se rattache de plusieurs manières au temps où il a paru.

Il s’y rattache d’abord par l’exagération même d’un ancien idéal romanesque dont la juste mesure est perdue, et ensuite par l’altération notable que fait subir à cet ancien idéal sa combinaison avec quelques élémens contemporains. Amadis est un pourfendeur auprès duquel pâlissent les Roland, les Olivier, les Ogier, les Lancelot, les Tristan. « Il attaque à lui seul des armées entières, renversant, dit d’Herberay, tout ce qu’il rencontre, tuant l’un, desmembrant ou eschignant l’autre, tellement que tous lui faisoient voie. » En même temps qu’il dépasse en vaillance tous les paladins de l’ancienne chevalerie, il les dépasse bien davantage encore en sensibilité, il pleure avec une facilité effrayante. J’estime, dit son honnête écuyer Gandalin, j’estime, vu l’abondance de ses larmes, que son pauvre cœur soit déjà lambiqué et distillé par les yeux. Amadis lui-même, s’expliquant sur cet excès de larmes en un jargon qui dépasse celui des précieuses, dit à sa bien-aimée la belle Oriane : « Les larmes dont vous parlez n’étaient point pleurs, la source en estant jà épuisée ; c’étoit une humeur provenant de mon cœur, lequel tant continuellement ardoit en votre amour, qu’estant contraint par l’effort de la flamme, il faisoit monter aux yeux l’eau que nature mettoit autour de soi pour le conserver et lui donner vie. » À cette sensibilité larmoyante, Amadis joint une nuance très marquée de mélancolie rêveuse ; lorsque de faux rapports ont irrité Oriane contre lui, son désespoir, au lieu d’aboutir à la folie comme celui de Tristan, qui a servi de modèle à l’Arioste pour son Roland furieux, tourne en une sorte de désolation plaintive et paisible qui cherche la solitude pour s’y repaître de souvenirs. C’est alors qu’Amadis se réfugie dans un ermitage où il reçoit ce nom de Beau-Ténébreux, ridiculisé à jamais par l’immortelle parodie de Cervantes, mais qui n’en fait pas moins d’Amadis le père d’une foule de héros langoureux et assombris qui joueront plus tard un grand rôle dans la littérature romanesque.

Tout en s’abandonnant au plaisir de pleurer et de rêver, le Beau-Ténébreux résiste pourtant un peu à son chagrin ; on le voit même chercher des récréations dont n’usaient guère, je crois, les chevaliers de la Table-Ronde. « Il commença, dit d’Herberay, pour divertir sa tristesse, à pêcher quelquefois à la ligne. » Ce n’est pas seulement parce que le héros principal pêche quelquefois à la ligne que le roman d’Amadis nous offre une altération de l’ancien idéal chevaleresque : c’est que dans ce livre, à côté d’une exagération de coups de lance et de coups d’épée qui dépasse tout, il y a un caractère général de subtilité prétentieuse et de mollesse efféminée ; il y a plus encore, il y a le signe d’une grande corruption de mœurs. Le côté licencieux de l’Amadis n’a pas été assez mis en lumière par les écrivains de nos jours qui ont parlé de ce roman : ce point est pourtant bien saillant, il l’est d’autant plus qu’il perce très effrontément sous un étalage de sentimens délicats et raffinés jusqu’à l’excès. Cette nuance de sensualité voluptueuse contribua certainement pour une grande part au succès de l’Amadis auprès des hommes et des femmes de la cour de Henri II et de Charles IX : on voit ce caractère de licence se prononcer de plus en plus à mesure qu’un nouveau livre vient s’ajouter aux premiers et que le siècle lui-même avance dans la dépravation. C’est par là que s’explique la brutalité des formes de langage qu’emploie Brantôme quand il dit, en termes que nous sommes obligé de modifier un peu : « Je voudrois avoir autant de centaines d’écus comme il y a eu des filles, tant du monde que de religieuses, qui se sont émues, pollues et flétries par la lecture d’Amadis de Gaule[12]. » C’est aussi ce qui motive les attaques très vives dont l’Amadis était l’objet de la part des hommes sévères dans les deux communions. D’un côté, le père Possevin, savant jésuite, un des maîtres de saint François de Sales, fulminant contre ce roman, assurait que c’était à l’instigation du diable que l’Amadis avait vu le jour ; il ajoutait même que le diable avait suscité cet ouvrage, afin de favoriser les progrès de l’hérésie de Luther et de Calvin. Ceci était moins admissible, car d’un autre côté les calvinistes austères attaquaient avec une égale ardeur l’immoralité de l’Amadis. Le capitaine La Noue a écrit contre ce roman tout un discours sous ce titre assez curieux « que la lecture des livres d’Amadis n’est moins pernicieuse aux jeunes gens que celle des livres de Machiavel aux vieux[13]. » Après avoir ainsi rapproché d’une façon piquante deux ouvrages si différens en apparence, mais qui tous deux aboutissent au même résultat, l’altération du sentiment moral, La Noue, indépendamment de l’accusation principale qu’il dirige contre l’Amadis, attaque ce roman sur quelques points très importans alors, et qui valent la peine d’être indiqués comme un signe du temps : il lui reproche d’avoir, en prodiguant les enchantemens et les sortilèges traditionnels, contribué à entretenir en France le goût très dangereux de la magie et de l’astrologie ; il l’accuse ensuite de multiplier les duels et l’esprit de vengeance « en attachant le plus haut point d’honneur des chevaliers à s’entrecouper la gorge pour choses frivoles. » Il s’élève enfin contre les prouesses absurdes et impossibles dont ce livre farcit l’imagination des jeunes gens. « Quand un gentilhomme, dit le vieux guerrier, auroit toute sa vie lu les livres d’Amadis, il ne seroit bon soldat ne bon gendarme, car pour être l’un et l’autre il ne faut rien faire de ce qui est là-dedans. » Quant à l’effet de ce roman sur les mœurs, La Noue le juge bien plus pernicieux encore : il fait remarquer que c’est surtout dans les inventions licencieuses, dans l’art d’assaisonner ce qu’il appelle le poison de volupté, que les traducteurs et continuateurs de l’Amadis espagnol se sont donné carrière.

Il y a en effet souvent, même dans les deux premiers livres de l’Amadis français, plus réservés que les autres, un singulier mélange de délicatesse outrée et de grossièreté indécente. Tous ces détails scabreux sur lesquels nous avons vu le plus ingénieux romancier du XVe siècle, La Sale, glisser légèrement, — d’Herberay, sans les multiplier à chaque page, les aime pourtant beaucoup, et quand il les rencontre sous sa plume, il les dessine et les colore avec une complaisance qui touche à la lubricité, et qui devait plaire aux contemporains de Brantôme, en même temps qu’il y accoutume l’imagination des femmes et des jeunes filles, en entourant le tout d’un cadre général de prouesses fabuleuses, de langueurs sentimentales et d’adorations passionnées. Il faut noter d’abord que les principales situations de ce roman sont presque toujours immorales. Ainsi dès les premières pages nous voyons le héros Amadis naître hors mariage des amours du roi Périon de Gaule et de la princesse Élisène, amours très effrontés, très expéditifs, grâce à un personnage de soubrette entremetteuse, Dariolette, dont le nom était devenu un nom générique à la fin du XVIe siècle. Ce roi Périon, grand voyageur et grand polygame, donne à Amadis des frères dans tous les pays qu’il traverse. Il est vrai que ce n’est pas toujours sa faute, car il rencontre des damoiselles terriblement impérieuses, notamment la jeune fille d’un comte allemand, le comte de Salandric, qui n’entreprend rien moins que d’attenter violemment à sa pudeur. Le roi Périon résiste d’abord en disant qu’il aimerait mieux mourir que de déshonorer la fille d’un homme dont il a reçu la plus affectueuse hospitalité ; mais la damoiselle, aussi ingénieuse qu’obstinée, saisit brusquement l’épée que le héros a déposée dans un coin de la chambre, la tire du fourreau, et menace Périon, non pas de le tuer, mais de se tuer elle-même à l’instant, s’il ne se résigne à ce qu’elle exige de lui, et Périon est obligé de se résigner. Nous avons vu qu’il y avait çà et là quelques scènes analogues, quoique moins vives, dans nos plus anciens romans de chevalerie, mais nous avons vu aussi que c’était généralement à des princesses sarrasines que nos vieux auteurs attribuaient des passions si éhontées. Dans l’Amadis, toute distinction de ce genre a disparu ; il semble qu’en général les rapports ordinaires y soient renversés : ou les damoiselles font les avances, ou elles sont d’une facilité qui offre presque un caractère aussi scandaleux. La belle Oriane elle-même, adorée d’Amadis comme une divinité, n’exige pas de son chevalier le respect au même degré que l’adoration ; elle aussi n’attend pas le sacrement, et avant même la fin du premier volume, le romancier se complaît à nous la montrer beaucoup plus tendre que vertueuse, s’exposant à donner à Amadis un fils qui, comme lui, devra être légitimé par mariage subséquent : un grand nombre de héros dans les vingt-quatre livres des Amadis en sont là, et même restent illégitimes toute leur vie. La bâtardise devient déjà, comme elle l’a été plus tard, une qualité essentiellement romanesque, quelquefois même elle apparaît avec des allures tout à fait bizarres. Ainsi le neuvième livre des Amadis porte ce titre singulier : « Histoire des fils d’Amadis de Grèce, Florisel de Niquée, et ensemble deux autres fils et filles engendrés insciemment par icelui Amadis en l’excellente reine Zahara de Caucase, par Claude Colet, Champenois. » Que veut dire ce romancier champenois par ces mots engendrés insciemment ? Ceci mérite explication. Amadis de Grèce, étant déjà marié, devient amoureux de la reine Zahara. Un magicien complaisant et néanmoins vertueux, pour supprimer entre eux le péché d’adultère, les enchante tous deux et les transporte dans une sorte de paradis de Mahomet ou de jardin d’Armide, où ils donnent le jour à plusieurs enfans, et quelque temps après, dit La Noue, étant désenchantés, chacun s’en alla où il voulut, sans se ressouvenir de ce qui s’était passé. Ainsi s’explique le mot insciemment.

C’est dans Amadis de Gaule que la littérature romanesque s’enrichit d’un personnage nouveau, mais peu moral, qui deviendra le père d’une nombreuse lignée, celle des Faublas et des Lovelace. À côté de l’amant d’Oriane, amant passionné, sentimental, langoureux, très insuffisamment respectueux, mais scrupuleusement fidèle, figure au premier plan son frère Galaor, type de légèreté licencieuse et gaie, aimant indifféremment toutes les dames ou damoiselles qu’il rencontre sur son chemin, toujours prêt à les délivrer de leurs persécuteurs, mais ne les délivrant jamais gratis. Toutes, du reste, se montrent animées envers lui d’une reconnaissance sans bornes. Il y en a même une qui, après lui avoir prodigué les témoignages les plus vifs de sa gratitude, songe seulement à lui adresser cette question, par laquelle il semble qu’elle aurait dû commencer : « Hélas ! vous plairait-il me dire votre nom ? » Le contraste entre les deux caractères d’Amadis et de Galaor est quelquefois présenté d’une manière assez comique, mais toujours aux dépens de la morale. Les deux frères, par exemple, ont été attirés dans une embuscade et faits prisonniers par les hommes d’armes de la belle Madasime, dame de Gantasi. Cette belle dame est une personne à la fois très féroce et très légère. Un de ses chevaliers, qui s’intéresse à Amadis, vient lui dire en secret qu’il n’a qu’un moyen d’échapper à la mort qui lui est réservée, c’est de se montrer aussi galant que possible avec Madasime. Amadis répond d’abord, à l’instar de son père Périon, qu’il aime mieux mourir que d’être infidèle à Oriane. Cependant, comme il ne serait pas fâché de se tirer de ce mauvais pas, il ajoute : « Néanmoins, s’il vous plaît vous adresser à mon compagnon, qui est trop meilleur chevalier et plus beau que je ne suis, peut-être s’accordera-t-il à tout ce que vous voudrez. » Il va sans dire que ce compagnon, qui est Galaor, n’a pas les mêmes scrupules qu’Amadis, et ne se fait point du tout prier. Il se conduit si bien avec la dame de Gantasi, qu’elle rend la liberté aux deux prisonniers, non sans faire promettre à Galaor de revenir la voir volontairement.

Telle est la physionomie générale de l’ouvrage qui fut considéré en France, au XVIe siècle, comme le chef-d’œuvre de la littérature romanesque. Nous avons insisté sur le côté immoral de l’Amadis français, parce que, l’idée qu’on se fait généralement de ce livre étant empruntée à la célèbre parodie que Cervantes a tirée de l’Amadis espagnol, on est habitué à n’y voir qu’une conception plus ou moins ridicule par l’exagération de l’héroïsme guerrier, de la délicatesse et de la sensibilité en amour. L’Amadis français présenté incontestablement ces divers caractères, mais il y joint aussi une nuance très marquée de sensualité licencieuse dont nous n’avons pu que donner une idée par l’analyse de quelques situations, l’indécence de la forme ne nous permettant de citer textuellement aucun des passages signalés[14]. C’est par ce mélange d’inspirations hétérogènes que ce roman a pu passionner une société qui offrait elle-même des contrastes analogues, où des goûts intellectuels déjà très raffines s’alliaient à des mœurs encore guerrières jusqu’à la férocité et en même temps voluptueuses et efféminées, où l’on aimait tout à la fois les libertés les plus audacieuses du langage et les déguisemens les plus délicats de la passion, où l’on voyait par exemple des femmes honnêtes dans leur conduite, comme la sœur de François Ier, la reine de Navarre, écrire des récits graveleux qu’une femme honnête ne peut pas lire, tandis que l’autre Marguerite, la première femme de Henri IV, très déréglée dans ses mœurs, nous laissait des mémoires empreints d’une réserve pudique et des lettres d’amour qui respirent le platonisme le plus éthéré[15].

Considéré sous le rapport littéraire et comparé au Petit Jehan de Saintré, l’Amadis n’indique aucun progrès dans la littérature romanesque. Il indique plutôt un mouvement contraire ; le merveilleux des anciens romans de chevalerie y reparaît et s’y étale avec la plus grande confusion ; l’analyse des sentimens et des passions y est étouffée sous l’entassement des aventures ; l’histoire, la chronologie, la géographie, y sont également et grossièrement outragées. Le sentiment des beautés de la nature y est absent : on y rencontre quelques mots sur le printemps ou sur le ramage des oiseaux dans les bois, comme dans tous nos vieux romans, mais le paysage ne figure point encore dans la littérature romanesque. On a voulu quelquefois classer le principal traducteur et arrangeur de l’Amadis, d’Herberay, parmi les bons prosateurs du XVIe siècle. Il ne mérite pas cet honneur, sa prose est la prose des écrivains médiocres de son temps, elle est habituellement lourde, incolore et enchevêtrée, sauf quelques éclairs de finesse et d’originalité qu’elle doit plutôt à l’agrément de certains tours du langage usuel de l’époque qu’au talent de l’auteur.


V

Dès la fin du XVIe siècle, le goût du vieux genre chevaleresque, restauré et en même temps altéré par l’Amadis, commençait à passer de mode ; mais, quoique ce genre fût discrédité, rien ne le remplaçait encore dans la faveur publique, lorsque parut en 1609 le premier volume de l’Astrée. Le second volume suivit de près. L’immense succès de ces deux volumes rendit l’auteur plus lent à composer les autres ; le troisième ne parut qu’en 1619, et d’Urfé était mort en 1625, laissant le manuscrit du quatrième, qui fut publié en 1627, avec le plan du cinquième, qui fut rédigé et publié dans cette même année 1627 par son secrétaire et son ami Balthazar Baro[16].

C’était peut-être la première fois, dans notre histoire littéraire, qu’un ouvrage d’imagination aussi étendu que l’Astrée, où se remarque, comme on le verra plus loin, une assez forte dose d’érudition au moins relative, sortait de la plume, non d’un clerc ou d’un lettré de profession, mais d’un grand seigneur dont la jeunesse s’était écoulée au milieu des agitations de la guerre civile. L’éducation et les goûts d’Honoré d’Urfé témoignent du changement intellectuel opéré parmi les hautes classes de la société par la renaissance, changement qui se manifeste surtout dans la seconde moitié du XVIe siècle. Des écrivains superficiels prennent souvent à la lettre une boutade que Saint-Évremond, sous la régence d’Anne d’Autriche, met dans la bouche d’un vieux courtisan ignorant : Du latin ! du latin ! de mon temps, un gentilhomme en eût été déshonoré. Et cette saillie devient pour eux une preuve que la noblesse d’épée était encore très illettrée jusqu’à Louis XIV. Rien n’autorise une pareille conclusion. La phrase attribuée par Saint-Évremond, dans un dialogue fictif, au commandeur de Jars n’est qu’une saillie destinée à mettre en relief l’ignorance particulière du personnage en question : elle n’a aucune signification comme témoignage historique ; on peut lui opposer des faits nombreux qui prouvent que non-seulement la noblesse de robe, mais la noblesse d’épée recevait, longtemps avant Louis XIV, une instruction classique plus soignée que celle qui se donne généralement aujourd’hui. On n’a qu’à lire dans les mémoires d’un homme d’ailleurs très frivole, dans les mémoires de Bassompierre, les détails précis et minutieux que l’auteur nous fournit sur ses années de seconde, de rhétorique et de logique, depuis 1593 jusqu’en 1596, pour reconnaître qu’à cette époque les gentilshommes n’en étaient déjà plus à rougir de savoir le latin. À l’exemple de Bassompierre, on pourrait en ajouter mille autres ; celui que nous offre d’Urfé n’est pas le moins éclatant.

Issu d’une des plus grandes familles de l’ancienne province du Forez, Honoré d’Urfé appartenait à une race qui, depuis longtemps déjà, faisait marcher de front le goût des lettres et les occupations de la guerre et de la politique. Son grand-père, Claude d’Urfé, successivement bailli du Forez sous François Ier, capitaine de cent hommes d’armes, ambassadeur auprès du saint-siège sous Henri II, gouverneur des enfans de France, avait formé dans son château de La Bâtie, près de Montbrison, une bibliothèque signalée par Du Verdier comme une des plus belles de l’époque, et de laquelle ont été tirés deux des plus précieux manuscrits que possède actuellement la Bibliothèque impériale. Tous deux sont connus sous le nom de manuscrits d’Urfé. L’un est un recueil de poésies des troubadours, l’autre est ce célèbre et magnifique in-folio en vélin, contenant toutes les pièces aujourd’hui publiées du procès de Jeanne d’Arc.

Le père d’Honoré, Jacques d’Urfé, eut de son mariage avec la fille de Claude de Savoie, comte de Tende, né d’une branche bâtarde de la maison souveraine de Savoie, six fils et six filles. Honoré était le cinquième des six garçons, dont l’un mourut en bas âge. L’aîné des enfans, Anne d’Urfé, faisant allusion aux goûts littéraires de la famille, nous dit ceci : « A sa mort, notre père nous laissa cinq frères dont nous fûmes trois qui nous délectâmes à mettre par escrit. » C’était en effet un grand barbouilleur de papier qu’Anne d’Urfé. Tout en prenant comme chef de la ligue dans le Forez une part active aux guerres de religion, il écrivait sans cesse de la prose et des vers, et avait acquis une certaine célébrité littéraire qui lui valut des éloges de Ronsard, mais qui s’est complètement perdue dans l’éclatante renommée de son frère, l’auteur de l’Astrée.

Celui-ci naquit en 1568 à Marseille, où l’un de ses oncles maternels, Honoré de Savoie, comte de Tende, résidait comme gouverneur de Provence, et où probablement sa mère était venue du Forez faire une visite à son frère. Le jeune Honoré d’Urfé fut élevé dans un collège tenu par les jésuites, et qui jouissait alors d’une grande réputation, au collège de Tournon. Il nous reste de cette période de sa vie un opuscule d’écolier rédigé par lui-même à quinze ans en 1583, et imprimé à la même époque, qui nous fournit des détails assez curieux, et qu’on ne trouverait peut-être pas ailleurs, sur l’éducation qu’on donnait alors aux jeunes gentilshommes. C’est un récit des fêtes qui eurent lieu au collège de Tournon en 1583 à l’occasion du mariage du seigneur de cette ville avec Madeleine de La Rochefoucauld. On voit figurer dans ces fêtes près de quinze cents écoliers « vestus, dit le jeune auteur, de leurs habillemens scolastiques, conduicts et rangés de trois à trois, portants en main un petit rameau, qui d’olivier, qui de laurier, qui d’aubespin fleuri. Et premièrement ceux de la cinquième classe, deux gentilshommes desquels en passant récitèrent des vers françois à la louange de ladicte dame, et ainsi de suite ceux de la quatrième, troisième, seconde et première, comme ceux de la dialectique, physique, métaphysique, mathématique et théologie, chacune classe conduicte par bastonniers, et par deux régents qui les suivoyent pas à pas. Et à mesure que chaque classe s’approchoit, deux des plus nobles et des plus suffisants d’icelle récitoyent quatre ou cinq vers, les uns en latin, les autres en grec, hébreu, caldée, syriac, allemand, italien, anglois, écossois, et à leur départ redoubloyent gracieusement ces voix d’allégresse : vivat, vivat ! »

Parmi ces quinze cents écoliers, d’Urfé nous apprend qu’il y avait de sept à huit cents gentilshommes de race, et plusieurs de grandes et illustres maisons, non-seulement des diverses provinces de France, mais de Piémont, d’Ecosse et d’Italie. Il nous, apprend aussi que les jésuites, en ornant l’esprit de leurs élèves de toutes les connaissances classiques, ne négligeaient aucun des exercices propres à former des guerriers, car il nous montre dans cette même cérémonie des groupes de dix écoliers qui exécutent une sorte de danse pyrrhique. « Ils s’en viennent, dit-il, l’espée au poing, desmarchant à la cadence des luttes, tantôt s’accouplant, tantôt se séparant, puis tous ensemble commençant à jouer la moresque, se frappant d’accord au son des instrumens, maintenant simple, à mesure entière, haute et basse, en carré contre deux à la fois, maintenant entrelacée à demi mesure en rond contre six à la fois ; tantôt de taille, tantôt de revers, et à la parfin d’estocade, se mêlant avec une merveilleuse dextérité les uns avec les autres, et néanmoins se rencontrant si bien, que de dix coups ils n’en sembloient qu’un, chose beaucoup plus plaisante à voir qu’on ne sauroit pas dire. » Après cette danse militaire, les écoliers chantent en chœur une ode en l’honneur de l’époux et de l’épouse.

Le troisième jour, ils représentent une pastorale en vers latins. Le quatrième jour, ils donnent au seigneur de Tournon et à sa femme un spectacle d’un genre nouveau.


« On vit, dit le jeune d’Urfé, en la cour du collège et église d’iceluy, les murailles du haut en bas très richement tapissées des oraisons, dialogues, épithalames, églogues, odes, hymnes, anagrammes, emblèmes, énigmes, épigrammes faicts en œufs, en tours, en balances, en coutelas, en halebardes, lances, œsles (ailes), et en autres gentilles inventions en plusieurs langues, principalement en latin et en grec, prose, vers lyriques, héroïques, élégiaques et autres en une infinité de sortes : le tout sur les louanges de cette alliance. Chose esmerveillable du bel exercice des escholiers, et de la variété de la tractation de cest argument, et de la peine incroyable prinse par eux à peindre leurs emblèmes et énigmes, et à escrire quatre ou cinq rames de papier, dont tout étoit couvert, jusques aux troncs des six arbres qui sont en la dicte cour. De quoy tous les plus doctes estrangèrs qui le virent s’esmerveillèrent fort, principalement monsieur (le seigneur de Tournon), lequel, considérant le travail que lesdits escholiers avoient pris pour honorer l’entrée de madame la comtesse sa femme, requit monsieur le recteur de leur donner congé de jouer les deux jours suivants ; ce qui lui ayant été accordé, la plus grande part des enfants cria : vivat, vivat ! et dès lors commencèrent à jouir de la grâce impétrée. »


On peut juger par cet échantillon de ce qu’était l’éducation donnée aux fils de famille en 1583. Il est évident qu’elle péchait plutôt par l’excès que par l’insuffisance des études classiques.

Rentré à dix-huit ans dans le manoir de ses pères, en Forez, Honoré d’Urfé se trouva bientôt engagé, à la suite de son frère et sous la direction du duc de Nemours, dans la guerre que la ligue, après l’assassinat des Guises, soutenait à la fois contre les calvinistes et contre les royalistes ; il prit part aux divers combats et sièges qui eurent lieu soit dans le Forez, soit dans les provinces voisines. Nous ne le suivrons pas dans cette partie de sa carrière, dont s’est occupé l’auteur d’un ouvrage déjà cité, M. Bernard, de Montbrison. Nous ferons seulement à cet ouvrage une objection portant sur une question qui se rattache à l’Astrée.

D’Urfé nous apprend que son roman lui a été inspiré à la fois par le souvenir des beaux lieux où il avait passé sa jeunesse et par le souvenir d’une première passion qui vivra à jamais dans son cœur, et dont la terre de son tombeau pourra seule, dit-il, étouffer la flamme. Après le grand succès du livre, et surtout après la mort de l’auteur, on éprouva le besoin de s’enquérir de l’objet et des circonstances de cette passion. L’avocat Patru, qui dans sa jeunesse avait rencontré d’Urfé à la cour de Turin, où celui-ci résidait alors, présenta le premier à ce sujet une explication romanesque qui fut généralement adoptée au XVIIe siècle. On disait que le père de d’Urfé, pour éteindre une longue inimitié qui existait entre sa famille et une autre puissante famille du Forez, celle de Chateaumorand, avait formé le projet de marier son fils aîné, Anne d’Urfé, à l’unique héritière de cette maison, lorsque Honoré devint amoureux de la jeune fille réservée à son frère. Pour le distraire de cet amour, son père l’aurait envoyé à Malte, et à son retour d’Urfé aurait trouvé Diane de Chateaumorand mariée à son frère aîné ; il aurait continué à l’aimer ardemment, mais en silence, jusqu’au jour où, le mariage de son frère ayant été annulé, il avait pu être récompensé de sa longue constance en épousant l’objet de sa passion. Patru prétendait retrouver dans l’Astrée, sous des formes déguisées, les principaux incidens de cette histoire, dont la partie authentique se bornait aux trois points suivans : 1° il était vrai que Diane de Chateaumorand avait épousé en 1574 ou en 1576 (la date exacte n’est pas certaine) le frère aîné de l’auteur de l’Astrée ; 2° il était vrai qu’en 1598 ce mariage de l’aîné des d’Urfé avait été annulé par une décision du pape, l’époux ayant consenti à se laisser déclarer, à tort ou à raison, incapable d’avoir lignée, et ayant embrassé l’état ecclésiastique ; 3° il était vrai enfin qu’un an ou deux après la dissolution de ce mariage, Honoré d’Urfé avait épousé sa belle-sœur. Si l’on pouvait affirmer avec la même certitude que cette union était la consécration d’un sentiment aussi pur que constant, qui se serait prolongé sans altération durant vingt-quatre ou vingt-cinq ans, il faudrait bien reconnaître que d’Urfé était digne d’inventer le personnage de Céladon, car lui-même aurait dépassé ce type des amans délicats et fidèles. Malheureusement il y a toujours des vérificateurs impitoyables pour contrôler les légendes les plus intéressantes. Bien longtemps avant M. Bernard, un écrivain du XVIIIe siècle, l’abbé d’Artigny[17], opposant au récit de Patru l’autorité des dates, avait démontré qu’à l’époque du mariage de Diane de Chateaumorand avec son frère aîné, Honoré d’Urfé avait sept ans ou neuf ans au plus, et que par conséquent il est très difficile d’admettre qu’à cet âge son père ait été obligé de l’envoyer à Malte pour le distraire d’une passion malheureuse, — que rien n’indique qu’il ait jamais été à Malte, et qu’à l’époque où Patru le peint en proie aux douleurs d’un amour contrarié, il était au collège de Tournon, où nous l’avons vu à quinze ans fort occupé de danser la moresque et de jouer des pastorales en vers latins. Le dernier des biographes de d’Urfé ne fait que reproduire sur ce point les argumens de l’abbé d’Artigny, auquel seulement il a oublié de faire honneur de cette découverte ; mais tous deux concluent de là que le récit de Patru dans son entier n’est qu’une fable, qu’il n’a jamais existé la moindre nuance d’amour entre d’Urfé et Diane de Chateaumorand, et que si, après l’annulation du mariage de sa belle-sœur, l’auteur de l’Astrée l’a épousée quand elle avait près de quarante ans, c’est uniquement par calcul, afin de ne pas laisser sortir de sa maison les grands biens qu’elle y avait apportés. Ce sont ces conclusions peu romanesques qui nous paraissent excessives. Patru s’est trompé évidemment dans une partie de son récit : il a confondu les dates, fait remonter trop haut et peut-être durer trop longtemps la passion de d’Urfé, quoiqu’il ait soin de dire que celui-ci était presque encore enfant quand il commença à aimer Diane ; mais s’ensuit-il que nous devions repousser comme une imposture complète le témoignage d’un homme honorable tel que Patru, qui, après nous avoir avoué avec franchise que d’Urfé l’a trouvé trop jeune pour lui donner toutes les explications qu’il demandait, nous déclare néanmoins positivement que son récit est une petite partie de ce qu’il a pu comme dérober à l’auteur de l’Astrée dans les conversations qu’il a eues avec lui. Nous ne voyons en effet rien d’invraisemblable à ce qu’Honoré d’Urfé, après sa sortie du collège à dix-huit ou vingt ans, vivant dans une intimité d’abord fraternelle avec une très belle personne de vingt-trois ou vingt-quatre ans, mariée sans amour à treize ans à un homme qui plus tard devait être déclaré incapable d’avoir lignée, ait éprouvé pour elle et lui ait inspiré un sentiment très tendre, quoique contenu dans les limites du devoir, et que ce soit là ce premier amour dont l’auteur de l’Astrée invoque le souvenir dans la préface du troisième volume de son roman. Ce qui est certain, c’est que, sans parler de l’obstination de d’Urfé à célébrer ce nom de Diane d’abord dans son poème de Sireine, ensuite dans son roman, où la bergère Diane joue un rôle très important et présente une physionomie plus intéressante et plus caractérisée que la physionomie un peu blafarde de la bergère Astrée, en admettant, si l’on veut, que le goût de d’Urfé pour le nom de Diane provenait uniquement de son goût pour l’ouvrage espagnol qu’il a imité, la Diane de Montemayor, il y a dans les rapports que le romancier établit tantôt entre Céladon et Astrée, tantôt entre Sylvandre et Diane, plus d’une bizarrerie qui peut s’expliquer par l’intention de reproduire, en les déguisant le plus possible, des incidens de cet amour de jeunesse, incidens occasionnés par la situation que nous avons indiquée plus haut.

Nous accorderons volontiers qu’il est moins vraisemblable que l’amour de d’Urfé pour Diane de Chateaumorand ait duré vingt ans. C’est l’évêque d’Avranches, Huet, qui, le premier, nous apprend qu’en l’épousant longtemps après l’avoir aimée, il l’épousa par calcul ; mais Huet n’en conclut pas, comme M. Bernard, qu’il ne l’avait jamais aimée. C’est qu’en effet, même en tenant pour démontrée l’assertion de Huet, ce mariage d’intérêt ne serait nullement incompatible avec un attachement plus désintéressé remontant à une époque très éloignée. Ce qui paraît malheureusement incontestable, c’est que le mariage de d’Urfé et de Diane ne tourna pas bien. Céladon, après avoir épousé Astrée, la prit en grippe ; les deux époux se séparèrent volontairement, et ils vivaient l’un en Savoie, l’autre en France[18]. Même dans ce résultat définitif nous ne saurions voir cependant une preuve décisive que d’Urfé et Diane de Chateaumorand ne s’étaient jamais aimés ; nous serions porté à croire au contraire que l’ardeur d’imagination avec laquelle l’auteur de l’Astrée se complaît à évoquer dans l’âge mûr le premier amour de sa jeunesse est peut-être d’autant plus sincère qu’il ne lui reste de cet amour qu’un lointain souvenir. L’évêque d’Avranches pense comme nous, car il concilie les deux choses en disant que d’Urfé, lorsqu’il écrivit son roman, était toujours amoureux de l’idée qu’il conservait de l’Astrée du temps passé, si différente de l’Astrée d’alors. L’abbé d’Artigny soutient que cette conciliation est impossible ; mais il nous semble que sur ce point de casuistique amoureuse c’est le docte évêque qui a raison contre le savant abbé.

Le premier ouvrage de d’Urfé ne faisait guère prévoir qu’il écrirait un jour l’Astrée. L’homme qui devait consacrer son âge mûr à une vaste composition romanesque, dont le principal défaut est la fadeur, débuta en littérature par une sorte de traité de philosophie morale empreint du stoïcisme à la fois le plus sévère et le plus exalté. Engagé dans la ligue par son attachement au duc de Nemours, le jeune d’Urfé avait été un des derniers à déposer les armes. Il soutenait encore dans le Forez le drapeau de la résistance, quand déjà toutes les autres provinces avaient fait leur soumission à Henri IV. Emprisonné deux fois dans des circonstances que le mieux informé de ses biographes n’a pu éclaircir, trompé dans ses espérances, aigri contre les hommes, il composa à vingt-sept ans, en 1595, dans sa prison même, cet ouvrage intitulé Épîtres morales, où il se raidit contre la destinée, et proclame fièrement, à l’imitation de Zenon et de Sénèque, le mépris des richesses, des grandeurs, des adversités, de la mort même, et la subordination absolue de tous les instincts, de toutes les passions de l’homme à sa raison. Son style n’a pas encore ce caractère de facilité limpide et d’élégance harmonieuse qui se remarque même dans les pages les plus subtiles de l’Astrée, et qui donne à ce livre un grand intérêt, comme signe de la transformation du langage se manifestant dès les premières années du XVIIe siècle. C’est encore la langue du XVIe que parle le jeune auteur des Epîtres morales ; ses tours de phrase sont souvent lourds, obscurs, parfois même incorrects, mais souvent aussi ils ont une allure énergique qu’on trouve plus rarement dans l’Astrée. « Se vante de ses bonnes fortunes qui voudra ! s’écrie le jeune ligueur captif. Quant à moi, j’estime mille fois plus mes malheur, car ils sont esclaves de leurs fortunes, et sont contraints de leur obéir comme ses payes et mercenaires ; mais j’appelle mes malheurs miens d’autant que je les ai surmontés, et que comme serfs je les tiens sous moi[19]. » L’incorrection dont nous parlions tout à l’heure est visible dans cette phrase, mais il nous semble que la dernière partie surtout est d’une facture vigoureuse, et il y a beaucoup de passages de ce genre dans les Épîtres morales. Cependant le jeune d’Urfé n’était pas tellement stoïcien qu’on ne puisse, même dans ce livre austère, saisir quelque indice plus léger qui nous ramènera à l’Astrée. L’exemplaire que nous avons sous les yeux contient deux dédicaces, adressées par l’auteur, la première à une personne dont le stoïcisme n’était pas le caractère distinctif, à la reine Marguerite[20], la seconde à une dame qui n’est pas autrement désignée, et qui par cela même pourrait bien être la belle Diane de Chateaumorand, car l’auteur la prie d’éclairer ses discours d’un seul ray (rayon) de ses yeux, et de daigner les allumer de ces flammes dont leur père a tant ressenti d’embrasement. Si cette dédicace s’adressait en effet à Diane, comme la première édition des Epîtres morales, composées en 1595, parut en 1598, précisément l’année même où Diane demanda et obtint la dissolution de son mariage avec l’aîné des d’Urfé, il faudrait en conclure que nous avons trop concédé aux adversaires du récit romanesque de Patru en leur accordant que l’auteur de l’Astrée n’avait peut-être pas été aussi constant que Céladon, à moins qu’avec un parti pris d’interprétation machiavélique, on ne préfère admettre qu’en flattant ainsi en 1598 le cœur et l’amour-propre de Diane par une sorte de déclaration d’amour sous forme de dédicace, d’Urfé ne songeait qu’à faciliter le mariage d’intérêt, qu’il devait bientôt contracter avec l’opulente héritière de la maison de Chateaumorand.

Quoi qu’il en soit, au moment de la publication des Épîtres morales en 1598, d’Urfé, compromis auprès de Henri IV par l’opiniâtreté de sa résistance dans le Forez, avait quitté la France, et était entré au service du duc de Savoie. Ce prince, dont il était l’allié par sa mère, l’avait accueilli avec beaucoup de faveur, et lui avait conféré de hautes dignités. Sur le titre de l’ouvrage dont nous venons de parler, il est qualifié écuyer et chambellan de son altesse, colonel-général de sa cavalerie et infanterie française, et capitaine de cent chevau-légers de ses ordonnances. Ses occupations lui laissant des loisirs d’autant plus doux qu’ils succédaient à une vie très agitée, il se livra de plus en plus à son goût pour les travaux littéraires. Il publia d’abord son poème de Sireine, qui n’est que la reproduction en vers assez faibles de l’épisode principal de la Diane de Montemayor, et que par conséquent nous ne faisons qu’indiquer. Enfin à quarante ans son esprit, fortifié par des lectures nombreuses, excité par des souvenirs de jeunesse qui souvent se réveillent à cette époque de la vie, adouci et poli par la fréquentation des salons et des cours, rencontra la veine heureuse où l’attendait le plus éclatant succès, et l’Astrée parut.

De même que l’Amadis représente la fin d’une période sociale, de même l’Astrée représente le commencement d’une autre. Nous avons vu que dans l’Amadis les extrêmes se touchent. La délicatesse de sentimens la plus exagérée y côtoie la grossièreté la plus licencieuse ; une sauvage énergie s’y rencontre mêlée à des raffinemens de mollesse insouciante ou mélancolique. Les aventures y sont chimériques, comme dans les romans du moyen âge, mais avec parti pris et sans naïveté. Les véritables devoirs de l’homme y sont presque toujours sacrifiés à des devoirs de fantaisie et d’apparat, et l’ensemble est essentiellement décousu et désordonné. C’est assez l’image de la haute société française sous les derniers Valois, de cette société à la fois corrompue et ardente, raffinée et brutale, chez laquelle le fanatisme religieux lui-même, si compliqué d’élémens étrangers, bigarré de paganisme dans les goûts, de scepticisme dans les idées et d’épicuréisme dans les mœurs, semble plutôt l’expression violente d’une sorte d’effervescence intellectuelle et physique que le signe d’une salutaire agitation morale.

Avec l’Astrée, nous entrons dans une période nouvelle, dans une période où, sous l’habile direction de Henri IV, la France commence à se remettre des sanglantes convulsions du siècle précédent, où se prépare une ère de progrès en tous genres. Les mœurs, en s’adoucissant, s’épurent peu à peu. Les femmes, sorties naguère de la solitude des manoirs pour venir respirer l’air empoisonné de la cour sous les Valois, après avoir d’abord subi docilement l’influence de ce milieu corrupteur, commencent à réagir à leur tour contre une brutalité de mœurs et de langage antipathique à l’esprit féminin. Par leur ascendant, elles font pénétrer graduellement dans la littérature des habitudes de décence jusqu’alors inconnues, et dont l’excès même est un témoignage de leur pouvoir. À mesure que l’esprit de sociabilité se développe, il engendre un besoin passionné de conversation qui s’exerce sur tous les sujets et de préférence sur ceux qui semblent les plus accessibles à tout le monde, c’est-à-dire sur le cœur humain, ses passions, ses contrastes, ses problèmes, ses devoirs, ses forces, ses faiblesses. Ce goût des controverses sentimentales et métaphysiques, si répandu dans la première moitié du XVIIe siècle, est un des caractères les plus saillans de l’Astrée. Le germe en existait déjà au moyen âge dans les arrêts des cours d’amour ; mais il se manifeste dans le roman de d’Urfé sous des formes nouvelles, avec des qualités d’invention et d’exposition, avec une finesse ingénieuse, une variété d’aperçus, et parfois une profondeur, une élévation que le moyen âge ne connaissait pas, au moins dans cet ordre d’idées. C’est par-là surtout que d’Urfé captive l’imagination des hommes de son temps.

Cette subtilité délicate et pénétrante, avec laquelle l’auteur de l’Astrée analyse, fouille, creuse en tout sens la nature humaine pour en dégager les élémens les plus purs et les plus nobles, sépare profondément son ouvrage de tous les romans qui l’ont précédé. Qu’on joigne à cela un style limpide, élégant, harmonieux, offrant déjà, quinze ans avant la publication des premières lettres de Balzac, quelques-unes des principales qualités de la langue française au XVIIe siècle ; un commencement de vérité historique succédant aux anachronismes grossiers de l’Amadis ; le spectacle des beautés de la nature encadrant pour la première fois le tableau des émotions du cœur humain, et l’on comprendra l’enthousiasme avec lequel fut accueilli cet ouvrage. L’on comprendra également, qu’il mérite une assez large placé dans notre histoire littéraire, car, en se répandant parmi toutes les classes de lecteurs, il a contribué puissamment à raffiner, à purifier, à élever le goût public, et à préparer ainsi les chefs-d’œuvre qui l’ont suivi et qui l’ont fait oublier.


LOUIS DE LOMENIE.

  1. Cours de littérature, t. VII, p. 297, édition Agasse.
  2. Nous disons presque toujours, de même que nous employons plus loin d’autres formules analogues, parce que rien n’est plus difficile que de renfermer dans une définition précise toutes les variétés du genre romanesque. Il nous semble que le Dictionnaire de l’Académie écarte la difficulté plutôt qu’il ne la résout quand il définit spécialement le roman moderne ainsi : toute histoire feinte écrite en prose, où l’auteur cherche à exciter l’intérêt soit par le développement des passions, soit par la peinture des mœurs, soit par la singularité des aventures. Cette définition n’est-elle pas à la fois trop étendue et incomplète ? Elle ne définit pas les romans de Walter Scott, et elle embrasse les contes de Perrault, à moins que les mots histoire feinte signifient autre chose que fiction, ce qui n’est guère probable. Il y a incontestablement quelque chose qui sépare le roman moderne des contes de fées, et ce quelque chose tient à la vraisemblance qui distingue en général la fiction romanesque, et qui peut jusqu’à un certain point se retrouver même dans les développemens d’une première donnée fantastique, comme dans les Voyages de Gulliver par exemple.
  3. On ne retrouvera les caractères du roman ainsi compris ni dans ces fables milésiennes que Huet nous présente comme le germe des fictions romanesques introduit par les Perses en Ionie et de là en Grèce, et qui, si nous en jugeons par l’unique échantillon complet qui nous en reste, par le charmant épisode de Psyché, sont des légendes mythologiques et allégoriques. On ne les retrouvera pas davantage dans la Cyropédie de Xénophon, ouvrage réputé fictif par les uns, plus ou moins historique par les autres, et dans tous les cas présenté comme historique par l’auteur. On ne les retrouvera pas non plus dans le Satyricon de Pétrone qui est une peinture énergique des vices de la société romaine sous Néron, et non point une fiction romanesque.
  4. Voyez à ce sujet deux belles pages de l’Essai sur les romans grecs, de M. Villemain, dont ce passage n’est guère qu’un faible résumé.
  5. Histoire littéraire de la France, t. XVI, p. 181.
  6. L’étude du roman au moyen âge a déjà été l’objet de divers travaux qui rentrent plus ou moins dans le programme que nous tracions tout à l’heure, mais dont aucun ne le réalise dans son ensemble. Il y a un éloquent morceau de M. Quinet publié dans cette Revue même sur les épopées françaises au XIIe siècle (1er janvier 1837) ; il y a le beau travail de M. Ampère sur la chevalerie, que la Revue a publié également (1 et 15 février 1838), sans parler de quelques-unes de ses leçons du collège de France sur le roman, qui nous ont été très utiles. Il y a aussi le savant ouvrage de M. Fauriel sur l’histoire de la poésie provençale, où l’étude des premiers romans du moyen âge tient une assez grande place, et qui fournirait également des indications précieuses à celui qui entreprendrait l’œuvre dont nous venons de parler.
  7. Nous écartons ici de l’histoire du roman proprement dit le fameux poème allégorique, philosophique, didactique et satirique intitulé le Roman de la Rose, dont une portion appartient au XIIIe et l’autre au commencement du XIVe siècle, parce que cet ouvrage n’a rien de romanesque, et qu’il représente plutôt une dégénération de la poésie épique qu’un signe de la transition de cette poésie au roman.
  8. « Or, dit la dame au jeune Saintré, pensez doncques de bien faire. Si vous aymeray, et quand je vetvay que bien vous gouvernerez, alors je vous tiendray pour mon amy et vous feray très bien joly. »
  9. C’est en effet ce que veut dire La Sale quand il dit que la jeune dame veuve, à laquelle il ne donne d’ailleurs aucun nom particulier, « des belles cousines de France estoit », ce qui signifie que le roi la qualifiait de belle cousine.
  10. Discours sur les romans français.
  11. Aucune version du Saintré ne contient le dénoûment supposé par Tressan et admis par Marie-Joseph Chénier. Voyez d’ailleurs l’excellente édition que M. Marie Guichard a donnée de ce roman en 1843, d’après les plus anciens manuscrits.
  12. Brantôme, Dames galantes, t. Ier, p. 50, édition in-18.
  13. Discours politiques et militaires du seigneur de La Noue, p, 199, édition de 1588.
  14. Il y a dans le troisième volume du Cours de littérature dramatique de M. Saint-Marc Girardin un morceau sur l’Amadis qui est charmant, comme tout ce qui sort de la plume de l’auteur ; mais c’est l’Amadis vu par son beau côté. Dès lors il n’était peut-être pas inutile de mettre en lumière le côté opposé.
  15. Voyez ces Lettres de Marguerite à M. de Chanvalon, dans l’édition des Œuvres de cette princesse publiée par la Société de l’Histoire de France.
  16. La date exacte de la publication des deux premiers volumes de l’Astrée est assez difficile à déterminer avec certitude, et il y a sur ce point diversité d’opinions parmi les bibliographes. Les uns, comme Lenglet-Dufresnoy, se fondant sans doute sur ce fait que le plus ancien exemplaire du premier volume de l’Astrée que possède la Bibliothèque impériale porte la date de 1612, ont adopté cette date ; mais il suffit d’ouvrir ce premier volume pour reconnaître qu’il doit y avoir une édition antérieure à 1612, puisque l’ouvrage est dédié par l’auteur à Henri IV et à Henri IV vivant. Or tout le monde sait que le Béarnais fut assassiné en mai 1610. La plupart des bibliographes placent en conséquence la date de la publication du premier volume de l’Astrée à cette même année 1610 ; mais il y a dans les Mémoires de Bassompierre un passage où l’auteur raconte à la date de 1609 que Henri IV, ne pouvant dormir, tourmenté à la fois par son amour pour Mlle de Montmorency et par la goutte, se faisait lire la nuit par Bassompierre, Bellegarde et Grammont, qui se relayaient pour cela, le livre d’Astrée, qui lors étoit en vogue. On ne peut guère admettre que Bassompierre se trompe d’une année, car il a soin de spécifier que ces lectures de l’Astrée faites à Henri IV précédèrent le mariage de Mlle de Montmorency avec le prince de Condé. Or ce mariage eut lieu en 1609. Cette date nous parait donc la plus probable, et ce qui la rend encore plus probable, c’est que l’auteur d’un récent travail sur d’Urfé, M. Bonafous, nous affirme qu’il existe à la bibliothèque publique de Marseille un exemplaire du second volume de l’Astrée imprimé en 1610. Or il est manifeste, d’après la lettre de l’auteur à Céladon qui sert de préface à ce second volume, qu’il a été publié lorsque le premier avait fait connaître à l’Europe le nom de Céladon. Nous sommes donc porté à conclure de tout cela que le premier volume de l’Astrée parut en 1609 et le second en 1610. Quant à la date du troisième, 1619, nous l’empruntons à un ouvrage très détaillé et très consciencieux publié sur la famille d’Urfé par M. Bernard (de Montbrison), en faisant remarquer toutefois que l’édition de ce troisième volume citée par M. Bernard comme imprimée en juin 1619 pourrait bien ne pas être la première, car il y a dans les Mémoires du duc de La Force (t. II, p. 456) une lettre adressée au duc par sa belle-fille en date du 19 décembre 1617, dans laquelle elle lui recommande de lui apporter la troisième partie (c’est-à-dire le troisième volume) de l’Astrée, si cette troisième partie est imprimée comme on lui a assuré. À la vérité, elle pouvait ne pas être imprimée encore, mais il parait au premier abord peu vraisemblable qu’elle n’ait été imprimée que dix-huit mois après qu’on avait assuré à la marquise de La Force qu’elle l’était.
  17. Voyez Nouveaux Mémoires d’Histoire, de Critique et de Littérature, par l’abbé d’Artigny, t. V, p. 20 et suiv.
  18. Huet prétend que la belle Diane, tout en s’occupant exclusivement de recettes destinées à conserver son ancienne beauté, était devenue très malpropre, qu’elle était sans cesse entourée de grands chiens qui répandaient partout et jusque dans son lit une saleté insupportable.
  19. Épistres morales, liv. Ier, p, 100.
  20. Cette première dédicace nous entraîne à plaider encore pour un des récits poétiques de l’avocat Patru contre une des réfutations impitoyables de M. Bernard. Suivant Patru, d’Urfé, ayant été fait prisonnier dans un combat contre les troupes royales, aurait été conduit dans une province voisine du Forez, en Auvergne, dans le château fort d’Usson, que tenait alors la reine Marguerite. Comme il était jeune, beau, spirituel, et même blessé, dit-on, dans le combat, il aurait produit sur le cœur très inflammable de cette princesse une vive impression, et plus tard l’épisode de l’Astrée où l’auteur nous peint Céladon retenu malgré lui dans le palais de la Nymphe (lisez princesse) Galathée qui cherche en vain à lui faire partager sa passion, ne serait, suivant Patru, que la reproduction romancée de cet incident de la vie de l’auteur. M. Bernard repousse cette anecdote comme fondée sur une impossibilité, attendu, dit-il, que d’Urfé et Marguerite suivaient alors le même parti, celui de la ligue. Cette assertion nous paraît contestable. Il est bien vrai que Marguerite, en se retirant à Usson après avoir quitté son mari, commença par arborer le drapeau de la ligue, qui était encore à ce moment le drapeau de son frère Henri III ; mais il est évident, à en juger par sa correspondance avec Henri IV, qu’après la mort de son frère elle n’attendit même pas la soumission de Paris pour se soumettre à son mari. Dès le 10 novembre 1593 elle lui écrit pour lui demander de garder la forteresse d’Usson en son nom. Dès lors, quoique nous ne prétendions pas garantir l’authenticité de l’anecdote racontée par Patru, nous ne voyons néanmoins rien d’impossible à ce que l’opiniâtre ligueur du Forez, qui se maintenait dans sa résistance à Henri IV jusqu’en septembre 1595, ait été conduit dans le château d’Usson par ceux qui l’avaient arrêté. Ce qui est certain, c’est que, d’après sa dédicace à Marguerite, il existait entre eux une certaine intimité qui datait de l’époque même où d’Urfé avait écrit ses Epîtres, composées durant son emprisonnement, puisqu’en les lui dédiant il lui dit : « Je n’aurois pas eu la hardiesse de les vous offrir, si le commandement que vous m’avez fait autrefois de les vous lire et la peine que vous avez prise de les écouter ne me donnoient assurance que vous les recevrez de bon œil. » Et comme, si je ne me trompe, de 1595 à 1598 Marguerite n’avait pas quitté le château d’Usson, ce serait dans ce château même qu’auraient eu lieu les lectures dont parle d’Urfé.