Études sur l’histoire d’Haïti/Tome 1/Avertissement
AVERTISSEMENT.
En publiant des Études sur l’histoire d’Haïti, je crois avouer que je n’ai pas la prétention d’écrire l’histoire de mon pays, bien que ces études doivent l’embrasser entièrement.
J’ai voulu seulement essayer de l’examiner au point de vue naturel à un Haïtien, et par opposition à tant d’auteurs étrangers qui ont eux-mêmes considéré cette histoire à leur point de vue.
Je prépare ainsi des matériaux qui serviront, peut-être, à l’avenir.
Telle n’était pas ma première pensée. Désireux d’écrire uniquement la Vie du général Borgella, je m’étais mis à l’œuvre. Mais, dès mes premières pages, je me trouvai en face des grands événemens auxquels il a pris part, comme presque tous les hommes de la génération dont il a fait partie. Pour expliquer ces événemens, il me fallait entrer dans certains détails afin de les rendre intelligibles, sinon me borner à une simple biographie.
Cependant, le général Borgella s’est trouvé acteur important dans plusieurs circonstances remarquables ; et ces circonstances elles-mêmes n’ont été que la conséquence de faits antérieurs. Pour en parler, je me voyais obligé de remonter à ces faits.
Cette nécessité a décidé mon entreprise.
Une autre réflexion m’y a déterminé. J’ai pensé alors que mon pays pourrait, peut-être, tirer quelque fruit de cet ouvrage, si j’examinais consciencieusement l’état antérieur de l’ancienne colonie de Saint-Domingue, la situation respective des diverses classes d’hommes qui en formaient la population, et les actes publics des autorités coloniales et de la métropole qui ont tant influé sur les événemens, et qui ont fait naître, pour ainsi dire, un nouveau pays au milieu de l’archipel des Antilles. En effet, comment comprendre le nouvel ordre de choses qui y a prévalu, si l’on ignore tous ces antécédens ? Comment Haïti elle-même parviendrait-elle à se dégager des entraves qui s’opposeraient au libre développement de sa civilisation, si elle fermait les yeux sur son passé ? Le passé est le régulateur du présent comme de l’avenir : il enseigne aux peuples des choses qu’il est de leur intérêt de connaître, d’autres qu’il faut éviter, afin de parvenir à fonder leur prospérité sur des bases solides et durables.
Je dois dire encore que, si je trouve une satisfaction personnelle à parler des actions de l’homme dont je vénère la mémoire, je n’en éprouve pas moins à rappeler celles de tant d’autres citoyens qui ont figuré avec éclat dans nos annales, et qui ont plus ou moins des droits à la reconnaissance de leurs concitoyens. Le plan que j’ai adopté pour cet ouvrage m’en procure l’occasion : je la saisis avec empressement.
Puisse mon pays me savoir bon gré de mes intentions et de mes efforts pour rehausser la gloire de tous ! Quelque sévère que puisse ou que doive être l’histoire envers quelques-uns, ils ne sont pas moins dignes du souvenir des générations qui leur ont succédé. Les hommes sont imparfaits de leur nature. Mais une nation s’honore toujours en se ressouvenant des services rendus par ses défenseurs.
Ainsi que je l’ai déjà fait, en écrivant ces pages, mon but est d’exciter en mes concitoyens, s’il en est besoin, le désir de connaître sous leur vrai jour les événemens qui ont amené ces défenseurs de nos droits à créer une patrie pour nous.
Mais l’histoire ne doit pas être un simple récit des événemens. Elle comporte des enseignemens toujours utiles au peuple dont elle raconte les actions. Son objet doit être d’indiquer ce qu’il y a eu de louable ou de condamnable dans ces actions. C’est par là qu’elle encourage les hommes à faire le bien, qu’elle les détourne du mal.
Celui qui se donne une telle mission doit se proposer cette fin, s’il veut obtenir l’approbation de ses contemporains et l’estime de la postérité. Pour y parvenir, il doit se mettre au-dessus de toutes les passions qui ont occasionné les animosités, les rivalités entre les hommes des temps reculés qu’il décrit. En appréciant leur conduite et les sentimens qui les animaient, s’il trouve à louer des actes généreux, il doit y mettre son bonheur ; mais s’il y découvre des motifs honteux, il ne doit pas hésiter à les flétrir.
La louange ou la flétrissure de l’histoire ne sont pas seulement un hommage rendu à la vérité ; elles sont encore un témoignage de respect envers la postérité.
Tels sont les principes qui m’ont guidé dans mon travail, où j’ai appliqué d’ailleurs cette règle constante de ma conduite : Fais ce que dois, advienne que pourra.
Dans les premiers livres que je publie aujourd’hui, il n’est question que de la lutte entre deux races d’hommes. Cette lutte sera encore l’objet de quelques publications. Appartenant essentiellement à celle qui a été opprimée, qui a revendiqué ses droits les armes à la main, en se vengeant des longues injustices qui ont pesé sur elle, j’ai peut-être mis dans mon langage une certaine énergie qui naissait du sujet que j’avais à traiter. Mais, je le déclare hautement, je suis surtout animé contre le système, contre le détestable régime colonial dont les Haïtiens ont secoué le joug. Fondé sur la cupidité la plus aveugle, il a méconnu ses vrais intérêts ; il a été la cause évidente de tous les maux que la race noire a endurés. Pouvais-je ne pas m’élever à la plus haute indignation contre les actes que cet infernal régime a fait commettre, lorsque des hommes consciencieux parmi les Européens les ont eux-mêmes flétris ?
Pour composer les deux premiers livres de mon ouvrage, j’ai puisé surtout dans le rapport si impartial, fait par Garran de Coulon, au nom de la commission des colonies qui a entendu Polvérel et Sonthonax, se défendant contre les accusations passionnées des colons de Saint-Domingue. C’est à ce travail qu’on doit la précieuse connaissance des faits révolutionnaires, de 1789 à 1794. Sans ce rapport, les Haïtiens ne pourraient établir une base certaine pour leur histoire ; car ils ne possèdent pas la plupart des documens qui ont passé sous les yeux de cette commission ; et ensuite, les débats entre les accusateurs et les accusés ont dévoilé bien des turpitudes qui seraient restées toujours ignorées.
J’ai consulté aussi d’autres documens, et il sera facile au lecteur de l’apercevoir. Je n’ai pas négligé les traditions orales, populaires, toutes les fois qu’elles m’ont paru offrir quelque certitude ; mais en citant celles qui n’étaient pas dans ce cas, je me suis cru obligé de les réfuter, puisqu’elles ne présentaient aucune probabilité, aucune garantie de la vérité historique. Il faut souvent se défier de cette manière de faire de l’histoire ; car les bruits du moment égarent les acteurs ou les témoins des événemens, qui les racontent ensuite comme faits positifs. Si les documens eux-mêmes sont quelquefois mensongers, combien, à plus forte raison, ne doit-on pas se prémunir contre les traditions orales ?
Ainsi je continuerai à faire, dans les livres qui suivront les deux premiers.
Je dois sans doute une explication pour la division que j’ai établie dans ces études historiques.
Il m’a semblé que l’histoire d’Haïti renferme naturellement deux grandes périodes.
Je nomme la première, la période française. N’écrivant que sur les faits révolutionnaires, je la fais commencer en 1789 pour la conduire jusqu’en novembre 1803, où l’ancienne colonie de la France a cessé de lui appartenir pour passer en notre possession.
Je nomme la seconde, la période haïtienne. Elle commence en novembre 1803 pour s’arrêter en mars 1843, par rapport à ce que je me propose d’écrire.
La période française me paraît elle-même offrir une division en six époques distinctes, à cause des grands événemens qui s’y sont produits. La révolution de 1789 a été la cause motrice de tous les troubles, de toutes les révolutions qui se sont succédé à Saint-Domingue. Ces époques deviennent donc comme des étapes à la marche de ce pays vers son indépendance politique.
Ainsi, la première époque part du moment où la nouvelle de la prise de la Bastille arrive à Saint-Domingue et met en mouvement toutes les classes d’hommes libres. Elles cherchent toutes à profiter de la révolution de la métropole pour conquérir leurs droits, — les unes sur le despotisme du gouvernement colonial, — les autres sur le régime qui a créé le préjugé de la couleur. La lutte s’ouvre entre elles toutes et ce gouvernement, et entre elles encore, par opposition de races. La métropole, après bien des tergiversations, finit par proclamer l’égalité civile et politique entre tous les hommes libres, à quelque couleur qu’ils appartiennent. Mais, pendant ces troubles civils, les masses esclaves se sont livrées à de faibles agitations d’abord : comprimées et violentées, elles se sont enfin révoltées contre le régime qui pesait si cruellement sur elles. Peu importe à quelle cause première il faut attribuer cette insurrection ; elle a eu lieu les armes à la main, elle a occasionné de grands désastres ; et les hommes libres de toutes les classes se sont vus contraints d’accorder à une faible portion des insurgés, des affranchissemens nécessaires. — Cette première époque finit en septembre 1792.
La deuxième commence alors, à l’arrivée des commissaires civils envoyés par la métropole pour assurer l’exécution de la loi de l’égalité, et elle se termine au moment où ils sont rappelés en France. Pendant leur séjour à Saint-Domingue, de graves événemens s’y sont passés. Ils ont anéanti la puissance des colons blancs ; ils ont affranchi eux-mêmes tous les esclaves, pour sauver la colonie de l’invasion de la Grande-Bretagne et de l’Espagne coalisées, qui s’emparent de quelques points. La soumission à leur autorité de l’un des chefs des noirs insurgés est venue faire présager le succès des armes françaises. — Cette époque court de septembre 1792 à juin 1794.
La troisième offre, de juin 1794 à octobre 1798, les événemens suivans : — La guerre contre les Anglais et les Espagnols. — La cession de la partie espagnole de Saint-Domingue à la France. — L’éloignement de Laveaux, général en chef, l’expulsion de Sonthonax et d’Hédouville, agens de la métropole, par Toussaint Louverture. — L’évacuation de tous les points de Saint-Domingue par les Anglais.
La quatrième, d’octobre 1798 à juillet 1800 : — Les dissensions et la guerre civile entre Toussaint Louverture et Rigaud. — La fuite de ce dernier.
La cinquième, de juillet 1800 à janvier 1802 : — Le gouvernement et l’administration de Toussaint Louverture. — La prise de possession de la partie espagnole par ce chef. — La constitution politique de Saint-Domingue qui le crée gouverneur général.
La sixième, enfin, de janvier 1802 à novembre 1803 : — L’invasion de la colonie par l’armée française. — Le gouvernement de Leclerc. — La déportation de Toussaint Louverture en France. — Le gouvernement de Rochambeau. — La tentative du rétablissement de l’esclavage. — La guerre de l’Indépendance par J.-J. Dessalines. — L’expulsion des Français de la partie française. — Leur maintien dans l’ancienne partie espagnole.
Quant à la période haïtienne, elle offre aussi une division non moins facile à saisir, par les événemens qu’elle présente : ce qui constitue des époques bien distinctes.
La première comprend, de novembre 1803 à octobre 1806 : — La déclaration de l’Indépendance d’Haïti. — Le gouvernement et la constitution impériale de Dessalines. — La tentative infructueuse de l’expulsion des Français dans l’ancienne partie espagnole. — L’administration de Dessalines. — La révolution qui occasionne sa mort.
La deuxième, d’octobre 1806 à juin 1812 : — La constitution de la République d’Haïti. — La guerre civile entre H. Christophe et A. Pétion. — La constitution de l’État d’Haïti. — L’expulsion des Français dans l’Est d’Haïti, par les naturels qui se replacent sous la domination espagnole. — Le retour de Rigaud en Haïti et la scission départementale du Sud. — La constitution du Royaume d’Haïti. — La mort de Rigaud et la fin de la scission du Sud. — Le siége du Port-au-Prince par H. Christophe, où finit la guerre active entre lui et Pétion.
La troisième, de juin 1812 à octobre 1820 : — Le gouvernement et l’administration de Pétion. — Le gouvernement et l’administration de Christophe. — Les premières négociations avec la France. — La révision de la constitution de la République d’Haïti, qui institue une Chambre de Représentans. — La mort de Pétion. — Le gouvernement de J.-P. Boyer. — L’extinction de l’insurrection de la Grande-Anse. — La révolution du Nord qui occasionne la mort de Christophe. — La fin de la guerre civile et la réunion du Nord à la République d’Haïti.
La quatrième, d’octobre 1820 à juillet 1825 : — L’indépendance de l’Est d’Haïti, proclamée contre l’Espagne par les naturels. — La réunion de cette partie à la République d’Haïti. — L’administration de l’île entière par Boyer. — De nouvelles négociations avec la France, et la reconnaissance équivoque de l’Indépendance d’Haïti par cette puissance.
La cinquième, de juillet 1825 à février 1838 : — La continuation des négociations avec la France. — La codification des lois civiles et criminelles. — La réclamation infructueuse de la partie de l’Est d’Haïti par l’Espagne. — La reconnaissance explicite, par la France, de l’Indépendance et de la Souveraineté d’Haïti.
La sixième, enfin, de février 1838 à mars 1843 : — L’opposition parlementaire contre l’administration de Boyer. — Divers traités avec la France et la Grande-Bretagne. — La révolution qui amène l’abdication de Boyer et son départ pour l’étranger.
Chacune de ces époques des deux périodes formera un livre divisé en chapitres.
Si cet ouvrage trouve quelques lecteurs à Paris, ils y verront beaucoup d’incorrections dans le style, encore plus de fautes contre les règles de la grammaire : il ne leur offrira aucun mérite littéraire. Mais ils ne devront pas oublier qu’en général, les Haïtiens ne bégaient les mots de la langue française, que pour constater en quelque sorte leur origine dans les Antilles.