Études sur l’antiquité
Revue des Deux Mondes, période initialetome 18 (p. 820-841).
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ETUDES SUR L'ANTIQUITE




LES DERNIERS JOURS


DE LA TRAGEDIE GRECQUE.




Bibliothèque grecque. – Fragmens Euripidis et perditorum tragicorum omnium




Trois noms représentent la tragédie grecque, Eschyle, Sophocle, Euripide, trois noms en marquent les commencemens, Thespis, Phrynichos, Choerilos ; trois noms en marquent le déclin, Agathon, Ion, Achaes. Ainsi l’atteste le Canon alexandrin, c’est-à-dire la liste officielle et classique des écrivains les plus considérables, qui fut dressée par les grammairiens d’Alexandrie et close par le fameux Aristarque ; mais, outre ces noms principaux, l’histoire nous a transmis ceux d’un grand nombre d’autres poètes : une quinzaine avant Thespis, une centaine après Achraeos, d’autres contemporains des trois grands maîtres. Combien d’œuvres se produisirent, admirables ou curieuses ! Et presque toutes ont péri ! Même de celles des trois grands poètes, une bien faible partie seulement nous est parvenue. D’Eschyle, les critiques anciens reconnaissaient soixante-quinze ouvrages authentiques : il en reste sept et des fragmens ; — de Sophocle, soixante-dix : il en reste sept et des fragmens ; — d’Euripide, soixante-quinze : il en reste dix-neuf et des fragmens. De tous les autres poètes, pas une seule œuvre n’a survécu. Un assez grand nombre de fragmens très courts, tels sont les seuls monumens que nous possédions des derniers temps de cette tragédie. On y peut joindre une sorte de drame chrétien de plus de deux mille six cents vers, composé avec des centons d’Euripide, ayant pour titre la Passion du Christ, et trois autres morceaux dramatiques d’un genre analogue, mais moins étendus[1]. Quelle perte que celle de tant de pièces, dans lesquelles on aurait pu suivre la décadence de cette grande tragédie ! Dans l’espace d’un siècle à peine, le Ve avant notre ère, elle naît, grandit, atteint la perfection, et décline ; bientôt elle est à l’agonie, mais cette agonie dure plusieurs siècles. Et que d’aperçus nouveaux sur les chefs-d’œuvre mêmes l’étude de ces œuvres inférieures eût pu présenter ! car c’est surtout à travers sa décadence qu’il faut regarder une littérature pour la bien voir. Chez nous, par exemple, apercevrait-on aussi clairement combien le système tragique du XVIIe siècle est artificiel et abstrait, s’il fallait le juger uniquement d’après les œuvres des deux grands poètes dont le génie a su l’animer ? Non ; pour l’apprécier à sa juste valeur, c’est dans les tragédies du siècle suivant qu’il faut l’étudier, dans Campistron, dans Châteaubrun, dans La Harpe, dans Voltaire même ; alors il est jugé. Quel regret de ne pouvoir contrôler de la même manière le système tragique des Grecs ! Combien ces dernières œuvres nous eussent-elles peut-être offert d’analogies inattendues avec le théâtre moderne ! Qui sait enfin combien d’horizons imprévus au-delà de l’horizon déjà si nouveau d’Euripide ! Interrogeons du moins les fragmens qui nous restent ; cherchons à préciser comment se fit cette décadence, dont les ruines seules sont sous nos yeux.

Dès que les trois grands poètes, Eschyle, Sophocle, Euripide, sont morts, la tragédie elle-même commence de mourir. Dans l’année même, on la juge et on règle ses comptes : Phrynichos d’abord[2], dans sa comédie des Muses, fait comparaître Euripide et Sophocle à leur tribunal ; Aristophane ensuite, dans sa comédie des Grenouilles, instruit le procès d’Eschyle et d’Euripide. La première de ces deux pièces est perdue ; mais nous avons la seconde. En voici quelques vers :

XANTHIAS. — Que va-t-il donc se passer ?

ÉAQUE. — Par Jupiter ! tout à l’heure, en ce lieu même, un étrange combat va s’émouvoir. On va peser la poésie dans la balance.

XANTHIAS. — Quoi ! vont-ils peser la tragédie comme la viande des victimes ?

ÉAQUE. — Oui, ils vont appliquer aux vers toises, coudées, équerres et fil-à-plomb. Euripide jure de faire passer tous les vers un à un à la pierre de touche.

XANTHIAS. — Voilà qui ne doit pas plaire à Eschyle !

ÉAQUE. — Non, déjà il baisse la tête et fait des yeux de taureau.

LE CHOEUR. — Certes, ce lion rugissant sentira dans son cœur une terrible colère, lorsqu’il verra son adversaire aiguiser ses dents avec un bruit aigu. Alors il roulera des yeux pleins de fureur.

Alors on entendra un cliquetis terrible : d’un côté (Eschyle), la haute poésie empanachée ; de l’autre (Euripide), un feu roulant d’éclats de vers et de bribes de tragédie ! Un mortel s’attaquant au puissant poète monté fièrement sur ses grands mots !

Celui-ci, hérissant sur son cou son épaisse crinière, fronçant un sourcil redoutable, lancera avec son souffle de géant, comme des ais arrachés tout d’une pièce, ses mots largement charpentés.

L’autre, poète des lèvres, habile ouvrier de syllabes, roulera sa langue déliée, lâchant les rênes à sa jalousie. Vous le verrez hacher menu les vers de son rival, et mettre en poussière tout le travail de ces puissans poumons[3]. »


On prévoit déjà qu’Euripide aura le dessous, et en effet il est fort maltraité dans la lutte. Eschyle cependant n’est pas trop épargné ; mais le dessein du poète est clair, c’est à Euripide qu’il en veut. Seulement, comme un panégyrique messiérait en face d’une satire, il esquisse la critique d’Eschyle pour mieux faire celle d’Euripide ; l’une sert de contre-poids à l’autre ; cette balance est plus favorable à la comédie, l’antithèse est plus dramatique. C’est une des raisons pour lesquelles il laisse. Sophocle dans le demi-jour, au lieu de le mêler au débat. Ce n’est pas seulement qu’il l’admire au point de n’oser pas même l’effleurer en passant ; on sent que son admiration pour Eschyle, au fond, n’est pas moins vive : c’est que le parallèle et la discussion plaisante sont plus commodes entre les deux extrêmes, peut-être aussi sa critique ne se sent-elle pas assez forte pour se décider au sujet d’un poète dont les qualités sont plus égales et qui donne moins de prise à la parodie ; mais il sait bien comment attaquer Euripide, et il sait bien pourquoi il l’attaque, car il va jusqu’à lui imputer la décadence de la tragédie.

La tragédie d’Euripide, suivant lui, est immorale quant au fond, et décousue quant à la forme. Elle est immorale, parce qu’il n’est pas permis d’exciter la pitié par tous les moyens ni de l’exciter sans mesure ; d’étaler les misères du corps aussi bien que les douleurs de l’ame ; de chercher toujours dans la peinture de la passion l’expression familière et pénétrante qui remue, qui trouble, qui séduit les ames sans les élever, qui, au contraire, les amollit et les énerve, et qui devient contagieuse à force de réalité ; d’analyser curieusement des nouveautés basses ou périlleuses, et quelquefois des monstres, sans dédaigner même les ressources matérielles et l’appareil des haillons pour émouvoir à tout prix. Elle est décousue, parce que, poète agile, grand improvisateur, inspiré et sceptique, homme de fantaisie et de caprice, le génie d’Euripide est plein de hasard, et ses compositions pleines d’inégalité. Il néglige ses plans plus qu’il n’est permis même à un Grec, et, quand il a traité les scènes à effet, il laisse à son collaborateur le soin d’achever ce qui l’ennuie. Subissant en outre l’influence de la révolution intellectuelle, morale et sociale, qui s’accomplissait alors, et réagissant sur elle à son tour, mêlant à ce pathétique trop vif des déclamations hardies et toutes les saillies turbulentes de l’esprit nouveau, ses œuvres manquent de calme et d’ordre ; on remarque déjà çà et là le trouble et l’agitation des œuvres modernes. L’ordre intime, qu’une conception lente et désintéressée peut seule produire, y fait défaut. Et voilà pourquoi elles ont en somme plus de variété que d’unité. Aristophane n’a donc pas tort, quoiqu’il ne montre que les défauts d’Euripide, et, dès Euripide en effet, la tragédie avait déjà décliné.

Quand il fut mort après Eschyle, et que Sophocle les eut suivis tous les deux, elle descendit rapidement sur cette pente où il l’avait placée. Agathon, son ami et son imitateur, exagéra encore, en les copiant, des défauts qui réussissaient, et sut partager avec lui les bonnes graces du Toi Archélaüs et la faveur de tous les Grecs. Plus rapidement encore qu’Euripide, il achemina la tragédie vers la comédie nouvelle. Par là il plaisait à ses contemporains, et il avait pour amis les plus aimables. C’est chez Agathon, après sa première victoire dramatique, que Platon a placé la scène de son Banquet, où les convives sont, entre autres, Socrate et Aristophane, auxquels vient se joindre Alcibiade. Nous avons d’Agathon une vingtaine de fragmens, dont le plus long, qui a six vers, donne une idée des tristes jeux d’esprit que ne dédaignait pas dès-lors la tragédie. Un berger qui ne sait pas lire, mais qui rapporte ce qu’il a vu, y décrit lettre par lettre le nom de Thésée (ΘΗϹΕΥϹ) : « Parmi ces caractères, on voyait d’abord un rond avec un point au milieu ; puis deux lignes debout, jointes ensemble (par une autre) ; la troisième figure ressemblait à un arc de Scythie ; puis c’était un trident couché ; ensuite deux lignes se réunissant au sommet d’une troisième, et la troisième figure se retrouvait à la fin encore. » Croirait-on qu’Euripide avait donné le modèle de ce singulier détail littéraire, et que Théodecte le renouvela après Agathon ?

D’abord le fonds de la tragédie était épuisé. Elle était née du croisement de la poésie chorique avec la poésie épique dans les chants des fêtes de Bacchus. Or, la partie chorique était tombée bientôt, en même temps que l’esprit religieux, qui d’abord l’avait animée. Le chœur, qui a le rôle principal dans Eschyle, n’a plus que le second dans Sophocle ; dans Euripide, il ne tient plus guère à l’action ; dans Agathon, il acheva de s’en détacher. Plus tard, on en vint jusqu’à supprimer quelquefois les chœurs des tragédies qu’on représentait. La partie épique, au contraire, s’était développée, et l’action, d’abord admise comme par grace, avait fini par être toute la tragédie ; mais ces légendes, homériques et hésiodiques, qui la défrayaient, s’épuisèrent enfin. Ces familles tragiques des Pélopides et des Labdacides avaient fourni tout ce qu’elles pouvaient fournir de meurtres, d’incestes, d’adultères et d’horreurs de toute sorte ; il n’y avait plus à en espérer, à moins de fausser les traditions. Ainsi, par ses deux élémens, épique et chorique, la tragédie dépérissait ; elle avait fait son temps. « Cette mythologie, sur laquelle elle vivait depuis plus d’un siècle, avait été enfin épuisée par tant d’écrivains empressés de reproduire incessamment les mêmes sujets dans des drames qui se comptaient par centaines ; en outre, une infatigable parodie tendait, depuis bien des années, à la chasser du théâtre, comme une audacieuse philosophie à l’exiler du monde réel. L’histoire, à laquelle la tragédie avait, par exception, touché deux ou trois fois, eût pu renouveler heureusement les tableaux de la scène ; mais Athènes, abaissée plus encore par elle-même que par sa fortune, ne suffisait plus à une tâche trop forte pour son patriotisme expirant, et que lui eussent d’ailleurs prudemment interdite les ombrages de tant de tyrannies diverses, aristocratiques et démocratiques, lacédémoniennes et macédoniennes, qui se la disputaient[4]. »

Fallait-il donc recourir à la fantaisie, imaginer soit des héros nouveaux, soit des aventures nouvelles ? Euripide, dans quelques-unes de ses pièces, l’avait essayé il avait modifié plusieurs légendes pour les rajeunir et pour en tirer des effets inconnus. Il avait préludé au genre romanesque, qui cependant n’était pas né encore. Agathon exploita cette veine nouvelle, et, par exemple, dans sa pièce intitulée la Fleur, les personnages, les noms, les choses, il inventa tout. Il suppléa par la variété des mœurs à celle des passions, et à l’intérêt par la curiosité. Dès-lors, en effet, ce fut la fantaisie qui devint la muse du théâtre. Aristote lui-même, loin de condamner ce procédé nouveau, l’approuva ; mais ce n’est pas sans danger qu’on est réduit à repousser du pied le sol ferme et sûr de la tradition ou de l’histoire pour s’élancer d’une aile aventureuse dans les espaces de l’invention pure : entreprise icarienne, vol périlleux, entre les feux brûlans du soleil et les vapeurs humides de la mer. Comparez Shakespeare, soutenu par la tradition et par la légende populaire, créant Othello, et Voltaire, sans la tradition, tirant de son cerveau Zaïre : même sujet, et pourtant, d’un côté, quelle œuvre vivante et profonde, de l’autre, quelle œuvre artificielle et légère ! C’est, à part la différence de génie, que l’un s’appuie sur la tradition, qui n’est autre que le fonds de la nature humaine elle-même, qu’il s’y établit puissamment, et qu’il y jette les fondemens d’une œuvre éternelle : l’autre imagine au gré de son caprice, et improvise en vingt jours une œuvre de fantaisie. Or, plus il y a de fantaisie, soit dans la composition, soit dans les détails d’une œuvre tragique, moins elle est durable, parce que la fantaisie, de sa nature, est arbitraire, et que l’arbitraire est passager. C’est le lieu commun qui dure et qui est éternel. La Fantaisie, comme la plaisanterie, est locale et contemporaine. Quand les esprits blasés n’admettent plus autre chose, les poètes sont bien forcés d’y recourir ; alors la tragédie est perdue. La fantaisie, comme son nom l’exprime, c’est ce qui paraît et disparaît. Le lieu commun, donné par la tradition ou par l’histoire, c’est ce qui est et ce qui reste ; c’est le fonds humain, qui toujours subsiste, dans tous les pays et dans tous les temps. — Par conséquent, la fantaisie, à vrai dire, ne pouvait non plus renouveler la tragédie grecque.

Ainsi donc le fonds manquait, mais surtout le génie. Quatre-vingt-douze petits auteurs tragiques que l’on compte font-ils la monnaie d’un bon poète ?

En effet, aux trois grands tragiques succédaient leurs familles et leurs écoles. L’existence de ces sortes d’écoles est un fait considérable qui domine toute la littérature grecque. Tout grand poète naissait d’une école, ou une école naissait de lui ; d’une façon ou d’une autre, il en était le couronnement ou le chef, et c’était de son nom qu’elle tirait le sien. Telle la caste des prêtres-poètes, qu’on appela l’école orphique ; telle la famille de chanteurs qu’on appela les homérides ; telles les écoles des lyriques ; telles enfin les familles tragiques d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, et de plusieurs autres encore. Ces écoles étaient fécondes ou funestes. D’une part, cette initiation vivante, cette foi commune, cette adoration et cette poursuite du même idéal multipliaient les forces de chacun par celles de tous[5]. De là, quelle sûreté et quelle richesse dans les procédés et dans les vues, surtout quelle assurance dans l’inspiration ! Avec l’autorité pour point d’appui, la liberté du génie s’élançait toute-puissante et intrépide, et on pouvait tout, parce que l’on croyait tout pouvoir. Sans cette assurance, sans cette foi, point d’enthousiasme, point de poésie naturelle et vraie. Aujourd’hui le poète isolé se défie, son inspiration est pleine d’inquiétude, sa force est distraite ; il cherche sa voie, et, lorsqu’il la trouve, au milieu du premier essor, il s’arrête, il songe à ce que dira la critique. Il hésite, le moment de foi est passé ; il faut attendre que le génie revienne, et l’esprit souffle quand il veut. Heureux ces poètes qui ne doutaient pas, qui s’excitaient les uns les autres, qui s’enhardissaient, qui s’élevaient ! Tous ces génies divers poussaient ensemble ; c’était une seule moisson, semée en même temps, germant du même sol, dorée par le même soleil, abreuvée des mêmes rosées ! Dans cette atmosphère favorable, qui donc n’eût pas été poète ? ou qui n’eût été philosophe dans les jardins d’Académus ? — Cependant, d’un autre côté, ces écoles ne donnaient pas l’inspiration, elles la favorisaient seulement ; elles développaient le métier autant que l’art. Fécondes tant qu’il y eut du génie, dès que le génie manqua, elles devinrent funestes. En effet, quelle source d’œuvres communes ! quel foyer de médiocrités ! L’imitation morte succède à l’initiation vivante. Soulevés par les procédés qu’on leur prête, mille esprits impuissans croient tout pouvoir. Sans s’avouer que l’inspiration personnelle leur manque, ils essaient de se faire, si l’on peut parler ainsi, une sorte d’inspiration extérieure ; ils la demandent aux œuvres des maîtres ; ils copient ces œuvres, ils les retournent, ils les manient et les remanient, espérant peut-être vaguement que l’originalité se communique par le contact. Aussi ne composent-ils eux-mêmes que des œuvres ou plutôt des produits inanimés, uniformes et monotones, que des pastiches brillans çà et là, mais par reflet. Alors, chose déplorable, il y a des milliers de littérateurs et pas un poète. Alors, chose périlleuse même et dissolvante, il y a des milliers de formes au service de pas une idée. — Mais les écoles tragiques surtout furent plus funestes que fécondes, car non-seulement elles ne créèrent point, mais elles détruisirent, et voici comment.

Une tragédie, dans le principe, était destinée à n’être jouée qu’une fois, à l’une des fêtes de Bacchus. Les représentations dramatiques n’avaient lieu qu’à ces fêtes ; quelquefois seulement la pièce était reprise, quand elle avait été bien accueillie. Dans l’intervalle d’une représentation à l’autre, elle était retouchée ou remaniée. Ainsi le furent la Médée d’Euripide, et peut-être les Nuées d’Aristophane, etc. Il arrivait très rarement qu’on reprît la pièce sans y rien changer ; c’était la marque d’un succès complet : ce fut le cas des Grenouilles. Si le poète était absent ou mort, ses collaborateurs ou ses élèves ; ses parens ou ses amis, sa famille ou son école, se chargeaient de la diascève, c’est-à-dire- du remaniement. Que d’altérations arbitraires, surtout pour accommoder l’ouvrage aux nouvelles circonstances politiques, pour en refaire une œuvre actuelle, une réalité, ce que devait toujours être chacune de ces pièces avant d’être une œuvre d’art ! En outre, la famille ou l’école héritait des pièces inédites du poète, et ce n’était pas sans y avoir mis la main qu’elle les faisait représenter. Euphorion, fils d’Eschyle, remporta quatre fois le prix en faisant jouer des pièces que son père n’avait pas encore données, et il est probable que Philoclès, neveu du même Echyle, avait présenté au concours quelque ouvrage posthume de son oncle, lorsqu’il remporta la victoire sur l’OEdipe roi de Sophocle. Eschyle, pendant sa retraite en Sicile, écrivit sans doute un certain nombre de pièces qui ne furent représentées qu’après sa mort, et sous d’autres noms que le sien. Il est attesté que le fils de Sophocle, Iophon, donna sous son nom plusieurs ouvrages de son père, et Euripide laissa trois fils qui firent de même. Ce fut un de ces fils, ou plutôt son neveu, nommé comme lui Euripide, qui fit représenter après sa mort Iphigénie à Aulis, Alcméon et les Bacchantes, et qui, par ces trois pièces, remporta le prix. C’était donc vraiment un droit d’héritage reconnu : on en usa et abusa.

Ce ne furent pas seulement les parens et les amis qui s’approprièrent les œuvres des trois grands tragiques. Néophron de Sycione, sous Alexandre-le-Grand, interpola d’un bout à l’autre la Médée d’Euripide, et la publia comme une tragédie nouvelle de sa façon. Heureusement c’est bien la seconde édition d’Euripide, et non pas celle de Néophron, qui nous est parvenue. Ce Néophron avait, dit-on, composé cent vingt tragédies. Avant l’imprimerie, ces fraudes étaient faciles ; elles étaient d’ailleurs autorisées. Ce qui était d’abord droit d’héritage fut bientôt regardé comme droit commun. La propriété des ouvrages de l’esprit était inconnue alors. Toutes ces admirables tragédies, dont chacune est pour nous un monument sacré, étaient à la merci de tous les petits poètes à qui il pouvait prendre fantaisie d’eu faire usage. Une fois données au public, elles n’appartenaient plus à personne, mais à tout le monde. Il y eut, quoiqu’à un moindre degré, quelque chose de semblable chez les modernes, jusqu’à Molière. Depuis, et ce n’est pas un mal, nous avons changé tout cela. Chez les Grecs, la poésie ni les ouvres poétiques n’étaient chose individuelle, comme chez nous, mais chose commune, tout comme le soleil et comme l’air. Ainsi le premier venu put corrompre impunément ces chefs-d’œuvre, qui étaient la propriété de tous ; c’était une sorte de communisme littéraire : au point que les poèmes homériques, transmis pendant environ quatre cents ans par la mémoire et la parole seules, puis rédigés d’abord partiellement, réunis ensuite en un corps, revus, refondus, recensés, interpolés de mille sortes, n’ont peut-être pas été plus corrompus que les ouvrages des tragiques. Ce n’était pas le style seul qui se trouvait remanié, mais la fable même. On bouleversait tout.

Que voulait-on en effet ? Faire des pièces nouvelles avec les anciennes ; car, par un phénomène curieux, mais naturel, la production diminuant et la curiosité croissant toujours, on remettait à neuf les vieux chefs-d’œuvre. On y mêlait parfois un appareil pompeux et une mise en scène éclatante, qui les relevait ou qui les effaçait, mais qui les renouvelait et les faisait accepter. C’était surtout Euripide et Sophocle que l’on accommodait ainsi. Quant à Eschyle, l’entreprise était moins facile : comment démolir ces grands blocs pélasgiques pour en faire des constructions modernes ? et l’on y touchait beaucoup moins. Aussi bien les deux autres plaisaient davantage. Euripide surtout était adoré - Aristophane déjà s’était moqué de cette passion excessive :


BACCHUS. — N’as-tu jamais eu une envie soudaine de purée ?
HERCULE (qui était le dieu goinfre.) - De purée ? Oh ! oh ! mille fois dans ma vie.
BACCHUS. — Me fais-je assez comprendre ? Faut-il en dire davantage ?
HERCULE. — Pour ce qui est de la purée, c’est inutile ; je comprends fort bien.
BACCHUS. — Tel est le désir qui me consume pour Euripide.


Il va sans dire qu’outre les chefs-d’œuvre remaniés on faisait paraître des tragédies nouvelles, mais comment nouvelles ? La plupart étaient composées de lambeaux pillés çà et là ; c’étaient des bigarrures ou des redites. Voici donc quelles étaient les deux opérations inverses, mais analogues, de ces rapiéceurs[6] : ou bien ils cousaient des vers de leur façon dans les tragédies des grands maîtres, ou bien ils inséraient des morceaux des grands maîtres dans de mauvaises pièces de leur façon ; la falsification ou le plagiat, l’interpolation ou le centon, procédés analogues, également misérables, ou plutôt pitoyables manipulations. Toutefois il y eut encore çà et là, jusqu’à l’époque d’Aristote, quelques poètes qui n’étaient point méprisables, puisqu’il a daigné les citer : c’étaient, par exemple, Chœrémon, les deux Astydamas, descendans d’Eschyle, les deux Carcinos, qui eurent leur école à part, ce Théodecte dont nous avons parlé, Dicœogène, et deux Sophocle, outre le grand. Les fragmens de ces poètes sont très courts et n’ont pas beaucoup de valeur. Il y en a une cinquantaine de Chaerémon : il paraît qu’il excellait dans les descriptions, ce qui n’est pas directement tragique, et on peut ajouter, d’après quelques-uns des traits qui sont sous nos yeux, que ces descriptions n’étaient pas exemptes d’affectation et de mignardise. Il y a onze fragmens du second Carcinos, huit sous le nom des Astydamas, dix-neuf de Théodecte, dont nous avons cité le plus long, presque rien de Dicaeogène, rien des deux Sophocle. D’un certain Moschion, qu’il faut nommer aussi, on a vingt-trois fragmens, dont un d’une trentaine de vers sur ce thème éternel, la vie sauvage et la naissance des sociétés. Au reste, il est étonnant à quel point les fragmens si peu nombreux de tous ces poètes se répètent les uns les autres ; à chaque pas, on rencontre les mêmes pensées et quelquefois les mêmes expressions à peine retournées. Cela confirme ce qu’on sait d’ailleurs sur les procédés employés dans ces écoles grecques, par suite de cette sorte de communisme dont nous parlions. C’est que, par exemple dans l’école des homérides et dans celle des tragiques, il y avait une collection de lieux-communs tout faits, de maximes et d’antithèses, de vers même et de morceaux qu’on se transmettait ; c’était comme un répertoire où chacun puisait à son gré, ou bien, qu’on nous pardonne la comparaison, une espèce de trésor poétique, à peu près comme ceux que l’on fait aujourd’hui pour les écoliers sous forme de dictionnaires, si ce n’est que ceux-là n’étaient pas écrits, mais se transmettaient de vive voix, et qu’ils étaient aussi à l’usage des maîtres. C’était dans la mémoire qu’on gardait tout cela ; on sait que la mémoire alors était plus vive qu’aujourd’hui, parce qu’elle était plus exercée. Si les bons poètes eux-mêmes ne se faisaient pas faute de puiser dans ce fonds commun qu’ils enrichissaient en retour, à plus forte raison les poètes inférieurs et les diascevastes, soit épiques, soit dramatiques, y prenaient-ils à pleines mains de quoi replâtrer leurs reconstructions. C’étaient des matériaux tout prêts, et une sorte de ciment poétique, propre à rajuster tout. Et cela explique très bien comment, même chez les bons poètes grecs, le style ne tient pas toujours à la pensée. Le style existe jusqu’à un certain point en dehors d’elle et en lui-même. Il y a un certain nombre de belles draperies qui peuvent s’attacher ici ou là sur telle ou telle idée. Pour l’esprit grec, artiste et rhéteur, amoureux des finesses jusqu’à la rouerie, subtil jusqu’à la malhonnêteté, la forme importe presque plus que le fond ; un beau détail, une expression brillante, un heureux tour, une formule bien aiguisée, ont leur prix en eux-mêmes, indépendamment de la pensée. Aussi voit-on que le même moule sert à vingt idées différentes, que la même antithèse reparaît cent fois, les deux termes diversement balancés montant ou descendant tour à tour, selon l’argument : procédé littéraire que nous constatons sans le trouver légitime, et qui ne satisferait pas des esprits moins artistes et plus consciencieux. — D’ailleurs, à ne considérer même que l’art littéraire, où, cette voie les conduisait-elle ? Précisément à ces misères auxquelles nous les voyons réduits : à l’interpolation en règle et au centon systématique, dont la Passion du Christ va tout à l’heure nous présenter le dernier excès.


Mais, si le talent poétique s’affaiblissait, le goût des représentations dramatiques croissait toujours ; et ce n’était plus seulement à Athènes qu’on se passionnait pour les tragédies, des théâtres s’élevaient partout. En 420, on en bâtit un grand nombre dans le Péloponnèse. Polyclète, architecte, sculpteur et peintre, construisit celui d’Épidaure ; Épaminondas, celui de Mégalopolis. Celui des Tégéates, restauré par le roi Antiochus, était tout en marbre. Chaque ville importante avait le sien. Nous ne parlons pas de la Sicile et du théâtre de Syracuse, pour lequel Denys lui-même composait ces pièces qui faisaient conduire aux carrières le railleur Philoxène : Denys pourtant écrivait sur les tablettes d’Eschyle, qu’il avait achetées à grand prix dans l’espoir qu’elles l’inspireraient. Les Béotiens eux-mêmes eurent leurs jeux scéniques, comme le prouve une inscription rapportée par Boeckh ; les Thessaliens pareillement, puisque Alexandre, tyran de Phères, le plus cruel des hommes, fondait en larmes lorsqu’il voyait jouer Mérope par le fameux Théodore. On sait ce que raconte plaisamment Lucien de l’enthousiasme des Abdéritains pour Euripide : sous le règne de Lysimaque, s’il l’en faut croire, une épidémie les tourmenta ; un comédien célèbre leur avait joué l’Andromède, et voilà qu’ils couraient tous par les rues, maigres et pâles, et déclamant comme lui :

« O amour ! ô tyran des hommes et des dieux ! »

Les rois macédoniens poussèrent jusqu’à la passion le goût de la tragédie : Euripide et Agathon avaient passé leurs dernières années à la cour d’Archélaüs. Philippe, son successeur, ne fêta pas moins les poètes, et traita les acteurs avec beaucoup de munificence et de bonté ; on le voyait souvent au théâtre, et c’est même dans un théâtre qu’il fut tué. Alexandre, non content de traiter magnifiquement les comédiens, eut toujours auprès de lui deux poètes, c’étaient Néophron et Antiphane, et il déclamait lui-même souvent de longs morceaux de tragédies qu’il savait par cour. Une troupe dramatique suivait soit camp dans toutes ses conquêtes ; c’était peut-être un moyen de civilisation en même temps que de divertissement. Nous voyons que Bonaparte en usait de même. Dans une note autographe datée d’Égypte, outre des fournitures d’artillerie, il demande : « -1° une troupe de comédiens ; 2° une troupe de ballarines ; 3° des marchands de marionnettes pour le peuple, au moins trois ou quatre ; 4° une centaine de femmes françaises. » Alexandre, à Ecbatane, où se célébrèrent des jeux funèbres en l’honneur d’Héphestion fit venir de Grèce trois mille comédiens. Ses successeurs l’imitèrent. Antigone, entre autres, proposa de grands prix pour les artistes dramatiques. Les rois de Pergame les favorisèrent également ; mais ce fut surtout en Égypte, à la cour des Ptolémées, princes lettrés et amis des arts, que le théâtre fut en honneur. Pline parle de la magnifique ambassade qu’ils envoyèrent au-devant des deux poètes comiques Philémon et Ménandre. Ils traitèrent avec autant de largesse les poètes tragiques, et consacrèrent aux représentations théâtrales des sommes immenses. — En Judée même, tant c’était un goût universel, Hérode avait fait bâtir deux théâtres, l’un à Césarée, l’autre à Jérusalem.

C’est ainsi que, partie d’Athènes, la tragédie grecque, quoique dégénérée et mourante, se répandait partout. Les Romains la rencontrèrent à chaque pas, lorsqu’ils s’emparèrent de l’Asie. Lucullus, qui, en allant combattre Tigrane, « enchantait les villes sur son passage par des spectacles, des fêtes triomphales, des combats d’athlètes et de gladiateurs, » avant enfin pris d’assaut Tigranocertes, « y trouva une foule d’artistes dionysiaques que Tigrane avait rassemblés de toutes parts pour faire l’inauguration du théâtre de cette ville, et jugea à-propos de s’en servir dans les spectacles qu’il donna pour célébrer sa victoire[7]. » Plus tard, lorsque le Suréna des Parthes envoya la tête et la main de Crassus à Hyrodès, en Arménie, celui-ci donnait une fête dans laquelle on jouait une tragédie d’Euripide.


« Lorsqu’on apporta la tête de Crassus à la porte de la salle, un acteur tragique, nommé Jason, de Tralles, jouait le rôle d’Agavé dans les Bacchantes, au moment où elle vient d’égorger son fils. Sillacès se présenta à l’entrée de la salle, et, après s’être prosterné, il jeta aux pieds d’Hyrodès la tête de Crassus. Les Parthes applaudirent en poussant des cris de joie, et les officiers de service firent asseoir à table Sillacès par ordre du roi. Jason passa à un personnage du chœur la fausse tête de Penthée qu’il tenait à la main[8], puis, prenant la tête de Crassus, avec le délire d’une bacchante et saisi d’un enthousiasme réel, il se mit à chanter ces vers : « Nous apportons des montagnes ce cerf qui vient d’être tué, nous allons au palais, applaudissez à notre chasse ! » Cette saillie plut fort à tout le monde ; mais, lorsqu’il continua le dialogue avec le chœur : « Qui l’a tué ? — Moi, c’est à moi qu’en revient l’honneur, » Promaxéthrès, celui qui avait coupé la tête et la main de Crassus, s’élança de la table où il était assis, et, arrachant à l’acteur cette tête, il s’écria : « C’est à moi de dire cela plutôt qu’à lui ! » Le roi, charmé de cet incident, lui donna la récompense d’usage, et fit don d’un talent à Jason. Telle fut l’issue de l’expédition de Crassus, et la petite pièce après la tragédie. »


Sans suivre la tragédie grecque à Rome, nous voyons comment le goût du théâtre était encore très vif, quand le génie poétique était déjà mort ; voici un autre trait caractéristique de cette décadence, c’est que les comédiens célèbres remplacèrent les grands poètes, et devinrent les maîtres du théâtre.

Dans l’origine, c’étaient les poètes eux-mêmes qui étaient acteurs. Sous le régime démocratique, le théâtre et les représentations dramatiques s’étaient organisés démocratiquement. Lorsqu’un poète voulait faire jouer une tragédie, il allait trouver l’archonte et lui demandait de mettre un chœur à sa disposition. L’archonte assignait au poète un chorége. Le chorége était un riche citoyen auquel on décernait la fonction onéreuse et honorable de former un chœur, de le nourrir, de le faire instruire, de l’équiper, en un mot de le mettre en état de jouer une pièce. Le poète, ayant obtenu ce chœur, lui récitait sa pièce morceau par morceau, et les choristes répétaient après lui autant de fois qu’il était nécessaire pour que la pièce fût bien sue. Le poète se réservait le personnage, d’abord unique, qui avait été ajouté au chœur pour constituer la tragédie. Même quand il y eut deux et trois personnages, il continua quelque temps à se charger d’un rôle. C’est ainsi que Sophocle remplit ceux de l’aveugle Thamyris et de la jeune Nausicaa qui jouait à la paume avec ses compagnes. Le poète s’adjoignait peut-être deux de ses collaborateurs ou de ses amis ; mais il arriva sans doute que ce moyen manqua. Alors ce ne fut plus le poète, ce fut l’état qui se chargea du soin de faire représenter les pièces. Le chorége payait les choristes, l’état paya les acteurs. Ces acteurs prirent naturellement le nom d’artistes dionysiaques, c’est-à-dire consacrés à Bacchus (Dionysos), en l’honneur de qui ces fêtes dramatiques se célébraient. On les faisait instruire, et bientôt on institua des concours d’acteurs, parallèlement en quelque sorte aux concours de poètes. Comme les représentations dramatiques faisaient partie du culte, c’était un devoir pour les citoyens d’y assister : de là vient que l’état encore distribuait de l’argent à ceux qui n’avaient pas de quoi payer leur place au théâtre, et une loi prononçait la peine capitale contre l’orateur qui eût proposé de prendre l’argent destiné à cet usage pour l’employer à soutenir la guerre.

Ces artistes dionysiaques étaient classés en protagonistes, deutéragonistes et tritagonistes, c’est-à-dire acteurs des premiers, des seconds et des troisièmes rôles. Quelques-uns des protagonistes devinrent célèbres : entre autres, Timothée, ce Théodore, qui jouait si pathétiquement Mérope, Molon, Satyros, qui donna des conseils à Démosthène, Aristodème, et surtout ce Polos d’Égine, qui, pour mieux jouer le rôle d’Électre pleurant sur l’urne de son frère, pleura des larmes véritables sur l’urne même qui contenait les restes de son fils. — Quoiqu’ils menassent pour la plupart une vie assez débauchée, non-seulement ils étaient honorés à ce point qu’on leur élevait quelquefois des statues, mais, ce qui paraît plus étrange, plusieurs, Néoptolème et Thessalos par exemple, furent assez considérés même pour qu’on les chargeât de missions diplomatiques, lorsqu’ils allaient en représentations à l’étranger.

En effet, pendant leurs congés, c’est-à-dire dans l’intervalle des diverses fêtes de Bacchus, prenant sous leur direction et à leur solde d’autres comédiens de moindre talent, ils allaient jouer de ville en ville, moyennant des sommes considérables. Ils étaient engagés d’avance pour un certain nombre de représentations par les magistrats des villes, et ils étaient passibles d’un dédit très fort en cas de retard au jour fixé. C’est ce qu’atteste une inscription découverte en 1844 par M. Le Bas sur les murs d’un théâtre antique, dans les ruines d’Iasos, en Carie. Elle donne aussi la liste d’une troupe dramatique composée ainsi qu’il suit :

Joueurs de flûte : Timoclès et Phoetas.
Tragédiens : Posidonios et Sosipâtre.
Comédiens : Agatharque et Moerias.
Citharède : Zénothée.
Cithariste : Apollonios.

Il est probable qu’au lieu de retourner à Athènes, quelques-unes de ces troupes dramatiques se fixèrent dans telle ou telle ville, et donnèrent naissance aux associations dionysiaques. La plus remarquable de ces associations s’était établie à Téos, puis à Lébédos, vers le temps d’Alexandre. Ces corporations étaient si favorisées, qu’elles obtenaient des immunités et des exemptions d’impôts pour les villes où elles faisaient leur séjour. C’était donc, pour peu qu’on eût de talent, une excellente profession que celle de comédien, puisqu’on y trouvait à la fois honneur et profit ; mais autant les acteurs distingués étaient bien traités par les villes, autant ils maltraitaient eux-mêmes les acteurs médiocres qu’ils dirigeaient. C’étaient ordinairement ceux-ci qui remplissaient les rôles de dieux, et, dit Lucien, « lorsqu’ils avaient mal joué Minerve, Neptune ou Jupiter, on leur donnait le fouet. »


Il va sans dire que ces grands acteurs continuaient l’œuvre de destruction qu’avaient commencée les petits poètes. L’héritage des tragédies ayant passé dans leurs mains, à leur tour ils les remanièrent, retranchant, ajoutant, accommodant les rôles à leurs moyens. A quoi avait-il servi que l’orateur Lycurgue portât une loi pour prévenir ces interpolations ? — A constater le mal sans y remédier, ou à le prédire sans le prévenir. Ces acteurs eurent quelquefois d’illustres spectateurs et d’illustres rivaux. Antoine, à Athènes et à Samos, essayait d’en amuser Cléopâtre. Néron, poète, acteur et citharède, courait les scènes des petites villes grecques pour y disputer des prix : outre les rôles de l’incestueuse Canacé, d’OEdipe aveuglé, du despote Créon, d’Alcméon, d’Hercule, il jouait celui d’Oreste tuant sa mère.

Les représentations tragiques et comiques duraient encore au temps de saint Jean-Chrysostôme et de Théodose. Saint Augustin, à l’âge de dix-sept ans, assistait à celles que l’on donnait sur le théâtre de Carthage (Bossuet, vers le même âge, était fort assidu aux pièces de Corneille). Ce fut, au VIe siècle, l’empereur Justinien qui supprima ces représentations. Quant à la tragédie elle-même, depuis long-temps déjà elle n’existait plus. C’était à la cour des Ptolémées, dans cette atmosphère philologique, qu’elle avait achevé de mourir. La faveur des grammairiens l’avait étouffée.

Désormais, simple exercice littéraire, destinée à la lecture et non plus à la scène, elle ne conserve de la tragédie que le nom. Les chrétiens adoptent cette forme ancienne pour répandre la foi nouvelle ; car, ainsi qu’on l’a très bien remarqué, tandis que l’église d’une part frappait le théâtre d’anathème, de l’autre « elle faisait appel à l’imagination dramatique, elle instituait des cérémonies figuratives, multipliait les processions et les translations de reliques, et composait enfin ces offices qui sont de véritables drames : celui du Prcesepe ou de la crèche à Noël ; celui de l’Étoile et des trois rois à l’Épiphanie ; celui du sépulcre et des trois Maries à Pâques, où les trois saintes femmes étaient représentées par trois chanoines, la tête voilée de leur aumusse, ad similitudinem mulierum, comme dit le Rituel ; celui de l’Ascension, où l’on voyait, quelquefois sur le jubé, quelquefois sur la galerie extérieure, au-dessus du portail, un prêtre représenter l’ascension du Christ[9]. » - En même temps donc l’église essayait, avec des morceaux des tragédies profanes, de composer des tragédies chrétiennes. C’est une de ces œuvres singulières qui nous est parvenue sous le titre de la Passion du Christ. On croit que cette pièce est du IVe siècle, et on l’attribue généralement à saint Grégoire de Nazianze, quoiqu’il paraisse difficile, après l’avoir lue, de l’imputer à un si savant écrivain.

Au reste, ce monument vaut la peine d’être analysé, ne fût-ce que pour sa bizarrerie. C’est un long centon, tiré notamment de six tragédies d’Euripide, savoir, Hippolyte, Médée, les Bacchantes, Rhésos, les Troyennes, Oreste. Aussi a-t-il été fort utile pour la récension de ces pièces. Le sujet est non-seulement la passion du Christ, mais la descente de croix, l’ensevelissement, la résurrection, et enfin l’établissement du christianisme. C’est même ceci qui est évidemment la raison et le sens du drame tout entier. Ce dessein ne manque pas de grandeur ; mais l’exécution y répond-elle ?

La pièce est précédée d’un prologue, comme les tragédies d’Euripide. Les personnages principaux sont : Le Christ, la Mère de Dieu, Joseph, un chœur de femmes (parmi lesquelles Magdeleine), Nicodème, et deux autres personnages, dont l’un appelé Théologos, le théologien, doit être saint Jean[10], et l’autre est un jeune disciple.

L’exposition se fait par un couplet de quatre-vingt-dix vers que prononce la Mère de Dieu. Les trente premiers, imités du début de la Médée, sont raisonnables ; les voici en abrégé : « Plût au ciel que jamais le serpent n’eût rampé dans le jardin et n’eût épié en embuscade sous ces ombrages ; le traître ! » Ève n’eût point péché et n’eût point fait pécher Adam ; le genre humain n’eût point été damné, et n’eût pas eu besoin d’un rédempteur ; et moi je n’eusse pas été, vierge-mère, réduite à pleurer sur mon fils qu’on traîne en justice aujourd’hui. Le vieillard Siméon l’avait bien prédit au moyen de cette transition du vieillard Siméon, arrive une autre trentaine de vers moins raisonnables ; c’est un chapelet de maximes de tragédies, qui ne se tiennent pas mieux entre elles une à une que le morceau entier ne tient au sujet. Enfin, dans la troisième trentaine, l’esprit grec fournit à la Mère de Dieu toute sorte d’antithèses et de pointes sur sa virginité rendue féconde. Elle s’approprie les paroles où Hippolyte exprime sa chasteté. Elle se rappelle l’heureux moment où il lui fut annoncé qu’elle allait être mère et où son sein virginal tressaillit de joie, et ce sein est déchiré maintenant par des traits de douleur. « Toute cette nuit, dit-elle, je voulais courir pour voir quels maux souffre mon fils ; mais celles-ci m’ont persuadé d’attendre le jour. » Elle désigne par ce mot le chœur, qui, à ce moment, prend la parole :


« Maîtresse, enveloppez-vous vite. Voilà des hommes qui courent vers la ville.
LA MÈRE DE DIEU. — Qu’est-ce donc ? Vient-on d’apprendre que l’ennemi la menace dans l’ombre ?
LE CHOEUR. — C’est une foule nocturne qui roule bruyamment. J’aperçois dans l’espace obscur une armée nombreuse qui porte des torches et des glaives.
LA MÈRE DE DIEU. — Quelqu’un vient vers nous à pas pressés nous apportant sans doute quelque nouvelle.
LE CHOEUR. — Je vais voir ce qu’il veut et ce qu’il vient vous annoncer. Ah ! ah ! hélas ! hélas ! auguste mère et chaste vierge, quel est votre malheur, vous qu’on appelait bienheureuse !
LA MÈRE DE DIEU. — Quoi donc ! Veut-on me tuer ?
LE CHOEUR. — Non, c’est votre fils qui périt par des mains impies.
LA MÈRE DE DIEU. — Ah ! que dis-tu ? tu me fais mourir.
LE CHOEUR. — Regarde ton fils comme perdu. »


L’avant-dernière réplique est précisément celle de la nourrice à Phèdre dans Euripide, à la suite de ce vers célèbre : « Hippolyte ? grands dieux ! c’est toi qui l’as nommé. Ah ! que dis-tu ? tu me fais mourir ! » Il semblerait que le premier cri de la Mère de Dieu dût être pour son fils et non pour elle-même ; on n’aime pas que sa première pensée soit celle-ci : « Quoi donc ! Veut-on me tuer ? » Cela est peut-être plus réel, mais certainement moins idéal, et le personnage de la Mère de Dieu doit être plus près de l’idéal que du réel.

Le chœur lui apprend avec plus de détail qu’au point du jour son fils mourra, que pendant toute cette nuit on le juge. — Survient un second messager : il annonce qu’un disciple perfide a trahi le Maître pour de l’argent. Il raconte comment celui-ci, après la cène et le lavement des pieds, était allé au Jardin des Oliviers prier son père, et comment, dans ce jardin même, le traître, avec une troupe de gens armés, est venu le surprendre et le livrer en l’embrassant. — Les mots du récit de l’Évangile sont conservés çà et là, et des expressions empruntées au polythéisme viennent s’y mêler bizarrement : « Le traite ! avoir livré le chef de nos mystères (le mystagogue) !… L’illustre Pierre aussi a renié le maître ; seul le disciple qui a coutume de poser la tête sur son sein l’a suivi sans trembler, et il m’a semblé que j’entendais une voix (celle d’un homme ou celle d’un ange, on ne sait) dire lentement, comme si elle s’adressait tout bas au scélérat qui a vendu le Maître : Crime impie ! 0 misérable ! ne crains-tu pas Dieu ?… » Par cette transition fantastique, le messager se lance dans une prosopopée, ou long discours indirect, d’environ soixante-quinze vers. La pendaison de Judas y est prédite ; des morceaux du Credo y sont enchâssés dans des formules du vocabulaire tragique ; on y parle de l’enfer avec des périphrases faites pour le Phlégéton. — Et cependant ce damné pourra être sauvé encore, s’il se repent : — idée remarquable au IVe siècle.

La Mère de Dieu répond, si tant est qu’il y ait à répondre, car ce sont plutôt des monologues qui se succèdent sans s’inquiéter l’un de l’autre qu’un dialogue véritable ; sa réponse n’a pas moins d’une centaine de vers ; elle commence sur un ton parfaitement païen : « O terre, mère de toutes choses, ô voûtes du ciel radieux, quel discours viens-je d’entendre !… » A son tour, elle parle longuement à Judas toujours absent, et maudit sa scélératesse. Entre beaucoup d’autres pièces de rapport qui composent cette mosaïque, on retrouve vers la fin les paroles que prononce Thésée dans Hippolyte :

Quoi ! ne devrait-on pas à des signes certains
Reconnaître le cœur des perfides humains !

Elle veut se rendre auprès de son fils, le chœur la retient : « Ah ! ah ! ah ! ah ! Tais-toi, tais-toi, tu ne pourras plus voir ton fils vivant. -Hélas ! quel nouveau malheur m’annoncent tes larmes ? — Je ne sais, mais voici qui va nous instruire du sort de ton fils. » Survient un troisième messager. — Le procédé est peu varié, et l’auteur ne cherche pas assez à dissimuler qu’au lieu de se passer en action, toute la pièce se passe en récits. Seulement celui-là n’est pas un messager si abstrait que les autres, c’est un aveugle à qui le Christ a rendu la vue. — Le messager : « Ton fils doit mourir en ce jour ; tel est l’arrêt des scribes et des prêtres. » Il raconte l’acharnement des Juifs, semblables, autour de l’accusé, à des chiens furieux ; le juge faible, étonné de ses réponses, et n’osant le déclarer innocent : « Allons, parlez, dit-il au peuple ; faut-il que Jésus meure ou non ? Lequel vaut-il mieux relâcher, lui ou l’un de ces brigands qui sont en prison ? » Ils répondent avec de grands cris que c’est Jésus qui doit mourir en croix, et qu’il faut relâcher le brigand. Le juge essaie de leur persuader le contraire, mais il n’y peut réussir. Voilà le jour qui paraît ; on va traîner l’accusé hors des portes. La Mère de Dieu répond à ce récit par de belles métaphores très déplacées qu’elle aurait dû laisser où elle les a prises ; mais bientôt elle pousse des cris de douleur en apercevant son fils traîné et enchaîné. Elle veut s’élancer vers lui. Le peuple la menace. Le chœur exhorte la Mère de Dieu à se tenir à l’écart : « D’ici on aperçoit tout au loin, regardons. » Serait-ce que le cortége tout entier de la passion était supprimé ainsi ? Je ne le crois pas ; en admettant que la pièce fût destinée à être représentée, la procession devait être le principal de la fête.

La Mère de Dieu gémit et souhaite de mourir, puis elle recommence ses antithèses et ses périphrases sur sa virginité féconde, qui font pendant d’une manière trop évidente aux périphrases et aux antithèses des Jocaste et des OEdipe sur leur hymen incestueux ; mais celles-ci sont suivant l’esprit grec, et celles-là sont on ne peut plus déplacées dans un sujet chrétien. Elle entre dans de tels détails que les citer en français serait impossible ; elle y revient encore plus loin (aux vers 1550 et suivans) en des termes inimaginables ; après cela, elle explique au chœur le péché originel qui a rendu la rédemption nécessaire, et elle lui annonce la résurrection qui doit suivre la rédemption. Tout cela est décousu et froid comme un catéchisme ; puis elle finit comme elle a commencé, et reprend sa douleur. — Le chœur ne veut pas être en reste de métaphores, et à son tour il en accomplit une très laborieuse pour exprimer son désespoir. — Un quatrième messager vient annoncer que le Christ est crucifié et mourant. Aucune des précautions oratoires et des circonlocutions raffinées qu’emploient en pareille circonstance les poètes grecs n’est omise. Enfin commence le récit ; mais, dès le quatrième vers, le principal est dit : Jésus est crucifié. Les vers suivans ne viennent que pour décrire les autres détails de la passion ; c’est justement ce qui devait être développé qui ne l’est pas. Ce récit est très mal fait, il n’y a pas d’écolier de rhétorique qui ne le composât infiniment mieux.

« LA MÈRE DE DIEU. — Venez, mes filles, venez ! plus de crainte ! que pouvons-nous craindre maintenant ? Allons ! je veux voir les souffrances de mon fils. Ah ! ah ! hélas ! hélas ! (Ici la scène change et représente le Calvaire). O femmes ! comme le visage de mon fils a perdu son éclat, sa couleur et sa beauté ! » Alors elle adresse la parole à son fils agonisant ; son fils lui répond du haut de la croix et la console doucement. — Pierre vient à passer, pleurant sa trahison : elle demande et obtient le pardon de Pierre. Enfin le Christ expire ; elle recommence à se lamenter en plus de quatre-vingts vers. Saint Jean vient, pour adoucir sa douleur, lui débiter des lieux communs, qu’elle sait bien, puisqu’elle les a déjà dits elle-même.

A partir de là, l’action, si action il y a, marche plus lentement encore qu’elle n’a marché jusqu’ici. Un soldat perce d’une lance le côté du Christ ; de la blessure jaillissent deux ruisseaux, l’un de sang, l’autre d’eau limpide. Le soldat, converti par ce miracle, se purifie avec cette eau. — Survient Joseph, et l’on opère la descente de croix. En recevant dans ses bras le corps de son fils, la Mère de Dieu dit une litanie de cent vingt vers ; et remaudit Judas. Joseph, pour couper court, lui annonce qu’on l’a vu pendu. On ensevelit le Christ. La nuit tombe. La Mère de Dieu adresse à son fils, qui est dans le tombeau, un nouveau couplet de cent trente vers, tout rempli de bigarrures et dans lequel les mots de la légende chrétienne : « Tu as vaincu l’enfer, le serpent et la mort, » se détachent bizarrement sur des lambeaux d’Antigone ou d’Alceste : « Tu descends dans ces cavernes sombres, etc. » La même, idée est toujours exprimée au moins par dix formes différentes, quelquefois par trente, l’auteur voulant employer absolument toutes les périphrases qu’il a recueillies. La Mère de Dieu en dit, je crois, en somme, plus d’une centaine sur sa virginité. Enfin elle propose aux femmes du chœur de se retirer toutes avec elle « dans la maison du nouveau fils que son fils unique lui a légué. » Et elles se retirent en effet[11]. Quelques-unes cependant restent aux alentours du tombeau pour observer ce qui se passe. La scène demeure occupée par Joseph, qui converse avec le Théologien très longuement ; il prédit la punition des Juifs, prédiction dont la Mère de Dieu avait déjà touché quelques mots : ils seront dispersés par tout l’univers. Au bout de cette conversation paraît enfin l’aube du troisième jour, ce qui n’est pas, pour le lecteur consciencieux, si invraisemblable qu’on pourrait croire.

Pendant ce temps, si la pièce était représentée, on devait voir, par un double décor, la Mère de Dieu et le chœur dans l’intérieur de la maison. Elle songe à son fils, et sa douleur la prive de sommeil.


« Hélas ! hélas ! quand donc le sommeil descendra-t-il sur mes yeux ?

PREMIER DEMI-CHOEUR. — Pour nous, ô maîtresse, étendues à terre, nous avons reposé, laissant aller nos corps, et toutes, vieilles, jeunes ou vierges, appuyant nos têtes contre le dos les unes des autres, ou bien plaçant nos mains sous nos joues, nous avons pris un peu de sommeil ; mais toi, tu n’as ni dormi ni étendu ton corps, et tu as passé toute la nuit à gémir. Voici l’aurore…

DEUXIÈME DEMI-CHOEUR. — Pour moi, agitée aussi d’inquiétude, je suis étendue à terre, mais sans sommeil ni repos, écoutant, ô Vierge, tes violens soupirs et tes sanglots.

LA MÈRE DE DIEU. – Debout ! debout ! Qu’attendez-vous, femmes ? Sortez, allez du côté de la ville. Approchez-vous autant que cela vous sera possible, vous apprendrez peut-être quelque chose de nouveau. »


Un cinquième messager arrive :


« Où pourrais-je trouver la mère de Jésus ? Est-elle dans cette maison ?

LE CHOEUR. — Tu la vois, c’est elle qui est là. »

Il lui annonce qu’une nombreuse cohorte marche vers le tombeau pour le garder, de peur que les disciples ne dérobent le corps.

« LA MÈRE DE DIEU. — Va ! va ! cohorte impie, veille bien alentour. Tu serviras peut-être de témoin à sa résurrection. »

La nuit marche (comme on vient de le voir, c’est la deuxième nuit depuis le commencement de la pièce). Une des femmes, Magdeleine, se propose de sortir pour aller épier autour du tombeau ; elle y rencontrera peut-être celles qui y sont restées. — La Mère de Dieu veut partir avec elle. Elles réveillent les femmes qui se sont endormies. « Allons ! allons ouvrez vos yeux. Ne voyez-vous pas la lune qui brille ? L’aurore, l’aurore va paraître ! Voici déjà l’étoile du matin. » Ici la scène changeant de nouveau, ou le décor étant double, ainsi que nous avons dit, Magdeleine et la Mère de Dieu rencontrent les autres femmes qui veillaient à quelque distance du sépulcre. — Enfin elles arrivent au sépulcre même. — Plus de gardes ! Embaumons le corps ; mais qui soulèvera la pierre ? La pierre a roulé loin du tombeau, Le tombeau est vide ; le corps a été enlevé ! — Elles sont saisies d’effroi. Tout à coup un ange, vêtu de lumière et de blancheur, éblouissant comme la neige, leur annonce la résurrection du Christ. Bientôt le Christ lui-même leur apparaît, et leur ordonne d’aller annoncer aux disciples la bonne nouvelle. Puis vient un sixième messager, et, selon les habitudes du théâtre grec, la narration en forme succède au récit sommaire de l’événement. Le messager raconte aussi les inquiétudes que ce miracle inspire aux prêtres ; mais ce qui est curieux, et ce qui prouverait que cette pièce n’était pas faite pour être représentée, c’est un dialogue entre les gardes du tombeau et les prêtres incrédules, qui s’intercale ici dans le récit même, et qui forme une scène dans une autre scène. Les noms des interlocuteurs sont indiqués hors du texte, comme dans le courant de la pièce proprement dite. Les prêtres engagent les gardes à dire à Pilate qu’ils se sont endormis, et qu’on a volé le corps pendant leur sommeil. Pilate hésite à croire les gardes ; ils vont peut-être avouer la vérité, quand les prêtres se hâtent de prendre la parole pour brouiller tout. Cette scène est, à notre avis, la plus intéressante de la pièce, et c’est une scène par parenthèse. C’est le messager qui raconte tout cela, de sorte que ce dialogue direct nous arrive indirectement. Magdeleine, à son tour, sur l’invitation de la Mère de Dieu, recommence le récit de tout ce qu’on sait déjà, la résurrection., l’ange vêtu de blanc, et du reste lui fait observer par deux fois qu’elle sait tout cela aussi bien qu’elle. C’est pour le messager qu’elle parle apparemment.

La scène change une dernière fois. Toutes les femmes se rendent à la maison où les disciples sont rassemblés. On ferme les portes, et, malgré les portes fermées, voilà que le Christ apparaît au milieu d’eux. Il leur adresse à peu près les mêmes paroles que dans l’Évangile pour exhorter les apôtres à aller prêcher par toute la terre, liant et déliant en son nom. Tout se termine par une longue prière au Christ et à la Vierge.

Tel est ce drame singulier, qui contient quelques passages assez beaux parmi des longueurs infinies. C’est en quelque façon un mystère destiné peut-être à une sorte de demi-représentation, c’est-à-dire de récitation sans mise en scène et sans décors, mais plus vraisemblablement à la lecture seule, dans quelque école chrétienne ou dans quelque cloître ; car, outre cette scène intercalée dans un récit, il faut songer que, sur deux mille six cents vers et plus dont la pièce se compose, et qui à entendre réciter eussent lassé la patience d’un saint, la Mère de Dieu pour sa part en dit mille ou douze cents, qui à réciter eussent lassé les poumons d’un moine. La lecture permet quelques haltes. Maintenant il y a tant de maladresse et quelquefois tant d’inconvenance dans ce centon, sans parler des fautes de métrique, qu’il me paraît difficile de l’imputer à Grégoire de Nazianze, un saint et un littérateur si distingué. Ce qui s’adresse à Vénus dans Euripide, le chœur ici l’adresse à Marie. Cela rappelle cet épisode d’un poème anti-religieux publié à la fin du dernier siècle, dans lequel la vierge Marie s’accommode de la ceinture de Vénus. Vraiment, à qui vient de lire cette tragédie de la Passion du Christ, l’auteur paraît avoir fait la même chose, involontairement, que voulut faire l’empereur Adrien, lorsque pour détruire la religion chrétienne, en profanant les saints lieux où elle a pris naissance, il fit mettre la statue de Jupiter sur le Calvaire, et celle de Vénus à Bethléem. — Ce drame dure trois jours ; le chœur va deux fois se coucher et se relève deux fois. — L’épilogue, que rappelle un peu le prologue d’Esther, mérite attention. Il est conçu en ces termes « Je t’adresse ce drame de vérité, et non de fiction, non souillé de la fange des fables insensées ; reçois-le, toi qui aimes les pieux discours. Maintenant, si tu veux, je prendrai le ton de Lycophron (esprit de loup), reconnu dorénavant pour avoir en vérité l’esprit de l’agneau[12], et je chanterai dans son style la plupart des autres vérités que tu veux apprendre de moi. » L’auteur chrétien, après avoir fait un centon d’Euripide, offre de faire encore sur un sujet sacré un centon de Lycophron. On croit cependant que cet épilogue est de Tzetzès, célèbre grammairien et mauvais poète de Constantinople, à la fin du XIIe siècle.

Sur les trois autres morceaux dramatiques qui se trouvent réunis à celui-là avec les fragmens des petits tragiques dans le dernier volume de la Bibliothèque grecque, quelques mots suffiront. Le premier est d’une date antérieure à la Passion du Christ. L’auteur est un poète juif appelé Ézéchiel, qui vivait un ou deux siècles avant notre ère. Ce sont plusieurs fragmens d’une pièce tirée de l’ancien Testament, intitulée à peu près la Sortie d’Égypte. C’était l’Exode paraphrasé. — Le second est un dialogue dont voici les personnages : un paysan, un sage, la Fortune, les Muses, le chœur. La Fortune est entrée chez le paysan. Le prétendu sage en conçoit de la jalousie. Les Muses essaient en vain de le consoler. L’auteur est Plochiros Michaël, la date inconnue. — Le troisième est de Théodoros Prodromos, savant littérateur du XIIe siècle, auteur de plusieurs poèmes. Celui-ci est intitulé l’Amitié bannie. Répudiée par son époux, le Monde, qui, par les conseils de sa servante, la Sottise, prend pour concubine la Méchanceté, l’Amitié raconte son malheur à un homme charitable qui lui a donné l’hospitalité. Elle finit même par le prendre pour second mari, quoiqu’on ne dise pas qu’elle soit veuve du premier, mais apparemment selon cette maxime tragique : « Il me rend mes sermens lorsqu’il trahit les siens. » Au reste, outre que l’Amitié, dans son discours de deux cent trente vers, semble toute confite en dévotion, ce mariage a bien la mine d’être purement allégorique et parfaitement innocent.

Voilà donc où aboutit la tragédie grecque après sa longue décadence. Cette décadence, nous l’avons vue se produire et se consommer. Le grand fait qui la domine, après l’extinction du génie, c’est l’interpolation des œuvres, d’abord par les petits poètes dans les écoles tragiques, ensuite par les comédiens, ensuite par les rhéteurs, ensuite par les Juifs, puis par les chrétiens, et, parallèlement à l’interpolation, le centon, qui en est la contre-partie. L’interpolation et le centon commencent par faire brèche dans la tragédie grecque et finissent par la dissoudre et par l’absorber tout entière. L’interpolation, c’est l’agonie ; le centon, c’est la mort. Le dernier mot de l’un et de l’autre, le dernier excès du genre et la dernière forme très informe de la tragédie grecque au tombeau, c’est la Passion du Christ, ce drame interminable, où tout se passe en récits faits de pièces et de morceaux, cette vaste mosaïque, cette énorme marqueterie, cette éternelle litanie, qui nous rappelle un drame indien, en dix actes, assez ennuyeux aussi, à la fin duquel un des personnages, la prêtresse Camandaki, dit aux autres : « Notre intéressante histoire, si pleine d’incidens variés, est terminée maintenant ; nous n’avons plus qu’à nous féliciter mutuellement. »


ÉMILE DESCHANEL.

  1. Le dernier volume de la Bibliothèque grecque, éditée par Firmin Didot, contient ces précieux débris. Ce n’est pas l’un des moins intéressans de cette belle collection.
  2. Qu’il ne faut pas confondre avec le vieux poète tragique Phrynichos, nommé plus haut.
  3. Aristoph., Grenouilles, vers 804 à 840.
  4. Patin, Tragiques grecs, tome Ier.
  5. Rapprochez les écoles des prophètes chez les Hébreux, celles des bardes, des druides et des scaldes chez les peuples du Nord ; enfin et surtout, dans le monde moderne, les écoles et familles des peintres italiens.
  6. Nom donné par Aristophane à Euripide, qui était loin de le mériter comme tous ceux dont nous parlons.
  7. Plutarque, Vie de Lucullus, 29.
  8. Tel est le sens de ce passage de Plutarque, Vie de Crassus.
  9. C. Magnin, Origines du théâtre moderne.
  10. Comme saint Grégoire de Nazianze est le seul père qui porte un titre par lequel on distingue l’évangéliste saint Jean, c’est peut-être une des raisons qui lui ont fait attribuer cet ouvrage.
  11. Je crois qu’après le vers 1,796, malgré ce vers et le précédent, qui ont pu induire en erreur, c’est toujours Joseph qui parle et non pas la Mère de Dieu. Celle-ci est dans la maison, comme on le voit bientôt après. C’est donc à tort, je pense, qu’on lui fait dire les vers 1,797, 1,798, 1,799.
  12. Nous avons mis l’esprit de l’agneau au lieu de l’esprit de douceur, pour rendre le jeu de mots entre (2 mots grecs), qui sans cela est intraduisible en français.