Études sur l’antiquité
Revue des Deux Mondes, période initialetome 13 (p. 461-487).
◄  IV
VI  ►
ETUDES


SUR L'ANTIQUITE.




ARISTARQUE.




I. F.-A. Wolf : Prolegomena ad Homerum ; Halle, 1795.

II. K. Lehrs : De Aristarchi studiis Homericis ; Koenigsberg, 1833.
III. Ed. Müller : Histoire de la théorie de l’Art chez les anciens ; Breslau, 1837.

IV. Fr. Ritschl : Les Bibliothèques d’Alexandrie sous les Ptolémées ; Breslau, 1838.


I.

On a complaisamment démontré combien les lettres romaines le cèdent aux grecques par l’invention et l’originalité. Il est un genre du moins où Cicéron et Quintilien assurent à Rome un glorieux avantage ; c’est la critique littéraire. Grace à Cicéron et à Quintilien, nous savons ce que c’est qu’un traité de critique écrit avec éloquence, nous savons ce que peut, même en un livre technique, cette verve du sentiment littéraire qui passionne la raison et rend le précepte intéressant et instructif à l’égal de l’exemple. Est-il donc possible que les beaux-arts, la poésie surtout, n’aient pas eu, en Grèce, un véritable artiste pour législateur et pour juge ? Parmi tant de philosophes qui avaient écrit sur la poésie, n’en est-il pas un qui fût mieux né qu’Aristote pour en parler à la fois avec passion et avec méthode ? On ne le saurait dire aujourd’hui ; mais la critique grecque, il faut l’avouer, est mal représentée par les rares débris qui nous sont parvenus. Denys d’Halicarnasse n’est le plus souvent qu’un rhéteur à courte vue, qui doit sa réputation chez les modernes au malheur qui nous a privés des ouvrages de ses maîtres. Il gourmande Hérodote et Platon, d’ordinaire sans comprendre la puissance et la délicatesse de leur génie. Gardons-nous de mesurer l’esprit grec sur les proportions de cette maigre et plate littérature. La Grèce a eu d’autres critiques plus dignes de ce nom : Aristote, au premier rang, par les dates comme par la profondeur des théories, et, pour l’art de juger les hommes, Aristarque et Longin. Malheureusement les œuvres critiques de ces trois écrivains n’ont pas échappé aux ravages qui ont fait de la littérature grecque une si déplorable ruine. Les théories d’Aristote sur la poétique, ces théories qui troublaient les nuits du grand Corneille et qui, malgré bien des rébellions du génie moderne, ont gardé jusqu’à nous tant d’autorité, ne nous sont parvenues que par lambeaux dans un petit livre où l’on a vu tour à tour le brouillon ou l’abrégé informe d’un grand ouvrage. Longin devait surtout sa gloire à un traité du Sublime où de nobles pensées sont rendues avec une indépendance et une chaleur d’ame qui honorent le rhéteur vivant sous un régime de tyrannie ; mais voici que tout récemment la malencontreuse découverte d’un érudit vient d’enlever à Longin la propriété de ce curieux ouvrage. Le traité du Sublime est redevenu anonyme, et attend de quelque découverte nouvelle le véritable maître dont Longin avait, pendant trois siècles, usurpé la place[1]. Quant au vrai Longin, digne secrétaire de Zénobie, nous sommes réduits aujourd’hui à le juger d’après quelques pages de rhétorique banale et de métrique, et d’après quelques fragmens d’un commentaire sur Platon.

Aristarque a été long-temps plus malheureux encore ; c’est vraiment le nom le plus populaire et le plus vénéré de la critique chez les anciens ; ses décisions ont eu force de loi et presque d’oracle ; Panétius l’appelait un devin[2]. Cicéron a dit quelque part : « J’aime mieux me tromper avec Platon que d’avoir raison avec tant d’autres. » Il y a eu des admirateurs d’Aristarque qui préféraient expressément ses erreurs à l’évidence de la vérité. « Nous suivons ici Aristarque, dit un commentateur d’Homère, plutôt que Hermapias, bien que celui-ci nous paraisse avoir raison[3]. » Les élégans écrivains de Rome y importèrent de bonne heure cette superstition pour un nom tout-puissant à Alexandrie. Fiel Aristarchus, a dit Horace. Aristarque a personnifié chez nous, comme au siècle d’Auguste, la perfection du goût unie à cette franchise délicate du caractère qui donne à la raison toute son efficace et son autorité dans l’appréciation des œuvres de l’art. Et pourtant, il y a un demi-siècle à peine, celui qui aurait voulu justifier par des faits une si grande renommée n’aurait guère trouvé à recueillir dans beaucoup de livres qu’un petit nombre de notules grammaticales sans importance et sans intérêt. On se souvenait bien qu’un de ces héroïques aventuriers qui, lors de la prise de Constantinople, sauvèrent les débris de la littérature grecque au milieu de l’inondation barbare, Jean Aurispa, annonçait à ses amis deux volumes tout pleins des commentaires d’Aristarque sur l’Iliade ; mais la promesse était restée sans effet, et Bayle, écrivant son article Aristarque, ne trouvait guère plus d’une ou deux pages de renseignemens authentiques sur ce grand personnage ; il n’a rien moins fallu, pour allonger son travail, que la discussion des doutes et des erreurs accumulés sur ce sujet par les biographes modernes[4].

C’est la France qui a eu l’honneur d’exhumer sous des ruines oubliées une partie au moins de l’œuvre d’Aristarque. Des érudits avaient déjà remarqué dans la bibliothèque de Saint-Marc, à Venise, un vieux manuscrit de l’Iliade d’Homère enrichi de notes où le nom d’Aristarque était souvent cité. En 1781, un Français, d’Ansse de Villoison, envoyé par le gouvernement en Italie pour y fouiller les bibliothèques, retrouva ce trésor. Il en comprit toute la valeur et ne se donna pas de repos qu’il n’en eût procuré la publication[5]. Grace à son zèle, l’Europe posséda bientôt une édition de l’Iliade annotée, non plus par quelque professeur de l’université d’Iéna ou d’Oxford, mais par tous les grammairiens d’Alexandrie, une espèce de variorum, comme diraient aujourd’hui nos bibliographes. Il n’y manquait même pas les signes jadis consacrés parmi ces savans hommes pour marquer les vers apocryphes, ou obscurs, ou difficiles. Les noms de Zénodote, d’Aristophane, de Cratès, d’une foule d’autres auteurs, dont quelques-uns renaissaient pour la première fois à la lumière depuis dix-huit siècles, se pressent dans cette curieuse compilation. Aristarque seul y est plus de mille fois cité. A Herculanum ou à Pompeï, le miracle n’eût pas étonné. On avait cru un instant retrouver sous la cendre du Vésuve une antiquité tout entière ; mais le sort, qui se joue de nos prévisions et de nos espérances, avait voulu qu’à Herculanum on ne déterrât que d’insipides ouvrages de l’école épicurienne avec quelques lambeaux d’un médiocre poème en vers latins, tandis qu’une bibliothèque sans cesse visitée par les curieux et les savans nous rendait, après plusieurs siècles d’oubli, l’inventaire de tous les travaux d’une génération érudite sur le plus beau chef-d’œuvre de l’antiquité. Aussi l’éclat de cette découverte fut grand parmi le monde, et il l’eût été plus encore si, comme le Voyage d’Anacharsis, le gros volume de Villoison n’eût paru la veille de la révolution française. L’Allemagne, moins rapidement émue dans la paix de ses écoles, continua l’œuvre de Villoison, et même elle la continua tout autrement qu’il n’eût voulu ; car elle tira de son livre de cruels argumens contre l’unité du personnage d’Homère. On assure que Villoison, dans la sincérité de son orthodoxie, ne se consola jamais d’avoir fourni des armes à un odieux scepticisme. Wolf, l’auteur de tout ce désordre (nous parlons le style d’alors), entra pourtant un jour comme associé étranger à l’Académie des inscriptions et belles-lettres ; mais Villoison était mort depuis long-temps. Vivant, on peut croire que la courtoisie académique lui eût épargné le voisinage d’un aussi belliqueux confrère.

A l’aide des nouvelles richesses qu’offrait le commentaire de Venise, Wolf avait restauré à grands traits la figure d’Aristarque, considéré surtout comme éditeur critique des œuvres d’Homère. Cette esquisse, excellemment juste dans sa brièveté, n’a pas satisfait l’érudition allemande. En fait d’histoire et de grammaire, nos voisins sont comme le César de Lucain,

Nil actum reputans si quid superesset agendum.

Pour eux, rien n’est fait tant qu’il reste quelque chose à faire. Après Wolf, il s’est trouvé un patient philologue qui a réuni et mis en ordre, avec une grande exactitude, tous les fragmens, toutes les remarques, et jusqu’aux plus petites notes relatives au travail d’Aristarque sur Homère. Plus heureux que Longin, qui voit diminuer son héritage, Aristarque voit donc le sien s’étendre et s’assurer chaque jour. Peut-être même allons-nous y ajouter encore en rapprochant ici quelques documens restés épars chez les biographes et les érudits, et en essayant d’offrir un ensemble de la vie d’Aristarque et de ses travaux.

Mais cette étude serait imparfaite, si nous ne remontions un peu plus haut pour replacer Aristarque au milieu de son siècle et de l’école même dont il fut le plus glorieux représentant.


II.

Ce fut une grande chose, à coup sûr, que la fondation d’Alexandrie, de son Musée, de sa bibliothèque. Une politique habile se montre à chaque pas dans cette histoire des Ptolémées que nous recomposons aujourd’hui, faute d’écrivains originaux, avec des débris d’inscriptions, des fragmens de manuscrits mutilés. Athènes achevait sa tâche littéraire. Plus de grand poète tragique ou lyrique ; la comédie se continuait encore avec honneur, mais sans originalité, par les successeurs de Philémon ; en philosophie, plusieurs écoles secondaires se partageaient l’héritage de Platon et d’Aristote. Alexandre conçut le projet de déplacer le centre de la Grèce, d’ouvrir un autre Pirée à l’activité commerciale des cités grecques, et de dérouter, si j’ose ainsi dire, le patriotisme hellénique que tant d’exemples immortels avaient habitué à considérer Athènes comme sa véritable métropole. Il fonda Alexandrie, sur les bords du Nil, aux avant-postes de la civilisation égyptienne, pour servir de rendez-vous à toutes les nations du monde alors connu : c’était un véritable coup d’état et qui ne manqua pas son effet. En quelques années, Athènes eut une rivale, une rivale dont la splendeur devait l’éclipser et lui survivre. Il est vrai qu’avec les coups d’état on ne fonde pas une littérature. Grace à l’énergique volonté de ses princes, Alexandrie posséda bientôt un beau port, un Musée, des bibliothèques ; elle appela, elle accueillit libéralement tous les poètes, tous les savans de la Grèce qui voulurent y chercher fortune. Les Juifs eux-mêmes, qui apparaissent ici pour la première fois dans l’histoire grecque avec leur caractère national encore reconnaissable aujourd’hui, les Juifs furent admis, invités peut-être au partage de cette hospitalité généreuse. Le concours de tant de nations donna bientôt naissance à un dialecte nouveau, qui s’appela le dialecte alexandrin. Dans le Musée, les écrivains puisaient largement à toutes les sources de l’érudition. Les bibliothèques d’Athènes n’étaient rien auprès de la vaste collection réunie par les Ptolémées. Celle de Pergame, malgré la noble émulation des Attales et des Eumènes, n’arriva jamais au même degré de richesse[6]. On avait prodigué les trésors pour qu’Alexandrie ne pût rien envier à aucune ville de l’ancienne Grèce. Quelques témoignages même ajoutent que, par une nouveauté presque hardie, on avait fait traduire en grec les ouvrages écrits en langue étrangère, entre autres la collection des livres sacrés des Hébreux ; c’est à cette époque, en effet, que remonte la fameuse version des Septante. A tous ces établissemens littéraires présidait, comme chef suprême, le secrétaire même du roi (épistolographe), en même temps grand-prêtre ou ministre des cultes pour toute l’Égypte, et toujours Grec de naissance, vivante image de cette adroite ambition qui voulait fondre autant que possible deux religions, deux civilisations profondément distinctes, quoique depuis long-temps forcées de s’unir par les intérêts politiques et commerciaux[7].

Mais la science n’est pas l’inspiration, et l’on cherche vainement ce qui pouvait inspirer des poètes ou des orateurs dans cette cage des muses, comme un spirituel satirique du temps appelait le Musée. Les crimes et les révolutions de palais, le gouvernement jaloux d’un ministre secrétaire d’état, le voisinage d’une population active, avide de gain et superstitieuse, au milieu d’une ville où les monumens même des arts ne pouvaient offrir qu’un mélange plus ou moins heureux du style grec et du style égyptien : tout cela devait disposer bien peu les esprits aux grandes conceptions du beau. Aussi connaît-on beaucoup d’astronomes, de mathématiciens à Alexandrie ; les villes de commerce aiment et favorisent cette culture des sciences exactes, même au-delà des besoins de leur industrie. Quant à la poésie alexandrine, en vérité, c’est une bien pâle contrefaçon des grandes choses qui l’ont précédée. Apollonius (je n’en voudrais point médire, surtout depuis qu’on a, dans cette Revue même[8], fait si habilement ressortir quelques-unes des beautés que ne lui déroba pas Virgile), quel faible imitateur d’Homère ! Lycophron, avec son immense logogriphe de l'Alexandra, quel usurpateur du nom, de poète ! Je ne vois guère dans Callimaque qu’un habile versificateur. Théocrite lui-même (pourquoi faut-il qu’ici encore je rencontre des admirations que je dois respecter ?), Théocrite, comme peintre de la passion et de la nature, reste fort au-dessous de cette verve puissante qui anime l’épopée et la tragédie antiques. Faisons d’ailleurs aussi large qu’on voudra la part de l’invention dans les poèmes d’Apollonius et de Théocrite. Est-ce bien Alexandrie qui les a inspirés ? Apollonius vécut long-temps à Rhodes ; Théocrite était Syracusain de naissance. Quand Apollonius s’élève au-dessus d’une imitation artificielle des formes homériques, c’est par quelque souvenir de ses voyages, et grace au contact d’une vie moins factice que celle d’Alexandrie. Dans la collection des œuvres de Théocrite, je ne vois que les Fêtes d’Adonis qui offrent quelque peinture vraiment naïve des mœurs alexandrines. Pour ses poésies pastorales, Alexandrie ne lui a fourni que des livres ; sa muse est celle de Daphnis le Sicilien : les bois, les montagnes, les rivières, toute la nature enfin, dans ses vers, est celle d’une autre Grèce que cette Grèce improvisée sur les bords du Nil par la volonté persévérante d’une dynastie de conquérans. .

Que sont donc, avant tout, ce Musée, ces bibliothèques d’Alexandrie ? Un vaste entrepôt des richesses anciennes de la littérature grecque. Qu’est-ce que la littérature dans l’école alexandrine, sinon une discipline savante qui perpétue l’imitation des grands modèles, et remplace le génie par un industrieux mécanisme ? Ainsi, la véritable gloire littéraire de cette école, en dehors des sciences exactes, et avant la création de la philosophie qui porte son nom, repose sur les travaux de ses grammairiens, ou, pour mieux dire, de ses critiques.

En effet, pour ne pas trop rabaisser cette gloire, il faut bien connaître ce que l’antiquité attachait d’importance et d’honneur au titre de grammairien. Sur ce point, les témoignages abondent[9] ; j’en choisis un presque au hasard, bien postérieur au siècle d’Aristarque, nuis que l’on peut sans crainte appliquer à une époque plus ancienne.. Écoutez donc ce qu’enseignait le père du poète Stace, grammairien, professeur dans une école de Néapolis : la musique, la métrique, la philosophie des sept sages, l’épopée, la tragédie, la comédie, l’élégie, la poésie lyrique. Son esprit et sa mémoire embrassaient tout le domaine de l’éloquence :

Omnia namque animo complexus, et omnibus auctor,
Qua fandi via lata patet, sive orsa libebat,
Aoniis vincire modis, seu vote soluta
Spargere et effreno nimbos aequare profatu.


A son école, la jeunesse apprend et la funèbre histoire de Troie, et les longues erreurs d’Ulysse, et le génie du belliqueux Homère, et les utiles préceptes d’Hésiode ; quelle loi règle les sons de la lyre de Pindare, de celle d’Ibycus et d’Alcman, de celle du fier Stésichore et de la courageuse Sappho ; elle entend expliquer les vers savans de Callimaque, les ténèbres de Lycophron, les énigmes de Sophron et les gracieux secrets de Corinne. Stace le père est de plus un poète et un poète lauréat. Callimaque, Apollonius, d’autres encore, avaient uni cette double palme de la science et du talent poétique. Le premier, que l’on ne connaît guère aujourd’hui que par ses hymnes, avait laissé des commentaires, des tablettes de chronologie littéraire ; c’est le père de la bibliographie. Apollonius aussi quittait le rôle de commentateur et de bibliothécaire pour écrire les Argonautiques, et il donnait de son propre poème une seconde édition, la seule des deux qui soit parvenue jusqu’à nous. Mais les devoirs seuls du grammairien suffisaient à une vie tout entière, même à une vie ambitieuse de gloire. Il n’y a rien d’exagéré dans cet éloge que la douleur arrache au fils du professeur napolitain. On y pourrait même ajouter quelques lignes pour achever le portrait idéal d’un grammairien critique. Stace n’a pas dit (sans doute il craignait de déparer ses vers par de tels détails) que l’examen et la correction des manuscrits comptaient aussi parmi ses fonctions, qu’il devait savoir à fond la géographie, l’histoire et la mythologie, pour expliquer les vieux auteurs, pour décider à l’occasion sur l’authenticité d’un ouvrage suspect. Voilà une véritable encyclopédie. C’est, en vérité, le trivium et le quadrivium du moyen-âge, augmentés de tout ce que le moyen-âge avait perdu de la science classique. Avant l’école d’Alexandrie, la Grèce n’avait ni histoire littéraire, ni dictionnaires de sa vieille langue ou de ses divers dialectes, ni grammaire méthodique ; tout cela fut l’œuvre des alexandrins, œuvre qui mérite d’honorer leurs noms auprès de la postérité. Toute littérature largement développée a eu ses écoles de grammairiens et de critiques. Henri Estienne, Casaubon, Gabriel Naudé, Vaugelas, sont les alexandrins de notre littérature. Tel savant du Musée, comme Henri Estienne, amassait les matériaux d’un vaste lexique ; tel, comme Casaubon, examinait les titres douteux d’un ouvrage que des faussaires ou des commerçans avides offraient, pour un grand prix, à la munificence souvent aveugle des Ptolémées ; tel autre, comme Naudé, voyageur intelligent et négociateur bibliophile, obtenait, sur garantie, du peuple d’Athènes, l’exemplaire officiel des tragédies d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, exemplaire dû aux soins de l’orateur Lycurgue, et précieusement conservé dans l’Acropole, où, pour le dire en passant, il ne rentra jamais[10] ; un autre fixait, comme Vaugelas, les lois de l’atticisme par l’exemple des bons écrivains et la discussion des locutions contestées. Je trouve même, sous le règne de Ptolémée-Philadelphe, une poétesse, femme et mère de savans, qui me rappelle, en vérité, la fameuse Mme Dacier, fille de l’helléniste Le Fèbre, et femme d’un philologue dont elle partagea les travaux. Myro ou Moero, native de Byzance, eut pour mari le philologue Andronicus, et pour fils Homère le tragique, un des six poètes qui composaient à Alexandrie une sorte de pléiade secondaire après celle des grands poètes d’Athènes. Elle avait écrit en vers héroïques un poème intitulé Mnémosyne, en outre divers morceaux élégiaques et lyriques ; enfin des épigrammes dont il reste quelques fragmens[11]. Comme Anne Le Fèbre, il paraît qu’elle avait aussi commenté le vieil Homère, et on lui fait honneur d’avoir, la première, expliqué certain passage obscur de l’Odyssée[12]. Tous ces illustres académiciens d’un autre âge avaient aussi leurs séances, où ils débattaient des questions littéraires, et où ils étaient partagés en deux classes, selon leur aptitude à poser des problèmes ou à les résoudre. Nous avons les procès-verbaux de quelques séances de ce genre, qui font plus d’honneur au zèle des grammairiens qu’à la gravité de leur esprit et de leur science[13]. Quelquefois pourtant la critique prenait à Alexandrie un rôle plus solennel encore, et qui rappelle notre Académie française, rédigeant, pour composer la première édition de son dictionnaire, une liste des auteurs classiques et jugés dignes d’en fournir les matériaux. C’était un bibliothécaire, qui, sous l’autorité sans doute et avec les avis de ses confrères, dressait le Canon des poètes épiques, lyriques, dramatiques ou comiques, celui des historiens et des orateurs. Un grand respect semble s’être attaché à ces décisions que nous ne pouvons pas toutes contrôler aujourd’hui[14] ; celles de notre Académie n’ont pas toujours rencontré la même obéissance chez les contemporains, ni obtenu la même consécration dans le jugement de la postérité.


III.

On voit ce qu’était la science littéraire d’Alexandrie. Il est temps d’apprécier l’homme qui, dans ce monde élégant et érudit, se plaça au premier rang par le savoir et le bon goût.

Aristarque était né, dans l’île de Samothrace, d’un père qui portait le même nom que lui. Il vint sans doute assez jeune à Alexandrie, où il eut pour maître Aristophane de Byzance, savant bien oublié aujourd’hui, quoiqu’il soit le principal inventeur des signes que nous employons encore dans l’orthographe française, de nos accens. L’usage était alors que le grammairien conservateur des bibliothèques eût pour successeur le plus distingué d’entre ses auditeurs, ou au moins quelque élève de l’école alexandrine. C’est ainsi qu’à Zénodote avait succédé Callimaque, à Callimaque Eratosthène, puis Apollonius, à celui-ci Aristophane, dont l’héritage fut recueilli par notre Aristarque. De même aussi qu’Aristote avait élevé Alexandre, et Zénodote les fils du premier Ptolémée, Aristarque devint le précepteur du fils de Philométor. Jadis les Pharaons subissaient en quelque sorte une instruction toute sacerdotale, et entendaient chaque jour la leçon de morale contenue dans les livres sacrés[15]. Les Ptolémées, sans renier complètement les souvenirs de cette éducation officielle imposée aux Pharaons par le sacerdoce égyptien, voulurent, à ce qu’il semble, laisser sous la tutelle de l’esprit grec les jeunes princes de la maison royale. Ils ne pouvaient, sur ce point, mieux concilier les intérêts de leur politique avec le respect dû aux vieilles traditions, qu’en s’adressant à quelqu’un de ces graves érudits qui présidaient aux travaux du Musée et des bibliothèques. Cela n’a pas toujours assuré à l’Égypte des souverains bien dignes du trône ; mais il ne faut pas juger trop vite l’instituteur d’un roi par l’élève qu’il a formé. Pour réussir glorieusement dans cette tâche difficile, il ne suffit pas d’être Aristote, il faut rencontrer un Alexandre. Un prince d’ailleurs est bien rarement l’élève de son seul précepteur. Tout, autour de lui, concourt à le former, souvent à le corrompre. C’est du moins une dignité qui s’ajoute à la condition des savans que ce partage de la vie intime du palais. Le musicien Stratonicus parlait de son art devant un Ptolémée ; le roi crut pouvoir jeter son mot dans la discussion, il le fit impoliment : « Prince, lui dit alors Stratonicus, autre chose est un sceptre, autre chose une lyre » (mot à mot, un plectre, un archet ; il jouait sur l’assonnance des deux substantifs). C’est ainsi que Boileau osait soutenir contre toute la cour son droit de déclarer mauvais des vers que le roi trouvait bons[16]. On aime à rencontrer si loin de nous ces traits d’une familiarité qui honore également le prince et son favori. Combien est plus honorable encore la confiance des princes alexandrins envers le savant hôte du Musée qu’ils choisissaient pour maître de leurs enfans !

Malgré ses doubles fonctions de professeur et de bibliothécaire, Aristarque fut un philologue laborieux et fécond. Un témoignage porte à huit cents le nombre de ses livres, et ce nombre, si étrange qu’il paraisse, peut n’être pas exagéré ; c’est précisément celui des livres attribués à Callimaque ; c’est, avec moins de variété, la même abondance qui nous étonne dans ce que les anciens racontent d’auteurs plus originaux, d’Aristote par exemple, de Théophraste et de Chrysippe. Du reste, les livres alors n’étaient pas toujours ce que nous appellerions aujourd’hui un volume. Les subdivisions d’un grand ouvrage comptaient pour autant de livres. Parmi ceux d’Aristarque, on ne peut citer aujourd’hui, par leurs titres, que ses Réponses à Comanus, à Philetas, à Xénon, qui étaient sans doute des traités polémiques, et son commentaire sur l’Iliade et l’Odyssée. Il avait commenté aussi Hésiode, Archiloque, Pindare, Alcée, Anacréon, Aristophane le comique, Eschyle, Sophocle, Ion et Aratus, d’autres encore. Outre ces recueils, il avait sans doute écrit quelques traités de critique comparative, puisque Quintilien lui attribue surtout, ainsi qu’à son maître Aristophane, la composition de ces célèbres Canons où étaient rangés les poètes classiques de la Grèce. L’exposé des motifs qui précédait ces listes est un morceau à jamais regrettable pour les amateurs de curiosités littéraires. Eschyle, Sophocle et Euripide, jugés par un tel maître en présence de tous leurs chefs-d’œuvre ; Aristophane, rapproché de Ménandre et de Philémon ; Démosthène, d’Hypéride ; Homère, des faiseurs d’épopée qui, dès Pisistrate, renouvelaient par une étude savante quelques-unes des merveilles de l’antique inspiration ! Combien de telles pages nous auraient épargné aujourd’hui de conjectures et de discussions stériles ! Mais, quand on voyage à travers les ruines, il faut bien un peu s’endurcir le cœur. On passerait des journées entières à maudire les ravages du temps et de la barbarie.

Aristarque doit aussi avoir enseigné systématiquement la grammaire grecque, chose alors nouvelle. L’un de ses disciples, Denys le Thrace, est auteur du plus ancien manuel de grammaire grecque qui nous soit parvenu, où l’on trouve pour la première fois les parties du discours ramenées à huit. C’était, selon Quintilien, la doctrine adoptée par Aristarque : jusqu’à lui, on n’avait distingué que six parties du discours ; il en ajouta deux qui sont demeurées dans nos manuels, le participe et la préposition. Modeste découverte, sans doute, et dont le germe d’ailleurs se trouve déjà dans les profondes analyses d’Aristote, mais qui, à leur date, ont mérité d’avoir quelque éclat. On apprend aujourd’hui ces choses-là dans nos écoles primaires ; mais on ne les lisait alors nulle part. Ouvrez le Cratyle de Platon, et voyez où en était alors l’analyse raisonnée du langage. Platon ne distingue dans le discours que des noms et des verbes. Il a fallu deux siècles pour compléter cette nomenclature, qui n’a guère changé depuis l’école d’Aristarque, et qui règne aujourd’hui presque seule dans les grammaires de tous les idiomes européens. Sachons, en passant, rendre hommage à ces utiles inventions, pour qui la popularité n’a pas été la gloire, et qui, du nom de leurs véritables auteurs, ont passé, grace à leur utilité même, sous le nom de tout le monde.

Une tradition encore plus oubliée rattache au nom d’Aristarque une idée qui a pu être bien puissante pour l’avenir des lettres en Occident. Selon des auteurs du moyen-âge[17], ce fut lui qui donna au roi Ptolémée le conseil d’envoyer du papyrus à Rome, en d’autres termes d’autoriser l’exportation de cette précieuse denrée vers l’Italie, sans doute au préjudice de quelques autres nations de la Grèce, et particulièrement des rois de Pergame, qui organisaient alors leur belle bibliothèque. Selon les mêmes auteurs, Cratès de Mallos, chef des grammairiens de Pergame, aurait, à cette occasion, engagé ses maîtres à perfectionner, faute de papyrus, la fabrication du parchemin (charta pergamena), et deux savans nous apparaîtraient ainsi comme les promoteurs d’une concurrence commerciale qui devait tourner au profit de la civilisation, en multipliant dans le monde conquis par les Romains les matières les plus commodes et les plus durables que l’on ait connues pour la transmission de l’écriture jusqu’à la découverte du papier. Si tout cela n’est qu’une fable, avouons qu’il y a des fables qu’on aimerait croire sans discussion.

Il est certain que, sur un terrain plus scientifique, Cratès et Aristarque représentent l’opposition des écoles de Pergame et d’Alexandrie. Cratès n’était pas un rival indigne d’Aristarque. Il voulait que la critique fût la science de tout ce qui tient aux œuvres de l’esprit ; il réservait le nom de grammaire pour cette connaissance toute matérielle du langage qui s’attache aux mots et aux syllabes. Le grammairien, disait-il, c’est le manœuvre ; le critique, c’est l’architecte. Ce qui nous reste aujourd’hui de Cratès[18] ne répond pas à ces prétentions. Dans la grande controverse sur l’autorité de l’usage et de l’analogie, controverse qui dure encore parmi les grammairiens, il avait pris parti pour l’usage, avec le stoïcien Chrysippe, contre Aristarque, défenseur de l’analogie ; mais Varron lui reproche de n’avoir pas mieux compris la doctrine de Chrysippe que celle de son adversaire[19]. On aperçoit plus d’érudition que de bon goût et de bon sens dans les fragmens des autres ouvrages de Cratès et de son école, et on ne peut guère s’empêcher de sourire quand un interprète d’Homère met gravement en présence, au sujet d’une variante légère dans le texte de l’Iliade, les deux phalanges commandées par Cratès et Aristarque. C’étaient alors de graves intérêts dans les cours savantes où l’on chantait la chevelure de la reine Bérénice métamorphosée en astre, et où Lycophron devait sa fortune à son talent pour les anagrammes[20]. Croira-t-on même que les puérilités ingénieuses qui, en Grèce, défrayaient quelquefois les cercles et les écoles, faillirent gagner un instant la gravité romaine ? Cratès avait été envoyé par son maître en ambassade à Rome ; il s’y cassa la jambe, et profita du séjour forcé qu’il dut faire dans cette ville pour y donner quelques leçons, selon la mode des maîtres grecs de l’Orient. Il expliquait et corrigeait les ouvrages des grands poètes ; l’expérience réussit assez bien, et produisit même quelques imitateurs, aliis exemplo fuit ad imitandum, nous dit Suétone. Par malheur, le même historien ajoute que, six ans après, Rome expulsait brutalement les philosophes et les rhéteurs[21]. Il fallait du temps encore pour que ces rudes mœurs pussent livrer passage à la contagion d’une science élégante et raffinée. Un siècle plus tard, Varron résumait le premier, pour ses concitoyens, quelques controverses des écoles grecques, et commençait, à vrai dire, en Occident, la renommée des Cratès et des Aristarques.

C’est surtout comme interprète d’Homère qu’Aristarque l’emporte sur Cratès, et c’est surtout comme tel que nous voudrions aujourd’hui le connaître et l’apprécier. Dès la renaissance des lettres, on s’est beaucoup moqué, particulièrement en France, de l’érudition et de la manie des commentaires, et, depuis Érasme jusqu’à Voltaire, nous avons là-dessus de charmantes satires ; mais on s’est trop habitué à croire que ce pédantisme est précisément né, au XVIe siècle, d’une admiration naïve pour l’antiquité mal comprise. Lucien connaissait déjà de pédans admirateurs d’Homère et s’en moquait avec grace. Nous n’avons plus maintenant une idée de cette prodigieuse activité qui, pendant six siècles, entre la fondation d’Alexandrie et le triomphe du christianisme, inonda la Grèce d’éditions, de commentaires, de discussions savantes sur les bons comme sur les méchans écrivains, sur Homère avant tous les autres. C’est dans le gros volume de Villoison qu’il faut chercher les titres et les débris de tant de livres long-temps oubliés. En quatre cents ans, avec l’imprimerie, l’érudition moderne a été moins féconde.

Aussi, il faut le dire, jamais nom de poète n’a eu chez aucun peuple, en aucun pays, une autorité comparable à celle d’Homère chez les Grecs. L’Iliade et l’Odyssée étaient les livres saints de l’ancienne Grèce : elle y trouvait et la suprême beauté de son génie et la plus pure vérité de son histoire comme de sa théologie primitives. Long-temps ces poèmes furent chantés avec enthousiasme par des rapsodes, sorte de prêtres des muses qu’entourait un respect religieux. Puis, quand l’écriture se répandit, on les lut, on les apprit partout dans les écoles avec autant d’ardeur qu’on les avait jadis entendus de la bouche des rapsodes. Pisistrate avait doté Athènes du premier exemplaire complet de l’Iliade et de l’Odyssée. Chaque ville voulut avoir le sien, dont elle confia la préparation à quelque savant critique. Il y eut ainsi l’édition de Chio, celle d’Argos, celle de Sinope. Notre Marseille, aujourd’hui si oublieuse de la Grèce qui la civilisa aux temps les plus obscurs de la barbarie gauloise, Marseille ne se souvient guère qu’elle aussi alors donnait son nom à une édition d’Homère. A l’autre bout du monde, sous le règne de Domitien, le rhéteur Dion Chrysostôme retrouvait Homère honoré, chanté par des aveugles, au milieu des Scythes et des Sarmates, sur les bords du Borysthène. A Alexandrie, la ville des grammairiens et des critiques, les éditions abondèrent. Zénodote, Aristophane, avaient signé de leur nom des textes d’Homère corrigés par leurs soins. Aristarque, venu après tant de maîtres, instruit par leurs exemples et souvent par leurs erreurs, doué d’ailleurs d’un sens critique aussi juste que délicat, et muni d’une grande érudition, publia à son tour un Homère qui surpassa tous les autres, sans les faire complètement oublier, et mérita de parvenir jusqu’à nous, comme le dernier effort de la science et du goût dans une étude où, depuis Pisistrate, la Grèce avait déployé, avec amour, tant de savoir et de subtilité. Ce travail, Aristarque le revit plusieurs fois, car il est question, chez le commentateur de Venise, de la première et de la deuxième leçon d’Aristarque. Il le justifia dans des Mémoires, qui, comme son édition même, firent naître bien d’autres travaux. Ainsi Aristonicus avait écrit un livre pour expliquer et discuter les signes apposés par Aristarque aux vers homériques qui lui semblaient interpolés ou incorrects, ou notables à quelque autre titre. Ammonius et Didyme disputaient pour savoir s’il y avait eu, à proprement dire, deux éditions d’Aristarque. Ptolémée d’Ascalon examinait, dans un livre spécial, la recension aristarchéenne de l’Odyssée. Sur le sujet d’Homère comme sur tant d’autres, Cratès et les grammairiens de Pergame avaient pris parti contre l’école d’Aristarque. Engagée par les deux maîtres, la guerre se continua après leur mort, par leurs disciples, à coups de pamphlets et d’épigrammes. Athénée nous a conservé une de ces épigrammes, dont il serait impossible de faire passer en français la bile âcre et pédante[22]. Du milieu de cette bruyante mêlée, le nom d’Aristarque s’élève glorieusement avec le surnom d’Homérique. Rome surnommait l’Africain ou l’Asiatique ses généraux vainqueurs d’Annibal ou d’Antiochus. La Grèce, qui ne connut cet insolent usage qu’à l’époque où elle ne savait plus conquérir, trop heureuse si elle pouvait se défendre, l’a du moins consacré sur le champ de bataille de ses écoles par une innocente imitation.

Maintenant, si nous voulons venir aux faits et apprécier le chef-d’œuvre de la critique alexandrine, que trouvons-nous enfin dans les commentateurs et particulièrement dans ce fameux recueil que nous a rendu la bibliothèque de Venise ? Des centaines de minuties grammaticales sur le genre des adjectifs, sur l’augment syllabique, sur les mots composés, sur la déclinaison et la conjugaison, sur l’accent, l’orthographe et la quantité, sur le vrai sens de quelques mots obscurs, toutes choses bien précieuses pour un éditeur du texte homérique, mais peu saisissables pour ceux qui ne demandent à l’antiquité que l’esprit et comme le suc de ses meilleurs ouvrages. Aussi Wolf, qui avait embrassé avec tant de puissance le beau problème de l’épopée grecque, semble-t-il désespérer que le mérite d’Aristarque nous soit jamais bien connu hors du cercle étroit de la philologie grammaticale. Essayons cependant d’aller un peu plus loin qu’il n’osait faire, et de saisir à travers cette poussière d’érudition les traits principaux de la critique littéraire dont Aristarque a paru offrir le parfait modèle.

La doctrine d’Aristarque se rattache tout entière à un grand principe : il a compris qu’Homère représente seul tout un âge de la civilisation et de la langue grecque. On ne pouvait lire alors aucun poème authentique antérieur à Homère ou même contemporain d’Homère. Ce poète ne devait donc être expliqué que par lui-même, et il fallait se garder d’attribuer à ses héros des idées, des mœurs dont le témoignage ne fût expressément contenu dans ses poèmes. Une première conséquence de ce principe, c’est que tout devait être pris à la lettre dans les fables d’Homère. D’anciens philosophes, admirateurs sincères de cette poésie, mais tremblant pour la morale, si les dieux donnaient l’exemple de la violence et des vices, imaginaient d’expliquer les fables homériques par des allégories subtiles. Ainsi la grande bataille entre les dieux était ramenée à la lutte des élémens. Apollon combattant Neptune, c’était le feu partiel luttant contre l’humide tout entier ; Junon et Diane, c’étaient l’air et la lune ; Hermès et Latone, la raison et l’oubli ; Vulcain et le Xanthe, c’étaient le feu tout entier et l’humide partiel, etc. Quand Jupiter jette Vulcain du haut du ciel dans l’île de Lemnos, on trouvait le procédé un peu brutal pour un dieu à l’égard de son fils. Vulcain avait couru un grave danger. Il en fut quitte, il est vrai, pour rester boiteux ; mais ce petit mal était un échec inconvenant à la dignité divine. Voici comment les philosophes (et Cratès les suivait ici, comme en d’autres cas semblables) se tiraient d’embarras. Il y avait deux espèces de feux créés par Jupiter : un feu divin et incorruptible, le soleil, qui parcourait le monde de l’orient au couchant ; un feu plus corruptible et plus terrestre, qui animait la nature entre la terre et le ciel. L’un et l’autre mettaient le même temps à parcourir leur domaine respectif. Et voilà pourquoi Vulcain, jeté le matin du ciel, tomba dans l’île de Lemnos à l’heure où se couche le soleil. Cette île d’ailleurs était, dit-on, fort bien choisie par le poète, puisqu’elle offrait encore des traces de feu volcanique. D’autres interprètes, moins hardis, appliquaient aux fables d’Homère une méthode qui s’est résumée dans le système d’Evhémère, selon lequel les dieux auraient été primitivement des hommes divinisés plus tard et défigurés par la superstition. Ainsi le Polyphème de l’Odyssée était quelque personnage très savant : voilà pourquoi il avait un mil au milieu du front, tout près de la cervelle, qui est le siège de l’intelligence. Ulysse se montra plus fin encore que Polyphème ; ce qu’Homère avait exprimé par sa victoire sur le cyclope. Rien ne pouvait résister à de telles interprétations. Aristarque (et ceux qui eurent ce courage avec lui ne sont pas nombreux) déclarait l’allégorie contraire aux intentions du poète. Il admettait donc dans leur grossièreté souvent sublime ces fictions d’un autre âge ; il ne voulait pas qu’on en fit honneur à Homère, non plus qu’on lui en fît un crime. L’érudition a renouvelé chez nous tous les paradoxes de l’allégorie philosophique, Mme Dacier s’y complaît encore et y revient à chaque page de son commentaire sur Homère ; mais la raison y a toujours répondu par l’opinion d’Aristarque.

Si la critique n’a pas le droit de forcer le sens des fables d’Homère, elle peut du moins y chercher une sorte de convenance et d’unité poétique. Tout passage qui produirait aujourd’hui dans l’Iliade une contradiction sera donc par là même suspect d’interpolation. Le poète héroïque n’est pas tenu d’être un profond philosophe, mais il doit s’accorder avec lui-même. Ainsi le premier voyage de Pâris à Mycène n’est mentionné clairement que dans six vers du XXIVe chant de l’Iliade. Homère, qui avait eu déjà tant d’occasions d’en parler, n’en a pourtant rien dit ailleurs : Aristarque concluait à supprimer les six vers en question comme insérés par quelque poète plus récent. Au XIIIe chant de l’Iliade, on voit reparaître un guerrier paphlagonien, nommé Pyléménés, déjà tué au Ve par la main de Ménélas. Ou bien, disait Aristarque, le même nom désigne deux guerriers différens (ce qui est peu vraisemblable, quoique non sans exemple), ou les deux vers qui nous représentent Pyléménès suivant les funérailles de son fils sont une maladroite interpolation. Tant d’altérations de ce genre avaient pu trouver place entre Homère et les alexandrins ! Ne s’était-il pas même trouvé des sophistes assez effrontés pour insérer çà et là dans le texte du vieux poète des variantes, des vers ou des tirades, à l’effet d’embarrasser les Saumaises futurs, ou, comme on disait alors, pour créer des problèmes[23] ?

Zénodote et les autres devanciers d’Aristarque n’avaient pas eu la même sagesse que lui. Ils avaient souffert ou inventé plus d’une explication, plus d’une interpolation qui altérait la vérité des mœurs héroïques. Par exemple, suivant en cela quelques poètes plus récens, et entre autres les poètes tragiques peu sévères sur ces sortes de vraisemblance, ils admettaient, aux temps homériques, l’usage vulgaire de l’écriture. Aristarque n’eût pas osé peut-être affirmer le contraire. Du moins, d’après sa règle de n’interpréter le poète qu’à la lettre, il n’hésitait pas à dire que les mots graphin et semata ne désignent pas, dans les deux passages classiques où Homère les a employés, une véritable écriture alphabétique, mais seulement quelques signes élémentaires[24]. Si maintenant il prêtait à Homère, comme ont fait certains critiques modernes, l’intention subtile de ne point supposer chez ses héros l’usage d’un art que l’on pratiquait de son temps, et que lui-même pratiquait pour la rédaction de ses poèmes, je ne saurais le dire ; on voit du moins de quelle conséquence est sur de tels sujets cette décision discrète, mais ferme. Les deux passages en question sont encore aujourd’hui le texte principal des discussions relatives à l’emploi de l’écriture dans les temps héroïques. Toutefois, pour une difficulté sérieuse il y en avait dix où l’esprit chicaneur des grammairiens avait soulevé les plus puérils problèmes ; alors Aristarque renonçait franchement au débat. Antiphon, fils du roi Priam, a voulu frapper Ajax ; son javelot s’égarant est venu frapper Leucus, un compagnon d’Ulysse. Or, les soldats d’Ulysse, dans l’ordre de l’armée grecque, n’étaient pas auprès des guerriers de Salamine. De là, pour les oisifs du Musée, de graves discussions. Aristarque s’en débarrasse en deux mots : il veut qu’on pardonne à Homère une inadvertance poétique.

Pourquoi dans le fameux catalogue du second chant de l’Iliade le poète a-t-il commencé par les Béotiens ? Sans intention, répondait Aristarque à ces ergoteurs qui torturaient Homère et ne voulaient rien ignorer ; il ajoutait sensément : Si le poète avait commencé par un autre peuple, on demanderait encore pourquoi celui-là plutôt qu’un autre[25]. Lucien, dans un voyage imaginaire au séjour des bienheureux, y rencontrant Homère, lui demande pourquoi il s’est avisé d’ouvrir l’Iliade par la colère d’Achille (mot de mauvais augure), et le poète répond naïvement : Je n’y songeais pas[26]. Lucien a bien l’air ici d’aiguiser une épigramme déjà vieille d’Aristarque.

Après avoir cité cent exemples de diverse importance, où brillent la justesse et la sagacité de cet excellent esprit, son historien, M. Lehrs, s’écrie dans un élan d’admiration : « Tout cela est si beau, si conforme aux lois d’une science parfaite, que je m’arrête involontairement. Quoi ! ne trouverai-je pas chez cet homme quelques traces des imperfections de son art et de son époque ? Il y en a, Dieu merci ; autrement je craindrais d’avoir présenté de lui à nos lecteurs une fausse image. » Il y en a surtout dans les explications étymologiques. Mais l’étymologie est une science toute récente, elle n’a trouvé sa méthode que par l’étude comparée des langues. Les Grecs, qui ne connaissaient que leur propre langue, les Romains, qui ne comparaient guère au latin que le grec, et qui voulaient tout expliquer par ces deux idiomes, ne nous ont légué en fait d’étymologie que des matériaux informes et des hypothèses ridicules. Sur ce point pourtant, le bon esprit d’Aristarque paraît dans sa réserve. Il a rarement creusé des origines obscures, et semble ne recourir qu’en désespoir de cause au périlleux procédé de l’analyse étymologique. Ici encore, M. Lehrs avoue qu’il s’est donné de grandes peines pour trouver Aristarque en défaut : il n’a pu y réussir.

Cependant le grand critique était homme, et nous ne l’avons pas encore vu aux prises avec le plus délicat de ses devoirs. La mythologie et les usages des héros forment un ensemble, nous dirions presque un système, où l’interpolation se trahit par des disparates toujours saisissables à l’œil d’un lecteur attentif, et on peut trouver des règles assez précises pour décider sur des questions de ce genre entre le poète et le faussaire interpolateur. Certaines questions de goût et de convenances, on dirait aujourd’hui questions esthétiques, ne sauraient se résoudre avec la même précision. Jusqu’à quel point Homère pourra-t-il être verbeux et rude sans devenir indigne de lui-même ? Les Zénodote et les Zoïle en décidaient selon leur caprice, d’une façon souvent ridicule. Aristarque lui-même, en les corrigeant, ne nous satisfait pas toujours, et ses scrupules nous font quelquefois sourire. Ainsi, quand une même tirade se trouvait plusieurs fois répétée dans le récit épique, Zénodote s’en indignait et tâchait, par des suppressions, de remédier au mal. Au second chant de l’Iliade, Jupiter donne un ordre au dieu Sommeil, celui-ci le porte mot pour mot à Agamemnon, qui, à son tour, le reproduit dans les mêmes termes devant les Grecs assemblés. A la troisième fois, Zénodote avait perdu patience et proposé de réduire les dix vers en deux. Aristarque, avec grande raison, trouvait chez Homère la chose toute naturelle. Mille exemples pris au hasard dans les récits épiques des anciens peuple ou du moyen-âge confirment aujourd’hui cette décision. Mais voici quelques critiques où se trouve un sentiment moins juste de la vérité des vieux âges. Dans l’Odyssée, Nausicaa dit en abordant Ulysse : « Ah ! si un époux tel que toi pouvait être appelé ici, s’il pouvait lui plaire d’y rester et d’y faire son séjour. » Notre savant trouvait le vœu trop peu virginal, et supprimait les deux vers. Plus bas, le père de Nausicaa dit à Ulysse aussi naïvement que tout à l’heure la jeune fille : « Par Jupiter, Minerve et Apollon, si tel que je te vois, ô étranger, pensant sien comme je pense, tu pouvais avoir ma fille et t’appeler mon gendre, restant ici près de moi, je te donnerais volontiers, moi aussi, une maison, des richesses ; mais, si tu ne le veux pas, aucun Phéacien ne t’y contraindra ; le grand Jupiter en serait irrité. » Les affaires de mariage n’allaient pas si vite dans la bonne société d’Athènes et d’Alexandrie ; Aristarque avait noté ces six vers de son signe de doute, non sans regret, car il leur trouvait une couleur très homérique. C’était se montrer plus sévère que le moraliste Plutarque, et qu’un orateur chrétien, saint Basile, qui cite comme un modèle de pureté morale tout cet épisode d’Ulysse chez les Phéaciens. Le bon goût des modernes se trouve très heureux de pouvoir invoquer une telle autorité[27].

Au reste, le mal n’est pas de grave conséquence lorsque nos alexandrins condamnent des vers sans les supprimer : alors nous restons libres de les croire ou de suivre un meilleur avis ; mais il est plus d’une fois arrivé que le jugement d’Aristarque a fait disparaître des manuscrits les vers condamnés. Wolf en comptait ainsi plus de quarante absens pour cette cause dans le manuscrit de Venise, et Plutarque nous en a conservé quatre qui, sans lui, nous seraient inconnus. Il faut citer cet exemple d’un abus de pouvoir qui avait d’étranges conséquences. Dans un des plus magnifiques chants de l’Iliade, le vieux Phénix raconte son histoire à Achille ; il se dépeint frappé par l’imprécation d’un père… « Le roi des enfers et Proserpine, divinités terribles, exaucèrent ses vœux. Hélas ! je pensai l’immoler de mon fer aigu ; mais un dieu suspendit ma colère, offrant à mon esprit quelle serait ma renommée parmi le peuple, quel serait mon opprobre aux yeux de tous les hommes, si le seul de tous les Grecs j’étais appelé parricide. » Aristarque supprima ces vers par crainte, dit trop brièvement Plutarque, sans doute parce que cet emportement d’un fils qui va presque jusqu’au parricide lui semblait d’un exemple dangereux. Le moraliste est moins rigide ; il trouve dans cet exemple un avertissement utile contre les fatales conséquences de la colère. Est-ce donc comme précepteur d’un roi qu’Aristarque devance et dépasse la sévérité d’un philosophe et celle d’un saint ? Je comprends mieux les scrupules qui faisaient suspecter, dans le même ouvrage, le récit un peu leste des amours de Mars et de Vénus surpris par Vulcain. Encore est-il dangereux d’appliquer à des temps si éloignés de nous les convenances d’une société plus polie. La poésie des peuples primitifs se joue quelquefois de l’idée divine avec une liberté qui, grace aux éternelles contradictions de l’esprit humain, n’exclut ni la foi, ni le respect.

Aristarque tenait encore pour apocryphe, et cela sur des preuves dont le détail ne nous est pas parvenu, un chant et demi de l’Odyssée[28]. D’anciens critiques, parmi lesquels il faut sans doute le comprendre, considéraient le dixième chant de l’Iliade comme un petit poème à part inséré par Pisistrate dans le corps du poème. Dans le reste de l’Iliade, plusieurs centaines de vers étaient marqués de son obèle réprobateur. Cicéron ne plaisantait donc pas autant qu’on pourrait croire, quand il écrivait à un ami : Aristarchus Homeri versum negat, quem non probat. Heureusement les copistes n’ont pas toujours obéi à ces décisions ; nous aurions à regretter aujourd’hui une notable partie des poèmes homériques.

Un ancien auteur a dit : « Trois choses sont impossibles : arracher à Jupiter sa foudre, à Hercule sa massue, à Homère un seul vers. » Pour la dernière au moins, on voit que nos alexandrins avaient plus de confiance, et que leur audace a quelquefois réussi ; mais ces exclusions arbitraires ne sont pas le plus étrange procédé dont ils se permissent l’emploi. Aristarque s’avisa un jour d’enlever deux vers à l’Iliade, dans la description du bouclier d’Achille où ils figuraient très bien, pour les reporter avec trois autres, qu’il avait sans doute trouvés ailleurs, dans le quatrième chant de l’Odyssée, où ils figurent à contre-sens au milieu d’une description de la cour de Ménélas. Athénée a déjà relevé cette idée malheureuse et si contraire aux sages principes que s’était posés Aristarque[29] : c’est que les plus grands esprits n’échappent pas à l’inconséquence, et qu’il est plus facile de se donner des règles que de les bien appliquer en toute occasion. Voyez de quelle main Aristote a, dans sa Poétique, tracé la théorie de l’épopée, et comparez ensuite avec les traits hardis de cette ébauche philosophique les minuties que nous ont conservées sous le nom du même Aristote les commentateurs d’Homère. Que d’esprit dépensé en pure perte sur des problèmes ou puérils, ou imaginaires, pour décider par exemple comment Neptune a pu produire un fils aussi laid que le cyclope, ou comment la tête de Gorgone peut se trouver à la fois aux enfers et sur le bouclier d’un dieu[30] !

Le plus important problème de cette philologie homérique est malheureusement celui sur lequel nous possédons aujourd’hui le moins de renseignemens. Quelques grammairiens attribuaient l’Iliade et l’Odyssée à deux auteurs différens. Xénon est un des défenseurs de ce système, qu’attaquait sans doute Aristarque dans son livre Contre le paradoxe de Xénon ; mais ce qui reste de cette polémique se borne à un petit nombre de futilités. Le lecteur y trouverait aussi peu d’intérêt que de profit ; il souscrirait volontiers à certain jugement de Sénèque[31] sur cette discussion familière aux écoles grecques, et renouvelée de nos jours avec supériorité par Benjamin Constant. D’ailleurs, le seul fragment qui nous reste des objections d’Aristarque contre Xénon n’a pas même aujourd’hui un rapport direct et saisissable avec la question soulevée par ce grammairien et par Hellanicus.

Enfin on attribue[32] à l’école d’Aristarque la division de chacun des poèmes homériques en vingt-quatre chants, dont chacun est désigné par une des vingt-quatre lettres de l’alphabet, innovation peu coupable en elle-même assurément, mais qui pourtant a jeté quelque désordre dans l’économie de l’Iliade et de l’Odyssée. On sait qu’aux époques les plus anciennes les deux épopées d’Homère ne se chantaient que par épisodes détachés. Les premiers exemplaires qui en furent rédigés n’offraient sans doute pas d’autre division que celle de ces anciennes rapsodies. Platon et Aristote n’en connaissaient pas d’autres. Pour égaler à peu près entre eux ces vingt-quatre livres, les alexandrins ont été forcés de couper en deux ou de réunir, selon le cas, certains épisodes qui s’accommodaient mal à l’uniformité de la nouvelle division. Cela n’est pas sans quelque inconvénient pour la lecture, mais cela surtout a étrangement influé sur les théories des modernes concernant l’économie du poème épique. On s’est d’ordinaire autorisé de la division alexandrine comme d’un exemple donné par Homère lui-même ; c’est une tyrannie de plus qui a pesé sur l’épopée moderne. Comme tant de règles prétendues aristotéliques, la règle des douze ou des vingt-quatre chants doit son origine au caprice d’un grammairien qui voulut que l’œuvre d’Homère, dépôt sacré de toute science et de toute poésie, rappelât par ses divisions même l’alphabet de la langue immortelle[33].

En général, l’autorité des idées reçues, la puissance de la tradition, voilà ce qui ressort le plus clairement pour nous de cette étude sur les débats de la critique naissante. Une pensée domine tous les travaux des philosophes, des sophistes et des grammairiens sur Homère, c’est celle de la foi la plus paisible au personnage de ce poète. Pisistrate évidemment avait cru recueillir les vers d’un seul auteur, Xénophane et Platon croyaient s’attaquer à quelque grand inventeur de fables dangereuses quand ils déclamaient contre la morale de l’Iliade. Isomère était pour Aristote, pour Chrysippe et ses stoïciens, pour toute l’école d’Alexandrie, le type idéal de l’imagination et de la raison poétique. C’est Homère, ainsi conçu, qui semble présider à toutes les discussions du Musée, en dicter toutes les décisions. Homère n’a pu écrire ce mot ou ce vers, insérer cet épisode dans son poème ; l’allégorie est une heureuse invention d’Homère, un art profond d’enseigner la morale sous des formes attrayantes ; ou bien la sagesse d’Homère est plus simple, elle consiste à sentir, à reproduire vivement, les grandes passions, les grandes scènes de la nature. En un mot, Homère a tort ou a raison, il est ridicule[34] ou sublime ; mais pour Zoïle, qui le déchire, comme pour Aristarque, qui l’admire, Homère est un personnage réel, historique. Nous savons à quelle date Aristarque, Cratès, d’autres encore, plaçaient sa naissance : c’était pour tous un fait démontré que les deux épopées homériques étaient sorties du cerveau d’un même poète, que seulement elles s’étaient altérées çà et là sous la main des arrangeurs et des copistes. Tout au plus, avec la secte de Xénon, eût-il fallu reconnaître deux Homères, égaux d’ailleurs dans la diversité de leurs génies ; mais on n’apercevait ni dans l’Iliade, ni dans l’Odyssée, ni dans l’histoire de leur transmission, aucune raison de croire que ces deux chefs-d’œuvre pussent être attribués au travail successif d’une école de poètes inspirés. Aujourd’hui la critique a renversé les conditions du problème. Elle ne va plus de l’auteur à l’œuvre, mais de l’œuvre à l’auteur. Comment s’est produit ce changement ? Ce serait l’objet d’une autre étude. Aristarque avait, sur toutes ces questions, dit le dernier mot de la critique ancienne. En lui se personnifie au plus haut degré ce bon goût, cette poétique d’application, sans ambitieuse théorie, qui est peut-être la vraie critique, la plus utile aux poètes du moins. On apprend plus de chose sur l’esprit et l’économie du poème épique dans les débris du commentaire d’Aristarque que dans les traités d’Aristote et du père Le Bossu. On ne voit d’ailleurs, par aucun témoignage, qu’Aristarque ait jamais songé à réunir en un corps de doctrines les principes que nous avons déduits de ses jugemens épars chez les interprètes d’Homère, et j’aime à prendre cette vraisemblance pour une vérité. Un esprit sincère et juste, qui a beaucoup relevé les défauts d’autrui, doit se soucier peu d’écrire. A critiquer on apprend à redouter la critique. Nous avons là-dessus un précieux aveu d’Aristarque : ne pouvant pas écrire comme il voulait, il ne voulait pas écrire comme il pouvait[35]. Bayle a rapproché de ce mot une réponse toute semblable de Théocrite, et une autre fort analogue d’Isocrate ; mais cette modestie ne convient à personne mieux qu’au critique éminent qui, après avoir passé sa vie dans l’étude des plus parfaits auteurs de la littérature grecque, devait sentir combien il était difficile de se faire lire après eux.

On sait bien peu de chose des dernières années d’Aristarque, et personne jusqu’ici n’a pris soin de réunir et d’accorder les rares documens qui nous sont parvenus sur ce sujet. Retiré, dit Suidas, dans l’île de Cypre, étant devenu hydropique, il se laissa mourir de faim à l’âge de soixante-douze ans. Ses deux fils, qui lui survécurent, étaient fort pauvres d’esprit. L’un d’eux même fut vendu comme esclave ; mais, ayant par bonheur été amené à Athènes, les Athéniens payèrent à son maître le prix de sa liberté. Cette retraite[36], ce suicide, cette étrange destinée des fils d’un père illustre, tout cela fait naître bien des réflexions. Aristarque mourut-il donc dans la disgrace, et comment l’eût-il encourue ? La mort volontaire pour échapper aux douleurs ou à l’ennui d’une maladie incurable était facilement excusée aux yeux des moralistes païens : on en connaît beaucoup d’exemples dans l’antiquité ; mais comment excuser l’étrange insouciance qui livre à la misère, à l’esclavage même, les fils du précepteur d’un roi, du chef d’une grande école ? Il y a là quelque mystère, quelque erreur peut-être du biographe anonyme auquel nous devons ces détails. Ne s’est-il pas trouvé un auteur assez ignorant pour placer Zénodote et Aristarque dans une pléiade de soixante-douze grammairiens chargés par Pisistrate de recueillir et de coordonner les poésies d’Homère, véritable commencement d’une légende qui ne s’est pas développée, contrefaçon païenne de la tradition relative aux soixante-douze interprètes des livres saints ? Voici du moins ce que l’on peut conjecturer sur la disgrace du critique d’Alexandrie.

Ptolémée-Philométor était arrivé au trône, à l’âge de cinq ans, en 181 avant Jésus-Christ. Il ne put guère avoir que quinze ou vingt ans plus tard le fils qui fut, dit-on, élevé par Aristarque, et qui, après la mort de son père, fut, tout jeune encore, assassiné dans les bras de sa mère Cléopâtre par un oncle usurpateur. Le jeune Ptolémée-Eupator (c’est le nom que donne à ce prince un document découvert il y a seulement quelques années) reçut probablement, vers l’an 150 avant Jésus-Christ, les premières leçons de son illustre maître, et, comme on voit, il n’eut guère le temps d’en profiter ; mais Aristarque avait depuis long-temps un autre élève à la cour d’Égypte. C’est ce frère puîné de Philométor[37], véritable monstre de luxure et de cruauté, long-temps rival turbulent de Philométor, puis son successeur par le double crime d’un assassinat et d’un mariage incestueux. Il osait se décerner le titre de Bienfaiteur (Evergète II), que la haine des Alexandrins changea en celui de Malfaiteur (Kakergète). On le nomma aussi Physcon (ventru) à cause d’une infirmité qui complétait la laideur de sa personne. A tous ces titres il joignit celui de Philologue, qu’il mérita peut-être par son zèle pour les curiosités de la science, car lui aussi, comme son maître Aristarque, il avait discuté des variantes du texte d’Homère[38], mais qu’il démentit bien cruellement par sa conduite envers les savans. C’est lui en effet qui, après avoir inondé de meurtres Alexandrie tout entière, chassa par centaines en exil les grammairiens, les philosophes, les géomètres, les musiciens, les peintres, les médecins, les professeurs, et peupla ainsi la Grèce de savans et d’artistes, réduits par la misère à vendre leurs leçons au plus vil prix : nouveau moyen de répandre les bienfaits de l’art et d la science dans les écoles ruinées par les longues guerres dont ce siècle est rempli[39].

Ou il y a des vraisemblances bien trompeuses, ou nous avons, dans cette sanglante et brutale persécution, le secret de l’exil d’Aristarque. Ptolémée-Physcon avait écrit des mémoires historiques fort détaillés, à ce qu’on en voit dans les citations d’un ancien compilateur, puisqu’il y parlait de ses voyages à Assos, à Corinthe, des princes ses contemporains, tels qu’Antiochus Épiphane et Massinissa, et aussi de sujets moins graves, comme des faisans nourris à grands frais dans les volières royales à Alexandrie. Un tel prince avait assez d’audace pour rendre compte à la postérité des motifs ou des prétextes dont il appuya l’expulsion de son ancien maître, et le triste abandon où il le laissa mourir.

Quoi qu’il en soit, comme toutes les réactions violentes, celle de Ptolémée-Physcon n’eut pas d’effets durables. Alexandrie se repeupla bientôt de philologues, de géomètres, de médecins et de philosophes. A défaut d’une postérité digne de lui, Aristarque laissait de nombreux élèves qui perpétuèrent sa gloire en continuant la tradition de ses doctrines. Les anciens en ont compté jusqu’à quarante : on en peut citer aujourd’hui encore une dizaine, parmi lesquels se placent, au premier rang, Ammonius, qui lui succéda dans la direction de son école ; Apollodore, dont il nous est parvenu un bon abrégé de mythologie et des fragmens dignes d’intérêt ; Moschus de Syracuse, poète élégant, qui forme avec Théocrite et Bion la pléiade des écrivains bucoliques avant Virgile.


L’histoire de la critique est encore à faire ; il y aurait plus d’un grave enseignement à en tirer ; nous n’en voulons pour preuve qu’une des pages les moins connues de cette histoire, celle que nous avons essayé de restituer. Lorsque l’auteur du Traité sur le sublime écrivait : La critique littéraire est le dernier produit d’une longue expérience, il semblait dire, pensant à Aristarque, qu’un moment vient dans les littératures où la raison et le goût jugent en dernier ressort les œuvres de l’esprit, et leur assignent un rang invariable dans l’estime de la postérité. Ce travail n’est pas aussi simple, et ces jugemens sont moins définitifs que les anciens n’aimaient à le croire. Bien des essais avaient préparé l’œuvre d’Aristarque, et celle-ci à son tour a provoqué des contradictions. Le temps a fait naître pour la critique des problèmes nouveaux. L’éloquence, la poésie, ont trouvé d’autres lois, subi d’autres conditions à travers les vicissitudes de la société grecque. Les horizons du goût se sont tour à tour élargis ou resserrés selon les passions littéraires de chaque jour. Les lettres grecques, puis les lettres latines, ont eu leurs périodes alternatives de fécondité et de lassitude, d’inspiration et de stérile patience, de naturel et de recherche. La querelle, maintenant assoupie, chez nous, des romantiques et des classiques, est plus vieille qu’Aristarque, et s’est plus d’une fois réveillée après lui : ce serait, dans l’antiquité seulement, l’objet d’une étude curieuse, qui remettrait en présence, non plus les droits d’Homère ou de Sophocle jugés plusieurs siècles après leur mort, mais les prétentions d’écoles contemporaines et rivales se disputant l’honneur des bonnes théories et des saines pratiques. Du milieu de ces débats, une vérité ressortirait avec évidence, c’est que tôt ou tard, moins par le génie des hommes que par le travail des siècles, le bon goût triomphe dans les jugemens du public. On raconte que certain poète épique d’Alexandrie faillit être classé, dans le Canon, auprès d’Homère. Aristophane et Aristarque s’abstinrent toutefois, parce que ce poète était vivant ; il avait des amis sans doute, et de nombreux prôneurs. La postérité l’a laissé sous le vestibule du temple où brille la statue d’Homère : il se nomme Apollonius de Rhodes.


E. EGGER.

  1. Le manuscrit unique, d’où ont découlé tous les autres manuscrits connus de cet ouvrage, porte en titre : de Denys ou de Longin. L’omission de la particule a long-temps fait admettre un nom, Denys Longin, qui n’est cité nulle part ailleurs. Le vrai nom du critique était Cassius-Longin.
  2. ) Athénée, XIV, p. 634.
  3. Scholies de Venise sur l’Iliade, IV, 235. Comparez II, 316 et passim.
  4. L’article Aristarque, dans l’Encyclopédie allemande d’Ersch et Gruber, écrit par un bien savant et bien ingénieux philologue, ne nous a pas semblé digne du sujet. L’auteur n’a pas voulu donner autre chose qu’une courte biographie.
  5. Venise, 1788, in-folio, avec de savane prolégomènes. Une nouvelle édition du commentaire, avec des tables alphabétiques fort utiles, a été publiée à Berlin, en 1825, par Imm. Bekker ; 1 vol. in-4o.
  6. Voir C.-F. Wegener, De Aula Attalica literarum artiumque fautrice, libri sex. Copenhague, 1836, in-8o. Il n’a paru encore que la première partie de cette monographie intéressante.
  7. On reconnaîtra ici le résultat des curieuses recherches de M. Letronne : Inscriptions de l’Égypte, t. I, 1844, in-4o. Il faut lire aussi sur cette époque une esquisse ingénieuse et savante de Heyne, Opuscula academica, t. I, p. 76 : De Genio soeculi Ptolemœorum.
  8. Voyez, dans la livraison du 1er septembre 1845, l’article de M. Sainte-Beuve par la Médée d’Apollonius.
  9. Voir L. Lerseh, Philosophie des Langues chez les anciens (en allemand) ; Bonn, 1838-1841, in-8o, et Graefenhan, Histoire de la Philologie classique (en allemand) ; 1844-1845, in-8o, ouvrage dont les deux premiers volumes ont seuls paru.
  10. Plutarque, Vie de l’orateur Lycurgue ; Quintilien, x, 1, § 66 ; Nissen, De Lycurgi oratoris vita et rebus gestis (Kiel, 1833, in-8o), p. 86.
  11. Fabricius, Bibl. Groeca, t. II, p. 131.
  12. Scholies sur le chant XII, vers 62.
  13. Voir Dugas-Montbel, Histoire des poésies homériques, p. 115.
  14. Les principaux témoignages sur ce sujet sont réunis par Ruhnkenius à la fin de son Histoire critique des orateurs grecs, plusieurs fois réimprimée.
  15. Diodore de Sicile, I, 70 ; Clément d’Alexandrie, Stromates, VI, 4.
  16. Athénée, VIII, p. 350 (d’après l’historien Capiton d’Alexandrie). Comparez, dans le Bolœana, § IX, l’anecdote qu’on a quelquefois défigurée en l’abrégeant.
  17. Voir Boissonade, Anecdota Groeca, I, p. 420 ; Tzetzès, Chiliades, XII, 347, 348.
  18. Voir les prolégomènes de Villoison sur l’Iliade, le livre de Thiersch sur l’âge et la patrie d’Homère, où il défend l’opinion de Cratès sur ce sujet ; enfin un recueil des fragmens de Cratès dans Wegener, livre cité, p. 132 et suivantes.
  19. De Lingua latina, IX, 1, édit. Müller. Comparez le livre de Lersch, cité plus haut, première partie.
  20. Biographie anonyme de Lycophron. Dans le nom Ptolemaios il avait trouvé apo melitos (du miel ou de miel) ; dans celui d'Arsinoe, ion eras (violette de Junon). C’est à croire qu’il y avait dans quelque faubourg d’Alexandrie un hôtel de Rambouillet.
  21. Suétone, Dr Illustribus Grammaticis, c. I ; De Claris Rhetoribus, c. I.
  22. Athénée, liv. v, p. 222 ; Anthologie, Appendix, n° 35.
  23. Scholies de Venise sur l’Iliade, XX, 269.
  24. Ibid., Iliade, VI, 165 ; VII, 175. Aristarque n’est pas nommé dans ces deux scholies, mais il est évident que c’est son opinion qui nous est transmise par Aristonicus.
  25. Scholies de Venise sur l’Iliade, II, 494 ; IV, M. Lehrs, p. 212.
  26. Histoire véritable, liv. II, c. 20.
  27. Plutarque, De la manière de lire les poètes. Saint Basile, Conseils à des jeunes gens sur la manière de lire avec fruit les livres païens.
  28. Ces argumens, dont Il reste quelques traces dans des scholies aujourd’hui anonymes, ont été reproduits et développés avec beaucoup de force par A. Spohn, dans son livre De extrema parte Odysseœ ; Leipsig, 1816, in-8o.
  29. Athénée, liv. V, p. 181.
  30. Scholies de l’Odyssée, IX, 106 ; XI, 633. Voyez encore, sur l’Iliade, III, 411, et VII, 93.
  31. De Brevitate vitoe, c. XIII : « Graecorum ille morbus fuit quaerere quem numerum remigum Ulysses habuisset : prior scripta esset Ilias an Odyssea, praeterea an ejusdem esset auctoris. »
  32. Pseudo-Plutarque, De la Poésie d’Homère, c. II.
  33. Par une subtilité plus puérile encore, on avait remarqué que les deux premières lettres du premier mot de l’Iliade (m-e), prises numériquement, formaient le chiffre 48, nombre total des chants de l’Iliade et de l’Odyssée,
  34. Nous n’exagérons pas ; c’est une des épithètes que se permettent souvent les grammairiens ennemis d’Homère dans les scholies de Venise.
  35. Porphyr. ad Horatii Epist., II, I, vers 257 : « Hoc vetus esse dictum Aristarchi ferunt, qui, cùm multa reprehenderet in Homero, aiebat : « Neque se posse scribere quemadmodum vellet, neque velle quemadmodum posset. »
  36. Suidas semble aussi indiquer un voyage d’Aristarque à Pergame, où auraient eu lieu ses débats avec Cratès ; mais nous croyons voir là quelque confusion ou quelque erreur du copiste.
  37. Athénée, II, p. 71.
  38. Athénée, II, p. 61.
  39. Ménéclès et Andron, historiens cités par Athénée, V, p. 184.