Études sur l’antiquité
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ÉTUDES


SUR L’ANTIQUITÉ.




LES SATIRES DE LUCILE.




I. Specimen quoestionum Lucilianarum, von Varges (Rheinisches Museum), Bonn, 1835.

II. Cours sur Lucile, professé à la Sorbonne par M. Patin, 1836.
III. Lucilii quæ ex l. III supersunt, ed. Varges ; Stettin, 1836.
IV. Lucilii quoe ex l. IX. sup., ed. Schmidt ; Berlin, 1840.
V. Schoenbeck. — Quæstionum Lucilianarum particula ; Halle, 1841.
VI. Van Heusde. — Studia critica in Lucilium ; Utrecht, 1842.
VII. De Lucilii vita, ed. Petermann ; Breslau, 1842.
VIII. Lucilius und die romische Satura, von Gerlach ; Bâle, 1844.

IX. Satires de Lucilius, publiées par M. Corpet ; Paris, 1845.




L’ami bien cher, le collaborateur à jamais regrettable qui vient de nous être enlevé par un coup si soudain à la fleur de l’âge et dans l’ardeur des études, M. Charles Labitte, avait terminé l’article qu’on va lire, peu de jours avant sa mort. Une quinzaine de retard a suffi pour en faire une œuvre posthume. Et ce ne sera pas son dernier legs, son dernier mot à ce public qui le suivait avec un intérêt affectueux. M. Labitte, dans l’activité et la variété de ses projets, avait préparé plusieurs autres articles dont nous espérons que l’examen de ses papiers permettra de faire profiter à quelque degré nos lecteurs. Ce qui distinguait ce jeune et docte esprit, c’était la facilité et la fertilité du travail, l’expansion en bien des sens, et cette souplesse heureuse d’application qui est un don du critique. Lorsqu’il y a dix années environ, c’est-à-dire âgé de vingt ans au plus, il entra dans la rédaction de cette Revue, il y arrivait tout rempli de saines et solides lectures ; ce qu’il avait lu, à cet âge, de vieux livres, de ces antiques auteurs qui semblent si peu flatteurs pour la jeunesse était prodigieux. Son premier article, sur Gabriel Naudé (du 15 août 1836), peut donner idée de cette surabondance de nourriture gauloise excellente. M. Charles Labitte était né avec une vocation marquée pour la critique et pour l’histoire littéraire ; on aurait, dit qu’il avait appris à épeler dans Niceron, et qu’il avait lu couramment, pour la première fois, dans Bayle. Jeune homme, ou plutôt encore adolescent, ses idées se tournèrent aussitôt vers des portions mal connues du vaste champ du moyen-âge ; avant de quitter Abbeville, son pays d’enfance, il avait entrepris, avec un de ses amis, d’écrire l’histoire des Sermonaires de ces vieux siècles : son premier rêve, on le voit, avait été celui d’un jeune bénédictin. Mais ce n’est pas en ce moment que nous pouvons suivre toutes ces traces de sa pensée et en relever les divers essors ; nous lui paierons prochainement en détail un particulier hommage, et nous le mettrons à son rang, trop tôt conquis, dans cette série des Critiques et Historiens littéraires qu’il semblait destiné à enrichir longtemps. Ses intéressans, ses riches et copieux articles sur Lemercier, sur Raynouard, sur Michaud, sur Marie-Joseph Chénier, dans lesquels se remarque une continuité sensible de progrès, ont laissé souvenir et profit chez tous ceux qui les ont lus. La biographie littéraire a fait bien des progrès de nos jours en France, et le genre s’est de toutes parts agrandi : nous pouvons dire sans exagération que M. Charles Labitte lui a fait faire un pas de plus. Par l’extrême richesse de détails et par la curieuse profusion de documens qu’il y versait, il a obligé ceux de ses collaborateurs et amis, qui étaient à quelques égards ses devanciers, à devenir plus curieux et plus complets à leur tour. Nous redirons tout cela un autre jour avec développement ; on le verra aussi, dans sa vivacité aimable, se multiplier souvent, et porter de l’un à l’autre un liant et un stimulant qui sont le charme et la vie des lettres. Dans ces dernières années, appelé par M. Tissot à le suppléer au Collège de France, ses études, sans devenir jamais exclusives, avaient dû se diriger plus habituellement vers l’antiquité latine, et déjà nos lecteurs en avaient goûté les fruits. Ce bel et sévère article sur Varron, inséré il y a un mois, n’était qu’un prélude, une grave ouverture qui promettait une série de travaux analogues. Lucile succède aujourd’hui, et par la nature du sujet, par la gaieté de la plume qui s’y joue, ce morceau contraste en plus d’un endroit avec les idées funèbres qu’il réveille. Pourtant, en avançant, la pensée s’y fait sérieuse, et, quand le critique a rencontré le fragment sur la vertu, qu’il qualifie d’admirable, il s’arrête et il aime à clore par ce haut enseignement. La dernière page aussi, sur cette vieille gloire latine, dès long-temps éclipsée, respire une véritable mélancolie qui se redouble dans la pensée de cette jeunesse d’hier déjà moissonnée. L’antique satirique, latin et le jeune critique qui l’aurait voulu faire revivre sont à jamais réunis…

Quo pius AEneas, quo Tullus dives et Ancus !




Entre tous les poètes anciens dont les œuvres ont disparu au milieu de la barbarie du moyen-âge, les plus dignes de regret sont peut-être Ménandre et Lucile, la comédie attique dans la fleur de son urbanité et de son enchanteresse perfection, la satire latine dans toute la vigueur de son originalité native. L’époque où parut Lucile est assurément l’une des plus solennelles, l’une des plus curieuses de la vie romaine ; deux élémens sont en présence : l’austérité antique et l’infamie des mœurs nouvelles. Telle est la lutte que le poète avait décrite avec toute la vivacité de ses pinceaux : une société corrompue qui retenait pourtant quelque chose de l’ancienne grandeur, les gloires de la république à leur premier déclin, ce sourd travail enfin de dissolution morale qui semblait, en le nécessitant, annoncer la venue prochaine du christianisme, tout cela se retrouvait dans ses vers. On voit l’étendue de la perte qu’a faite ici la littérature.

Juvénal a dit : « Lorsque l’ardent Lucile, frémit et s’arme d’un glaive étincelant (ense velut stricto), le criminel, en proie à des frissons internes, rougit, et la sueur des remords dégoutte de son cœur. » Vous reconnaissez ce libre railleur qui, au rapport d’Horace, avait jeté le sel à plein main, ce censeur impitoyable qui, selon Perse, déchirait toute la ville. Sans doute, à travers les variations du goût, avec les progrès de la langue, on put trouver que le style du poète devenait suranné ; sa plaisanterie même, qui enchantait encore Cicéron (summa urbanitas, dit l’auteur des Tusculanes), blessait plus tard la délicatesse d’Horace, lequel ne pardonnait pas à Luile les admirateurs qu’il gardait Lucile cependant continua d’être beaucoup lu : « La satire, écrit Quintilien dont l’important témoignage veut être noté, est tout-à-fait nôtre, et Lucile, qui le premier s’y est fait un grand nom, a encore aujourd’hui des partisans si passionnés, qu’ils ne font pas difficulté de le préférer non-seulement à tous les satiriques, mais même à tous les poètes. » Voilà d’imposans témoignages.

Tout d’ailleurs nous atteste la faveur et le succès qui demeurèrent à ces satires à travers les âges divers de la littérature latine : comme tous ceux à qui la gloire sourit, Lucile eut tour à tour ses rapsodes, ses éditeurs, ses commentateurs, des professeurs qui l’expliquaient, des critiques qui faisaient des théories sur ses vers. On l’imitait, on le publiait ; on faisait de lui des extraits : l’admiration publique demeura infatigable. Ainsi, l’un des plus célèbres successeurs de Lucile dans la satire, Valérius Caton, donnait des œuvres du poète une édition retouchée et rajeunie[1], comme Marot fit chez nous pour le Roman de la Rose. Julius Florus mettait au jour un choix populaire des Satires[2]. Nicias, l’ami de Cicéron, écrivait un traité qu’on goûta fort sur les ouvrages de Lucile,[3] ; Perse, au sortir des classes, devenait poète en lisant une de ces satires ; Horace, tout en égratignant son précurseur, lui empruntait des cadres, des traits, des tours, des vers tout entiers ; Fronton, dans sa correspondance, ne cessait de le vanter à son élève Marc-Aurèle. On donnait sur lui des cours publics, les orateurs le citaient sans cesse au barreau, on en faisait des lectures dans les salons de Rome, et, au temps d’Aulu-Gelle, certains rhéteurs se contentaient de réciter ses écrits devant la foule. En un mot, durant toute l’antiquité, Lucile est traité comme un classique, et, quand la décadence arrive, cette gloire ne s’arrête même pas : au IVe siècle Ausone s’occupe encore de ces âpres poésies de Lucile, rudes camoenoe, qu’il affecte d’imiter, tandis que le chrétien Lactance cite Lucile, le réfute et le traite comme l’un des principaux représentans de la sagesse païenne.

Voilà après quel éclat de réputation, voilà dans quelles conditions de gloire persistante les ouvrages de Lucile se sont tout à coup perdus au milieu des ténèbres qui survinrent. Quand arriva la renaissance, quand l’humanité, rendue à elle-même, s’enquit avec curiosité, avec passion, des grands artistes qui l’avaient charmée autrefois, des hommes illustres à qui l’antique civilisation du passé devait sa grandeur, on regretta particulièrement[4] les œuvres de celui que Juvénal avait appelé le nourrisson fameux du pays des Auronces, Auruncoe magnus alumnus ; mais les manuscrits des Satires avaient tous disparu, et il fallut aller demander les rares débris du poète, courts lambeaux, vers incomplets, pensées inachevées, phrases interrompues, ou même mots isolés, aux grammairiens et aux scoliastes qui, par hasard, avaient cité de lui quelque chose c’est ce que firent les Estienne au XVIe siècle, dans leur recueil des Fragmens des vieux poètes latins, d’où le plus jeune érudit d’une famille très érudite, le Hollandais François Dousa, tira, en 1597, une édition particulière et fort augmentée des Satires de Lucile. Cent ans plus tard, Bayle, qui mettait la main sur toutes les curiosités, disait dans un piquant article de son Dictionnaire : « Ces fragmens auraient besoin d’être encore mieux éclaircis par quelque savant homme. » Près d’un siècle et demi s’est écoulé depuis, sans que personne s’avisât de répondre au vœu de Bayle. Cette tâche difficile vient enfin d’être abordée et remplie par un habile latiniste, M. Corpet[5], à qui l’on devait déjà une bonne version d’Ausone : cette recension intelligente de Lucile classe M. Corpet au premier rang de nos érudits. Le nouveau critique est de l’école française ; sa critique est claire, prudente ; elle ne se perd pas dans les hypothèses et se borne aux restitutions nécessaires. Sans doute, le texte établi par M. Corpet pourra, comme il arrive toujours dans ces sortes d’entreprise, être contesté dans certains détails ; mais l’ensemble est assez satisfaisant pour qu’on puisse affirmer sans hésitation que Lucile a définitivement rencontré son éditeur. Au milieu des fatras plus ou moins érudits qui inondent l’Europe dans ce siècle de critique et d’analyse, j’ai rencontré peu d’ouvrages aussi réellement utiles et aussi intéressans que celui-là.

Il est juste de dire que M. Corpet a été aidé par certains travaux particuliers, par diverses monographies publiées depuis quelques années. Après deux siècles et plus du silence le plus injuste, la faveur en effet semble être tout à coup revenue au satirique de la vieille Rome ; maintenant c’est presque un thème à la mode. M. Varges, le premier en date, venait à peine, en 1835, d’insérer dans le Rheinisches Museum, qui se publie à Bonn, une dissertation de quelques pages sur certains points, surtout chronologiques et géographiques, de la biographie du poète, que M Patin, dans les premiers mois de 1836, donnait à la Sorbonne une série de leçons sur Lucile aussi délicates que piquantes. L’histoire de la poésie latine devra beaucoup au cours à la fois savant et attique que professe depuis tant d’années M. Patin ; mais il serait bien désirable que le souvenir en fût fixé autrement que par le profit qu’en peuvent tirer, comme nous l’allons faire aujourd’hui, certains auditeurs d’autrefois. Puis vinrent divers autres essais spéciaux : une restitution par le même M. Varges du voyage au promontoire de Scylla que Lucile avait mis en vers ; un travail analogue sur la satire de l’orthographe tentée, en 1840, par un savant de Berlin, M. Schmidt ; une courte biographie donnée l’année d’après à Breslau par M. Petermann, une thèse ingénieuse soutenue à Halle par M. Schœnbeck, et enfin des études antiques fort étendues publiées en Hollande par un spirituel et très paradoxal érudit, M. Charles Van Heusde[6], livre qui a suscité en Allemagne une vive polémique[7]. On le voit, nous tournons presque au catalogue, et notez pourtant que j’oubliais encore certaine brochure suisse passablement lourde que vient de lancer l’auteur d’une fort médiocre édition de Nonius, M. Gerlach[8]. Il s’agit de montrer qu’Ennius n’a été pour rien dans l’invention de la satire, et que tout l’honneur de la chose revient précisément à son successeur Lucile ; ce qui, au fond, est un paradoxe assez puéril et ne repose que sur des querelles de mots. Qu’importe ces minuties de scoliaste ? Un malin poète du XVIe siècle nommait cela des tempêtes dans un verre d’eau. A vrai dire, les lettres proprement dites ne sont guère intéressées dans ces guerres pédantes. Essayons en vue des lettres, au contraire, de mettre rapidement à profit ces travaux divers, et de tirer des fragmens oubliés de Lucile ce qu’ils peuvent nous révéler sur le talent du poète comme sur les mystères de la vie romaine.

On sait peu de chose de la vie de Caïus Lucilius. Comme tous les poètes illustres qui l’avaient précédé[9], il naquit hors de Rome, en un petit municipe qui devint depuis colonie romaine, Suessa Aurunca, dans le nouveau Latium. Par une coïncidence qu’on a ingénieusement remarquée[10], cette petite ville a donné le jour à plusieurs poètes satiriques éminens, entre autres à Turnus, que l’antiquité mettait près de Juvénal. La famille de Lucile était noble et riche ; le grand Pompée fut son petit-neveu. Les lettres romaines comme l’a dit spirituellement M. Patin, recevaient là leurs lettres de noblesse ; car jusque-là il n’y avait guère eu, parmi les écrivains, que des étrangers, des affranchis, de simples colons, en un mot des plébéiens et des prolétaires. Les auteurs désormais n’allaient plus être de simples scribœ ; on ne donnerait plus à leurs vers le nom dédaigneux de scriptura. Mais, comme il arrivait dans la vie tout Latin, le poète fut d’abord soldat. A quatorze ans[11], il suivit Scipion au siége de Numance en qualité de chevalier ; Scipion avait emmené l’escadron des amis, où étaient tous ces littérateurs, tous ces savans, tous ces philosophes, dont le tout jeune Lucile devint le protégé, puis l’ami. C’est là qu’il parut avoir connu, entre autres, ce Rutilius Rufus, stoïcien lettré, homme excellent, jurisconsulte illustre, dont, il redoutait plus que d’aucun autre les jugemens littéraires.

Revenu à Rome, Lucile publia ses premières satires. On était dans la première moitié du VIIe siècle ; Attius et Turpilius obtenaient les derniers succès du théâtre à son déclin. Cette seconde génération, moins brillante que celle des Ennius, des Pacuve, des Névius, des Plaute, des Cécile et des Térence, qui avait illustré le siècle précédent, n’était pas de force à empêcher la chute imminente de la tragédie et de la comédie, qu’allaient décidément remplacer les farces des atellanes, les grossièretés des mimes, les boucheries des gladiateurs et des bestiaires. Lucile arrivait juste pour s’emparer de la vacance laissée par la scène : il héritait en même temps des libertés nationales de la comédie en toge. (fabula togata), et de ce cadre tout nouveau de la satire que lui léguait Ennius, mais où il pouvait bien mieux que lui introduire de vives peintures des mœurs et de personnelles attaques. Qu’on le remarque, c’était la première fois qu’un chevalier condescendait à écrire, et, grace aux illustres patronages dont il se couvrait, grace au privilège de l’impunité propre : à sa caste, il avait le droit de tout dire, d’arracher tous les masques, de livrer à la risée tous les ridicules ; il n’épargnait que la vertu, dit Horace, uni oequus virtuti. Où trouver un plus bel éloge ?

Ce qu’on sait de plus particulier sur Lucile, c’est son intimité avec l’illustre Lélius et avec Scipion, qui s’étaient faits les protecteurs de sa jeunesse. Cicéron, dans son traité de l’Orateur, nous a initiés au touchant intérieur de ces grands hommes, à la charmante intimité de leurs loisirs : « Quand ils pouvaient s’échapper de Rome comme des captifs qui rompraient leurs fers, ils redevenaient tous deux enfans, incredibiliter repuerascebant. On ose à peine le dire de si grands personnages, mais ils ramassaient des coquilles et des cailloux sur la rive, et ils s’amusaient aux jeux les plus puérils. » Lucile partageait ces distractions ; il était de ces promenades dans les jardins de Caïète, dans la villa de Laurente : Scipion et Lélius « s’amusaient sans façon avec lui, nous raconte Horace, et ils prenaient plaisir à sa conversation enjouée, en attendant que le plat de légumes fût cuit. » On sait même, par une note du scoliaste Acron, qu’un jour Lucile fut surpris, dans le triclinium, poursuivant Lélius autour des lits avec une serviette roulée dont il faisait mine de le vouloir battre Le poète ne se doutait guère que sa plaisanterie, survivant à ses vers, serait gravement transmise à la postérité.

Lucile n’avait pas vingt ans quand Scipion lui fut enlevé ; il se fit un devoir de venger le souvenir de son maître, de stigmatiser ses assassins, de rappeler en vers les vertus du grand citoyen : le reste de la vie de Lucile est inconnu. On peut soupçonner seulement qu’il fut publicain en Asie, et qu’il voyagea dans la grande Grèce. Ses richesses étaient nombreuses ; il avait beaucoup d’esclaves, et des troupeaux qu’il faisait, au mépris des lois, paître sur les terres publiques, ce qui lui attirait des procès. La maison de Lucile à Rome avait été construite par l’état, soixante ans auparavant, pour Antiochus Épiphanes, que le roi de Syrie, son père, avait livré en otage aux Romains. Nous savons aussi le nom de quelques-uns de ses amis, les orateurs Posthumius et Licinius Crassus, le grammairien Stilo qui fut précepteur de Varron, et ce crieur Granius dont les célèbres bons mots faisaient fortune par la ville. Ces liaisons précieuses durent le distraire des inquiétudes que lui donnait sa santé, car il s’en plaint souvent, et il exprime même, à un endroit, le noble vœu « que le corps pût demeurer aussi ferme en son enveloppe que la pensée de l’écrivain demeure vraie dans son cœur. » On soupçonne que ses souffrances le déterminèrent à quitter Rome ; il alla mourir à Naples en 651, âgé de quarante-six ans. Cette cité lui accorda des funérailles solennelles, honneur que Rome, on l’a remarqué, avait refusé à Scipion.

Tous les écrits de Lucile se sont perdus : on avait de lui, à ce qu’il semble, outre ses satires, des hymnes, des comédies[12], des épodes, une histoire privée de la vie de Scipion ; mais peut-être, les Saturœ admettant le mélange de tous les genres, des scènes comiques, des iambes s’y trouvaient-ils tout aussi bien que le récit de certains actes de Scipion. En détachant ces différentes parties pour en faire des volumes séparés, les grammairiens et les copistes obtinrent un Lucilius comicus, un Lucile auteur d’épodes, un Lucile biographe de l’Africain. Mais que nous importe ? c’est l’écrivain que nous voulons retrouver, et qu’il nous reste à chercher dans ses fragmens.

L’originalité de Lucile, comme auteur, de satires, est d’avoir donné au genre créé par Ennius une forme mieux entendue, comme l’a dit Dacier ; c’est d’avoir montré un dessein plus suivi de reprendre les mœurs ; c’est surtout d’avoir régularisé cette forme capricieuse, de l’avoir rendue didactique. Ainsi, au lieu des libres mètres et du mélange de rhythmes d’Ennius ; on trouve presque toujours chez Lucile l’hexamètre, rarement les vers iambiques et trochaïques. En un mot, la satire entre ses mains se détermine et pend l’aspect de discours en vers railleurs ou indignés qu’elle a gardé dans Horace et dans Juvénal.

Mais c’est assez de détails ; pénétrons dans l’œuvre même, rapprochons les débris épars de cette mosaïque, et cherchons à reconstruire en idée ces tableaux perdus et jusqu’au cadre qui les entourait.

Tout poète qui a la gloire devient à jamais une personne intéressante et chère dont on aime à pénétrer le secret en étudiant ses écrits. Il semble par là qu’on puisse se rapprocher davantage de l’homme même, et qu’on reconnaisse en lui un ami, un frère : l’intimité fait le charme des lectures, comme elle fait celui de la vie. En contemplant la divine expression de cette tête de femme que Raphaël a jetée mystérieusement sur ses toiles, je m’imagine volontiers que c’est une confidence, et mon rêve surprend la Fornarine appuyée sur l’épaule du maître. Qui n’aime à deviner dans les tristesses d’Alceste quelque chose de la mélancolie de Molière, dans les langueurs de Bérénice quelqu’un de ces tendres soupirs que consola peut-être la Champmeslé ? Nous voudrions faire ainsi pour le vieux Lucile, et contrôler son caractère et sa biographie par ses vers, le peu qu’on sait de l’auteur par le peu qu’on a de ses écrits.

La vanité est un privilège acquis aux poètes, quand ce ne serait que par prescription ; avec eux, il faut toujours commencer par là. Quoiqu’il s’agisse, cette fois, d’un vers isolé, je suis bien tenté de’ croire que Lucile ne se refusait pas à lui-même le plaisir de constater ses succès, et en même temps, ce qui a sa douceur aussi, les échecs de ses rivaux. « Entre tant de poésies, écrit-il, les nôtres sont les seules courues aujourd’hui[13]. » N’était-ce là qu’une vanterie ridicule mise dans la bouche de quelque poète orgueilleux ? J’en doute un peu, et Lucile me paraît tout bonnement ici s’exprimer sur le ton de Corneille, le lendemain du Cid :

Et je dois à moi seul toute ma renommée.

N’avait-il pas donné la satire à Rome, comme Corneille venait de donner un théâtre à la France ? Pour parler avec lui, il « était de ces mortels à qui les Muses permettent l’entrée de leur sanctuaire[14], » et son génie s’était profondément abreuvé à la source de la Poésie[15]. Et pourquoi donc n’aurait-il pas eu conscience de son talent, du don qui lui était départi de convaincre par les séductions du rhythme, et, comme il dit dans sa langue hardie, « d’arroser le cœur par les oreilles, per aures pectus irrigarier ? » Je ne fais pas d’hypothèse ; ce qui est invraisemblable, c’est qu’un poète ne se rende pas justice à lui-même. L’amour-propre est le lieu commun de toutes les natures littéraires.

Ce qui intéresse le plus, ce qu’on aime le mieux à retrouver dans ces lambeaux incohérens de satires perdues, c’est ce qui peint Lucile lui-même, ses chagrins, ses inquiétudes. Homme, il portait au cœur cette plaie de l’inquiétude vague, cette blessure sans nom dont Lucrèce[16] a parlé en de si admirables termes ; triste et morose, il avait déjà ce dégoût et cet ennui du bonheur que nous prenons pour une maladie moderne :

Tristes, difficiles sumu’, fastidimu’ bônorum ;


ce sont les sentimens de Byron et du poéte des Feuilles d’Automne :

Le bonheur, ô mon Dieu ! vous me l’avez donné.


Une affection chère, celle d’un ami sans doute, semble avoir quelquefois consolé Lucile dans ces accès de découragement et de mélancolie : « Oui, s’écrie-t-il avec un accent qu’on ne saurait rendre, toi seul es pour moi, dans la grandeur de mon chagrin, dans mon dégoût profond, dans ces ténèbres de ma vie, la brise de salut. » Malheureusement on ignore à qui s’adressaient ainsi les affectueux épanchemens du poète. Nous ne sommes guère mieux renseignés sur les liaisons moins sévères auxquelles il demandait une distraction à ses peines ; on sait seulement que le seizième livre des Satires portait le nom de l’une de ses maîtresses, appelée Collyra, ce qui surprend un peu quand on voit quelle est précisément la crudité cynique des fragmens qui se rapportent à ce livre. Ailleurs il est aussi question d’une fille de bonne volonté, appelée Crétea, qui, venue chez lui sans façon, s’était mise d’elle-même dans le costume le plus simplifié. Mais nous ne pouvons juger si le récit de cette visite amoureuse était un air d’homme irrésistible et de poète à bonne fortune qu’affichait Lucile, ou si ce n’était qu’un trait contre l’impudique familiarité de quelque femme perdue. Je remarque du reste que, dans la quantité les noms propres qu’offrent ces fragmens, la plupart sont politiques et se rapportent aux affaires du temps ; un très petit nombre éclaire la biographie de celui qui les enchâssait dans ses vers.

Notons cependant, entre les restes mutilés de cette œuvre jadis si célèbre, une sorte de regret funèbre consacré par Lucile à son esclave de prédilection ; il faut citer cette épitaphe célèbre qui, sous l’empire, avait encore ses admirateurs, puisque Martial[17], dans ses vives railleries contre les partisans de l’archaïsme, se moque précisément du style rocailleux de ces vers, lesquels, selon lui semblent cahoter entre les rochers, per salebras altaque saxa cadunt :

Servu’ neque infidus domino, neque inutili’ cuiquam,
Lucili columella, hic situ’ Metrophanes’st.

« Un esclave qui ne fut jamais infidèle à son maître et ne fit de mal à personne, le soutien de Lucile, Metrophanès gît ici. »


Lucile, sans doute, a su quelquefois mettre plus de mélodie dans ses vers, il n’y a jamais mis plus de sensibilité. On aime à savoir que ce lettré de la vieille aristocratie romaine eut un ami entre ses esclaves, et comprit ce noble sentiment de l’égalité humaine que Plaute venait de laisser poindre dans la comédie des Captifs, où le beau rôle appartient à quelqu’un qui n’est pas libre encore. Cela me fait aimer le caractère de Lucile.

Jusqu’ici le poète nous a peu parlé de lui-même ; mais en voyage les connaissances se font vite. Que ne pouvons-nous donc l’accompagner dans son excursion de Rome à Capoue et de Capoue au détroit de Messine ! Le troisième livre des Satires était consacré au gai récit de cette courte expédition, qui a donné à Horace l’idée du Voyage à Brindes, l’un de ses chefs-d’œuvre les plus exquis ; Lucilium oemulatur Horatius, dit le scoliaste Porphyrion. Il est bien juste que Lucile ait l’honneur de figurer dans la généalogie, après avoir été dépossédé par un successeur immortel ; c’est une mince compensation. Suivons du moins son itinéraire[18] sur la carte.

Quand Lucile part de Rome, un méchant cheval porte sa valise : suivant sans doute la voie Appienne, qu’Horace déclarait être « moins rude pour les piétons paresseux, » le poète longe la mer, traverse les marais Pontins, franchit des montagnes (peut-être aussi les rochers blancs d’Anxur[19], passe à Formies, et s’arrête à Capoue pour voir un combat de gladiateurs qui paraît avoir été sanglant, car rien n’y manqua, ni le râle du vaincu, ni les airs féroces du vainqueur, « qui allongeait son museau comme un rhinocéros d’Éthiopie, » ni les aigrettes de plumes de paon que portaient les lutteurs, toujours prêts à recommencer la tuerie. C’eût été une page curieuse pour l’histoire des mœurs provinciales de la vieille Italie que ce spectacle campanien décrit par la plume pittoresque de Lucile. De Capoue le poète se rend à Pouzzol, et, s’y embarquant, il double le promontoire de Minerve, mouille à Salerne, et repart à force de rames pour débarquer enfin au cap Palinure, vers le milieu de la nuit. Je crois probable qu’il ne dépassa point le promontoire de Scylla, d’où il put découvrir le détroit de Messine, les remparts de Reggio, puis Lipari et le temple de Diane Facelina, dont il est question dans ses vers.

Voilà pour la géographie. Mais, au sens de certains fragmens, il est facile de deviner que les mésaventures de route et les anecdotes d’auberge tenaient bonne place dans cette espèce d’épître familière. Rien n’y manquait, pas même, je crois, la tempête obligée, ni les esclaves endormis que le maître dut éveiller en personne, ni la conversation avec le guide qu’on avait pris en route. La vieille cuisine de Bénévent, où Horace ne trouva qu’un dîner de grives étiques, rappelle tout-à-fait ce méchant gîte ou Lucile ne trouva même pas de feu, et où l’on ne sut lui servir ni huîtres, ni falourdes, ni asperges, rien de ce qu’il aimait. C’est là sans doute qu’il vit cette cabaretière syrienne, caupona syra, que Virgile à son tour contemplait assis sous un berceau d’oseraie[20], et qu’il nous a si délicieusement peinte, dans une taverne fumeuse, la tête ornée d’une petite mitre grecque, et se battant les coudes avec des baguettes claquantes, tandis qu’au son du crotale elle dansait ses pas lascifs. On se souvient qu’en allant à Brindes, l’ami de Virgile avait fait bonne chère dans la riche villa de Cocceius ; il me paraît vraisemblable que quelque hôte généreux reçut également Lucile, et c’est ici que je place cette exclamation d’affamé : « Nous ouvrons les mâchoires, et nous mettons l’ouverture à profit ; » ainsi que cette allusion à une orgie : « Les brocs au vin sont renversés, et notre raison avec eux. » Ce jour-là, Lucile n’était pas précisément un moraliste.

Horace, dans sa satire célèbre et charmante, a laissé une page immortelle : les expéditions des touristes à grand fracas et tous les voyages autour du monde seront oubliés, qu’on aura encore sur les lèvres ces vers du Romain. Voyez le privilège des poètes ! tant qu’il y aura des hommes et une civilisation, chacun pourtant saura qu’un jour il prit la fantaisie au fils d’un affranchi du temps d’Auguste d’aller de Rome à Brindes en prenant la voie Appienne. Il est vrai que ce promeneur s’appelait Horace, et qu’il faisait son excursion de compagnie avec Varius et Virgile : l’art rend éternel tout ce qu’il touche. Lucile aussi était allé au détroit de Messine, et cela bien avant que Flaccus allât à Brindes ; il avait même parlé de son mauvais cheval, comme l’autre a parlé de la méchante mule de son batelier ; il avait décrit un combat de gladiateurs, comme l’autre à décrit un combat de bouffons ; mais, hélas ! on ne dit guère de bien de ceux qu’on pille, et Horace a copié Lucile en le maltraitant. Cette ingratitude-là n’ôtera certainement rien à la gloire du maître : les lecteurs s’inquiètent peu des origines, et les fragmens du troisième livre de Lucile resteront l’exclusive pâture des érudits. Et cependant Lucile ne voulait pas de lecteurs savans ! La postérité ne l’a guère satisfait.

Jusqu’ici nous n’avons encore eu affaire qu’à un rêveur laissant aller la Muse à. sa guise, et se complaisant à tous les jeux de la poésie individuelle. Toutefois, ce qu’on est impatient de voir aux mains de Lucile, c’est ce glaive étincelant dont parle Juvénal. Tâchons donc de retrouver l’âcre et impitoyable écrivain dont il est question dans Macrobe, l’âpre satirique qu’Acron, le scoliaste d’Horace, admirait encore après le Ve siècle.

En parlant du vieux Caton, Lucile a dit : « Il nommait tous ceux qui méritaient se attaques, parce que sa conscience ne lui reprochait rien ; » nous surprenons ici Lucile se louant lui-même dans l’éloge d’autrui. En effet, son renom de probité, le rang qu’il tenait dans la caste patricienne, les liaisons illustres derrière lesquelles il était à couvert, l’autorité aussi de son talent, et cette verve surtout qui pousse tout vrai poète et entraîne après lui le lecteur, permirent à l’ami des Lélius et des Scipions l’usage, nouveau dans la satire latine, des personnalités, des attaques nominales, des désignations terribles ou piquantes. De là des entrées en matière promptes et incisives, une ortie taquine par ici, un duel à outrance par là, de légères escarmouches à côté de combats sanglans, l’ironie badine voisine de l’imprécation vengeresse, le ridicule qui fustige avec l’indignation qui châtie, toute une mêlée enfin de vers agressifs, harcelans, redoutés. De plus, les coups de ce fouet vengeur étaient si vertement appliqués, qu’ils restèrent empreints sur les victimes comme un ineffaçable stigmate. Autant de qualificatifs accolés aux noms propres, autant de synonymes dans la langue. Chaque individu désigné devint, sous le sceau de cette poésie réprobatrice, une sorte de type proverbial, grotesque ou odieux, de quelque ridicule ou de quelque vice.

Voyez plutôt si, pour Cicéron, le modèle toujours vivant de l’homme vénal, ce n’est pas Tubulus ; voyez si, chez Horace, Gallonius ne demeure point la personnification du gourmand, si Nomentanus ne reste pas l’idéal du vaurien, si le nom de Lupus ne se présente pas le premier quand il s’agit d’un impie. Tous ces personnages étaient des contemporains de Lucile qu’il avait flétris dans ses satires. Puissance étrange et redoutable que celle-là et qui fit qu’un poète, au milieu des transformations de la langue, put changer des noms propres en noms communs, élever le particulier au général, et punir les vicieux, en les incarnant dans le vice Voilà comment, entre ses mains, la satire devint une espèce de poteau infamant où le portrait des coupables demeurait à jamais suspendu comme une effigie symbolique.

On devine quelles inimitiés implacables suscitèrent contre Lucile de si audacieuses attaques. Comment Tuditanus lui aurait-il pardonné les blessantes épithètes « d’ami des ténèbres et de poltron ? » comment le vieux Cotta, « ce mauvais payeur, ce chercheur de défaites, toujours en retard avec ses créanciers, » comment Calvus, « le mauvais homme de guerre, » comment cet autre « avec ses jambes cagneuses et décharnées, » pouvaient-ils oublier l’amertume de ses sarcasmes ? Aussi les rancunes, les haines, les mauvais propos, se firent-ils jour de tous côtés. Quand les amis de Lucile l’invitaient à quelque repas, leur premier soin était de ne pas convier par mégarde quelqu’une des récentes victimes du poète ; autrement, c’étaient des récriminations à n’en plus finir : « Nos amis, s’écriait-on avec dépit, ont ose nous prier de venir dîner avec ce coquin de Lucile, cum improbo. » D’autres fois on ne se contentait pas de s venger par des ripostes de conversation, par des plaintes chuchotées à l’oreille. Un jour[21], à propos d’on ne sait quelle pièce de théâtre (probablement le Duloreste de Pacuve), Lucile avait parlé « d’un poète tragique perdant ses vers pour un Oreste enroué, rausurus Orestes ; » l’acteur ainsi désigné, ou quelqu’un de ses camarades, répondit à cette affaire en nommant le poète d’une façon outrageuse au beau milieu du théâtre. On sait que le métier de comédien n’était pas, à Rome, comme il l’avait été chez les Athéniens, compatible avec les plus hautes fonctions, avec celles même d’ambassadeur, et qu’il n’y avait guère que des esclaves dans les troupes qu’engageaient les édiles : monter sur les planches ravalait un homme libre au-dessous des plus vils prolétaires. Blessé par un histrion dans son orgueil de chevalier, Lucile n’eut pas le bon esprit de voir là une légitime représaille et fit un procès. Il le perdit : c’était justice. Le lendemain aussi du compte-rendu de l’Écossaise dans l’Année littéraire, Voltaire, en vrai gentilhomme de la chambre du roi, ne demandait-il pas très sérieusement que Fréron, qu’il venait de vilipender sur la scène, fût mis sans façon au For-l’Évêque ? Certaines vanités sont aveugles, et les vanités de poètes pourraient bien être de ce genre-là.

Il ne faut pas s’être engagé depuis long-temps dans la difficile étude des fragmens de Lucile pour reconnaître que l’auteur appartient au parti des vieilles mœurs. Ainsi, rien qu’à l’entendre s’écrier, avant Horace : « Comme la fourmi, amasse des fruits dont tu pourras, durant les rigueurs de l’hiver, jouir et faire tes au logis, » je reconnais l’ancienne prévoyance romaine, ce goût de l’épargne, que le luxe croissant rendait chaque jour plus rare. On était désormais plus fier des prodigalités que des vertus. Déjà l’auteur des Ménechmes, avec sa verve habituelle, avait dit : « Ce que cherchent maintenant les citoyens considérés, c’est du bien, du crédit, des honneurs, de la gloire, la faveur populaire ; voilà ce qui a du prix aux yeux des honnêtes gens[22]. » On voit où en était tombée l’austérité première. Lucile n’est pas moins libre dans ses peintures : « L’or et les honneurs, écrit-il, sont devenus pour chacun les signes de la vertu. Autant tu as, autant tu vaux, autant on t’estime. » Constatons par ces textes combien la décadence morale date de loin et remonte plus haut qu’on ne croit dans la vie romaine. Plus d’un écrivain antérieur à Lucile se tournait déjà vers le passé, et vantait avec regret les temps antiques ; il faut, à ce sujet, entendre Plaute parler en termes plaisans de la maladie qui, disait-il, attaquait si rudement les bonnes mœurs, que la plupart, sont maintenant à demi mortes[23]. » Et il ajoute plus loin ce mot frappant, qui, à lui seul, donne le secret de toute cette époque : « L’ambition est consacrée par l’usage ; elle est libre des lois[24]. » C’est presque la Rome de Catilina, ce n’est plus la Rome de Fabricius. Mais il faut laisser la parole à Lucile : écoutez ces beaux vers, où respire dans sa force, où revit dans sa verdeur le vieux sentiment latin. C’est l’indignation du citoyen qui éclate à la vue des infamies du forum ; je n’espère pas rendre l’âpre énergie du texte :

Nunc vero, a mane ad noctem, festo atque profesto,
Totus item pariterque dies, populusque patresque
Jactare indu foro se omnes, decedere nusquam,
Uni se atque eidem studio omnes dedere et arti :
Verba dare ut caute possint, pugnare dolose,
Blanditia certare, bonum simulare virum se,
Insidias facere, ut si hostes sint omnibus omnes.

« Maintenant, depuis le matin jusqu’à la nuit, qu’il soit fête ou non, en un mot tout le jour et tous les jours, peuple et patriciens, se démènent tous dans le forum, et n’en quittent point. Tous s’appliquent à une seule étude, à un même art, celui d’abuser par de fines paros, de lutter de ruse, de rivaliser de flatteries, d’afficher des airs d’homme de bien, de tendre des pièges, comme si de tous tous étaient ennemis »

Je reconnais là cette cité pervertie qui, selon l’énergique parole rapportée par Salluste, se serait vendue si elle avait trouvé un acheteur.

En dénonçant ainsi avec l’accent d’un honnête homme irrité l’avilissement où tombaient chaque jour les vertus publiques, Lucile n’épargnait pas plus les castes qu’il n’avait épargné les personnes ; noble, il osa même s’attaquer à la noblesse. « Ils s’imaginent, dit-il dans un précieux fragment, pouvoir faillir impunément, peccare impune, et que leur naissance les couvre contre toute atteinte. » Tout le monde se rappelle la magnifique apostrophe de Dante : « O petite noblesse du sang ! tu es bien un manteau qui raccourcit vite, car si on n’y ajoute un morceau de jour en jour, le temps tourne à l’entour avec ses ciseaux[25]. » Voilà où en était Rome, et Lucile osait le lui dire. Dans le siècle précédent, quand Névius avait essayé d’introduire sur la scène latine les libertés de l’ancien théâtre attique, quand il s’était permis[26] un sarcasme contre le fatal consulat de Métellus et une allusion contre le grand Scipion, que son père avait ramené tout penaud de chez sa maîtresse avec un manteau pour tout vêtement, on sait comment cette tentative aristophanique avait réussi et de quel air de dédain le consul attaqué avait dit : Malum dabunt Metelli Nœvio poetœ. Cela est intraduisible ; il faut sentir l’idée d’ignominie attachée à cette expression de malum, qui désignait la correction infligée à un esclave ; il faut sentir le mépris amer qu’il y a dans ce rapprochement du grand nom des Métellus et de celui d’un méchant Grec de Campanie, écrivailleur aux gages des histrions. On a spirituellement remarqué que le chevalier de Rohan devait s’exprimer sur le même ton la veille du jour où il fit rosser Voltaire par ses gens. Voltaire fut mis à la Bastille ; Névius alla en prison, et de plus il mourut en exil.

Ce contraste, à cent ans de distance, d’un tribun dramatique que l’aristocratie fait taire et d’un tribun satirique que l’aristocratie laisse dire, marque le changement qui’ s’était accompli dans les mœurs littéraires. Hier on imposait violemment silence à l’homme du peuple qui s’avisait de transformer la littérature, ce vil passe-temps des esclaves beaux-esprits, en instrument contre les puissances : aujourd’hui les choses ont bien changé, il n’est plus de mauvais ton, c’est même la mode d’écrire ; Lélius ne se cacherait plus pour faire des vers avec Térence, et Lucile, tournant avec une entière indépendance les droits de sa caste contre sa caste, peut, sans qu’on l’inquiète, s’exprimer crûment sur toute chose. On le maudira entre les dents, on se vengera par de mauvais propos ; mais personne ne l’appellera devant le préteur.

Lucile usa amplement du privilège qui lui était laissé ; je le trouve mettant le doigt avec audace sur la plaie future de l’empire, La vénalité militaire. C’est une chose remarquable que l’extrême réserve avec laquelle les poètes de la république touchent les matières de l’état, de l’année, de la famille : soldat, citoyen, père de famille, le Romain des vieux temps veut être respecté et ne souffre point l’ironie. Il n’y a pas dans tout le libre théâtre de Plaute un trait qui eût pu blesser ces susceptibilités : la politique du sénat n’y est pas plus attaquée que la vertu des matrones, et le personnage, le masque du militaire fanfaron, est toujours un Grec sans conséquence qui ne compromet en rien la bravoure nationale. « Les légions, s’écrie Lucile, servent pour de l’argent, mercede merent legiones. » C’était une nouveauté qu’un si hardi langage ; il annonçait déjà les beaux vers où Lucain osa dire depuis : « Il n’y a ni foi ni pitié chez ceux qui vivent dans les camps ; leurs bras sont vendus ; le droit pour eux est où il y a le plus d’argent[27]. » Lucile avait-il deviné que les gouvernemens militaires finissent par le despotisme et la corruption ? On lit dans un de ses fragmens : « Tout est jeu et hasard dans la guerre ; or, si tout est chance et hasard, pourquoi courir à la gloire ? » Mais qui donc, chez les maîtres du monde, pouvait avoir l’humeur si peu belliqueuse ? Comment Lucile surtout, qui avait courageusement servi aux armées, fût-il venu proclamer dans ses vers des doctrines de paix perpétuelle ? Assurément le poète mettait ce mot dans la bouche de quelque poltron ; à Rome, il n’y avait pas d’abbé de Saint-Pierre, même dans les lettres. Du reste, à un autre endroit de ses satires, Lucile montre dans la guerre la destinée même de Rome, et cette fois il ne donne plus la victoire comme un simple caprice de la fortune « Souvent le peuple romain, écrit-il, a été vaincu par la force et surpassé en de nombreux combats ; mais dans une guerre jamais, et tout est là. » Lucile ici parle en son nom : il a foi à la ville éternelle.

Le temps est venu de quitter le forum ; ce qu’on est surtout désireux de connaître des peuples qui ont disparu, c’est cette existence de tous les jours que les historiens n’ont pas occasion de peindre, c’est cette vie du foyer dont nous cherchons complaisamment les ressemblances avec la nôtre. Sans donc nous laisser avec la tourbe des cliens entre les colonnes de l’atrium, Lucile va nous faire pénétrer tout de suite dans la salle des festins : c’est maintenant la pièce principale. Partout s’étalent les délices et les raffinemens du luxe. Fi des sièges de hêtre, des simples bancs de bois qu’on avait au vieux temps ! chacun de nos gourmands est voluptueusement couché sur l’édredon, sur des tapis soigneusement fourrés des deux côtés, pluma atque amphitapœ. Vous voyez devant vous les conquérans de l’univers ! celui-ci avale un plat d’huîtres que l’hôte a payé mille sesterces ; celui-là se réserve pour le pâté de volaille grasse ; un troisième préfère les tétines de truie qu’on a tuée aussitôt qu’elle avait mis bas ; en voici un qui demande du vin tiré tout frais du tonneau et auquel le siphon et le sachet de vin du sommelier n’aient rien fait perdre de sa première saveur ; en voilà un autre qui s’étouffe, à en mourir, avec les saperdes et la sauce de silure. Écoutez ce gourmet : il vous expliquera comment le poisson qu’on appelle loup du Tibre est bien plus friand et vaut le double quand il a été pêché entre les deux ponts, parce qu’alors il s’est nourri le long du rivage des immondices que la ville jette dans le fleuve. Plus tard, après Lucile, ces recherches se raffineront encore et deviendront une sorte de mélange singulier, une complication de gastronomie et de cruauté morale : on trouvera, par exemple le poisson plus délicat quand il aura été pris dans un naufrage, si quid naufragio dedit, probatur, dit Pétrone ; les perils courus par les pêcheurs donneront du prix à la murène et en relèveront même le goût[28].

Mais quoi ! on est en retard, il faut quitter la table, le jeu de dés, le sourire à moitié ivre des courtisanes ; l’heure a sonné pour nos patriciens d’être au forum[29], s’ils ne veulent pas payer l’amende. Les voilà donc qui relèvent leurs cheveux parfumés et qui s’en vont s’asseoir tant bien que mal sur leurs siéges de juges. Quel ennui, hélas ! que les devoirs ! et comment, au sortir des joies du triclinium, lire, d’une paupière appesantie par le vin, les dépositions des témoins ? comment suivre les raisonnemens subtils de ce légiste qui plaide ? Au lieu donc de suivre toutes ces minuties de procédure, rêvons à la coupe murrine pleine de vin grec mêlé de miel que nous présentait tout à l’heure cette jeune et charmante esclave aux cheveux lisses, à la toge de gaze si fine qu’on dirait du vent tissé, ventus texlilis[30]. Tant pis pour les plaideurs ! on jugera à tout hasard.

Foin de l’austérité et de la justice ! la vie est courte, et il la faut bien remplir. Quels sots scrupules n’avait-on pas naguère contre la danse et les spectacles ! Que votre fille plutôt aille apprendre des pas et des figures l’école des baladins ; que votre fils (il n’a pas douze ans, il porte encore la bulle[31] ; mais qu’importe ?) exécute, au son de la sambuque, cette danse lubrique qui ferait rougir un jeune esclave prostitué. Assouvissez vos sens par tous les plaisirs, votre esprit par toutes les distractions ; semez l’or, et, si vous vous ruinez, faites du moins comme ce Ménius qui, réduit à vendre sa maison, se réserva du moins une colonne d’où il pouvait voir les combats de gladiateurs. — Voilà le spectacle peint par Lucile et qui fait que le poète indigné peut apostropher les vainqueurs du monde, les maîtres de la terre, et leur dire : « Vivez, gloutons ; vivez, ventres ! vivite ventres ! »

Après les déportemens de la ville, ceux des tribus rustiques tout passe sous la verge du satirique. La campagne aussi a ses gourmands comme la cité, pauvres gourmands qui dînent, non plus dans des plats d’or, dans des vases de cristal, mais qui, pour leur repas de tous les jours, en sont réduits à un peu de chicorée assaisonnée de sauce de mènes et servie sur une assiette étroite de terre de Samos. Triste cuisine, maigre plat, plus humble encore que cet étrange ragoût d’ail, de rue, de coriandre, d’ache et de sel broyés, dont Virgile nous a laisse l’agreste recette dans le Moretum Lucile avait fait une grotesque description de je ne sais quel repas donné par un rustre gastronome qui, voulant faire bombance, s’était ruiné en ciboule et en oignons, comme les citadins se ruinaient pour l’huile de Cassinum ou le vin de Falerne, et n’avais composé son régal que de légumes. Je m’imagine que, pour préparer ce beau festin, notre homme fit venir de la ville quelqu’un de ces cuisiniers dont parle Plaute[32] qui, chômant la huitaine, allaient le neuvième jour préparer les rôtis de tous ces gloutons de village avides d’avaler à chaque nondine. C’était à ce propos peut-être que Lucile amenait une apostrophe à l’oseille, qu’on commençait à négliger fort de son temps et dont l’usage avait été contemporain de l’austérité des mœurs :


« Oseille ! que de louanges sont dues à celui qui te connaît encore ! C’est à ce sujet que Lélius, ce sage, avait coutume de pousser les hauts cris et d’apostropher à leur tour chacun de nos goinfres : « O Publius Gallonius ! s’écriait-il ; ô gouffre tu es un être bien misérable. De ta vie tu n’as soupé une fois en honnête homme, quoique tu manges tout ton bien pour une squille ou pour un gros esturgeon[33]. »


Qu’entendait Lélius par ce coenare bene, souper en honnête homme ? expression dont M. Corpet ne me parait pas avoir saisi la vraie nuance. Lélius, disciple des stoïciens Panaetius et Diogène, recherchait le bien avant tout, et ne mettait pas le vrai bonheur dans les plaisirs des sens ; pour lui, il n’y avait de bon dîner que celui où l’on satisfaisait avec frugalité aux besoins de la nature et où s’entremêlaient d’utiles, d’agréables causeries. Cela se trouve expliqué un peu plus loin : « Mets cuits à propos, bon assaisonnement ; puis de sages entretiens, et, si tu veux encore, de l’appétit. » Nous avons le programme des dîners de Lucile ; c’était le même que celui de Varron les jours où Cicéron le venait visiter dans sa ferme de Tusculum.

Tel était l’enseignement pratique du poète : Horace un jour s’inspirera de ces mœurs tempérées, de cette aménité de doctrines qui, fixées avec art sous les délicatesses de la diction, font encore le charme de ses vers. Mais que pouvait la poésie quand les lois, dans ce pays de juristes et de législateurs, étaient devenues impuissantes ? Il y avait long-temps, Lucile nous l’apprend lui-même, que la loi Fannia, qui avait fixé à cent as le maximum des frais d’un repas, était tombée en désuétude « Les cent méchans as de Fannius, » disait-on proverbialement en parlant d’un mauvis dîner. Quant à la défense qu’avait faite ce même règlement de manger des poules grasses, on s’en tirait par une subtilité d’avocat, en ne faisant engraisser que des coqs ; Pascal n’a pas trouvé cette distinction dans Escobar. Quelque temps avant la mort de Lucile, on porta un nouveau décret somptuaire[34] ; mais ce fut en vain : nous voyons, par les Satires elles-mêmes, que chacun prit plaisir à l’éluder par des subterfuges : legein vitemus Licini. La société païenne était sans frein ; rien ne pouvait l’arrêter sur cette fatale pente à la perversion.

Quand on est voluptueux, on devient avide ; tout se tient dans le mal, et l’enivrement des sens induit aux vices de l’ame. Pour suffire à cette vie de luxe et de plaisirs, il fallait de l’argent ; de là ces coquins rapaces, ces fripons aux mains engluées, viscatis manibus[35], qui rafflaient tout et ne lâchaient rien ; de là ces pince-mailles et ces usuriers, que Tacite, de son temps, regardait encore comme le plus vieux fléau de Rome[36]. La plupart grapillaient et pillaient pour faire ensuite les prodigues ; quelques autres, fidèles à l’ancien instinct de la race latine, thésaurisaient chichement et se privaient pour amasser. Il reste de Lucile quelques vers pleins de verve sur un vieux ladre agenouillé devant son or :

Cui neque jumentum est, nec servus, nec comes ullus ;
Bulgam, et quidquid habet nummorum, secum habet ipse :
Cum bulga coenat, dormit, lavit : omnis in una
Spes hominis bulga, haec devincta est cetera vita.

« Il n’a ni jument, ni esclave ni compagnon ; sa bourse, tout ce qu’il a d’argent, il le porte avec lui ; avec sa bourse il dîne, dort, se baigne. Toute la sollicitude de l’homme est dans sa bourse ; à sa bourse est lié le reste de sa vie. »


Molière n’eût pas désavoué ces lignes.

Voilà comment l’impitoyable Lucile passait tout en revue et peignait les habitans de Rome, dans leur vie publique comme dans les secrets de leur intérieur. Ceux qui se glissaient dans l’impudique rue des Toscans n’échappaient pas plus à sa verve que ceux qui quémandaient à prix d’or les suffrages populaires ; il dénonçait aussi bien les raffinemens de la débauche que les infamies du forum. Partout où un Latin a l’habitude d’aller, sur les places et dans les marchés, aux gymnases et dans les parfumeries, dans les temples et chez les barbiers partout enfin où l’on jase et où l’on achète, partout où s’exercent la malignité des médisans et l’industrie des chercheurs d’argent, vous êtes sûr de trouver Lucile ; il a l’œil ouvert, l’oreille aux aguets, et le malin, selon le mot de Despréaux,

Aux vices des Romains présente le miroir.

Notre tache de glaneur et de mosaïste n’est pas achevée. Ramassons en passant ceux des fragmens de Lucile qui se rapportent aux femmes romaines ; ce ne sont pas les moins curieux. On peut juger exactement de l’état d’un peuple, en voyant ce que sont chez lui l’amante et l’épouse.

Cet élégant qui « se rase, s’épile, se décrasse, se ponce, se bichonne, se lustre, se farde, » est-ce un de ces jeunes patriciens que peint Térence[37], passionnés pour les chiens de chasse, les chevaux ou les philosophes (tout cela était mis sur le même rang) ? ou bien est-ce tout simplement un de ces barbons impudiques, galans surannés, dont les écrivains de théâtre racontaient si complaisamment les déconvenues ? Le texte est trop mutilé pour qu’on le devine. Je crois cependant qu’il s’agissait d’un coureur d’aventures, trop délicat pour ne point « tenir à la figure et pour se contenter d’une louve, de quelque femelle appartenant à qui dispose d’un sesterce ou d’un as[38]. » Bien au contraire, notre lion d’il y a deux mille ans laissait ces sortes de commères « aller, aux jours de fête faire ripaille dans les temples avec leurs pareilles ; » il dédaignait ces femmes « couvertes de crasse, rongées de vermine, de misère, » et bonnes pour les portefaix du port. Ses frais de toilette cachaient bien d’autres intentions ; il soupirait pour une jeune Sicilienne[39] « svelte, agile, à la poitrine blanche comme celle d’un enfant, » et qui avait une grace irrésistible quand « ses doigts roulaient en boucles sa chevelure que divise l’aiguille. » Comment résister d’ailleurs ? la coquette est si avenante, si câline, si doucereuse ; elle l’entoure de cajoleries, « elle lui fait des avances, lui mord les lèvres, l’enjôle d’amour. » Le dard est au cœur de la victime. La cruelle « l’atteint sans qu’il y songe, lui saute au cou, l’embrasse, et tout entier le mange, le dévore ; » car, « plus elle a de caresses, plus l’enragée vous mord. » Vous voyez bien qu’il s’agit d’une Phryné « à qui un amoureux est tombé sous la griffe. » L’amant se ruine ; mais comment la maîtresse s’enrichirait-elle ? les courtisanes font tant les glorieuses ! Ita sunt glorioe meretricum comme dit Plaute[40].

Tel est le portrait de la courtisane comme je me l’imagine retracé par la plume du satirique. Les traits épars dans Lucile se sont concentrés ici un peu au hasard ; mais qu’importe ? Si l’ensemble est arbitraire, il se vérifie du moins par les détails. Égaré dans un labyrinthe, on est bien excusable de chercher un fil conducteur.

Maintenant, c’est le tour de la matrone ; Lucile, en Romain des vieux temps, honore la famille, et son premier précepte est que « les enfans dont elle est mère font l’honneur d’une femme. » Mais ce n’était pas une raison pour que, en poète ami de sa liberté, il ne lançât contre le mariage quelques-uns de ces lazzis de célibataires que les maris eux-mêmes se permettent dans leurs jours de mauvaise humeur : « Tracas et chagrins, dit Lucile, que les hommes s’attirent volontairement ; ils prennent femme, font des enfans, et c’est là tout le secret. » Pour soutenir une thèse, il faut bien des preuves : les preuves ne manquent pas. Votre bourse, par exemple, que deviendra-t-elle ? Avec une femme, on n’a jamais fini : c’est le rubanier, et puis le ceinturier, et puis le passementier, et puis les esclaves, et puis les servantes pour la toilette de madame[41]. Mais mettez-vous bien dans l’esprit que ces frais de coquetterie ne sont pas faits pour vous : « quand elle est avec vous seul, c’est bien assez du premier chiffon venu ; qu’il arrive, au contraire, une visite (une visite d’hommes surtout), vite on étale torsades, pelisses et ceintures. » Voilà le charme de votre intérieur. Et, quand madame sort de chez elle, bon homme que vous êtes, où vous imaginez-vous donc qu’elle va ? « Chez l’orfèvre, chez sa mère, chez sa cousine, chez une amie ? Autant de prétextes pour aller dehors, et faire visite à quelqu’un. » C’est ainsi que vous serez trompé et ruiné « par une mangeuse qui, à la façon du polype[42], finira par se manger elle-même. » Ajoutez que, quand la jeunesse se sera flétrie, vous n’aurez plus à votre foyer qu’une « vieille garçonnière, vetulam atque virosam. » Tel est le mariage selon les capricieux pinceaux de Lucile ; mais comment lui attribuer une doctrine avec quelque certitude ? Ces fragmens, qui faisaient quelquefois partie de dialogues, comme on suppose, se contredisent souvent. Ainsi, ailleurs, on croirait qu’il donne le beau rôle à la femme ; il la montre économe, résigné dévouée. « Son époux est-il malade, il faut qu’elle le soigne, qu’elle subvienne à la dépense, qu’elle se refuse les douceurs, qu’elle épargne pour un autre. » Plus loin, c’est quelque propos, de mari en colère : « Qu’elle fende le bois, qu’elle file sa tâche, qu’elle balaie la maison, qu’on la rosse. » Tout à l’heure, Lucile nous retraçait les vices de la femme riche ; ici il met en saillie les vertus et la pénible condition des femmes pauvres. Les turpitudes de certains maris étaient également mises à nu, et Cipius, qui feignait de dormir pendant qu’un homme riche caressait sa moitié, attrapait son horion, tout comme ces misérables qui, surprenant un adultère chez eux, se, vengeaient du coupable en le forçant de se substituer à leur femme[43]. Tous ces témoignages de l’infamie des mœurs sont précieux à recueillir ; il fallait la puissance morale du christianisme pour balayer ces étables d’Augias.

La satire, telle que l’avait conçue Lucile, embrassait la vie sociale tout entière : les poètes eux-mêmes n’y étaient pas épargnés. Qui ne se souvient des vers de Boileau :

C’est ainsi que Lucile, appuyé de Lélie,
Fit justice en son temps des Cotins d’Italie.


Horace, bien des siècles auparavant, avait dit : « Répondez, grand connaisseur ; ne condamnez-vous rien dans le premier des poètes, dans Homère ? Lucile, qui vous paraît indulgent, ne trouve-t-il rien changer dans les tragédies d’Accius ? ne rit-il pas des vers, quelque trop familiers, d’Ennius ? et lorsqu’il parle de lui-même, il ne se donne pas pour cela comme supérieur à ceux qu’il critique. » Cette dernière phrase vient à propos pour nous attester la modestie du poète, car nous savons que tous ses prédécesseurs, depuis Ennius jusqu’à Térence, étaient déchirés dans ses vers, et Aulu-Gelle[44] ajoute même à cette occasion : « Il les effaça en les critiquant. ». On voit quelles furent l’autorité et la gloire de Lucile. Dans les fragmens des Satires, bien peu de traces subsistent de ces diatribes littéraires, et il ne s’est guère conservé qu’un trait contre les exordes embrouillés de Pacuve. Ailleurs on lit : « Cela vaut un peu mieux que du médiocre, c’est moins mauvais que du très mauvais. » Ne s’agit-il point de quelque livre contemporain ? Je ne serais pas éloigné non plus de soupçonner que, quand il parle « d’un rhabilleur achevé qui sait coudre le rapiéçage dans la perfection, » Lucile voulait parler d’un de ces faiseurs de centons, d’un de ces poètes imitateurs, dont les vers, à Rome comme chez nous, servaient bientôt d’enveloppe au gingembre et au poivre des épiciers[45]. Tous les travers des lettrés étaient ainsi passés en revue ; après les versificateurs ridicules venaient les grécomanes, si communs alors chez les Romains. On a de Lucile un joli fragment, où il se moque de ce Titus Albutius, souvent nommé dans les lettres de Cicéron, qui, pendant son exil à Athènes, fut, à cause de ses manies d’helléniste, salué ironiquement en grec par Scévola, et chercha à s’en venger depuis par une attaque en concussion. C’est Scévola qui parle :


« Te faire Grec, Albutius, plutôt que de rester Romain et Sabin, compatriote de Pontius, de Tritannus, de ces centurions, de ces hommes illustres, les premiers de tous et nos porte-drapeaux, voilà ce que tu as préféré. Puisque tu l’as préféré, c’est donc en grec que moi, préteur, de Borne dans Athènes, je te salue, disant : « Xαϊρε, Titus ! » Et les licteurs, et ma suite, et la cohorte tout entière : « Xαϊρε, Titis ! » De là vient qu’Albutius est mon ennemi public, mon ennemi privé. »


Les petites affectations de style, les recherches et jusqu’aux négligences de langage, étaient également raillées dans les Satires. A un endroit, par exemple, Lucile se avec beaucoup de malice et de tour, de ceux qui avaient la coquetterie pédante de multiplier les assonances, de rapprocher les mots à syllabes égales, et de ne jamais lâcher un nolueris sans y accoler un debueris. Ce sont là des finesses qui nous échappent. A la critique d’ailleurs, Lucile joignait la leçon : tout son neuvième livre[46] était consacré aux plus minutieuses questions, de syntaxe, de métrique, de prononciation ; il y traitait des synonymes et des étymologies, de l’orthographe et de la quantité. Il ne faut pas s’étonner de voir de pareilles matières traitées par un poète : c’était un goût particulier aux Romains que cette mise en vers des règles et préceptes, que ce tour du rhythme donné à des détails techniques. Bien des années avant Lucile, Ennius avait inséré des vers de ce genre dans son poème des Annales ; c’était, selon la fine remarque de M. Patin, de simples notes grammaticales qu’il mêlait prosaïquement à la majesté de son texte. Le même critique l’a dit avec justesse, ces premiers poètes, faisant et façonnant la langue latine avec la langue grecque, étaient un peu grammairiens, et le laissaient voir Lucile, dans ses compositions familières, dans ses simples causeries (sermones, ainsi qu’Horace intitula plus tard ses satires), devait se gêner moins qu’un autre ; sa muse était de celles qui vont humblement à pied, musa pedestris.

De la grammaire aux croyances religieuses, la transition est brusque ; c’est pourtant par ces derniers points qu’il faut finir. Nous avons accompagné le satirique dans les rues de la ville, au forum, dans l’intérieur du foyer ; nous avons avec lui écouté les conversations des beaux-esprits, et lu les vers les plus fraîchement scandés par les poètes du jour. Il ne nous reste plus maintenant qu’à le suivre chez les philosophes et dans les temples. En approchant des écoles de sagesse et du sanctuaire, Lucile n’abdiquera en rien son audace. Lactance a dit de lui qu’il n’avait pas plus épargné les dieux que les hommes : Diis et hominibus non pepercit. Demandons au poète ses croyances.

Comme tous ses contemporains, Lucile a lu Platon[47], et parait avoir fort à cœur les doctrines philosophiques ; il en parle avec indépendance, avec l’éclectisme prochain de Cicéron. Ce n’est ni un épicurien décidé comme va l’être Lucrèce, ni un stoïcien absolu comme le sera Perse. Aussi ne ménage-t-il ni « le vulgaire qui cherche des nœuds sur un jonc, » ni ces sages du stoïcisme qui veulent « être appelés seuls beaux, seuls riches, seuls libres, seuls rois ; » ni « ces sophistes absurdes et décrépits, » ces argumentateurs d’école, ces subtiliseurs de gymnase, qui font de beaux syllogismes dans le genre de celui-ci : « Ce avec quoi nous voyons courir et caracoler ce cheval est ce avec quoi il caracole et court : or, c’est avec les yeux que nous le voyons caracoler ; donc il caracole avec les yeux. » On reconnaît là les puérilités des éristiques de Mégare ; Lucile ici est un moqueur érudit.

La muse de Lucilius, on s’en aperçoit, n’était point cette muse naïve et de foi facile qui, au début des littératures, se complaît aux fables et aux légendes. Dès l’abord, la poésie latine avait trahi le tempérament positif, le caractère peu rêveur des Romains. Ainsi l’interprète d’Evhémère, l’auteur de l’Épicharme, Ennius, détruisait, pour ainsi dire, les dieux physiquement et moralement. L’athéisme enthousiaste de Lucrèce ne pouvait se produire sans antécédens. On retrouve chez Lucile quelques traces de ces hardiesses ; du moins, les railleries du poète contre certains personnages consacrés par les traditions païennes, ses insinuations burlesquement sceptiques sur les jambes cagneuses d’Hélène, sur la bouche trop fendue de Tyro, comme sur la taille bancale d’Alcmène, semblent-elles indiquer un penchant marqué à expliquer humainement toute mythologie, à supprimer le surnaturel des mythes et des religions. Pour comprendre comment Lucile était déjà enflammé contre le génie des superstitions de ces sombres colères qui devaient se déchaîner bientôt dans le magnifique poème De la Nature des Choses, il suffit d’entendre avec quel dédain sont traitées dans ses vers les croyances populaires aux Lamies et aux monstres, toutes ces folles terreurs semées à dessein dans la foule par une politique intéressée. Je regrette bien qu’André Chénier n’ait pas, comme il le projetait, traduit cette belle comparaison ; il nous suffira sans nul doute de citer ses vers pour donner un équivalent :

Ut pueri infantes credunt signa omnia ahena
Vivere, et esse homines : sic istic[48] omnia ficta
Vera putant, credunt signis cor inesse ahenis.
Pergula pictorum, veri nihil, omnia ficta.

« Comme les petits enfans qui croient que toutes les statues d’airain vivent et sont des hommes, ainsi pour ces gens-là toutes les chimères sont des vérités, et ils s’imaginent que, dans ces simulacres d’airain, il y a une ame. Galerie de peintre, rien de vrai, chimères que tout cela ! »

C’est le souffle d’un poète : à la force encore inculte de cette diction, à la vigueur de ces touches, je reconnais un précurseur de Lucrèce.

On sait avec quelle libre gaieté Plaute, dans l’Amphitryon, avait montré Jupiter en déshabillé, l’Olympe en goguette. Et pourtant c’est ce grand écrivain qui, dans un vers mémorable, proclamait sur la scène, deux siècles avant le christianisme, l’unité de Dieu et l’intervention de la Providence dans les affaires humaines :

Est profecto Deus qui quae nos gerimus auditque et videt[49].


Lucile aussi s’est moqué des divinités du paganisme, mais on n’a pas de lui un vers comme celui de Plaute.

L’assemblée grotesque des dieux qu’il avait mise en scène dans sa première satire n’était qu’un coup terrible porté à la pluralité de dieux. Autant qu’on peut le deviner, le dessin de cette composition était plaisant et original : le poète ; donnant à toutes choses des proportions humaines, réduisait le conseil céleste à une simple parodie de quelque séance du sénat. Donc, les conseillers de l’Olympe délibèrent sur les graves intérêts de l’humanité,

Concilium summis hominum de rebus habebant ;

il s’agit surtout de fixer le châtiment que méritent les impiétés d’un certain Lupus. Jupiter pérore le premier, et se plaint de n’avoir pas assisté à une précédente séance tenue à ce sujet. Ici Dacier remarque très bien[50] que c’était déjà une chose assez plaisante de faire dire par le souverain maître qu’il voudrait de tout cœur avoir fait une chose qu’il n’avait pas faite ; mais la suite est plus bouffonne encore. Jupiter se plaint que les hommes donnent indistinctement le nom de père à chacun des dieux, sans pour cela croire à un seul : « De façon, dit-il, qu’il n’est pas un de nous qui ne soit et père et le meilleur des dieux : père Neptune, père Bacchus ; Saturne, Mars, Janus, Quirinus, autant de pères ; jusqu’au dernier d’entre nous, c’est le nom qu’on nous donne. » Puis, après cette sortie gravement éloquente, Jupiter se tait, dedit pausam ore loquendi. Alors c’est le tour de Neptune ; le pauvre orateur se trouble et s’embrouille si bien dans la métaphysique de se phrases, que, pour s’excuser, il est contraint d’avouer que Carnéade en personne (ce subtil et célèbre raisonneur venait récemment de mourir) ne pourrait pas s’en tirer, quand même Pluton le renverrait tout exprès des enfers : — Voilà malheureusement tout ce qu’il est possible de saisir de cette composition piquante, où s’annonçait déjà la libre manière de Lucien. En somme, il est permis de soupçonner que le poète croyait peu à l’intervention de la Providence dans la conduite des évènemens humains. Écoutez plutôt ce fragment de dialogue entre un dévot libertin et un philosophe :


« Que nos prières montent vers les dieux avec notre encens ! Confions-leur nos projets, et qu’ils les approuvent. — Alors, sûr de l’impunité, tu fais la débauche. »


Ce trait contre les prières hypocrites des vicieux qui croient trafiquer avec le ciel semble avoir inspiré à Perse la satire de la Religion, à Juvénal celle des Vœux ; le génie perdu de Lucile survit dans quelques imitations de ses admirateurs.

Quoi qu’il en soit, on aime à croire que le ciel n’était pas tout-à-fait désert pour Lucile : aussi n’est-ce pas à lui que je voudrais rapporter ce fragment mystérieux, ce cri d’incrédulité et de désespoir : « Doit-il se pendre ou se jeter sur son épée pour ne pas voir le ciel en mourant ? » Mais je rattache plus volontiers à son souvenir certains traits de mélancolie tels que celui-ci : « Quand l’ame est malade, le corps trahit aux yeux cette souffrance. » Lucile, on s’en aperçoit, savait les déchiremens d’un cœur troublé ; il avait vécu, il connaissait les tristes rançons que la passion tire de notre bonheur : « Le désir, dit-il, peut être arraché du cœur de l’homme, mais jamais la passion du cœur de l’insensé. » C’est de lui-même, c’est du sage au moins que parlait l’auteur des Satires dans cette autre pensée : « Il méprise le reste ; il ne compte, en tout, que sur un usufruit assez court ; il sait que personne ici n’a rien en propre. » Tel est le moraliste chez Lucile. Ses préceptes quelquefois sentent l’égoïsme romain, comme lorsqu’il dit : « N’entreprends qu’un travail qui te rapporte gloire et profit ; » mais souvent aussi l’homme de cœur, l’homme dévoué apparaît, par exemple dans cette maxime : « Montrons-nous généreux et affables pour nos amis. » Si l’on veut connaître la belle ame de Lucile, il la faut chercher surtout dans ce magnifique morceau sur la vertu, le plus long que nous ayons de lui, et qui restera son titre d’honneur. Jamais le stoïcisme n’a parlé un plus noble langage ; c’est le texte surtout qu’on voudra relire, et je me reprocherais de ne pas le donner tout entier :


Virtus, Albine, est pretium persolvere verum,
Queis in versamur, queis vivimu’, rebu’ potesse :
Virtus est homini, scire id, quod quæque habeat res.
Virtus scire homini rectum, utile, quid sit honestum ;
Quæ bona, quæ mala item, quid inutile, turpe, inhonestum :
Virtus, quærendæ rei finem scire modumque :
Virtus, divitiis pretium persolvere posse :
Virtus, id dare, quod re ipsa debetur honori :
Hostem esse atque inimicum hominum morumque malorum,
Contra defensorem hominum morumque bonorum,
Magnificare hos, his bene velle, his vivere amicum :
Commoda præterea patriæ sibi prima putare,
Deinde parentum, tertia jam postremaque nostra.

La vertu, Albin, est de savoir apprécier à leur vrai prix les affaires auxquelles nous sommes mêlés, les choses au sein desquelles nous vivons ; la vertu pour l’homme est de connaître ce que chaque chose est en elle-même ; la vertu pour l’homme est de discerner ce qui est droit, utile, ce qui est honnête, quelles choses sont bien, quelles choses sont mal, ce qui est inutile, honteux, déshonnête ; la vertu est de mettre des bornes et une fin au besoin d’acquérir ; la vertu est de peser à sa vraie mesure la valeur des richesses ; la vertu est de rendre l’honneur qui est dû à ce qui est honorable, d’être l’adversaire public et l’ennemi privé de ce qui est méchant, hommes ou mœurs, d’être le défenseur, au contraire, de ce qui est bon, hommes ou mœurs, de glorifier ceux-ci, de leur vouloir du bien, d’être dans la vie leur ami ; enfin de mettre au premier rang, dans son cœur, les avantages de la patrie, au second ceux des parens, au troisième et dernier les nôtres.


Arrêtons-nous ; on ne saurait se séparer de Lucile sous une plus favorable impression. Il y a dans ce morceau des traits de grandeur qui le mettent à côté des plus belles pages de l’antiquité.

On a vu quel était le style du poète. Horace, qui traite Lucile absolument comme Boileau traitait ses devanciers du XVIe siècle, revient avec une insistance marquée sur sa négligence, sa précipitation, ses bigarrures gréco-latines, l’incorrecte dureté de sa forme ; tantôt il lui reproche « son vers raboteux et peu élaboré, » et « son bavardage, sa paresse d’écrire ; » tantôt il le compare à « un fleuve bourbeux où il y a à choisir ; » plus loin il l’accuse d’écrire « deux cents vers en une heure, et, comme on dit, au pied levé ; » ailleurs encore il assure que la prétention de Lucile était de « faire deux cents vers avant le dîner et autant après. » Il y a du vrai, mêlé de beaucoup d’amertume, dans ce jugement. Horace, du reste, convient lui-même que c’étaient les défauts du temps, et que, venu à une époque de vraie culture littéraire, l’auteur des Satires se serait bien des fois frappé la tête et rongé les ongles au vif, en alignant ses hexamètres. Je conviens que Lucile a bien des vices de détail : on peut lui reprocher, avec l’auteur de la Rhétorique à Herennius, certaines transpositions prétentieuses de mots, et aussi l’emploi affecté des diminutifs, le désordre inculte du langage, sa diffusion négligée. La pureté lumineuse de la diction, l’art dans le choix des termes, l’aménité du rhythme, la simplicité ornée, ce que Pétrone a si bien défini d’un mot : Horatii curiosa felicitas, toutes les qualités enfin des époques calmes et consommées lui manquent. Il n’échappe pas au goût peu sûr de son moment. La langue, il la prend de toute main, et on dirait volontiers de lui, à la façon de Montaigne : « Si le latin n’y suffit, que le grec y aille, et l’osque en plus, sans compter l’étrusque. » La langue latine, qui ne s’était encore montrée dans sa fleur de politesse que pour Térence, semble continuer, dans l’œuvre de Lucile, son travail intérieur d’épuration ; non-seulement on a l’or, on a en sus et pêle-mêle les scories. En revanche, si Lucile, comme Renier, est de ceux qui ne savent point employer des heures


À regratter un pot douteux au jugement,


il a deux qualités qui suffisent à constituer un grand écrivain, je veux dire l’inspiration et la verve. On passe volontiers à sa muse ce ton de libre conversation, ces détails anecdotiques, ces comparaisons familières, ces tours proverbiaux, ces façons de dire populaires, car je ne sais quelle empreinte vigoureuse, je ne sais quelle saveur forte et saine suffisent pour donner à ces fragmens un caractère tout à part. La vieille souche romaine se montre là rugueuse, verte, pleine de sève. Il y a chez Lucile d’incontestables allures de génie, et nous pouvons, en toute sûreté, nous laisser séduire, après Quintilien, par « ce franc parler qui lui donne du mordant et beaucoup de sel, libertas, atque inde acerbitas, et abunde salis. »

Il resterait à deviner et à dire dans quels cadres plaisans se jouait la fantaisie du poète, quels étaient les sujets et les plans de ses satires. Les détails malheureusement ne suffisent pas à faire juger de l’ensemble. Quand il s’agit de restituer avec des fragmens une épopée perdue, on est guidé par les évènemens, par l’histoire ; pour un drame, on a du moins le fil conducteur de l’action. Ici rien de pareil ; tout est livré aux caprices irréguliers et maintenant insaisissables de l’écrivain. Comment retrouver tant de données éparses à travers ces trente livres de satires, dont les derniers semblent un essai incorrect de jeunesse ou l’œuvre incomplète d’une main fatiguée ? Je ne me risquerai pas dans cette région peu sûre des hypothèses où se complaît la science par trop reconstructive de certains critiques d’outre-Rhin. Ce qu’on peut seulement avancer avec certitude, c’est que Lucile cherchait à frapper l’imagination des lecteurs par des inventions variées, par la diversité des formes. Il eût dire de sa satire ce que Regnier, à qui je le compare volontiers pour la vigueur et l’inculte du génie, disait de la sienne :


Elle forme son goût de cent ingrédiens.


Ainsi, dialogues, épîtres, récits, petits drames comiques, apologues même, se succédaient et s’entremêlaient tour à tour. Il y avait toute une mise en scène qu’on peut croire habile : ici c’était une burlesque assemblée des dieux de l’Olympe ; là, le récit d’une rixe de cabaret ; plus loin, des aventures de touriste, le tableau d’une querelle de ménage, une thèse de philosophie ou le sermon d’un vieil avare à un jeune prodigue ; ailleurs encore, la description d’un festin de village et de paysans goulus se gorgeant de légumes, ou enfin l’assaut de je ne sais quelle porte par des vauriens en goguette. Voilà dans quelles compositions, arrangées avec plus ou moins, d’art, et où était sans doute ménagé l’intérêt, le poète mettait en jeu et bafouait la luxure des débauchés, les folies des dissipateurs, les fourberies du forum, la vanité des écrivains, la gloutonnerie des estomacs sensuels, la cupide corruption des grands, la vénalité des magistratures, tous les ridicules, tous les excès, tous les vices de cette cité, dont Juvénal devait dire plus tard qu’elle ne contenait pas un honnête homme. On sait, on ressaisit maintenant en idée ce que fut Lucile.

Singulière inégalité des destinées humaines ! ce poète promis à la gloire, et qui put s’en croire maître, a vu ses œuvres et presque son nom effacés sous les pas du temps, tandis que des génies inférieurs, qu’on ne lui comparait même pas, resteront à jamais dans la mémoire des hommes. Les débris de ses pensées sont épars çà et là dans les livres des anciens, comme tant d’illustres cendres le long des tombeaux ruinés de la voie Appienne. En venant réclamer aujourd’hui un regard pour ce mort célèbre d’il y a deux mille ans, un moment de souvenir pour ce grand renom à jamais éteint,on n’a pas voulu tenter une réhabilitation ; il n’y a lieu de réhabiliter que les réputations compromises et les talens condamnés. Lucile, grace à Dieu, n’en est pas là ; ce n’est point l’opinion qui a triomphé de lui, c’est le temps. Pour que l’auréole immortelle reparût sur son front, il ne faudrait pas changer sa place, mais la lui rendre.


CHARLES LABITTE.

  1. Horat., Sat., I, x, 1.
  2. Porphyrion sur Horace (Ep., I, III, 1). — Voir Weichert, Poet. Lat. Reliquioe : Leipsig, 1830, in-8o, p. 366.
  3. Suet., Gramm. ill., XIV.
  4. Voir surtout les lamentations de Turnèbe dans ses Adversar., XXVIII, 9.
  5. Satires de Lucilius, fragmens revus, etc., par M. Corpet ; 1 vol. in-8o, 1845, Paris, chez Delion, 47, quai des Augustins.
  6. Studia critica in Lucilium : Utrecht, 1842, in-8o. — Je citerai cet exemple pour montrer jusqu’où M. Van Heusde pousse l’abus des hypothèses. On trouve dans deux ou trois passages de Lucile, qui consistent chacun en deux ou trois mots, les expressions de boulangerie et de pilon : aussitôt M. Van Heusde en conclut que Lucile, comme Plaute, a tourné la meule. Figaro ne demandait que deux lignes d’un homme pour le faire pendre ; il n’en faut pas tant à M. Van Heusde pour réduire les gens en esclavage. Je n’en apprécie pas moins tout ce qu’il y a de vues fines et d’érudition dans ce livre un peu indigeste. Il est à regretter que, dans sa récente réponse à M. Fréd. Hermann (Epistola de Lucilio, 1844), M. Van Hensde, éclairé par la critique, se soit obstiné dans tous ses paradoxes. Je m’étonne que, dans cette dernière brochure, le savant auteur, maintenant, contre toute vraisemblance, que Lucile a vécu quatre-vingts ans, relève, pour combattre la date donnée par Saint Jérôme, certaines erreurs prétendues de la Chronique de ce saint. Cela prouve seulement que saint Jérôme avait un système particulier de compter Les olympiades, système qui, en effet, a gardé son nom. M. Van Heusde, à ce qu’il paraît n’a jamais lu l’Art de vérifier les dates.
  7. Voir un article critique fort dur de M. Frédéric Hermann dans les Éphémérides de Goettingue, 1834, n° 36.
  8. Lucilius und die römische Satura ; Bâle, 1844, in-4o. — M. Gerlach ne fait guère que reproduire certaines opinions qu’avait d’abord émises M. Dziadek dans un spécieux mémoire (Sat romana, imprimis Luciliana, antiquoe groecoe comoedioe non dissimilis ; Conitz, 1842, in-4o) ; opinions que M. Frédéric Hermann a reprises et modifiées depuis avec beaucoup de subtilité et de science (de romanoe Satiroe auctore : Marbourg, 1841, in-4o). En étudiant quelque jour les origines de la satire latine, lieus aurons occasion de rétablir la vraie mesure et de montrer combien il sert peu de déprecier Ennius pour surfaire Lucile. C’est là que se placera naturellement la question de savoir si ce dernier poète a été un copiste de Rhinton et des comiques de la grande Grèce. >
  9. Le fait est digne de remarque : Livius Andronicus était de Tarente, Névius de Campanie, Ennius de Rudies, Pacuve de Brindes, Plante d’Ombrie, Cécilius de la Gaule cisalpine, Térence de Carthage, Attius de Pisaurum. La littérature, chez ce peuple de soldats et de gens d’affaires, ne fut pas d’abord indigène.
  10. Voir la notice de M. Boisonnade sur Turnus (Journal de L’Empire, 11 janvier 1813).
  11. Voir M. Varges : Specirnen quœstionum Lucilianarum (Rheinisches Museum, 1835).
  12. M. Peterrnann (de Lucilii vita ; Breslau, 1842, in-8o, p. 9 et 11) dit qu’il n’y a rien dans les fragmens de Lucile qui puisse faire supposer que le poète avait écrit des comédies. C’est une erreur. Voyez les derniers livres, le livre XXVIII surtout, où l’on retrouve plusieurs incidens des Adelphes de Térence. Quand M. Petermann assure que Lucile n’avait point composé d’épodes, il se trompe ; le grammairien Diomède (édit. de Putsch, p. 482) dit positivement le contraire.
  13. Et sola ex multis nunc nostra poemata ferri. (XXX, 30.)
  14. Quod sua committunt mortali claustra Camœnae. (XXX, 64.)
  15. Quantum haurire animus Musarum e fontibu’ gestit. (XXX, 29.)
  16. Lire dans son III° livre, à partir du vers 1066, toute cette belle page, où Faust et Manfred se seraient reconnus.
  17. Epigr., XI, 90.
  18. Pour ce qui concerne les détails géographiques de ce voyage, je suis le plus Souvent la minutieuse dissertation de M. Varges, Lucilii que ex libro III supersunt ; Stettin, 1836, in-4o.
  19. I mpositum saxis late candentibus Anxur. (Horat., Sat., I, v, 26.)
  20. Voir sa Copa.
  21. Rhet. ad Herenn., II, 13. — Van Heusde, Studia critica, p. 305. — Lucile, ed. Corpet, XIX, 8.
  22. Plaut., Trinum., 244.
  23. … Morbus mores invasit bonos ;
    Ita plerique omneis jam sunt intermortui.

    (Ibid., 6).
  24. Anibitio jam more sancta’st, libera’st a legibus. (Ibid., 1002.)
  25. Ben se’ tu manto che tosto raccorce
    Si che, se non s’ appon di die in die,
    Lo tempo va dintorno con le force.
    (Parad., XVI, terz. 6.)

  26. Voyez Klusmann, Nœvii vita, Jéna, 1842, in-8o, page 15, et une note de M. Naudet sur le vers 27 de l’Amphitryon.
  27. Nulla fides pietasque viris qui castra sequuntur.
    Venalesque manus : ibi fas, ubi maxima merces.
    (Phars., X, 408.)

  28. Piscum sapores quibus pretia capientum periculo fiunt. (Plin., Hist. Nat., IX, 34.)
  29. Voir Macrobe (Saturn., II, 12) qui complète les traits épars dans Lucile.
  30. Expression de Publius Syrus (dans Pétrone, ch. LV) ; c’est presque la vitrea toga dont parle Varron. Il est aussi question dans Sénèque de ces robes transparentes avec lesquelles les matrones, dit énergiquement le philosophe, « ne adulteris quadem, plus sui in cubiculo, quam in publico ostendunt. »
  31. Voir dans Macrobe (Saturn., II, 10) le discours de Scipion auquel Lucile faisait ici allusion (Sat. II, fr. 10 ; édit. Corpet).
  32. … Cocus ille nundali’ est : in nonum diem
    Solet ire coctum (Aulul., 280.)
  33. Le sage Lélius se souvenait ici de son Hésiode : « Insensés qui ne savent pas combien la moitié est préférable au tout, et ce qu’il y a de richesse dans la mauve et l’asphodèle. » (Trav. Et Jours, v. 41)
  34. La date incertaine de cette loi Licinia a donné lieu à vingt hypothèses, dont les moins vraisemblables peut-être appartenaient à l’auteur des Studia critica in Lucilium. Depuis M. Van Heusde, dans son Epistola ad Hermannum de Lucilio a produit de nouvelles conjectures qui pourraient être réfutées de même par des conjectures. Ce qu’il y a de sûr, c’est que la date de la loi Licinia varie de 644 à 637. Or, Lucile étant mort, d’après saint Jérôme, en 651, cette loi dont le poète parle avait dû paraître avant 651.
  35. Plaute (Pseudol., 84) a une expression plus vive encore pour peindre ces mains crochues, (urtificoe manus, qui étaient sans doute L’une des soixante trois manières qu’avait Panurge de se procurer de l’argent. (Voir le Pantagruel, l. II, ch. XVI.)
  36. Vetus urbi foenebre malum. (Tac., Ann., VI, 16.)
  37.  Quod plerique omnes faciunt adolescentuli,
    Ut aninum ad aliquod studium adjungant, aut equos
    Alere, aut canes ad venandum, aut ad philosophos.
    (Terent., Andr., v. 55.)

  38. Il s’agit de ces fille à deux oboles, et « bonnes pour la crasse des esclaves, » dont Plaute a tracé un si repoussant tableau (Pœnul., 263).
  39. On voit dans le Rudens (prol., 54) que « la Sicile était un pays de voluptueux, excellent pour le trafic des courtisanes. »
  40. Trucul., 837
  41. Comparez dans l’Aulularia (v. 464 et suiv.) la très piquante énumération des ouvriers sans nombre dont une femme avait besoin, pour sa toilette.
  42. Cette croyance que le polype se dévirait lui-même n’était plus qu’une fable au temps de Pline (Hist. Nat., IX, 46).
  43. XXX, 19 ; édit. Corpet.
  44. Noct. Att., XVII, 21.
  45. Voir Horat., Epist., I, II, 269.
  46. Les textes obscurs qui se rapportent aux doctrines grammaticales de Lucile ont été notablement éclaircis par M. Louis Schmidt dans une savante dissertation : Lucilii quoe ex libro IX supersunt ; Berlin, 1840, in-4o.
  47. Voir Schoenbeck, Quoesc. Lucilianarum particula ; Halle, 1841, in-8o, p. 32.
  48. Istic, vieille forme, pour isti.
  49. Capt., 242.
  50. Dans son Discours sur la satire (Mémoires de l’Acad. Des Inscriptions l II, p. 212.