Études sur l’Inde ancienne et moderne/05

ÉTUDES
SUR
L’INDE ANCIENNE ET MODERNE

V.
LES HÉROS PIEUX. — LES PANDAVAS.

I. — la grande guerre.

Dans la première partie du Mahâbhârata, les fils de Pândou ont eu à subir les plus rudes épreuves[1]. Ruinés, proscrits et fugitifs, on pouvait croire qu’ils allaient disparaître de la scène du monde. Le moment arrive cependant où ils vont reprendre le premier rang et briller enfin d’un éclat impérissable. Cachés sous des déguisemens divers à la cour de Virâta, roi des Matsyens, ils y achèvent cet apprentissage du malheur qui forme les vrais héros.

Les fils de Dhritarâchtra, les Kourous, contraints d’abandonner les troupeaux qu’ils avaient enlevés, et repoussés par Ardjouna, qu’ils n’ont pu reconnaître, fuient devant le guerrier vainqueur, qui, pareil à Apollon, fait trembler la terre à chaque vibration de son arc. Lorsque l’armée ennemie a été mise en déroute, Ardjouna renoue ses longs cheveux et reprend les rênes du char : il n’est rien de plus qu’un eunuque du palais remplissant près du jeune prince Rhoûmimdjaya, fils du roi des Matsyens, l’office de cocher. Il lui suffit d’avoir battu ses implacables rivaux, d’avoir brisé d’un coup de flèche le parasol royal du vieux Bhîchma, l’aïeul de sa propre race, et rapporté, criblée de traits, la bannière sur laquelle est peint un singe couleur d’or. Le roi des Matsyens, Virâta, ne doute pas que son fils n’ait à lui seul remporté la victoire. Sa joie est si grande, qu’il fait retentir partout, au palais et dans la ville, les louanges du jeune guerrier : Ardjouna se tait et le laisse dire. La bouillante valeur et la magnanimité sont deux vertus qui conviennent aux héros de tous les âges et de tous les pays. Voici pourtant des scènes qui nous ramènent brusquement dans ce monde de l’Inde, où les choses ne se passent pas toujours comme ailleurs.

Enivré de son triomphe, le roi Virâta veut jouer aux dés ; c’est l’ainé des Pândavas, c’est Youdhichthira, caché à sa cour sous le déguisement d’un brahmane, qu’il a provoqué. Celui-ci, on s’en souvient, avait tout perdu deux fois déjà dans une circonstance pareille, son royaume, sa liberté, celle de ses frères. Il hésite donc à engager la partie, et, rappelant au souverain que le jeu traîne tous les péchés à sa suite, il fait allusion à ses propres malheurs. — Ah ! ces gens d’Hastinâpoura ! répond le roi, mon fils ne vient-il pas de les battre à lui seul ? — Non, reprend le faux brahmane, ce n’est pas lui, mais son cocher ! — Le roi s’impatiente ; il continue de vanter les hauts faits de son fils ; une querelle s’engage, et Youdhichthira, que la colère aveugle, lui jette violemment un dé à la face, en criant : Ce n’est pas vrai ! — Le sang du vieux roi a coulé, et tandis que des serviteurs empressés lavent sa blessure, son fils se présente accompagné du cocher qui a guidé ses chevaux sur le champ de bataille. — Mon père, s’écrie-t-il, qui vous a frappé ? qui a commis ce crime ? — Et l’on pense involontairement à l’indignation de don Rodrigue ; mais, chez les Aryens, qu’est un roi comparé à un brahmane ? Celui qui a frappé porte le costume de la caste privilégiée, on le regarde comme un deux fuis né ; donc il faudra que le roi outragé lui pardonne, de peur d’attirer sur lui et sur les siens le feu de la malédiction[2]. Alors, avouant la vérité à son père, qui ne la connaissait pas, le jeune prince s’écrie avec l’accent de la sincérité : « Non, ce n’est pas moi qui ai reconquis les troupeaux ; non, ce n’est pas moi qui ai vaincu les ennemis ; tout cela a été accompli par le fils de quelque dieu, car, lorsque je fuyais épouvanté, ce fils de dieu m’a ramené au combat…[3]. »

Trois jours plus tard, les cinq frères Pândavas, après s’être purifiés et avoir revêtu leurs plus beaux ornemens, se présentent à l’assemblée du roi. Ils prennent place parmi les princes, et le souverain des Matsyens est forcé de reconnaître en eux les cinq héros fugitifs dont la renommée retentit déjà par toute l’Inde. Pour remercier Ardjouna du service qu’il lui a rendu, le roi s’empresse de lui offrir sa fille en mariage ; mais celui-ci refuse. — Pourquoi, demande le roi Virâta, n’acceptes-tu pas ma fille, que je t’offre avec tous mes trésors ? « Parce que, répond Ardjouna, j’ai habité dans le gynécée, où je la voyais toujours ; en secret et devant témoins, elle s’est fiée en moi comme en un père ; — elle avait de l’affection et du respect pour celui qu’elle croyait être un eunuque danseur et habile à chanter, et elle me regarde toujours comme un précepteur, ta fille que tu m’offres ! — Avec cette enfant, j’ai habité toute une année, ô roi ! Cela donnerait beaucoup à penser dans ton palais et parmi ton peuple. »

La fille du roi, qu’il a refusée pour lui au nom de la sévérité des mœurs orientales, Ardjouna l’accepte pour son propre fils Abhimanyou. Ainsi s’établit une alliance intime entre les Pândavas et un souverain qui jouissait d’une certaine autorité. Les rois voisins, amis de Virâta, vinrent à la noce ; parmi eux, on remarquait Krichna, l’ami, le protecteur et le conseiller des fils de Pândou. Le lendemain de la cérémonie, il se tint au palais une assemblée (un conseil) de rois, dans laquelle furent débités de longs et beaux discours touchant l’opportunité qu’il y aurait à déclarer la guerre aux Kourous. Tous les assistans étaient d’accord sur ce point, que les Pândavas devaient rentrer dans tous leurs droits, puisque leur exil venait de finir, et recouvrer la possession du royaume qui leur avait été concédé jadis par Dhritarâchtra lui-même ; mais le meilleur moyen de recouvrer ce royaume sans conditions, n’était-ce pas de le reconquérir par la force des armes ? À la cour d’Hastinâpoura, on se préparait à attaquer les fils de Pândou, que l’on savait avoir reparu chez le roi des Matsyens et y former un parti considérable. Quand on se fut bien exalté de part et d’autre, quand on eut vanté sa propre force et déprécié celle de l’ennemi, on prêta l’oreille un instant à la voix des vieillards et des sages qui conseillaient de parlementer. Du côté des Pândavas, Krichna avait recommandé la prudence ; du côté des Kourous, Dhritarâchtra, le roi aveugle, toujours épouvanté de la violence de ses fils, inclinait à la paix. Il envoya donc vers les Pândavas, pour traiter avec eux, son cocher ou plutôt son écuyer Sandjaya, homme prudent, qui savait parler et se faire écouter. L’écuyer des princes de l’Inde ressemble beaucoup à celui des chevaliers du moyen âge, avec cette différence qu’il partage de plus près encore les dangers de son maître, puisqu’il se tient devant lui sur le char. Né d’une femme de la caste sacerdotale et d’un kchattrya, l’écuyer hindou, qui savait à la fois combattre et lire les textes anciens, est devenu plus tard le barde, le panégyriste, dont la place était marquée dans toutes les fêtes.

L’écuyer du vieux roi Dhritarâchtra fit donc connaître les intentions pacifiques de son maître. Cependant les Pàndavas insistaient pour qu’on leur accordât la libre possession d’un certain nombre de villes, et les fils du roi aveugle refusaient absolument d’accorder à ceux-ci tout ce qui pouvait les rendre indépendans à un degré quelconque. Ils comprenaient que les Pàndavas étaient devenus puissans par leurs alliances, et supposaient qu’un jour ou l’autre ils tenteraient d’usurper le royaume d’Hastinâpoura. Les négociations furent rompues, et on a le droit de douter qu’elles fussent sincères, car de part et d’autre on appelait autour de soi et l’on faisait marcher de grandes armées.

Ce qu’on appelait alors grande armée, ou armée complète (akchaohini), se composait de cent neuf mille trois cent cinquante fantassins, soixante-cinq mille six cent dix chevaux, vingt-huit mille huit cent soixante-dix chars, et vingt et un mille huit cent soixante-dix éléphans. Le roi commandait ordinairement en personne : les bannières flottaient au premier rang ; en tête marchaient les fantassins armés du bouclier et du javelot, puis les archers et les soldats armés de massues et d’épieux ferrés. Derrière l’infanterie se massaient les cavaliers, puis les chars avec leurs combattans, et les éléphans armés en guerre. Un second corps de fantassins fermait la marche, suivi des porteurs d’eau, des joueurs d’instrumens de musique et des chariots. Dans le combat, l’armée se déployait, suivant la nature des lieux, de diverses manières, affectant la forme d’un oiseau, d’une fleur, d’un croissant, d’un grand poisson, d’un bâton, etc. Avant d’en venir aux mains, les guerriers montés sur les chars s’injuriaient et se provoquaient en combat singulier. Tantôt les chars s’attaquaient de front, tantôt les deux champions cherchaient à tuer les chevaux de l’adversaire à coups de flèches. Le comble de l’adresse, c’était de couper avec un trait bien acéré l’arc de son ennemi. Le plus souvent les guerriers de haute naissance, qui combattaient sur des chars, ne s’abordaient ainsi qu’après que l’armée rangée autour d’eux avait été décimée ou mise en désordre, et ces luttes terribles, acharnées, décidaient en réalité de la victoire. Les chars étaient parfois d’une grandeur démesurée et portés sur un grand nombre de roues. L’or, l’argent, le fer, entraient dans la composition de ces immenses véhicules, au-dessus desquels s’élevait une espèce de clocheton ou de dais pointu, orné de queues d’yack, de banderoles et même de clochettes. Sur les bannières, on représentait le plus souvent l’image des animaux symboliques, le milan rouge (ou garouda, monture favorite de Vichnou), le taureau cher à Civa, le singe Hanouman, allié de Râma, ou bien un lion, un serpent ou un bouquet de feuilles de palmier. La cotte de mailles était connue des anciens Hindous, ainsi que la cuirasse de métal ; ils aimaient à porter des grelots à leur ceinture et même à la poignée de leur cimeterre. Ces formidables armées, qui s’avançaient toujours avec l’espoir de vaincre, fières de leur nombre, tombaient dans un subit abattement dès qu’elles croyaient reconnaître un présage, et il y avait beaucoup d’incidens dans lesquels on voyait un mauvais augure. Le vautour passait-il au-dessus des rangs en jetant son cri, le soleil était-il rouge à son coucher, les chacals faisaient-ils entendre dans le silence de la nuit leurs lugubres aboiemens, une corneille ou un cerf passaient-ils à la gauche de l’armée, un coup de tonnerre éclatait-il dans la nuée, la terre venait-elle à s’agiter, — tous ces guerriers montés sur des chars dorés ou portés sur des éléphans monstrueux, tous ces cavaliers au riche turban, tous ces fantassins à la fine moustache retroussée se prenaient à trembler comme des femmes, et un gémissement douloureux s’élevait à travers le camp. Tous les courages faisaient défaut à la fois, et chacun se disait : Les dieux sont contre nous !

Au moment où la guerre va éclater entre les Kourous et les Pândavas, quand les grandes armées se lèvent et se meuvent sur tous les points de l’Inde, il se fait comme un grand silence autour des rois. L’épopée, qui va s’élargissant toujours, semble s’arrêter dans sa marche pour nous faire assister aux conseils qui se tiennent à Hastinâpoura. Dans le silence de la nuit, Dhritarâchtra, le roi aveugle, se fait expliquer les mystères de la création, les caractères de la révélation védique, ce que c’est qu’un véritable savant selon l’idée indienne, les maux qu’attirent les vices, les fruits que l’on retire des vertus, et enfin ce qu’on doit appeler l’immortalité. Ici apparaît une doctrine nouvelle, la doctrine mystique du djoguisme ou absorption en l’Être suprême par la méditation. En voici les principes fondamentaux : les œuvres ne suffisent pas à procurer aux hommes le souverain bien, car elles exigent un effort qui trouble la parfaite quiétude de l’esprit et de l’âme. Pour parvenir à la vie éternelle, il faut que le voyant, « en silence assis seul à l’écart, ne fasse pas même effort avec la pensée, et ainsi il anéantira en lui les sentimens de joie et de colère que causent l’éloge et le blâme[4]. » Mais ce dieu recherché par le philosophe contemplatif, par le djogui, est-ce Brahme, la divinité impersonnelle ? est-ce Brahma, le créateur ? Les sectaires, avant de le nommer Vichnou, — le dieu aux incarnations multiples qui sauve et conserve, — l’ont désigné par le nom abstrait de Bhagavat, bienheureux, et voici comment il est célébré, tout au milieu de l’épopée, dans une ode fort ancienne, assez obscure, dont j’essaie de traduire ici quelques stances :

« La force productrice, au grand éclat, tout enflammée, pleine de gloire, que les dieux honorent, par laquelle le soleil rayonne : les djoguis la perçoivent ; c’est Bhagavat qui est éternel. — De cette force procède Brahme, par elle Brahme se développe et croît ; cette force qui réside au milieu des corps célestes rend brûlant le soleil qui ne chauffait pas : les djoguis la perçoivent ; c’est Bhagavat qui est éternel. — Elle pénètre les eaux ; sortie des eaux au milieu de la mer, elle pénètre deux divinités dans l’espace ; pleine d’énergie sous la forme de l’astre lumineux, elle soutient à la fois la terre et le ciel : les djoguis la perçoivent ; c’est Bhagavat qui est éternel. — Cette forme soutient donc deux divinités, la terre, le ciel et les points de l’horizon ; c’est d’elle qu’émanent et coulent les points de l’horizon et les fleuves, par elle que se fixent les grands océans : les djoguis la perçoivent ; c’est Bhagavat qui est éternel. — Sa forme ne peut se comparer à rien de ce qui existe, qui que ce soit ne la voit par les yeux, mais par l’intelligence, l’esprit et le cœur ; ceux qui l’ont connu, ceux-là sont immortels ! Les djoguis la perçoivent ; c’est Bhagavat qui est éternel[5]… »


L’ode continue sur ce ton pendant une quarantaine de stances. Le dieu cherché, Bhagavat, tantôt ressemble au feu, le plus actif des élémens, celui qui a joué le plus grand rôle dans la création, tantôt s’offre sous les traits du soleil, tel que l’adoraient les mages ; il flotte insaisissable et partout présent, comme cette âme universelle que le panthéisme essaie en vain de préciser. Le vrai djogui doit finir par se voir lui-même en toute chose, dans le passé comme dans le présent, dans ce qui est comme dans ce qui n’est pas. En somme, rien n’existe que l’âme (âtma), qui a le sentiment de son être et le désir impérieux de ne pas mourir ; c’est bien quelque chose. Dans ce passage toutefois, la théorie du djoguisme n’est encore qu’indiquée : c’est un peu plus loin, dans le magnifique chant de la Bhagavadguitâ, qu’il faut l’étudier.

II. — le chant du bienheureux.

Il a été fait beaucoup de traductions de la Bhagavadguitâ, en latin, en anglais et en français, depuis une cinquantaine d’années. Ce beau livre, — il contient l’exposition complète d’une philosophie, — est donc entre les mains de tout le monde. Je voudrais seulement faire connaître ici comment cet épisode est amené dans le poème et le rôle qu’il joue dans la suite des événemens.

Tandis que les fils de Dhritarâchtra, les Kourous, discutent en conseil devant leur père sur les avantages d’une guerre prochaine, les Pândavas de leur côté ne restent pas inactifs. Krichna, le sage et puissant roi du pays de Mathoura, qui va bientôt s’élever à la hauteur d’un dieu et se montrer comme un avatara de Vichnou, avait dissuadé les fils de Pândou d’entreprendie la guerre ; mais il avait promis de les aider, si la prise d’armes avait lieu. Au moment décisif, l’aîné des Pândavas, Youdhichthira, se souvient de la promesse et dit à son ami :

« Voilà qu’il est venu le temps des amis, et je ne vois que toi qui puisses nous sauver dans ces calamités ! — Ayant eu recours à toi, Krichna, nous réclamerons au fils de Dhritarâchtra et à ses conseillers la part qui nous est due. — Comme tu protèges tes peuples au milieu de tous les périls, de même aussi, que les Pândavas soient gardés par toi ! Sauve-nous de ce grand danger. — Et Krichna répond : Me voici, ô grand héros ! dis ce que tu veux me dire, et je ferai tout ce que tu me diras[6]. »


Avec Youdhichthira, prince magnanime, connu sous le nom de roi de la justice, Krichna parle longuement des devoirs des souverains dans le gouvernement des peuples et sur le champ de bataille. Il tente un dernier effort près des Kourous pour amener la paix, et quand il a été témoin de la violence et de l’obstination des fils de Dhritarâchthra, il revient auprès de ses protégés les Pândavas. Le conseil se réunit de nouveau, mais nous devons renoncer à analyser les discours prononcés dans l’assemblée : paroles sérieuses et sages, pleines de bons avis, invectives ardentes, prophéties terribles, tous les accens du cœur et de l’âme y retentissent tour à tour ; on dirait la grande voix d’une cataracte que couvrent par instans les coups de tonnerre et le mugissement des vents déchaînés dans la forêt. Il nous faut laisser en arrière ces belles pages et nous placer avec Krichna au milieu des fils de Pândou. Ceux-ci ont rassemblé sept armées complètes ; l’ennemi compte des forces bien plus considérables encore. Le moment arrive où ces troupes pleines d’ardeur et animées de la colère qui enflamme leurs chefs vont en venir aux mains. L’aîné des Kourous, Douryodhana, appelle à ses côtés son précepteur et son maître, Drona, — celui qui jadis présida au tournoi dans lequel les jeunes princes, aujourd’hui près de se combattre, avaient montré à tous les regards leur habileté dans l’art de manier les armes. Il lui fait le dénombrement des guerriers rangés sous les bannières des Pândavas, et quand s’achève ce prologue à la manière d’Homère, « pour exciter l’ardeur du prince, l’aïeul des Kourous, le grand-père Bhîchma, faisant entendre un cri pareil au rugissement du lion[7], souffla dans sa conque, lui qui est terrible. — Alors les conques, les gros tambours, les tambourins, les caisses longues et les trompettes retentirent tout à coup, et ce fut un bruit tumultueux. — Et montés tous les deux sur un grand char attelé de chevaux blancs, Krichna et Ardjouna soufflèrent dans des conques divines… — Les autres Pândavas et les chefs de leurs armées firent aussi successivement résonner leurs conques. — Ce bruit fendait les cœurs des Kourous ; le ciel et la terre se renvoyaient ce bruit confus. — Alors, ayant vu les fils de Dhritarâchtra prêts à combattre et les flèches commençant à voler, Ardjouna leva son arc et dit : — Entre les deux armées, fais arrêter mon char, ô immortel ! Cependant que j’observe ceux qui sont là, désireux de combattre et prêts à la lutte ! — Quels sont ceux contre lesquels il me faut combattre en cette grande rencontre ? Je les verrai de plus près, ceux qui vont entrer en lice, ceux qui sont là rassemblés[8] ! »

Krichna s’est fait le cocher et l’écuyer de son disciple favori Ardjouna. Les voilà donc qui marchent un instant au pas et s’arrêtent entre les deux armées : ils sont là debout, les regards dirigés en avant, le bras levé, comme deux guerriers grecs finement découpés sur le pavé d’une mosaïque. À la vue de l’ennemi, Ardjouna se trouble ; ce n’est pas la crainte qui le fait trembler, c’est l’émotion, la mélancolie, le dégoût de toute chose, ce sentiment de tristesse qui traverse les cœurs et y imprime cette parole fatale : À quoi bon ? C’est aussi le sentiment de la tendresse et du respect pour les siens, de la compassion pour tous. Comme la poésie indienne a compris les ennuis et les défaillances de l’esprit humain, et comme elle sait les exprimer par la bouche même d’un héros !

« En voyant mes propres parens, ô Krichna, désireux de combattre, prêts à en venir aux mains, mes membres s’affaissent, et mon visage est desséché, — il y a un tremblement dans mon corps, et mes cheveux se hérissent ; l’arc divin de Vichnou me tombe de la main, et la peau me brûle partout. — Je ne puis rester ferme ; il semble que mon esprit est en proie au vertige, je vois des présages, et des présages contraires, ô Krichna ! — Non, je n’attends plus le souverain bonheur, après avoir tué mes propres parens dans la mêlée ; je n’aspire point à la victoire ! La royauté, je n’en veux pas, ni de ses jouissances non plus ! — Que me fait la royauté ? que m’importent les plaisirs, la vie même ? Ceux pour qui nous désirerions avidement la royauté, les jouissances de la vie, les plaisirs, — ils sont venus sur le champ de bataille, ils sont là, ayant abandonné le soin de leur vie et leurs richesses, précepteurs, pères, fils, aïeuls, oncles, beaux-pères, neveux, beaux-frères, parens et alliés de toutes sortes ; non, je ne veux pas les tuer, quand ils me frapperaient eux-mêmes, ô Krichna[9] ! »


Arrêté par ce sentiment de pitié pour les siens et par l’horreur que lui inspire cette guerre impie, Ardjouna se demande si ce n’est pas un crime de tuer ses parens. De pareils attentats ne détruisent-ils pas la vertu sur la terre, et la vertu détruite, le crime prenant possession des individus et des empires, l’impiété règne dans le monde. — Ainsi pensait Ardjouna ; assis sur son char, déposant l’arc et les flèches, il se taisait et semblait désirer qu’un trait acéré vint le frapper au cœur. Krichna veut ranimer son courage ; mais le héros est en proie à une mélancolie si profonde, qu’il n’entend rien. Une seconde fois Krichna prend la parole ; il a prononcé d’abord le mot de devoir, — le devoir du guerrier qui l’oblige à se montrer ferme. Aussitôt Ardjouna semble revenir à lui ; il demande à Krichna de l’instruire, et le héros divin, répondant par un sourire aux larmes du guerrier défaillant, expose sa doctrine de l’irresponsabilité humaine et de la quiétude.

« Le sage, dit Krichna, ne s’afflige ni à l’occasion des morts, ni à l’occasion des vivans. Que sont les corps ? L’enveloppe périssable d’une âme incorruptible et immortelle ; de même qu’un homme, après avoir laissé ses vêtemens usés, en prend d’autres tout neufs, ainsi l’âme, après avoir abandonné sa vieille forme, en revêt une nouvelle[10]. Il n’y a donc pas lieu de s’affliger à la pensée de donner la mort. Les castes ont des devoirs à remplir ; le kchattrya doit combattre : qu’il soit vaillant, et le ciel s’ouvrira pour lui. L’homme d’ailleurs n’est point responsable du résultat de ce qu’il entreprend pour accomplir son devoir ; qu’il demeure donc indifférent au succès comme au revers, et il atteindra à l’égalité d’âme exprimée par le mot yoga, union avec l’âme immortelle. Pour y arriver, il s’agit d’abord de bannir de son cœur tout désir, toute volonté propre. Comme les eaux des fleuves entrent dans l’Océan tout rempli et sans l’agiter, de même celui en qui les désirs et les passions s’absorbent complètement obtient le calme absolu, et non celui qui subit leur influence[11]. Il n’est pas permis à l’homme de s’abstenir de toute sorte d’action, de rester inactif : qu’il agisse donc, qu’il pratique les devoirs de son état, mais sans s’intéresser aux résultats de son œuvre ! Les dieux n’agissent-ils pas aussi ? Et moi-même, dit Krichna, qui parle avec l’autorité du Dieu suprême, moi-même je n’ai rien à faire dans les trois mondes, mon œuvre est complète, achevée, et cependant je demeure en action[12] ! Et si je cessais d’agir avec assiduité, les hommes en feraient

autant de toutes parts ; le monde abandonnerait ses devoirs. S’il y a des actes mauvais, c’est que le désir et la colère, nés de la passion, remplissent les cœurs des mortels. La passion obscurcit l’intelligence ; le désir veut commander aux sens, régner sur le cœur et dans l’entendement : ce sont là. les ennemis que l’homme doit combattre. Pour arriver à vaincre les passions, les mortels suivent les lois d’une religion et pratiquent un culte. Il est bon d’avoir une religion, il est bon de présenter des offrandes aux dieux. Le meilleur de tous les cultes est celui qui purifie le mieux l’âme et le cœur : c’est l’étude de la sagesse, la connaissance de la profonde doctrine du djoguisme. »


Telle est en somme cette doctrine hardie, peu conforme à la doctrine védique, et qui incline visiblement vers un panthéisme fataliste. On voit bien apparaître un dieu, mais un dieu mal défini, qui, sans être créateur, s’intéresse de loin en loin au salut des hommes. Le djogui devient tolérant, et même si indifférent à l’égard des diverses formes sous lesquelles il plaît au grand Être de se manifester, « qu’il voit du même œil le savant et humble brahmane, la vache, l’éléphant, le chien, et même l’homme dégradé qui mange la chair du chien[13]. » Sa principale occupation est d’empêcher les objets extérieurs d’entrer en son esprit, de repousser par conséquent les plus nobles émotions, la pitié, l’affection, la charité en un mot, d’éteindre l’un après l’autre ces flambeaux qui réchauffent le cœur en l’illuminant. Pour arriver à ce but suprême, il lui est enjoint de loucher ou, si, l’on veut, de regarder entre ses deux sourcils, et de faire passer par ses narines l’air qu’il respire et celui qui sort de ses poumons. C’est à de pareilles puérilités que viennent aboutir les enseignemens de Krichna, à travers lesquels brillent incontestablement de grandes et nobles pensées, car toute doctrine qui tend à dégager l’homme des choses terrestres a droit à notre admiration. Et ce serait une erreur de croire que ces préceptes sont restés dans les livres : ils en sont sortis, ils ont circulé, et on met en pratique le plus sérieusement du monde ce qu’ils ont de ridicule et d’absurde. Qui n’a vu dans l’Inde de pauvres djoguis, devenus idiots à force de contempler le vide, passer leur vie entière à concentrer leurs regards sur le point désigné par Krichna, entre les deux sourcils, là même où le rayon visuel ne peut atteindre ?

Cependant il serait injuste d’apprécier trop légèrement la Bhagavadguitâ. On y reconnaît tout d’abord le sentiment assez vif d’une réaction complète contre le polythéisme, qui avait pris dans l’Inde un excessif développement, et aussi la condamnation des austérités rigoureuses, barbares même, que les ascètes pratiquaient et pratiquent encore avec l’empressement de la folie. Si la volonté divine se faisait jour dans la doctrine de Krichna, la soumission de l’homme à la toute-puissance éternelle ne serait plus du fatalisme, et le mortel, n’abdiquant pas toute sa liberté, ne se jetterait plus comme la feuille morte qui s’abandonne au courant dans cet abîme immense et sans fond où il roule comme un atome. Ce qu’il y a de plus saisissant dans ce grand dialogue entre Krichna et Ardjouna, c’est l’inquiétude de celui-ci, son trouble à la vue des guerriers sur lesquels plane la mort, c’est cet élan de tendresse et de pitié, cet accablement qui s’empare de l’âme du héros. Il a besoin de savoir ce qu’est l’humanité, d’où elle vient, où elle aboutit, ce qu’il y a au-delà de cette vie si courte, toujours menacée, et qu’il va lui-même détruire avec les armes terribles qu’il tient à la main. Si les pensées philosophiques et religieuses se présentent naturellement à l’esprit, certes c’est bien en un pareil moment, lorsque deux armées s’approchent pour se combattre, et quand une guerre civile va faire couler à grands flots le sang des enfans d’une même race. Que la doctrine prêchée par Krichna soit une rêverie sans issue, un panthéisme à rendre fou, et comme une perspective ouverte sur des abîmes ; qu’elle exalte l’orgueil humain tout en humiliant l’humanité, qu’elle condamne l’homme à l’inertie de la pensée, qu’elle enchaîne les meilleurs sentimens de son cœur et qu’elle étouffe les aspirations de son âme, ce sont là des vérités de toute évidence ; mais comme poésie, comme richesse de langage, comme effet dramatique, je ne sais rien de plus beau dans la poésie épique des temps primitifs que ce dialogue sur les plus hautes questions de la philosophie entre deux héros, l’un dieu, l’autre fils de dieu, s’entretenant au front d’une armée immense qu’éclaire de ses rayons un soleil éblouissant, et s’exprimant dans la plus sonore, dans la plus abondante des langues.

III. — la double vengeance.

En expliquant à Ardjouna la doctrine du djoguisme, le divin Krichna lui a conféré la science surnaturelle. Là où se trouve l’esprit du dieu, là aussi sera la victoire ; les fils de Pândou sortiront donc triomphans de cette lutte terrible. Pendant dix-huit jours, les deux armées s’attaquent avec acharnement, et chaque héros a son moment glorieux, son action d’éclat qui le met en relief. Aux grands coups que frappent les guerriers succèdent par intervalles les lamentations qui s’élèvent comme un chant funèbre autour du cadavre de ceux qui tombent, puis les imprécations contre le meurtrier et les accens de la vengeance. La pitié, la douleur, la colère, tous les sentiniens qui peuvent assiéger le cœur des combattans au plus fort de la mêlée se font jour à la fois dans cette épopée immense, où il y a place pour tout. Aussi, bien que cette bataille soit plus longue à elle seule que l’Iliade tout entière, elle se fait lire dans le texte, tant la poésie a su y répandre la variété et le mouvement ! L’écho s’en est prolongé jusque dans notre siècle ; on montre encore aux environs de Dehli le lieu où se livrèrent ces combats interminables, et qui porte toujours le nom de Kouroukchétra, champ des Kourous.

Parmi les anciens du parti des Kourous, leur aïeul Bhîchma a été tué dans la mêlée ; après celui-ci a succombé Drona, le précepteur des jeunes princes des deux branches de la famille royale ; plusieurs souverains alliés qui ont pris part à la lutte sont restés sur le champ de bataille. Cependant le vieux roi aveugle Dhritarâchtra vit toujours, et son écuyer Sandjaya lui raconte tous les détails de ces sanglantes journées. Il a la parole franche et dure, l’écuyer du vieux roi aveugle ; dans son récit, il ne songe point à ménager la sensibilité d’un cœur éprouvé par les plus cruels désastres. Parlant du lendemain de la grande défaite des propres fils de Dhritarâchtra, il dit :

« Alors, ô grand roi, les soldats qui suivaient Ouloûka[14], exaspérés de sa mort et insoucians de la vie, se jetèrent en criant autour des Pândavas ; — mais Ardjouna les contint… Ces gens qui brandissaient des épieux, des épées et des javelots, avides de tuer son jeune frère Sahadéva, il les déjoue dans leur dessein avec son arc. — Beaucoup de ces combattans, qui l’assaillaient les armes à la main, furent abattus par ses flèches à pointe de croissant ; il leur coupait la tête et perçait leurs chevaux. — Ceux-ci, frappés à mort, tombaient sans vie sur la terre, tués par ce héros du monde qui traversait leurs rangs. — Alors le prince Douryodhana, ayant vu la destruction de son armée et rassemblant ce qui lui restait de survivans ainsi que les grandes troupes de chars, — et les éléphans, et les chevaux, et les fantassins, tout en un mot, dit cette parole à ses compagnons réunis : — Abordant tous les Pândavas dans la lutte, ainsi que leurs amis et le roi des Pântchâliens leur allié avec son armée, détruisez-les et revenez au plus vite ! — Follement animés à combattre, jurant sur leur tête d’accomplir cette parole, ils coururent contre les Pândavas au milieu de la mêlée, par l’ordre de ton fils. — Contre ces soldats décimés dans la grande lutte s’élancèrent les Pândavas, qui les taillèrent en pièces avec leurs flèches pareilles à des serpens gonflés de venin. — Et cette armée en un instant fut anéantie par les princes magnanimes ; arrivée sur le lieu du combat, elle ne trouva personne qui pût la sauver. — Dans sa frayeur, elle ne put tenir contre l’inébranlable héros qui la frappait au milieu des chevaux courant çà et là, environnés par la poussière du champ de bataille ; — on ne pouvait rien discerner autour de soi. Alors beaucoup de soldats, sortant de l’armée des Pândavas, — se mirent à tuer les tiens dans la mêlée, et en un instant, ô grand roi, l’armée de tes fils fut anéantie ! — Ces armées complètes, rassemblées sous les ordres de ton fils au nombre de onze, furent détruites dans le combat, ô maître, par les enfans de Pândou et leurs alliés ! — De ces milliers de princes magnanimes combattant avec les tiens, seul Douryodhana se montrait grandement abattu. — Ayant regardé tous les points de Fliorizon et vu la terre vide, resté seul de tous ses guerriers, et apercevant de loin les Pândavas heureux de l’issue du combat, au comble du succès, et qui poussaient des clameurs triomphantes de tous côtés, — entendant aussi le bruit des flèches lancées par ces héros aux grands cœurs, — Douryodhana se sentit défaillir, ô grand monarque, et il songea à la retraite, car il n’avait plus ni armée, ni chars, ni chevaux[15] ! »

En lisant le récit de cette immense déroute qui suit un dernier retour offensif de la part des fils de Dhritarâchtra, on songe naturellement à ce romance espagnol dans lequel un poète inconnu peint le roi Rodrigue vaincu pour la huitième fois par les Maures :

 
               Las huestes del rey Rodrigo
               Desmayan y huian,
               Cuando en la octava batalla
               Sus enemigos vencian
[16].

Comme le roi Rodrigue, Douryodhana cherche des yeux ses capitaines dont aucun ne paraît, et il promène ses regards sur ce champ de bataille où le sang coule à torrens[17] ; puis, fuyant au hasard, le prince vaincu entend retentir les conques des Pândavas, qui sont à sa poursuite. Il s’enfonce dans la forêt, il se jette au milieu d’un lac, et là, par un enchantement, il échappe à ses ennemis. Les eaux du lac sont devenues solides pour lui, il y trouve un asile qui le met à l’abri de toute crainte de la part des hommes ; mais à peine a-t-il pu reposer quelques instans au fond de son marais, comme un sanglier blessé, que des paroles amères viennent le relancer. Youdhichthira, l’aîné des Pândavas, le pique par ses reproches ; il l’excite au combat, le harcèle de telle sorte que le prince vaincu se décide à sortir de sa retraite. Le moment est venu où Douryodhana, qui a provoqué cette guerre impie, va porter la peine de la haine qu’il a vouée aux fils de Pândou et des maux qu’il leur a fait souffrir. Il lui faut combattre à coups de massue contre Bhîmaséna, qui a juré autrefois de le faire périr de la mort d’une bête fauve et de boire son sang. Le duel dure bien longtemps ; à la fin, c’est Bhîmaséna qui a le dessus, et le terrible Pândava se venge à la manière d’un Mohican : le chevalier du moyen âge s’efface devant le sauvage. N’oublions pas que l’écuyer Sandjaya continue de raconter à Dhritaràchtra, au père de la victime, ces détails odieux du combat à la massue :

« Ayant frappé à mort Douryodhana, le terrible Bhîmaséna s’approche du prince étendu à terre et lui dit : — Ce n’est qu’une vache, ce n’est qu’une vache ! Ainsi, ô insensé, as-tu jadis interpellé Draopadî, couverte d’un seul vêtement, en pleine assemblée, devant nous et en riant, ô pervers ! — De cette ironie amère reçois aujourd’hui la récompense ! — À ces mots, avec son pied gauche, il lui brisa le front ; — avec son pied, il broie la tête du lion royal, et, tout rouge de colère, le terrible Bhîmaséna — lui dit encore cette parole, qu’il te faut entendre, ô roi : Ceux qui nous ont follement insultés en nous traitant de bêtes, — ceux-là, à notre tour nous les insultons par notre joie en les appelant : bêtes, bêtes ! — On ne peut nous reprocher ni d’avoir allumé le feu pour brûler nos adversaires[18], ni de les avoir volés au jeu, ni de les avoir injuriés ; c’est avec la propre force de nos bras que nous détruisons nos ennemis[19] ! »

Bhîmaséna revient encore sur ces reproches, qu’il accompagne de nouvelles injures, et toujours le talon de son pied gauche broie le front qui a reçu l’onction royale. Cependant cette cruauté révolte les magnanimes princes qui sont là présens, les frères mêmes du barbare vainqueur, et surtout Youdhichthira, dont on vante la justice. Celui-ci intervient pour mettre fin à cette scène odieuse :

« Alors, à Bhîmaséna, qui, ayant frappé ton fils mortellement (c’est toujours l’écuyer qui parle au roi aveugle), l’injuriait encore et dansait de toute sa force, le roi de la justice, Youdhichthira, dit ceci : — Tu as payé la dette de la vengeance, ton serment est accompli ; abstiens-toi désormais d’en faire davantage en bien comme en mal. — Ne foule pas ainsi sa tête sous ton pied ; ne transgresse pas la loi du devoir ! Il est roi, il est notre parent, il est blessé à mort ; cela est mal de ta part !… — Celui qui commanda onze armées complètes et fut prince des Kourous, ne le foule pas sous ton pied, car il fut roi, et même aussi ton parent ! — Les siens ont été tués, ses ministres ont péri, son armée est dispersée, il est tombé dans le combat : de toute manière il faut pleurer sur lui et non l’insulter, car il fut roi ! »

Après avoir tempéré par ce noble langage la brutale fureur de son frère, Youdhichthira s’adresse à son tour au moribond et lui dit :

« Maître, tu ne dois pas nous en vouloir, ni te plaindre toi-même ; c’est la très horrible action accomplie jadis qui te vaut cela. — Voilà qu’il a porté son fruit fixé par les dieux, ce mauvais dessein par suite duquel nous en sommes arrivés à chercher à nous détruire les uns les autres ! — C’est par ta propre faute que tu es tombé dans un semblable malheur, qui résulte de ta cupidité, de ton fol orgueil et de ta légèreté. — Après avoir causé la mort des parens, des frères, des aïeux, des fils et des petits-fils de notre famille » te voilà arrivé au moment suprême. — Par ta faute, tes frères sont tombés sous nos coups, et tes parens ont péri. Ah ! oui, c’est là un sort terrible. — Non, tu n’es pas à plaindre, ta mort est digne d’envie ; c’est sur nous qu’il faut pleurer maintenant, sur nous, les restes de la famille, dans toutes les conditions. — Privés de ces parens qui nous sont chers, nous vivrons dans la tristesse… — Comment regarderai-je en face les femmes veuves plongées dans le chagrin ? Toi seul tu t’en vas, et tu as dans le ciel une demeure tranquille et sûre ! — Et nous, voués à l’enfer par ces femmes, nous ne recueillerons qu’une terrible douleur, car les femmes des fils et des petits-fils de Dhritarâchthra, en proie à la désolation, devenues veuves, nous accableront de reproches[20]. »

Douryodhana est donc maudit de nouveau, comme s’il avait sans motif suscité cette guerre qui couvre de deuil les deux familles, et causé la destruction de la race des kchattryas : cependant il ira droit au ciel, parce qu’il est mort les armes à la main. N’y a-t-il pas ici une application directe de la doctrine développée par Krichna ? Qu’importe à l’homme le résultat de ses actes ? Il n’est tenu qu’à une seule chose, l’accomplissement de ses devoirs dans une circonstance donnée : Fais ce que dois, advienne que pourra. Ainsi, maudit et pourtant sauvé dans l’autre monde, l’aîné des enfans de Dhritarâchtra va périr assommé par la massue de Bhimaséna, son propre cousin. Le vieux roi aveugle, qui a écouté sans verser une larme ce lamentable récit de la mort de son fils premier né, semble douter à la fin de la véracité du narrateur. L’orgueil paternel s’éveille dans son cœur brisé ; il ne peut croire que Douryodhana ait pu être vaincu dans cette lutte suprême, « lui qui était fort comme dix mille éléphans. » Quand la réalité se montre à lui dans toute son horreur, sa douleur éclate, la honte l’accable ; il ne peut se résigner à vivre sous la loi des vainqueurs, lui qui qui a été roi et père d’un roi ! Puis le calme rentre peu à peu dans son esprit, et il demande ce que firent les trois chefs survivans de l’armée de ses fils : c’étaient Kritavarman, Kripa, beau-frère de Drona (le précepteur des jeunes princes), et Açvatthâman, fils de Drona. L’écuyer poursuit son récit, dont il faut exposer le plus succinctement possible les principaux traits.

Les trois guerriers, après avoir pris la fuite, arrivent dans une sombre forêt, et là, comme la nuit vient, ils détellent leurs chars. Campés sous un figuier sacré aux rameaux épais, ils songent au désastre qui a suivi ces dix-huit jours de combat et s’étendent sur l’herbe. Kritavarman et Kripa cèdent au sommeil ; Açvatthâman ne peut fermer les yeux. Dans son agitation, marchant de long en large, soufflant comme un serpent, il aperçoit une foule d’oiseaux qui couvrent les branches du grand figuier sous lequel est établi son camp. Tout à coup un hibou au vol rapide et léger, aux yeux gris, au corps tacheté de jaune et de brun, s’élance avec un léger sifflement et tue les oiseaux qui se trouvent à sa portée. Aux uns il coupe les ailes, aux autres il arrache la tête ; le sol est bientôt jonché de leurs cadavres. À cette vue, Açvatthâman se met à réfléchir ; ce que fait cet oiseau, ne peut-il le faire lui-même ? Lui est-il interdit d’écraser dans leur sommeil ses ennemis triomphans, qu’il lui serait impossible d’attaquer au grand jour ? La promesse qu’il a faite à Douryodhana de le venger, n’a-t-il pas trouvé le moyen de l’accomplir ? Il s’empresse d’éveiller ses compagnons et leur communique sa pensée. « Dans tout ce que nous exécutons ici-bas, dit alors Kripa, il y a la part de l’action divine et la part de l’action humaine. Si l’homme ne réussit pas toujours, si le destin se montre contraire à ses vues, encore doit-il mettre la main à l’œuvre sous peine de n’arriver à rien. Mais si l’action que l’on veut entreprendre est en désaccord avec les devoirs, le mieux ne sera-t-il pas de consulter les sages ? »

Par malheur, les sages sont bien loin, et Açvatthâman, pressé d’agir, conclut que toute idée est bonne et raisonnable quand elle conduit au but que l’on poursuit : la fin excuse les moyens ! D’ailleurs il entend retentir à l’horizon les cris de joie des Pândavas, et le bruit de leurs chars nombreux, unis à ceux des Pântchâliens leurs alliés, ébranle au loin la terre comme le bruit de la foudre. La soif de la vengeance s’allume de plus en plus en son cœur ; dût-il commettre une action impie et renaître sous la forme d’un insecte, que lui importe ? En vain ses compagnons le pressent de prendre un peu de repos :

« Pour l’homme malade, dévoré par la passion, préoccupé par l’intérêt, emporté par les désirs, d’où viendrait le repos ? — Voilà dans son ensemble le quadruple mal qui m’assiège aujourd’hui. Vois si le quart de ces maux ne suffirait pas à détruire tout à coup en moi le sommeil ? — Et de plus le chagrin que me cause en ce monde le souvenir de la mort de mon père consume désormais mon cœur nuit et jour, sans que rien le calme. — Comment Drona mon père a été massacré par ces pécheurs, tu l’as vu de tes yeux, en détail, et voilà ce qui met mes esprits à la torture ! — Est-il quelqu’un qui, dans ma place, pût vivre ici-bas un seul instant ? Drona est mort ! tel est le cri que j’entends sortir de la bouche des Pândavas… — Quand j’aurai massacré nos ennemis, aujourd’hui même, au milieu de leur sommeil, alors je pourrai me reposer et dormir ; ma fièvre sera passée[21]. »

Açvatthâman a attelé son char ; il se précipite plein de rage sans attendre ses deux compagnons, qui le suivent avec empressement, « décidés à partager sa joie comme ils ont partagé sa douleur. » Cependant, arrivé près du camp des Pândavas, le guerrier se trouve face à face avec une apparition hideuse, qui vomit des torrens de feu et veille sur les héros endormis : ce spectre lance par milliers, sous forme de rayons, des images de Vichnou, dieu protecteur des fils de Pândou. En vain Açvatthâman attaque hardiment le fantôme : l’être surnaturel dévore les flèches, brise le timon du char et semble avaler la lame du cimeterre. Cette fois le guerrier s’est troublé ; il a compris que les dieux interviennent pour l’arrêter dans son fatal dessein. Le voilà qui chancelle un instant : l’homme ne peut rien contre les divinités, mais il existe une divinité redoutable, le grand dieu, Mahâdéva ou Civa, qui se plaît à la destruction, auquel fait obstacle cet autre dieu puissant, conservateur et miséricordieux, que l’on nomme Vichnou : c’est Mahâdéva que le guerrier invoquera. Sautant à bas de son char, il lui adresse un hymne de louanges où respire une foi ardente. Tout aussitôt un autel paraît au milieu d’une ronde de démons horribles à voir, portant des corps de chien, de chameau, de chacal, d’ours, de chat, de tigre, de panthère, et même des têtes d’oiseaux[22]. Quand ces êtres effroyables ont achevé leur sabbat, Açvatthâman donne son âme à ce dieu qui ressemble beaucoup au diable.

« Cette âme qui est mienne, née dans la famille d’Anguiras[23], dans le feu allumé par toi, je la sacrifie aujourd’hui ; reçois-la comme une offrande de ma part. — Avec dévotion à ta personne, avec une suprême absorption de ma pensée en toi, ô Mahâdéva, en cette détresse je me voue à toi, ô âme du monde[24] ! »

Mahâdéva entre dans le corps du guerrier, qui lui livre son âme, et les Pântchâliens, alliés des Pândavas, sont voués au dieu de la mort[25]. Voilà Açvatthâman qui s’élance vers le camp des vainqueurs tout rempli du dieu qui l’anime. Il se glisse auprès de la couche richement ornée sur laquelle repose Dhrichtadyoumna, chef des Pântchâliens et meurtrier de son père. À coups de talon, il lui brise la tête, et comme le jeune prince, qui lui déchire les jambes avec ses ongles, le supplie de l’achever d’un coup de son glaive : « Non, répond le guerrier, la mort des kchattryas n’est pas pour toi, qui as tué le brahmane mon père ! » Et il brise à coups de pieds toutes les articulations du corps de son ennemi. Aux cris que pousse le Pântchâlien, les femmes se sont éveillées, des sanglots éclatent, le camp s’émeut tout entier. On se demande : Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? et les combattans sont sur pied ; mais Açvatthâman poursuit son œuvre de destruction : pareil à l’éléphant au milieu des roseaux, il écrase sous les roues de son char les guerriers endormis. En vain les chefs pântchâliens essaient de le combattre, il les abat avec son glaive, avec ses flèches, avec les armes divines que lui a données Civa pour remplacer celles qu’a dévorées l’autre spectre, manifestation de Vichnou. Ce n’est plus un homme, c’est un fléau qui s’abat sur le camp des vainqueurs de la veille et change leurs cris de joie en larmes de désespoir. Les vampires, les esprits malfaisans arrivent sur le champ de bataille pour se repaître du sang, de la graisse, de la moelle des os de ces milliers de morts. Jamais plus horrible nuit n’avait étendu ses ombres sur la terre.

Après cet exploit, le guerrier fils de Drona, rempli de l’esprit du dieu Civa et tout fulgurant au sein des ténèbres, rejoint ses compagnons, qui l’attendaient à l’entrée des retranchemens. Tous les Pântchâliens ont péri jusqu’au dernier ; le succès est complet. Il s’agit d’aller raconter cette nouvelle à Douryodhana, qui râlait en un coin, les deux cuisses brisées par la massue de Bhîmaséna. Les voilà qui entonnent le chant funèbre :

« Non, il n’y a pas de plus cruelle destinée que celle de Douryodhana, qui, roi de onze armées complètes, est couvert de sang et blessé à mort ! Voyez, auprès du guerrier brillant comme l’or, et qui l’aimait tendrement, est tombée sur le sol la massue tout ornée d’or. — Elle n’a jamais quitté le héros dans aucun combat, et quand il s’en va au ciel, elle n’abandonne point le prince plein de gloire ! — Voyez-la, toute resplendissante d’or, qui repose avec le guerrier, comme dans le palais l’épouse affectueuse auprès du maître dormant sur sa couche. — Lui, l’aîné de ceux dont le front a reçu l’onction royale, lui, terrible à ses ennemis, il mord la poussière, frappé d’un coup mortel ! Voyez les vicissitudes qu’apporte le temps !… Celui devant qui se courbaient avec frayeur tant de centaines de rois, il gît sur la couche des héros, entouré de bêtes fauves ! — Celui que jadis les brahmanes environnaient de soins assidus, comme un maître, pour en obtenir des dons, il a pour cortége aujourd’hui des animaux carnassiers, avides de sa chair[26]. »

Les deux compagnons d’Açvatthâman chantent à leur tour les louanges du moribond sur ce ton animé et solennel où l’on retrouve à la fois l’âpre parole des héros Scandinaves et la grande poésie des vers d’Homère. Dans ses parties si diverses et si variées, le Mahâbhârata confine à la Grèce, au moyen âge et aux glaces de la Norvège, embrassant ainsi tous les temps et tous les lieux, résumant en substance les idées qui caractériseront les peuples de la grande famille indo-germanique. Un mot encore sur cette scène lugubre, qui va se terminer avec le dernier soupir de Douryodhana. Se penchant vers celui-ci, Açvatthâman lui dit :

« Tu vis encore ? Écoute une parole douce à ton oreille. Il en reste sept du côté des Pândavas ; nous sommes trois du côté des fils de Dhritarâchthra. — Les sept, ce sont les cinq frères Pândavas, Khrichna et son écuyer ; les trois : Kripa, Kritavarman et moi. Les enfans de Draopadî, l’épouse des Pândavas, sont tous égorgés, ainsi que ceux de Dhrichtadyoumna, et ce qui restait des Matsyens leurs alliés. — La pareille Jeur a été rendue, tu le vois ; ils n’ont plus d’enfans, non plus, les Pândavas !… »

Après avoir balbutié quelques paroles de remercîment pour ces hauts faits qui l’ont vengé, Douryodhana répond :

« Il me semble que me voilà maintenant l’égal du dieu Indra ; bonheur à vous ! Obtenez la félicité ; au ciel nous serons unis de nouveau. »

Ainsi l’espoir d’obtenir la vie éternelle soutient jusqu’au dernier soupir le courage des héros aryens ; une belle mort les absout aussitôt de tout le mal accompli durant une longue existence. Cependant le vieux roi aveugle, qui vient d’entendre raconter l’agonie de son premier-né, pousse un long soupir et retombe dans ses pensées. Comme Priam, il survit à ses enfans, tués dans le combat, mais au moins il n’en est pas réduit à aller redemander au vainqueur le cadavre de son cher fils. Son écuyer lui rappelle que les morts sont là, sur le champ de bataille, attendant que l’on jette sur eux l’eau lustrale. — Lève-toi, grand roi, lui dit-il, allons accomplir les cérémonies funèbres. Pourquoi t’affliger et pleurer ? Le temps entraîne avec lui tous les êtres créés ; il n’a d’affection, il n’a de haine pour personne[27]. — Et les cérémonies s’accomplissent au milieu des cris et des lamentations des femmes. L’épouse du vieux roi Dhritarâchtra, emportée par la douleur, éclate en imprécations contre Krichna, qui s’est fait l’allié des Pândavas pour détruire ses fils : elle le maudit, et lui annonce d’une voix prophétique la destruction de sa propre famille. Après cette scène de deuil, l’Inde semble pacifiée et calmée ; on dirait un soleil encore voilé, mais brillant sous la nue, qui éclaire le champ de bataille déblayé des morts qui l’encombraient. La nature a repris son aspect tranquille, mais la douleur et le chagrin restent dans les cœurs de tous, même dans ceux des vainqueurs.
IV. — la paix.

À peine le bruit des armes a-t-il cessé de troubler l’Inde, que le brahmanisme élève la voix pour proclamer de nouveau les devoirs des rois au double point de vue du gouvernement des peuples et du salut éternel. On dirait que le monde est à refaire après cette épouvantable catastrophe. Il y a là un chant interminable (Çântiparva) qui ne renferme pas moins de douze mille six cents distiques, et cette digression est amenée par le dégoût des choses d’ici-bas dont se trouve saisi Youdhichthira, l’aîné des fils de Pândou, au lendemain des combats qui l’ont fait roi. Les lamentations et les malédictions des femmes ont jeté dans l’abattement ce pieux héros, toujours préoccupé des devoirs de la justice.

« Après nous être détruits les uns par les autres, s’écrie-t-il, quel fruit de la justice obtiendrons-nous ? Maudite soit la pratique des armes ! maudit soit l’héroïsme guerrier ! maudite soit la violence impatiente qui nous a fait tomber dans cette calamité ! — Mieux valent la patience, la répression des sens, la pureté, le renoncement, qui ne connaît pas l’envie, l’absence de tout meurtre, et la vérité, que pratiquent toujours les ascètes vivant dans la forêt ! — Entraînés par la cupidité et la folie, nous avons obéi au mensonge et à l’orgueil, et c’est l’ardent désir de posséder la royauté qui nous a réduits à cette triste condition[28] ! »

Ce sont là de belles paroles ; on aime entendre le vainqueur, rentré en lui-même, maudire les malheurs de la guerre et envier le calme des sages qui vivent innocemment à l’ombre des bois. Seulement les paroles mises dans la bouche d’Youdichthira ont ici un autre accent. Le brahmanisme exalte ses propres vertus en condamnant la profession des guerriers ; il semble qu’on le voit se dresser au milieu de la désolation générale, indifférent et rêveur, pour dire aux kchattryas : « Vous n’êtes que des fous ! À quoi vous servent dans cette vie, quel fruit vous apporteront dans la vie future ces luttes impies, ces disputes acharnées pour une royauté d’un jour ? La sagesse n’est pas chez vous, elle habite au milieu de nous, dans les ermitages, loin du bruit des villes ! » Cependant il faut bien que la terre soit gouvernée et les peuples maintenus dans le devoir. Aussi, après avoir fait sentir aux rois tous les maux qu’attirent sur le monde leur emportement et leur orgueil, le divin poète Vyâsa, résumant les discours des autres Pândavas, de Krichna et des brahmanes présens à l’assemblée, conclut à ce que Youdhichthira soit sacré roi. De cette manière, ce sera le brahmanisme encore qui remettra aux mains du souverain le sceptre que celui-ci avait laissé tomber dans un moment de défaillance.

L’aîné des Pândavas régna donc enfin. Assisté de ses quatre frères, il fit fleurir la justice, et les ascètes purent pratiquer leurs austérités sans craindre d’être troublés par les ogres. Le vieux roi Dhritarâchtra, qui avait frémi un instant à la pensée de vivre sous la dépendance de ses neveux, meurtriers de ses propres fils, fut traité par les princes avec de grands égards. Durant les quinze années qu’il survécut au désastre des siens, les Pândavas le consultèrent en toute occasion et lui rendirent les mêmes honneurs que s’il eût été leur père ; ils affectaient même de ne régner qu’en son nom. Enfin « ce vieux roi aveugle, chef de la famille des Kourous, ne rencontrait rien sur la terre qui pût lui causer de la peine[29]. » Accablé par l’âge, il goûte encore quelques momens de repos, sinon de joie, et son cœur, si cruellement éprouvé, reçoit quelque consolation de ces traitemens affectueux. Dans un moment d’attendrissement, le vieillard s’est trouvé mal, et Youdhichthira l’a rappelé à la vie en lui jetant de l’eau froide sur le visage ; alors il laisse échapper ces paroles paternelles, toutes pleines d’émotion :

« Touche-moi encore avec ta main ; jette tes bras autour de mon cou, ô fils de Pândou ! Il me semble que ton contact me rend la vie !… — Et ton front, je veux le sentir, ô roi des hommes ! De mes deux mains tâter tout ton corps, telle est ma plus grande joie[30] ! »

Ce sont là les adieux du vieux roi, qui sent sa fin prochaine. Dhritarâchtra a exprimé le désir d’aller terminer ses jours dans la forêt avec ses femmes, afin de se préparer à monter au ciel. Il emmène avec lui la veuve de son frère Pândou et son autre frère Vidoura. Le fidèle Sandjaya, son écuyer, qui lui avait raconté tous les malheurs de sa famille, l’accompagne aussi dans son exil volontaire. Les voilà qui vivent tous dans la contemplation, oubliant la terre de plus en plus, se purifiant des fautes passées par le feu des austérités. Les ermitages étaient comme des couvens où les rois et les reines, après s’être dépouillés des grandeurs du siècle, venaient se recueillir et prier. Peu d’années après la retraite de ces illustres personnages, qui étaient plus que centenaires, un incendie éclata dans la forêt. Cet incendie, se propageant au loin, devint un vaste bûcher dans lequel furent consumées les dépouilles mortelles de Dhritarâchthra et des deux femmes. Vidoura et Sandjaya abandonnèrent les lieux que le feu avait ravagés et se dirigèrent vers l’Himalaya, où ils se cachèrent au milieu des rochers, loin du regard des hommes, fuyant la vie, qui ne les quittait pas encore, et marchant vers Brahma, en qui il leur tardait de s’absorber.

Cependant les fils de Pândou, ayant établi solidement leur domination sur l’Inde centrale, résolurent de consacrer leur puissance par le sacrifice du cheval. Cette cérémonie, à la fois religieuse et militaire, remonte à la plus haute antiquité ; les brahmanes l’ont célébrée en tout temps avec emphase, parce que les rois à cette occasion leur distribuaient d’abondantes aumônes en vaches, en argent et en vêtemens, sans parler des repas somptueux auxquels on les invitait à prendre place par milliers. Elle consiste à lancer un cheval par monts et par vaux, à travers les pays voisins. Un guerrier en renom, — et ce fut cette fois Ardjouna, — accompagne l’animal, l’excite, le pousse en avant, prêt à défier en combat singulier les rois qui s’opposeraient à son passage[31]. Tout prince qui a laissé passer librement le cheval reconnaît ainsi la souveraineté de celui qui l’a lâché, et cette promenade de l’animal équivaut à celle que ferait en personne sur les terres de ses vassaux un roi suzerain. Quand le cheval est revenu, on l’immole en grande pompe, et tous les rois dont il a foulé le sol doivent être présens à ce dernier acte du sacrifice. Après tout, comme un cheval ne peut pas parcourir un grand nombre de pays, comme le héros chargé de le suivre n’est pas non plus infatigable, cette cérémonie ne nous donne pas à distance une bien haute idée de la puissance des rois de l’Inde, qui prenaient à cette occasion le nom de rois de la terre. Nous y verrions plutôt l’image d’une féodalité véritable se partageant par fragmens un territoire d’une médiocre étendue, une collection de petits princes subissant de mauvaise grâce et temporairement le joug d’un souverain plus fort, que le moindre revers pourra faire tomber du haut rang auquel il est parvenu. Ces rois de la terre n’ont jamais égalé en richesse et en autorité les empereurs de la Chine après l’extinction des états feudataires, ni les rois de Perse au temps d’Alexandre.

À cette mémorable cérémonie assistait Krichna en sa triple qualité de parent, d’auxiliaire et de conseiller des fils de Pândou. Il était juste qu’il fût présent au triomphe de ceux avec lesquels il avait combattu. Cependant, bien qu’il eût paru comme dieu sur le char d’Ardjouna pour lui révéler sa doctrine, Krichna se trouvait sous le poids de la malédiction lancée par Gândhârî, la mère des Kourous, l’épouse de Dhritarâchtra. Trente-six ans plus tard, il arriva que trois vieux sages des temps anciens, se rendant à la ville de Dvârakà, — où régnait alors Krichna, — furent rencontrés par des jeunes gens du pays. Ceux-ci habillèrent en femme un des fils de Krichma nommé Çâmba, et, l’ayant présenté aux trois solitaires, leur demandèrent en riant : « De quoi accouchera cette femme ? » Ces sages répondirent : « D’une massue qui causera la ruine de tous les gens de la famille de Krichna. » Çâmba produisit en effet une massue, mais il la remit au roi, qui, l’ayant réduite en poudre, la jeta dans la mer, et par la voix d’un crieur public défense fut faite à tous les habitans de fabriquer aucune espèce de liqueur enivrante sous peine d’être empalés. Cependant de funestes présages se montraient de toutes parts ; de gros rats, parcourant les rues et les maisons, rongeaient les cheveux et les ongles de ceux qui dormaient ; des oiseaux à la voix stridente poussaient jour et nuit des cris plaintifs ; enfin un fantôme terrible, invulnérable, partout présent à la fois, hantait les maisons de la ville, et personne ne pouvait dire ni d’où il venait, ni où il allait. L’impiété se répandait aussi parmi le peuple, qui ne respectait plus les brahmanes ni les dieux. À ces signes, Krichna reconnut que la malédiction de Gândhâri allait s’accomplir ; il commanda à son peuple d’aller en pèlerinage à un lieu saint, pour détourner, en partie du moins, les calamités qui le menaçaient. Tous les gens de Dvârakâ furent bientôt campés au lieu choisi par Krichna avec leurs chars, leurs chevaux et leurs femmes ; ils avaient emporté avec eux des vivres en abondance et aussi des liqueurs fortes. Au milieu d’un repas champêtre qui avait été servi en plein air, les guerriers de Dvârakâ se prirent de querelle. Des mots on en vint aux coups ; Krichna voulut séparer les combattans, et à défaut d’armes il saisit un brin d’herbe. Ce brin d’herbe devint immédiatement une massue, et comme il avait vu tomber dans ce conflit son propre fils et son écuyer, la colère s’empara du demi-dieu. Le voilà qui frappe à droite et à gauche ; la mêlée devient générale, et bientôt s’accomplit la malédiction prononcée contre la famille de Krichna. Celui-ci avait échappé au massacre avec deux ou trois personnages illustres ; mais son temps était marqué. Un jour qu’il reposait à l’ombre d’un arbre, dans la forêt, un chasseur, — il se nommait Djarâ, la Caducité, — le prit pour une gazelle, et le perça d’une flèche[32].

De cette légende merveilleuse ne peut-on pas conclure que les gens de la famille de Krichna s’adonnaient à l’intempérance, et que l’ivresse amena à la suite d’un repas un combat meurtrier dans lequel ils périrent presque tous ? Si l’on se rappelle la haine qu’avaient vouée à ce même Krichna, ami des fils de Pândou, les partisans des Kourous, on est conduit à penser que la trahison ne fut pas étrangère à ce grand désastre. Il est difficile que des frères et des proches parens s’égorgent jusqu’au dernier sous les yeux de leur aïeul, à moins que des ennemis cachés ne dirigent leurs coups et n’augmentent le désastre en y prenant une part active[33]. Toujours est-il que ce malheur, annoncé au roi Youdhichthira, lui causa une peine profonde. Pour la seconde fois il fut saisi d’un amer dégoût de la royauté et même de la vie. S’adressant à son frère, l’héroïque Ardjouna, il lui dit :

« Le temps pousse à leur entière maturité tous les êtres, ô toi qui as l’âme grande ! Et toi-même, je le suppose, tu dois voir le nœud coulant de la mort qui te menace. — Ainsi interpellé : Il est temps, il est temps, répliqua Ardjouna, et il agréa la parole de son frère aîné, plein de sagesse. — Comprenant aussi le sens des mots prononcés par celui-ci, Bhîmaséna et les deux frères jumeaux agréèrent également la parole dite par Ardjouna[34]. »

Voilà donc les cinq Pândavas qui renoncent au monde et se préparent au grand départ. L’aîné a parlé, le second a compris, les trois autres obéissent : sans hésiter un instant, ils vont quitter les palais et la puissance pour marcher vers le but éternel. L’onction royale est conférée à un petit-fils d’Ardjouna ; après avoir distribué leurs richesses et leurs joyaux aux brahmanes et s’être revêtus d’habits faits d’écorce d’arbre, ils partent au nombre de six, les cinq héros et leur femme Draopadî ; leur chien les suit. Ils parcoururent bien des pays en se dirigeant vers la mer, et Ardjouna tenait toujours à la main son arc enrichi de pierreries. Le Feu se montra tout à coup autour des cinq princes, envahissant la forêt et leur interdisant le passage, à moins que le héros n’abandonnât cette arme favorite à laquelle il ne devait plus s’attacher, puisqu’il avait fait le sacrifice de toute chose. Ardjouna a jeté son arc ; ils vont au nord, puis au sud, puis vers l’Himalaya. Dans ce voyage difficile, Draopadî tombe la première ; la femme est faible, et c’est pour avoir trop aimé l’invincible Ardjouna qu’elle succombe au penchant de la grande montagne. Puis ce sont les deux plus jeunes princes, Sahadéva et Nakoula, qui restent en chemin ; c’est que le premier était trop fier de sa sagesse, et le second de sa beauté. Bientôt Ardjouna s’affaisse à son tour ; il avait trop aimé les combats, il avait été parfois rude à l’ennemi. Enfin Bhîmaséna, le robuste guerrier, fléchit aussi, et se tournant vers Youdhichthira :

« Holà ! holà ! ô roi, me voilà tombé aussi, moi que tu aimais ; quelle est la cause de ma chute ? Dis-le-moi, si tu le sais ! — Tu as trop mangé, tu t’es vanté de ta force en méprisant celle d’autrui ; voilà pourquoi tu es tombé sur la terre[35]. »

Youdhichthira, demeuré seul avec son chien, monte toujours vers le sommet de l’Himalaya, et le dieu Indra vient au-devant de lui sur son char. « Et mes frères, et la Draopadî, demande le prince, où sont-ils ? Je ne veux pas arriver là-haut sans eux. — Tu les y reverras, répond le dieu ; ils monteront au ciel après avoir dépouillé leur enveloppe mortelle ; toi seul tu y seras transporté avec ton corps. — Et mon chien fidèle, faudra-t-il que je le laisse périr ici ? Ce serait un meurtre ! » Indra refuse d’admettre le quadrupède pour beaucoup de raisons : les chiens sont colères, avides et gourmands à tel point qu’ils lèchent parfois le beurre de l’offrande. Le chien devra donc être abandonné, sinon Youdhichthira n’entrera pas au ciel. D’ailleurs pourquoi tenir absolument à emmener cette bête ? N’a-t-il pas laissé en arrière ses frères et sa femme ? « Non, reprend le héros, je ne les ai pas laissés ; la mort les a séparés de moi. » Tout à coup intervient le dieu Justice (Dharma), de qui Youdhichthira est fils, selon la légende, et il règle le différend par sa parole souveraine. Le grand prince s’est montré digne de son père par sa noble conduite, par son intelligence éclairée et par sa compassion envers tous les êtres. Il a aimé ses fières, il a aimé ceux qui vivaient sous sa dépendance ; dans les grandes crises, il s’est élevé au-dessus des faiblesses humaines : le ciel des héros lui appartient. Le dieu Dharma lui en ouvre l’entrée par ces deux vers, qui achèvent de mettre en lumière les mérites d’Youdhichthira et l’introduisent vivant dans le paradis :

« En disant : « Ce chien est mon compagnon fidèle ! » tu as renoncé à monter sur le char d’Indra ; c’est pourquoi il n’y a personne au ciel qui te vaille, ô roi des hommes ! — Aussi les mondes impérissables sont à toi ; avec ton propre corps, tu obtiens la voie divine et suprême[36]. »

Une aussi vaste épopée, dans laquelle s’agitent tant de héros illustres, ne pouvait mieux finir que par une apothéose. De tous ces personnages glorieux, le plus grand aux yeux des hommes et des immortels est celui qui a su le mieux garantir son cœur des mouvemens de la passion, celui qui, élevé au rang de roi, a personnifié en lui le devoir et la justice. Son dévouement à ses sujets et à ses proches a été si complet, qu’il n’a pas même voulu abandonner un chien, animal immonde, qui s’attachait à ses pas ! Après ce long récit de tant de batailles, de tant de meurtres accomplis avec tous les raffinemens d’une vengeance barbare, cette glorification de la sensibilité et de la compassion peut sembler étrange. Elle est naturelle cependant, parce qu’elle est la moralité même qui ressort de l’épopée. Étant donné un fait historique dont il ne pouvait ni effacer le souvenir ni amoindrir la portée, le brahmanisme l’a en quelque sorte enveloppé de ses enseignemens ; il y a adapté une sorte de philosophie de l’histoire. Au nom de la théorie de l’irresponsabilité humaine développée par Krichna, il a pu absoudre ses héros privilégiés, les fils de Pândou, dont l’ambition a été la première cause de cette guerre impie. En montrant ces mêmes princes prêts à déposer les armes au moment décisif, effrayés des suites de la lutte, attendris à la pensée des maux que vont causer ces combats interminables, le brahmanisme cherche à les excuser et à reporter sur les adversaires des Pândavas tout l’odieux de ces meurtres atroces. Les fils de Pândou pensent et agissent, les fils de Dhritarâchtra ne connaissent que l’action. Ces derniers, qui vivent dans la capitale, n’ont aucune vertu ; l’orgueil les aveugle, ils sont emportés, haineux, violens. Les Pândavas, élevés dans la forêt par les brahmanes, sont ornés des plus belles qualités ; s’ils commettent des fautes, s’ils sont joueurs, ardens à combattre, avides de frapper avec la flèche ou avec le glaive, ils écoutent cependant avec docilité les conseils des anachorètes, et les enseignemens des sages élèvent toujours leur esprit vers les choses divines. La science religieuse les purifie de leurs imperfections ; ils marchent dans la voie dont les peuples aryens ne peuvent s’écarter sans faillir à leur destinée. Voilà pourquoi la tradition les appelle de pieux héros malgré leurs péchés. Et puis la doctrine nouvelle exposée par Krichna, qui va se répandre peu à peu dans l’Inde et donner naissance à une véritable secte à demi hétérodoxe, cette doctrine d’un Dieu compatissant qui veille sur les choses d’ici-bas et se charge de tout conduire, a trouvé dans une famille princière régnant sans rivale sur un monde pacifié l’appui dont elle avait besoin. Avec les descendans d’Ardjouna établis à Hastinâpoura, au centre de l’Inde, elle deviendra dominante, et ceux qui liront l’histoire des fils de Pândou apprendront en même temps à s’initier aux secrets de la science qui consiste à agir dans le sens des devoirs de sa caste sans s’occuper du résultat des œuvres. Cette soumission aveugle aux décrets providentiels suffira-t-elle pour calmer l’ambition des guerriers, comme semblent l’espérer les maîtres de la doctrine ? En combattant l’activité humaine par l’inertie, en prêchant aux hommes la fatalité, est-on assuré de faire naître les sentimens de conciliation et de bon vouloir réciproque d’où sortiront la concorde et l’union des cœurs ? Il est permis d’en douter ; toutefois on peut admettre que le spectacle des grandes calamités produites par la jalousie des deux branches de la famille des Kourous encouragea encore la caste des deux-fois-nés à discréditer l’ardeur guerrière, les instincts belliqueux, la turbulence inquiète des kchattryas, et à proclamer la petitesse de l’homme en face de Dieu.

Le Mahâbhârata, qui est la plus considérable des épopées, aboutit donc à une philosophie et à un système religieux. Il en est toujours ainsi des ouvrages écrits dans l’Inde, parce que les guerriers laissaient aux brahmanes le soin de retracer leurs actions. Dans ce long récit, on cherche vainement le tableau complet d’une société ; on ne voit que deux castes agissant individuellement et chacune selon ses instincts. Le peuple de l’Inde disparaît dans le tourbillon des combats ; il n’est nulle part, si ce n’est dans ces armées multiples qui s’entrechoquent çà et là. Que se fait-il dans les villes ? Hors des assemblées royales, où l’on disserte sur les devoirs des rois, que se passe-t-il ? Les poètes n’en disent rien ; ils se taisent sur tout ce qui ne se prête pas au développement de la pensée spéculative. Les cités populeuses dont il est question ne présentent à l’esprit qu’un assemblage confus de minarets, d’arcs de triomphe, de portiques, de hautes terrasses dont il est impossible de saisir la physionomie précise. La campagne, les champs, les terres cultivées qui fournissent à l’homme sa nourriture ne sont ni décrits, ni même indiqués. Il n’est fait aucune allusion aux travaux des laboureurs ni aux souffrances que cause la guerre à la classe des paysans. Les vaches jouent un rôle assez important dans l’épisode de la razzia, elles forment une partie de la richesse des brahmanes ; pourtant les pâtres ne sont jamais mis en scène. La caste des vaïçyas ou marchands est tout aussi négligée ; pas un mot n’échappe au poète qui rappelle les caravanes de ces temps lointains traversant le pays dans toute sa largeur et transportant de l’est à l’ouest les produits de l’Asie orientale. Si par hasard il y est fait allusion, on ne dit ni où elles vont, ni d’où elles viennent. C’est que les Aryens, à l’exemple des nations qui s’établissent par la force en pays conquis, ne prenaient nul souci de la population indigène attachée au sol par les liens du travail. Quoique l’élément indigène se mêlât peu à peu à la caste guerrière et même aussi à la caste sacerdotale, l’esprit de cette double aristocratie demeurait le même : les guerriers s’acharnaient à faire leur métier, même quand il n’y avait plus de barbares à soumettre ; ils s’attaquaient les uns les autres à tout propos et sans raison. Ayant perdu tout respect pour le lien conjugal, ils prenaient des femmes partout, dans les basses castes, jusque chez les nations réputées barbares. De ces unions passagères naissaient des fils qui se haïssaient les uns les autres et cherchaient à s’entredétruire. La couleur blanche des Aryens disparaissait peu à peu dans la caste des guerriers, et l’esprit antique s’effaçait aussi avec les vertus des premiers âges. La décadence était manifeste, et les brahmanes de la forêt, ceux qui vivaient loin des palais des rois, qui restaient indifférens aux intrigues de la politique, déclaraient hautement que le monde allait entrer dans l’âge du vice.

Cet âge en effet ne tarda pas à faire son apparition sur la terre. Un siècle après la mort des Pândavas, il se montra sous la forme d’un çoûdra au teint noir frappant une vache. La force brutale l’emportait sur la pensée, la civilisation ne faisait plus de progrès, la grande famille aryenne se fractionnait en une multitude de petits états gouvernés par des rois violens et ambitieux ; le niveau de la moralité, — telle que la comprenait le brahmanisme, — allait en baissant toujours. Cette ère fatale, c’étaient les querelles des Kourous et des Pândavas qui l’avaient inaugurée. Voilà pourquoi la caste sacerdotale, qui a chanté cette grande guerre sous le nom de Vyâsa[37], s’est appliquée à flétrir les passions ardentes qui minent la paix du monde et jettent les sociétés hors de leur voie. Tout ce qui troublait sa quiétude lui était odieux, et son égoïsme se trouvait d’accord sur ce point avec les véritables intérêts de la nation indienne. Aussi son jugement a-t-il été sévère. De tous les héros, un seul a mérité l’apothéose, Youdhichthira, et s’il est monté au ciel avec son corps, dans le char d’Indra, ce n’est point parce qu’il a montré plus de bravoure que ses frères, mais parce qu’il a été roi juste, attaché à ses devoirs, compatissant envers les êtres qui lui témoignaient de l’affection. Sans nul doute, la vérité historique a souffert de cette manière de raconter les événemens ; mais la poésie y a gagné, et la dignité humaine n’y a rien perdu. On aime à entendre, à travers ce récit des grandes calamités, la voix des sages, qui domine le bruit des armes et proclame avec obstination que la gloire et la puissance doivent céder le pas à la vertu et à la justice.

Th. Pavie.
  1. Voyez la livraison du 15 avril.
  2. Chant du Virâtaparva, lecture 68 ;, vers 2 224.
  3. Ibid., lecture 69, vers 2 241.
  4. Chant de l’Oudyogaparva, lect. 44, vers 1 735.
  5. Chant de l’Oudyogaparva, lect. 44, vers 1 738 et suivans.
  6. Chant de l’Oudyogaparva, lecture 71, vers 2 582 et suivans.
  7. Ou plutôt le cri du lion, le cri de guerre.
  8. Chant de la Bhagavadguitâ, lecture 25, vers 841 et suivans.
  9. Ibid., vers 859 et suivans.
  10. Chant de la Bhagavadguitâ, lecture 26, vers 899.
  11. Ibid., vers 948.
  12. Voici comment Krichna explique sa divinité : « J’ai déjà passé par bien des naissances, et toi aussi, Ardjouna ; je les connais toutes, et toi tu les ignores. — Bien que je sois moi-même éternellement immuable et le maître des êtres, cependant, en commandant à la nature qui dépend de moi, je suis visible par l’effet de ma propre puissance sur les choses créées. — Chaque fois que la vertu décline et que le vice prend le dessus, je me crée moi-même sous une forme sensible. — Pour le salut des justes et la destruction des méchans, et aussi pour le maintien de la vertu, je prends l’être d’âge en âge… » Bhagavadguitâ, vers 998 et suivans. — C’est ainsi que Krichna se donne lui-même pour une incarnation de Vichnou, reparaissant par intervalle sur la terre pour sauver les hommes et pour remonter la machine qui se détraque.
  13. Bhagavadguitâ, lecture 30, vers 1 053.
  14. L’un des guerriers du parti des Kourous.
  15. Chant du Çalyaparva, lecture 30, vers 1 566 à 1 585.
  16. « Les troupes du roi Rodrigue — perdaient courage et fuyaient, — lorsque, dans la huitième bataille, — ses ennemis remportaient la victoire. »
  17. « Mira por los capitanes — que ninguno parescia, — mira el campo tinto en sangre — la cual arroyos corria. »
  18. Allusion à la tentative faite par Douryodhana pour brûler vifs les fils de Pândou dans une maison préparée à cet effet. Voyez la Revue du 15 avril.
  19. Chant du Çalyaparva, lecture 61, vers 3 311 et suivans.
  20. Chant du Çalyaparva, vers 3 331 et suivans.
  21. Chant du Saoptikaparva, lecture 4, vers 162 et suivans.
  22. On voit dans l’Inde des bas-reliefs qui représentent au naturel toute cette guirlande d’êtres difformes enroulée autour d’une figure humaine debout et immobile.
  23. Sage des temps anciens, de qui prétend descendre une race nombreuse de brahmanes.
  24. Chant du Saoptikaparva, lecture 7, vers 306 et suivans.
  25. C’était leur roi, Dhrichtadyoumna, beau-frère des fils de Pândou, qui avait tué Drona, père d’Açvatthâman.
  26. Chant du Saoptikaparva, lecture 9, vers 489 et suivans.
  27. Chant du Striparva, lecture 9, vers 259.
  28. Chant du Çântiparva, lecture 7, vers 159 et suivans.
  29. Chant de l’Açramavasikaparva, lecture 2, vers 43.
  30. Ibid., lecture 3, vers 129 et suivans.
  31. Dans sa promenade à la suite du cheval, Ardjouna poussa, vers le sud, jusqu’au pays de Mâghada (le Béhar méridional), et vers l’ouest, jusque chez les gens du Sindh ; il eut même des combats à livrer à ces deux peuples, sans parler d’une autre rencontre avec un de ses bâtards, adopté par le roi de Manipoura (ville inconnue), et dans laquelle il eut la clavicule fracturée par une flèche. Il y a donc exagération dans la légende qui représente le cheval parcourant librement et sans obstacle toute la région comprise d’une mer à l’autre, c’est-à-dire du golfe du Bengale à l’embouchure de l’Indus.
  32. Chant du Maosaloparva, lectures 1, 2 et 3.
  33. Il est dit que les restes du peuple gouverné par Krichna et ses fils (les Vrichnis et les Andhakas) furent emmenés dans le Pandjâb par Ardjouna. Celui-ci, qui se faisait vieux, ayant été attaqué en chemin par des tribus pastorales, voulut tendre son fameux arc nommé le Gandiva ; mais la corde resta lâche, et le héros ne lançait que des traits impuissans. Exaspéré par les railleries de ses ennemis, Ardjouna se mit à les frapper avec le bois (ou plutôt avec la corne) de l’arc ; il les dispersa, mais non sans avoir été insulté et sans avoir vu emmener les richesses de ces mêmes peuples qu’il avait voulu protéger. Ce fait doit être historique, car il montre un Aryen vaincu et pillé par des barbares ; ce n’était pas la corde de l’arc, c’était le bras affaibli du guerrier qui avait perdu son ancienne vigueur. (Voyez le chant du Maosalaparva, lect. 7, vers 200 et suiv.)
  34. Chant du Mahâprasthânikaparva, lecture 1, vers 3 et suivans.
  35. Chant du Mahâprasthânikaparva, vers 70 et suivans.
  36. Ibid., lecture 3, vers 96 et suivans.
  37. Il est impossible d’attribuer à un seul homme la composition de ce grand poème, tout rempli d’interpolations.