Études sur l’Angleterre/Les classes inférieures

Études sur l’Angleterre
Revue des Deux Mondes, période initialetome 11 (p. 29-87).

ETUDES


SUR L'ANGLETERRE.




LES CLASSES INFERIEURES.




Lorsque l’Europe, après les longues guerres de la révolution française et de l’empire, posa les armes en 1815, on ne vit pas, comme dans les siècles précédens, les armées licenciées se répandre en brigandages et en désordres de toute espèce : un million de soldats rentrèrent dans la vie civile, sans commettre le plus léger excès ; des hommes, qui n’avaient manié jusque-là que le sabre ou le fusil, se mirent au rude apprentissage de la science, de l’industrie, de l’agriculture. L’œuvre de destruction ayant cessé, une fièvre de travail circula bientôt dans les veines du corps social. L’antique fiction du soldat laboureur devint un épisode vulgaire. Jamais transformation plus grande ne s’était opérée avec des allures plus pacifiques, et le changement s’accomplit à vue d’œil, comme pour un décor d’opéra. Si le repos de la société fut quelquefois troublé, il le fut par les gouvernemens enivrés de leur triomphe, et l’on put mesurer, en contemplant des résultats qui tenaient du prodige, les progrès que la civilisation avait faits parmi les peuples depuis trente ans.

Dans ce mouvement des sociétés modernes, l’Angleterre fut la nation qui eut le plus de peine à passer du pied de guerre au pied de paix. La France elle-même, envahie, dépouillée, mise à rançon par l’étranger et comprimée par un pouvoir inintelligent, donna l’exemple de la résignation ainsi que du bon ordre. La transition, si douloureuse pour nous, semblait devoir être cependant plus facile pour nos voisins. L’Angleterre en effet avait dicté les conditions de la paix ; elle s’était adjugé, par les traités, les dépouilles de la France, de l’Espagne et de la Hollande ; elle restait désormais la seule puissance coloniale et la première puissance maritime ; les marchés du monde entier allaient s’ouvrir à son industrie. Parvenue à l’apogée de sa puissance, ne devait-elle pas se trouver aussi en pleine prospérité et avoir enfin son âge d’or ? Avec la guerre avaient cessé les charges extraordinaires qui pesaient sur les contribuables : les dépenses publiques, qui s’élevaient, pour l’année 1814, à la somme inouie de 106,832,260 livres sterling (2,724,222,630 fr.), étaient tombées à 92 millions sterling en 1815, à 65 millions sterling en 1816, et à 55 millions en 1817, réduction de 48 pour 100 en trois années. Ainsi, les sacrifices à faire s’allégeaient pour la nation, au moment même où elle devenait maîtresse de déployer toutes les ressources de son activité.

Des circonstances, au premier abord si décisives, n’exercèrent pourtant aucune influence appréciable sur le sort du peuple anglais ; il y a plus, le retour de la paix fut signalé par un profond malaise. Le travail industriel ne prit pas les développemens que l’on avait lieu de prévoir, et le commerce extérieur diminua tout à coup dans une proportion effrayante : les exportations de l’Angleterre, qui montaient à 45 millions sterling en 1814 et à 51 millions en 1815, descendirent à 41 millions en 1816 et à 35 millions en 1817. En même temps, les délits se multipliaient à l’envi et débordaient l’énergie de la répression. On avait compté, dans l’Angleterre proprement dite, 6,390 accusés pour l’année 1814 ; ce nombre s’éleva soudainement à 7,818 en 1815, à 9,091 en 1816, et à 13,902 en 1817, accroissement de 118 pour 100 en trois années[1].

Le progrès du crime, lorsqu’il se manifeste avec cette rapidité violente, est toujours le symptôme de quelque trouble dans l’économie intérieure de la société ; mais, comme s’il en fallait d’autres preuves, des émeutes éclatèrent sur plusieurs points du royaume, et les associations secrètes commencèrent à se propager parmi les ouvriers.

M. Porter pense que, si la paix n’amena pas un état de choses matériellement et moralement plus heureux pour l’Angleterre, on doit l’attribuer à l’épuisement où la guerre avait laissé le pays[2]. Je ne veux pas contester d’une manière absolue l’influence de cette cause. Au terme d’une lutte gigantesque, à laquelle avaient pris part toutes les grandes puissances de l’Europe, qui avait mis en mouvement les plus nombreuses armées que l’on eût encore vues depuis l’époque des croisades, et qui avait pris tour à tour chaque contrée pour champ de bataille, les vainqueurs devaient se trouver presque aussi maltraités que les vaincus. De 1806 à 1815, l’Angleterre avait dépensé plus de 21 milliards de notre monnaie à soutenir ou à soudoyer la résistance du principe aristocratique ; elle avait tenu à flot jusqu’à cent vingt vaisseaux de ligne ; son armée de terre et de mer lui avait coûté jusqu’à 71 millions sterling (plus de 1,800 millions de francs) ; pour sauver, pour ranimer, pour ressusciter le malade, Pitt et ses successeurs l’avaient en quelque sorte saigné à blanc. Quelle constitution, soumise à un traitement aussi énergique, n’aurait pas été ébranlée ?

La Grande-Bretagne a recouvré depuis les forces que la guerre lui avait fait perdre. La population, la production et la ’richesse ont repris leur marche ascendante ; cependant le malaise subsiste, les plaies ne se ferment pas, l’agitation continue. Il y a donc d’autres causes à ce désordre que des circonstances dont le temps aurait déjà effacé la trace, à quelque profondeur qu’elle eût été déposée. On les trouvera dans la conduite du gouvernement anglais à l’égard des classes inférieures, conduite marquée au coin de l’injustice et de l’exclusion. Le peuple se plaint rarement des privations qui lui sont imposées, quand il voit les chefs politiques du pays prendre leur part de ces souffrances ; mais c’est trop présumer de sa patience et de sa docilité que de rejeter sur lui seul le fardeau tout entier.

En 1816, la paix venant réduire les dépenses publiques, les ministres et le parlement se trouvaient en mesure d’opérer, dans la quotité de l’impôt, un dégrèvement considérable ; au lieu de modérer les taxes de consommation, qui étaient excessives et que toutes les classes de la population supportaient, l’on jugea plus opportun de supprimer l’income-tax, impôt qui pesait sur les revenus et non sur les salaires, et dont les conséquences ne se faisaient pas sentir au-dessous des régions moyennes de la société. Par-là, les revenus de l’aristocratie s’accrurent d’une somme égale à la taxe, c’est-à-dire de 10 pour 100 ; les classes qui recueillaient déjà les bénéfices du gouvernement parvinrent à s’affranchir des charges qu’entraîne l’administration d’un grand état.

A la même époque, les propriétaires fonciers, non contens de se décharger sur la masse des consommateurs du poids des taxes publiques, cherchèrent à établir directement un impôt à leur profit. Avant 1815, les blés étrangers pouvaient être introduits en franchise, lorsque le prix des blés indigènes s’élevait à 68 shillings (82 fr. 50 c.) par quarter ; on restreignit cette faculté au taux de 80 shillings (100 fr.). Ce fut comme si l’on avait frappé les grains dont se nourrit le peuple, dans un pays qui n’en produit pas des quantités suffisantes pour sa consommation intérieure, d’une taxe de 14 shill. (17 fr. 50 c.) par quarter. Les lois sur les céréales, lois de cherté pour les classes inférieures, lois de privilège pour les classes supérieures, eurent ainsi pour effet d’élever le prix des fermages et d’augmenter par conséquent la valeur des biens fonds. Ce fut une liste civile que se vota l’aristocratie. Quatre ans plus tard, une mesure inévitable, la reprise des paiemens en espèces, en donnant aux billets de banque la valeur de l’or, aggravait encore l’inégalité des fortunes, car il en résultait une altération très sensible dans le taux réel des contrats à longue échéance, et par suite un surcroît d’opulence pour les maîtres du sol.

L’aristocratie britannique ne peut donc s’en prendre qu’à elle-même des commotions qui agitent le royaume depuis trente ans. L’ordre établi n’eût peut-être jamais été attaqué, si elle avait gouverné dans l’intérêt de tout le monde. Cette partialité, ou plutôt cet égoïsme du gouvernement a produit ce que les Anglais appellent une législation de classe ou de caste (class législation), et rien ne provoque le mécontentement du peuple comme le défaut d’équité dans les corps politiques qui sont chargés de faire les lois.

Certes, l’Angleterre n’est pas un pays en révolution. Il y a déjà plus de deux cents ans que ses institutions ont pris leur assiette, et qu’elle débat les conséquences des principes que la plupart des nations de l’Europe en sont encore à poser. Sans doute, l’aspect des choses se modifie incessamment dans cette contrée, mais le fond reste immuable. C’est un peuple en marche, mais qui suit toujours la même direction et qui ne perd jamais de vue le point de départ : voilà ce qui explique comment le système des castes, qui suppose l’immobilité de l’Égypte ou de l’Inde, se continue, sous une autre forme, dans la Grande-Bretagne, au milieu, pour ainsi dire, du mouvement perpétuel. La race anglaise est naturellement hiérarchique ; c’est la seule aujourd’hui qui respecte les supériorités de position, autant et plus que les supériorités d’intelligence et de caractère, et qui accepte, avec l’inégalité des rangs, jusqu’à l’inégalité des droits. Dans un pays ainsi constitué, pour affaiblir ou même pour détendre le lien de l’obéissance, il a donc fallu que l’on ait beaucoup abusé du pouvoir.

Oppression générale et oppression locale, domination exercée par une race d’hommes sur une autre, despotisme du propriétaire foncier et du manufacturier, tyrannie s’appuyant sur le sol ou sur le capital, persécution émanant quelquefois du pouvoir temporel et plus souvent du pouvoir spirituel, rien n’a manqué aux épreuves de cette démocratie encore dans les limbes. De là aussi les caractères divers que la révolte a pris, selon les lieux et selon les époques, tantôt se localisant comme les griefs dans le comté de Tient, dans le pays de Galles et en Irlande, tantôt s’étendant au royaume entier, comme les associations d’ouvriers (trades-unions) et les insurrections des chartistes. Un coup d’œil jeté sur ces évènemens, dont quelques-uns appartiennent à des dates récentes, fera mieux comprendre quelles sont en Angleterre les prétentions des classes inférieures et quel est leur avenir.


I. — HERNE-HILL

Au printemps de l’année 1838, et quelques mois avant le couronnement de la reine, une agitation extraordinaire se manifesta parmi les paysans, dans les environs de Cantorbéry. Ces hommes, jusqu’alors paisibles et occupés du travail des champs, avaient paru tout à coup saisis de la fièvre religieuse : ils ne se réunissaient d’abord que pour prier, pour chanter des cantiques, ou pour communier au milieu des bois ; mais bientôt la prédication enflammant leurs passions et les tournant contre l’ordre social, cette émotion devint une révolte. Le lundi 27 mai, un rassemblement se forma dans le village de Boughton, portant, en signe de ralliement, une miche de pain au bout d’un drapeau bleu et blanc sur lequel était peint un lion rampant : les paysans ameutés se dirigeaient vers le bois de Bleane, sous la conduite d’un homme de haute taille, que cette foule semblait adorer.

Parvenu dans un champ communal, le rassemblement fit halte, et le chef ôta ses souliers en s’écriant : « Maintenant, je suis sur mon terrain. » Il était évident que les révoltés avaient choisi cet endroit pour le théâtre de leur résistance ; de trois constables envoyés pour les arrêter, un fut tué et les autres prirent la fuite. Deux compagnies du 45e régiment s’avancèrent alors, la baïonnette au bout du fusil ; le riot-act fut lu, et les rebelles sommés de se disperser. Un lieutenant, ayant mis la main sur leur chef, fut renversé d’un coup de pistolet tiré à bout portant. À ce signal, les paysans, sans autres armes que des bâtons, se précipitèrent sur le détachement qui dut faire, pour sa défense, une exécution terrible : huit des rebelles restèrent couchés par terre, sept furent blessés grièvement, et vingt-sept tombèrent dans les mains des soldats. Le major Armstrong, qui commandait l’expédition, un moment entouré par cette foule fanatique, courut les plus grands dangers ; les officiers n’avaient jamais vu des hommes affronter la mort avec un courage plus résolu.

Le héros de cette échauffourée se faisait reconnaître, parmi les cadavres des paysans groupés autour du sien, à sa haute stature et à ses proportions herculéennes. La vénération du peuple lui avait survécu. Les femmes se disputaient les boucles de sa chevelure et les lambeaux de sa chemise ensanglantée ; l’une d’elles fut surprise, qui s’efforçait d’introduire un peu d’eau dans sa bouche, parce qu’il avait dit qu’au moyen de cette assistance il ressusciterait dans un mois. Lorsqu’il fallut l’ensevelir, les paysans suivirent son cercueil avec un sombre désespoir, que la présence de la force armée contenait à peine. Depuis cette époque, sa mémoire se perpétua dans le comté de Kent comme celle d’un autre messie, et ceux qui périrent à ses côtés en le couvrant de leur corps sont considérés comme des martyrs.

D’où venait l’ascendant incroyable que cet homme avait exercé ? quel charme surnaturel lui avait valu des dévouemens aussi entiers et aussi aveugles ? comment une scène du XIVe ou du XVe siècle avait-elle pu se renouveler, en pleine civilisation, à l’ombre de la métropole religieuse des trois royaumes, et sur la grande route de Londres à Paris ?

Le prétendu messie n’était qu’un échappé des petites-maisons. Il s’appelait John Nicholi Thoms, mais il prenait le nom beaucoup moins plébéien de sir William Courtenay. Condamné par le jury de Maidstone à sept années de déportation pour crime de parjure, on avait reconnu ensuite dans ce délit la conséquence d’une aliénation mentale, et on l’avait enfermé dans l’hospice de Barming-heath, où il resta deux ans. Mis en liberté à l’expiration de ce terme, il était venu demeurer à Boughton. Courtenay possédait des avantages extérieurs peu communs ; il parlait avec facilité, et des citations de la Bible revenaient à tout propos dans ses discours, moyen d’influence qui ne pouvait pas manquer son effet sur des esprits simples et dans un pays protestant. Dans ses harangues aux paysans, cet illuminé leur promettait de vastes domaines, et, pour donner plus d’autorité à ses promesses, il prétendait tantôt être le baron Rothschild, le comte de Devon, ou le roi de Jérusalem, et tantôt disposer d’un grand crédit à la cour, à ce point qu’on le verrait, le jour du couronnement, assis à la droite de la reine. Enfin, l’enthousiasme de la foule ayant ajouté à son audace, il se présenta comme étant le Christ lui-même ; à ceux qui en doutaient, il montrait mystérieusement les cicatrices laissées sur ses mains par les clous qui l’avaient attaché à la croix. Une figure naturellement noble et sa barbe, qu’il taillait à l’image du Christ, aidaient à l’imposture ; pour achever de séduire ses partisans, il les oignait, sous prétexte de les rendre invulnérables, et l’argent qu’il puisait dans toutes les bourses était répandu sans réserve en libéralités : le fanatisme s’était ainsi fortifié de toutes les ressources de l’admiration.

Mais le pouvoir de fascination dont Courtenay paraît avoir été doué ne rend pas complètement raison de l’étrange facilité avec laquelle une population vouée au travail et soumise aux lois passa, en quelques jours et presque sans s’en douter, de l’obéissance à la révolte. Un changement aussi radical et aussi soudain ne s’explique pas indépendamment des conditions particulières dans lesquelles se meut la société. Les troubles du comté de Kent appelaient une enquête ; le gouvernement ne songea pas à la faire, ni les chambres à la provoquer.. La première impression de surprise une fois amortie, l’opinion publique se détourna de ce spectacle, qui ne pouvait que l’importuner à l’approche des pompes et des réjouissances du couronnement. Le parlement demanda des explications pour la forme ; il voulut connaître les motifs qui avaient amené l’élargissement de Courtenay avant l’expiration de sa peine, comme si l’ordre et le repos du pays dépendaient de la vigilance avec laquelle les maisons de fous étaient gardées. Cependant quels étaient les hommes que le maniaque traînait à sa suite ? Sur quoi portaient leurs plaintes, et à quelle fin aspirait leur ambition ? Sur tout cela, pas une conversation ne fut échangée. La presse elle-même ne se montra ni plus intelligente ni plus curieuse ; les journaux de Londres se bornèrent à signaler ce qu’il y avait d’imprévu dans ces. évènemens « qui avaient, disaient-ils, éclaté comme une bombe ; mais ils n’eurent garde de rechercher d’où la bombe était partie.

Une réunion d’économistes et de philanthropes, la Société centrale d’éducation, osa seule penser que la parole de Courtenay n’avait été que l’étincelle qui tombe sur une traînée de poudre, et que la cause réelle du désordre devait se trouver dans l’état social des paysans qui avaient combattu pour la divinité du faux messie. Un de ses membres, M. Liardet, envoyé sur les lieux avant que le souvenir de ces évènemens se fût refroidi, a publié un rapport qui donne la clé de l’énigme[3]. Il suffit de grouper, en y joignant les inductions qui en dérivent, les faits qui ont été recueillis dans ce remarquable travail.

La misère semble n’avoir eu aucune part aux troubles du comté de Kent. Le lieu de la scène est un de ces paysages qui n’appartiennent qu’à l’Angleterre : des collines à pente douce que séparent de riantes vallées, de vastes et grasses prairies dans les bas-fonds, et plus haut des jardins, des vergers, des champs de blé ou de houblon, l’agriculture dans toute sa magnificence et la nature dans toute sa beauté. Sur une terre aussi fertile, la population doit vivre dans l’aisance : les laboureurs gagnent de 15 à 18 francs par semaine ; les femmes, 7 francs 50 cent. ; un enfant de treize ans, de 3 francs 75 cent. à 5 francs. Chaque famille a sa chaumière et son jardin, jardin cultivé avec un soin infini, chaumière divisée souvent en quatre chambres, de manière à développer également la santé du corps et les bonnes mœurs. Le mobilier a un air de propreté qui charme ; outre les tables bien polies, des armoires garnies de linge et une batterie de cuisine luisante, on voit dans chaque maison une énorme pendule qui annonce que les maîtres du logis connaissent le prix du temps aussi bien que le commis le plus affairé de la Cité. Les femmes savent généralement coudre et blanchir ; quelques-unes sont capables de faire leur beurre et de pétrir leur pain. Toute chaumière a une étable qui renferme une vache ou un cochon ; en un mot, la condition de ces paysans est bien supérieure à la moyenne des principaux comtés.

Parmi ceux qui prirent part à l’émeute du 28 mai, un seul passait pour être d’une probité suspecte, et quatre seulement recevaient des secours de leur paroisse. Tous les autres étaient des hommes d’un âge mûr et d’un caractère irréprochable, qui vivaient sans peine du travail de leurs bras ou qui cultivaient le sol en qualité de fermiers. La population de ces hameaux se distingue encore par une sobriété assez rare dans la Grande-Bretagne ; les villages éloignés des grandes routes n’ont pas un seul cabaret.

Ainsi, la misère et la débauche, ces alimens naturels de tout désordre, n’ont été pour rien dans les scènes de Boughton. M. Liardet en voit la cause principale dans l’ignorance habituelle des populations rurales, ignorance qui lui parait plus entière là qu’ailleurs. A l’appui de son opinion, il rappelle que, sur quarante chaumières examinées par lui à Dunkirk, il y en avait vingt qui ne renfermaient pas un livre, et que, dans les autres, la Bible était le seul livre qui s’offrît aux regards des visiteurs. A Herne-Hill, bien peu d’habitans étaient en état de signer leur nom, et ceux qui savaient lire ne lisaient que les premières pages du Nouveau Testament.

L’ignorance n’est pas moins grande dans les campagnes de la France ; je doute cependant qu’un imposteur ou un illuminé, en déployant des séductions égales à celle de Courtenay, parvînt à y éveiller le même fanatisme. En général, les révolutions politiques commencent dans les villes, et les révolutions religieuses dans les campagnes ; les peuples les plus fanatiques ont été les peuples pasteurs. Mais nos paysans ont vu le monde, et le mélange continuel des classes dans la société française rend leur esprit moins accessible aux illusions ou aux préjugés ; il en est tout autrement en Angleterre. Voici la peinture que fait M. Liardet de l’état social dans la paroisse de Herne-Hill.


« Le village renferme quatre-vingt-huit familles qui donnent une population de quatre cent soixante-dix individus. Le vicaire est le seul homme comme il faut (gentleman) qui réside dans la paroisse ; il n’y a ni médecin, ni pharmacien, ni boutique d’aucune espèce. La terre est distribuée en fermes, depuis soixante jusqu’à cent cinquante acres d’étendue. Les fermiers, qui ont une existence grossière et qui ont reçu une instruction purement agricole, ne sont pas en état, quand ils en auraient la volonté, de contribuer à la réforme morale du peuple. Le principal d’entre eux et le seul qui prenne quelque intérêt à ces questions, n’a lui-même que l’éducation que l’on donnait, il y a quarante ans, aux classes laborieuses dans les districts ruraux. C’est néanmoins un personnage très méritant, qui, à force d’industrie, de persévérance, d’économie, et par une bonne conduite dont il ne dévia jamais, s’est élevé de l’humble condition de journalier à la position honorable qu’il occupe aujourd’hui. Tout le fardeau des intérêts séculiers de la paroisse retombe sur ses épaules : il est marguillier, gardien des pauvres, commissaire chargé de veiller à l’entretien des routes, et il remplit ces fonctions, non-seulement pour le village de Herne-Hill, mais aussi pour celui de Dunkirk, qui est encore plus considérable et qui renferme sept cents habitans. »


Ne cherchons pas ailleurs la véritable cause des troubles : elle est dans cet isolement social. Voilà deux villages et douze cents habitans, parmi lesquels ni la classe supérieure ni la classe moyenne ne se trouve représentée. Les propriétaires ne vivent pas sur leurs domaines, et les fermiers ne sont que des laboureurs, sans capitaux et sans lumières ; aucune profession libérale n’y est exercée, pas même l’art de guérir ; point d’industrie ni de commerce, même en détail ; le village de Dunkirk, terre d’église, qui appartient au chapitre de Cantorbéry, est absolument privé des secours spirituels, et sans les 300 livres sterling attachées à la cure de Herne-Hill, cette paroisse n’aurait probablement pas fixé la résidence du seul gentleman qu’elle renferme. Il n’y a donc là que des paysans, et des paysans abandonnés à eux-mêmes, des paysans qui ne reçoivent rien de la société que leur salaire, en échange d’un travail qui fait produire au sol la rente du propriétaire et la dîme du clergé.

Les hommes, par cela seul qu’ils vivent en société, demandent à être conduits ; quand leurs chefs naturels leur manquent, ils sont à la merci du premier charlatan qui veut s’emparer de leur esprit et qui se fait fort de les diriger. « Seriez-vous disposé à écouter un bon avis ? demandait M. Liardet à un paysan. — Je ne le crois pas, monsieur, répondit le bonhomme, si le conseil venait de quelqu’un comme moi ; mais s’il m’était donné par un gentleman comme vous, je pense que j’y céderais. » Cette conversation est un trait le lumière ; elle explique à la fois l’état moral des paysans et l’ascendant que Courtenay obtint si promptement parmi eux. Tout autre gentleman qui aurait pris la peine de leur parler de leurs intérêts dans cette vie et de leurs espérances dans l’autre eût probablement exercé la même influence.

Il est à remarquer que le village de Boughton, le plus peuplé des trois, et celui où l’insurrection vint former ses rangs, n’a compté qu’un des siens parmi les paysans qui ont péri, et deux seulement parmi les prisonniers. La plupart des victimes appartenaient aux paroisses de Herne-Hill et de Dunkirk. Cela ne veut pas dire que Boughton ait une grande supériorité de mœurs ou de lumières ; mais c’est un lieu de passage, dont les habitans se frottent par conséquent un peu plus au monde, et que la civilisation éclabousse de temps en temps, si elle n’y pénètre pas. Les prophètes et les charlatans, rencontrant peu d’illusions en pareil lieu, doivent y faire moins de prosélytes ; de là le peu de succès de Courtenay à Boughton, où il ne recruta pas plus de trois dupes sur treize cents habitans.

Depuis l’ouverture du chemin de fer qui va de Londres à Folkestone et à Douvres, le courant des voyageurs s’est détourné. La population de Boughton, comme celle de Herne-Hill et de Dunkirk, attend que les hauts dignitaires de cette église métropolitaine dont elle aperçoit les tours à l’horizon s’occupent enfin de civiliser la contrée. Dans le moyen-âge, les terres de l’église étaient les mieux cultivées, et les serfs de l’église les plus heureux ; aujourd’hui le clergé anglican n’est pas un propriétaire plus paternel ni plus attaché à ses devoirs de tuteur que l’aristocratie civile. A quelques égards, la propriété, dans les mains des corps religieux, a des inconvéniens plus sensibles. Les grands seigneurs résident très souvent sur leurs domaines, où ils dépensent une partie de leurs revenus et où ils tiennent à honneur d’étaler un luxe princier ; mais les dignitaires ecclésiastiques, ne possédant qu’à titre de fidéicommis, habitent rarement les terres qu’ils exploitent : aussi l'absentéisme, ce fléau des sociétés aristocratiques, frappe-t-il principalement les populations dont la tutelle leur est dévolue.

Quel était le sens de cet emblème derrière lequel se ralliaient les paysans ameutés de Herne-Hill et de Dunkirk ? Pourquoi ce pain, qu’ils portaient au bout d’un drapeau, et qui parlait pour eux aux regards de la foule ? Ce n’était pas un signe de détresse, car tous ces hommes, qui « vivaient en travaillant, » n’avaient pas à se poser, comme les ouvriers de Lyon, l’autre terme du redoutable dilemme, et à « mourir en combattant. » Ce pain était le symbole de la propriété, et figurait une évolution sociale. Les paysans aspiraient à devenir propriétaires. Occupés à féconder un sol dont ils ne voyaient jamais les maîtres, ils en étaient venus à considérer ceux-ci comme des étrangers, dont l’absence avait singulièrement affaibli les droits. Il y a dans ces faits une grande leçon. Le travail est l’origine de la propriété ; c’est en cultivant le sol que l’homme se l’approprie. Quand le possesseur cesse de cultiver, malgré la loi et malgré l’usage, le lien qui l’attache au sol commence à se détendre ; il peut finir par se briser, si le propriétaire cesse de résider et va dissiper au dehors des produits dont il garde la jouissance pour lui seul. Toute aristocratie oisive est à la veille d’un 93. Si elle veut résister et si elle veut vivre, il faut qu’à l’exemple de ce géant que la mythologie païenne fait naître de la terre, elle se retrempe souvent au contact du sol qui la nourrit.


II. – CARMARTHEN

Les troubles du pays de Galles ont suivi de prés ceux des districts manufacturiers. Vers le milieu de l’année 1843, au moment où l’attention de l’Angleterre était détournée et ses troupes occupées par les formidables démonstrations d’O’Connell, une espèce de jacquerie s’organisa dans la partie méridionale de la principauté, sur les côtes reculées qui font face à l’Irlande. Le fermier de la route de Carmarthen à Saint-Clare ayant établi, contre le vœu des magistrats locaux, une nouvelle barrière, une trentaine d’hommes barbouillés de noir, sous la conduite d’un chef déguisé en femme, que les siens nommaient Rébecca, vinrent la démolir en plein jour. Relevée plusieurs fois, la barrière fut aussi souvent détruite, et, la colère du peuple s’échauffant par la résistance, les bureaux de péage furent renversés en un instant sur toutes les routes dans le comté de Carmarthen, ainsi que dans les comtés limitrophes de Pembroke, de Glamorgan, de Brecon et de Radnor.

Le pays de Galles, contrée montueuse et d’un difficile accès, a servi long-temps de refuge aux bannis et aux proscrits de l’Angleterre ; mais, depuis plusieurs siècles que la principauté jouit d’un profond repos, on avait le droit de croire que les traditions de la révolte étaient oubliées, et que l’assimilation de cette province au royaume, commencée de bonne heure par les lois, avait été achevée par les mœurs. Eh bien ! ces souvenirs sont encore présens à la mémoire des habitans, qui reprennent, comme s’ils ne l’avaient jamais interrompue, la vie d’aventures. Les exploits de Rébecca ont déjà leur légende ; le goût du merveilleux donne une physionomie particulière aux expéditions nocturnes des Gallois, et une sorte de loyauté chevaleresque relève des épisodes qui semblaient devoir être le fait d’une bande de pillards.

Avant d’attaquer une barrière, Rébecca dénonçait les hostilités. Le garde était sommé de vider les lieux ; on lui donnait le temps de mettre sa famille et son mobilier à l’abri. Malheur à lui, s’il n’obéissait pas ! la bande, en arrivant, cernait la maison, battait le garde, brûlait les meubles, et l’œuvre de destruction commençait. Pendant que les uns, armés de pioches et de leviers, s’occupaient à démolir la barrière, les autres, placés en sentinelles sur la route, faisaient un feu roulant pour éloigner les curieux ; puis, la barrière rasée, chacun tirait à travers champs, et la force armée survenant ne trouvait plus à qui s’en prendre.

Bientôt ce système de dévastation s’étendit aux work-houses ou maisons de charité, autre objet de l’animadversion publique. Les rébeccaïtes pénétrèrent dans la petite ville de Carmarthen, et ne laissèrent que des décombres à la place où s’élevait un de ces édifices que les Anglais eux-mêmes ont baptisés du nom odieux de bastilles. Plus tard, les fermes furent attaquées ; les propriétaires menacés émigrèrent en foule ; Rébecca, étendant son ambition, s’érigea en censeur de la société et en redresseur des torts ; la terreur régna dans la contrée.

L’organisation des rébeccaïtes était remarquable : ils n’avaient pas de chef, car Rébecca n’était qu’un rôle que chacun remplissait à son tour : ils ne levaient pas de drapeau, car c’était une protestation qu’ils entendaient faire, et non une révolte. Cependant le concert entre eux était universel et instantané, comme dans un pays insurgé contre ses conquérans ; des feux allumés sur les hauteurs servaient de signaux télégraphiques ; le cornet à bouquin ne cessait de retentir dans les bois ; les rébeccaïtes s’exerçaient au maniement des armes et à la discipline militaire ; ils tenaient des assemblées pendant la nuit, et des enfans portaient les lettres de convocation de ferme en ferme ; un ensemble admirable présidait à tous leurs mouvemens, que protégeait d’ailleurs un invariable secret. Quand ce n’est pas la volonté souveraine d’un homme qui imprime cette unité d’impulsion, elle ne peut être le produit que du concours de la population tout entière.

L’Angleterre ne s’émut pas, au premier abord, des désordres dont le pays de Galles était le théâtre : comme on n’y apercevait aucun caractère politique, on laissa volontiers à la magistrature locale le soin de les réprimer. Ajoutez que les allures romanesques de Rébecca et de son lieutenant, miss Cromwell, devaient charmer les imaginations dans cette société blasée. Le peuple qui, courant après les émotions d’un autre âge, s’était donné, quelques années auparavant, le spectacle d’un tournoi, au château d’Eglintoun, battit des mains, croyant entendre un écho de Robin Hood ou d’Owen Glendwor. Les grands journaux de Londres mirent des correspondans aux trousses de la dame, et donnèrent tous les matins le récit de ses faits et gestes celui du Times, admis aux séances mystérieuses de ce parlement de paysans, intéressa le public à leurs plaintes. La curiosité fraya les voies à la sympathie.

Le gouvernement lui-même fut entraîné par l’exemple. Voyant la police battue ou désarmée, il avait envoyé des régimens de dragons, et avait publié des proclamations par lesquelles de fortes primes (depuis 50 liv. sterl. jusqu’à 500 liv. sterl.) étaient offertes à quiconque livrerait ou dénoncerait Rébecca ; mais les dragons, constamment devancés ou évités par les insurgés, s’épuisèrent en marches et en contre-marches. L’argent n’ébranla pas la fidélité que les Gallois s’étaient jurée, et pas un traître ne se rencontra pour venir réclamer le prix du sang. Il fallut donc songer à des expéditions d’une autre nature. Un officier de la police judiciaire, M. Hall, dépêché sur les lieux, avait déjà constaté sommairement l’origine et le caractère du désordre. On donna plus de solennité à l’enquête, en la confiant à trois commissaires, parmi lesquels figurait un homme d’une grande expérience et d’une égale autorité, M. Frankland Lewis.

Cette mesure, jointe à quelques concessions des propriétaires fonciers, calma presque aussitôt les troubles. Une population qui avait bravé et lassé la force publique céda d’elle-même dès que la presse et le pouvoir parurent prendre intérêt à son sort. L’agitation tendit à se régulariser, et les protestations armées firent place aux pétitions les plus pacifiques. Les Gallois, dans leur ignorance et dans leur confiance, supposaient que le gouvernement pouvait et voulait leur rendre justice, du moment où il s’enquérait de leurs griefs.

Le pays de Galles, sous le rapport moral, se distingue honorablement des autres parties du royaume. Les douze comtés, les comtés les plus pauvres, sont ceux où l’on respecte le plus les personnes et les propriétés. Il s’y commet très peu de délits et de crimes ; en 1842, pendant que l’on comptait, dans l’Angleterre proprement dite, un délinquant sur 489 habitans, et un délinquant sur 627 habitans en Écosse, le pays de Galles n’a présenté qu’un délinquant sur 1,368 habitans. Durant les troubles, lorsque Rébecca renversait les châteaux et démolissait les barrières, ses gens gardaient leurs mains pures et ne s’appropriaient rien de ce qu’ils avaient touché. Tout le temps que ces bandes ont parcouru nuitamment la contrée, l’on ne citerait pas un seul acte de pillage. Quel contraste avec les mœurs de la race anglo-saxonne, et comme le peuple de Galles doit sembler honnête à côté de la populace bien voisine pourtant qui a saccagé Bristol !

Pour qu’une population aussi amie de l’ordre se soit portée, avec toutes les apparences d’un mouvement unanime, à des excès que l’on peut considérer comme une révolte ouverte contre la société, il faut assurément qu’on lui ait rendu l’existence insupportable. C’est la conclusion qui se trouve exprimée avec une naïveté touchante dans l’apologue suivant qu’un fermier raconta, pour tout discours, devant une assemblée de paysans ; car le peuple de Galles, comme tous les peuples enfans, donne volontiers à ses sentimens la forme de l’apologue :

« Un gentilhomme avait un très beau cheval, qu’il montait depuis des an nées et qui avait l’allure douce autant que le pied sûr. Un soir, en revenant chez lui, il fut fort étonné de voir que son cheval, au lieu de marcher paisiblement comme à l’ordinaire, s’efforçait tout le long du chemin de le jeter par-dessus la haie, et en effet, au moment où ils arrivaient, le cheval jeta son cavalier par-dessus la haie. Le cavalier se releva, entra chez lui, et appelant ses domestiques, il ordonna au groom de tirer sur le cheval et de le tuer ; mais une vieille femme qui ; appartenait à la maison lui dit : « Ne tuez pas ce cheval, il y a peut-être quelque défaut dans la selle ; autrement, votre monture ne vous aurait pas porté sans accident pendant tant d’années. Ne tuez donc pas ce cheval sans examen, et laissez-nous plutôt regarder s’il n’y a pas quelque chose qui aille de travers. » On examina le dos du cheval avant de l’abattre, et l’on y trouva deux larges blessures, une de chaque côté. La vieille femme dit aussitôt : « Vous le voyez, vous auriez mal fait de tuer ce cheval ; lorsque la selle était bonne et que rien ne le blessait, il vous portait sans accident ; quelque défaut doit se trouver au coussin de la selle.

La chair de son clos est déchirée jusqu’à l’os. » En examinant la selle, on y découvrit deux gros clous qui avaient fait ces blessures. Au lieu de tuer le cheval, on arrangea la selle, et le cheval, au lieu de renverser le cavalier, le porta désormais sans accident, aussi loin qu’il le put et aussi long-temps que celui-ci vécut.

Et maintenant, Rébecca a souffert jusqu’à ce que sa chair eût été déchirée et l’os mis à nu ; mais à la fin elle a renversé le gentilhomme. Que les maîtres du sol s’entendent pour la guérison de ses blessures, pour redresser ce qui va de travers, pour réparer la selle, et ni eux ni Rébecca n’en souffriront à l’avenir.


Les gens du pays de Galles ne parlent pas toujours par apologues. Dans une de ces réunions dont le Times a publié en quelque sorte les procès-verbaux, un fermier s’écriait : « Le cœur du pays a été endurci par l’oppression. — Je consens, disait un autre, à être réduit à la pauvreté par la volonté de la Providence ; mais je ne veux pas que ce soit par l’injustice des hommes. — On demande, ajoutait un troisième, comment il faut s’y prendre pour saisir Rébecca. On ferait tout aussi bien de se demander d’abord qui elle est. Quelques-uns prétendent que Rébecca est la mère de tous les fermiers ; mais, pour dire la vérité, c’est la pauvreté qui est Rébecca (grands applaudissemens) ; et ce qui entretient Rébecca, ce sont les abus. »

Voilà les troubles du pays de Galles expliqués ; on comprend maintenant pourquoi Rébecca était un jour ici et là un autre, pourquoi le premier venu pouvait remplir ces fonctions redoutables et s’ériger en vengeur du peuple, pourquoi enfin, au lieu d’être un chef de bande ou de parti, une personne en un mot, Rébecca n’était que le symbole, la personnification des opprimés se levant en courroux, le jour où ils avaient assez de leur misère ; c’est la pauvreté qui était Rébecca.

L’excès de cette pauvreté a changé le caractère du peuple. Les Gallois étaient une race assez semblable aux montagnards de l’Écosse et gardant comme eux les traditions de la famille ainsi que les liens du clan, passionnés dans leurs attachemens autant qu’acharnés dans leurs haines, et portant la reconnaissance à ce point, qu’un avocat de Carmarthen, qui donnait gratuitement des consultations aux pauvres, étant venu à mourir, la ville entière prit le deuil. On obtenait tout d’eux avec une parole conciliante ; leur respect pour les maîtres du sol était sans bornes, et aucune circonstance n’avait fait brèche à leur docilité éprouvée. Aujourd’hui, la population se trouve divisée en deux camps, ceux qui possèdent et ceux qui travaillent. Les propriétaires sont considérés comme une classe à part, et comme tels on les déteste ; le paysan passe à côté d’eux, sans porter comme autrefois la main à son chapeau.

On a comparé l’état du pays de Galles à celui de l’Irlande ; il y a misère en effet et même oppression des deux côtés ; mais les maux que le gouvernement anglais a infligés d’une main si libérale à l’Irlande étaient le fait d’un conquérant qui agissait de propos délibéré et en connaissance de cause. L’intention du pouvoir n’a été pour rien dans les souffrances du pays de Galles ; cette contrée porte seulement la peine de la mauvaise administration qui la régit. On imaginerait difficilement à quel point le pays de Galles demeure inconnu à l’Angleterre, et l’Angleterre au pays de Galles. Il est tel comté gallois où les proclamations du gouvernement n’ont jamais été publiées, où l’on sait à peine le nom du souverain qui règne sur le royaume-uni. Les Anglais ignorent l’idiome qui se parle dans le pays de Galles, et les Gallois n’entendent pas l’anglais. Cette ignorance oppose à leur éducation des obstacles presque insurmontables, car le gallois est une langue sans livres, dans laquelle on ne peut apprendre ni les sciences, ni l’histoire, ni la religion, ni même les arts usuels et les secrets du travail, qui conserve les traditions et qui favorise par conséquent l’esprit de routine, mais qui ne saurait aujourd’hui servir d’instrument au progrès.

Sans doute la différence des races explique la différence persévérante des idiomes. Les Gallois appartiennent comme les Irlandais à la race celtique, et ils ont un égal éloignement pour le sang saxon. un des articles du programme de Rébecca est même dirigé spécialement contre l’emploi dans le pays de Galles des ouvriers et des surveillans anglais ; mais les autres Celtes de l’empire, les Irlandais et les Écossais, quoique soumis plus tard, ont adopté bien plus complètement la langue de la race victorieuse. Dans les highlands de l’Écosse, il n’y a plus que les vieillards qui parlent l’idiome de Rob Roy, et l’anglais est d’un usage vulgaire en Irlande, jusque dans les solitudes du Connaught. Dans le pays de Galles, plus de la moitié des habitans parlent une langue qui leur est propre ; les enfans même qui demandent l’aumône sur les routes ne savent que ces deux mots d’anglais « half a penny, sir. » Les Gallois gardent cette ignorance incommode jusque dans les villes de l’Angleterre ; Liverpool renferme plus de vingt chapelles où l’on prêche en langue gaélique, et où le même idiome est seul employé dans le service divin. L’intérêt cependant commence à prévaloir sur l’aversion. Les Gallois comprennent que la connaissance de l’anglais peut devenir pour eux une ressource ; ils le considèrent, dit un témoin interrogé dans l’enquête, « comme la langue de l’avancement, » comme un moyen de faire leur chemin dans le monde ; aussi les écoles de paroisse sont-elles désertes, quand on n’y enseigne que le gaélique ; l’enseignement de l’anglais est la seule chose qui décide les parens à y envoyer leurs enfans. Quel parti ne tirerait pas de cette disposition un gouvernement qui dirigerait la sollicitude des pouvoirs publics vers l’éducation du peuple !

Au rebours de l’Écosse, où l’individualité nationale s’efface tous les jours, bien que cette contrée jouisse encore d’une sorte d’individualité politique, le pays de Galles, qui n’a pas une existence politique distincte de celle de l’Angleterre, a conservé néanmoins son caractère original : la principauté est encore une nation. On a traité les Gallois comme des Anglais, et ils sont tout autre chose ; leur état légal ne répond pas à leur état réel, Les Irlandais se plaignent et ont le droit de se plaindre de ce que, en les faisant entrer dans l’union britannique, on ne les y a pas admis sur le pied d’une complète égalité. Les Gallois pourraient articuler la plainte contraire, car ils souffrent principalement de l’assimilation que l’Angleterre a tenté d’établir.

Jusqu’aux premières années du XVIIe siècle, la coutume du pays de Galles admettait le partage égal des héritages, qui avait amené une extrême division dans la propriété. La petite propriété convient à cette contrée semée de montagnes, sillonné par les rivières et les torrens, et où de vastes espaces stériles séparent les terrains cultivés. Elle n’est pas moins en rapport avec la rareté des capitaux et avec la médiocrité des fortunes. Il a donc fallu faire violence aux mœurs des Gallois pour introduire dans leurs usages le droit d’aînesse, cette loi aristocratique de l’Angleterre, et pour accumuler par suite les terres dans un petit nombre de mains ; mais quand il ne leur e plus été permis de posséder en qualité de propriétaires, ils ont cherché du moins à occuper le sol comme fermiers. De là vient qu’au rebours de l’Angleterre, où un fermier exploite souvent jusqu’à 2,000 acres, le pays de Galles est divisé en une multitude de petites fermes qui n’ont pas quelquefois plus de 25 acres d’étendue. De là aussi le prix élevé de la rente que paie le sol, la concurrence faisant monter le taux du fermage bien au-dessus du bénéfice que le cultivateur peut légitimement espérer.

Le sol est généralement mauvais dans le pays de Galles, il ne produit que de l’avoine ou de l’orge. Cultivé d’ailleurs comme il l’est, presque sans engrais et avec une charrue qui gratte plutôt qu’elle ne laboure, au lieu de s’améliorer, il s’appauvrit tous les ans. On cite des endroits où les fermiers ont récolté des céréales quatorze années de suite, au risque de rendre la terre absolument rebelle à toute espèce de production. Comment en pourrait-il être autrement ? Le propriétaire afferme ses domaines à l’enchère et sans bail : le cultivateur qui promet le fermage le plus élevé est mis aussitôt en possession ; mais on ne lui donne aucune garantie, et comme on peut toujours l’évincer en l’avertissant six mois à l’avance, il n’a garde de risquer son argent, s’il en a, dans des améliorations dont un autre serait peut-être appelé à recueillir le fruit. Il cultive donc, non pas comme un fermier, mais comme un manœuvre, travaillant rudement et vivant de peu, versant abondamment sur les champs la sueur de son front, mais n’y apportant rien de plus.

Dans une contrée où la terre ne rend que des produits médiocres et où tout le bénéfice de la production est absorbé par le propriétaire, la misère doit être commune. Pour trouver à vivre, les petits fermiers sont obligés de voiturer des charbons ou de la chaux, et de louer leurs services en qualité de journaliers. Leur nourriture est grossière et à peine suffisante : du pain d’orge, de la bouillie d’avoine, du fromage, du lait, et rarement du porc. Les chaumières, blanchies à la chaux, paraissent généralement salubres, en dépit de leurs dimensions étroites ; mais on en visite souvent plusieurs sans y apercevoir un morceau de pain, et bien des fermiers n’envoient pas leurs enfans à l’école, faute de vêtemens décens pour les couvrir. Que dire des huttes qu’habitent les simples journaliers ? « J’entrai, écrit un rédacteur du Times, dans des chaumières le long de la route, afin de me rendre compte de la condition du peuple ; elles sont construites en terre, le sol en est fangeux et plein de trous. On n’y voit ni chaises ni tables ; elles sont à moitié remplies de mottes de tourbe empilées dans tous les coins. Il n’y a pas d’autre ameublement qu’un mauvais bois de lit et une marmite ; point de lit, un peu de paille en tient lieu, et pour couvertures ils ont des haillons. Un feu de tourbe remplit la chaumière de fumée, et attire les enfans qui viennent s’accroupir autour de l’âtre. Toutes les chaumières se ressemblent ; je n’ai vu, dans aucune partie de l’Angleterre, une aussi abjecte pauvreté. »

Les journaliers ne reçoivent pour salaire que 9 à 10 pence (92 c. à 1 fr. 03 c.) par jour en été, et 6 pence (61 c.) en hiver ; mais ils ont du moins la faculté de quitter le travail des champs pour celui des mines, qui est florissant dans le pays de Galles, et que fécondent les capitaux de l’Angleterre. Les fermiers, au contraire, espèces d’immeubles par destination, ne peuvent pas émigrer, ni chercher fortune dans une autre industrie. C’est la classe la plus à plaindre, car les charges dont le capitaliste prend ailleurs sa part pèsent ici uniquement sur le travail, et le fermier du pays de Galles, de déchéance en déchéance, en est venu à n’avoir pas d’autre capital que la vigueur de ses bras. Ainsi, les grands vivent littéralement de la ruine des petits ; chaque année de fermage coûte au fermier une faillite. Une classe moyenne ne peut pas se former dans les campagnes, car, à chaque effort que fait le pauvre pour s’élever, il retombe bientôt au-dessous du point d’où il était parti. Cet éternel servage des Gallois a ému les commissaires du gouvernement, qui, n’osant pas invoquer l’intervention de la loi, en appellent du moins à la prévoyance et à l’humanité des propriétaires fonciers.

Les seules réformes que l’on ait tentées dans le pays de Galles ont tourné au détriment des populations. La loi du 13 août 1836, qui commua les dîmes, impôt variable de sa nature, en une rente fixe, rente payable en grains, mais qui s’évalue en argent au cours moyen des mercuriales, a été bien accueillie en Angleterre, où elle faisait cesser des procès sans terme et des difficultés infinies ; mais on a eu le tort, en l’appliquant aux douze comtés gallois, de ne pas l’accommoder aux habitudes locales, et l’on a commis la faute encore plus grave de prendre pour base des évaluations des prix qui n’étaient pas ceux de la contrée. Il en résulte que la somme fixe à payer se trouve, dans la plupart des cas, beaucoup plus élevée que ne l’était auparavant la moyenne des dîmes. Les fermiers demandent donc à les payer en nature, comme par le passé, alléguant que cet impôt, au lieu de ressortir au dixième, leur enlève souvent le sixième du revenu. Ajoutez qu’une partie seulement des dîmes étant consacrée aux besoins du culte, et le reste devenant l’apanage des propriétaires fonciers, la destination de cet impôt ne peut plus le protéger contre les réclamations qu’il a soulevées ; mais fût-il exclusivement réservé à l’église anglicane, les Gallois ne s’exécuteraient pas de meilleure grace, attendu qu’ils professent en majorité des cultes dissidens[4]. L’antipathie que fait naître la différence des races s’augmente ainsi par la différence des religions.

La nouvelle loi des pauvres, cette réforme qui, à défaut d’autres résultats, avait introduit une grande économie dans l’administration des secours publics en Angleterre, devait produire et a produit l’effet contraire dans les districts ruraux du pays de Galles. Là, sous le régime de l’ancien système, la taxe des pauvres était le plus souvent payée en nature : le fermier donnait des grains, du beurre ou tout autre produit agricole, que l’administrateur de la paroisse (overseer) distribuait ensuite aux pauvres, à la place d’une subvention en argent. Ceux-ci pouvaient en souffrir dans quelques circonstances ; mais le partage qui s’opérait ainsi entre ceux qui possédaient et ceux qui ne possédaient pas avait un caractère plus fraternel. La paroisse était une famille dont les libéralités, ne s’adressant qu’aux besoins réels, les soulageaient sans engendrer ni encourager la misère.

Le système actuel, rendant impératif le paiement de la taxe en argent, aggrave par cela même le poids de cet impôt ; comme il exige en outre la construction de bâtimens considérables pour les dépôts de mendicité et le salaire d’un état-major administratif, les dépenses des paroisses pour l’entretien des indigens devaient nécessairement s’accroître. En fait, il en coûte aujourd’hui 10 à 15 pour 100 de plus qu’en 1838 ; dans quelques paroisses, le nombre des pauvres de tout âge a doublé, et celui des pauvres valides a triplé. Le dépôt de mendicité de Carmarthen, qui ne renfermait que 91 indigens en 1839, en comptait déjà 327 en 1843 ; celui de Llannelly était remonté de 28 à 204, et celui de Cardiff, de 127 à 395.

En augmentant la misère dans le pays de Galles, la loi des pauvres a porté encore une grave atteinte à la moralité des habitans. On sait qu’aux termes de la vieille législation des paroisses, toute fille mère qui se disait enceinte des œuvres d’un homme était crue sur parole, et que le père putatif, si mieux il n’aimait épouser la mère, était tenu de fournir des alimens à l’enfant ; en cas de résistance ou de refus, les magistrats pouvaient ordonner la contrainte par corps. Cette coutume avait donné lieu à des abus inimaginables ; les jeunes filles, spéculant sur la protection dont la loi couvrait leurs désordres, se livraient au premier venu, dans l’espoir d’obtenir, à défaut du mariage, une pension alimentaire ; les plus éhontées trafiquaient même de ce pouvoir de dénonciation, et levaient des contributions sur les jeunes gens en les menaçant, pour le cas où ils ne se rachèteraient pas du péril, de les désigner aux magistrats. En réprimant le scandale, la loi de 1835 n’a pas dérogé au principe des législations d’origine germanique qui admettent la recherche de la paternité ; mais elle a décidé, par voie d’atténuation, que tout enfant illégitime resterait à la charge de sa mère jusqu’à l’âge de seize ans, et que, dans le cas où la mère se trouverait hors d’état de l’entretenir, l’enfant retombant à la charge de la paroisse, les gardiens auraient le droit de sommer le père putatif de pourvoir à son entretien. Dans ce cas, le témoignage de la mère ne suffit plus ; il faut d’autres témoignages et des indices en quelque sorte matériels pour déterminer cette imputation de paternité. Si la paroisse peut toujours saisir les revenus ou le salaire du père putatif, comme gage de la pension alimentaire, elle n’est plus autorisée à faire usage de la contrainte par corps.

Cette réforme étrange, qui n’osait ni donner ni retirer à la pudeur de la femme la protection de la loi, avait d’abord réprimé en Angleterre le débordement des naissances illégitimes, qui reprend maintenant son cours ; mais elle a positivement échoué dans le pays de Galles, où elle a même eu pour effet d’introduire les abus qu’elle tenait ailleurs en échec. Parmi les Gallois, les rapports entre les jeunes gens et les jeunes filles avant le mariage résultaient des habitudes de la population et de la distribution intérieure des chaumières. Toute jeune fille débute par être servante de ferme ; or, dans les fermes, le grenier sert de dortoir commun aux journaliers des deux sexes, et ce rapprochement donnant de grandes facilités au désordre, une promesse de mariage a bientôt achevé la séduction. Sous l’empire de l’ancien système, la séduction entraînait presque toujours le mariage : le jeune homme, sachant que les suites devaient être à sa charge dans tous les cas, apprenait à contenir ses passions et à observer ses devoirs ; ou, quand il avait commis une faute, il s’empressait de la réparer, moitié par respect pour la décence publique, moitié par crainte de la loi. La jeune fille n’abusait pas, comme en Angleterre, de l’avantage de sa position légale, et il était rare qu’elle affirmât par serment le contraire de la vérité[5]. Les mariages se faisaient de bonne heure et avec une grande imprévoyance ; mais les mauvais effets de la loi n’allaient pas au-delà.

Depuis le changement opéré en 1835, la prostitution est entrée dans les mœurs. Les jeunes gens, ne courant plus aucun risque personnel, se font un cruel passe-temps de perdre les jeunes filles. Le garçon de ferme qui a séduit sa compagne de travail lui persuade de se réfugier, au terme de sa grossesse, dans le dépôt de mendicité. Celle-ci relève à peine de couches, que le séducteur la laisse là ; que s’il est actionné par les gardiens de la paroisse, ou poursuivi par l’indignation publique, il quitte le pays et va chercher du travail dans les mines ou dans les ateliers industriels. Le père abandonne la femme, et la mère abandonne l’enfant ; c’est la paroisse qui recueille le fardeau. Les trois quarts des enfans que reçoivent les dépôts de mendicité dans le pays de Galles sont des enfans illégitimes et que leurs parens délaissent. La famille tombe ainsi en désuétude ; un grand nombre des naissances ont lieu hors mariage, et l’on cite des femmes qui ont eu successivement jusqu’à neuf bâtards. L’ancienne loi était immorale, car elle encourageait la jeune fille à se prostituer, en faisant tourner nécessairement à son profit les conséquences de son inconduite : la nouvelle loi est inhumaine, car elle ajoute à la responsabilité de la femme, sans augmenter ses moyens de résistance et sans diminuer les tentations dont sa vertu est entourée.

La législation de l’Angleterre sur les secours publics gêne et révolte les gens du pays de Galles ; mais la taxe des barrières est, de toutes les importations britanniques, celle qui fait peser sur eux la plus dure oppression. Je comprends que, dans les pays riches, qui s’étendent en plaines fertiles et qui abondent en populeuses cités, le système des péages soit préféré pour l’entretien des routes. Cette taxe prend alors le caractère d’un impôt de consommation : ceux qui dégradent les routes paient seuls pour les réparer, et dans la proportion du dommage ; et, comme la circulation est active, l’on n’a pas besoin de multiplier les barrières ni d’élever le taux des péages jusqu’à les rendre onéreux pour les transports. Voilà le système qui devait réussir et qui a réussi, en effet, en Angleterre ; mais, dans une contrée pauvre, hérissée de montagnes et coupée de torrens, le problème de la circulation se présente sous un tout autre aspect. Il y aurait une véritable injustice à défrayer l’entretien des routes, au moyen d’un péage, attendu que la dégradation des chaussées, dans ces régions élevées, provient beaucoup moins du passage des transports que de l’action des élémens et de l’influence des saisons. Joignez à cela que, les routes étant peu fréquentées, il faudrait, si l’on voulait obtenir un revenu qui suffît pour les frais d’entretien, faire supporter au roulage, aux voitures publiques, aux charrois de l’agriculture, un impôt hors de proportion avec les facultés du contribuable et avec l’importance du service rendu.

Le pays de Galles a manqué long-temps de routes carrossables. Pour exécuter celles qui existent aujourd’hui et qui sont fort belles, les comtés ont dû emprunter ; car l’état n’a pas fait pour les Gallois ce qu’il avait fait pour la Haute-Écosse, où les grandes lignes de communication furent tracées au moyen d’une subvention accordée par le parlement. Il arrive donc souvent que le produit des péages sert à payer les intérêts de la dette, et que la paroisse est encore obligée de s’imposer pour subvenir à la réparation des routes. La forme adoptée pour la perception des péages concourt aussi à rendre la taxe plus onéreuse à la population. Les commissions (trusts) qui administrent les routes afferment les droits de barrières à des prix très élevés, grace à la concurrence effrénée que se font les entrepreneurs. L’argent abonde ainsi dans les caisses locales ; mais les traitans, qui veulent retrouver leurs déboursés, multiplient les barrières, exagèrent les tarifs, et pressurent le menu peuple. Les chevaux, étant de petite taille, ne transportent que la moitié du poids que traînent les attelages de même nature dans les comtés anglais ; cependant le droit est également de 6 d. par cheval et par distance, et les distances sont plus rapprochées. On a calculé qu’une charge de chaux (la chaux est l’engrais de cette contrée humide), qui vaut 3 sh., prise au four, revenait à 6 sh., par les péages seulement, à une distance de cinq milles anglais. Dans quelques districts, la charge de houille, qui vaut 2 sh. 8 d. sur le carreau de la mine, payait 9 à 10 sh. pour être transportée à huit milles. Il devenait à peu près impossible aux fermiers de se procurer les choses nécessaires à la vie ainsi que les instrumens de travail. Qu’on ne s’étonne donc pas si leur patience a fini par se lasser.

Les commissaires du gouvernement, qui ont reconnu et sondé les plaies de cette population, ne proposent aucune réforme sérieuse. Le gouvernement lui-même, désespérant sans doute de proportionner le remède au mal, se tient dans une inaction absolue. Il a fallu, pour calmer les esprits, que les propriétaires fonciers consentissent, dans certains districts, à la réduction des fermages ; les magistrats locaux n’ont obtenu la suppression de quelques barrières et la diminution des péages qu’en résiliant un certain nombre de baux. Le réveil de l’industrie a fait le reste, en portant jusqu’au fond de ces vallées le mouvement et la vie qui animent l’Angleterre. Sans parler de l’activité qui s’est communiquée au travail des mines et des forges, les capitalistes anglais demandent à construire deux grandes lignes de chemin de fer à travers le pays de Galles, dont l’une joindrait Birmingham au port de Holyhead, dans l’île d’Anglesey, le point de la côte qui est le plus rapproché de l’Irlande, et dont l’autre, se rejetant vers la côte méridionale, irait du comté de Glocester à la baie de Swansea. Ces projets gigantesques, en y joignant les embranchemens déjà proposés, exigeront une dépense de 220 à 225 millions de francs. Les capitalistes et les ingénieurs de la race saxonne envahissent ainsi le pays de Galles ; cette contrée, déjà conquise, va être enfin exploitée.

Mais les Saxons auront beau pénétrer dans les solitudes que Rébecca ne trouble plus par le bruit de ses expéditions nocturnes, les opinions démocratiques éveillées par l’oppression ne s’éteindront pas désormais. On peut en juger par le ton des pétitions adressées à la chambre des communes. Entre autres demandes de ce peuple, il en est deux qui vont directement contre la nature et contre les tendances du gouvernement britannique. Les Gallois voudraient remplacer la magistrature gratuite, qui juge leurs différends, qui les ruine en épices (fees) et dont la morgue les révolte, par des magistrats salariés et électifs : c’est l’organisation des justices de paix décrétée par l’assemblée constituante ; mais quoi de plus antipathique à la constitution de l’Angleterre et aux traditions fondamentales de l’aristocratie ?

Un autre vœu, que l’on concilierait plus difficilement avec les droits de la propriété, est celui de voir confier à des assesseurs librement élus le soin de régler équitablement pour chaque ferme le taux de la rente à payer au maître du sol. Ce plan a quelques points communs avec la fixité de tenure, qui est à l’ordre du jour en Irlande. Il ne tend à rien moins qu’à dépouiller les propriétaires de la libre disposition de leur chose, et qu’à convertir les fermiers en usufruitiers des domaines occupés par eux. C’est encore l’expropriation sous une autre forme, car il n’y a plus de propriété le jour où celui qui possède doit soumettre à la décision d’un arbitre, quel qu’il soit, les termes de l’exploitation et le taux de son revenu. Pour peu que de pareilles idées aient pris racine dans les esprits, tout arrangement n’aura qu’une durée provisoire. Les désordres de 1843 ont pu cesser et l’agitation s’apaiser pour un temps ; mais le feu d’une révolution sociale couve sous la cendre et en jaillira certainement quelque jour.

III. – PRESTON

Il n’y a pas dans l’ordre social une plus grande difficulté que celle du salaire ; ni la science ni la philanthropie ne l’a résolue. L’économie politique, à son début, avait supposé que le prix du travail se mesurait naturellement aux besoins du travailleur, théorie à laquelle les faits donnaient déjà et donnent encore un cruel démenti. La doctrine contraire serait, à tout prendre, infiniment plus exacte. Loin que les salaires suivent la proportion des besoins, ce sont les besoins qui se réduisent au niveau des salaires : voyez l’Irlandais se nourrir des pommes de terre que les porcs dédaignent et se couvrir de haillons. Est-il dans la nature des choses que l’homme descende aussi bas, et ne semble-t-il pas plutôt que la misère ait fait ici violence à ses plus légitimes instincts ?

Aujourd’hui, les économistes enseignent que le travail est une marchandise dont le cours est déterminé, comme celui de toute autre valeur, par le rapport de l’offre avec la demande. Suivant eux, lorsque la demande excède l’offre, le maître ferait de vains efforts pour abaisser le taux des salaires, et quand l’offre excède la demande, l’ouvrier s’agiterait inutilement pour les élever. Cette doctrine, conforme à l’observation, règne désormais dans la science : on reconnaît en elle un axiome inflexible, une loi universelle et immuable comme celles du monde physique. Seulement, et comme pour nous consoler de sa rigueur, l’économie politique a inventé une sorte de gravitation dans l’industrie humaine : « Le prix courant du travail, dit Ricardo, tend à se rapprocher de son prix naturel. »

Malgré cette atténuation, la société, qui accepte le principe ou qui le subit, ne peut pas se résigner entièrement aux conséquences ; on va voir pourquoi. Lorsque la marchandise sur laquelle porte la hausse ou la baisse n’est qu’une cargaison de fers en barre ou de cotons filés, il devient assez facile d’en prendre son parti, car la hausse profite alors ou la baisse est onéreuse au capitaliste, et, le capital étant l’accumulation des épargnes, les provisions de l’industrie, il se fait dans le pays, au pis-aller, une destruction d’embonpoint plutôt qu’une déperdition de substance. Le spéculateur déconfit, le fabricant ruiné, trouve encore à s’employer en qualité de commis ou d’ouvrier ; quand les ressources de l’épargne ou les profits du capital viennent à lui manquer, le salaire lui reste. Derrière cette classe d’hommes, une autre classe est debout, sur laquelle, en cas de désastre, la première peut se replier. Mais les ouvriers de l’agriculture et des fabriques, la multitude qui fait la base de l’édifice industriel n’a plus où descendre. Dans les luttes de la production, elle figure un corps d’armée sans réserve ni retraite possible, acculé tous les jours aux plus extrêmes périls. Sur le marché du travail, les risques ne sont plus des chances de gain ou de perte ; c’est l’existence même des travailleurs qui se trouve en jeu. Toute réduction dans les salaires retranche quelque chose de leur chair et de leur sang. On comprend maintenant que les ouvriers résistent à ces retranchemens ; on comprend que la société s’en émeuve. Un principe aussi rigoureux que celui qui tend à faire considérer comme une marchandise le travail de l’ouvrier, la subsistance du peuple, ne s’établira jamais dans les mœurs sans un puissant correctif. L’Angleterre a mis en regard la taxe des pauvres ; mais ce contre-poids, jugé suffisant par ceux qui possèdent, n’a pas satisfait ceux qui produisent. De toutes les formes qu’emprunte la prévoyance sociale, de tous les sacrifices que le capital peut s’imposer en faveur du travail, l’aumône sera toujours celui qui soulèvera les objections les plus vives et les plus fondées.

Les Anglais ont poussé jusqu’à ses dernières conséquences la théorie du salaire. Ils ont voulu non-seulement que le prix du travail fût librement débattu entre les ouvriers et les maîtres, mais que les uns comme les autres eussent la faculté de se concerter sur les intérêts lui leur étaient communs. Dès l’année 1825, les lois qui frappaient les coalitions (combinations) d’interdit ont été rapportées sur la proposition de M. Hume, et, depuis ce moment, le pouvoir légal n’intervient plus dans les débats industriels que pour réprimer les violences qui alarment ou qui troublent la société.

Après comme avant la suppression de ces lois, les ouvriers n’ont fourni au gouvernement que trop d’occasions de le faire. Il n’y a peut-être pas d’exemple en Angleterre d’une coalition qui ait respecté les dissidences individuelles et qui n’ait employé que les moyens de persuasion pour en triompher. Les plus pacifiques au début finissent par des appels à la force brutale. On s’assemble par troupes, on arrête arbitrairement des prix que l’on prétend imposer ensuite ; les ouvriers qui refusent de se joindre au mouvement sont insultés, battus, et voient quelquefois leur vie menacée ; les maîtres qui résistent deviennent l’objet du ressentiment populaire, on ferme leurs ateliers, et l’on désigne souvent leurs manufactures à l’incendie. Le travail est interdit partout ; des contributions sont levées sur les professions encore actives au profit de celles qui chôment ; les classes inférieures s’isolent, et tout faubourg d’une ville industrieuse devient un Mont-Sacré d’où les ouvriers lancent des regards de colère sur les rangs supérieurs de l’ordre social.

Les maîtres, de leur côté, ne sont pas plus sages, et ils ne s’accordent pas entre eux une plus grande liberté. Seulement la violence, quand ils l’emploient, a des formes plus polies, sinon plus humaines. Au lieu de blesser ou de tuer les dissidens, on les met à l’index, on les déconsidère sans bruit, on s’efforce de les rejeter en dehors du monde commercial. Entre les procédés des maîtres et ceux des ouvriers, il n’y a donc que la différence de la forme ; l’égarement est au fond le même dans les deux cas.

Dès que l’on reconnaît aux maîtres et aux ouvriers le droit de se coaliser en vue des transactions qui naissent du travail, les choses ne peuvent pas se passer d’une autre manière. Le nombre des intéressés est trop grand, et il y a trop de complications dans les intérêts, pour qu’un accord volontaire devienne possible. L’intimidation a seule raison des dissentimens, intimidation qui emprunte ici des moyens physiques et qui pénètre là dans l’ordre moral : d’où il suit que plus le marché du travail aura d’étendue, plus les coalitions seront fréquentes et tyranniques. L’Angleterre, renfermant les travailleurs proportionnellement les plus nombreux, les mieux payés et les plus habiles, a dû être aussi le théâtre où ces associations anormales se sont principalement développées. Les tentatives des maîtres, favorisées par une organisation préexistante, ont des allures plus mystérieuses et qui échappent à l’observation ; celles des ouvriers se passent en grande partie sur la place publique, ce qui en rend l’histoire facile, de quelque secret qu’ils prétendent l’entourer.

Les coalitions d’ouvriers ont un caractère particulier en Angleterre ; elles n’y sont pas, comme sur le continent européen, accidentelles et purement locales, naissant des circonstances et s’éteignant après l’explosion, ainsi que la flamme de la poudre : au lieu de se produire à l’état d’émeute, elles existent à l’état d’institution. Dans chaque industrie, l’association formée entre les ouvriers en vue des salaires (trades union) est générale et permanente ; une sorte de franc-maçonnerie les rallie et les rend solidaires d’un bout à l’autre du royaume-uni. Il y a l’union des fleurs, l’union des charpentiers, l’union des briquetiers, l’union des chapeliers, l’union des tailleurs, l’union des ouvriers en laine, l’union des tisserands en bonneterie. Chacune de ces associations groupe les ouvriers sous le contrôle d’un gouvernement local, et compte au moins une loge par ville ou par district ; les loges correspondent entre elles, et désignent des délégués qui se réunissent périodiquement en congrès pour délibérer sur les intérêts de leurs commettans. Le conseil exécutif de chaque union lève des contributions sur les membres qui la composent ; il promulgue des décrets qui ont force de loi, et fait appel à la publicité, soit par des assemblées, soit par des pétitions, soit même par des journaux. Les ouvriers dans chaque industrie ont donc obéi à l’impulsion de cet instinct démocratique qui tend à centraliser les forces et l’autorité. Supposez que les diverses unions parvinssent à s’entendre et à former un centre commun : alors la démocratie industrielle aurait son gouvernement, avec lequel il faudrait compter ; mais alors aussi l’Angleterre cesserait d’être l’Angleterre : cette dualité de principes que les publicistes ont cru y voir et qui n’existe pas, se produirait en effet dans l’état.

Parmi les associations d’ouvriers, la plus ancienne et la plus formidable est sans contredit l’union des ouvriers fileurs (spinner’s union). L’industrie du coton est organisée de manière à donner à cette classe d’hommes un ascendant marqué. Bien qu’ils représentent à peine le dixième des ouvriers employés dans la filature, leur concours est absolument nécessaire, et quand ils le refusent, le travail doit cesser à l’instant. Dans une manufacture qui renferme quatre cents ouvriers, les quarante fileurs, en quittant leurs métiers, condamneront les autres à l’oisiveté. Ajoutez que ces hommes, étant généralement les plus vigoureux, les mieux rétribués et les plus habiles, exercent une grande influence par leur exemple. Ce sont les serre-files du bataillon industriel ; quand ils s’ébranlent, le reste les suit bon gré, mal gré. Non-seulement les fileurs dirigent d’une manière à peu près absolue les mouvemens des ouvriers, mais les manufacturiers avec lesquels ils engagent la lutte des salaires sont les plus mal placés pour résister à des exigences de cette nature, pour peu que l’on mette d’intelligence à les faire valoir et de persévérance à les défendre. Dans les industries où le capital fixe a peu d’importance, comme dans l’art du tailleur, du charpentier ou du fabricant de bonneterie, l’ouvrier refusant de travailler, le maître peut fermer boutique et attendre des temps meilleurs, car il ne fait que renoncer à des chances de profit, et ses pertes réelles ne sont pas assez sérieuses pour lui donner de l’inquiétude ou de l’embarras ; mais un filateur, qui a mis dehors un capital énorme en constructions, en machines et en matières premières, ne peut pas suspendre ses opérations sans en éprouver un dommage considérable. Supposez que ce capital fixe représente, comme il arrive fréquemment dans la Grande-Bretagne, une somme de 2 millions de francs ; en le frappant d’immobilité, on occasionne au fabricant une perte d’environ 4,000 francs par semaine, sans compter la dépréciation que le temps apporte naturellement à cette propriété.

Les ouvriers fileurs n’ont rien négligé pour tirer parti des avantages de leur position. Entre l’ouvrier et le maître, la dictature de l’industrie devant appartenir à celui des deux qui pourrait prolonger les sacrifices et résister aux souffrances, ils ont fait les efforts les mieux combinés pour demeurer en possession du champ de bataille. L’union des fileurs existe depuis un temps immémorial ; il y a déjà quarante ans qu’elle embrasse l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande ; c’est la plus riche et la plus fortement organisée ; elle a eu à sa disposition des sommes énormes. Les multitudes, dociles à son impulsion, se sont plusieurs fois livrées à des démonstrations tellement imposantes, que l’on a cru être à la veille d’une révolution. La lutte s’est prolongée jusqu’à interrompre souvent le travail pendant plus de six mois, et pourtant il a fallu céder. Les pertes ont été grandes des deux côtés ; mais les ouvriers, en fin de compte, ont été constamment vaincus.

Il ne faut pas confondre les commotions populaires que déterminent la misère et l’inaction avec ces mouvemens à jour fixe et par ordre qui ont lieu généralement dans les époques où les manufactures jouissent de la plus grande prospérité. Les ouvriers s’y préparent de longue main, en formant un fonds commun au moyen de retenues opérées sur les salaires. Lorsque le comité directeur juge le moment venu, il demande une augmentation dans le prix des façons ou dans le taux des journées ; faute par les fabricans de l’accorder sur l’heure et sans discussion, il ordonne une suspension générale des travaux (strike). Parmi les sécessions industrielles, la première qui ait réuni un grand nombre d’ouvriers est celle de 1810, dans laquelle tous les fileurs de Manchester et des environs, y compris Stockport, Macclesfield, Staley-Bridge, Ashton, Hyde, Oldham, Bolton et Preston, quittèrent au même instant les manufactures. Trente mille ouvriers restèrent sans emploi pendant quatre mois, et pour peu que l’inaction se fût prolongée, leur exemple allait entraîner l’Écosse. La suspension des travaux avait été décrétée dans un congrès tenu à Manchester, et auquel assistaient les délégués des autres villes manufacturières ; quant à la direction de cette foule mutinée, elle était confiée à un ouvrier très intelligent nommé Joseph Shipley, qui exerçait un pouvoir absolu sur la multitude et qui parait avoir été un autre Mazaniello[6]. Les ouvriers qui avaient quitté les ateliers étaient soutenus par les contributions volontaires de ceux qui travaillaient ; la subvention s’éleva pendant quelque temps à 1,500 liv. st. par semaine, dont Manchester seul fournissait près de la moitié, et sur laquelle les instigateurs de l’émeute recevaient une solde hebdomadaire de 12 shillings.

La cause principale de cette levée de boucliers était la prétention affichée par les ouvriers de porter les salaires dans les manufactures rurales au même taux qu’ils obtenaient à Manchester. On payait alors à Manchester 4 d. 2 (45 c.) pour filer une livre de coton numéro 40, et 4 d. (40 c.) seulement hors de la ville. Cette inégalité dans les salaires était plus apparente que réelle ; en effet, les ouvriers des districts ruraux, payant leur logement moins cher et jouissant d’une santé plus robuste, vivent tout aussi aisément que ceux des villes avec un revenu moins élevé. On comprend encore que, dans les grands marchés, le taux des salaires s’élève en raison même de l’abondance du travail. Les ouvriers se révoltant contre une des conséquences les plus légitimes et les plus nécessaires de l’industrie, leur tentative devait donc échouer, car ils se heurtaient à la force même des choses. Après plusieurs mois de misère et de souffrances, les épargnes ayant été dévorées, les meubles vendus, les effets mis en gage, il fallut rendre les armes. Les ouvriers reprirent le travail, quelques-uns à des prix qui étaient inférieurs de 50 pour 100 à ceux qu’ils avaient refusés.

En 1824, les fileurs de Hyde, à l’instigation du comité directeur, quittèrent les ateliers afin d’obtenir une augmentation de salaire. Après quelques semaines d’oisiveté et après que l’union eut dépensé plus de cent mille francs en leur faveur, ils furent trop heureux de retrouver du travail aux prix habituels. En 1829, nouvelle démonstration ; vingt-une filatures et dix mille ouvriers restèrent durant six mois entiers frappés d’immobilité. En 1830, la même calamité s’étendit à cinquante-deux filatures et à trente mille ouvriers, dans les villes d’Ashton et de Staleybridge. En 1836, ce fut le tour de Preston, où 8,500 ouvriers de tout sexe et de tout âge restèrent sans emploi depuis le mois d’octobre jusqu’au mois de février suivant.

Dans une brochure intéressante[7], M. H Ashworth a exposé les résultats de cette mésintelligence entre les chefs et les soldats de l’armée industrielle. Le bilan de l’émeute y est dressé avec une précision fort instructive ; j’en reproduis les principaux traits.

Au mois d’octobre 1836, les ouvriers fileurs de Preston gagnaient en moyenne 22 sh. 6 d. (28 fr. 60 c.) par semaine, ou près de 5 francs par jour ; mais dans la ville voisine de Bolton, la moyenne des salaires s’élevait alors à 26 sh. 6 d. (33 fr. 75 c.) pour les mêmes ouvriers. Les fileurs de Preston, excités par des émissaires de l’union, demandèrent à être mis sur le même pied que leurs voisins. Les fabricans s’assemblèrent, et, reconnaissant qu’il y avait quelque chose de fondé dans ces plaintes, ils offrirent une augmentation de 10 pour 100, qui reportait le salaire de la semaine à un taux nominalement inférieur de 1 fr. 15 c. au prix de Bolton, mais tout-à-fait égal, si l’on tenait compte du bon marché des denrées. On ne parvint pas à s’entendre, et les 42 filatures de la ville s’arrêtèrent à la fois.

Dans les premiers jours qui suivirent la rupture, le peuple fit bonne contenance ; il ne paraissait éprouver ni souffrances ni regrets. Cependant cette attitude stoïque ne tarda pas à se démentir. Il y avait à peine un mois que le travail avait cessé, quand les rues de la ville se remplirent de mendians ; l’administrateur des secours publics (overseer) fut assiégé de demandes, et la population du dépôt de mendicité s’accrut rapidement. A cette époque, les fileurs recevaient de l’union une subvention de 5 shillings par homme et par semaine ; les rattacheurs, de 2 à 3 shillings ; quant aux cardeurs et aux tisserands, ils n’avaient d’autres ressources que la pitié des manufacturiers, qui se manifestait par l’aumône d’un morceau de pain chaque jour.

Vers le milieu de décembre, les fonds de l’union se trouvaient épuisés. Le conseil municipal, ému de cette détresse universelle, vota un faible secours de 100 livres sterling. Il était évident que la lutte touchait à son terme. Les manufacturiers prirent la résolution d’ouvrir leurs ateliers, annonçant qu’ils ne retireraient pas l’offre faite par eux d’augmenter de 10 pour 100 les prix courans du travail, mais exigeant de chaque ouvrier qu’ils admettaient l’engagement de rompre avec l’union. La première semaine qui suivit cette déclaration, quarante fileurs seulement répondirent à l’appel des maîtres ; dès la seconde semaine, on en comptait cent ; quarante furent en outre attirés des villes voisines, et les services des autres devinrent moins nécessaires, les maîtres s’étant décidés à employer des métiers renvideurs. A la fin de la querelle, deux cents fileurs, ceux qui avaient soulevé et prolongé l’agitation, remplacés par d’autres ouvriers, se virent réduits à quitter la ville.

Durant cette collision, soixante-quinze personnes furent arrêtées pour causes d’ivresse ou de désordre ; douze furent condamnées à l’emprisonnement, comme s’étant rendues coupables de menaces ou de violences ; vingt jeunes filles descendirent au rang des prostituées ; deux personnes furent condamnées à la déportation, et trois moururent de faim. La perte essuyée par les ouvriers, à ne parler que du salaire, s’éleva à un million et demi de francs ; les maîtres perdirent plus d’un million ; les petits boutiquiers furent ruinés. Voilà donc les résultats de l’émeute industrielle traduits en chiffres. Il reste démontré que le principal dommage est pour les ouvriers, que ceux-ci relativement et absolument en souffrent plus que les maîtres, et qu’il n’y a pas pour eux la moindre chance d’améliorer leur condition en troublant l’ordre régulier de la société. Toutes les coalitions d’ouvriers, en Angleterre, ont abouti aux mêmes conséquences que celles de Preston. Partout elles ont eu pour effet l’invention ou l’application de quelque machine qui réduisait d’autant le travail de l’homme, et l’introduction de nouveaux ouvriers dont la concurrence tendait à faire baisser le prix de ce travail. On a calculé à 60 shill. par tête (près de 80 fr.) la somme que les Anglais paient annuellement au fisc ; dans un pays où l’ouvrier des manufactures gagne de 4 à 6 shill. par jour, une suspension de travail, qui dure seulement quinze jours, équivaut donc à un doublement de l’impôt ; en quinze jours, la richesse nationale peut diminuer d’une valeur égale à celle d’un budget qui représente 12 à 1,300 millions de francs. Quel puissant motif de faire régner la concorde entre les maîtres et les ouvriers !

Les coalitions n’ont pas toujours tort, et, à dire vrai, le droit est rarement du côté du maître ; mais il y a péril pour la société, quand les individus, lésés ou non lésés, entreprennent de se faire justice par leurs propres mains. Aussi les tentatives des ouvriers ont-elles été uniformément signalées par les excès les plus coupables, et lorsque la violence, un moment couronnée de succès, leur a donné le pouvoir, cette autorité accidentelle et capricieuse ne s’est exercée qu’au gré de l’ignorance et qu’au profit de l’anarchie. On peut citer en exemple les actes de folie auxquels se porta, de 1831 à 1835, l’union des ouvriers en laine dans le comté d’York. La plus belle manufacture de draps à Leeds, celle de MM. Gott, fut celle que l’union choisit pour faire le premier essai de ses forces. Les propriétaires venaient d’élever un magnifique bâtiment de cent trente mètres de façade, qu’ils avaient garni des métiers les plus perfectionnés et qu’ils destinaient au tissage des draps fins. Tout était prêt, on allait se mettre à l’œuvre, lorsque les tisserands, au nombre de deux cent dix, refusèrent de travailler, exigeant une augmentation de salaire. Après une résistance de quelques semaines, MM. Gott, qui ne se voyaient pas soutenus par les autres manufacturiers de la ville, prirent le parti de céder ; mais les ouvriers n’y gagnèrent rien, car on n’admit que le nombre qui était suffisant pour alimenter l’ancienne manufacture : la nouvelle resta vacante, et les métiers sans emploi. Les fabricans se vengèrent en réduisant la quantité du travail de l’augmentation que le prix avait subie.

Encouragée par ce demi-succès, l’union dressa un tarif obligatoire des façons pour la filature et pour le tissage, fit publier ce tarif dans les journaux, et en adressa aux manufacturiers des exemplaires imprimés. Les ouvriers se proposaient ainsi, non-seulement d’élever, mais encore d’égaliser le taux des salaires, de procurer au travailleur inhabile ou médiocre les mêmes avantages qu’au travailleur intelligent et expérimenté. C’était renverser l’ordre naturel des choses, et faire régner le plus brutal despotisme ; c’était étouffer l’émulation et refuser à l’industrie les instrumens du progrès. Les maîtres éludèrent d’abord les prescriptions du tarif, en donnant une partie de leurs laines à filer et de leurs étoffes à tisser aux ouvriers répandus dans les campagnes. Alors commença entre les maîtres et les ouvriers une guerre de ruses et de stratagèmes ; la loyauté disparut de ces rapports, dès que la liberté en fut bannie. L’union ayant ordonné aux maîtres de filer et de tisser exclusivement à Leeds, ceux-ci réduisirent leur fabrication au tiers de ce qu’elle était auparavant. Un peu plus tard, les ouvriers prétendirent substituer au tarif des façons un tarif de journées. Tout ouvrier, habile ou inhabile, actif ou paresseux, devait recevoir 21 sh. (26 francs 75 cent.) par semaine. Un fabricant, ayant constaté que les ouvriers travaillaient beaucoup moins sous l’empire de ce système, réclama auprès du comité, qui, le fait n’est que trop certain, lui défendit de tenir des livres.

La constitution intérieure des associations qui dominèrent pendant quelques années l’industrie lainière dans le comté d’York et qui la mirent à deux doigts de sa ruine mérite d’être connue. Chaque union se divisait en plusieurs districts, et chaque district renfermait plusieurs loges ou clubs. Tout district devait élire un comité directeur, et ce comité envoyait autant de délégués qu’il y avait de loges locales à la grande loge, qui s’assemblait deux fois par an. Là, sept délégués étaient choisis pour former le conseil suprême de l’union. Le conseil suprême ordonnait seul les suspensions de travail qui avaient pour objet l’augmentation des salaires ; quand il ne s’agissait que d’en prévenir la diminution, le comité de district était compétent. La grande loge ne s’assemblait jamais deux années de suite dans la même ville. Les délégués qui la composaient recevaient 3 sh. 6 d. (4 fr. 50 cent.) par jour, s’ils appartenaient au district où se tenait la réunion, et 5 sh. (plus de 6 francs), s’ils venaient d’un autre district. On leur allouait encore les frais de leur dîner et des frais de voyage. Chaque loge devait rendre ses comptes tous les mois ; mais cela devenait quelquefois impossible, soit parce que les affiliés ne payaient pas exactement leur contribution mensuelle, soit parce que le caissier ou le comité lui-même détournait les fonds remis à sa gestion. On peut affirmer que l’infidélité des mandataires en qui les ouvriers avaient mis leur confiance a eu plus de part que toutes les autres causes réunies à la ruine de ces associations.

Les coalitions d’ouvriers dans le royaume-uni étant une sorte de franc-maçonnerie industrielle, il ne faut pas s’étonner si la cérémonie de l’admission se faisait avec un appareil de mystère et de terreur. La loge s’assemblait dans quelque taverne, vers neuf ou dix heures du soir. L’aspirant était introduit les yeux bandés, et quand le bandeau tombait, il se trouvait au milieu d’hommes revêtus de surplis, qui semblaient être là pour célébrer les rites de quelque religion inconnue. Dans un coin de la salle figurait un squelette, sur la tête duquel demeuraient suspendues une hache d’armes et une épée nue. Une table occupait le milieu ; sur cette table la Bible était ouverte, et sur le texte sacré, l’initié ou, pour emprunter les termes maçonniques, l’étranger devait prêter serment. Voici la formule du serment exigé par l’union des peigneurs de laine :


« Je soussigné, X…, peigneur de laine, en présence du Dieu tout-puissant, déclare volontairement que j’ai l’intention de prêter un appui persévérant à la confrérie connue sous le nom de « société charitable des ouvriers en stuff et autres ; » je m’engage solennellement à ne jamais agir en opposition avec la confrérie dans les efforts qu’elle fera pour maintenir le taux des salaires, et à y contribuer au contraire de toutes mes forces dans la mesure de la loi et de la justice, à l’aider dans ses tentatives pour assurer une rémunération légitime au travail. Je prends Dieu à témoin, dans cette déclaration solennelle, que ni espoir, ni crainte, ni récompenses, ni châtimens, pas même la mort ne pourra me déterminer, par voie directe ou indirecte, à donner le moindre renseignement sur ce qui se sera passé dans cette loge ou dans toute autre appartenant à la société, et que je n’écrirai rien sur papier, bois, sable, pierre ou toute autre chose, par quoi nos actes puissent être connus, à moins que les chefs de la société ne m’aient autorisé à le faire. Je ne consentirai jamais à ce que l’argent qui appartient à la société soit distribué ou qu’il serve à un autre usage qu’aux intérêts de la société et de l’industrie. Que Dieu me soit donc en aide et qu’il me permette de garder avec fermeté les engagemens que je prends ici solennellement ! Si j’en révèle jamais la moindre partie, puisse la société tout entière, à laquelle j’appartiens, ainsi que tous les hommes justes, nie vouer au mépris tant que je vivrai ; puisse ce qui est maintenant devant moi plonger mon ame dans l’éternel abîme de misère ! Amen. »


Tout horrible qu’est ce langage, il n’approche pas de celui que l’union des fileurs (cotton spinners) de Glasgow mettait dans la bouche de chaque récipiendaire. Jamais serment prêté au chef d’une bande de voleurs n’a exprimé plus ouvertement la haine de la loi morale, et jamais la liberté humaine n’a abdiqué au profit de plus atroces passions. Voici le texte de la formule écossaise.


« Moi X… devant Dieu tout-puissant et devant les témoins ici présens, je jure volontairement d’exécuter, avec zèle et avec promptitude, autant qu’il dépendra de moi, toute tâche ou injonction que la majorité de mes frères m’imposera dans notre intérêt commun, comme de punir les traîtres (Knobs, ce sont les ouvriers qui travaillent malgré l’injonction de l’union), d’assassiner les maîtres qui nous oppriment ou qui nous tyrannisent, de démolir les ateliers qui appartiennent à des propriétaires incorrigibles, et de contribuer aussi avec joie à nourrir ceux de mes frères qui auraient perdu leur emploi par suite de leurs efforts contre la tyrannie, ou qui auraient renoncé au travail pour résister à une réduction de salaire. Je jure, de plus, de ne jamais divulguer l’engagement que je prends ici, si ce n’est dans les occasions où j’aurai été désigné pour faire prêter le même serment aux personnes qui voudront devenir membres de notre association. »


Et ce n’étaient pas de vaines paroles. Lorsque le comité directeur avait décrété la peine de mort contre un homme, ouvrier ou maître, il trouvait toujours, parmi les membres de l’union, comme autrefois les tribunaux vehmiques, quelque bourreau pour l’exécuter. Si le meurtrier hésitait à tenir l’affreux serment, on lui donnait de l’argent, on payait ses dettes, ou même on se bornait à l’encourager par quelques verres de whiskey. Les seules victimes en Angleterre furent M. Thomas Ashton et un ouvrier dans les environs de Leeds ; mais, à Dublin, dix ouvriers furent assassinés en trois ans ; à Glasgow, l’on n’épargna pas même les femmes, et toutes sortes d’armes furent employées, depuis le vitriol jusqu’aux armes à feu. Un procès, qui frappa la Grande-Bretagne de terreur, fit découvrir au sein des classes ouvrières une véritable confédération de Thugs qui s’arrogeaient le droit de vie et de mort sur les individus[8].

La cause des ouvriers a été perdue le jour où ils l’ont souillée par de tels excès ; mais, en admettant qu’elle fût restée pure de toute violence et de tout écart, le succès n’était pas possible. Les ouvriers, pour me servir de leurs propres expressions, ont soulevé le ciel et la terre ; leur organisation était un prodige d’habileté et d’énergie, et l’on ne peut comparer à l’audace de l’entreprise que la constance admirable avec laquelle ils ont supporté les mauvais jours. On les a vus élever des manufactures par souscription et ouvrir des dépôts de marchandises. Les systèmes de communauté les plus extravagans dans lesquels se joue l’imagination des utopistes ont donné lieu à quelque essai de leur part. Enfin ces mêmes hommes, qui avaient tenté de combiner, par le plus vigoureux effort de centralisation, leurs démarches dans les trois royaumes, et qui avaient inauguré dans l’île de Man, dès 1828, une sorte de parlement industriel, ne se laissent pas décourager par les échecs passés. Les voilà qui appellent à Londres des délégués de toutes les industries, et qui, sous le nom plus modeste de conférence, établissent une assemblée délibérante en regard de la chambre des communes et de la chambre des lords.

Supposez une organisation pareille en France, en Belgique ou en Allemagne ; les maîtres, vaincus avant de combattre, ne chercheraient pas même à résister. En Angleterre, la position des manufacturiers est trop forte ; les Titans modernes, en dépit de leurs proportions athlétiques, feront de vains efforts pour escalader le rocher inexpugnable sur lequel trône le Jupiter industriel. La distance est si grande, qu’il n’y a plus désormais d’espoir de la franchir. Le maître a pour lui le capital et le temps ; qu’est-ce que le nombre et que peut le courage devant ces puissances, qui sont de nos jours la forme sous laquelle se manifeste la nécessité ?


LES CHARTISTES

L’agitation politique n’est pas aussi naturelle qu’on le croit aux classes inférieures de la Grande-Bretagne. Malgré cet appareil de clubs, qui s’étend au village le plus obscur et qui comprend jusqu’aux femmes, les questions de gouvernement ne passionnent pas tous les esprits. Sans doute le mécanisme des assemblées délibérantes est d’un usage vulgaire, les enfans jouent au député ou au juré, comme ils jouent chez nous au soldat ; l’ouvrier le moins éclairé est capable de présider un meeting et d’y parler tant bien que mal pendant deux heures. J’ai entendu sur les hustings des bouchers et des épiciers qui faisaient encore figure à côté de M. Duncombe et de M. Roebuck. Il ne faudrait pas en conclure pourtant que la politique est l’élément naturel de tout ce peuple, ni qu’il s’y complaît.

Les formes représentatives font partie des mœurs anglaises ; elles s’appliquent aux intérêts les plus secondaires et jusqu’aux amusemens qui n’ont rien de public. Quatre hommes ne peuvent pas boire ensemble sans élire un président (chairman), ni sans porter des toasts qui expriment leurs sympathies ou leurs vœux. Toute partie de plaisir a ses règles ; pour toute chose, on s’associe, et toute association s’organise suivant le principe du système électif. Il en est de la procédure parlementaire au-delà de la Manche, comme de la danse chez les anciens, qui se mêlait à toutes les habitudes de la vie et même aux cérémonies sacrées. Mais ne prenons pas la forme pour le fond ; le fait de s’associer, de délibérer et de prendre des résolutions en commun, fait universel en Angleterre, ne constitue pas une classe de citoyens à l’état politique, et ne signifie pas qu’elle ait la prétention ou le moyen de prendre part au gouvernement.

La division du travail, dont on a fait un axiome de la science industrielle, est avant tout un trait distinctif du caractère anglais. Ce principe règle la politique comme le reste ; bien que le droit de suffrage descende très bas et qu’il tende à se généraliser encore, il y a toujours une classe dont les affaires publiques sont la vocation, et sur laquelle les autres classes de la société se reposent de ce soin. Celles-ci font de temps en temps une démonstration, elles donnent des marques d’assentiment ou de déplaisir ; encore faut-il que l’occasion les sollicite. Un grand péril peut les tenir en éveil, une mauvaise administration peut exciter leur colère ; mais ces emportemens passagers ne donnent pas au peuple une action régulière ni sérieuse sur la direction imprimée au pays.

Dans la politique du royaume-uni, les classes inférieures jouent le même rôle que les archers dans les armées du XIIIe et du XIVe siècle ; elles aident à gagner les batailles de l’esprit public ; elles sont un instrument utile, un appoint important, mais elles ne sont pas autre chose. Il ne faut voir dans leurs rangs que des nombres dont la valeur dépend de la place qui leur est assignée. En veut-on la preuve ? que l’on regarde d’où sont venues et comment se sont formées les commotions populaires depuis trente ans. On n’y découvrira rien de spontané, ni qui ressemble à un développement des opinions. La cause qui fait agir le peuple est toujours extérieure au peuple : en 1815, la loi sur les grains ; en 1817 et 1819, la marche réactionnaire du gouvernement ; en 1824 et 1829, l’impulsion donnée par les coalitions d’ouvriers ; en 1830 et 1831, le contre-coup de notre révolution et le mouvement de réforme dirigé par la classe moyenne ; en 1836, 1839 et 1842, la détresse croissante des travailleurs.

En 1815, l’agitation débuta par l’émeute et par des désordres qui ne respectèrent pas toujours le droit de propriété. On se battit dans les rues à Londres pendant la discussion du bill qui tendait à élever le prix des céréales ; à Bridport, pour obtenir une réduction dans le prix du pain ; à Biddefort, afin d’empêcher la sortie des grains ; à Bury, à Ely, à Nottingham, les ouvriers sans emploi brisèrent les machines ; à Preston, à Newcastle, à Glasgow, à Birmingham, la misère et la faim firent les frais de la révolte ; à Dundee, plus de cent boutiques furent pillées. Ces scènes de brutalité et de pillage se renouvelèrent plusieurs fois dans les mêmes villes, et les troubles se prolongèrent jusqu’à la fin de 1816.

En juin 1817, le ministère ayant rétabli l’ordre légal, sir Francis Burdett fît, dans la chambre des communes, une motion en faveur de la réforme parlementaire. Il s’agissait pour les réformistes, non de prétendre à un succès encore impossible, mais de donner le signal de l’agitation. Aussitôt de nombreux meetings se tinrent dans les comtés de Lancastre et de Chester ; les femmes y furent admises, et prirent part aux délibérations de la multitude. Cette innovation, d’abord accueillie par des éclats de rire, ne tarda pas à devenir un article de foi dans le credo radical. Les femmes, non contentes de voter dans les réunions publiques, formèrent des associations, eurent leurs comités, et créèrent aussi à leur usage une sorte de franc-maçonnerie.

Les hommes, de leur côté, semblaient se préparer à une campagne plus sérieuse que ces exercices publics ou secrets de la parole. Ils se rassemblaient le soir dans les champs, et, sous la direction de quelques vieux soldats, ils s’habituaient aux évolutions militaires, apprenant à se mettre en ligne, à marcher au son du clairon, à se déployer et à former le carré ; il ne manquait plus que des armes et des chefs pour en faire une armée. Vers l’été de 1819, et lorsque les ouvriers parurent suffisamment rompus à cette discipline, le comité métropolitain ordonna quelques démonstrations. Une réunion se tint à Spafields près de Londres, sous la présidence de M. Huut ; il y en eut une autre à Birmingham, dans laquelle le major Cartwright et sir Ch. Wolsley furent élus pour représenter dans le parlement les vœux de la population en qualité de procureurs fondés (legislatorial attorneys). À Manchester, trente mille personnes s’étaient réunies dans l’espace ouvert de Saint-Petersfield, les femmes vêtues de blanc, les hommes portant des rameaux verts sur leurs chapeaux, et Hunt haranguait la foule, lorsque la yeomanry de Manchester, jointe à celle du comté voisin, lança ses chevaux au milieu de cette masse compacte, foulant aux pieds ceux qui ne fuyaient pas assez vite, et sabrant ceux qui faisaient mine de se défendre. Ce fut un lâche massacre ; le champ en a gardé, par allusion à une bataille beaucoup trop célèbre en Angleterre, le nom sinistre de Peterloo. Dès ce moment commencèrent entre la classe inférieure et la classe moyenne ces haines implacables qui divisent une nation en deux peuples ennemis.

A dater de 1819, Manchester cesse d’être le quartier-général des mouvemens politiques. A l’hostilité contre le gouvernement succède l’hostilité contre les chefs de la manufacture. Manchester devient le centre des coalitions d’ouvriers, et les agitateurs politiques se rabattent sur Birmingham. Les ouvriers en coton s’absorbent dans les questions de salaire ; les réformistes vont recruter leurs troupes parmi les mineurs et les ouvriers en métaux.

De 1820 à 1830, les classes laborieuses disparaissent de la scène politique et semblent avoir donné leur démission. En 1830, l’union politique de Birmingham les réveille. Les ouvriers, enrôlés encore une fois sous la bannière des classes moyennes, mais avec une pensée qui leur est propre, se lèvent à la voix d’Attwood. En 1817, le peuple de Londres avait insulté le régent ; en 1831, les ministres de Guillaume IV, effrayés de l’irritation populaire, conseillèrent au roi de ne pas se rendre à l’invitation du lord maire dans la Cité. Des troubles éclatèrent sur plusieurs points de l’Angleterre, jusqu’au jour où, le système de résistance rendant les armes, l’acte de réforme inaugura une politique nouvelle dans l’administration du royaume-uni.

A partir de cette époque, la coalition temporaire des ouvriers avec les maîtres contre la vieille aristocratie qui gouvernait depuis William Pitt ne s’est plus reformée. Les classes inférieures, livrées à elles-mêmes, s’éloignent chaque jour davantage des intérêts et des lois qui dominent dans la société. Elles ne confient plus à personne le soin de rédiger leur programme, ni de leur fournir une bannière. Après s’être confondues long-temps avec le parti radical, et après lui avoir apporté le relief que procure toujours l’appui de la foule, elles ont voulu constituer un parti distinct ; de là l’origine des chartistes qui occupent l’attention publique depuis sept ans.

En Angleterre, les partis même dont l’émeute est la vocation débutent par des remontrances parlementaires. La première démonstration des chartistes fut une pétition à la chambre des communes, par laquelle ils demandaient : « 1° que tout habitant mâle du royaume qui aurait atteint l’âge d’homme eût le droit de voter dans les élections ; 2° que le vote eût lieu au scrutin secret (ballot) ; 3° que les élections fussent annuelles ; 4° que le cens d’éligibilité fût supprimé, et que les membres des communes reçussent un traitement ; 5° enfin, que l’égalité proportionnelle fût établie entre les districts électoraux, en prenant la population pour base du nombre des membres à élire[9]. » Ce sont là les cinq points de la charte du peuple, les articles du symbole qui représentait, aux yeux d’une multitude ignorante, l’avenir du pays.

La pétition, adoptée à Birmingham le 6 août 1838 dans une assemblée nombreuse, servit à rallier et à organiser les ouvriers. Elle se couvrit, en peu de mois, de 1,280,000 signatures, et le principe en fut reconnu dans plus de 500 meetings. Chacune de ces réunions devait nommer un délégué, et l’assemblée des délégués, convoquée à Londres pour les premiers jours d’avril 1839, reçut le nom pompeux de convention nationale. Les classes laborieuses affichaient ainsi la prétention d’établir un parlement démocratique, en face du parlement qui était l’expression légale de l’aristocratie.

Cette convention nationale, à peine réunie, se jeta dans les voies de l’anarchie la plus furibonde. C’était le moment où, la majorité des whigs ayant chancelé dans les communes, il se faisait une tentative de restauration au profit des tories. Les chartistes secondèrent la réaction, dans le seul espoir d’augmenter les chances de désordre. Les motions les plus factieuses se succédaient dans leurs meetings un jour, on déclarait que la chambre des communes n’était plus la représentation constitutionnelle du peuple ; un autre jour, que le peuple avait le droit de s’armer et que tout citoyen, afin de protéger sa vie et ses biens, devait posséder une arme à feu. Bientôt, ne trouvant pas auprès de la population métropolitaine la sympathie sur laquelle ils avaient compté, les membres de la convention ne se crurent plus en sûreté à Londres. En faisant la motion de quitter la capitale, un des meneurs, Feargus O’Connor s’écriait : « Je crois de l’intérêt des délégués d’aller s’abriter derrière un quart de million d’hommes prêts dans Birmingham à prendre leur défense. Il y aurait moyen de rallier les chartistes du Lancashire et du Yorkshire ; rester à Londres au moment où le pays de Galles s’insurge, où une révolution peut éclater en Irlande, et où l’Angleterre jettera un cri de vengeance, ce serait s’exposer à ne pas pouvoir distinguer ses amis de ses ennemis. Nous avons à Birmingham une protection que le gouvernement n’oserait pas nous ravir ; les hommes libres de Birmingham savent fabriquer des armes.

Dès-lors il devenait évident que les chartistes, au lieu de se proposer une réforme, préparaient une insurrection. Le parti radical en fut lui-même effrayé. M. Attwood, qui avait consenti à présenter la pétition monstre à la chambre des communes, écrivit au comité de Birmingham pour l’engager à désavouer toute pensée de violence et de recours à la force physique, tout désir de semer la discorde entre les ouvriers et les maîtres, toute intention d’empiéter sur les droits et sur les privilèges des autres classes de la société. « Paix, loi, ordre, loyauté, union, disait cet apôtre du radicalisme, voilà les bannières sacrées sous lesquelles les hommes de Birmingham ont conduit leurs concitoyens à la victoire, en faisant adopter le bill de réforme. Le peuple, s’il reste fidèle à ces bannières, aura la force d’un géant ; mais s’il les abandonne, il ne sera plus qu’un pygmée. »

Pour toute réponse à des conseils aussi sages et qui partaient d’une voix amie, les membres de la convention réunis sur le Mont-Sacré du chartisme, à Holloway-Heath près de Birmingham, posaient dans les termes suivans les préliminaires de la révolte. « Est-on décidé, sur la demande de la convention, à retirer toutes les sommes individuellement placées dans les caisses d’épargne et dans les banques particulières, ou dans les mains de toute personne opposée aux droits du peuple ? — Est-on prêt, sur la même demande, à convertir tout le papier-monnaie en or et en argent ? — Si la convention juge nécessaire un mois entier pour préparer des milliers de citoyens à obtenir la charte de leur salut politique, est-on résolu à ne pas travailler pendant ce mois et à s’abstenir de toutes liqueurs spiritueuses ? — En vertu de l’ancien droit constitutionnel menacé par des législateurs qui appartiennent à une école moderne, s’est-on procuré les armes des hommes libres pour défendre les prérogatives léguées au peuple par ses ancêtres ? »

Ces résolutions, qui furent unanimement adoptées, moins toutefois l’obligation de l’abstinence, renfermaient un plan de campagne très complet : on voulait embarrasser et affamer le gouvernement avant de l’attaquer ; mais il fallait, pour mener à fin une telle conspiration, plus de patience et de discipline que n’en pouvaient avoir des multitudes enrôlées de la veille. L’émeute était d’une politique plus intelligible et plus appropriée au tempérament du peuple ; il s’y précipita tête baissée, et la promena, six mois durant, d’un bout à l’autre du royaume-uni. Dès le mois de mai, Vincent donnait le signal dans le pays de Galles, où les chartistes parcoururent les campagnes, fabriquant des piques et enlevant les armes des fermiers ; plusieurs individus ayant été arrêtés à Llanidloe, le peuple, armé de fusils, enfonça les portes de la prison, battit la police et délivra les détenus. Dans le quartier de Finsbury-Square, à Londres, les insurgés se montrèrent moins braves ; à la première démonstration de la police, ils prirent la fuite, pendant qu’un de leurs orateurs se plaignait de ne pas voir à leur tête quelques gamins de Paris pour leur apprendre à attendre de pied ferme la force armée ; à Kircmuir, en Écosse, la prison fut forcée ainsi qu’à Bury, dans le comté de Stafford ; dans les poteries, une tentative semblable provoqua un conflit entre la troupe et le peuple, on échangea des coups de fusil : trois hommes périrent, et quarante furent blessés.

On peut juger des desseins des chartistes par les discours qu’ils tenaient et par les placards colportés dans les meetings. A Bristol, ils arborèrent un drapeau avec cette devise : « La liberté ou la mort ! » à Glasgow, une main saisissant un poignard était peinte sur leur bannière avec ces mots : « Nous réduirez-vous à cette extrémité ? » à Newcastle on Lyme, quinze mille hommes s’assemblaient, gens de la campagne pour la plupart, portant devant eux des placards sur lesquels on lisait : « Il vaut mieux périr par le glaive que par la faim. — Un jour de liberté est mille fois préférable à un siècle de servitude. -L’homme est toujours un homme ; où est son supérieur ? Il faut convertir le fer de nos charrues en épées. » A Manchester, les ouvriers mineurs des environs entraient en ordre de bataille, avec des provisions de poudre et enseignes déployées. Sur les bannières étaient inscrits ces mots : « Les droits de l’homme, le suffrage universel, ou la mort ; l’union fait la force. — Tremblez, tyrans, le peuple se réveille ! » Comme pour expliquer le sens caché de ces sentences, Feargus O’Connor disait : « Je n’engagerai pas le peuple à se mesurer avec des piques ni avec des bâtons contre des soldats bien armés et bien disciplinés ; mais, à la première agression des soldats, il doit attaquer les propriétés… » Un autre orateur allait plus loin, et voulait ajouter l’incendie au pillage : « Si le peuple n’est pas libre et heureux, l’époque n’est pas éloignée où la tragédie de Sodome et de Gomorrhe sera renouvelée. » Un troisième résumait ainsi toutes les opinions : « Le peuple est décidé à obtenir la charte par des moyens pacifiques, s’il se peut, et, dans le cas où cela ne se pourrait pas, par la force. » C’était ce que M. Bronterre O’Brien appelait « se venger nationalement sur la vie et sur les propriétés des hommes des classes supérieures et moyennes. »

Les effets suivirent de près les paroles. La convention nationale avait laissé aux comités locaux le soin de décider à quelle époque devait commencer le mois sacré (national holiday) dans chaque district manufacturier. Le mois d’août ayant été généralement choisi, des attroupemens se formèrent à Newcastle, à Manchester, à Sheffield, à Nottingham et à Bury, et la police fut obligée d’employer la force pour les disperser. A Chester, l’on saisit près de six mille fusils. A Birmingham, la lutte prit un caractère très grave. Pendant dix jours, les ouvriers, se rassemblant chaque soir au centre de la ville, dans le Bull-ring, avaient tenu le reste des habitans dans un perpétuel état d’alarme. Le 15 juillet, l’émeute, ayant recruté quelques mineurs des environs, envahit les rues principales ; repoussée d’abord par la police, elle se rua sur le poste avec plus de force, battit les constables et resta maîtresse du terrain. Alors commença une scène de dévastation purement anglaise : en moins de trois heures, trente maisons étaient démolies et les meubles brisés ou brûlés. Ce ne fut qu’à minuit, et avec le secours d’un régiment qui marchait la baïonnette au bout du fusil, que les autorités purent rétablir l’ordre. Aussi le duc de Wellington en prit-il occasion de dire à la chambre des lords : « J’ai plus d’une fois été témoin oculaire des désastres dont une ville emportée d’assaut est le théâtre ; mais je n’ai jamais vu des excès semblables à ceux qui viennent dans une seule nuit d’affliger Birmingham. »

La plus formidable démonstration des chartistes se fit dans le pays de Galles, à Newport. Les chefs de l’insurrection avaient de longue main travaillé les ouvriers des mines et des forges à trente milles à la ronde. Cette population turbulente et désaffectionnée écoutait avidement les prédicateurs de désordre. On n’eut pas de peine à lui persuader qu’elle allait conquérir l’exemption du travail, le partage des propriétés, et par suite l’abondance. Le 3 novembre, les feux furent simultanément éteints dans tous les hauts-fourneaux, dans les forges et dans les fonderies des environs. En ramassant de gré ou de force les ouvriers, on forma ainsi un rassemblement de dix mille hommes. Le 4, vers dix heures du matin, cette troupe divisée en deux colonnes, l’une sous le commandement de John Frost, magistrat destitué et délégué chartiste, l’autre sous la conduite de son fils, jeune garçon de quatorze ans, pénétra dans Newport, où les deux corps firent leur jonction devant l’hôtel-de-ville. Cette position n’était défendue que par soixante hommes du 45e régiment et par quelques constables spéciaux ; les magistrats municipaux s’y étaient renfermés. Les insurgés, après avoir poussé trois hourras, commencèrent l’attaque avec fureur. En un clin d’œil, toutes les fenêtres furent brisées ; une grêle de pierres, de balles et de lingots, pleuvait sur les défenseurs de ce retranchement improvisé, et déjà le maire, M. Philipps, ainsi que plusieurs constables, étaient blessés. À ce moment critique, l’officier qui commandait le détachement fit une sortie à la tête de trente hommes et chargea intrépidement les assaillans. Ceux-ci, après une faible résistance, prirent la fuite, abandonnant sur la place leurs armes et leurs blessés, dont seize étaient mortellement atteints.

En récapitulant les divers conflits auxquels donna lieu le mouvement chartiste de 1839, on est uniformément frappé de la facilité que les autorités locales et le gouvernement trouvent à réprimer les troubles, même lorsqu’ils éclatent sur plusieurs points à la fois. L’administration ne demande pas de pouvoirs extraordinaires, elle se borne à proclamer l’illégalité des rassemblemens armés et à diriger quelques escouades de policemen vers les districts où l’agitation se manifeste. Quant à l’émeute, elle ne tient nulle part devant la force publique ; à Birmingham, une charge de cavalerie suffit pour dégager, et cela au milieu de la nuit, les rues occupées par une multitude que le succès anime ; à Newport, dix mille hommes bien armés se retirent, à la première décharge, devant une demi-compagnie d’infanterie. Ce n’est pas ainsi que les choses se passent en France : sans parler des journées de juillet 1830, qui rallièrent toutes les classes de la population parisienne contre le drapeau de la restauration, qui n’a pas admiré, tout en réprouvant la cause qui leur mettait les armes à la main, l’héroïque ténacité des insurgés de 1832 et 1834 ? Cinq cents hommes résistant pendant deux jours, dans le cloître Saint-Méry, aux attaques d’une garnison nombreuse ; des ouvriers disputant pied à pied la ville de Lyon au canon d’une armée ; voilà ce qui serait impossible en Angleterre. Il y a cette distance entre les classes inférieures des deux contrées, que les ouvriers anglais n’en sont encore qu’à l’émeute, tandis que les ouvriers français, même quand le pays n’a plus de révolution à faire, sont tous les jours capables d’une insurrection.

Pour expliquer cette différence, M. Roebuck a dit dans la chambre des communes, aux applaudissemens de lord John Russell et de sir Robert Peel : « De l’autre côté de la Manche, la force est le pouvoir qui tient le peuple en respect ; mais dans le pays où nous vivons, l’obéissance à la loi règne parmi toutes les classes. Ici, dans le plus nombreux rassemblement et au plus fort de l’émotion populaire, le constable s’avance et va saisir, au milieu de la foule, l’homme le plus vigoureux ainsi que le plus influent… Si le peuple désirait l’anarchie et la confusion, quelle force physique pourrait le contenir[10] ? » L’éloge aurait paru plus légitime il y a dix ans ; mais si la classe supérieure et la classe moyenne en sont toujours dignes, on ne peut plus l’appliquer aux classes inférieures sans risquer d’être démenti par les faits. Ce qui prouve que le peuple respecte les lois, c’est quand il s’abstient de les attaquer et quand il obéit sans hésiter aux autorités qui les représentent ; mais quand, après les avoir attaquées, il s’enfuit devant les coups de fusil et n’attend pas les coups de sabre, cela prouve, au contraire, qu’il ne rend qu’à la force l’hommage qu’il devait à la loi.

Voilà bientôt sept ans que la révolte est en permanence dans la Grande-Bretagne ; la force armée et une partie de la population en sont venues cent fois aux mains ; le sang a coulé, la propriété a été mise au pillage, et l’on peut voir encore dans quelques villes les décombres qui attestent ces déplorables exploits. C’est le moment que l’on choisit pour nous vanter l’attachement des ouvriers anglais à l’ordre légal, pour les exalter sur ce point aux dépens de l’Europe ! M. Roebuck, et la chambre des communes avec lui, s’imaginent donc que l’Europe ne lit pas les journaux anglais, et qu’on n’a jamais entendu parler à Paris, à Berlin ni à Vienne, des excès de Birmingham et de Newport ? « Ce qui fait la force de la loi dans la Grande-Bretagne, a dit sir Robert Peel, c’est la conviction que le peuple a de sa justice[11]. » Cette conviction, que le premier ministre juge nécessaire à l’autorité de la loi chez un peuple libre, les ouvriers de l’Angleterre ne l’ont plus. Ils ne posent pas un principe et ils ne font pas une démarche qui ne soit une protestation contre l’ordre légal. Celui qu’ils conçoivent peut être chimérique, mais celui qui règne les blesse par trop de côtés pour qu’ils reconnaissent dans le fait l’expression exacte du droit.

Non, ce n’est pas un scrupule de légalité qui dissipe aujourd’hui les rassemblemens et les émeutes ; c’est bien plutôt l’absence des habitudes militaires dans la population. Des hommes qui s’assomment bravement à grands coups de poings sans pousser une plainte, et pour gagner un pari de quelques livres sterling, ne savent affronter ni le feu ni l’arme blanche. Le courage militaire, dans cette population d’ailleurs très résolue, ne se développe que sous le bâton du sergent. Le duc de Wellington a raison : supprimez les châtimens corporels, et vous supprimez la discipline parmi les troupes britanniques ; dès-lors il n’y a plus d’armée. Mais indépendamment de cette timidité, qui est naturelle à une foule anglaise en présence des uniformes, il y avait dans le mouvement de 1839 une cause plus réelle de faiblesse : les chartistes ne se sentaient ni soutenus ni avoués par la grande masse de la population. « Le peuple n’obéira à l’appel de la convention, disait un de leurs orateurs, M. Fletcher, que dans les comtés de Cumberland, de Westmoreland, de York et de Lancastre ; vous ne trouverez l’unanimité en faveur des chartistes que parmi les ouvriers qui sont le moins payés. L’homme qui gagne 30 shill. par semaine ne s’inquiète en aucune façon de ceux qui n’en gagnent que 15, et ces derniers ne prennent nul souci de ceux qui n’en gagnent que 5. Il y a une aristocratie dans les classes ouvrières, de même que dans les classes moyennes et dans les classes supérieures. »

Avertis par cet isolement, les chartistes sont rentrés depuis dans des voies plus pacifiques et plus régulières. Le parti qui inclinait aux moyens violens (physical force men) a perdu l’ascendant qu’il avait usurpé. A la place des démagogues qui égarent le peuple, afin de l’exploiter, ont surgi des notabilités plus franches et plus naturelles, telles que l’ébéniste Lovett et un mécanicien nommé Collins. On voit, par la brochure qu’ils publièrent, en 1840, sous ce titre : le Chartisme, nouvelle organisation du peuple, qu’ils comprenaient la nécessité de faire concorder la diffusion de l’instruction avec celle du suffrage. Sans doute, ce n’était pas aller encore assez loin ; mais auraient-ils pu remplir le rôle de tribuns du peuple, s’ils avaient pensé et s’ils avaient dit qu’avant de donner aux hommes des droits politiques, il faut commencer par répandre sur eux les bienfaits de l’enseignement ?

En modérant leur allure, les chartistes voulaient rattacher plus étroitement leur cause aux intérêts vrais ou supposés des classes laborieuses. Leurs chefs parvinrent à persuader aux ouvriers, la détresse commerciale aidant, que les classes inférieures n’obtiendraient jamais justice tant qu’elles ne seraient pas représentées dans les chambres, et que l’augmentation ou tout au moins la bonne tenue des salaires était liée à la cause du suffrage universel. A dater de 1842, la politique de la multitude roule sur l’association de ces deux idées. Tout orateur qui réclame, dans le parlement ou ailleurs, une extension du droit électoral, prend pour argument la misère publique ; mais, dans la pensée des ouvriers, l’idée du suffrage est décidément subordonnée à l’idée du salaire : qu’on lise la résolution adoptée par ceux de Manchester, réunis, au nombre de trois ou quatre mille, dans la salle des charpentiers.


« Art. 1. Nous ne pouvons pas vivre au taux actuel des salaires, et nous sommes déterminés à ne plus travailler jusqu’à ce que nous ayons obtenu les prix de 1839.

« Art. 2. C’est l’opinion de l’assemblée que nos droits politiques sont impérieusement nécessaires pour maintenir nos salaires, quand nous les aurons conquis ; en conséquence, nous agirons de concert avec tous nos amis de toutes les professions, pour faire convertir en loi la charte du peuple, comme étant la seule garantie de ces droits. »


L’agitation ayant pris ce cours, les chartistes se mirent en contact avec l’organisation préexistante des unions, et la firent servir à une démonstration dont l’étendue était encore sans exemple. Je veux parler de la pétition présentée le 2 mai à la chambre des communes par M. Duncombe, et couverte de 3,317,702 signatures. Cette opération avait duré trois mois ; il avait fallu former six cents associations, et cent mille chefs de famille avaient long-temps retranché de leur salaire, pour subvenir à tous les frais, dix centimes par semaine.

La pétition fut présentée avec une grande pompe. La convention nationale, voulant donner une haute idée de son importance et se poser en pouvoir de l’état, avait mis ce jour-là tous les chartistes sur pied. La procession partit de Lincoln’s inn Fields, et traversa les rues de Londres, se dirigeant sur Westminster aux acclamations de la foule. La pétition ouvrait la marche, portée sur les épaules de seize hommes robustes, dont chacun représentait un corps de métier ; cet énorme document était orné de rubans, et annoncé par un placard sur lequel on lisait, en gros caractères, le nombre 3,317,702. Venaient ensuite divers emblèmes qui trahissaient les préoccupations réelles du peuple, et d’abord un drapeau noir sur lequel figurait cette inscription : « Le meurtre demande justice. 16 août 1819. » Le revers du drapeau représentait le massacre de Peterloo. Plus loin, des milliers de bannières se déployaient avec ces mots : « Nous voulons la justice avant la charité ! — La charte du peuple ! — Pas de transaction ! – Tout homme est né libre ! — Dieu a donné aux hommes des libertés égales et des droits égaux ! » A cela se joignaient des citations empruntées à la Bible, comme celle-ci : « Celui qui verse le sang de l’homme périra par la main de l’homme. »

Le cortége mit plusieurs heures à défiler ; à trois heures de l’après-midi, les premiers rangs arrivaient à la hauteur de la chambre des communes. Le volume de la pétition était tel, qu’il fallut la dérouler pour la faire passer par la porte de la salle. On la déposa sur le bureau ; mais ses longs anneaux, étendus sur le parquet, couvraient un espace immense. C’était bien la force brutale, la force du nombre prenant, dans l’enceinte du parlement, un corps et une voix.

La teneur de ce document faisait aussi peu d’honneur aux lumières de ceux qui l’avaient adopté qu’aux intentions de ceux qui l’avaient rédigé. Les pétitionnaires ne se bornaient pas à solliciter le suffrage universel, à se plaindre du système d’exclusion dont s’inspiraient tous les actes du parlement, ni à exposer l’état profond de misère dans lequel les classes laborieuses s’enfonçaient de jour en jour. C’était une protestation en forme contre toute espèce de propriété. Ils attaquaient ce qu’ils appelaient « le monopole du papier-monnaie, le monopole de la force mécanique, le monopole du sol, le monopole des moyens de transport ; » et pour couronner ces folles doctrines, ils attaquaient la légitimité de la dette publique. N’était-ce pas proposer, ainsi que le fit remarquer M. Maucaulay, un système universel de confiscation ? Et que pouvait-on imaginer de plus extravagant, dans un pays où la propriété est tout, que de vouloir qu’elle ne fût plus rien ?

Si la pétition n’eût embrassé que les cinq points de la charte, elle aurait trouvé des défenseurs dans la chambre des communes. La question du suffrage universel n’y était point nouvelle ; elle formait la base des opinions radicales, et dès 1780, le comité réformiste de Westminster professait ouvertement cette doctrine, à laquelle s’étaient ralliés plusieurs membres de l’aristocratie, entre autres le duc de Richmond ; mais les opinions monstrueuses avec lesquelles les chartistes avaient accouplé leurs théories ne permirent à personne d’épouser cette cause. Quarante-neuf membres demandèrent que l’on entendît les organes de leurs griefs à la barre de la chambre ; les, chartistes n’obtinrent pas d’autre marque de sympathie. M. Duncombe, en présentant la pétition, s’excusa presque du rôle qu’il prenait, faisant ouvertement allusion à ce qu’il y avait d’absurde, de sauvage et de chimérique dans cet exposé. Un autre radical, M. Fielden, s’écria que c’étaient les mauvaises lois qui avaient jeté le peuple entier dans la politique. M. Roebuck affirma que ceux qui avaient signé la pétition l’avaient signée sans la lire, et que ce document ne représentait pas leurs opinions. Sur quoi, lord John Russell mit fin au débat en disant simplement que, si l’on avait pu faire signer au peuple des pétitions contraires à ses vœux réels, on pourrait tout aussi aisément lui faire choisir des représentans indignes de sa confiance.

La démonstration du 1er mai 1842 a été le dernier acte politique des chartistes ; un parti qui étale ainsi publiquement l’anarchie de ses élémens et le néant de ses vues donne par le fait sa démission. Sans doute, on retrouve les chartistes se mêlant aux troubles qui éclatèrent peu de temps après dans les comtés de Stafford, d’York et de Lancastre ; mais en dépit de leurs incitations, la querelle conserva le caractère d’un débat entre les maîtres et les ouvriers. Depuis cette époque, leurs chefs se partagent : Feargus O’Connor et quelques autres ont jeté leur dévolu sur la difficulté du salaire, qu’ils enveniment par des pamphlets d’une dialectique passionnée[12] ; les plus modérés, tels que Lovett, Collins et Vincent, se sont ralliés à l’association que M. Sturge a fondée à Birmingham en vue de l’extension du suffrage, et qui embrasse aujourd’hui quarante-cinq villes du royaume-uni. Il ne reste plus de ce mouvement qu’une irritation anarchique qui fermente au sein des classes ouvrières, et dans les autres classes de la société une défiance profonde qui les rejette en masse vers le parti conservateur. Birmingham, la patrie par excellence du chartisme, vient d’envoyer à la chambre des communes un membre tory, M. Spooner.


LA DEMOCRATIE

Les révolutions et les grandes réformes qui changent la constitution d’un état ne se font jamais par le soulèvement ni selon la volonté d’une seule des classes qui composent le peuple. Ce qui a rendu possible en France la révolution de 1789, c’est qu’un sentiment commun animait les classes inférieures et la classe moyenne ; c’est que les mêmes instincts d’égalité et de liberté se retrouvaient dans les rangs les plus divers de la population ; c’est que le tiers-état, que la monarchie aristocratique avait exclu du pouvoir et qui demandait la reconnaissance de ses droits, était alors tout le monde. En Angleterre, la réforme électorale de 1832 est sortie du concert temporaire, exceptionnel et dû à des causes extérieures, qui s’établit, dans l’attente d’une commotion européenne, entre les classes inférieures, la classe moyenne et une partie de l’aristocratie. Aujourd’hui l’impuissance des ouvriers coalisés et l’avortement du chartisme viennent, au contraire, de ce que les rangs inférieurs de la société sont engagés seuls dans ces mouvemens anarchiques. La démocratie a fait naufrage pour s’être isolée.

Ne prenons pas les cris de la multitude pour la voix de l’opinion publique. Qu’est-ce que le nombre sans la force de cohésion ? Qu’est-ce même que l’intelligence sans l’autorité ? La foule peut prendre ses chefs dans la classe moyenne ou dans la classe supérieure ; mais il lui faut des chefs. Elle peut, pour monter plus haut, s’appuyer sur la bourgeoisie ou sur l’aristocratie, mais il lui faut un point d’appui. Elle peut, dans une convulsion sociale, donner le coup de grace à l’ordre établi ; mais il faut qu’elle ait un ordre quelconque à y substituer. Voilà ce qui manque à l’Angleterre. Quelle rénovation politique serait possible dans un pays où les diverses classes de la population vivent non-seulement séparées, mais hostiles, et où l’état de guerre semble être l’état naturel ? Les classes moyennes ne se rapprochent pas des classes inférieures par la sympathie, ni celles-ci des classes moyennes par l’envie. Le mot d’ordre n’est pas plus de courir sus aux supériorités que de combler les bas-fonds de l’ordre social. Celui que chacun déteste et qu’il attaque, c’est son voisin immédiat. Personne n’aspire à l’égalité. On s’inquiète peu d’avoir quelqu’un au-dessus de soi, pourvu que l’on ait quelqu’un au-dessous. Le mouvement d’ascension ne suit pas la forme démocratique ; il est aristocratique pour tous, et depuis le premier degré de l’échelle jusqu’au dernier.

Lisez les manifestes les plus hardis de la classe ouvrière. L’aristocratie, qui est ce que l’on attaque principalement en Europe, est peut-être la seule institution que respectent les novateurs de l’autre côté du détroit. Les ouvriers anglais réclament le suffrage universel, parce qu’ils considèrent la chambre des communes comme représentant la part que doit prendre l’élément populaire au pouvoir législatif ; mais ils sont loin de contester une part considérable d’action à l’élément aristocratique, et ils ne songent pas plus à supprimer l’hérédité dans la chambre des lords qu’à rendre électif le pouvoir royal. Le droit d’aînesse et les substitutions, qui érigent les propriétés foncières en autant de fiefs, ne semblent pas les choquer et ne sont l’objet d’aucune plainte. Ils savent bien que là gît la pierre angulaire de l’aristocratie ; mais ils ne veulent ni s’y heurter, ni la détruire. Le peuple, quand la misère ne change pas la direction naturelle de ses idées, est conservateur par un instinct de déférence et de subordination, comme les chefs de la société le sont par un sentiment d’égoïsme. Je l’ai déjà dit, le privilège n’offense personne en Angleterre ; c’est la forme légitime du droit dans ce pays. Les ouvriers trouvent bon que la classe supérieure ait des privilèges ; mais ils veulent aussi avoir les leurs. La reconnaissance, la garantie de toutes ces prétentions individuelles ou collectives forme ce que les uns et les autres entendent par la liberté.

C’est la constitution de la propriété qui détermine le caractère politique d’une nation. Là où la propriété se trouve divisée et possédée par le plus grand nombre, la démocratie devient possible ; partout, au contraire, où le sol est occupé par un petit nombre de propriétaires, l’aristocratie doit prévaloir. La France, la Suisse et les États-Unis sont des pays démocratiques, attendu que tout le monde y possède quelque chose et qu’il n’y a guère de famille qui n’ait un champ au soleil ou un pignon sur rue. Je ne comprends pas la démocratie en Angleterre, dans une contrée on le sol est immobilisé dans les mains de quelques milliers de familles, et où les capitaux mobiliers suivent la même loi de concentration. Quand on interdit la propriété au peuple, comment l’appeler au gouvernement ? Comment livrer sans péril la décision des intérêts publics à ceux que l’on a rendus par le fait inhabiles à la gestion des intérêts privés ?

Non-seulement la multitude n’a aucune part à la propriété foncière, mais on ne conçoit pas, de l’autre côté de la Manche, qu’elle puisse jamais y avoir part. Il faut voir de quel air de pitié les économistes, que l’opinion publique adopte aujourd’hui pour oracles, parlent des contrées où la civilisation repose sur la division du sol. Il faut lire ces discussions du parlement, dans lesquelles on s’élève même contre la pensée de donner au pauvre journalier un lot de terre à cultiver pour ses besoins personnels ; il faut entendre un radical, un partisan du suffrage universel, M. Roebuck, en un mot, s’écrier : « Pour le bien-être et pour le bonheur du pays, les classes laborieuses ne doivent pas avoir d’autres moyens d’existence que leurs salaires[13]. » Des multitudes menant une existence précaire et dépendant, pour leur subsistance, du bon plaisir de ceux qui possèdent, et en regard quelques milliers d’hommes disposant de la richesse et gouvernant despotiquement la production, des patriciens et des prolétaires, voilà, même pour les esprits les plus avancés en Angleterre, l’idéal de la société. Dans l’empire romain, le problème du gouvernement consistait à nourrir les plébéiens faméliques par des distributions gratuites de blé ; dans l’empire britannique, il consiste à leur fournir, sans qu’aucun évènement puisse les interrompre, des distributions de travail. Quand on admettrait que le peuple de la Grande-Bretagne a, sur les autres nations civilisées, cette supériorité de lumières et d’expérience que revendiquent pour lui ses orateurs et ses publicistes, la base étroite de l’ordre social rend tout-à-fait impraticable l’extrême diffusion des droits politiques dans un pays ainsi constitué. Le suffrage universel ne serait nulle part moins logique ni moins possible ; il mettrait, comme le dit M. Macaulay, la propriété et le capital aux pieds du travail ; il renverserait, selon la parole de sir Robert Peel, la constitution de l’Angleterre.

Que l’on médite attentivement les conséquences de l’acte de réforme. Voilà une première et large tentative faite en Angleterre pour donner une base démocratique au pouvoir électif. Si l’on excepte la Suisse, qui n’a que des gouvernemens municipaux, et les États-Unis, qui ont le désert devant eux ouvrant ses espaces comme autant de soupapes à l’anarchie, il n’y a pas de contrée au monde où le droit de suffrage s’étende plus loin ni où il descende plus bas. Tout fermier devient électeur en exploitant un domaine qui acquitte une rente de 50 livres sterling ; tout habitant, dans les villes, peut se faire inscrire sur la liste électorale, pourvu qu’il occupe une maison ou partie de maison de 10 livres sterling de loyer. Parmi les adultes, un homme sur cinq est ainsi appelé à voter.

Une mesure qui devait, dans la pensée de ses auteurs, affaiblir l’aristocratie, en a fortifié au contraire la domination. En 1839, lord John Russell jugeait ce résultat transitoire. « L’acte de réforme, disait-il, a étendu les droits politiques à des milliers d’hommes qui n’en jouissaient pas auparavant : en même temps les lumières se sont répandues, un sentiment d’indépendance a pénétré dans les esprits, et l’on a pris plus d’intérêt aux affaires publiques ; mais de l’autre côté est l’influence de la propriété, influence exercée équitablement par quelques-uns, avec un mélange de bien et de mal par le plus grand nombre, et par d’autres avec tyrannie. Une lutte s’établit aussitôt entre les deux puissances : la plupart des électeurs usant librement de leur droit et ne se souciant pas de servir d’instrument aux volontés des propriétaires fonciers, tandis que les propriétaires veulent dominer comme autrefois, et s’efforcent de faire voter leurs tenanciers comme ils votent eux-mêmes. Avant peu, nous arriverons à un état de choses meilleur, dans lequel l’influence du propriétaire s’exercera sans heurter le droit des électeurs. Le sentiment public est assez fort pour opérer ce progrès. »

Le progrès que prédisait lord John Russell ne s’est pas accompli. L’opinion publique n’a pas de bien grandes sévérités, dans les sociétés aristocratiques, pour les hommes qui abusent de la puissance, et le scandale des élections de 1841 a dépassé tout ce que l’on avait vu jusque-là. Combien M. Macaulay était plus près de la vérité, lorsqu’il disait dans la même discussion : « Le bill de réforme a détruit ou restreint dans d’étroites limites l’ancienne pratique de la nomination directe (les bourgs pourris) ; mais en revanche il a donné une impulsion nouvelle à l’usage de l’intimidation, et cela au moment où il conférait la franchise à des milliers d’électeurs. Si j’en crois la clameur qui s’élève, non du sein d’un parti ou de quelque coin du royaume, mais qui part des tories comme des whigs et des whigs comme des radicaux, en Angleterre, en Écosse et en Irlande, bien des députés siégent dans cette chambre, qui doivent leur nomination à des votes arrachés par la crainte. S’il en existe en effet, il vaudrait infiniment mieux qu’ils siégeassent ici pour OLD SARUM ; car en siégeant pour OLD SARUM, ils ne représenteraient pas le peuple. Toute tyrannie est détestable, mais la pire tyrannie est celle qui emprunte les allures de la liberté. Sous le régime d’une oligarchie pratiquée sans déguisement, le peuple souffre uniquement d’être gouverné par ceux qu’il n’a pas choisis ; mais à quelque degré que l’intimidation intervienne dans le système de l’élection populaire, le peuple souffre tout à la fois d’être gouverné par ceux qu’il n’a pas réellement choisis, et de n’avoir pas la liberté du choix que les lois lui attribuent. Un grand nombre d’êtres humains deviennent ainsi de pures machines, au moyen desquelles les grands propriétaires expriment leur volonté[14]. »

A quoi tient cependant la facilité que les grands propriétaires trouvent en Angleterre à intimider ou à corrompre le corps électoral ? Évidemment, à la composition du corps électoral lui-même. C’est parce que le fermier électeur dépend du propriétaire qu’il vote comme le propriétaire l’entend ; c’est parce que le boutiquier électeur craint de perdre la clientèle des gens riches qu’il suit leur exemple sur les hustings. L’électeur propriétaire, si borné que soit l’horizon de sa propriété, le franc tenancier à 40 shillings de revenu, demeure inaccessible à ces influences ; personne n’oserait lui demander compte de son vote, tandis que le vote du simple tenancier est considéré comme appartenant naturellement à celui qui possède le sol[15].

On le voit, l’acte de réforme a peut-être étendu les droits politiques au-delà de ce que comportait l’état social de l’Angleterre. Le parlement a fait des lois démocratiques pour un pays où la démocratie n’existe pas. Il en est résulté que l’influence aristocratique a changé de caractère : elle s’exerçait auparavant d’une manière directe sur un corps électoral peu nombreux ; elle s’exerce aujourd’hui par des voies détournées sur les multitudes admises aux droits politiques. L’oppression a fait place à la corruption. Le suffrage universel tournerait probablement encore à l’avantage des grands propriétaires et des grands capitalistes, si l’Angleterre avait un parlement assez insensé pour le décréter.

Il ne faut pas confondre la liberté avec l’exercice des droits politiques. Les radicaux anglais considèrent comme des esclaves tous les citoyens qui ne concourent pas à élire les membres du parlement. C’est là une exagération faite à plaisir. Il y a dans toute société des personnes que leur âge, leur sexe ou leur condition tiendront perpétuellement éloignées des affaires publiques. La politique a ses mineurs comme la famille, dans l’intérêt desquels les plus avancés en âge et les plus expérimentés seront toujours chargés de stipuler. La liberté est un droit, le suffrage est une fonction. La liberté appartient à tous, le suffrage n’appartient qu’à ceux qui peuvent se prononcer en connaissance de cause et dans l’indépendance de leur jugement : d’où il suit que le nombre des électeurs se proportionne naturellement à l’état de la société ; ce n’est pas une question de principe, c’est une simple question de fait.

Les garanties de lumières et d’indépendance qui sont le véritable titre aux fonctions électorales se rencontrent-elles communément dans la classe des hommes qui vivent uniquement de leur travail ? Voilà toute la difficulté. Quand on la supposerait dès à présent résolue en leur faveur, cette solution ne pourrait pas encore s’appliquer à l’Angleterre. Je conçois qu’aux États-Unis, l’ouvrier soit investi du droit de voter dans les élections ; car il obtient des salaires élevés, et vivant à bon marché, il peut faire des épargnes en argent et en temps, cultiver son esprit et employer ses loisirs. Dans les îles britanniques, l’élévation du salaire ne procure à l’ouvrier aucun de ces avantages, car elle est annulée par la cherté de toutes choses, et par la nécessité, qui s’impose au plus misérable, d’avoir toujours l’argent à la main. L’ouvrier anglais est celui qui a le plus de besoins, et qui peut le moins les satisfaire. De là l’état profond de dépendance dans lequel nous le voyons plongé. La richesse du salaire combinée avec la cherté de la vie dans un pays où le petit nombre possède, voilà, indépendamment de toute autre cause, ce qui rend impossible en Angleterre l’existence de la démocratie.

La Grande-Bretagne était déjà une nation aristocratique par ses institutions, par les mœurs de ses habitans, par la concentration des propriétés et des capitaux ; elle le devient chaque jour davantage par les conditions de cherté qui s’attachent à l’existence dans cette contrée. Le pain est cher, le logement est cher, le service est cher, tout est cher. Il en coûte beaucoup pour se procurer le nécessaire ; il en coûte encore plus pour avoir le bien-être et pour tenir pied aux raffinemens de l’étiquette. On comprendra les progrès et en même temps les exigences du luxe britannique, en voyant que les taxes somptuaires, qui n’ont jamais rien produit en France, les taxes sur les domestiques, sur les voitures, sur les chevaux, sur les chiens et sur les armoiries, ont rapporté à l’Échiquier, en 1841, plus de 80 millions de francs. Aussi les familles qui ont une fortune médiocre ne peuvent pas vivre dans la Grande-Bretagne ; elles viennent chercher sur le continent de l’Europe une vie plus facile et des usages moins rigoureux. Quant aux pauvres gens, le climat de cette société leur est tout-à-fait mortel. L’Angleterre d’aujourd’hui rappelle, à certains égards, l’aspect de l’Italie pendant la décadence de l’empire romain, alors que la terre convertie en jardins ne nourrissait plus que des patriciens et des esclaves.

Les économistes et le gouvernement lui-même[16] ont cherché la cause du malaise dans l’accroissement de la population. Le problème se posera quelque jour peut-être ; mais aujourd’hui il semble prématuré de l’agiter. Malthus est venu un siècle trop tôt. Que veulent dire en effet les économistes, quand ils parlent de l’excès de la population ? Cela signifie apparemment que le nombre des habitans n’est plus en rapport avec les moyens de subsistance, que la société ne peut ni produire, ni se procurer, au moyen des échanges, la somme d’alimens, de vêtemens, etc., qui lui est nécessaire ; en un mot, que le progrès de la richesse publique n’a pas marché du même pas que la propagation de l’espèce humaine. Est-ce là, je le demande à tout observateur attentif, l’état des choses en Angleterre ? Si l’on met d’un côté l’accroissement de la population, et de l’autre la somme des richesses créées depuis un demi-siècle, ne demeure-t-il pas évident que le mouvement d’expansion a porté principalement sur les produits matériels ?

La société anglaise, prise pour un tout, est de nos jours, eu égard au nombre dont elle se compose, infiniment plus riche et plus forte qu’elle ne l’a jamais été ; mais toutes les classes de la nation n’ont pas participé au progrès dans la même mesure. L’accroissement de la richesse n’a pas profité à chacune d’elles dans une égale proportion. La répartition s’est faite au contraire entre elles, de manière à augmenter les inégalités sociales. Les riches se sont enrichis, et les pauvres se sont appauvris[17]. Il n’y a pas eu, comme dans les soulèvemens du globe terrestre, un exhaussement simultané de toutes les couches de la nation ; non, la partie inférieure s’est abaissée, pendant que la partie supérieure s’élevait. Le manufacturier millionnaire est venu doubler le grand seigneur millionnaire. Il s’est trouvé en 1842 cinq cent mille personnes en état de payer l'income tax, c’est-à-dire possédant au moins 150 liv. sterl. de revenu, et cela tandis que le salaire du tisserand descendait au-dessous de 5 shillings par semaine, ou d’à peu près 300 francs par année.

L’aristocratie elle-même commence à s’inquiéter de la disproportion qui existe entre la tête et les membres du corps social. Lord John Russell l’indiquait en 1844 à la chambre des communes, dans une motion tendant à lui faire prendre en considération l’état du pays. « Le mécontentement, disait-il, tant des districts agricoles que des districts manufacturiers, est désormais un fait admis pour tout le monde. En considérant attentivement cette question, il est impossible de ne pas reconnaître que, soit par la faute des lois ou malgré les lois, les classes laborieuses dans ce pays n’ont pas fait les mêmes progrès en aisance et en bien-être que les autres classes de la nation. Quand on compare ce que l’Angleterre est aujourd’hui avec ce qu’elle était il y a un siècle, en 1740, il est impossible de ne pas voir que les classes supérieures ont beaucoup gagné en luxe et en élégance, et que les ressources dont la classe moyenne disposait pour se donner le comfort et les jouissances de la vie se sont aussi beaucoup accrues ; mais, en considérant la condition des classes laborieuses, et en comparant la quantité de choses nécessaires à la vie, que leur salaire pouvait leur procurer au milieu du dernier siècle, avec celle que leur salaire leur procure aujourd’hui, si nous pouvions descendre dans tous les détails qu’étalent sur ce sujet les rapports de vos commissaires, nous serions bientôt convaincus que le peuple n’a pas participé, au même degré que les autres classes de la société, au progrès de la civilisation et des connaissances humaines[18]. »

Lord Stanley va plus loin : il ne se borne pas à dénoncer le mal, il met hardiment le doigt sur la cause. C’est lui qui a fait devant la chambre des lords cet aveu, le plus remarquable sans contredit et le plus complet que la nécessité ait jamais arraché à un membre du patriciat : « Le danger pour un grand pays tel que celui-ci, dans le temps où nous vivons, est l’accumulation de la propriété, jointe à l’extrême inégalité avec laquelle elle est répartie. » Mais, après des prémisses dont la témérité a dû inquiéter la chambre qui l’écoutait, voyez quelles conclusions impotentes : « Nous avons eu la preuve, dans ces dernières années, que l’impôt pesait de tout son poids sur ceux qui pouvaient le plus difficilement le supporter, et que les classes les plus opulentes n’étaient pas taxées dans la proportion de leurs moyens. En 1840, le chancelier de l’Échiquier, afin de rétablir l’équilibre dans les finances, proposa une augmentation de 5 pour 100 sur toutes les taxes de consommation, et de 10 pour 100 sur les taxes assises, taxes acquittées principalement par les classes qui étaient dans l’aisance. Dans le premier cas, la consommation ne se trouvant pas en état de supporter l’accroissement de l’impôt, il s’opéra une telle diminution dans les quantités imposées, que le produit n’augmenta que de 1 pour 100 ; dans le second cas, les riches étant seuls frappés, le revenu présenta sans difficulté une augmentation de 10 pour 100. Il eût été naturel de penser, quand nous avons établi l’income-tax, que cet impôt aurait pour effet de réduire les dépenses et la consommation du peuple ; mais, bien que l’income-tax pesât principalement sur les classes riches, sur celles qui acquittaient déjà les taxes assises, le produit des taxes assises n’a pas diminué, il s’est même accru dans une proportion considérable[19]. »

Ainsi, pour diminuer l’inégalité avec laquelle la richesse est répartie entre les diverses classes de la population, lord Stanley et les politiques de cette école pensent qu’il suffit d’obliger l’aristocratie britannique à faire pour un temps le très mince sacrifice de la trentième partie de son revenu. Parce que l’impôt a pesé jusqu’ici presque entièrement sur les classes laborieuses, ils imaginent qu’en mettant plus ou moins les classes opulentes à contribution, on supprimera tout sujet de plainte, peut-être même toute souffrance. N’est-ce pas là l’histoire de ce tyran de l’antiquité qui croyait expier les faveurs trop constantes de la fortune en jetant, au milieu d’une orgie, son anneau dans la mer ?

L’inégalité de l’impôt n’est qu’une des formes sous lesquelles le pouvoir politique en Angleterre favorise l’inégalité des fortunes ; et si l’on voulait sérieusement établir dans les lois une tendance moins partiale, il faudrait les amender toutes, depuis le premier article jusqu’au dernier. Sans doute la classe opulente s’est enrichie de l’impôt qu’elle ne payait pas, pendant que la classe nécessiteuse s’est appauvrie de l’impôt qu’elle payait. On a calculé que la propriété foncière, qui contribuait pour un sixième au paiement des taxes pendant les trente années du règne de George II, pour un septième durant les trente-trois premières années du règne de George III, qui comprennent la guerre d’Amérique, et pour un huitième ou pour un neuvième seulement, de 1793 à 1816, n’avait plus participé, depuis la guerre jusqu’au rétablissement de l’income-tax en 1842, que dans la faible proportion d’un vingt-quatrième aux charges annuelles de l’état[20]. Notez bien que, durant cette dernière période, la valeur des propriétés et la somme des revenus avaient doublé en Angleterre ; ce qui devait alléger encore la contribution acquittée par la classe des propriétaires de la moitié de son poids. « La propriété sur laquelle porte l’income-tax, dit lord Monteagle, n’excédait pas, en 1803, 74,000,000 liv. st. ; encore cette somme renfermait-elle 18,000,000 sterl., représentant les revenus qui n’excédaient pas 150 liv. sterl. par année, de sorte que la partie de cette propriété, qui est soumise à l’income-tax d’aujourd’hui ne s’élevait pas à plus de 56,000,000 st. (1,428,000,000 fr.). Or, la valeur de la propriété sur laquelle porte en ce moment la taxe est de 181,000,000 sterl. (4,615,500,000 fr). Je reconnais qu’une partie de cet accroissement doit être attribuée à des causes autres que l’exemption de l’impôt ; mais il demeure prouvé que la propriété du pays ne se serait pas accumulée dans une proportion aussi forte, si l’impôt avait continué de peser sur le revenu que le propriétaire en retirait[21]. »

Mais quand l’égalité proportionnelle de l’impôt se trouverait rétablie, le sort du peuple en Angleterre n’en recevrait pas une amélioration très sensible. Le mouvement aristocratique se ralentirait peut-être ; il ne s’arrêterait pas. Lorsque l’inégalité des conditions est arrivée à ce point, elle ne peut plus que s’accroître. Les capitaux accumulés ont une puissance d’attraction contre laquelle ne tiennent pas les petites fortunes ; et les grandes existences, une fois enracinées dans le sol, s’étendent et se fortifient avec le temps. Lord Stanley reconnaît que l’accumulation du capital, de la propriété et par conséquent du pouvoir est le danger de l’Angleterre ; j’ai quelquefois entendu des Anglais, alarmés de l’excès même de la richesse, prévoir que l’on périrait par là ; je n’en ai pas rencontré un seul qui admît que cet état de choses pût changer tant que durerait l’existence de la nation.

Dans une telle société, le lot des classes inférieures est donc l’impuissance, pendant que l’apanage des classes supérieures est l’omnipotence. Le peuple, en tant que peuple, reste frappé d’une incapacité politique radicale et absolue ; il ne peut que témoigner son mécontentement, s’agiter ou même se révolter, et c’est là ce qu’il fait. L’agitation en bas, l’inquiétude au sommet, voilà l’état présent de la Grande-Bretagne. L’aristocratie est souveraine, mais elle ne peut pas dormir ; elle a toujours devant les yeux la triste et terrible image de cette population qui ne tient jamais un seul jour en réserve, dès la veille le pain du lendemain, de cette Angleterre qui, selon Carlyle, « gît, malade et mécontente, se tordant d’impuissance sur le lit où la fièvre la cloue, sombre et presque désespérée dans sa misère, dans sa nudité, dans son imprévoyance, et dévorant son chagrin[22]. »


LÉON FAUCHER.

  1. En 1842, vingt-huit ans après la paix, le nombre des accusés était de 31,309, accroissement de 391 pour 100.
  2. Porter, Progress of the nation, section IV.
  3. Report on the state of the Peasantry, at Boughton, Herne-Hill, etc.
  4. « Il y a cent ans, les sectes dissidentes ne comptaient que 35 chapelles dans le pays de Galles ; en 1832, le nombre des chapelles était déjà de 1,428. »
  5. « Not one woman in ten thousand will take a false oath. » (Inquiry on South-Wales.)
  6. Character, object and effects of trades-unions, in-8e, London, 1834.
  7. Inquiry into the origin and results of the strike of cotton spinners.
  8. Trial of the Glasgow cotton spinners, in-8 », 1838.
  9. L’opinion qui veut que le scrutin secret protège le vote des électeurs a fait des progrès en Angleterre. La motion de M. Grote sur le ballot, qui n’avait réuni, en 1833, que 106 voix sur 317 votans, et, en 1835, 146 voix sur 485 votans, obtint, en 1839, 218 voix sur 553 votans.
  10. Speech on the motion of M. Duncombe, 3 may 1842.
  11. « But what had given to that law its influence ? — It was the conviction, on the part of the people, that is was just. » (Sir Robert Peel’s speech, 3 may 1842).)
  12. The Employer and the Employed, by Feargus O’Connor.
  13. Chambres des communes, mai 1845.
  14. Speech on the ballot.
  15. Lord Wortley, Speech on the ballot.
  16. Sir Robert Peel’s speech, on the state of the country, 11 august 1844.
  17. « En 1688, les exportations du royaume s’élevaient à 4 millions sterling, la population était de 7 millions d’hommes ; les dépenses de l’état de 2 millions sterling, le revenu moyen de l’ouvrier de 15 liv. sterl. ; la viande valait 2 d. (20 cent.) la livre, et le blé 34 sh. le quartier. Aujourd’hui, nos exportations ont décuplé, et la population a doublé. Le salaire du journalier a augmenté à peine de 50 pour 100 ; mais avec cet argent il obtient moitié moins de substances alimentaires. Cependant la charge de l’impôt est vingt-cinq fois plus forte. » (Aristocratie taxation)
  18. Lord John Russell’s speech on the state of the country, august 1844.
  19. Lord Stanley’s speech, on the property tax, 4 april 1845.
  20. Aristocratic taxation.
  21. Speech on property tax, 4 april 1845.
  22. Chartism, by T. Carlyle.