ÉTUDES
SUR L’ANGLETERRE.

VI.
BIRMINGHAM.

Nous approchons du seul district où l’industrie en Angleterre puisse prétendre à un certain caractère d’universalité. Dans les autres cités manufacturières, il y a toujours une branche du travail qui domine, qui attire à elle les capitaux et les ouvriers. Chaque ville de fabrique est en quelque sorte une spécialité : Manchester file, tisse et imprime le coton ; Leeds file le lin et tisse le drap ; Nottingham excelle dans la bonneterie, et Coventry dans les rubans ; Sheffield travaille l’acier, Wolverhampton le fer, Burslem l’argile ; Newcastle extrait et expédie le charbon. Au sein de ces occupations qui varient peu, les artisans contractent, par la répétition des mêmes actes, des habitudes qui se gravent en caractères ineffaçables dans leur constitution physique et dans leurs mœurs. Chaque manufacture engendre pour ainsi dire une race d’hommes différens : on reconnaîtrait entre mille un serrurier de Wolverhampton, un mineur de Newcastle, ou un tisserand de Nottingham.

Birmingham n’a pas cette puissante, mais dangereuse unité ; les applications de l’industrie y sont innombrables. À l’exemple de Paris, cette ville fait un peu de tout, le fait bien, et au plus bas prix. Seulement Paris recherche davantage le beau, et Birmingham l’utile ; le génie mécanique opère ici les mêmes prodiges qu’enfante là le sentiment de l’art. À quelques égards, Birmingham est comme une succursale de Paris ; nous fournissons les modèles que copient les ouvriers du comté de Warwick. Le principal fabricant de boutons, à Birmingham, M. Turner, déclare qu’il est obligé d’avoir un établissement à Paris pour en tirer les dessins et les ornemens que les ateliers nationaux ne sauraient fournir[1].

Un autre côté par lequel Birmingham se distingue des grands centres manufacturiers, c’est l’ancienneté de ses industries. Il n’y a rien là qui ressemble à ces gigantesques cités improvisées en moins d’un demi-siècle par la jenny et par la machine à vapeur ; Birmingham est véritablement l’œuvre du temps. Les fabriques diverses que cette ville renferme ont chacune leur date et se sont établies à leur heure, le sol industriel se formant peu à peu de ces couches superposées. Avant la révolution de 1688, Birmingham devait à sa proximité des mines de fer et de houille l’activité qu’y avait déjà prise le travail des métaux. Ce travail fut borné d’abord à la quincaillerie grossière : la fabrication des clous, qui s’opère aujourd’hui par des moyens mécaniques, occupait alors une multitude d’ouvriers ; les femmes à demi vêtues maniaient le marteau comme les hommes ; les échoppes des cloutiers bordaient les avenues de la ville, et la population de Birmingharn, telle que la décrit Hutton en 1741, n’était qu’une tribu de forgerons.

Après la révolution de 1688, une commande du gouvernement, obtenue à propos, y naturalisa la manufacture des armes à feu, manufacture aujourd’hui si considérable, que, de 1804 à 1818 seulement, les ateliers de Birmingham ont pu livrer, soit à l’état, soit au commerce, cinq millions de fusils, de pistolets ou de mousquetons. En ce moment, ils fabriquent dix à douze mille canons de fusil par mois ; la guerre survenant, cette fabrication serait aisément doublée. Le gouvernement, secondant l’essor d’une industrie aussi profitable à sa politique, a établi à Birmingham un tir d’épreuve où l’on essaie les canons de fusil avant de les monter. Bientôt la manufacture des armes blanches est venue se placer, comme un complément naturel, à côté de la manufacture des armes à feu : en sorte que cette ville alimente encore les arsenaux de l’Angleterre, après avoir long-temps approvisionné ceux de la coalition.

Un peu plus tard la mode fit surgir à Birmingham la fabrication des boutons et des boucles, dont l’une a passé avec la mode, dont l’autre inonde encore de ses produits l’Angleterre, les États-Unis et l’Amérique du Sud. Vers la fin du XVIIIe siècle, l’industrie de cette ville embrassait déjà la quincaillerie fine, la sellerie, la tabletterie, la bimbeloterie ; et Burke avait pu dire, avec une sorte d’orgueil, qu’elle était « la boutique de joujoux (toy-shop) de l’Europe. » Depuis, l’Allemagne et la France ont fait à la bimbeloterie anglaise une concurrence qui a beaucoup réduit les dimensions de cette industrie ; mais, en revanche, Birmingham s’est enrichi de plusieurs produits nouveaux. La fabrication des épingles y a pris une importance telle qu’il en sort 2 à 3 milliards d’épingles par semaine. Depuis que l’usage des plumes d’acier s’est répandu en Angleterre, Birmingham en livre au commerce quatre vingt à cent mille grosses par an ; un seul fabricant emploie 250 ouvriers, et débite quarante tonnes d’acier. L’application du vernis laque au carton-pâte, ingénieuse création de Bakerville, a donné naissance à une industrie que Birmingham exploite avec un grand succès, et que Paris est parvenu à s’approprier. La verrerie, les cristaux, les bronzes, les tôles, les plaqués et la bijouterie commune complètent la nomenclature des fabriques qui composent cet ensemble manufacturier, pareil à une pièce de marqueterie.

Birmingham peut revendiquer sa part et une part prépondérante, dans la révolution industrielle qui a couronné les progrès du dernier siècle. Ce fut là que commencèrent, dès 1738, et sous les auspices de John Wyatt, ces essais encore informes de filature que le génie d’Arkwright devait amener trente ans plus tard à leur maturité. L’établissement de Northampton, le second fondé par Wyatt, ne renfermait que 250 broches qui exigeaient l’emploi de 50 ouvriers, un ouvrier pour cinq broches : voilà quelle fut l’apogée de cette invention à son début ! Aujourd’hui, au moyen des métiers à moteur continu (self-acting) deux mille broches sont souvent placées sous la surveillance d’un ouvrier, aidé de son rattacheur.

Mais si la filature, après ces humbles et malheureux essais, dut se greffer, pour devenir féconde, sur l’industrie du Lancastre et des comtés de Nottingham et de Derby, l’invention de la machine à vapeur, originaire de Glasgow, ne trouva qu’à Birmingham les moyens de se développer Ce fut un manufacturier de cette ville, M. Boulton, qui, mettant ses capitaux et son intelligence commerciale au service de Watt, établit, de concert avec lui, dans ses ateliers de Soho, la première fabrique de machines à vapeur. Cet établissement, fondé en 1773, eut pendant long-temps le privilége exclusif de fournir le nouveau moteur à l’industrie de l’Angleterre, et devint la source d’une fortune colossale pour ceux qui l’avaient créé. Aujourd’hui que chaque ville manufacturière compte plusieurs ateliers de construction, ceux de Soho conservent leur vieille réputation, et le fils de Watt s’honore de les diriger. Au reste, les propriétaires ne se bornent pas à construire les machines, ils les emploient. C’est dans l’établissement de Soho que se frappe, depuis l’année 1783, la monnaie de cuivre qui circule dans le royaume ; l’on y fabrique aussi des bronzes, du plaqué et de la vaisselle d’argent.

La situation de Birmingham commande cette variété dans ses industries. Tous les autres centres manufacturiers ont une destinée en quelque sorte maritime. Les fabriques de Manchester, de Leeds et de Glasgow, les forges de l’Écosse et du pays de Galles, les mines du Cornouailles et du comté de Durham touchent à la mer, et invitent par conséquent à l’exportation. Birmingham, placé au cœur de l’Angleterre, à une égale distance de la mer du Nord et de la mer d’Irlande, de la Tamise et de la Mersey, sur la limite qui sépare les comtés agricoles du sud et de l’est des comtés industriels du nord et de l’ouest, devait être un lieu d’échange, un entrepôt, un port intérieur. De là, l’infinie diversité de ses produits. Une industrie qui exporte peut se confiner à deux ou trois genres, car la spécialité, dans le commerce extérieur, est la condition du succès. Dans le commerce intérieur, au contraire, comme il faut pourvoir aux mille besoins de la société, un article en entraîne un autre, et toute manufacture procède par voie d’assortiment.

Les avantages naturels de cette position se trouvent complétés depuis que, par l’établissement des chemins de fer, Birmingham marque le point d’intersection des deux grandes lignes qui vont de Liverpool ainsi que de Manchester à Londres, de Newcastle et de Hull à Bristol. Du centre où viennent aboutir ces rayons, il n’y a pas de points extrêmes que l’on ne puisse atteindre en trois, quatre, cinq ou six heures. Des canaux presque parallèles transportent les produits encombrans. Pourtant ce qui fait la principale richesse de Birmingham, ce sont les districts manufacturiers qui relèvent de cette grande cité : dans un rayon de trente lieues en allant vers le nord, se trouvent échelonnées les forges du Staffordshire, parmi lesquelles les seules usines de Bilston fournissent autant de fer que la Suède tout entière, et celles de Stourbridge, qui occupent cinq mille ouvriers ; les poteries de Burslem et des environs ; les quincailleries de Wolverhampton, de Willenhall, Walsall et Sedgeley ; la coutellerie et les plaqués de Sheffield ; le tout établi sur un banc de houille continu qui appelle un nombre prodigieux de mineurs, et qui fait circuler chaque année sur les canaux quatre à cinq millions de tonneaux. L’influence de ces industries auxiliaires sur la prospérité de Birmingham a été rendue évidente par le recensement de 1841, qui constate que 54,000 personnes, ou environ 30 pour 100 du nombre des habitans, étaient étrangers au comté de Warwick. Au reste, l’accroissement de la population n’a pas été moins extraordinaire ni moins rapide que dans les métropoles de la laine et du coton : Birmingham renfermait, en 1781, 50,000 habitans ; en 1801, 73,670 ; en 1811, 85,755 ; en 1821, 106,722 ; en 1831, 146,986, et 182,922 en 1841. Cette augmentation représente près de 38 pour 100 dans la période décennale de 1821 à 1831, époque où Birmingham et Sheffield nouèrent avec les États-Unis des relations plus étendues, et où commence l’ère des chemins de fer ; elle s’était élevée à 47 pour 100, dans la période vicennale de 1781 à 1801, marquée par l’introduction de la machine à vapeur.

L’aspect de la ville répond à ces données de son état industriel. Elle figure un carrefour de larges rues, une espèce de forum que les multitudes environnantes envahissent à un jour donné, tantôt dans un but politique, et tantôt dans un intérêt commercial. On voit bien vite que la bourgeoisie, qui fait partout la base des populations urbaines, ne s’élève guère à Birmingham au-dessus des régions inférieures de la société. Rien n’y affecte de vastes proportions, pas même le travail, qui paraît si grandiose dans les comtés du nord. Le seul édifice un peu remarquable est la salle de l’hôtel-de-ville (town-hall), où se tiennent les réunions publiques, et qui est la tribune aux harangues de cette communauté d’ouvriers. Les principales rues sont occupées par des revendeurs ou détaillans, car aucune ville d’Angleterre, après Londres, ne renferme plus de boutiques. Les ouvriers habitent des cours fermées, une maison pour chaque famille, et chaque cour réunissant de quatre à vingt maisons. On comptait à Birmingham, il y a quelques années, 2010 cours, renfermant 12,254 maisons et 48,916 personnes, ou quatre personnes par habitation[2]. Le loyer d’une maison est en moyenne de 3 shillings 1/2 par semaine, le prix d’une chambre à White-Chapel ou à Spitalfields.

Ces petits cloîtres industriels ne sont rien moins que des modèles de propreté. Comme il n’y a qu’une pompe par cour ; un seul trou aux cendres pour recevoir les résidus, et un seul lavoir, chaque ménagère ne manque pas de prétextes pour se relâcher de la rigueur de ses fonctions. L’usage d’engraisser des porcs contribue encore à augmenter les dépôts et les émanations qui vicient l’atmosphère[3] ; mais comme, après tout, les familles ont de l’air et de l’espace, comme les caves ne sont pas habitées ainsi qu’à Liverpool et à Manchester, les maladies font moins de ravages, et Birmingham jouit comparativement d’une sorte de salubrité[4]. Le docteur Duncan évalue la mortalité de cette ville à un décès par an sur 36 79/100 personnes ; il est vrai que l’on n’y compte que 40 habitans par mille carré de surface bâtie, c’est-à-dire un peu moins qu’à Londres, et beaucoup moins qu’à Leeds, qu’à Manchester, qu’à Liverpool.

Pendant la dernière moitié du XVIIIe siècle, le sol aux abords de la ville était divisé en petits jardins, que les ouvriers louaient à raison d’une guinée et demie par an. Là, dans la belle saison, après leur travail, ils passaient la soirée à cultiver des légumes et des fleurs, simple et salutaire occupation qui était pour eux une source de plaisirs. Depuis cette époque, les jardins ont graduellement disparu pour faire place aux maisons ; et comme Birmingham, de même que Manchester et Liverpool, n’a pas de promenades publiques, les ouvriers manquent d’un lieu de récréation où ils puissent, une ou deux fois par semaine, respirer un air plus salubre et plus pur que celui des rues ou des ateliers. Telle est cependant l’excellence d’un site élevé de cinq cents pieds au-dessus du niveau de la mer, formé de plusieurs collines et baigné par plusieurs ruisseaux, que la vie moyenne à Birmingham, par une exception très remarquable, a presque la même durée que dans les districts ruraux.

La mortalité dans l’âge le plus tendre est presque aussi considérable qu’à Manchester, et elle tient aux mêmes causes. La moitié des enfans qui naissent succombent avant la sixième année. Dans les autres districts du comté, la proportion des décès au-dessous de cinq ans n’est que de 35 pour 100. Or, quand on songe que la vie moyenne dure tout aussi long-temps à Birmingham que dans les campagnes, il faut bien reconnaître que les circonstances atmosphériques n’ont aucune part à l’espèce d’épidémie qui moissonne tant d’enfans au berceau. Cette épidémie est principalement de l’ordre moral ; on en trouve la cause dans l’absence de ces soins maternels que la nature, pour le distinguer des animaux, a rendus plus nécessaires à l’homme que l’air et que le lait. À Birmingham comme à Manchester, le travail dissout la famille. Les femmes, employées dans les ateliers, négligent leurs devoirs domestiques, et cette négligence résulte de l’habitude encore plus que de la nécessité. La jeune fille, accoutumée dès l’enfance à l’existence tout extérieure des populations industrielles, ne sait pas ou ne veut pas, en se mariant, former autour d’elle un intérieur, un foyer ; elle continue à fréquenter les ateliers, travaille pendant sa grossesse jusqu’au dernier jour, reprend l’ouvrage trois semaines après, et confie alors ses petits enfans aux soins de quelque vieille femme ou de quelque autre enfant à peine plus âgé que les siens ; cette surveillance lui coûte à peu près autant que son travail peut lui rapporter[5]. Toutefois, l’insouciance des mères ne va pas jusqu’à l’expédient barbare de ces potions opiacées qui n’endorment la faim ou les cris qu’en altérant le principe même de la vie.

Si les ouvriers vivent plus long-temps à Birmingham qu’ailleurs, cela ne veut pas dire qu’ils soient beaucoup plus robustes. Dans l’échelle sanitaire du royaume, la population de la ville occupe ce degré intermédiaire qui n’est ni le rachitisme, ni la vigueur, se maintenant presque à une égale distance de la maladie et de la santé. En entrant à Birmingham, on n’est pas frappé du spectacle de cette dégradation physique qui signale, dans quelques districts, les familles des tisserands et celles des fileurs ; mais on n’y aperçoit pas non plus la race herculéenne que l’on rencontre parmi les ouvriers des mines et des forges, ces athlètes du travail qui, selon l’expression des commissaires du gouvernement[6], traversent la vie comme des coqs de combat. Ainsi, plus de la moitié des volontaires qui se présentent pour entrer dans les rangs de l’armée sont rejetés comme impropres au service militaire[7], et, ce qui indique plus que tout autre symptôme l’affaiblissement des constitutions, les maladies de poitrine comptent pour un tiers environ dans les décès.

J’ai comparé l’industrie de Birmingham à celle de Paris ; les mêmes analogies se font remarquer entre les populations des deux cités. Sans doute on chercherait vainement à les ramener à un type commun ; mais les habitans de Birmingham sont, par rapport à ceux de Manchester et de Glasgow, ce que sont les habitans de Paris par rapport à ceux de Lille et de Rouen. C’est la même supériorité dans les deux cas. Cependant l’ouvrier de Birmingham n’a pas, comme celui de Paris, ce goût inné et cette élégance personnelle que communique un commerce journalier avec les travaux de luxe, de mode et d’art. Il a l’air gauche et lourd sous sa longue blouse blanche qui traîne jusqu’aux talons. Pour compléter cet accoutrement d’un autre siècle, il porte volontiers des culottes courtes et des bas bleus. N’allez pas croire qu’il soit indifférent à une certaine prétention de toilette. Les femmes pâles et osseuses se drapent dans un schall fané ; les hommes, par une exception assez rare dans les villes de fabriques, ont souvent deux habillemens complets ; les marchands d’habits sont aussi nombreux dans la ville que les débitans de boissons. Même recherche dans le choix des alimens. Les ouvriers de Birmingham ne vivraient pas, comme ceux de Boston ou de Stockport, de pain, de lard et de pommes de terre ; il leur faut les meilleures viandes et les morceaux les plus délicats. Dans la semaine, ils se nourrissent de côtelettes et de beafsteaks ; le dimanche, ils se font servir les rôtis les plus succulens (best joints). Souvent le chef de la famille dîne à la taverne, pendant que sa femme et ses enfans, réunis autour d’un ragoût de pommes de terre, pâtissent de cet égoïsme sensuel. L’ouvrier, à Birmingham, ne s’enivre pas de quelque liqueur brutale telle que le genièvre ou le whiskey, il boit habituellement de la bière, et souvent des vins étrangers. Par exemple, et ceci achève de caractériser la race, son appétit n’est pas au niveau de sa sensualité : il faudrait, selon un témoignage officiel[8], deux repas comme le sien pour apaiser la faim d’un laboureur.

Ce goût du luxe et de la bonne chère, qui se manifeste à Birmingham, montre que le travail y est plus productif que régulier, et que les hommes y jouissent habituellement d’une sorte de loisir. Dans la fabrique parisienne, les ouvriers, qui gagnent de 5 à 10 francs par jour, ne travaillent qu’un certain nombre de jours par semaine et qu’un certain nombre d’heures par jour. Dans les ateliers de Birmingham, la journée effective se prolonge rarement au-delà de dix heures ; beaucoup d’artisans se reposent en outre le dimanche, le lundi et le mardi. Or, il est dans la nature de l’homme, dès qu’il obtient du loisir, de le consacrer aux plaisirs des sens, avant de songer aux plaisirs de l’esprit, et il se passera du temps, avant que la réduction ou l’intermittence du travail tourne au profit de l’intelligence des travailleurs.

Pénétrons plus intimement dans l’organisation de cette industrie. On sait que la puissance manufacturière, de l’autre côté du détroit, a suivi l’exemple de la propriété foncière, et qu’elle s’est constituée à l’état féodal. Une filature, une mine, un haut-fourneau est une véritable baronnie dont le propriétaire, commandité par les banques et gouvernant à l’aide des machines le feu et l’eau, a une autorité moins arbitraire, mais plus absolue, sur ses ouvriers que les seigneurs du moyen-âge sur leurs vassaux. Les ouvriers sont enrégimentés, et rien ne ressemble plus à une colonie militaire que ces colonies industrielles dont la manufacture est comme la citadelle, la cheminée de la machine le drapeau, et où le manufacturier, en admettant ou en excluant une famille, exerce indirectement, sur les membres qui la composent, le droit de vie et de mort. Là, les ouvriers, ne pouvant pas traiter avec les maîtres de puissance à puissance, ont recours au procédé universel des faibles et des opprimés : ils conspirent. L’aristocratie manufacturière est ainsi une espèce de despotisme tempéré quelquefois par des révoltes et tous les jours par des coalitions.

Les petits fabricans de drap qui habitent les campagnes voisines de Leeds et les districts septentrionaux du pays de Galles font déjà exception à cet état de choses, qui semble être en Angleterre la loi du travail, et qui se développe avec les progrès de l’industrie. À côté d’une démocratie rurale ainsi limitée et réduite à un tel isolement, on peut placer la démocratie urbaine de Birmingham et des environs, qui se recommande par des nombres plus imposans, et dont la constitution présente un sujet d’études plein d’intérêt. Pendant que les capitaux tendent à se concentrer dans la Grande-Bretagne, ils se divisent de plus en plus à Birmingham. L’industrie de cette ville, de même qu’en France la culture du sol, est descendue à l’état parcellaire. On y rencontre peu de grandes fortunes et à peine quelques grands établissemens. Certains manufacturiers opèrent avec un fonds de 10 à 20,000 francs ; la plupart n’ont pas plus de cinq à six ouvriers, le maximum est généralement de cinquante par fabrique. En 1843, à une époque où les produits annuels de Birmingham atteignaient une valeur de 80 à 90 millions de francs, on supposait que cette production se partageait entre quatre mille fabricans, ce qui représente une moyenne de 20,000 francs pour chacun. En 1841, la commission sanitaire, ayant à déterminer l’influence qu’exerce chaque genre d’occupation sur la santé des ouvriers, déclarait qu’elle avait dû renoncer à remplir sa tâche[9], attendu la difficulté d’interroger cette multitude de fabricans qui, seulement pour les quatre-vingt-dix-sept industries propres à Birmingham, étaient au nombre de deux mille.

Cette organisation industrielle tient à la nature même des travaux. Dans les manufactures où la puissance mécanique domine, les rouages multipliés qui concourent à la production exigeant une mise de fond considérable, et l’intérêt de ce capital ne pouvant être couvert que par de vastes opérations, il faut nécessairement que la direction se concentre dans un petit nombre de mains. Alors, la machine est tout, et l’homme n’est rien. Le talent et quelquefois le génie se montrent dans le mécanisme de la fabrique ; mais l’œuvre marche ensuite d’elle-même, et l’ouvrier, réduit à un rôle auxiliaire, n’a plus besoin que d’un peu d’attention pour suivre la besogne qui lui est tracée. Aussi ne doit-on pas s’étonner si la femme remplace bientôt l’homme, et si plus tard l’enfant vient la supplanter. Quelque jour, une machine sera substituée à l’enfant lui-même ; les ateliers achèveront de se dépeupler, et l’on verra tous ces métiers se mouvoir mystérieusement dans la solitude, avec une émulation infatigable, au simple commandement d’un chauffeur.

À Birmingham, au contraire, le travail est purement manuel. On emploie les machines comme un accessoire de la fabrication ; mais tout dépend de l’adresse et de l’intelligence de l’ouvrier. Le capital, en pareil cas, c’est l’habileté acquise. Avec un peu d’argent et des outils, un ouvrier peut travailler pour son propre compte ; il n’en faut pas davantage pour prendre rang, par exemple, parmi les fabricans de quincaillerie, de bronzes, de boutons et de plaqués.

Cela se fait de diverses manières. Tantôt l’ouvrier travaille chez lui, avec deux ou trois apprentis, achetant la matière première, qu’il revend ensuite ouvrée aux marchands. Comme l’atelier est ordinairement dans les combles de la maison, on désigne ces hommes par le sobriquet de fabricans en galetas (garret men) ; ce sont, bien qu’à un degré inférieur, les fabricans en chambre de Paris. Ces petits manufacturiers ne se forment une clientelle qu’en cédant leurs produits au-dessous du cours ; aussi leurs profits, qui sont considérables dans les momens où le commerce prospère, tombent bien bas dans les époques de stagnation. Tantôt des facteurs ou courtiers (middlemen) s’entremettent entre le marchand et l’ouvrier. Le marchand leur livre la matière première, qu’ils se chargent de lui rendre ouvrée à un prix convenu. Ils sous-traitent ensuite avec l’ouvrier de l’exécution des commandes qu’ils ont obtenues. C’est le mode de fabrication, sans contredit, le plus vicieux, car il laisse généralement la plus grande part de bénéfice à la classe d’hommes qui a la moindre part au travail. Les intermédiaires ne sont vraiment utiles dans l’industrie que lorsqu’ils servent de lien entre l’entrepreneur et les agens de la production. Or, l’emploi des facteurs à Birmingham et dans les environs a précisément l’inconvénient d’empêcher toute relation entre les marchands qui font les commandes et les ouviers-fabricans qui doivent les exécuter. Le courtier, étant maître du marché, peut, avec la même facilité, exagérer pour le marchand le prix des façons, et le réduire pour l’ouvrier au plus bas. Il tient dans ses mains les clés de la production, et, comme il n’envisage que son intérêt personnel, il ne s’en sert ni au profit de l’art ni dans des vues d’humanité. Ce despotisme aurait les plus fâcheuses conséquences sans la ressource, toujours offerte aux ouvriers, de passer d’une occupation à une autre, au milieu de cette infinie variété d’articles qui constituent l’industrie de Birmingham. À Wolverhampton, à Willenhall et dans les villes qui ont une spécialité de travail, le système que je signale a fait descendre les populations au dernier degré d’abaissement.

Ce qui caractérise plus particulièrement la constitution industrielle de Birmingham, c’est le procédé au moyen duquel les petits fabricans se procurent le moteur mécanique qui semblait appartenir par privilége aux grands établissemens de production. À Manchester, on peut prendre à loyer des filatures, des teintureries ou seulement des machines à vapeur ; en traversant le quartier des manufactures, vous lisez souvent sur la porte d’une usine ces mots, qui frappent aussi les regards à Paris le long du canal Saint-Martin : « Force à louer[10]. » Dans les campagnes du Yorkshire, les fabricans de drap établissent par voie d’association des usines dont la puissance est au service de tous et de chacun. Ce que l’association a fait pour les petits drapiers de Leeds a été à Birmingham l’œuvre de la spéculation. Voici, en quelques mots, la description de ce procédé, qui montre à quel point l’on pousse en Angleterre la division du travail.

On établit une machine à vapeur dans un bâtiment qui contient une multitude de chambres d’inégale grandeur. La machine fait mouvoir des arbres qui transmettent le mouvement à des volans placés dans chaque appartement. Chacun de ces petits ateliers a pour mobilier un tour, des bancs, et les outils appropriés aux divers genres de travaux. Un ouvrier, ayant reçu des commandes qui peuvent l’occuper une semaine, un mois ou une saison, prend à loyer un ou plusieurs ateliers, selon ses convenances, et stipule qu’une certaine somme de force lui sera fournie. Il réalise ainsi, en disposant d’un faible capital et en produisant sur une petite échelle, tous les avantages que donne ailleurs aux grands capitalistes l’emploi de la vapeur ; et comme les établissemens qui distribuent la force en détail sont nombreux dans la ville, la concurrence que se font les propriétaires en réduit le loyer à un taux qui rend le système accessible et l’usage universel. Des ateliers, avec leur mobilier et leur moteur, se louent aussi couramment que les appartemens d’un hôtel garni.

On comprend que ces facilités offertes au travail aient eu pour effet de multiplier la classe des ouvriers fabricans, de stimuler la concurrence et d’amener une diminution extraordinaire dans le prix des objets fabriqués. Lorsque l’industrie, à Birmingham, relevait de quelques manufacturiers qui étaient assez riches pour payer le travail comptant et pour livrer néanmoins leurs produits à crédit, le producteur faisait la loi au consommateur et fixait lui-même le bénéfice auquel il pensait avoir droit. Aujourd’hui que la classe des grands manufacturiers a disparu, que la fabrique attend les commandes, et que le fabricant dépend, comme l’ouvrier autrefois, du salaire de la journée ou de la semaine, le consommateur est le maître ; il ne lui reste plus qu’à faire justice des intermédiaires, marchands ou courtiers, qui se placent entre le producteur et lui pour les tromper tous les deux.

Depuis 1815, le prix des articles de Birmingham a baissé de 50 à 60 pour 100. Cette diminution a été principalement sensible dans la quincaillerie, où elle atteste bien moins le progrès de l’industrie que la détresse des travailleurs. En consultant la cote nominale des articles, on croirait que le prix est aujourd’hui ce qu’il était il y a cinquante ans. La valeur apparente n’a pas changé, en effet ; c’est l’escompte alloué aux marchands qui varie seul et qui donne le cours de la marchandise. À Birmingham, l’escompte représente 60 à 70 pour 100 de la valeur ; à Wolverhampton, 70 à 80 pour 100 ; à Willenhall, 80 et même 90 pour 100. Souvent même, quand le commerce ne va pas, le fer ouvré se vend au poids et pour le prix du fer brut.

De pareils faits surprendraient moins en France. Nos commerçans ont des habitudes mesquines ; opérant sur de faibles quantités, ils se livrent trop souvent à des calculs étroits ; on les accuse d’avoir plusieurs prix, et de ne pas apporter dans les affaires cette franchise qui les simplifie. Pourtant nos places de commerce ou d’industrie ne présentent nulle part un brocantage comparable à celui qui est devenu en Angleterre l’état normal d’une industrie qui défie toute concurrence étrangère et qui exporte annuellement une valeur de 30 à 40 millions. Les manufacturiers de Sedan allouent, il est vrai, aux marchands des escomptes qui atteignent quelquefois la proportion de 21 pour 100 ; dans les articles de Paris, l’escompte varie depuis 15 jusqu’à 30 pour 100 ; mais c’est là l’extrême limite de l’abus. On peut s’étonner de le voir poussé bien plus loin, dans un pays comme la Grande-Bretagne, où le commerce a généralement tant de grandeur, où les marchands n’ont qu’un prix, et où les affaires les plus colossales se traitent sans ambages, sans finesses ni temps perdu, par oui ou par non ; mais l’industrie de Birmingham et des villes similaires est une exception à l’ordre général de cette société, et toute anomalie sociale se manifeste par de monstrueuses proportions.

Chez nos voisins, le travail, de même que la liberté, semble ne pouvoir se développer que sous la tutelle d’une aristocratie fortement constituée. Cette aristocratie est souvent imprévoyante et quelquefois oppressive : elle ne remplit pas toujours le rôle providentiel que ses membres ont accepté ; partout cependant où son autorité ne se fait pas sentir, l’anarchie commence. Bon ou mauvais, il n’y a d’ordre possible dans la Grande-Bretagne que celui qu’elle établit. C’est un pays où il vaut encore mieux être serf qu’affranchi. L’industrie britannique, bien qu’elle soit l’apanage d’un petit nombre de familles, présente le spectacle d’une concurrence intérieure qui excède à coup sûr les besoins du progrès et du bon marché. Que serait-ce donc si les barrières qui arrêtent la foule à l’entrée de cette carrière ardue allaient s’abaisser ? Si la production, dans l’état actuel, est en avant de la consommation, mise à un régime démocratique, elle encombrerait les entrepôts et réduirait les prix à rien à force de les avilir. Ajoutons que les grands capitalistes dans leurs rivalités ne mettent pour enjeu que leur fortune, tandis que les petits, comme le marchand de Shakspeare, jouent leur chair et leur sang. Il n’y a pas assez de modération dans le caractère anglais pour l’état démocratique. La démocratie ne convient ni aux peuples sensuels qui prennent le plaisir pour but de vie, ni aux nations naturellement avides et dont l’ambition ne connaît pas de repos. C’est pourquoi, dans l’industrie comme dans le gouvernement, la forme aristocratique est nécessaire au peuple anglais. En lui servant de frein, elle lui sert d’appui.

Il y eut un moment où les chefs de l’ordre manufacturier sortirent du plus épais de la foule. Alors les Arkwright, les Strutt, les Ashton, les Peel, les Cobden, se firent jour : des ouvriers, des commis, des fils de fermiers, devinrent la souche de cette nouvelle noblesse qui depuis a serré ses rangs et n’admet plus d’alliage ; mais alors on était dans le temps de révolution. On marchait à la découverte et à la conquête du monde industriel ; chaque travailleur avait en perspective le gouvernement d’une filature, c’était son bâton de maréchal. La conquête une fois accomplie, l’on s’est organisé pour la défense, et l’industrie a eu sa féodalité. Il est presque aussi difficile aujourd’hui à un simple ouvrier de s’élever au-dessus du poste de contre-maître qu’à un soldat de l’armée britannique de parvenir aux grades qui appartiennent aux officiers commissionnés. À Dieu ne plaise que j’approuve cette espèce de déchéance qui pèse sur une population tout entière, et que j’érige ici le fait en droit ! Pourtant, lorsqu’on observe sans prévention cet ordre social, il est impossible de ne pas remarquer qu’il s’est assimilé les individus au point de convertir l’inégalité en une sorte de droit naturel. L’ouvrier anglais accepte son infériorité en présence de ses chefs, et il a besoin de la sentir. Faites-le sortir des rangs de cette hiérarchie dans laquelle il est enrégimenté, à l’instant il perd de sa valeur comme homme et comme instrument de travail. Tous les manufacturiers du continent qui ont fait venir des ouvriers du Lancastre ou du Stafford n’ont pas tardé à s’en débarrasser, les trouvant d’un mauvais exemple, d’un caractère difficile et incapables de régularité.

Certaines races ont une aptitude pour ainsi dire universelle. Les Slaves sont de vrais Protées, également propres à la paix et à la guerre, sensibles à la poésie, organisés pour la musique, et néanmoins se façonnant promptement aux exigences de l’industrie. Le paysan russe est un charpentier adroit aussi bien qu’un patient laboureur. Et qui ne sait que l’avenir industriel de l’Autriche repose sur ces montagnards de la Bohême, que l’on avait oubliés depuis la guerre de trente ans ? La race anglaise est au contraire, individuellement, ce qu’il y a de moins complet au monde. L’Anglais naît avec une disposition spéciale, et comme une partie d’un tout ; il porte en lui le principe de la division du travail. Placé en son lieu et de manière à suivre sa vocation, il contribuera merveilleusement à l’harmonie de l’ensemble ; jeté hors du cadre qui le contenait, il n’est plus bon à rien. La nature, qui a donné au génie britannique plus d’exactitude et de profondeur que d’étendue, semble avoir voulu que chaque individu dans la nation ne sût et ne fît qu’une seule chose. De là cette nécessité de la grande industrie, qui localise les hommes ainsi que les pièces d’une machine et qui condamne tel d’entre eux à user son intelligence sur une pointe d’épingle ou sur une tête de clou.

Ainsi, le génie même de la nation, indépendamment des circonstances, pousse invinciblement l’industrie anglaise dans les voies de l’aristocratie. Ce qui le prouve, c’est que le travail individuel et isolé est, dans la Grande-Bretagne, infiniment moins prospère que le travail de ces associations dont chacune représente une espèce de clan industriel. Sans sortir des districts sur lesquels s’étend l’action de Birmingham, on peut comparer les résultats des deux procédés.

Birmingham est situé, comme on l’a déjà vu, sur la lisière des comtés de Warwick et de Stafford, au centre d’un district industriel qui le cède à peine en importance aux comtés de Lancastre et d’York. Ce district s’étend de Stourbridge à Sheffield, et renferme une population d’un million d’hommes[11], dont l’agriculture n’emploie qu’une faible partie. C’est le monde de l’industrie métallurgique, dont les deux pôles sont figurés par Birmingham et par Sheffield, les deux marchés sur lesquels se versent tous les produits. Dans l’intervalle, le travail de la matière première, l’extraction de la houille et du minerai, la fabrication de la fonte et du fer, appartient aux régions aristocratiques ; la démocratie industrielle s’empare ensuite du métal et le façonne pour les usages domestiques ; elle s’applique à la quincaillerie, à la coutellerie, au placage et aux choses d’ornement.

La fabrication du fer est au nombre des industries qui ont fait depuis le commencement du siècle les plus rapides progrès. En 1796, quelques années après la découverte du traitement par le coke, la Grande-Bretagne ne comptait que 121 hauts-fourneaux, produisant 124 mille tonnes de fer brut ; en 1839, il existait dans le royaume-uni 529 hauts-fourneaux, dont 377 en feu, et la production de l’année s’élevait à 1,247,981 tonneaux[12]. La partie méridionale du comté de Stafford avait d’abord été le siége principal de la métallurgie ; mais une concurrence formidable s’organise dans certains districts plus favorisés. Les forges du pays de Galles, placées sur le canal de Bristol, lui enlèvent insensiblement les débouchés extérieurs, et les forges de l’Écosse, où l’on traite le minerai par l’air chaud, et qui emploient un minerai beaucoup plus riche (black band), peuvent livrer leurs produits à meilleur marché : au mois de juillet 1843, la fonte brute ne valait, sur les bords de la Clyde, que 40 shil. (50 fr.) le tonneau. À ce compte, Glasgow aurait pu donner pour moins de 120 fr. la tonne des rails qui coûtaient alors 150 fr. à Cardiff.

La crise de 1842 a bien montré de quel côté l’industrie métallurgique suivait un mouvement ascendant, et de quel côté elle tendait à décliner. La production totale de l’année 1842 n’est inférieure à celle de 1839 que de 37 milliers de tonneaux ; mais la perte ne se répartit pas d’une manière égale entre les usines du royaume-uni. Il y en a qui ont accru leur production en dépit de la stagnation du commerce ; d’autres ont maintenu leur niveau ; d’autres enfin ont dû éteindre leurs feux. Ainsi, les forges méridionales du Staffordshire n’ont produit que 300,000 tonnes, au lieu de 346,000 ; les forges méridionales du pays de Galles ont rendu au contraire 457,000 tonnes, au lieu de 453,000 ; enfin les forges de l’Écosse, qui n’avaient donné que 37,500 tonnes en 1830, et 196,960 en 1839, en ont produit 238,750 en 1840, accroissement qui excède la proportion de 600 pour 100 en douze années.

Dans les époques d’activité commerciale, les ouvriers des forges et les mineurs qui travaillent pour les forges obtiennent des salaires très-élevés ; la moyenne n’est guère moindre de 3 sh. 1/2 à 4 sh. par jour (4 fr. 40 c. à 5 fr.) ; il leur est alloué en outre pour leur usage autant de houille qu’ils en peuvent emporter. On rencontre souvent sur les routes du Stafford la femme et les enfans du mineur qui s’éloignent du puits d’extraction, chargés entre eux de 80 ou 100 kilogrammes de houille qui se dressent en pyramides inégales sur leurs chapeaux. Aux époques de disette, le maître de forges et le propriétaire de mines ne suspendent pas le travail ; ils se bornent à le réduire, et le salaire diminue dans la même proportion. Les chefs de cette industrie se réunissent tous les trois mois pour fixer le prix du fer ; ils s’occupent aussi du sort des ouvriers. En 1843, dans un moment où de nombreuses faillites laissaient plusieurs milliers d’hommes oisifs, et où l’on craignait que ces multitudes affamées ne fissent une descente en masse sur Birmingham, la sollicitude des manufacturiers s’émut ; on ouvrit des souscriptions on distribua des alimens, on employa les hommes valides à tracer de nouvelles routes, et une grande calamité fut détournée.

Un autre district du Stafford, où les ouvriers, sous la tutelle des grands capitalistes, sont encore dans une aisance à faire envie, est celui des poteries, qui comprend 70,000 habitans répartis entre les petites villes de Stoke sur la Trent, de Longton, de Fenton, de Hanley, de Burslem et de Tunstall. Ce lieu, enrichi par les belles découvertes de Wedgwood, est désigné aussi sous le nom générique d’Étrurie. Les commissaires du gouvernement en font une peinture charmante ; ils rendent hommage à la touchante bienveillance que les fabricans témoignent à leurs ouvriers. Les manufacturiers forment une classe puissante qui doit à ses lumières non moins qu’à sa richesse l’influence dont elle jouit. Plus leurs établissemens ont d’importance, plus les procédés de fabrication s’y perfectionnent, et mieux leurs ouvriers sont traités : la condition de ceux-ci s’élève en raison directe de celle des maîtres ; l’art et la société avancent du même pas.

Aucune industrie ne procure des salaires plus considérables ; les manœuvres les moins habiles gagnent encore dans les poteries 30 sh. ; (37 fr. 50 c.) par semaine, ou 6 fr. 25 c. par jour pour dix heures et demie de travail. Dans certains cas, les gains réunis d’une famille représentent 3 à 4 liv. st. par semaine, soit au maximum 500 fr. par mois et 6,000 fr. par an. Combien y a-t-il de chefs d’administration en Angleterre et en France qui jouissent d’un revenu égal à celui des potiers de Burslem ? Aussi les maisons habitées par les ouvriers sont-elles propres, riantes, et souvent meublées avec élégance. Dans quelques ateliers, tels que ceux de dorure et de peinture, le travail est accompagné de chants religieux. En un mot, la population respire le contentement et le bonheur. Ce bonheur n’est pas assurément sans mélange ; le bien, qui vient trop facilement, se dissipe de même : les ouvriers des poteries aiment le luxe, la boisson, le jeu, et font peu d’économies. Un d’eux vient-il à tomber malade, il a recours à la maison de charité ou demande des avances au fabricant. Certains détails de la fabrication ont aussi des conséquences funestes à la santé ; mais ces influences pernicieuses se font surtout sentir dans les petits ateliers. Les conditions de salubrité sont meilleures dans les grands ateliers, et l’on y ménage avec plus de scrupule les forces des travailleurs. Les mêmes faits ont été observés à Sheffield, où les ouvriers émouleurs refusent d’employer les procédés de ventilation qui pourraient leur sauver la vie, et où ces précautions d’humanité ne sont prises que par les manufacturiers qui, occupant un grand nombre d’hommes, sentent plus fortement le poids de leur responsabilité.

Voilà pour l’industrie centralisée ; venons à l’industrie parcellaire. Il ne faudrait pas juger de ses effets naturels par ceux qu’elle obtient à Birmingham. Partout où le travail se distribue entre mille canaux divers, les conséquences fâcheuses d’une concurrence poussée à l’excès peuvent, dans certains cas, s’atténuer. L’ouvrier chassé d’une occupation émigre vers une autre, et, comme les membres d’une même famille s’appliquent généralement à des métiers différens, les crises commerciales, en les frappant, ne leur enlèvent pas toutes leurs ressources. Quand la misère entre d’un côté, l’aisance vient de l’autre, ce qui fait qu’ils se réfugient rarement, avant la vieillesse, dans les maisons de charité.

À Birmingham, les salaires se tiennent dans une espèce de région moyenne. Quelques ouvriers d’une habileté supérieure gagnent, les hommes trente à quarante shillings par semaine, et les femmes dix à quinze shillings ; la commune n’excède guère 1 livre sterling (25 fr.) pour les hommes et pour les femmes 7 sh. (8 francs 75 cent.). Les enfans, à l’exception des petits malheureux employés dans les fabriques d’épingles, ne travaillent pas avant l’âge de dix ans ; mais aussi, dès cet âge, aucune loi n’interdit de les assimiler aux adultes pour la durée du travail. L’atelier ne consumant pas la première fleur de l’enfance, les écoles publiques reçoivent un plus grand nombre de pupilles que celles de Manchester. Les progrès de l’instruction à Birmingham semblent avoir tenu ceux du crime en échec. En 1841, le nombre des arrestations fut de 5556 ou de une sur 32 habitans ; c’est moitié moins qu’à Liverpool.

Mais, encore une fois, si l’on veut voir la démocratie industrielle telle qu’elle est en Angleterre et telle qu’elle peut être, ce n’est pas à Birmingham que l’on doit aller. Il faut l’examiner de préférence dans ces petites villes où le travail se trouve réduit, comme dans les centres aristocratiques, à deux ou trois branches d’occupation, et où le luxe et la civilisation d’une métropole ne concourent pas à en dénaturer les résultats. Il faut l’observer à Wolverhampton et à Willenhall. Birmingham, Wolverhampton et Willenhall sont comme les trois degrés de la démocratie industrielle en Angleterre, démocratie qui s’abaisse à mesure que son horizon se restreint. À Birmingham, on l’a vu, elle a des apparences florissantes et se trouve à l’aise au milieu de tant de productions diverses, allant de la quincaillerie aux bronzes, des bronzes aux fabriques d’armes, de celles-ci à la bimbeloterie et aux cristaux. À Wolverhampton, elle descend d’un cran, cette ville n’étant plus en quelque sorte qu’une fraction de Birmingham et appliquant au travail du fer sous toutes les formes ses quarante mille habitans. À Willenhall, la dégradation est complète ; ce petit bourg a pris une spécialité dans la quincaillerie : il est exclusivement peuplé de serruriers.

Dans les trois villes, la population a augmenté en raison inverse du bien-être. De 1831 à 1841, l’accroissement a été de 25 pour cent à Birmingham, de 50 pour cent à Wolverhampton et à Willenhall. La misère de l’Irlande elle-même n’approche pas de cette fécondité. Il y a là un état de choses si extraordinaire et si triste à la fois, que l’on craint de hasarder une impression personnelle ; je me tiendrai donc le plus près que je pourrai du rapport écrit par le sous-commissaire Horne[13], travail remarquable et qui paraîtrait complet, même quand on n’aurait pas publié, à l’appui des conclusions qu’il renferme, les dépositions recueillies sur les lieux.

Wolverhampton est une ville opulente. On ne trouverait pas à Birmingham un aussi grand nombre de capitalistes possédant de un jusqu’à dix millions. La plupart de ces hommes riches, ne sont pas des manufacturiers faisant part de leur richesse aux ouvriers par l’accroissement des salaires, mais bien de simples commissionnaires achetant au plus bas prix pour revendre au plus cher, et exploitant sans pitié la détresse des petits fabricans. Des riches et des pauvres qu’aucune classe intermédiaire ne joint, deux camps et un fossé entre les deux, voilà l’état social de Wolverhampton. L’on ne s’étonnera pas si, dans une pareille société, les passions politiques agitent faiblement les esprits. Une seule question est comprise et sert de point de ralliement ; je veux parler des céréales. Avant de songer aux droits politiques, n’est-il pas naturel que ces pauvres gens demandent du pain ?

Wolverhampton n’a pas l’aspect d’une cité industrielle. On traverserait vingt fois les rues principales, les seules qui portent un nom, que l’on n’apercevrait pas une manufacture ni un atelier. L’industrie, en Angleterre, a communément bien soin de se mettre en évidence ; elle multiplie les enseignes, les affiches, les placards, et fait littéralement violence à l’attention des passans. Ici, au contraire, l’on croirait qu’elle a honte d’elle-même et veut se dérober aux yeux. Les ateliers sont cachés dans des impasses et dans des cours, comme les logemens des Irlandais à White-Chapel. Les boutiques n’ont pas d’enseignes, ni les maisons de numéros. M. Horne compare les fabricans de Wolverhampton à des oiseaux dont les nids sont hors de vue ; mais les oiseaux du moins ne recherchent point la fange et nichent rarement dans les lieux bas. Voici au surplus la description que donne M. Horne des tanières habitées par les maîtres-ouvriers de Wolverhampton :

« Dans les rues les plus obscures et les plus sales, on aperçoit des passages étroits qui s’ouvrent à des intervalles tantôt de huit à dix et tantôt de trois à quatre maisons. Ils n’ont guère plus de 2 pieds 1/2 de largeur sur 6 de hauteur, avec une profondeur de 12 à 24 pieds. Ces passages servent tout ensemble de voie publique et de ruisseau. Après les avoir traversés, vous vous trouvez dans un espace dont l’étendue varie suivant le nombre des maisons ou des huttes qu’il renferme. Cette allée aboutit souvent à un autre passage qui donne accès dans une semblable cour. Les espaces les plus chargés de huttes figurent une sorte de garenne ; il en est même un ou deux qui ressembleraient à une colonie de castors, si l’on y jouissait de la vue des vertes prairies et d’un air plus pur.

« Ces cloîtres ont de l’eau, et c’est là ce qui en diminue l’insalubrité. Ajoutez que les ateliers, les maisons et les huttes sont construits sur une légère élévation dont la pente s’incline vers le passage. Lorsqu’il y a assez d’espace, l’on établit une pompe au milieu de l’allée, non sans danger, si le bras de la pompe s’élève trop, de briser derrière soi les vitres d’une croisée, et d’inonder en face, par le jet de l’eau qui monte, la maison dont la porte serait mal fermée.

« Chaque allée renferme de deux à quatre maisons, dont une sur deux sert d’atelier. On compte ces passages par centaines à Wolverhampton. Dans l’origine, ce n’était évidemment qu’un sentier que le propriétaire d’une petite maison sur la rue se réservait le long de sa propriété pour arriver jusqu’à l’atelier, situé dans une arrière-cour ; mais, le nombre des habitans venant à s’accroître, on construisit des chambres au-dessus des ateliers, et l’on bâtit des huttes partout où l’on put trouver du terrain. Voilà comment la circonférence de la ville put rester la même, pendant que la population augmentait d’année en année.

« Le sol étant la propriété de divers particuliers ou de l’église, autour de Wolverhampton, la ville ne pouvait pas s’étendre. Aussitôt que ce terrain devint disponible, de nouveaux quartiers s’élevèrent mal percés, mal pavés, sans égouts, croupissant dans la fange écumante[14], et où les maisons, habitées par les pauvres, sont déjà des ruines. Souvent ils vivent au rez-de-chaussée, lorsque le premier étage s’est écroulé. »

Selon M. Horne, le mobilier ne vaut pas mieux que les bâtimens. Grace à la position naturellement salubre de la ville et au bas prix de la houille qui permet de combattre l’humidité par des feux constamment allumés, ces tristes demeures n’engendrent pas autant de maladies qu’on pourrait le craindre. Cependant les médecins de Wolverhampton assurent que les fièvres pernicieuses, et notamment le typhus, y sont de plus en plus fréquentes[15]. Ce qui est certain, c’est que, sous l’influence combinée du mauvais air et des privations, les mœurs s’altèrent et le sang s’appauvrit. L’affaiblissement de la race est particulièrement manifeste dans les enfans. Ceux qui semblent robustes à la première inspection n’ont que des chairs sans muscles ; la plupart sont maigres, délicats et quelquefois difformes, les filles surtout. Leur stature est rabougrie à un point qui permet difficilement de croire à l’âge qu’ils se donnent. Les enfans de 14 à 15 ans ont la taille des écoliers de 11 à 12 ans dans le reste de l’Angleterre. La puberté vient tard. Un jeune garçon de 15 ans vous parle avec la voix aiguë d’un enfant. De pauvres filles de 16 à 17 ans, loin de présenter les symptômes extérieurs du développement qui commence à cet âge, ressemblent, lorsqu’il leur arrive d’avoir la taille droite, « à des planches de sapin que l’on aurait sciées en deux. » Leurs longues et mélancoliques figures annoncent qu’elles ont conscience des ravages que fait dans leur organisation le travail quotidien. Leur intelligence, émoussée de bonne heure, ne se développe pas mieux que le corps.

L’éducation de la première enfance est absolument nulle. L’enfant de cinq ans berce l’enfant de deux ans, pendant que l’enfant de sept ans veille sur l’un et sur l’autre, et garde la maison, tout le long du jour, en l’absence des parens. Pour faciliter cette surveillance, les mères administrent à leurs nourrissons, ainsi que cela se pratique à Manchester, des préparations d’opium. Quant aux enfans que l’on abandonne à eux-mêmes en été, ils jouent et dorment dans la boue ; en hiver, au risque des accidens, qui sont fréquens en effet, ils jouent et dorment devant le feu.

« J’ai vu, dit M. Horne, une petite fille de sept ans, à qui l’on avait confié la tutelle d’un autre enfant de cinq ans et la garde de la hutte que la famille habitait, les parens la quittant dès six heures du matin pour ne rentrer qu’à six heures du soir. La hutte était située dans un creux, parmi des tas de cendres, auprès d’une mine de houille et d’une carrière de pierre sur la route de Sedgeley. Cette misérable habitation tombait en ruines : on aurait cru voir un wigwam abandonné, et à coup sûr elle offrait un abri moins commode que ces huttes fabriquées de troncs d’arbre et à moitié renversées que l’on rencontre dans les solitudes du Canada. Cette petite fille recevait souvent la visite des autres enfans du voisinage, qui étaient, comme elle, les tuteurs de la famille et les gardiens de la maison. En me retirant, j’en aperçus une demi-douzaine de l’âge de sept à neuf ans, dont quatre portaient de plus jeunes enfans sur leur dos, montant le sentier tournant qui menait, à travers les cendres et les débris, à la butte située sur le penchant du coteau. »

Ainsi, dès le berceau, les enfans sont abandonnés ; à l’âge de sept ou huit ans, aussitôt que l’esprit s’ouvre et que les membres ont un peu de force, on commence à les exploiter. Les petites fabriques et les ateliers domestiques de Wolverhampton n’étant pas soumis à la loi qui règle le travail des enfans, la journée de ceux-ci dure autant que celle des hommes ; on ne leur épargne pas les travaux pénibles, et, pour les soutenir dans cette lutte inégale, on les nourrit à moitié sur la maigre pitance d’un plat de pommes de terre et de quelques harengs.

« Les plus jeunes, dit M. Horne, en quittant l’atelier, vont droit à la maison afin de souper, si même on leur donne à souper, et de se mettre au lit. Les autres rôdent nonchalamment dans les rues pendant une heure ou deux, avant de rentrer dans leurs tristes taudis. Quelquefois les jeunes gens des deux sexes se donnent rendez-vous pour battre le pavé ensemble ; trop fatigués pour se livrer à quelque jeu, ils finissent par entrer dans les tavernes à bière ou à genièvre. Bien peu de jeunes filles, eu égard au nombre de celles qui fréquentent les ateliers, se laissent séduire, et l’on ne compte pas beaucoup d’enfans naturels. Le torrent de la prostitution se répand, il est vrai, dans les rues à la chute du jour ; mais les prostituées viennent presque toutes de Shrewsbury et du Shropshire. La pauvreté du sang, la maigre chère et l’épuisement qui suit le travail ne laissent aux jeunes filles de Wolverhampton ni temps ni forces, ni désir pour le mal. Elles sont protégées par l’excès même de leurs souffrances. »

De peur que l’on n’attribue cette chasteté matérielle à la retenue de sentimens, M. Home nous apprend que le langage des jeunes filles est obscène et sans pudeur. Le commerce entre les sexes, à cet âge, est donc une corruption de l’ame, s’il n’est pas une prostitution du corps. Du reste, point d’affections dans la famille : les frères et les sœurs, séparés de bonne heure, ne se connaissent pas ; les enfans, se voyant traités par leurs parens comme des machines à salaire, ne peuvent ni les respecter ni les aimer. L’éducation à Wolverhampton est en arrière de cent ans. Malgré les efforts que fait le clergé de toutes les communions, on réunit à peine la moitié des enfans dans les écoles du dimanche. Même après avoir fréquenté ces écoles pendant trois ou quatre ans, les enfans ne savent ni lire ni écrire ; il faudrait des méthodes plus sûres que celles que l’on emploie pour éveiller leur attention. Le travail pesant sur l’esprit aussi bien que sur le corps, étouffe toute autre idée. Un jeune enfant, employé dans une fonderie, à qui l’on demandait s’il savait lire, répondit qu’il pouvait lire de petits mots, pourvu que ces mots ne fussent pas trop lourds. Le pauvre malheureux, raisonnant par analogie, voyait dans chaque lettre, un poids à soulever.

À Birmingham, les apprentis jouissent d’une indépendance telle, qu’ils font la loi aux maîtres-ouvriers ; à Wolverhampton, les apprentis sont des esclaves que les maîtres logent, nourrissent, vêtissent, et traitent comme il leur plaît. Si l’enfant commet une faute, on le prive de nourriture, ou bien on le force à travailler plus qu’il ne doit. S’agit-il de le récompenser, on lui permet de se livrer à un travail extraordinaire ; mais alors, en retour de cette bienveillance, le maître prélève, en forme de tribut, un tiers du produit. Pour retenir plus sûrement l’apprenti dans la dépendance du maître, on ne lui enseigne qu’une seule branche de fabrication. Après sept ans de servage auprès d’un serrurier, il est hors d’état de faire une clé ou une serrure, ayant passé tout ce temps à limer ou à forger. L’ouvrage vient-il à manquer, le malheureux, bat le pavé ou s’enivre, incapable qu’il est de s’appliquer à un autre genre de travail.

Cette oppression est tellement dure et tellement constante, qu’elle ne laisse pas même à ses victimes la force de se plaindre. M. Horne déclare que des enfans qui travaillaient douze à quatorze heures par jour pour 1 1/2 shilling ou 2 shillings dont pas un penny n’entrait dans leur poche, mal nourris, vêtus de haillons, qui reconnaissaient qu’on ne leur donnait pas suffisamment à manger, souvent malades, battus au point de s’en ressentir un jour ou deux, ont répondu néanmoins qu’ils aimaient leur ouvrage, qu’on les traitait bien, et qu’ils étaient punis quand ils le méritaient. Une question telle que celle-ci : « Vous sentez-vous fatigué ? » ne leur avait jamais été faite, et ils ne la comprenaient pas. Au reste, si les apprentis viennent à porter plainte, le magistrat donne toujours raison au maître-ouvrier[16]. Dans cette communauté industrielle, il n’y a pas un abus dont tout le monde ne soit complice ; la justice elle-même craint de troubler un ordre de choses qui semble marqué du sceau de la nécessité. Et quelle société que celle dans laquelle les enfans n’ont pas la vivacité de leur âge, où les jeunes garçons sont mornes et apathiques, où les jeunes filles n’ont jamais ni chanté ni dansé, n’ont jamais vu une fleur, et ne connaissent la verdure, selon l’expression de M. Horne, que pour avoir été piquées par une ortie ! Dans la cosmogonie du christianisme comme dans celle de l’antiquité, les tortures ne frappent que les adultes ; il était réservé à notre siècle d’inventer un enfer pour les jeunes enfans.

Ce que devient cette génération élevée dans la servitude, on le verra dans la peinture que trace M. Horne de l’état social à Wolverhampton :

« Le nombre des ouvriers sobres et réguliers dans leur industrie est très limité. Les femmes n’ont pas d’économie, ni les hommes de retenue. Les femmes s’enivrent rarement, mais elles lâchent la bride au penchant de leurs maris pour les dépenses extravagantes. Tant qu’il y a de l’argent dans la maison, la famille mange et boit à discrétion, restant dans ses haillons et ne songeant pas à remplacer son mobilier délabré. La majorité des ouvriers ne travaille pas le lundi ; la moitié d’entre eux travaille peu le mardi. Le mercredi est le jour du marché, et cela sert d’excuse à plusieurs pour ne faire qu’une demi-journée. Enfin, leur présence au marché a souvent des conséquences qui les rendent incapables de travailler le jeudi pendant la matinée. Aussi voit-on briller la lampe ce jour-là, dans les ateliers des petits fabricans, jusqu’à dix ou onze heures du soir. Le vendredi, la ville est silencieuse, on ne rencontre personne dans les rues principales ni dans les carrefours : on dirait que les manufacturiers l’ont abandonnée ; mais les ateliers sont éclairés bien avant dans la nuit et souvent jusqu’au lendemain. Le samedi matin, les rues présentent la même solitude. Chacun travaille pour vivre. Les petits fabricans font travailler leurs femmes, leurs enfans et leurs apprentis presque jusqu’à les tuer[17]. Les coups de poing, les soufflets, les malédictions, sont administrés libéralement aux enfans à ce moment critique de la semaine. Le fabricant lui-même ne s’épargne point, et ne quitte pas l’ouvrage même pour prendre ses repas. Quand il n’y passe pas la nuit, il s’y met dès quatre ou cinq heures du matin, jusqu’à ce que, par des efforts qui vont presque à une férocité de travail, et en déployant la plus grande habileté, il parvienne à terminer en trois jours la tâche de la semaine.

« Le samedi, vers deux heures après midi, ceux qui ont travaillé quelque peu le mardi commencent à se montrer dans les rues. À quatre ou cinq heures, la foule s’y répand. Les femmes et les jeunes filles les plus âgées vont au marché ; leurs maris et les autres adultes entrent dans les tavernes. Vers sept ou huit heures, le marché est rempli, les rues sont vivantes, il n’y a plus de place dans les cabarets ; personne ne pense à faire l’économie d’un shilling.

« Il n’y a point de mendians dans la ville. Tout adulte travaille, quand il veut travailler. Lorsqu’un mendiant étranger se présente, les ouvriers le considèrent avec curiosité, cherchant évidemment à deviner sur sa figure comment il s’arrange pour ne pas travailler durant sept jours, lorsqu’eux-mêmes ne peuvent pas prolonger au-delà de trois jours une oisiveté qui leur coûte encore assez cher. Il n’est pas rare de voir le mercredi et même le jeudi des groupes d’adultes, entre vingt et trente ans, errant dans la ville, le regard vide, l’air hébété, souvent la tête penchée vers la terre ; évidemment il ne leur reste plus un liard à dépenser, mais, n’ayant pas faim pour le moment, ils ne sentent pas encore la nécessité de travailler. »

Quelquefois les ouvriers qui se sont oubliés trop long-temps au début de la semaine prolongent le travail pendant la nuit du samedi jusqu’au dimanche matin. Ceux-là voudraient bien faire leur samedi le dimanche, et regagner ainsi le temps perdu pour leurs plaisirs ; mais la sévérité des mœurs anglaises ne leur permet pas de s’enivrer le jour du Seigneur. Ils errent donc, sales et refrognés, lançant des regards qu’ils voudraient rendre insultans à toute personne qui passe proprement vêtue. Néanmoins ils sont trop fatigués et trop honteux d’eux-mêmes pour aller jusqu’à la provocation. Cette paresse napolitaine ne s’explique pas, comme sous le ciel du midi, par l’emportement des sens ni par le goût des plaisirs. Les ouvriers de Wolverhampton, à moins de s’enivrer de bière, ne savent que faire de leur oisiveté. À défaut de voluptés plus excitantes, ils ne jouissent, même dans le repos, ni de la nature, ni du soleil. Pour compléter ce tableau qui tranche, bien que dans une égale dégradation, sur celui que présente la population des grandes manufactures, je traduirai encore la peinture que fait M. Horne du dimanche à Wolverhampton[18].

« Je me suis promené dans la ville et dans les faubourgs à l’heure du service divin. J’ai rencontré des hommes seuls ou marchant par groupes, vêtus de leurs blouses de travail ou portant des chemises sales retroussées jusqu’au dessus du coude et la figure noircie par la fumée des forges ; quelques-uns paraissaient avoir veillé toute la nuit, soit à boire, soit à terminer leur travail. On apercevait les enfans au fond des cours et des allées, assis ou s’amusant sur les tas de cendre, bruns et bruyans comme une volée de moineaux ; d’autres jouaient aux billes, entourés d’adultes qui fumaient nonchalamment sans faire attention au jeu. Plus loin, de jeunes garçons se battaient en blasphémant, et le sang ruisselait de leurs nez. Les femmes étaient assises sur leurs portes les bras croisés. Des jeunes filles de 12 à 15 ans, plus proprement vêtues que les autres, sautaient avec des cris de plaisir sur des tas de fumier. Très peu d’enfans étaient lavés et habillés. Les seules maisons dont on eût nettoyé et sablé le parquet étaient celles où l’on vendait des oranges ou des gâteaux. Aucun ouvrier ne se promenait avec sa femme, ni aucun frère avec sa sœur. Partout une malpropreté hideuse, le désordre, l’indifférence, et avec cela point de gaieté, point de rires, point de sourires. On ne sentait que vide ou ennui ; on ne remarquait pas d’autre symptôme de joie et de vivacité que les cris poussés par les jeunes filles sur les tas de fumier. »

L’état de Wolverhampton, si déplorable qu’il soit, n’approche pas de celui de Sedgeley ou de Willenhall. Dans une grande ville, le mélange des rangs, le contact des étrangers et la circonférence des intérêts tendent à relever les hommes de leur abaissement ; mais dans ces petits bourgs industriels que peuple exclusivement une classe de travailleurs, quand les traditions patriarcales se sont effacées, les familles ne tiennent plus à la civilisation que par leurs besoins.

On connaît la spécialité de Willenhall ; celle de Sedgeley est la fabrication des clous et des chaînes en fer. Le travail s’y fait en famille, et les jeunes filles en sont principalement chargées ; c’est la ville des femmes-forgerons (female blacksmiths). Celles-ci, à demi vêtues, combattent le feu (fight fire) quatorze à seize heures par jour Dès l’âge de dix ans, leur tâche quotidienne est de mille clous. Associées à des hommes ignorans et dépravés, elles en contractent bientôt les habitudes, boivent, fument, jouent, et dépouillent toute pudeur. Heureusement, ces filles dévergondées se marient de bonne heure. Il n’est pas rare de voir un jeune couple entouré d’enfans avant que le père et la mère aient atteint l’âge viril. Le nombre moyen des enfans est de six à douze par famille. À l’âge de trente ou quarante ans, le père renonce au travail et vit oisif aux dépens de sa femme, de ses fils et de ses filles, qui travaillent tous pour lui[19]. Ce procédé ne ressemble-t-il pas à celui de certains propriétaires des Antilles, qui ont des enfans de leurs négresses pour accroître le nombre des esclaves sur la plantation ?

À Willenhall, la méthode d’exploitation n’est plus la même. Les maîtres-ouvriers, au lieu de se servir de leurs propres enfans, vont chercher des apprentis dans les maisons de charité de Walsall, de Coventry et de Tamworth. Sur les 9,000 habitans de Willenhall, on compte près de 1,000 apprentis. Les petits fabricans n’emploient jamais d’ouvriers adultes. Il y a pour eux double avantage à remplacer le travail des hommes faits par celui des enfans : d’abord l’apprenti ne reçoit pas de salaire et il vit comme il peut, n’ayant pas le droit de se montrer exigeant ; ensuite il apporte avec lui une espèce de dot à son maître, une prime en argent qui va de 2 à 5 livres sterling, plus un trousseau complet que le fabricant met en gage quand le commerce va mal, et qu’il n’obtient plus la bière à crédit.

Autrefois, les gardiens des paroisses n’examinaient pas de bien près à qui les enfans étaient remis ; quiconque les débarrassait du fardeau était le bien-venu. M. Horne a vu à Walsall un fabricant à qui l’on avait confié trois apprentis ; bien que cet homme eût été, un an auparavant, condamné pour vol et enfermé dans la prison du comté. À Willenhall, un maître-ouvrier qui n’est pas établi, et qui loue une place dans un atelier, entretient souvent deux apprentis, l’un pour travailler à ses côtés, l’autre pour faire ses commissions, pour ramasser du fumier, pour mener paître son âne ou pour bercer ses enfans. Quand un fabricant a plus d’apprentis qu’il n’en peut nourrir, il en donne un ou deux à loyer ; un de ces malheureux a même été vendu pour 10 shill.

On ne saurait rien imaginer de plus affreux que l’existence des apprentis de Willenhall. À tout âge, il faut qu’ils travaillent aussi long-temps que leurs maîtres, vrais cyclopes qui font quelquefois des journées de vingt heures, mangeant debout et ne s’arrêtant jamais. La nuit, ils couchent sur un peu de paille ou sur le plancher. Ils n’ont que le même vêtement pour l’hiver et pour l’été. On les nourrit à peine, et, quand on veut les punir, on les affame tout-à-fait[20]. Il y a quelques années, on n’y mettait pas tant de raffinement. Un maître transperça son apprenti d’une barre de fer rouge et le cloua au mur ; un autre fabricant fut pendu, pour avoir exercé sur un enfant des tortures qui passent toute croyance ; plus récemment, un troisième riva au cou de son apprenti un collier de fer, et un quatrième attacha à la jambe du sien une grosse poutre pour empêcher qu’il ne s’échappât. Aujourd’hui les châtimens sont moins étranges, mais tout aussi cruels. On frappe les apprentis d’un fouet à lanières, d’une corde à nœuds, d’un bâton, sans préjudice des instrumens que l’on peut avoirs sous la main. Le maître couvre leur corps de plaies et de contusions ; la maîtresse leur arrache les cheveux et les oreilles. Plus ils demandent merci, et moins on leur montre de pitié. Pourquoi les épargnerait-on ? Pourvu que l’enfant ne meure pas, la justice s’en lave les mains. Le parlement a eu ces faits sous les yeux, et il n’a pas cherché à y porter remède. Cependant, lorsque les hommes sont poussés par la pauvreté, et qu’ils ne sont pas retenus par l’éducation, qui est le frein individuel, peut-on se dispenser de faire intervenir la loi, qui est le frein social ?

On voit près de Manchester des villes, comme Staleybridge et Dukinfied, dont la population se compose presque entièrement d’ouvriers ; mais là, du moins, il existe un ordre social quelconque : ces petites communautés ont des chefs, une religion, une sorte d’esprit public. Ces élémens de toute société, qui se retrouvent dans les hordes les plus sauvages, manquent absolument à Willenhall. À peine séparé de Wolverhampton par une distance d’une lieue et demie, Willenhall est à mille lieues du monde civilisé. Cette ville étrange se compose uniquement d’ateliers et de cabarets. Il n’y a point de magistrats ni de police, et, s’il y a un temple, les habitans laissent les prêtres qui le desservent prêcher dans le désert. Point de marchands, point de grands propriétaires, rien que des ouvriers qui vivent au jour le jour : quand le fabricant a exécuté une grosse de serrures, il va les vendre aux facteurs de Wolverhampton. Quelques bouchers sont établis dans la ville, mais ils y profitent peu[21]. L’ouvrier de Wolverhampton mange et boit son salaire ; l’ouvrier de Willenhall dédaigne les bons morceaux et se nourrit d’alimens grossiers ; son unique débauche est la boisson. Quand il a tout dépensé et qu’il ne peut plus boire à crédit, il va s’asseoir encore dans le cabaret, les coudes sur la table, et regardant sans mot dire, pendant plusieurs heures, le feu qui pétille ou le sable qui couvre le parquet.

Les gens de Willenhall sont encore plus naturellement indolens, et dans l’occasion plus infatigables que ceux de Wolverhampton. Ils travaillent sous l’aiguillon du besoin, tant que leurs jambes peuvent les soutenir. Leur adresse est incomparable ; ils visent à la qualité aussi bien qu’à la quantité, et toute concurrence recule devant la leur. Comment lutter contre des ouvriers qui exécutent, pour 1 sh.d. par douzaine, des serrures dont chacune se vend à Londres 1 sh. ? Ce qu’ils endurent de privations, eux et leur famille, passe toute croyance ; ils vivent de pommes de terre et de mauvais lard, couchent sur un tas de paille, sont vêtus de haillons, et les échoppes où ils forgent leur marchandise n’ont ni portes ni fenêtres, même au cœur de l’hiver. L’Angleterre n’a pas de population qui donne plus de besogne aux chirurgiens. Rien n’est plus commun à Willenhall qu’une fracture ou qu’un membre démis. Parmi les adultes, un sur trois contracte des hernies ; les enfans en sont fréquemment affligés dès leur naissance. Enfin le corps se déforme à force de garder la même position ; la moitié des adultes ont la taille tournée ou le dos voûté. Même à Wolverhampton, l’on distingue dans la foule un fabricant de Willenhall. La peinture que l’antiquité nous a laissée du doyen des forgerons a cessé d’être une fable ; tout serrurier de Willenhall est un Vulcain. Voici les accessoires du portrait :

« Leur visage, dit M. Horne, est hagard, leur personne sale, leurs membres grêles et rachitiques. On croirait que leur peau a été séchée à la fumée et racornie. Les jointures sont saillantes et comme nouées, la main droite a une raideur particulière, il semble qu’on l’ait tordue. Le genou gauche se projette en avant comme un nœud dans un arbre ; le genou droit rentre en dedans, et la cheville du pied a une égale inclinaison. La lèvre inférieure est pendante, ce qui indique le découragement et l’absence de la pensée ; l’œil, quand il n’est pas illuminé par l’ivresse, est terne, abattu et sans regard. Les jeunes gens ont souvent la face bouffie et comme soufflée par les liqueurs spiritueuses ; dans l’âge mûr ou dans la vieillesse, les traits sont généralement durs, secs, anguleux, inflexibles, comme si, dans l’incessante contemplation des ressorts intérieurs de la serrure, la physionomie avait pris l’empreinte de ce travail. »

Dans l’espèce humaine comme parmi les animaux, les races s’améliorent par le croisement. À Willenhall, les vices de conformation finissent par devenir héréditaires ; les habitans ne se marient qu’entre eux. M. Horne affirme que, si un jeune homme étranger à la ville avait l’audace de rechercher une fille de Willenhall, les hommes se lèveraient en masse, le poursuivraient et le tueraient sans merci. Quels sont donc les trésors que ces pauvres gens gardent avec une jalousie qui touche à la férocité ? Ce sont des compagnes comme il les leur faut dans leur misère et dans leur isolement. La femme de Willenhall supporte les privations avec un courage qui ne connaît pas la plainte et qui ne se dément jamais. Sobre et chaste, avec une éducation meilleure, elle relèverait certainement le ménage de sa dégradation. Dans cette hutte délabrée et nue que la famille habite, elle fait régner l’ordre et la propreté. Écoutons encore ici M. Horne.

« J’entrai sans être attendu. Il n’y avait pas dans la salle basse d’autre mobilier qu’une planche brisée qui servait de table, et une pièce de bois supportée par des piquets qui servait de siége. La femme était affamée, elle pleurait de faim ; ses vêtemens étaient en lambeaux, et pourtant elle tenait le parquet parfaitement propre. Je gravis l’escalier, et je vis, dans une chambre qui avait sept pieds de longueur et six de hauteur sur un seul côté, la pente du toit réduisant l’autre à rien, un lit sur lequel couchaient le mari, la femme et trois enfans. Il n’y avait d’autre mobilier qu’un vieux bois de lit, et sur la paille du lit un vieux sac qui tenait lieu de couverture. Eh bien ! la couverture, le parquet des deux pièces, l’escalier, tout était propre. Cette propreté allait jusqu’à la blancheur ; on aurait cru voir les tables d’une laiterie dans quelque grande ferme plutôt que le misérable mobilier d’un taudis habité par un pauvre serrurier de Willenhall. »

Les ménagères de Willenhall ont d’autant plus de mérite à tenir leur intérieur décent, que la fange les environne et tend incessamment à les envahir. Tout habitant a sous les fenêtres de sa maison ou de son atelier un tas de poussière et de fumier qui est le réceptacle des immondices, et qu’il rapproche autant qu’il peut afin de mieux établir son droit de propriété, et tout prêt à s’écrier en face d’un voisin trop cupide :

« Je suis sur mon fumier comme toi sur le tien.

En effet, toutes les querelles, tous les procès des habitans entre eux ont pour origine quelque usurpation de ce genre : c’est leur champ à eux qu’ils se disputent avec le même acharnement que des princes un royaume. Il n’y a pas de procès qui sente bon ; mais le tien et le mien perd encore à être vu d’aussi bas. Si nous pénétrons sans éprouver la moindre répulsion dans l’antre de la chicane, qui peut voir sans dégoût des chiffonniers se battre dans le ruisseau pour la possession d’un clou rouillé ?

Outre ces réserves de chaque propriétaire, la paroisse possédait encore en 1841 deux montagnes d’immondices qui s’élevaient triomphalement au centre de Willenhall, et qui auraient suffi, selon M. Horne, pour empester la Grande-Bretagne tout entière. En attendant, elles engendraient le typhus, qui a sévi à Willenhall sans interruption pendant sept ans. L’administration locale les a fait disparaître en partie, non point afin d’assainir la ville, mais par amour-propre et de crainte de se voir signalée à l’attention du parlement.

Un pareil site n’a certes rien d’enchanteur, et ce serait bien le cas de s’écrier avec le soldat de la caricature embourbé dans un marais : « On appelle cela une patrie ! » Cependant les maîtres-ouvriers de Willenhall ont pour leur ville natale un aveugle et invincible attachement. En dépit de la misère qui les y attend, on ne peut pas les déterminer à la quitter. Des serruriers de Willenhall qui avaient été appelés en Belgique, où ils recevaient de forts salaires, revinrent presque aussitôt, cédant au mal du pays. Nés dans une société exceptionnelle, il faut croire qu’ils ne se trouvent pas à l’aise dans un ordre social mieux réglé. N’a-t-on pas vu aussi des esclaves qui, effrayés d’avoir désormais à pourvoir à leur subsistance, refusaient la liberté comme un fardeau ?

Si j’ai bien rendu les traits généraux de la démocratie industrielle à Birmingham et dans le comté de Stattford, cette organisation a peu d’avantages qui lui soient propres. C’est le travail en famille, moins la sainteté des mœurs domestiques ; il lui faudrait des circonstances exceptionnelles pour lutter contre les manufactures armées de la puissance des machines et de celle des capitaux. Dans un pays comme la France, l’industrie parcellaire et domestique est, pour ainsi dire, un produit naturel ; sans parler des ateliers parisiens, quoi de plus florissant que les petites villes de Thiers, de Saint-Claude et de Gérardmer ? Mais, en Angleterre, les institutions et les mœurs lui sont également contraires ; elle n’y peut plus exister qu’à l’état d’anomalie, et de curiosité.

Et maintenant, la possibilité, qui n’existe déjà plus pour l’ordre industriel, va-t-elle naître pour l’ordre politique ? L’Angleterre, ébranlée un moment par le contre-coup des journées de juillet, penche-t-elle, autant qu’on l’a cru, vers la démocratie ? Les émeutes de Birmingham et de Newport ont-elles sonné l’heure de l’affranchissement ? Ces millions d’ouvriers qui protestent contre les institutions et qui réclament le suffrage universel, tantôt par des pétitions, tantôt à force ouverte, ont-ils quelque chance de prévaloir contre l’influence du petit nombre d’hommes qui gouvernent le pays ? L’Angleterre est-elle, comme la France en 1789, à la veille d’une révolution ? Malgré des symptômes bien menaçans, je demande la permission de ne pas le croire. J’en dirai ailleurs les raisons.


Léon Faucher.
  1. Children’s employment commssion’s report.
  2. Sanitary condition of labouring classes.
  3. S’il faut en croire les huit médecins qui ont signé le rapport inséré dans l’ouvrage de M. Chadwick (Sanitary condition, etc.), la voie publique servirait littéralement de voirie. Je me borne à reproduire ici le texte anglais, dont notre langue n’admettrait pas la crudité. « It is a common custom throughout the town to empty the contacts of the ash-pits and privies in the night into the streets, from which they are carted away early on the following morning. But some filth always remains after this proceeding and continues, until it has entirely evaporated, to be an annoyance to the neighbourhood. Deposits are made on the side of the canals, until they are removed in boats into the country. »
  4. À Birmingham, en 1832, l’on n’a compté que vingt-quatre cas de choléra, pendant qu’a dix milles de là, le choléra dépeuplait la petite ville de Bilston.
  5. Children’s employment commission.
  6. « They live their lives, as fighting cocks. » (id.)
  7. « Out of 613 men enlisted, almost all of whom come from Birmingham and five other neighbouring towns, only 238 were approved for service. » (Children’s commission)
  8. Children’s employment commission.
  9. Sanitary condition of labouring classes.
  10. « Power to let. »
  11. Comté de Warwick, 401,715 habitans ; comté de Stafford, 510,504 ; Sheffield, 111,000.
  12. En 1840, la production atteignit le chiffre exceptionnel de 1,400,000 tonneaux.
  13. Children’s employment commission.
  14. Stagnant pools, colour of dead porter, with a glistering metallic film over them.
  15. Sanitary condition.
  16. « Allways redress for the master, not against him. » (Chidren’s commission)
  17. « They are almost worked to death. »
  18. 14 mars 1841.
  19. M. Horne mentionne plus particulièrement ce fait en parlant des ouvriers de Stourbridge.
  20. « Very common mode of punishing apprentices, is that of clamming which means half starving. »
  21. « Not above a dozen butchers in the town, while 60 retail brewers and public houses. »