ÉTUDES
SUR L’ANGLETERRE.

I.
WHITE-CHAPEL.

Lorsque, en arrivant du continent par la Tamise, on découvre Londres, au milieu d’une forêt de navires dont les agrès se confondent avec les toits des maisons, et à travers le brouillard de fumée que vomissent incessamment les cheminées des bateaux à vapeur, il semble difficile, au premier aspect, de saisir les grandes lignes de cette perspective sans relief. L’immense métropole est assise sur une plaine légèrement ondulée, et suit la courbe de l’arc formé par le fleuve. Elle en serre de si près les bords, que la marée montante vient baigner le pied de ses édifices, et que l’horizon est intercepté. Les autres capitales, Paris, Rome, Bruxelles, renferment des collines ou des monumens autour desquels se groupent les habitations, et qui dessinent, comme autant de jalons, le plan de la cité. Londres n’a ni éminences naturelles ni points culminans élevés par la main des hommes. Si l’on excepte le dôme de Saint-Paul, isolé parmi ces masses uniformes de briques, rien n’annonce, à une certaine distance, les magnificences qu’une cité de deux millions d’hommes, que la ville la plus riche et la plus gigantesque de l’Europe, que la tête de l’empire britannique doit étaler aux yeux.

À juger par les apparences extérieures, Londres serait l’asile par excellence de la démocratie. Des maisons pareilles, des rues qui n’ont aucun caractère distinctif ; peu ou point de palais ; pas un sommet qui dépasse l’autre ; partout une médiocrité régulière d’architecture que l’on croirait ne pouvoir convenir qu’à une population de Chinois. Joignez à cela que les quartiers de Londres ne paraissent pas être liés entre eux comme les diverses parties d’un tout. Ce sont des villes juxtaposées qui remplissent des destinations différentes, dont aucune n’a les mêmes besoins, et qu’il faut relier entre elles, comme les campagnes, par des bateaux à vapeur omnibus et par des chemins de fer intérieurs, tels que le Blackwall et le Greenwich. On conçoit que, dans l’amertume de sa misantropie républicaine, Cobbet ait comparé cette excroissance du pays à une monstrueuse tumeur.

Mais quand on pénètre dans Londres, en étudiant les principales artères de la circulation, l’on reconnaît bientôt qu’il se fait entre les divers quartiers une véritable division du travail social, et l’ordre se révèle au sein de ce chaos apparent. Voici quelle en est l’économie.

Le mouvement à Londres ne s’opère que dans une seule direction. Rien ou presque rien ne va du nord au midi, ni d’une rive de la Tamise à l’autre rive ; le courant des hommes, des transports et des affaires roule parallèlement au fleuve, et de l’est à l’ouest. On calcule la quantité de mètres cubes qu’une rivière, en passant sous un pont, débite chaque jour à l’étiage ; si l’on pouvait compter le nombre des personnes qui circulent à pied, à cheval ou en voiture, de l’extrémité de Piccadilly à la Banque, en suivant le Strand, Cheapside et Ludgate-Hill, on trouverait probablement près de cinquante mille passagers par heure, et plus de cinq cent mille par jour.

En remontant la Tamise, on aperçoit d’abord les docks, les grands magasins et la Tour ; le quartier où viennent s’entasser, et d’où sont expédiés les produits des deux hémisphères ; l’arsenal militaire et les arsenaux du commerce ainsi que de l’industrie. Là, un vaisseau peut, en quelques heures, déposer sa cargaison et recevoir un nouveau chargement. De là sortent des certificats qui représentent la valeur de la marchandise, qui rendent cette valeur disponible, et qui la monnaient, pour ainsi dire, sans nécessiter des déplacemens onéreux. Autour de ces vastes entrepôts vivent les matelots, les manœuvres, les portefaix, les camionneurs, les instrumens du transport. Un peu plus haut est la Cité, le cœur de Londres, le comptoir de l’Angleterre, le centre des affaires et le siége du crédit. C’est la que les négocians se donnent rendez-vous et qu’ils ont sous la main les grandes institutions du pays, la banque, la bourse, la monnaie, la douane, la poste, l’excise, la corporation municipale, les tribunaux et les prisons ; mais ils n’habitent pas ce lieu de passage, et le reflux de chaque soir ramène ceux que le flux du matin avait apportés. Plus loin encore, vous rencontrez les rues où brillent les magasins de luxe, telles que le Strand, Piccadilly, Pall-Mall, Regent’s-Street, le quartier des théâtres, des musées, des modes, des hôtelleries, des filles de joie et des filous, terminé par l’espèce d’oasis parlementaire que forment les clubs, le palais à demi construit des chambres, les administrations réunies à White-Hall, et le vieux palais de Saint-James, où ne daigne plus loger la royauté. Enfin, au-delà est la ville aristocratique, le monde par excellence, le seul quartier que l’on puisse habiter, le West-End. Le quartier fashionable était limité, il y a quelques années, au nord par le parc du Régent, à l’ouest par Hyde-Park, et au sud par le parc de Saint-James. Aujourd’hui, il s’accroît chaque année avec une rapidité prodigieuse : les marais et les terrains vagues se convertissent en rues et en places publiques ; les plans sont à peine dressés, que les maisons sortent de dessous terre, et les maisons à peine construites trouvent aussitôt des locataires ou des acheteurs. On dirait que les riches s’y multiplient comme ailleurs les pauvres. Si la manufacture que vient d’établir un hardi spéculateur, M. Cubitt, pour fabriquer quatre mille maisons aux abords du pont du Wauxhall, obtient le succès qu’il s’en est promis, le quartier fashionable couvrira bientôt tout l’espace qui s’étend à l’ouest de Londres, entre la Tamise et le canal du Régent, sur une profondeur d’à peu près deux lieues.

Ainsi la ville des docks et des entrepôts, la ville des affaires, la ville des plaisirs et des transactions politiques, la ville du monde fashionable, voilà de quoi se compose cette gigantesque agrégation, ce Mammouth du XIXe siècle. À ses deux extrémités et sur ses flancs, le monstre a de nombreuses dépendances ; il suffit de citer Greenwich, Southwark, Chelsea et les faubourgs du nord-est. Mais toutes ces branches partent du tronc et viennent y puiser la vie. La puissance qui gouverne l’Angleterre réside à un bout de Londres ; les résultats s’accumulent à l’autre bout. Le West-End et le East-End, l’empire est là tout entier.

Il faut donc peu s’étonner si dans les améliorations successives qu’a reçues la métropole de la Grande-Bretagne, la meilleure part a été réservée aux deux extrémités. Rien n’égale la magnificence ni la bonne disposition des bassins qui ont été creusés à l’est, le long de la Tamise, pour recevoir les navires de commerce, et pour en laisser ainsi le chenal libre à la navigation. Les docks de Sainte-Catherine, de Londres, des Indes occidentales et de l’Inde orientale, ont coûté plus de 200 millions de francs ; mais ces établissemens procurent au commerce une économie annuelle qui ne saurait être évaluée à moins de 40 ou 50 millions. Les marchandises les plus communes comme les plus précieuses y sont gardées sous clé, à l’abri du gaspillage et de toute détérioration. Quand les magnifiques seigneurs de la Cité ont envie de passer l’inspection de leurs sucres ou de leurs cafés, un chemin de fer suspendu sur arcades les conduit en quelques minutes des environs de la Banque à Blackwall. Pour la communication d’une rive avec l’autre, un pont n’étant pas compatible avec les besoins de la navigation, une compagnie aussi admirable dans sa persévérance que l’ingénieur dans ses conceptions a fait passer sous le lit de la Tamise un vaste souterrain qui résiste à la pression et au mouvement des eaux.

Mais c’est particulièrement à l’ouest de Londres et dans les quartiers destinés aux habitations des classes supérieures, que le progrès se fait remarquer. Il n’y a pas de ville où l’on ait pris plus de soin de la vie du riche, et où l’on ait donné plus d’attention à ses moindres fantaisies. Les grandes réunions d’hommes engendrent presque toujours des miasmes pestilentiels qui affaiblissent l’organisation et qui en abrègent la durée. Afin de mettre les riches à l’abri de ce danger dans le West-End, on a imaginé de mêler la campagne à Londres, les jardins, les parcs et les champs aux maisons. Quatre parcs immenses, une ligne continue de verdure, d’ombrages et d’eaux vives, forment la base de cette ville privilégiée. C’est là que se fabrique et que se renouvelle l’air respirable qui dispute l’espace aux exhalaisons méphitiques des quartiers plébéiens. Ce sont, comme on l’a si bien dit, les poumons de Londres ; imaginez la végétation de Saint-Cloud et de Neuilly au milieu de Paris.

Autour des parcs sont groupées les maisons, les rues et les places, qui se rapprochent ainsi de l’air pur aussi naturellement que certaines plantes suivent le soleil. Les rues ont une largeur monumentale et se coupent presque partout à angle droit. Les maisons ont peu d’élévation et n’interceptent ainsi ni les rayons qui réchauffent l’atmosphère, ni les vents qui viennent la rafraîchir ; souvent elles sont séparées du trottoir par des bouquets d’arbres et de fleurs qui en font autant de villas. Les places publiques n’offensent pas les yeux comme à Paris par la nudité de leurs dalles brûlantes en été, enfouies dans la boue en hiver. Quelque grand jardin, protégé par une grille en fer, en occupe le centre, et présente un tapis vert encadré de beaux arbres, où les petits enfans du voisinage s’essaient à marcher. De là viennent sans doute les idées champêtres qui remplissent l’imagination des jeunes filles en Angleterre. Comment ne rêveraient-elles pas des eaux, des prairies ou des bois, ayant, même au sein de Londres, cette bucolique perpétuelle sous les yeux ?

Dans ces demeures, où le luxe consiste, non pas en ameublemens splendides, mais en nombreux domestiques et en dispositions commodes, tout a été calculé pour épargner aux riches de la Grande-Bretagne même le malaise que faisait éprouver au Sybarite une feuille de rose cachée dans les draps de son lit. Ils n’entendent point de bruit, car les voitures glissent légèrement, devant leur porte, sur des chaussées macadamisées. Tout ce qui peut blesser la vue ou l’odorat a été éloigné des rues principales ; les écuries sont placées dans des allées étroites (lanes), derrière les maisons ; et s’il y a des pauvres dans ces quartiers, comme on a honte d’eux et comme on ne veut pas subir leur contact, ils vont se cacher au fond des ruelles intérieures avec les palefreniers et avec les chevaux.

À ne voir que le West-End, Londres est sans contredit la cité la plus belle et la plus salubre du monde. Quand on y entre par Portland-Place, par Oxford-Street ou par Piccadilly, en longeant cette admirable chaussée que bordent d’un côté les prairies de Green-Park et de l’autre Hyde-Park avec ses allées, que traversent à toute heure de splendides équipages et de brillans cavaliers, on se demande si les voies romaines qui partaient de la ville des Césars pour la joindre aux pays conquis, pouvaient avoir plus de grandeur. Sans doute, la qualité de cette grandeur n’est pas la même. À Rome, la voie Appienne était chargée d’arcs de triomphe et comme habitée par les temples élevés aux dieux ; le peuple, en s’enrichissant des dépouilles étrangères, rapportait quelque chose de ses succès et de sa gloire à l’intervention divine, et l’art naissait sous l’inspiration du sentiment religieux. En Angleterre, l’homme se prend lui-même pour cause et pour but, et quand il a vaincu ses rivaux ou dompté la matière, il songe plus à jouir du résultat qu’à remercier le ciel. Cette disposition égoïste a produit la science du comfortable, qui n’a rien de commun avec la science du beau ; mais le comfortable atteint presque à la grandeur, lorsqu’il s’administre avec de telles dimensions.

Si l’on veut avoir une idée complète des merveilles que peut enfanter la civilisation moderne envisagée par son côté matériel, il y a deux petits coins de terre qui se recommandent plus particulièrement à l’attention de l’observateur. Je veux parler du boulevart de Gand, vu par une belle soirée de mai, au moment où le gaz éclaire les toilettes dans les allées, et dans les magasins les splendeurs de l’industrie ; lorsque la jeunesse dorée étale ses airs conquérans, et que les équipages de la finance parisienne se dirigent avec fracas vers les deux Opéras. Ou bien encore il faut assister, par une belle après-midi du mois de juin, à l’heure où cessent les affaires dans Londres et avant l’heure aristocratique du dîner, au rendez-vous des promeneurs sur les pelouses de Hyde-Park. Là, pendant que la musique des gardes joue les airs de Rossini ou de Meyerbeer, les dames quittant leurs voitures pour venir s’asseoir sous les arbres, et les cavaliers se rangeant sur plusieurs lignes devant les barrières, on aperçoit réuni tout ce que l’Angleterre a de plus belles et de plus fières ladies, d’hommes d’état en renom, d’héritiers des grandes maisons, et de chevaux pur sang. Pour qui connaît le peuple anglais, il n’y a pas de spectacle qui soit plus propre à exalter son orgueil national.

Hélas ! cet orgueil souffrirait bien cruellement, si, descendant des hauteurs auxquelles l’élève l’oligarchie britannique, il daignait ramener ses regards au niveau du sol. Londres est en effet la ville des contrastes. À côté d’une opulence qui défie toute comparaison, l’on y découvre la plus affreuse ainsi que la plus abjecte misère, et la même cité qui renferme les maisons modèles, les rues coquettes et les squares verdoyans du West-End, contient aussi dans ses profondeurs des masures à demi ruinées, des rues non pavées, sans éclairage et sans égouts, des places qui n’ont d’issue ni pour l’air ni pour les eaux, enfin des cloaques infects que toute autre population n’habiterait pas, et qui, pour l’honneur de l’humanité, ne se rencontrent pas ailleurs.

J’avais lu le rapport publié en 1842, sur l’état sanitaire des classes laborieuses dans la Grande-Bretagne, par l’intelligent et infatigable secrétaire de la commission des pauvres, M. Chadwick. Ces lamentables récits, dépassant tout ce que la plus sombre imagination pourrait inventer, ne devaient pas être accueillis sans contrôle. Bien qu’ils portent, à chaque ligne, le cachet de la plus parfaite sincérité, il y a des horreurs que l’on se refuse à croire, à moins de les avoir soi-même constatées. J’ai donc voulu voir les mauvais quartiers de Londres. J’ai fait cette reconnaissance au mois de juillet dernier, sous la direction du docteur Southwood-Smith, un de ces hommes rares qui ont la main à la pratique et l’œil à la science, et celui qui fut chargé de vérifier, en 1838, de concert avec le docteur Kay-Shuttleworth, dans quel état de dégradation physique une partie de la population de Londres était tombée. Notre inspection ayant porté principalement sur le district de White-Chapel, le plus négligé peut-être de ceux qu’habitent les parias de la métropole, c’est le tableau que je vais mettre en regard des béatitudes du West-End.

Les trois districts de Spitalfields, de Bethnal-Green et de White-Chapel, situés au nord-est de Londres, forment dans la métropole du royaume-uni une espèce de ville celtique. Près de cent cinquante mille personnes habitent cette colonie, qui s’est accrue par les émigrations successives des ouvriers français, après la révocation de l’édit de Nantes, et des prolétaires irlandais, depuis qu’une famine permanente les chasse tous les ans de leur pays. Puis les juifs, qui recherchent les endroits les plus misérables dans les grandes cités, pour vivre plus librement en vivant inaperçus, sont venus, de tous les points de l’Europe, grossir cette population d’exilés.

Le malheur rapproche communément ceux qui souffrent ; il n’en est pas ainsi dans le East-End. Les descendans des ouvriers français, appartenant à une race plus cultivée, montrent un grand éloignement pour les Irlandais, tribu inculte et adonnée à l’ivrognerie, lesquels, à leur tour, du haut de leur religion, renvoient ce mépris aux enfans d’Israël. Les Français naturalisés, qui ont enseigné à l’Angleterre l’art de tisser la soie, habitent principalement Spitalfields ; ils ont à peu près oublié leur langue originelle, mais leurs noms et leur physionomie parlent pour eux. Ces tisserands composent en quelque sorte l’aristocratie morale du lieu. Leur probité a passé en proverbe, et contraste avantageusement avec la dégradation de leurs voisins immédiats[1], bien que la passion des liqueurs spiritueuses ait fait aussi des ravages dans leurs rangs. Ils ont les goûts qui tiennent au développement de l’intelligence, sont grands lecteurs de journaux, cultivent les fleurs, et se réunissent le soir dans des clubs où ils reçoivent des leçons d’arithmétique, de géographie, d’histoire et de dessin. Quand ils commencèrent à peupler Spitalfields, Londres ne s’étant pas encore étendu jusque-là, ils avaient de l’espace autour d’eux et faisaient admirer des Anglais les plates-bandes de tulipes qui croissaient dans leurs jardins. À ces habitudes méditatives ils joignaient alors une ardeur martiale qui se signalait par des révoltes fréquentes, et à laquelle le parlement lui-même fit la concession d’un tarif obligatoire des façons par l’acte de 1773, appelé acte de Spitalfields. Depuis, les jardins ayant disparu sous une masse de briques, et les rues ayant été tracées, à mesure que la population débordait, sans aucune des précautions qu’exige l’assainissement des villes, peut-être aussi sous l’influence d’une occupation sédentaire qui se prolonge souvent quinze à seize heures par jour, la vigueur physique de cette race a décliné. « La taille des tisserands, dit l’un d’eux, M. Bresson, dans l’enquête de 1840, est généralement peu élevée et rabougrie. Durant la guerre, on leva une brigade parmi eux ; mais la plupart des soldats avaient moins de cinq pieds. On ne trouverait plus même aujourd’hui, à Spitalfields, de quoi faire de la chair à canon. « La constitution de ces hommes, dit le docteur Mitchell, dégénère ; la race entière descend rapidement à la taille des Lilliputiens. Les vieillards sont d’une plus forte complexion que les jeunes gens. »

Comment les enfans grandiraient-ils ? Dès leur bas age, ils sont courbés sur un métier, lançant la navette treize à quatorze heures par jour ; c’est là le seul exercice que prennent ces malheureux, qui respirent rarement un air libre, et qui ne voient jamais le soleil qu’à travers les fenêtres de leurs tristes réduits. Dans une visite que je fis à Spitalfields en 1836, apercevant une petite fille de onze ans, pâle et mélancolique, qui tissait avec une activité fébrile, je demandai au père : « Combien d’heures travaille cet enfant par jour ? — Douze heures, me répondit-il. — Et vous n’avez pas peur d’excéder ses forces ? — Je la nourris bien. » Quelle autre réponse eût-il faite pour une bête de somme ? Et pourtant, quand on veut avoir un cheval de course, on attend qu’il ait pris sa croissance, avant de le monter.

La population de Bethnal-Green se compose principalement de tisserands irlandais, auxquels se joignent les mendians et les vagabonds de la même nation. Les maisons de ce district sont dans un état de délabrement dont celles de Spitalfields même ne sauraient donner une idée. On les construit souvent en planches mal jointes, ce qui leur donne bientôt l’aspect des plus dégoûtantes étables. Lorsque ces masures ont été condamnées, à cause du danger qu’il y aurait à les habiter, et que les locataires les ont désertées, il se trouve toujours, avant qu’on les abatte, quelque famille irlandaise qui, ne pouvant payer le prix d’un loyer, vient, comme les animaux immondes, y chercher un abri. Dans un quartier où les rues, en temps de pluie, forment un marais, la fièvre ne tarde pas à s’exhaler de ces ruines empestées.

Ainsi, la population de Spitalfields et de Bethnal-Green a des habitudes sédentaires, c’est le travail en famille, la moins immorale peut-être, mais aussi la plus misérable des industries. La population de White-Chapel est au contraire essentiellement mobile et flottante ; elle se compose en majorité de journaliers, de brocanteurs et de marchands ambulans. Je comparerais ce district à notre quartier Mouffetard, si je croyais que l’on pût, sans faire injure aux plus viles agglomérations d’hommes, assimiler quelque chose à White-Chapel.

White-Chapel confine à la Cité. Ce pâté de rues étroites, d’allées tortueuses et de cours sombres, qui comprend huit mille maisons, a pour limites au nord Spitalfields et Bethnal-Green, dont il se détache, à la hauteur de Wentworth-Street, et, du côté du sud, la Tour de Londres ainsi que les docks. Le chemin de Blackwall le traverse dans toute sa largeur. Du haut des arcades, sur lesquelles la voie de fer est portée, la vue plonge à loisir dans les secrets de cette misère. On aperçoit des femmes hâves qui se montrent à demi nues aux fenêtres, des enfans blêmes qui se vautrent dans la fange des cours avec les porcs, inséparables compagnons des familles irlandaises, des haillons suspendus au-dessus des rues comme pour intercepter la lumière ainsi que la chaleur, çà et là des tas de briques et d’immondices dans les espaces libres, partout des mares fétides qui attestent l’absence de toute règle pour l’écoulement des eaux. Voilà le spectacle que présente White-Chapel, vu à vol d’oiseau. Que serait-ce si l’on pouvait, par une fantaisie qui n’aurait rien cette fois de diabolique, enlever les toits des maisons et compter les gémissemens qui s’exhalent de là vers le ciel !

Il y a des quartiers dans Londres qui renferment un plus grand nombre de pauvres[2], car White-Chapel, attenant par un bout à la Cité, reçoit les miettes qui tombent du festin commercial ; et comme ce district longe en outre la Tamise, les bras oisifs trouvent assez facilement de l’emploi sur le port. Mais il n’est pas de lieu plus malsain, dans lequel la mortalité fasse plus de victimes, ni où ceux qui survivent soient laissés dans une pire condition. Par un de ces contrastes auxquels l’esprit humain se plaît, les rues de White-Chapel ont reçu les noms les plus rians. Parcourez la carte de Londres ; en mettant le doigt sur ce quartier, vous en trouverez vingt exemples : la rue de la Rose, la rue de la Fleur, du Champ Vert, de la Mode, de la Perle, de l’Agneau, l’allée de l’Ange, la cour du Berger. Ces étiquettes charmantes ont été presque invariablement attachées aux endroits les plus affreux. Dans certains cas, on n’a pas même respecté la gloire. Ainsi, un cloaque infect dans lequel se déchargent les égouts du voisinage à Bethnal-Green, et qui couvre une étendue de trois acres, est appelé l’étang Wellington.

Transportez à White-Chapel une colonie de Hollandais lavant et nettoyant du matin au soir, aussi amoureux de l’ordre et de la propreté que ses étranges habitans le sont du désordre ignoble qui semble être leur élément, et vous n’aurez encore rien fait. De tels foyers d’infection résistent à l’énergie des efforts individuels, et sollicitent l’intervention d’un gouvernement. Tout accuse ici l’incurie de l’administration ; on dirait une de ces villes du moyen-âge, que les magistrats entouraient de murailles pour les protéger contre l’ennemi extérieur, mais qu’ils livraient, faute d’entretien, dans leur naïve ignorance, à l’action meurtrière des épidémies. Les dernières maisons de la Cité dérobent, en manière de remparts, les rues de White-Chapel ; on n’y pénètre qu’à travers des passages tortueux pratiqués sous des voûtes ou entre les murs humides des cours ; c’est une ville entière exclusivement réservée aux piétons.

Depuis que la fièvre a décimé la population, l’on s’est décidé à construire des égouts dans les rues principales, et quelles rues ! mais l’enlèvement des immondices ne s’opère encore qu’une fois par semaine ; on les entasse pendant sept jours sur la voie publique, qui se couvre ainsi d’un lit permanent de fumier. Suivez ces rues étroites, qui sont les grandes artères de la circulation ; à droite et à gauche, de distance en distance, s’ouvrent des impasses bordées de maisons à travers lesquelles on pénètre dans des cours enfouies entre quatre murailles ; et qui aboutissent à d’autres cours, le tout sans écoulement pour les eaux pluviales et ménagères, sans pavé pour assécher le sol, sans issue pour la circulation de l’air. Dans cet affreux labyrinthe, chaque famille n’a qu’une chambre pour se loger. La chambre non garnie coûte 4 à 5 shellings par semaine (255 à 330 francs par an), et l’empressement est tel pour l’occuper, qu’une famille y entre souvent sans attendre qu’on ait désinfecté le logement des émanations que la mort ou la maladie y a laissées[3].

Quelques mots maintenant sur cette population. L’on sait déjà qu’elle se compose, à peu près par égales portions, de juifs et d’Irlandais. Les juifs sont les maîtres du lieu ; ils en ont pris possession ; ils y ont leurs comptoirs, leurs maisons, leurs cimetières et leurs établissemens de charité. On voit bien que les enfans d’Israël sont là chez eux, car ils ne cherchent pas à se confondre avec la foule des chrétiens, et portent le costume distinctif de leur race, la barbe longue ainsi que le caftan. À Londres, White-Chapel est leur Ghetto.

L’aristocratie juive habite les meilleures rues, où ses maisons tranchent sur le reste par un extérieur décent et qui annonce l’aisance. Les rues étroites, les passages obscurs, sont occupés par la basse classe des juifs et par les Irlandais. Les deux races vivent souvent dans la même masure, mais sans se mêler et sans communiquer entre elles. Du reste, on les distingue sans peine. Les juifs sont plus industrieux ; ils ont de l’ordre, et, se nourrissant mieux, ils résistent avec plus de succès à l’influence des émanations putrides. Leurs chambres sont proprement tenues et ont bon air dans leur simplicité. Leur physionomie intelligente, empreinte d’une singulière vivacité, dispose peu à la confiance ; l’impudence respire dans leurs regards, et l’on s’aperçoit bien vite qu’ils prennent moins de soin de leur ame que de leur corps. Les mœurs anglaises tiennent encore les juifs dans un état voisin de l’ilotisme ; leur infériorité morale s’explique par l’oppression qui pèse sur eux.

Les Irlandais, race naturellement robuste et accoutumée à vivre de peu, dépérissent ou dégénèrent rapidement dans leurs taudis. L’intempérance les emporte, quand la maladie les épargne. Pénétrez dans ces horribles demeures, qui ne sont trop souvent meublées que d’un peu de paille ; si le père de famille est au logis, vous ne tarderez pas à entendre le bruit des querelles domestiques qu’engendre la misère combinée avec l’oisiveté. S’il est absent, les femmes se livrent entre elles au plaisir du commérage. Les enfans fourmillent, ils encombrent par essaims le chétif espace réservé partout aux passans. Ceux des juifs vont passablement vêtus, et conservent une forme humaine ; les autres, à demi couverts de leurs haillons, étalent des chairs cadavéreuses diaprées de pustules et de plaies. Quel héritage qu’un pareil sang pour les générations à venir ! Voici un exemple de l’état déplorable dans lequel croupissent les Irlandais à White-Chapel. J’emprunte ce récit au rapport de M. Chadwick[4].

« Il y a quelque temps, en faisant une tournée dans la paroisse avec les marguilliers, à l’heure du service, nous entrâmes dans une vieille maison de Rosemary-Lane, que le propriétaire avait abandonnée. L’escalier tombait en ruines, et il était tellement sombre, qu’il nous fallut en plein midi une chandelle pour le gravir. Le premier étage était un réceptacle d’ordures. Dans une chambre, nous trouvâmes deux sales enfans à demi nus ; leur mère était étendue dans un coin sur quelques brins d’une paille souillée, à peine recouverte d’un sac. Il n’y avait d’autre ameublement qu’un fagot de bois, cinq ou six assiettes cassées et une corbeille. Quelques sardines jonchaient le plancher. Cette femme faisait métier de colporter du poisson.

« Il y a dans notre district bien des endroits semblables, tous occupés par des malheureux de la dernière espèce. J’ai souvent dit que, si l’on plaçait des tonneaux vides le long des rues de White-Chapel, en peu de jours chacun de ces tonneaux aurait un locataire, et ceux qui les occuperaient, pour entretenir leur espèce, vivraient comme des oiseaux de proie aux dépens de la société. Que l’on offre de pareilles facilités, et il n’est pas de dégradation à laquelle une partie de l’espèce humaine ne puisse descendre. Refusez toute éducation à ces Diogènes (tub-men), et vous aurez autant de sauvages vivant au sein de la civilisation. Partout où il y a des marais et des eaux stagnantes, il se trouve des reptiles pour les habiter, et le seul moyen de s’en délivrer, c’est de dessécher les marais. »

Toutes les maisons en ruines, tous les bâtimens infects de White-Chapel ne sont pas, comme celui dont parle ici M. Chadwick, abandonnés par leurs propriétaires. Il constate lui-même que cette espèce de propriété est celle qui rapporte le revenu le plus élevé. Les taudis de Rosemary-Lane rendent communément vingt pour cent. Comment les propriétaires s’inquiéteraient-ils, sans y être contraints, de les rendre plus habitables et de les assainir ? Avant l’incendie de 1666, la ville de Londres tout entière était bâtie dans le genre de Rosemary-Lane et de Cartwright-Street ; aussi, tous les douze ans, la peste s’abattait sur cette capitale impure, et enlevait un cinquième ou un quart des habitans. Depuis 1666, les quartiers du West-End sont devenus salubres ; si la réforme sanitaire tarde encore à s’étendre aux mauvais quartiers de l’est, qui pourrait s’empêcher de souhaiter un nouvel incendie ?

Rien ne ressemble moins au mouvement de Londres que celui qui se fait dans les rues de White-Chapel. Dix mille personnes circulent souvent dans le Strand ou dans Piccadilly sans que l’on entende un seul cri ; les hommes passent comme des ombres, les voitures roulent sans confusion et presque sans bruit, les transactions s’opèrent sur des prix cotés à l’avance, on achète et l’on vend sans échanger une parole, les conversations se font à voix basse et par monosyllabes ; dans cette ville lugubre du silence, on ne parle qu’aux yeux. C’est la seule cité en Europe du sein de laquelle aucun murmure de voix ne s’élève, pendant le jour, pour annoncer qu’elle est habitée par des êtres vivans.

À White-Chapel au contraire, sans l’éternel brouillard de ce climat, on pourrait se croire dans quelque ville du midi. Les visages que l’on rencontre n’ont rien d’anglais ; les habitudes sont celles de la rue de Tolède à Naples, du quartier Saint-Jean à Marseille, ou de la rue Mouffetard à Paris. Les Anglais vivent cloîtrés dans leur maison, qui est le château-fort de la vie privée ; mais tout ce peuple de bohémiens vit dans la rue. Des femmes rieuses sont assises sur le pas de leur porte, ou bien elles brodent, les fenêtres ouvertes, pour mieux voir la foule. Les marchands de comestibles étalent leurs fourneaux en plein air. L’odeur des légumes et des poissons que l’on jette dans la poêle à frire remplit les carrefours. Les revendeuses de fruits et les brocanteurs d’habits sollicitent les passans. Les cris des marchands, le bruit des colloques engagés sur la voie publique ou de fenêtre à fenêtre, les rixes des enfans, les chants qui s’élèvent des cabarets, tout cela compose un ensemble dont la gaieté méridionale étourdit le spectateur, au point de lui faire douter s’il est à deux pas de la Tour et sur la lisière de la Cité.

Pour juger cette population à l’œuvre, il faut aller voir le marché, ou plutôt la foire aux chiffons (rag fair). L’usage existait déjà, et l’endroit était bien connu, il y a cent cinquante ans ; car Daniel de Foë y fait arrêter par la police le héros d’un de ses romans, le colonel Jack. Et en effet, les scènes qui s’y passent semblent appartenir à des temps assez éloignés de notre civilisation. Le marché se tient dans un espace ouvert entre des décombres, et auquel deux étroites ruelles donnent accès. Une halle couverte en occupe le centre ; mais la foule qui l’assiége est telle que le plus grand nombre des achats et des ventes s’y font en camp volant. Vers quatre heures de l’après-midi, la foire des chiffons commence à s’animer. Deux à trois mille juifs couvrent la place, tour à tour acheteurs et vendeurs des mêmes objets. Il faut voir de quel air sérieux et en quels termes pompeux ils vantent la plus misérable marchandise. « Excellent vêtement, et de qualité superfine ! » s’écrie l’un en montrant une redingote usée sur toutes les coutures, et qui a passé du maître au domestique avant de tomber dans le domaine du fripier. « Splendide chapeau, robe délicieuse ! » dit un autre, en étalant quelque soierie fanée qui a servi à trois générations. Pourtant chacun de ces haillons a son prix, toute chose trouve un acheteur, et l’on ne dédaigne pas d’empiler de pareilles marchandises dans les caves des rues voisines, qui sont transformées en magasins. Le marché aux chiffons a ses alternatives de hausse et de baisse, comme la Bourse où se cotent les fonds publics. Là comme ailleurs, le prix dépend de l’abondance ou de la rareté de la marchandise, et, les pourvoyeurs arrivant de minute en minute, courbés sous leurs énormes besaces, les quantités disponibles, le stock varie à chaque instant. Quant aux tours de passe-passe qui sembleraient à craindre dans une telle réunion, ils sont extrêmement rares ; les juifs qui fréquentent ce marché ne peuvent pas se voler, car ils se connaissent tous.

On comprend maintenant l’existence des juifs à White-Chapel. Ces gens-là vivent des restes de Londres. Ce sont des parasites actifs, et comme les écumeurs du luxe anglais. Leur industrie consiste à approprier à l’usage des dernières classes de la société les objets que l’aristocratie et la valetaille de l’aristocratie ont dédaignés ou mis hors de service. Les Irlandais préfèrent se nourrir des restes des animaux et disputer aux porcs la plus vile espèce de pomme de terre. Cela prouve à la fois plus de paresse et plus de fierté.

Mais quelle que soit la différence de régime, d’énergie morale et de vigueur physique, il faut payer tribut au climat. Le climat, ici, ce sont les vapeurs pestilentielles qui s’échappent de ce cloaque et qui enveloppent ensuite, comme un linceul funèbre, la masse des habitations. L’air qu’on respire à White-Chapel rend les abords de la vie bien difficiles, et, pour ceux qui en jouissent, il en abrége la durée. Il y meurt un enfant sur deux, presque autant qu’à Manchester et à Liverpool. Les chances de vivre, qui sont dans le West-End de vingt six ans pour la classe des artisans et des domestiques, y descendent à vingt-deux ans. La mortalité moyenne de Londres est de 1 habitant sur 40 ; mais tandis qu’elle se réduit, dans les quartiers de l’ouest, à 1 sur 44,60, elle atteint, dans ceux de l’est, la proportion de 1 sur 38,53.

Si l’on veut mesurer avec quelque précision l’influence qu’exercent les circonstances locales sur la durée de la vie humaine, c’est de la mortalité parmi les femmes qu’il faut principalement tenir compte. La femme, ainsi que le fait remarquer M. Chadwick, est tout dans la maison. Comme ses habitudes sont plus régulières et plus sobres, comme elle mène une existence plus sédentaire, rien n’altère pour elle l’action bonne ou mauvaise du climat, et les effets que ce climat produit sur sa constitution peuvent être considérés comme des résultats naturels. Or, il meurt annuellement 1 femme sur 57,05 dans la paroisse de Saint-George, située à l’extrémité du quartier aristocratique, et 1 femme sur 28,15 à White-Chapel. Donc, toutes choses égales, pendant que 1,000 femmes arrivent naturellement au terme de leur vie de chaque côté de Londres, 1,034 sont emportées en outre dans les quartiers les plus malsains de l’est, par des maladies à l’abri desquelles l’ouest se trouve placé.

Quelle est la nature de ces maladies ? Le rapport du docteur Southwood-Smith va nous fournir des chiffres tristement éloquens. De 13,972 cas de fièvre qui se déclarèrent à Londres en 1838, parmi les 77,186 indigens admis aux secours publics, 8,000 cas appartenaient aux paroisses de l’est, et 2,405 à la seule paroisse de White-Chapel. Ce district, qui représentait 7 pour 100 de la population métropolitaine, et qui comptait 9 pour 100 du nombre total des pauvres secourus, avait ainsi un contingent de malades égal à 17 pour 100. Il faut ajouter que plus les maladies avaient un caractère grave, et plus la proportion s’augmentait pour White-Chapel. Sur 5,692 cas de typhus, ce district en réunit 1,505 ; soit, 26 1/2 pour 100.

Voilà donc les conséquences de l’état effroyable dans lequel on laisse White-Chapel ; la fièvre y est aujourd’hui endémique, et y met tous les ans la population en coupe réglée. New-York a la fièvre jaune en permanence, le Caire la peste, Rome la malaria, et Londres le typhus. La négligence des hommes devient aussi meurtrière, par ses conséquences, dans la capitale de la Grande-Bretagne, que peuvent l’être sous le tropique l’effluve des eaux et le souffle des vents. « La chambre d’un malade attaqué de la fièvre, dit le docteur Smith, dans un appartement de Londres où l’air frais ne circule pas, est dans des conditions parfaitement semblables à celles d’un marais de l’Ethiopie où pourrissent des amas de sauterelles. Le poison qui s’engendre dans les deux cas est le même, et ne se distingue qu’au degré de puissance qu’il déploie. La nature, avec son soleil brûlant, avec ses vents languissans, avec ses marais putrides, manufacture la peste sur une immense et formidable échelle. La pauvreté, dans sa hutte, couverte de ses haillons, enveloppée de sa fange, s’efforçant d’écarter l’air pur et d’augmenter la chaleur, ne réussit que trop bien à imiter la nature. Le procédé est le même, ainsi que le produit ; il n’y a d’autre différence que la grandeur des résultats. »

On peut considérer White-Chapel, Bethnal-Green, et généralement les mauvais districts de l’est, en empruntant la belle expression du docteur Smith, comme l’atelier où s’élabore la fièvre. De là, elle gagne les quartiers voisins, et, se répandant ensuite jusque dans les larges rues et les rians squares que les riches habitent, elle y fait souvent une funeste moisson. L’intérêt personnel, à défaut de la charité, devrait donc suffire pour disposer les classes qui gouvernent l’Angleterre à supprimer ces foyers d’infection ; mais il paraît que l’épidémie n’a pas frappé encore des coups assez rudes : tant que les pauvres en seront les principales victimes, l’attention des riches aura de la peine à s’éveiller. En attendant, comme les quartiers infectés d’une manière permanente se trouvent en dehors du mouvement général de Londres, on les néglige et on les oublie. Les souffrances de leurs habitans ne sont guère connues que des officiers des paroisses et des médecins qui ont le courage de visiter les malades, souvent au péril de leur vie.

Une seule fois, le parlement a paru s’émouvoir de honte et de pitié à l’aspect de tant de misères. Il a voté près de deux millions de francs, destinés à l’acquisition de terrains vagues situés à l’est de la ville, dont on veut faire un parc à l’usage de ces districts populeux. Voilà sans doute une amélioration importante. Le parc Vittoria doit avoir une étendue d’environ 150 hectares, ou trois fois la surface du dock de Londres, et le dixième de celle que couvrent les parcs du West-End. Ce sera un lieu de récréation et de repos où les ouvriers pourront se réunir le dimanche, et respirer, au moins une fois par semaine, un air qui n’aura pas été corrompu par l’odeur des ruisseaux. Ils y enverront aussi leurs enfans, qui n’ont aujourd’hui pour tout champ d’exercice que des cours fétides renfermées entre quatre murs, et qui apprendront du moins à connaître les arbres et le soleil. Mais qu’est-ce qu’un jardin, dont les ombrages mettront vingt années à croître, pour dissiper les miasmes qui s’élaborent à toute heure du jour et de la nuit dans cet immense amas de maisons ?

Le docteur Smith propose, dans son rapport, deux expédiens qui auraient certainement pour effet d’assainir le district de White-Chapel. L’un est une mesure de police, et l’autre une question d’argent.

Le docteur Smith demande qu’on ne puisse construire désormais aucune maison sans établir, sur l’emplacement qu’elle devra occuper, des conduits ou embranchemens souterrains qui se lient au système général des égouts. Pour compléter le bienfait de cette prescription, les propriétaires devraient être tenus d’opérer dans les maisons déjà construites les emménagemens nécessaires pour en diminuer l’insalubrité. Il faudrait imposer en outre aux autorités locales l’obligation de faire enlever tous les jours les immondices qui obstruent la voie publique. Enfin tous les bâtimens qui interceptent la circulation de l’air devraient être démolis d’urgence moyennant une indemnité.

La seconde recommandation du docteur Smith n’est, à proprement parler, qu’une apostille ajoutée à la pétition des habitans de Bethnal, qui sont en instance, depuis six années entières, auprès du parlement, pour obtenir que les améliorations projetées dans l’intérieur de Londres s’étendent aux quartiers insalubres de l’est. Ils sollicitent l’ouverture de trois grandes rues, dont les deux premières traverseraient le plus épais de Bethnal-Green et de White-Chapel du midi au nord, en faisant communiquer les abords est et ouest du dock de Londres avec la route de Hackney ; la troisième, prenant ces quartiers en écharpe, lierait la route de White-Chapel aux routes du nord et de l’ouest, à travers la partie septentrionale de la Cité.

Pour avoir les moyens d’exécuter d’aussi vastes projets, il faudrait imposer à tous les habitans de Londres, dans la proportion de leur revenu, une contribution spéciale. Cette taxe serait une mesure d’économie, en même temps qu’un acte de justice et d’humanité. Chaque année, la ville de Londres dépense plus de 10 millions de francs pour l’entretien de ses pauvres, sans parler des souscriptions volontaires dont le produit est consacré à défrayer les hôpitaux. Qui doute que les épidémies meurtrières qui ravagent les quartiers les plus peuplés ne contribuent à augmenter le nombre des nécessiteux, en mettant à la charge des paroisses les familles que le typhus ou tout autre maladie contagieuse a privées de leurs chefs ? Diminuer la mortalité dans Londres, ce serait diminuer la misère. Qui pourrait se plaindre d’avoir ainsi la chance d’amortir, par un sacrifice préventif, une partie de cet affreux budget ?

Les rues du West-End ont généralement trente à quarante pieds de largeur ; les rues de White-Chapel, même quand elles sont disposées pour le passage des voitures, n’en ont pas plus de quinze à dix-huit. Dans le quartier de l’aristocratie, chaque famille habite une maison spacieuse et commode, où l’air et l’eau peuvent circuler à grands flots ; dans les quartiers populeux, chaque famille est réduite à une chambre, qui manque souvent à la fois d’air, de lumière, d’eau et de feu. À l’ouest, tout a été combiné pour prolonger la durée de l’existence ; à l’est, tout concourt à l’abréger, au point que dans la même ville un homme, selon qu’il est riche ou pauvre, et selon qu’il a planté son domicile dans telle ou telle rue, vit le double d’un autre, ou seulement la moitié. Quand les inégalités sociales sont poussées jusqu’à ce mépris de la nature humaine, ne deviennent-elles pas une révolte contre la Providence, un acte insolent d’impiété ?

Je comprends tous les systèmes de gouvernement, j’admets l’extrême concentration de la propriété comme son extrême division, car les institutions des peuples doivent différer autant que leur génie ; mais ce que je ne conçois pas et ce qui ne paraît essentiel à aucun système, c’est un état de choses dans lequel une minorité puisse impunément s’approprier le sol, les habitations et jusqu’à l’air salubre, en reléguant la majorité dans quelque coin de terre, où celle-ci trouve à peine, en entassant les vivans à côté des vivans et les morts sur les morts, les six pieds d’espace qui sont nécessaires pour un lit et pour un cercueil.

L’aristocratie anglaise a porté bien haut le nom, la puissance et la richesse de la nation. Quelle que fût la source de son droit, l’usurpation ou la confiance du peuple, elle s’est montrée digne de gouverner. Qu’elle reste donc en possession de sa fortune. La propriété foncière lui appartient sans partage ; elle n’a cédé pour un temps le sol nu des villes que pour le recouvrer plus tard chargé de propriétés bâties. Enfin, l’établissement des manufactures, mettant en valeur les terres voisines, a doublé presque partout son revenu. Qu’elle jouisse en paix de ces énormes avantages ; cela se peut encore dans un pays où l’ambition prend rarement la couleur de l’envie. Mais ce n’est pas assez d’avoir fait le pays puissant ; il faut rendre le peuple heureux. Le gouvernement de l’aristocratie est peut-être celui de tous qui s’accommode le moins d’une politique égoïste. Il faut administrer dans l’intérêt des masses pour avoir le droit de les exclure de l’administration. Toute aristocratie est placée dans la société, comme le cœur dans le corps humain, pour y entretenir la circulation du sang et pour y développer la vie. Si elle absorbe la substance sociale, au lieu de la distribuer entre tous les membres, elle devient un objet de scandale et un principe de mort.

À l’heure qu’il est, l’aristocratie anglaise, fatiguée et repue, semble n’avoir plus d’énergie que pour jouir. Son activité s’emploie à convertir l’Angleterre en parcs et en prairies, qu’elle dépeuple d’hommes pour les couvrir de bétail et de gibier. Elle construit des châteaux, ou forme des galeries de tableaux, des bibliothèques, des collections. Elle tourmente ses richesses, selon l’expression du poète latin, jusqu’à ce qu’elle finisse par le suicide ou par l’ennui. Quant aux plébéiens de la Grande-Bretagne, elle en fait deux parts : aux fermiers et aux laboureurs, elle donne, pour les consoler du prolétariat et de la taxe des pauvres, le privilége de vendre leurs grains un peu plus cher, grace à l’exclusion des blés étrangers ; la population urbaine et les ouvriers des manufactures, elle les abandonne à eux-mêmes, comme étant les cliens d’un autre ordre de choses et le produit d’un autre temps.

Sous ce rapport, l’état de Londres exprime au vrai la situation de l’Angleterre. Le contraste qui apparaît entre White-Chapel et les splendeurs du West-End existe partout dans le royaume-uni. Vous le retrouverez à Édimbourg, à Glasgow, à Manchester et à Liverpool. Et ce n’est pas dans les villes seulement que l’on rencontre ces inégalités monstrueuses. Les campagnes offrent aussi l’image de la misère la plus étonnante à côté du luxe le plus florissant. Il n’y a pas de contrée au monde où l’on ait séparé par de plus grandes distances les diverses régions de la société. On peut interdire au peuple la propriété ; on ne peut lui refuser les conditions de la croissance, du mouvement, de la respiration. Traiter les ouvriers des villes plus mal que les détenus sur les pontons ; créer un état social dont le résultat est qu’un grand seigneur peut vivre en moyenne jusqu’à cinquante-cinq ans, pendant qu’un ouvrier, dans certaines villes, ne vit pas au-delà de quinze ans ; réserver l’âge de la force et celui de la sagesse pour une seule classe d’hommes, en réduire une autre à une perpétuelle enfance, n’est-ce pas détruire les générations dans leur germe et renouveler en quelque sorte, au milieu du XIXe siècle, cet arrêt d’un Pharaon qui condamnait tous les premiers-nés d’un peuple à périr ?

Le recensement de 1841 attribue à Londres une population de 1,870,727 habitans, répandus sur une surface de vingt milles carrés. En dix années, et malgré une mortalité que l’on peut considérer comme élevée, cette population s’est accrue de trois cent mille ames. La fécondité des mariages a plus que comblé les vides faits par les épidémies. Est-ce là un évènement dont on doive se féliciter ou s’enorgueillir ? Ne vaudrait-il pas mieux au contraire que le nombre des habitans demeurât stationnaire, dans une ville où si peu d’enfans atteignent l’âge viril, et où l’énergie vitale s’épuise en moyenne, dans l’homme, après une durée de quinze à vingt années ? Les philosophes du XVIIIe siècle déclamaient contre les grandes villes, dans lesquelles ils voyaient autant de foyers de vice et de corruption. Que dirait Jean-Jacques Rousseau, s’il avait aujourd’hui sous les yeux la capitale de l’Angleterre, et s’il venait à se convaincre que le séjour n’en est pas moins funeste à la vigueur du corps qu’à la pureté des mœurs ? Le système qui préside à l’administration de Londres est à coup sûr l’argument le plus fort que l’on puisse invoquer contre l’existence de ces immenses capitales dans lesquelles un pays entier ne se résume peut-être que pour s’abîmer


Léon Faucher.
  1. « Je préférerais la garantie personnelle d’un tisserand à celle d’un tailleur ou d’un cordonnier pour le loyer d’un métier. Le tissage est, en somme, plus favorable à la moralité que beaucoup d’autres occupations, parce que les enfans sont élevés à la maison, sous les yeux de leurs parens. » (Déposition de M. Bresson, enquête sur les tisserands, 1840.)
  2. En 1838, White-Chapel comptait 5,856 pauvres secourus sur 64,141 habitans.
  3. Une maison dans la cour du Berger. « La maison est petite et contient quatre chambres, dont chacune se trouvait louée à une famille. Dans une des chambres, au rez-de-chaussée ; quatre personnes étaient malades de la fièvre, et dans l’autre trois ; au-dessus, trois personnes en souffraient en même temps. Il paraît que diverses familles avaient successivement occupé ces chambres, où la fièvre les avait toutes attaquées. Les officiers de la paroisse firent évacuer la maison, et portèrent la question devant les magistrats. Ceux-ci refusèrent d’abord d’intervenir, mais, sur les instances du médecin, ils mandèrent le propriétaire de la maison, et lui adressèrent des remontrances pour avoir permis que ces appartemens fussent occupés par différens locataires avant de les avoir désinfectés et blanchis, disant qu’il commettait une sérieuse infraction aux lois, et l’avertissant que, s’il louait encore la maison sans avoir pris les mesures de salubrité, un officier de police irait en déloger les habitans. Sur ce, le propriétaire, effrayé, promit de faire tout ce que l’on voudrait. Depuis que la maison a été désinfectée, de nouveaux locataires l’habitent, et aucun cas de fièvre ne s’est présenté. » (Rapport du D. S. Smith.)
  4. On Sanitary condition of the labouring classes.